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SOMMAIRE
Gnose -Manicheisme
Le proces de Jesusvu par les Manicheens
par Michel TARDIEU 9
A propos d'articulations logiques dans es discours gnostiques
par Aline ROUSSELLE..,..,..,..,..,..,..,..,.., ,...,..,..,...,.., 25
La« Generation sans roi» et la Reecriture polemique de quelques extes de Nag
Hammadi
par Louis PAINCHAUD t Timothy JANZ 45
L' Eksegesis tbe psukhe (NH II, 6). Histoire de l'ame puis exegeseparenetique
de ce mythe gnostique
par Rodolphe KASSER 71
Chretientesorientales
La version copte des Actes de Pilate
par Jean-Daniel DUBOIS 81
L' Epftre desapotreset l' Anaphore desapotres quelques convergences
par Jacques-NoelPERES 89
Reecriture des extes apocryphes en armenien: l'exemple de la legende de
l'apostolat de Thaddee en Armenie
par Valentina CALZOLARI 97
Paralytique et Ressuscite CANT 85 et 62). Vie des apocryphes en armenien
par Bernard OUTTIER 111
Etudes theologiques
La divinite du Christ est-elle une question centrale dans e proces de Jesus apporte
par les Acta Pilati?
par Remi GOUNELLE 121
Reception apocryphe de l' Evangile de Luc et lecture orthodoxe des Actes
apocryphesdes apotres
par Fran~ois BOYON 137
Pertinence theologique et canonicite : les premieres apocalypses hretiennes
par Enrico NORELLI 147
Remarques sur Ie role des apocryphes dans a theologie des Eglises syriaques
l'exempl~ de testimoniachristologiques nedits
Alain DESREUMAUX 165
Une traduction georgienne d'un original perdu: L'histoire de l'apocryphe de
l'eglise de Lydda (CANT 77)
par Nestan TCHKHIKYADZE 179
Etudes sur des texteset traditions particulieres
Myth and History in the Gospel of Thomas
by Ron CAMERON '..'.'..'.' ' ' '..'..'..' 193
Actes de Paul et Actes canoniques un phenomene de relecture
par Daniel MARGUERAT '.'..'.'..' '. '..' ' '...'.. .. . . . '.'.'..'. 207
«Hapax legomena» et autres mots rares dans ' Evangile apocryphe de Pierre
par JeanKARAYIDOPOULOS 225
Analyses hetoriques et stylistiquesportant sur es Actesde Jean et les Actesde Thomas
par Folker SIEGERT 231
Remarques sur la reception liturgique et folklorique des Actes de Philippe
(APh VIII-XV et Martyre)
par Frederic AMSLER 251
The Influence of the Apocrypha on Manuscripts of the New Testament
by James Keith ELLIOTT 265
Generation et transformation de themes appartenant aux VitaeProphetarum
par Madeleine PETIT 273
Le Siracide et l' Ancien Testament: relecture et tendances
par Renzo PETRAGLIO ,... ., , ,..,.., . ,..,..., 287
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La Societe pour l etude de la litterature apocryphe chre-
rienne, voulant assurer au Comite de redaction de la
Revue une pleine liberte scientifique, decline la responsa-
bilite des articles et la laisse aux auteurs.
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APOCRYPHA
Fondee en 1990 par Jean Claude PICARD
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APOCRYPHA
Revue Internationale des litteratures apocryphes
International Journal of Apocryphal Literatures
Directeur de publication
s.c. MIMOUNI
Secretaire de Redaction
M.-J. PIERRE
Comite de Redaction
P. GEOLTRAIN,R. GOUNELLE,E. JUNOD
S.J. VOICU
Comite scientifique
B. BOUVIER, F. BOVON, J.-D. DUBOIS, Z. IZYDORCZYK,
S. JONES,A. LE BOULLUEC,J.- N. PERES,M. STAROWIEYSKI
Revue pubIiee avec Ie concours scientifique
de l Association pour I etude de Ia Iitterature apocryphe chretienne
(A.E.LA.C.)
et
de Ia Societe pour I etude de Ia Iitterature apocryphe chretienne
(S.E.LA.C.)
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R POLS
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@ 1997 BREPOLS
All rights reserved.
No part of this publication may be reproduced,
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electronic, mechanical, recording, or otherwise,
without the prior permission of the publisher.
Depot egal: 2 trimestre1997
D/1997/0095/71
Imprime enBelgique
ISSN1155-3316
ISBN 2-503-50605-4
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Liminaire
Le present volume d APOCRYPHA rassemble a deuxieme
partie d~s contributions presentees au Colloque sur la litterature
apocryphe chretienne qui s est tenu leg 22-25 mars 1995 a
Lausanne et a Geneve. La premiere partie a pam dans Ie volu-
me 7 (1996) de cette meme revue. Le colloque a ete organise
conjointement par la Faculte de theologie de l Universite de
Lausanne et par la Faculte autonome de theologie protestante
de l Universite de Geneve a l initiative des membres du groupe
suisse de l Association pour l etude de la litterature apocryphe
chretienne (AELAC). Son objectif etait de favoriser leg
echangesentre chercheurs associesa l entreprise de recherche et
d edition des textes apocryphes et representants d autres disci-
plines (critiques et historiens de la litterature, medievistes, histo-
riens de l art, theologiens, philologues, etc.). Soixante-huit inter-
venants venus de quinze pays ont mis en commun leg derniers
resultats de leurs recherches autour de deux grands themes.
(1) Reecriture et image. Ce sujet recouvrait leg divers types de
transformations qui caracterisent la production et la reception
des textes apocryphes, eur metamorphoses et leur survie dans a
litterature medievale, iconographie et Ie folklore.
(2) Litterature apocryphe et questionnement theologique. Celie
problematique por~ait sur leg rapports qu entretiennent leg ecrits
apocryphes avec l Ecriture sainte -en soulevant la question de
la delimitation du canon biblique -- ainsi que sur la definition et
l evaluation des caracteristiques theologiques des apocryphes.
II a semble important au comite d organisation du colloque
-compose de MM. Jean-Daniel Kaestli, Frederic Amsler,
Bertrand Bouvier, Eric Junod, Remi Gounelle, Enrico Norelli et
Albert Frey -de mettre a la disposition d un public plus large
leg etudes presentees au colloque. Aussi sommes-nous heureux
que Ie comite de redaction d APOCRYPHA ait accepte de leg
accueillir dans sa revue.
Les articlesde ce volume d APOCRYPHA sont regroupes
autour de quatre poles: leg traditions apocryphes dans la gnose
et Ie manicheisme M. Tardieu, A. Rousselle, L. Painchaud et T.
Janz, R. Kasser), l ecriture, la reecriture et l utilisation de textes
apocryphes dans leg chretientes orientales (J.-D. Dubois, J.-N.
Peres, v: Calzolari, B. Outtier), leg etudes heologiquessur leg tex-
tes apocryphes et leur relation avec leg ecrits canoniques (R.
Gounelle, F. Bovon, E. Norelli, A. Desreumaux,N. Tchkhikvadze)
et leg etudes sur des textes et traditions particulieres (R.
Cameron, D. Marguerat, J. Karavidopoulos, F. Siegert, F.
Amsler, J. K. Elliott, M. Petit, R. Petraglio).
En decouvrant la diversite et la richesse des sujets abordes,
Ie lecteur se rendra compte, une fois de plus, de l importance des
echanges entre specialistes de domaines trop souvent separes.
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LIMINAIRE
En effet, Ie chercheur et l editeur des ecrits apocryphes doitprendre
en compte les etudes sur l iconographie ou les reecritu-
res de ses textes, Ie theologien ne peut faire abstraction des
questions que ces textes lui posent et l historien de l art trouve
en eux une source ntarissable pour l exploration de l imaginaire
qui a fa~onne les cultures chretiennes. Nous esperons que la
publication des communications presentees au colloque de mars
1995 contribuera a intensifier les echangesentre taus ceux qui
s interessent de pres ou de loin aux ecrits apocryphes chretiens
et qu elle renforcera Ie rayonnement et Ie developpement de
l entreprise d edition et d etude de cette litterature.
Albert Frey
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Michel TARDIEU
College de France,Paris
LE PROCES DE JESUS
VU PAR LES MANICHEENS*
Manichaean documents often refer to the trial of Jesus. Besides the
New Testament they use also the Gospel of Peter. Systematically they
show an anti-Jewish bias, since they excuse Pilatus, charging exclusively
theJews with Jesus' death.
La documentation litteraire manicheenne fait souvent reference au
proces de Jesus,utilisant d'abord les recits du Nouveau Testamentmais
aussi 'Evangile de Pierre. Elle inflechit de maniere systematique es don-
nees chretiennes, our excuser Pilate et inculper exclusivement es Juifs
de la mort deJesus.
«Ne viens pas me parler des histoires que racontent leg para-
sites ni des sortileges des trompeurs... Ne viens pas me parler de
ces recits fantastiques qui n'existent que dans eg poemes forces,
leg histoires creees de toutes pieces et leg livres apocryphes (al-
kutub al-mawt;iu'a). Un de nos contemporains a dit avec raison:
Les actes de generosite n'existent plus que dans leg livres )).
L'auteur de ces lignes, Gal,1i~,est un satiriste. Mais c'est sans
esprit caustique qu'il reconnaft aussi a d'autres «parasites)) de
son temps, leg Manicheens, Ie merite de presenter eurs conies et
sortileges sous a forme materielle de livres incomparables par la
calligraphie et la qualite du papier.
Ces ivres n'entrentpasdansce que l'on considere abituelle-ment,
aujourd'hui,commedomainede la litterature chretienne.
lis ne font paspartie non plus de la litterature gnostique.Meme
* Les notes critiques, les textes ustificatifs et la bibliographie parm tront
dans a prochaine livraison de Ie Revue.
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TARDIEU
si les elements chretiens n y manquent pas. M~me s ils offrent
des themes communs avec Ie gnosticisme. Ces materiaux epars,
joints aux situations et motifs de la propa.,gandemissionnaire,
ont amene sans do ute les Peres de l Eglise a ranger les
Manicheens et leur fondateur dans une chaine de l erreur qui
commence avec heresiarque gnostique Basilide. Cependant, es
auteurs arabo-musulmans, qui ont l avantage d avoir observe la
religion manicheenne sur son terrain centrasiatique -seule
region du monde oiielle a pu se developper comme societe poli-
tique et etatique -n en parlent jamais comme dissidence chre-
tienne. lIs savent parfaitement distinsuer les religions de ce
pays: i1 yale christianisme, partage en Eglises rivales : marcioni-
te, nestorienne, jacobite, et il y a aussi es adeptes des autres reli-
gions locales: Zoroastriens, Bouddhistes, Manicheens.
