Commerce transfrontalier et migration féminine entre les deux Congo (Revue Tiers Monde)

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COMMERCE TRANSFRONTALIER ET MIGRATION FÉMININE ENTRELES DEUX CONGO Sylvie Ayimpam Armand Colin | Revue Tiers Monde 2014/1 - n° 217pages 79 à 96

ISSN 1293-8882

Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2014-1-page-79.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Ayimpam Sylvie, « Commerce transfrontalier et migration féminine entre les deux Congo », Revue Tiers Monde, 2014/1 n° 217, p. 79-96. DOI : 10.3917/rtm.217.0079--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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TRAVAIL, FEMMES ETMIGRATIONS DANS LES SUDS

COMMERCE TRANSFRONTALIER ET MIGRATIONFÉMININE ENTRE LES DEUX CONGO

Sylvie Ayimpam*

Cet article examine les conditions de la migration féminine dans le commerce transfrontalierentre Kinshasa et Brazzaville. L’objectif est d’analyser l’articulation entre stratégies migratoires,stratégies professionnelles et stratégies amoureuses dans les trajectoires de ces commerçantes.Quoi qu’il s’agisse principalement d’une migration pendulaire, faite d’incessants allers et venuesentre les deux villes, elle implique parfois une phase d’installation temporaire à Brazzavilleexigeant de trouver des petits boulots, voire de se « prostituer ». L’hypothèse explorée ici estque le commerce transfrontalier est pour ces femmes l’occasion de réinventer de manièrecréative les rapports de genre.

Mots clés : Congo, commerce transfrontalier, migration féminine, genre, femmes libres.

À partir de récits de femmes pratiquant le commerce transfrontalier entre leCongo-Kinshasa et le