Les informations apportees depuis la fin du XIXe iecle par
les decouvertes et publications de livres manicheens confirment
sur des points essentiels a valeur historique des renseignements
transmis aux auteurs musulmans de langue arabe par les
Manicheens d Asie centrale: 1) Mani, Ie fondateur de celie reli-
gion, etait un Arameen de Babylonie, sujet des premiers rois
sassanides; 2) avant de fonder sa propre religion; il avail ete
mugtasila, c est-a-dire membre d une communaute de Baptistes
babyloniens qui veneraient Jesus, mais aussi d autres figures
prophetiques comme celIe d al-lJasayi,1;3) alors qu il apparte-
nail a ce groupe religieux, Mani avail re~u de son sosie celeste,
l ange at-Tawm, la revelation fondatrice de la nouvelle religion,
a savoir que Ie scellement demier de la prophetie etait intervenu
par rapport a lui-meme pour celie terre des Perses ou jadis
avaient preche Zoroastre et Ie Bouddha; 4) Ie trait par lequel
Mani avail tenu a se distinguer de Zoroastre, du Bouddha et de
Jesus etait Ie suivant: alors que ceux-ci ant laisse seulement des
traditions orales rassemblees plus lard en livres par leurs dis-
ciples respectifs, lui, Mani, a utilise l ecriture et la peinture pour
fixer ce qu il avail re~u de l ange et pour Ie transmettre ainsi a
ses disciples. Ce qu il fit effectivement comme auteur de huit
livres, plus un recueil de miniatures, l Ardahang.
Ces renseignements biographiques, succints mais sflrs, font
entrevoir la difficulte de decider d une denomination culturelle
pour Ie fondateur de celie religion. C est un sujet iranien, mais il
est arameophone. 11a ete eleve et forme parmi des judeochre-
liens au sellS strict, mais Ie prologue du Sabuhragan inscrit la
nouvelle prophetie dans la continuite de celles de Zoroastre, du
Bouddha et de Jesus. Que savait-il de ces grands fondateurs de
religions? Des deux premiers, ires peu de chases. La seule de
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res trois figures dont es contoursetaientpour lui Ie moins lous
etait celie de Jesus arcequ elle etait familiere a sescoreligion-
nairesbaptistes.Zoroastre et Ie Bouddha sont absentsdu pan-
theonmanicheen. esusy estomnipresent. l y a sur ce point Ie
temoignage nanimedes sourcesmanicheennes,ccidentales
formulation christianisee,mais aussiorientalesa terminologie
mazdeenne t surtoutbouddhique.
Tous leg livres et fragments retrouves attestent egalement que
Ie personnage de Jesus a ete Ie noyau vivant de la priere des
Manicheens. Figure multiforme et a bien des egards deconcer-
tante pour nons. Un exercice de memorisation des titres et fonc-
tions de Jesusconserve dans une source occidentale (Kephalaion
VIII) enumere leg diverges modalites de la presence de Jesus
dans Ie monde selon une echelle des etres, qui part des corps
subtils de la ceinture cosmique (air, vent, soleil, lune, etc.) et se
prolonge jusqu aux groupes de freres et sreurs qui composent a
collectivite ecclesiale. Chaque portion de l univers et leg fideles
de l Eglise sont evoques ici a titre de composants du corps astral
de Jesus, emoin de la gloire celeste de l Eglise. Mais il y a aussi,
perspective inverse, l enfant humilie, perpetuellement clone sur
la croix des elements du monde, temoin douloureux de la realite
quotidienne d une Eglise subissant a persecution et Ie martyre.
Le genie poetique de Mani a cree ces deux mythes indisso-
ciables relatifs a Jesus et leg a formules avec un grand luxe
d images,christologie -je dirai plutot lyrique christocentrique -
qui semble n avoir plus grand-chose a voir avec Ie personnage
des recits evangeliques. Mais est-ce une raison, parce que nons
ne comprenons plus la poesie et celle-ci en particulier, de penser
que Ie Jesus irreel de la priere et des mythes implique dans la
culture personnelle de Mani et de ses disciples l absence ou
l ignorance du Jesus des traditions evangeliques? Francis
Crawford Burkitt estimait, en 1925, qu il etait improbable que
Mani ait jamais vu un exemplaire des quatre evangiles «< t is
improbable that he ever saw a copy of the Four Gospels») et,
ajoutait-il, « I can scarcely wonder that he was unable to think of
our Lord as a real human being ».
Une telle appreciationde la culture litteraire chretiennnede
Mani et de a representation u il se faisaitde la personnalite e
Jesusn est gueresoutenable ujourd hui.Je rappeleraid abord
Ie temoignage esActa Archelai, euvreantimanicheenne u w
siecle, onnueen otalite seulement ar une recensionatine. Ce
temoignage rovient d adversaires,mais il a une grande valeur
parce qu il est ocalisepar rapport ala Mesopotamie u Nord et
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TARDIEU
ala Syrie, ou s exercerent eg premieres missions manicheennes.
11 y est raconte que Mani, alors qu il etait en prison, desira se
procurer «les livres de la loi des Chretiens» (legis Christia-
norum libros), et qu il demanda a ses disciples d aller en cher-
chef et de leg lui ramener (LXV 2).
Munis d une petite quantite d or (aliquantulo auri modo), ils
se rendirent dans eg endroits ou leg ivres des Chretiens etaient
recopies, et, se faisant passer pour de nouveaux Chretiens
(novicios Christianos), ls demandaient qu on leur montr§.t.les
livres en vue d en faire l acquisition. Et -pour ne pas m etendre
la-dessus ils font l acquisition de tous leg livres de nos Ecri-
tures (conparant universos libros scripturarum nostrarum), et
leg apportent a Mani qui se trouvait en prison (LXV ,3-4).
Cette page est du plus haut interet pour l etude du commerce
du livre chez eg Chretiens syro-mesopotamiensdu IIIe iecle. Les
nouveaux convertis pouvaient se procurer de la litterature chre-
tienne mais pour un prix relativement eleve, puisque Ie numeraire
indique est un monnayage d or. L episode est situe par rapport a
l emprisonnement de Mani, lequel eut lieu dans eg demiers mois
de sa vie. nest douteux que Mani rot attendu ce moment-la pour
se procurer de la litterature chretienne. Mais il se peut fort bien
egalement que meme dans sa prison il continua a se documenter
et a travailler. Quant aux expressionselles-memesqu utilisent leg
Acta pour designer Ie type d Ecritures ache ees par leg
Manicheens, elles restent tres vagues. Neanmoins, il paraIl bien
difficile d exclure des universi libri scripturarum nostrarum au
mains un ou plusieurs Nouveau(x) Testament(s)en usagedans eg
eglises syriennes, avec par consequent des evangiles quadripar-
tites, c est-a-dire non harmonises. D autre part, l expression
«livres de la loi des Chretiens» (legis Christianorum libri), est une
formulation manicheenne, et non pas chretienne, de la litterature
chretienne. Dans Ie Codex manicheen de Cologne comme
d ailleurs dans la litterature manicheenne copte, Ie terme «loi»
(lex, nomos) designe une religion en tant que groupe organise, et
non un ensemble d ecrits normatifs. Par consequent, eg livres de
la loi, c est-a-dire de la religion, des Chretiens doivent s entendre
dans un gens arge: s y trouvent bien sUr des exemplairesdes Ecri-
tures neotestamentaires,mills peuvent s y trouver aussi bien des
ecrits exterieurs, qu il s agissed apocryphes proprement fits ou
bien de livres d auteurs comme Bardesaneou Marcion.
L examendes ivres manicheens ux-memes era autre volet
de ma demonstration, ue e limiterai aux traditions narratives
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E PROcES DE JEsus VU PAR LES MANIcHEENS
portant sur Ie proces de Jesus. Ces materiaux et variantes ne
figurent dans aucun des apparats critiques des editions des
Evangiles aujourd hui disponibles. Mon but sera d en faire Ie
releve pour leg soumettre a votre jugement d observateurs atten-
tits de la litterature chretienne ancienne. Je sais bien qu aux
yeux de beaucoup l estampille manicheenne qui marque ces
materiaux n est guere recommandable. Il en est de meme, me
direz-vous, pour l estampille apocryphe. Pen nons importent leg
prejuges. II s agit pour vous, comme pour moi, d enrichir Ie
fonds de toutes leg traditions relatives a Jesus par celles que leg
Manicheens avaient recueillies dans la Mesopotamie du lIIe
siecle et qu ils n ont cesse ensuite de se transmettre jusqu au
XIIesiecle, epoque on dans l oasis de Tourfan leurs derniers
centres de copie cessent eurs activites.
Le nombre relativement eleve de fragments relatifs au proces
de Jesuss explique par la position exemplaire attribuee ace pro-
ces dans l imaginaire manicheen. Le terme de «Crucifixion »,
par lequelles Manicheens Ie designent, recouvre d abord la tota-
lite des evenements de la Passion de Jesus: l arrestation, les
interrogatoires et l execution. Mais Ie meme mot a aussi un sellS
allegorique et signifie les passions symboliques formees par la
chaine ininterrompue des ames suspenduesa la croix cosmique
dans l attente du verdict qui fixera leur destinee. Le troisieme
emploi du mot est a usage ecclesial il designe a totalite des pas-
sions historiques que constitue la serle de proces et mises a mort
des Saints, c est-a-dire d abord de Mani lui-meme, puis de taus
les martyrs manicheens. Examinons ici seulement les episodes
successifs e la Passionde Jesus,ou Crucifixion au sellSpremier,
qui precedent l execution de la sentence.
I. L arrestation
Le motif de l arrestation de Jesus n est indique que dans Ie
Sermon de la grande guerre de Kustai, transmis dans Ie recueil
des Homelies. Le contexte est une polemique contre un groupe
de Juifs, sans doute des judeochretiens, doni Kustai dit qu ils
sont partis en Babylonie apres la destruction du Temple de
Jerusalem. Kustai rappelle alors Ie role de Jesus comme des-
tructeur de la religion juive :
Ill a maudite, il devastasa demeure, (il renversa) son Temple
(...) elle vomit la bile (et la rage) contre lui, il se ivraa elle de
lui-meme (...) il accomplit son mystere sur la croix (11,11-15).
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M. TARDIEU
Le fragment met un lien de cause a effet, dans ces traditions
evangeliques stylisees, entre la malediction du figuier, l expul-
sion des marchands du Temple et la mort de Jesus. La tradi-
tion ici utilisee semble plutot tributaire de Marc ou commune
avec Marc, qui place l expulsion (11, 15-19) au milieu de la
malediction (11, 12-14.20-22), comme si celle-ci etait l acte
prophetique de la destruction du Temple. Pour les Manicheens,
en tout cas, Ie blocage de la prophetie et du signe de l aboli-
tion du judafsme marquait Ie debut proprement dit de la
Crucifixion.
Du fecit meme de l arrestation, est atteste essentiellement ce
qui concerne Ie role de Judas, que les sommaires evangeliques
harmonises des Kephalaia presentent ainsi :
Satan entra en Judas l Iscariote, un des Donze de Jesus.11
l accusa aupres de la religion des Juifs. Par son baiser, ille
livra aux mains des Juifs et de la cohorte dessoldats (Keph. I
12,30-34).
11 = Judas) fut compte au nombre des (Donze). Entin, il est
ecrit de lui: Satan (entra en lui). 11 = Judas) livra Ie Sauveur
entre les mains des Juifs. Ils l ont (cloue) sur Ie bois (Keph. II
19,1-4).
Mani fait alors ce portrait antithetique de Judas, qui est apo-
cryphe:
Judas l Iscariote (fut) appele d abord homme bon, (mais a
la fin il fut ...) et traitre et assassin Keph. II 19,4-6).
Ces deux aspects de Judas figurent egalement dans Ie fragment
M 104 en parthe :
Le maudit Satan, qui toujours troubla les Envoyes, tour-
menta lui-meme Ie troupeau du Messie. 11prit pour monture
l immonde Iscariote, un tres chef fidele entre les disciples. 11
(= Jesus) fut designe par lui avec un signe d autorite (dastvar
adesag).Aux ennemis fut livre Ie fils de Dieu.
A noter la formule« signe d autorite» pour rendre Ie 0 V(J(J1l-
~ov de Marc seul (14, 44), et celie variante dans Ie logion du
baiser: «fut livre Ie fils de Dieu », alors que Luc 22, 48 dit seu-
lement: «Tu livres Ie fils de l homme ». Le caple et Ie parthe
ant ici une source unique, qui pourrait etre l un des livres de
Mani.
Des autres scenes de l arrestation, n est atteste que Ie debut
du logion de Jesus sur Ie caractere public de son enseignement,
conserve dans Ie M 4570 R I en parthe:
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E PROcEs DE JEsus VU PAR LES MANICHEENS
II est ecrit de lui (nimayed abar ha) que par eux (= les Juifs)
it fut saisicomme un malfaiteur (bazakkar).
Aucune source manicheenne, connue de moi, ne mentionne
l'une ou l'autre des anecdotes apostoliques qui accompagnent
l'arrestation: intervention musclee d'un disciple (Mt 26, 51-54),
d'un assistant (Mc 14, 47), de Simon-Pierre (In 18, 10-11),
miracle de l'oreille guerie (Lc 22, 49-51), fuite des disciples
(Mt 26, 56b; Mc 14, 50), lejeune homme nu (Mc 14, 51-52).
II. Le Sanhedrin e Jerusalem
Les relations evangeliques sur ce qui s'est passe et dit chez
Anne, avec Calphe son gendre, Grand Pr~tre celie annee-la, et
dans leg multiples reunions du Conseil des Anciens et du
Sanhedrin, sont extr~mement complexes a dem~ler. Les docu-
ments manicheens ramenent tout a une unique confrontation,
qui oppose Jesus seul aux autorites juives, comme si on avait la
en quelque sorte Ie modele de ce qui se passerapour Mani encore
baptiste devant Ie Sanhedrin de Babylonie.
Les Juifs se saisirent du fils de Dieu, Ie jugerent injustement
dans une assemblee «(Juvuycoyl'j)t Ie condamnerent de fa~on
inique, bien qu'il n'eut pas peche (Keph. 112,34-13,3).
La presence de Cafphe dans cette assemblee est mentionnee
par Ie fragment parthe M 734 V 3-10:
Jesus fit reponse aux Juifs: «Demandez a mes actuels dis-
ciples quel enseignement e leur ai enseigne, et quels actes e
(leur) ai commandes (defaire) contre vous »
Cafphe, Ie plus grand des pretres (Kaifa kahanan masist),
avec taus les Juifs, se vetit de perfidie et de colere. Et its tortu-
rerent (Jesus)d'une douloureuse torture de mort.
La teneur des debats est conserveedans Ie fragment parthe M
4579 V I 8-1119:
II est ecrit que (ninuid ku), a l'aube (pad bamdiid), es malues,
les pretres, les scribes (et) les chefs de la religion (ammozagan
kahanan dibiran densararan) tinrent conseil, et prirent entre
eux la decision de Ie iller. Et ilschercherent contre lui des faux
temoins (ziirvigahan), et leur temoignage ne concordait pas
.l'un avec l'autre. Et ils apgorterent egalement deux autres
(temoins), et ceux-ci dirent: «Cet homme a dit: 'Je suis
capable de detruire ce temple qui est fait a la main, et en trois
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M.TARDIEU
jours d en faire (un autre) que la main n a pas fait ». Et leur
temoignage a eux aussi ne concordait pas).
La fin de la col. I et Ie debut de la col. II ont disparu. Lorsque
Ie texte reprend col. II, ligne 8, c est Jesusqui parle:
Desormais vous verrez Ie fils de l homme siegeanta la droite
de la puissancedivine et venant sur Ie char du ciel (vardyun az
asman).
Alors Ie plus grand des pretres (dechira son) vetement, et
dit:«(...»>.
Et its se dirent l un a l autre: «(...) Un temoin est-il encore
necessaire?Nous avons maintenant, nODSous, entendu de sa
bouche (...) II faut Ie tuer ».
Cette piece rassemble les elements evangeliques suivants:
reunion du Sanhedrin a l aube « Luc), recherche de temoins «
Matthieu), desaccordde ceux-ci « Marc), logion sur la venue du
fils de l homme (combine Luc + Matthieu et Marc, avec la
variante «char du ciel» pour «nuees du ciel»), exclamation
scandaliseedes Juifs « Luc), condamnation a mort « Marc et
Matthieu). Cet enchafnement vise a faire la demonstration de la
responsabilite directe et entiere du tribunal juif dans la mise a
mort de Jesus. Celle-ci etait en fait decidee des Ie depart, puis-
qu il est precise, apres l enumeration des fonctions des membres
du Sanhedrin, que ceux-ci prirent entre eux, c est-a-dire avant
l arrivee de Jesus, a decision de Ie tuer. Cet element ne se trou-
ve pas dans l Evangile quadripartite, du mains a cet endroit-la.
Jean (11,53) place cette decision apres a resurrection de Lazare.
Les Synoptiques la mettent avant l onction de Bethanie (Mt
26, 3-4 = Mc 14, 1 = Lc 22,2). lntroduire la decision au debut de
la reunion du Sanhedrin met en relief, dans Ie texte manicheen,
Ie simulacre de proces alors instruit contre Jesus.
PremiercontactavecPilate
Les faits qui suivent la comparution devant Ie Sanhedrin
etaient sftrement onsignes ans e M 4570precedent.Subsiste
seulemente nom de Pilate a la ligne 19 de la col. II du verso.
Une relationpartielle de ces aits estconservee ans e M 132R
4-10:
(...) lorsqu il fut (lie? andry wd) et emmeneau grand gou-
verneur(vuzurghegemon).
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LE PROcEs DE JESUSVU PAR LES MANICHEENS
Et Pilate ...demanda: «Vraiment, tu es roi sur la maison de
Jacob et sur la lignee d' srael? ».
L' nterprete juste fit reponse a Pilate: «Ma royaute n'est
pas de ce monde ».
Le titre d'interprete juste (tarkuman razvar) donne a Jesus
est manicheen. Contrairement aux donnees evangeliques, Jesus
ne repond pas positivement a la question de Pilate. N'est rete-
Due ici que la sentence ohannique situant cette royaute hOTS e
ce monde. Mais Ie plus remarquable est la variante introduite
dans la question de Pilate: «roi sur la maison de Jacob et sur la
lignee d' srael ». I1 s'agit d'une glose formee a l'aide de la parole
de l'ange Gabriel annon~ant a Marie que son enfant heritera du
tr6ne de David: «I1 regnera sur la maison de Jacob pour les
siecles» (Luc 1,33). Le transfert de cette formulation des recits
de l'enfance a cet episode du proces constituait pour Mani et
ses disciples un argument de poids a l'appui de leurs vues sur la
composition des evangiles. La scene du pretoire etait, en effet,
un lieu exegetique reve, offrant une question de Pilate sur Jesus
roi putatif des Juifs, autrement dit sur sa pretention au tr6ne de
David, et, d'autre part, une reponse tout a fait negative de
Jesus, appele ici a dessein «l'interprete juste », autrement dit
l'hermeneute de lui-meme et de l'evangile. Mani profita done
de l'occasion pour faire DieTpar Jesus ui-meme Ie titre de «fils
de David» qui lui est donne en tete de la genealogie de
Matthieu (1, 1) et done de l'evangile quadripartite. La reponse
negative de Jesus a Pilate a pour consequence exegetique Ie
rejet de ce que l'eveque manicheen d' Afrique, Faustus de
Mileve, appelle Ie genesidium, c'est-a-dire tout ce que les tradi-
tions canoniques et apocryphes racontent de Jesus de sa nais-
sallee usqu'au bapteme.
IV. Le roi Herode
La scene chez Herode, attestee seulement par Luc (23,6-11),
est richement representee dans les documents manicheens. One
version longue est ournie par Ie M 132, dont les lacunes peuvent
etre comblees par un second temoin (M 5861); une recension
abregee en est donnee dans Ie M 4570. Enfin, la scene est evo-
quee dans les Psaumesd'Heraclide, reuvre occidentale d'un dis-
ciple posterieur.
Puis, a cause du harcelement des Juifs, (Jesus) rut lie (et
envoye) au roi Herode. (Herode se rejouit, et interrogea
Jesus.mais lui) se tint silencieux.
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18
M. TARDIEU
Et Herode Ie roi, (avec la soldatesque, Ie) revetit d'un vete-
ment et mit une couronne sur sa tete et ils viennent faire reve-
rence. Ils voilent sa tete, avec Ie roseau ils frappent sur Ie
menton et la bouche, ils crachent dans l'orbite de l'reil, et
disent: «Prophetise pour nous, Seigneur Messie ». Puis, par
trois fois, la (soldatesque) romaine vint et, par trois fois, ils
s'agenouillerent (M 132 R 10-V 11).
Et par eux il fut revetu d'un manteau, et par eux un roseau fut
mis dans sa main, et ils viennent faire reverence et disent:
«
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LE PROCES DE JESUSVU PAR LES MANIcHEENS
V. La seconde omparution evantPilate
Ici aussi, Luc est Ie guide, litterairement reperable, de la relec-
ture manicheenne de l episode qui succede a la scene des
outrages:
u-san vartedzlvandag (6 Pilatis) «Et, par eux (= les Juifs),
Ie Vivant est renvoye (a Pilate) » (M 132 V 13, que je restaure
par Luc 23,12).
Aux trois prosternations des soldats chez Ie «roi» Juif pour
venerer l innocent humilie, font echo dans la scene chez Pilate
leg trois sentences ucaniennes de l innocence de Jesus procla-
mees par Ie « grand gouverneur» (goy) :
Je n ai trouve en cet homme aucun motif (de condamna-
tion) (pour ce) doni vous l accusez (Luc 23,14).
Rien de digne de mort n a ete commis par lui (Luc 23,15).
Illeur dit pour la troisieme fois: «Qu a donc fait de mal
celui-ci? Je n ai trouve en lui aucun motif de mort» (Luc
23,22).
La troisieme sentence est conservee dans Ie M 4574 V I 6-7,
copie par ou mis sons autorite d un certain Darsah:
u-smaran padizihr pad ho ne vindad «Et par lui (= Pilate)
un motif de mort ne fut trouve en lui ».
Selon la tradition manicheenne ou plutot dans les traditions
narratives recueillies par Mani et ses disciples, Pilate a non seu-
lement enonce verbalement l inocence de Jesus mais il a tenu
egalement a en temoigner par ecrit. En effet, selon Ie M 4574,
c est Pilate qui prit soin d ecrire lui-meme Ie muhrag, c est-a-dire
un placard muni de son sceau, qui rut suspendua la croix. Selon
Jean 19,20, cet ecriteau (tl tAO
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20
M. TARDIEU
En confessant en paroles et par ecrit que Jesus est innocent,
Pilate devenait en quelque sorte, aux yeux des Manicheens, Ie
premier temoin non juif de la Crucifixion de Jesus dans Ie
monde, autrement dit Ie premier des croyants. Dans cette
breche ouverte vers la sanctification de Pilate, restait neanmoins
un obstacle a franchir: la scene de chantage dont fait etat Jean
seul (19,12). Celle-ci est attestee par un minuscule et lacuneux
fragment parthe, Ie M 4525 II 1-5:
Alors que (les Juifs vociferent et) s'avilissent, Pilate leur
dit: «Je relache Jesus e Messie ». Alors les Juifs (lui disent:
«Si tu ne) tues (pas Jesus, u n'es pas l'ami du Cesar)».
Les Manicheens e tirerent de la difficulte en trouvant, dans
une tradition narrativeapocryphe ccolee cettescenede chan-
tage, 'episode epresentepar Matthieuseul (27,24):Pilate prit
de 'eau, se ava es mainsenpresence e a foule et dit: «Je suis
innocentde ce sang.»
Un joli temoignagemanicheensur cet episodeevangelique
favorablea Pilate est 'apophtegmedu lion dans 'eulogie inale
du corpuscopte desHomelies.Mani est en voyageavecsesdis-
cipleset, lors d'une halte, un lion surgit a proximite du groupe.
Mais, au lieu d'attaquer, l'animal se met a verser des armes.
Mani lui dit alors de ne plus pleurer,parce qu'il a ete pardonne,
puis il demande a l'animal de se retirer. Le lion p'arti, Mani
expliquececia sesdisciples:
Observez e ion C'estPilate qui jugea Jesus.Mais il a dit
une parole en sa faveur: «Voyezvous-memes mes mains
sont pures du sangde ce Juste». (A causede cette Parole,
Pilate)a re~umisericorde.
Pen importe que les quatre Evangelistes disent que c'est lui
qui fit flageller Jesus, rendit executoire la sentence de mort et
laissa ses soldats bafouer Jesus, Pilate fut une fois pour toutes
disculpe. Aucun document manicheen ne mentionne la flagella-
tion. La scene des outrages dans Ie pretoire est, comme nons
l'avons vu, placee chez Herode. Quant a la decision de livrer
Jesus aux soldats pour qu'il so t crucifie, la responsabilite en
incombera exclusivement au «roi », c'est-a-dire a Herode, ainsi
que l'affirment les Psaumesdu Bema composes par un disciple
apres la mort de Mani. L'un de ces Psaumes (CCXLI) met en
parallele la Crucifixion de Jesus et la «Crucifixion» de Mani.
Dans ce tableau, les «Magousaioi» et «les fils du feu », autre-
ment dit Ie clerge mazdeen, sont assimiles aux «Juifs, ces meur-
triers de Dieu ». Le roi de Perse, qui fit executer Mani, Vahram
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LE PRods DE JEsus VU PAR LES MANIcHEENS
fils de Sabuhr (= Vahram I), quatrieme souverain de la dynastie
sassanide,y joue Ie role d Herode.
(11 ut pareil a) Herode qui crucifia Ie Christ (Ps243,13).
Des loTs, il est facile de reconstituer l'enchafnement des
sequences de la tradition narrative apocryphe suivie par leg
Manicheens pour cette phase du proces. A la scene du chantage
chezJean 19, 12 rapportee par Ie M 4525, succede 'episode mat-
the-en e Pilate se lavant leg mains et se declarant «innocent de
ce sang» (27,24), episode atteste par l'apophtegme du lion et
aussi par leg Psaumesd'Heraclide. A la suite de quoi, Ie «roi»
Herode prenait Ie relais de Pilate et livrait Jesus aux soldats
pour etre crucifie. Or c'est precisementpar cette scene Herode
prenant Ie relais de Pilate apres Ie lavement des mains -que
commence a section subsistantede I' Evangile de Pierre, dont un
temoin grec a ete recopie dans Ie codex de parchemin de la
necropole chretienne d' i)mim :
Et alors Ie roi Herode ordonne que Ie Seigneur soit emmene,
leur disant: «Paites tout ce que je vous ai ordonne de lui
faire» (verset 2).
Les hymnes manicheens de la Crucifixion (daruvdagiftig
basahan), conserves en parthe dans Ie fragment M 18, relatent
par ailleurs plusieurs scenesapocryphes qui se passent au tom-
beau de Jesus,alors que Ie cadavre s'y trouve encore. Elles pro-
viennent toutes de l' Evangile de Pierre, y compris, selon moi, lasequenc
relative aux soldats soudoyes par les Juifs, non pas
pour dire -comme chez Matthieu 28, 11-15 -que Ie tombeau
est vide parce que les disciples ont derobe Ie corps, mais pour nepas
dire qu'ils ont vu d'etranges phenomenes se derouler autour
du tombeau renfermant Ie corps de Jesus:
R 1 «C'etait vraiment Ie fils de Dieu ». -Et
2 Pilate repondit : « Moi, voyez-vous,
3 je suis ne du sangde ce fils de
4 Dieu ». -Les centurions et les soldats
5 re~urent alors l'ordre de Pilate:
6 «Gardez ce secret». -Et
7 m~me es JUllSdonnent une somme d'argent. -A nouveau
8 il estraconte: Ie premier (jour) de la semaine, au
9 commencementde l'aube, vinrent Marie, Salome,
10Marie, avec beaucoup d'autres femmes.
11Et elles apporterent des aromates de doux
12 ard. -Elles s'approcherent du sepulcre
13et elles
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M. TARDIEU
La seconde partie du recto (lignes 7-13), introduite par une
formule impersonnelle de citation, byd 'bdysyd kw «
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E PROcES DE JEsus VU PAR LES MANIcHEENS
these qu il n y a pas eu de resurrection de Jesus «apres trois
jours ». Dans la recension de l Evangile de Pierre connue des
Manicheens, la situation est differente. Le pot-de-vin est place
parmi leg scenes du tombeau encore occupe. Mais Ie texte ne
precise pas ce que leg Juifs desirent obtenir en echange de l ar-
gent verse. Cependant, l ordre des sequences du fragment
parthe suggereque l argent remis par leg Juifs a pour but d ache-
ter Ie silence des soldats et de s assurer que l ordre intime par
Pilate sera bien execute: ils devront taire et qu ils ant entendu
des voix celestes et qu ils ant vu des ~tres celestesdescendre au
tombeau et en ressortir (Evangile de Pierre 35-44). La raison du
pot-de-vin est ici d etayer la these qu il n y a pas eu, non plus, de
resurrection de Jesus « dans eg trois jours » qui suivirent la mise
au tombeau, et, d autre part, une fois de plus, de disculper
Pilate. Comme chacun gait, un bon bakchich a plus de poids
qu un oukase administratif.
Dans la recension arameenne de l Evangile de Pierre arrivee a
Mani et a ses disciples, Ie verset 49 de cet apocryphe etait donc
represente par leg lignes 4-7 du recto du fragment parthe M 18.
Plus largement, cet evangile aura ete la source directe de la
relecture manicheenne de la phase du proces concernant leg
r6les d Herode et de Pilate. Pourquoi alors ne ferait-il pas partie
aussi des legis Christiano rum libri acquis par leg missionnaires
manicheens en Syrie pour Ie compte de leur Maftre et fonda-
teur?
Ce n est pas peine perdue, me semble-t-il, que de prendre au
serieux eg fragments evangeliquesmanicheens.Je veux dire: ne
leg rangeons pas trap vite et a tout coup sous etiquette contra-
dictoire de Marcion et de Tatien, encore mains sous celIe des
Gnostiques. Le manicheisme, qui se trouve a la confluence de
multiples courants de cultures et d Ecritures, apporte de fa~on
significative sa contribution a l histoire de la litterature chretienne
ancienne, en particulier a celie de la reception des evangiles
apocryphes et canoniques. Que la documentation fournie par
celie religion iranienne perinette de suivre leg utilisations de
l Evangile de Pierre de la Mesopotamie jusqu a l Asie centrale
est deja un acquis, certes limite, mais qui DOUgnvite a plus de
curiosite pour apprecier la diversite et la richesse des traditions
evangeliques arrivees aux Manicheens et dont ils sont, pour cer-
taines d entre elles, leg seuls emoins.
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A line ROUSSELLE
Universite e Perpignan
A PROPOS D' ARTICULATIONS
LOGIQUES DANS LES
DISCOURS GNOSTIQUES
From the second century on the Gnostics have been accused to use
Aristotelian logic, and in particular syllogistic argumentation, for their
demonstrations on the nature of Christ. Aristotle's Categories and his
treatise on Interpretation are quite evidently used in these discussions.
But the same logic arguments are applied by their detractors as well.
Syllogism was used in the debates on the origin of the universe which
themselves were based on and took argument of the demonstrations
made by ancient physicians on the transmissionof life and the ormation
of the embryo.
Les gnostiquesoneere accusesdes e II siecle d'utiliser les instruments
logiques aristoteliciens,en particulier le syllogisme,pour leurs demons-
trations sur la nature du Christ. On peut mettre en evidence eur emploi
des Categories et du traite de I'interpretation dans ces discussions. La
logique d'Aristote etait employee out autant par leurs detracteurs.Le syl-
logisme etait utilise dans des debars sur l'origine du monde qui repre-
naient les demonstrations des medecinsanciens en biologie sur la trans-
mission de la vie et sur la formation de l'embryon.
Les quelques pages qui vont suivre ne sont pas suffisamment
articulees avec Ie theme general de l'etude des apocryphes
quoique certains points s'appuient sur les preoccupations gnos-
tiques qui transparaissentdans l' Evangile selon Philippe et dans
l' Evangile de la Verite, tOllSdeux marques par la doctrine valen-
tinienne. Elles pourront peut-etre cependant aider a saisir com-
bien Ie souci existentiel de l'origine de la vie et de sa transmis-
sion, souci qui s'est traduit dans les recherches scientifiques
antiques, tant astronomiques que biologiques, a pese dans les
traites savants des gnostiques avant meme d'etre pris en charge
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A. ROUSSELLE
par la pensee chretienne (philosophie et theologie)l. Elles pour-
font aussi mettre en evidence a quel point les notions scienti-
fiques etaient vulgarisees dans des textes litteraires. Les textes
qui seront examines ci sont principalement du I~ siecle et du IIIe
siecle, ecrits en Occident par des opposants a la gnose, renee et
Tertullien. 11sera sans doute interessant de remarquer que la
gnose du I~ siecle, celIe de Valentin en particulier, utilisait des
methodes logiques dont l'emploi etait aussi normal (au sens de
la «science normale» definie par Thomas Kuhn2) chez les
auteurs comme Tertullien, qu'ill'avait ete chez un vulgarisateur
comme Apulee, ou chez un scientifique, comme Galien. 11sera
aussiutile de retenir que la question de l'origine et de la repro-
duction de la matiere, de la vie et de l'ame etait un probleme
commun a taus (philosophes, theologiens et scientifiques), et
que ce probleme etait traite par Ie raisonnement logique scienti-
fique dans taus les cas. L' Evangile selon Philippe, a la fin du IIIe
siecle, conserve des traces de la reflexion sur Ie nom et la realite
qui, sans pouvoir etre reliees au Cratyle, peuvent relever des
enonces aristoteliciens des Categories3,els qu'ils se trouvaient
repris dans Ie vocabulaire rhetorique ou juridique. Nous irons
donc du nom et des categories au raisonnement syllogistique.
My he on science?
Levons tout d'abord un malentendu sur la qualite des reuvres
gnostiques. Les anciens du monde mediterraneen ont tente par
divers moyens une histoire naturelle du monde materiel et de
l'homme comme compose de matiere (homme hylique), d'§.me
(homme psychique) ou de souffle (nveuJla), t de pensee (vof,\;').
Platon avait resolu de presenter la recherche comme impossible
et de doDDerdans Ie Timeeune approximation de ce qui a pu se
L J.-D. DUBOIS,«Les recherches gnostiques et l'exegese du Nouveau
Testament », dans Naissancede la methode critique, Colloque du cente-
naire de l'Ecole biblique de Jerusalem,Paris, Cerf, 1992,p. 175-185,aux
p. 179-180 et notes, sur l'insertion du discours gnostique dans les cou-
rants philosophiques de l'epoque.
2. Thomas S. KUHN, La structure des revolutions scientifiques
«< Champs»), Paris, Flammarion, 1983 (trad. franl;aise de la 2 ed. ame-
ricaine de 1970).
3. Aristote, Categoriae et Liber de interpretatione, ed. M. MINIO-
PALUELLO,Oxford, Clarendon Press, 1949, pour Ie texte grec ; trad.
franl;aise,J. TRICOT, ans ARISTOTE,Organon, I, Categories, I, de l'in-
terpretation, Paris, Vrin, 1989.
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27RTICULATIONS LOGIQUES
passer. On qualifie en general de my he de creation ce fecit du
Timee, dans lequel Platon donnait un r6le a un personnage de
Demiurge (d'artisan). De la nous vient sans doute la tentation
de traiter toutes les tentatives semblablescomme des mythes, ce
qui nous conduit ales analyser en termes de «representations »,
selon a nouvelle methode « anthropologique »4.
Mais alors que pour Kant l'anthropologie etait une reaction
contre une histoire naturelle de l'homme (histoire dans laquelle
il n'y aurait pas de continuite des facultes), les Anciens -et les
gnostiques inclus -ant elilbore une anthropologie fondee sur
une histoire naturelle. II y a eu pour eux des coupures anthropo-
logiques, donc une his o ire nature lIe des facultes5. L'histoire
biblique (je ne parle pas de mythe) donne une trame possible a
cette histoire nature lIe, combinee avec l'interrogation biolo-
gique sur la transmission de la vie. La premiere coupure serait
celIe du passage d'un etre inanime, une «matiere humaine », a
un etre anime (Adam). La deuxieme serait la separation de cette
matiere animee en homme et femme (la division sexuelle). La
troisieme serait celIe de la Chute. Contrairement a ce qu'a
apporte Kant, pour qui l'etre humain a des facultes naturelles
universelles et immuables, il s'agit d'une histoire naturelle du
compose humain, corps, ame et intellect (vision historique et
biologique), comportant des phases de rupture (changement de
nature ).
La reflexion philosophique gnostique, en particulier celIe de
Valentin, a tente de repondre a la question de l'origine du mal,
con~ue comme resultant de la faculte d'erreur (faillibilite) dans
la pensee. Le probleme de la nature faillible de l'esprit humain
etait d'ailleurs une question philosophique «normale ». Lisons
Ciceron: «Toute opinion est une pensee, une pensee meritant
Ie nom de bonne quand l'opinion est-vraie, et de pensee mau-
vaise quand elle est fausse. Mais ce que nous tenons de dieu,
4. C'est ce que propose Alain LE BoULLUEc,La notion d'heresiedans a
litterature grecque 11'-111'iecles),. I : de Justin a Irenee (Etudes augusti-
niennes),Paris, 1985.Remarquons tout de meme qu'i qualifie generale-
ment de «representations» es idees des «heretiques », et de « heologie »
les dees des orthodoxes.Le terme de «representations» correspond alors
a une qualification « charitable» d'un etat de la penseequi est depasse, t.
Hilary PUINAM,Representation t Realire,Paris, Gallimard, 1990,n. 15 et
p.41 (ed. angloRepresentation nd Reality,The Mit Press,1988).
5. Ie renvoie a mOll article « Anthropologie et histoire : Peut-on parler
de « coupures anthropologiques» ? », dans Lalies. Actes des sessions e
linguistique et de litterature 14 (1994), p. 221-232, epris dans La conta-
mination spirituelle, Paris, Les Belles Lettres, a paraftre en 1997.
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ROUSSELLE
c est seulement Ie pouvoir de penser; mais a supposerque nous
l ayons, c est de nous-meme qu il depend que la perigee soit
vraie ou non »6.
Les gnostiques posent cela comme probleme philosophique en
termes d origine: d ou vient que nous puissions avoir une pensee
vraie ou fausse? 11etait normal de lief la faillibilite de la pensee
aux moyens de controler la validite des enonces,comme nous Ie
dirions aujourd hui. Ces moyens de controle, tous Ie savaient
dans Ie monde du lIe siecle, platoniciens inclus, etaient fournis
par ce qui avait ete constitue en Organon (apres l editiondes
reuvres d Aristote par Andronikos de Rhodes veTS 0 avant l ere
chretienne), c est-a-dire par les traites d Aristote sur Ie raisonne-
menf, ainsi que par des manuels de logique dont nous verrons
quelques exemples. La question des gnostiques allait plus loin
que l interrogation sur les moyens de controle car ils allaient jus-
qu a rechercher a causeoriginelle de la faculte d erreur. Or celie
question avait ete posee en termes de transmission, soit depuis Ie
premier homme, soit de peTe en fils. Elle etait attachee ferme-
ment aux opinions medicales sur la reproduction.
En effet, la question de l erreur n appartenait pas exclusive-
ment aux philosophes, car lorsque Galien la traite apres 179
dans son Traite de [ arne, c est bien en biologiste8. Pour ce qui
conceme la transmission biologique de celie pensee aillible, les
philosophes ont donne un role fondamental a la « raison sperma-
tique », a la faculte rationnelle, faculte logique transmise par la
semence patemelle, c est-a-dire a une raison transmise dans la
reproduction humaine9.
Ciceron, de natura deorum, III, 28, trad. Ch. ApPUHN, . d. (1935 ?),
ed. Gamier, p. 313-314,modifiee: Nam omnis opinio ratio est,et quidem
bona ratio, si vera, mala autem si falsa est opinio. Sed a deo tantum
rationem habemus, si modo habemus, bonam autem rationem aut non
bonam nobis.
7. Voir R. BLANCHE, a logique et son histoire d Aristote a Russell (U),
Paris, Colin, 1970 ; Jean-Paul DUMONT, ntroduction a la methode
d Aristote, Paris, Vrin, 1986 ; Gilles-Gaston GRANGER, a theorie aris-
toteliciennede la science,Paris, Aubier, 1976.
8. Galien, Les passions et les erreurs de l dme, ed. W. de BOER, eprise
dans Corpus Medicorum Graecorum, V, 4, 1, 1, Leipzig -Berlin, 1937,
p. 1-68, et traduction franCtaise par V. BARRAS,T. BIRCHLER,A.-F.
MORAND,Paris, Les Belles Lettres, 1995,p. 3-74.
9. Bien presente dans Alain LE BOULLUEC, p. cit., p. 58-59, e Logos
depose one semence rationnelle dans chaque etre humain, doctrine
stolcienne reprise par Ie chretien Justin au I~ s. A condition de prendre
Ie qualificatif «spermatique» au sens litteral, et non comme one «rai-
son fondamentale ». Meme theorie chez Porphyre dans son traite De
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RTICULATIONS LOGIQUES
Le discours gnostique peut s analyserdans Ie cadre de la philo-
sophie la plus elaboree, et pas seulement salls la denomination
de my he comme Ie traite actuellement l anthropologie qui l ap-
prehende SallS e terme de «representations ». Ce que j appelle
philosophie elaboree, c est une philo sophie qui use normale-
ment des methodes et outils du raisonnement quasiment com-
muns a toutes les ecoles au lIe siecle, et qui sont aussicommune-
ment utilises dans Ie raisonnement scientifique proprement dit.
Les outils ogiques
L Organon d Aristote, en particulier leg Categorieset Ie traite
Peri hermeneias (en latin de interpretatione), etait aborde au lIe
siecle dans des resumes marques par la logique stolcienne de
Chrysippe. En grec, on disposait d un ouvrage d Albinos dont
Boece ecrivit au debut du VIe siecle qu il traitait de la
dialectique1O.. Isaac a supposecomme L. Minio Palluelo que Ie
traite de interpretatione qui nous est parvenu SOilS e nom
d Apulee n est autre que la traduction latine de cette Dialectique
d Albinos. Comme Apulee, ne veTS125 et mort apres 170, ecri-
vait en Afriquell, on relit admettre que son traite (ou sa traduc-
tion d Albinos) etait a portee de Tertullien lorsqu il ecrivait
contre leg gnostiques, tandis que l edition grecque origin ale
pouvait se trouver entre leg mains de ces memes gnostiques.
Galien (129-200) ecrivit a peu pres a la meme epoque un traite
parallele, destine a donner aUKsavants eg outils necessairesa la
demonstration12. Galien connaissait bien Albinos qui avait ete
son maitre a Smyrne en 151/152. Tertullien Ie connaissait aussi.
l animation de l embryon, trad. fran~aise dans A.-J. FESTUGIERE,a
revelation d Hermes Trismegiste, II : Les doctrines de l ame, Paris,
1953,«Ia grammaire en puissance» chez I enfant, p. 266.
10. J. ISAAC, Le «peri hermeneias» en Occident de Boece ii saint
Thomas. Histoire litteraire d un traite d Aristote, Paris, Vrin, 1953,p. 21
et26.
11. Sur la vie et la formation philosophique d Apulee, voir I introd. de
P. VALETTE l Apologie et aUKFlorides, Paris, CUF, 20ed., 1960 ; David
LONDEY -Carmen JOHNSON,The Logic of Apuleius. Including a
Complete Latin Textand English Translation of the Peri Hermeneias of
Apuleius of Madaura (Philosophia antica 47), Leyde, Brill, 1987.12.
J.-P. LEVET, «L institutio logica de Galien, la syllogistique», trad.
accompagnee de notes, dans Trames. Travaux et Memoires de
l Universite de Limoges, Antiquite classique, d Hippocrate ii Alcuin,
1985 Ia trad. p. 58-78).
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ROUSSELLE
Tous deux citaient son Epitome 13. I est d autant plus interessant
de remarquer que l Epitome d Albinos traite de l ame et de l ori-
gine de la vie, de la reproduction humaine biologique, Ie tout
dans la lignee platonicienne, et que Galien a traite en medecin
des passionsde l ame. On trouve dans Epitome, apres une evo-
cation de la creation de l homme assez roche du Timee, en par-
ticulier sur la composition de l homme a partir de triangles, une
affirmation qui court les livres antiques de medecine, et qui rut
conservee par Galien. Albinos ecrivait que les dieux «ont com-
pose la moelle qui devait doDDernaissancea la semence». C est
la une affirmation de toute la medecine antique pour laquelle Ie
sperme provient de la moelle, sang affine.
L emploi de la logique etait largement diffuse, dans des.
domaines divers. En particulier les questions scientifiques de
l origine de la vie, de l animation, de la transmission biologique
reposaient sur son enseignement.
Pour commencer a constituer un dossier sur l emploi de la
logique dans les debats entre chretiens «orthodoxes» et gnos-
tiques, on examinera d abord les questions du nom et de la
nomination, de la definition, de l arborescence genre-espece,
partie-tout, l ensemble relevant de l enseignement des catego-
ries. Puis on abordera l usage du syllogisme dans la demonstra-
tion scientifique, sur les questions qui animent Ie debat entre les
gnostiques et leurs contradicteurs comme Irenee ou Tertullien.
La questiondu nom
Irenee, venn de Smyrne 011Galien recevait en 1511 enseigne-
ment d Albinos, est passe a Rome entre 155 et 165 avant de se
rendre a Lyon14.A Rome, il a peut-etre entendu Valentin qui s y
trouvait entre 140 et 160. En tout etat de cause, renee connais-
sait les positions des gnostiques valentiniens doni il est Ie pre-
mier a nons offrir one critique. j en extrais un pastiche savou-
reux qui donne Ie squelette de l argumentation gnostique a
propos de la formation du Plerome (la plenitude anterieure a la
formation du monde et de l homme )15
13. Voir l introd. de P. LOUIS a ALBINUS,Epitome, Paris, Les Belles
Lettres, 1945,p. XIII.
14. Sur la biographie d Irenee, Pierre NAUTIN,Lettres et ecrivains chre-
tiens des lIme et lllme siecles, Patristica 2), Paris, Cerf, 1961,p. 92-104.
15. Irenee de Lyon, Contre les heresies, I, 11, 4-5, ed. et trad. A.
ROUSSEAU t L. DOUTRELEAU, ources Chretiennes264, 1979,p. 174-
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ARTICULAll0NS LOGIQUES
Ha ha helas helas 11est bien permis, en verite, de pous-
seTcette exclamation tragique devant une pareille fabrication
de noms (ovoJ.lato1to1.'(a),evant l'audace de cet homme appo-
sant impudemment des noms sur ses mensongeres nventions.
Car en disant: «11existe avant toutes choses un Pro-Principe
pro-inintelligible que je nomme Unicite », et: «Avec cette
Unicite coexiste une Puissanceque je nomme encore Unite »,
il avoue de la fa~on la plus claire que toutes ses paroles ne
sont qu'une fiction et que lui-meme appose sur cette fiction
des noms que personne d'autre n'a employes jusque la. Sans
son audace, la verite n'aurait donc point encore aujourd'hui
de nom, a l'en croire mais alors rien n'empeche qu'un autre
inventeur, traitant Ie meme sujet, definisse ses termes de la
fa~on suivante: 11existe un certain Pro-Principe royal, pro-
denue-d'intelligibilite, pro-denue-de-substance et pro-pro-
dote-de-rotondite, que je nomme «Citrouille ». Avec cette
Citrouille crexiste une Puissance que je nomme encore
« Supervacuite ». Cette Citrouille et cette Supervacuite, etant
un, ont emis, sans emettre, un Fruit visible de to utes parts,
comestible et savoureux, Fruit que Ie langage nomme
« Concombre ». Avec ce Concombre coexiste une Puissance
de meme substance qu'elle, que je nomme encore «Melon ».
Ces Puissances,a savoir Citrouille, Supervacuite, Concombre
et Melon, ont emis tout Ie reste des Melons delirants de
Valentin.
Dans ce passage il vaut mieux traduire 6voJla~ro par «je
nomme» plutot que par «j'appelle» afin de conserver la men-
tion de «nom ». Irenee accole nom et definition, comme l'y invi-
te la logique enseignee, selon laquelle Ie nom resume la defini-
tion: «Il existe un certain Pro-Principe royal... (suit une liste de
qualifications) que je nomme 'Citrouille' ».
Le pastiche d'Irenee correspond bien a des enonces gnos-
tiques, comme Ie montre Ie traite dit d' Eugnoste e Bienheureux,
dont une «mouture valentinienne» est passee au debut du lIIe
siecle dans Ie corpus manicheen16 t comme Ie montre au debut
du IIIe siecle, la Sagesse e Jesus,qui suit de pres Eugnoste. Le
177, e texte est conserve a la fois dans la traduction latine tardive qui
donne l'ensemble de l'reuvre, et par une citation d'Epiphane en grec
dans e Panarion.
16. Sagesse e Jesus/Eugnoste II, trad. M. TARDIEU,Ecrits gnostiques,
Codex de Berlin, Paris, Cerf, 1984,p. 65 et 62 pour les dates des textes,
et p. 176-178pour Ie texte.
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A.
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nom permet de parler de celui qui est ndicible, et qui n a pas de
nom: «II n a pas non plus de nom. Quiconque en effet a un nom
est la creature d un autre. II est innommable... On l appelle Ie
PeTe du tout »17.S y trouve encore Ie PrO-PeTesans principe,
Preexistant inengendre. Apres Ie PrO-PeTe,Eugnostementionne
d autres entites, et enfin I Homme androgyne. Pour chaque enti-
te, il emploie l expression «que l on nomme », en cela parallele a
Irenee. On peut comparer ces noms aux outils heuristiques sug-
geres par Gregory Bateson dans la recherche scientifique, puis-
qu il propose aux chercheurs d employer provisoirement un
nom quelconque pour les concepts doni ils sentent Ie besoin sans
avoir encore decouvert une terminologie adequate18. ans Ie cas
de ces traites gnostiques, on disceme bien que Ie nom est alors
un outil sans relation substantielle avec ce qu il designe. II est
manifeste que Ie terme «pere » convenait a cette societe, comme
Ie terme «principe» (prince), ou «Seigneur », «maitre» (voir Ie
«signifiant-maitre» de Lacan).
C est bien cette terminologie arbitraire que Tertullien repro-
chait aux gnostiques valentiniens. L Evangile selon Philippe
donne un echo de cette theorie de l inadequation des noms aux
realites: «Les noms qui sont donnes aux choses errestres ren-
ferment une grande illusion, car ils detoument leur creur de ce
qui est solide veTSce qui n est pas solide, et celui qui entend
«Dieu » ne saisit pas ce qui est solide, mais il a saisi ce qui n est
pas solide »19.
Genre-especes,artie-tout
Dans ce squelette logique (on pourrait parler d epure, comme
Michel Tardieu dans sa presentation d Eugnoste parle d «epure
metaphysique »2°), on voit accouple un nom avec sa qualite
(Citrouille-rotondite accouple avec Supervacuite), qui emettent
17. Eugnoste II/, § 3, p. 171.
18. Gregory BATESON, ers une ecologie de l esprit, I, Paris, SeuiI, 1977,
p. 98 (ed. am. New York, 1971).
19. J. E. MENARD, Evangile selon Philippe, § 11, Paris, Letouzey et Ane,
1967,p. 51. Reference donnee par J.-~ MAJ:ffi, TERTULLIEN,a chair du
Christ, I: Introduction, texte critique et traduction (Sources Chretiennes
216), Paris, Cerf, 1975,p. 127,n. 2 ; voir aussi e comm. de J.-~ MARE,
TERTULLIEN, a chair du Christ, II : Commentaire et index (Sources
Chretiennes217), Paris, Cerf, 1975, . 381-382.
20. M. TARDIEU,Ecrits gnostiques, Codex de Berlin, Paris, Cerf, 1984,
p.53
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ARTICULATIONSOGIQUES 33
deux cucurbitacees (meme genre, mais deux nouvelles especes)
Concombre et Melon.
II s'agissait d'expliquer l'origine de la matiere, de la vie et de
la transmission de la vie dans la matiere, avec cette idee que la
matiere humaine contient avec a vie une parcelle du createur ou
de l'esprit originel. Ici la classification en genre et especesainsi
que la theorie de la partie et du tout devenaient l'instrument
logique evident. L'armature de la classification sera donnee plus
tard de fa~on plus articulee par Porphyre (232-304) dans son
Isagoge, ntroduction au commentaire des Categories, ne intro-
duction a la logique dans la lignee des resumes que nons avons
parcourue precedemment. Porphyre distinguait cinq termes (les
quinque voces): genre, espece, difference, propre, accident. La
gradation entre genres et especesetait ainsi presentee21
genre supreme substance
genres subordonnes qui sont corps
genres pour les suivants et
especespour ceux qui precedent corps anime
animal
animal raisonnable
especespecialissime homme
individu Socrate
Ce cadre de classification applique au pastiche d'Irenee fait
apparaitre a l'origine Ie genre citrouille, tandis que chaque deri-
ve devient genre pour ce qui suit, jusqu'a l'individu «melon ».
Des qu'it est question de substance, d'attributs, d'anteriorite,
de genre, d'espece, de tout, de partie, il s'agit donc d'un vocabu-
laire issu des Categories, des Premiers Analytiques, ou des
Seconds,ou de la Metaphysiqued' Aristote, a travers les manuels
qui en ont ete diffuses dans toutes les ecoles, meme de rheto-
rique. D'ou l'apostrophe finale d'Irenee: «0 pepones les valen-
tiniens), () melons, pauvres sophistes »
Bien evidemment, Irenee recuse tons les noms proposes par
Valentin pour nommer les composants du Plerome. La classifica-
tion en genres et especespermettait pourtant de comprendre Ie
2L Resume dans Jacques CHEVALIER, istoire de Lapensee, . La pensee
antique, Paris, Flammarion, 1955,p. 754.
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ROUSSELLE
processusde l emission. Ne croyons pas cependant que les gnos-
tiques avaient l exclusivite de cet emploi des categories22.On
trouve chez Tertullien les notions d anteriorite, superiorite, qua-
lite, par exemple a propos des eaux: «car toute matiere placee
sous tine autre doit necessairementprendre la qualite de ce qui
se trouve au-dessus.Ceci est specialement vrai quand du corpo-
reI est en contact avec du spirituel: a cause de la nature subtile,
celui-ci penetre et s insinue facilement »23.«Si les eaux actuelles
et les eaux primordiales appartiennent au meme genre (l eau),
elles sont neanmoins d especes differentes », cat «ce qui est
attribue au genre rejaillit sur les especes 24.
C est Ie raisonnement meme applique par l homelie sur la
louange des saints attribuee a Victrice, eveque de Rouen a la fin
du IVe siecle. Je n en donne qu un exemple: la chair d Adam
(premier genre de chair) a engendre Eve doni la chair est tine
nouvelle espece de chair. II y a un genre pour tous les corps
humains. Ceux qui vivent dans Ie Christ et dans l Eglise torment
un seul corps, tine unique substancede chair, de sang et d esprit.
L adoption divine en fait un nouveau genre. La suite de son rai-
sonnement est moins articulee, mais il poursuit neanmoins dans
la ligne classique a la fois de la classification en genre et especes
et du syllogisme demonstratif2s.
Comme Ie laisse entendre J. DANIELOU,«Histoire des origines chre-
tiennes », dans Recherchesde sciences eligieuses43 (1955), p. 575 : «11
est remarquable que leg Peres de l Eglise marqueront toujours de la
defiance a regard de cet usage de la dialectique aristotelicienne. Si Pon
definit par cette technique la theologie scientifique, on peut dire que la
theologie scientifique aux premiers sieclesa ete heterodoxe ». Le releve
des emplois Testea faire. Je Pai fait pour Victrice de Rouen (fin du lye
siecle) avec precision. Chez Tertullien on trouve epars des emplois du
meme type. Tout ce que l on pourrait affirmer, c est que leg gnostiques
ant eu un temps d avance.
23. Tertullien, du bapteme, IV, 1, ed. et trad. R. F. REFouLE et M.
DROUZY, Sources Chretiennes 35, 1952, p. 69 : Quoniam subiecta
quaequemateria eius quae desuper mminet qualitatem rapiat necesse st,
maxime corporalis spiritalem etpenetraTeet nsidere acilem per substan-
tiae suaesubtilitatem.
24. Ibid. IV; 3, p. 70.
25. Une premiere approche, partielle, dans man livre Croire et guerir,
Paris, Fayard, 1989,ch. XV:
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35
RTICULATIONS LOGIQUES
Logique et rhetorique judiciaire: adequation du nom it la
Sur 1 importance de Ja discussion sur Ie nom, lisons par
exemple la Passion de Perpetue: « Vois-tu ce vase , demande
Perpetue a son pere. Je Ie vois , repond-il. Elle lui dit alors:
Peut-on Ie nommer d un nom autre que ce qu il est (Numquid
alio nomine vocari potest quam quod est)? - Non , dit-ir6.»
Perpetue ajoute alors qu elle ne peut se dire autre que «chre-
tienne ». Reportons-nous aux ecrits de Tertullien: chretien signi-
fie «oint »27.La definition par l etymologie interdit de nier la
qualite de «christianus ».
L exemple du vase, utilise comme par hasard par Perpetue, est
un exemple favori de Tertullien. Comme il a presente a l esprit
la premiere epftre aux Thessaliens, 4, 4, qui fait de la chair Ie
vase de l esprit, il a beau jeu de jouer sur ce «vase»: «on ne
saurait condamner une coupe »28.La metaphore du vase est un
theme qui parcourt toute la litterature sur la chair au lie siecle,
tant orthodoxe que gnostique. Dans l Evangile de la Verite, t va
de soi que leg corps, qui peuvent etre leg receptacles de l esprit
sont des « vases»29.
Pour Tertullien, ily a donc adequation entre Ie nom et la
chose. II peut s opposer aux gnostiques, pour lesquels leg noms
sont sans coIncidence avec leg choses3°. a theorie de l adequa-
26. Passio Perpetuae,3, 1-2 : «Patel; inquam, vides verbi gratia vas hoc
iacens, urceolum sive aliud?» Et dixit: « Video ». 2. et ego dixi ei :
« Numquid alio nomine vocari potest quam quod est? » Et air : «Non ».
« Sic et ego aliud me dicere non possum nisi quod sum, christiana ».27.
Tertullien, Apol., III,S, p. 9: Christianus vero, quantum interpretatio
est,de unctione deducitur.
28. De la resurrection des morts, XVI, 3-4 et 11-12,CC II, 2, Tertulliani
opera montanistica, p. 939-940, trad. Madeleine MOREAU, Les peres
dans a foi 15, 1980.29.
J.-P. MARE, Introduction a Tertullien, La chair du Christ, I (Sources
Chretiennes 216), p. 33. Evangile de [la) Verite, trad. J.-E. MENARD,
Paris, 1962,p. 50. Je restitue «La verite », selon J.-D. DUBOIS, rt. cit.
[no1], p.179.30.
J.-P. MARE, TERTULLIEN,La chair du Christ, t. I (Sources
Chretiennes216), Paris, Cerf, 1975,p. 127, ecrit que Tertullien a raison
de Ie leur reprocher, puisque c est bien leur position, et il renvoie pour
cela a une citation de l Evangile de Philippe, sent. 11 (ct. The Nag
Hammadi Library in English, W. C. ROBINSONdir.), Leiden 1977,
19883 et J.-E. MENARD,L Evangile selon Philippe, Strasbourg, 1969).
Voir Evangile selon Philippe, 12, p. 121, et 124, p. 113 (ed. J.-E.
MENARD,Paris, 1967).
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tion du nom et de la chose est enoncee encore a la fin du lye
siecle dans un traite contre Arius par Marius Victorinus, un pen-
seur qui a traduit en latin l'[sagoge de Porphyre31.
Le pastiche d' renee met donc en evidence la question de
l'adequation du nom a la realite. C'est une question que l'on
trouve encore dans les discussions uridiques, et la aussi expri-
mee dans les termes de la logique aristotelicienne. Tertullien lui-
meme dans l'Apo[ogeticum et dans son traite ad Nationes nsis-
tait sur l'importance du nom en Droit, en rappelant les bases
logiques de l'examen des noms. Si les tribunaux romains don-
nent comme definition juridique du christianisme Ie fait de refu-
ser des cultes ou de detruire des temples, Tertullien montre que
les Romains ont eu dans leur histoire des hommes repondant a
la definition sans pouvoir se placer sous Ie nom « chretien »32.
En rhetorique judiciaire, en effet, quand on prend leg deci-
sions qui vont orienter Ie proces, la premiere question porte sur
la realite des faits. Celie realite une fois reconnue, leg faits sont
definis. C'est alors seulement que l'on examine si celie defini-
tion entre sous un nom qui doit resumer a definition, un « nom »
deja formule dans leg lois existantes33.C'est la demarche impor-
tee des SecondsAnalytiques d' Aristote, avec leg questions «Est-
ce que cela est» (question sur leg faits), «qu'est-ce que c'est?»
(question sur la definition) «Quelle en est la qualite?» (an sit,
quid sit, quale sit). Une quatrieme question permettait de traiter
Marius Victorinus, adversusArium, § 9 (dans P. HENRY P. HADOT,
ed. et trad., MARIUSVICTORINUS,raitesphilosophiques sur la Trinite, I
[Sources chretiennes 68], Paris, Cerf, 1960, 1102a,p. 450) : Cum enim
vim ac significantiam suam habent atque ut dicuntur et sint, «puisqu'ils
ont chacun leur puissance et leur signification propre, puisque leur etre
correspond a leur nom ».
32. Tertullien, ad Nationes, I, 3, 3-10 et I, 10, 13-19. La question du
nomen de la cause est l'objet d'une longue discussion ant dans l'apolo-
geticum que dans 'ad nationes.J'y reviendrai ailleurs.
33. B. SCHOULER,Nom et definition chez rheteurs et sophistes», dans
Sens et pouvoirs de La nomination dans les cultures hellenique et
romaine, Publ. de l'Universite Paul Valery, 1988, p. 47-70, et 1D.,
«Personnes, aits et etats de la cause dans Ie systemed'Hermogenes »,
Aussois, 1986, Lalies. Actes des sessionsde linguistique et de litterature 8
(1986), p. 111-127.B. Schouler s'appuie sur les traites d' Alexandros qui
ecrit sous Hadrien (117-138) et d'Hermogenes, sous Marc-Aurele (161-
180), traites qui reprennent des travaux du lIe s. avoJ.-C. Voir encore
Yan THOMAS,«Le Droit entre les mots et les choses. Rhetorique et
jurisprudence a Rome », Archives de Philosophie du Droit 23 [Formes
de rationalite en droit] (1978),p. 93-114,a la p. 104.
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RllCULAll0NS LOGIQUES
leg problemes de competence. Ces questions etaient poseesdans
to us leg exercices d analyse rhetorique, juridique, philoso-
phique34,et pour ce qui nous interesse ici, leg trois premieres
questions. Les rheteurs enseignent que « Ie nom designe au
moyen d un seul mot, la definition au moyen d un enonce com-
portant plusieurs mots »35.Les orateurs judiciaires commen-
~aient par determiner s ils allaient plaider l inexistence des faits
ou s ils allaient plaider l inadequation des faits tels qu on les
avait prealablement definis (donc de la definition) au « nom »
sous equell adversaire ou Ie juge tentait de leg placer.
Donner une sene de qualifications pour definir une entite,
puis resumer en un mot -son « nom» -ce qu etait cette entite,
c etait faire son metier de philosophe.
La demonstration cientifique Ie syllogisme
Apres avoir evoque l utilisation des Categories, ous pouvons
aller plus loin et envisager emploi de la methode de demonstra-
tion syllogistique. Tertullien confirme dans son traite sur La
chair du Christ, ecrit en 202/203 contre leg doctrines valenti-
niennes, l emploi de l Organon aristotelicien par leg gnostiques.
La presentation et Ie commentaire qu en a donnes Jean-Pierre
Mahe examinent de faCt°n res eclairante et erudite Ie syllogisme
dans son utilisation rhetorique. En Ie considerant aussi comme
l outil necessairede toute la science, en particulier de la biolo-
gie, on verra apparaitre un pan de l elaboration gnostique repo-
sant sur leurs lectures scientifiques.
C est essentiellement par leg critiques de Tertullien que nous
connaissons l interet des gnostiques pour la logique. A quai il
taut ajouter leg critiques d un auteur anonyme cite plus tard par
Eusebe. Cet interet nous est confirme par une exclamation de
Tertullien: «Pitoyable Aristote qui leur as enseigne la dialec-
tique »36.
Si l on admet que Ie traite perdu d Albinos s intitulait «La
dialectique », on trouve 13.un chafnon expliquant Ie terme
34. lIs restent la base de l enseignement, voir IIsetraut RAbOT, «Les
introductions aUK commentaires exegetiques chez les platoniciens et les
auteurs chretiens », dans M. TARDIEU, ed., Les regles de l interpretation,
Paris, Cerf, 1987, p. 99-122, ala p.100.
35. B. SCHOULER,art cit., p. 63, Markellinos, fin du ye s.
36. Tertullien, de la prescription contre les heretiques, VII, 6, ed. et notes
R. F. REFOULE, rad. P. DE LABRIOLLE, Sources Chretiennes 46, 1957, p. 97.
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A. ROUSSELLE
employe par Tertullien. Ce demier, qui avait lu la Grande Notice
d' renee, ecrivait contre trois gnostiques, Marcion, Apelles et
Valentin. II s'en prenait aussia un certain Alexandre, disciple de
Valentin, qui avait probablement ecrit un traite intitule
Syllogismes, e titre m~me d'un autre ouvrage ecrit par Apelles.
Le traite d' Alexandre n'etait pas un manuel de logique comme
ceux d' Albinos, d' Apulee ou de Galien. C'etait un traite dans
lequel il examinait la nature du Christ en faisant surgir claire-
ment les contradictions entre les textes evangeliques et ceux de
I' Ancien Testament. Le titre Syllogismesgagnerait a ~tretraduit
par «demonstrations », pour ne pas doDDera croire qu'il s'agis-
sait d'un traite theorique, mais bien de l'examen par syllogismes
des textes bibliques generalement utilises pour elucider la nature
du Christ. Ces syllogismes, par la construction d'oppositions et
d'incompatibilites, parvenaient a la conclusion que la chair du
Christ etait un phantasma37.D'autres auteurs, qui furent tenus
comme heretiques, employaient Ie syllogisme, selon l'auteur
d'un traite «contre Artemon », cite par Eusebe. Cet auteur
reprochait a Artemon d'examiner «si, prise comme majeure dis-
jonctive ou comme majeure hypothetique, telle parole de l'Ecri-
ture peut doDDer ieu a une figure de syllogisme »38. e renvoie
ici au travail de J.-P. Mahe sur l'emploi des syllogismes par les
gnostiques dont Tertullien critiquait les reuvres. J'ajouterai
cependant qu'il ne s'agissait pas uniquement de syllogisme rhe-
torique. Ces gnostiques avaient certainement ete formes au
moins autant au syllogisme scientifique, car ils avaient recours
aux sciences, a la geometrie et aux mathematiques. lis citaient
Euclide, Aristote et Theophraste: «Galien est m~me presque
adore par quelques uns d'entre eux39 . C'est avec les outils les
plus savants de leur temps qu'ils travaillaient a comprendre la
Bible et, par elle, l'origine et la transmission, non seulement de
la vie, mais encore de la faute originelle, origine de la pensee
faillible.
37. Tertullien, de carne Christi, introd. de .'T.-P.MAHE, Sources
Chretiennes216,1975, p. 59-66. .-P. Mahe, p. 63, conclut que l'ouvrage
d' Alexandre s'intitulait bien Syllogismes. Pour la date du traite, voir
MAHE,p. 25.
38. Eusebe, Histoire ecclesiastique, , 28, 13-14,ed. et trad. G. BARDY,
SourcesChretiennes41,1965, p. 77-78.
39. Eusebe. HE. VII. 32, 6, ibid., p. 223.
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RTICULATIONS LOGIQUES
Logique et reproduction biologique des homines
La medecine cherchait a resoudre Ie probleme des contribu-
tions respectives de l homme et de la femme dans la generation.
On avait besoin de preciser d ou venaient les composants de
l ~tre humain, quel que soit Ie nombre de ces composants, parmi
lesquels toujours une part de matiere et une part immaterielle.
Sans vouloir entrer ici dans la variete des composants de l hom-
me selon es ecoles, on pourra remarquer que les medecins n he-
sitaient pas a croire que ce probleme etait de leur ressort.
Les traites philosophiques sur l ame s appuyaient sur les
apports des connaissancesmedicales. Ce probleme pouvait ~tre
traite dans Ie cadre medical. En effet, m~me pour Aristote, dont
les reuvres connurent un regain d actualite au lIe siecle, l ame
pouvait ~tre par certains aspects une ame materielle (hylique).
Seul Ie medecin pouvait parler serieusement du moment de
l animation. Le philosophe Alexandre d Aphrodisias, eleve
d Aristocles, a ecrit a la fin du lIe siecle de notre ere des com-
mentaires de la Metaphysique et des Premiers Analytiques
d Aristote40. Il a ecrit en outre un traite de l ame, ou il donnait
d abord lesidees d Aristote sur un intellect materiel ou en puis-
sance qui croft naturellement, et un intellectuel du dehors, pen-
see pure qui vient se greffer sur l intellect en puissance(dans un
melange corporel favorable) quand celui-ci est d une qualite qui
s y pr~te. Apres quai, il completait la theorie aristotelicienne par
les idees de son maitre Aristocies de Messene qui distinguait
quatre intellects:
-un intellect hylique, ~n puissance, different de Ia matiere
pure;
-un intellect acquis, quand I intelligence a apprehende l uni-
versel;
-un intellect en acte;
-un intellect agent (acte pur, pensee de Ia pensee), donc Ie
Dieu d Aristote.
Si Alexandre d Aphrodisias ecrivait a la fin du lIe siecle, son
maitre ecrivait sansdoute vers 160, a l epoque oil se solidifiait la
doctrine valentinienne. Par lui, la doctrine aristotelicienne pre-
nait un nouvel elan dont on voit peut-etre l effet dans les doc-
trines gnostiques.
40. Emile BREmER,Histoire de la philosophie, : Antiquite et Moyen Age
(Quadrige), Paris, PUF, 1983,p. 393-394 1 ere d. 1931).
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A. ROUSSELLE
Albinos, Ie maitre de Galien en philosophie, comme nous
l avons vu, etait un platonicien qui conservait neanmoins la
logique d Aristote. II avait ecrit un traite de l ame, dont nous
possedons un resume, I Epitome. D Albinos it Galien, nous
allons de la philosophie it la medecine. Du medecin Soranos (a
Rome it la fin du Iersiecle de l ere chretienne), auteur d un traite
de l ame, it Tertullien, nous faisons Ie trajet inverse. Soranos uti-
lisait aussi un recueil de Placita d Aetius. Tertullien connaissait
l ouvrage d Albinos sur l ame, ainsi qu un ouvrage d Arius
Didyme41. On puisait donc autant dans les ouvrages de philoso-
phie que dans les traites medicaux. C est pourquoi il me semble
que les divers ecrits de Galien touchant a la question de l ame
sont autant ouvrages de philosophe que de medecin. D ailleurs,
si Galien mettait sous Ie patronage de Platon (par l intermediai-
re d Albinos) son traite des facultes de l ame, c est bien it la
methode aristotelicienne qu il s en remettait pour deceler et cor-
Tiger es «erreurs de l ame »42. I y eut un continuel va-et-vient
entre philosophie et biologie sur Ie probleme de l animation,
philosophie et biologie etant toutes deux soumises au raisonne-
ment syllogistique. Et dans la mesure 011l fallait expliquer l ins-
cription de la naissance du Christ dans la biologie, toutes ces
idees sur l animation etaient mises it contribution, avec les ins-
truments ordinaires de la demonstration.
Je ne souhaite pas entrer dans ces raisonnements. Je voudrais
seulement mentionner que Galien a systematise en physiologie
experimentale la demonstration negative. En sectionnant tous
les muscles d un chien, il determinait par exemple quels muscles
etaient indispensables t l emission vocale. Le syllogisme pouvait
alors s enoncer ainsi: si tel muscle est sectionne et si l animal
aboie encore, tel muscle n est pas utile a la VOix43.On raisonnait
de meme pour les questions de reproduction, et cela depuis
Hippocrate. Dans tous les raisonnements sur la generation, on
partait en effet des observations sur la non-conception, sur la
sterilite, en faisant intervenir l exemple des eunuques et celui
des reufs clairs de la poule non fecondee.
41. Tertullien, de I ame, ed. et trad. WASZINK, . 21-38.42.
Les references explicites a la logique aristotelicienne, demonstra-
tion, syllogisme, premisses etc. n ont pas ete reperees dans l introduc-
tion ni dans les notes de la traduction indiquee ci-dessus en n. 8, voir
particulierement p. 45, 47-48, 53, 54, et p. 58-64 sur la methode «analy-
tique ».
43. A. ROUSSELLE,Parole et inspiration: Ie travail de la voix dans Ie
monde romain », History and Philosophy of the Life Sciences, (2), 1983,
p. 129-157, epris dans La contamination spirituelle [ci-dessus, . 5].
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RTICULATIONS LOGIQUES
Les penseurs du lIe et du IIIe siecle ne pouvaient pas plus que
DOUg eparer Ie raisonnement sur l origine du monde du raison-
Dementbiologique sur la generation, sur la reproduction a partir
du semen. Pour DOUg,l s agit de la division de la cellule. Pour
eux, ils agissait d isoler Ie vehicule de la transmission. Dans leg
etudes scientifiques sur la generation, ils tentaient en premier
lieu de decouvrir la part de la mere dans la reproduction. En
second lieu, et apres avoir doute de l existence d un sperme
maternel, ils tentaient de penser heredite des deux lignees pour
expliquer l evidence de la transmission des caracteres de la
lignee paternelle et de la lignee maternelle. Dans ses ouvrages
sur la generation, et en particulier son traite du sperme, Galien
travaille avec Ie syllogisme. En cela il suit Aristote -dont il a
resume la syllogistique -en rappel ant que Ie syllogisme de
demonstration scientifique doit s appuyer sur des premisses
observables, dont l evidence s impose44.Comme Aristote n avait
pu voir l appareil genital interne de la femme on ne pouvait lui
reprocher de n avoir pu raisonner comme on pouvait Ie faire
apres eg dissectionsd Herophile qui avait decouvert leg trompes
et leg ovaires (que l on nommait testicules feminins). Sur ces evi-
dences, et par des raisonnements negatifs a partir des eunuques
males ou des truies castrees,Galien construisit sa demonstration
de l existence d un sperme feminin indispensable a la genera-
tion. Sa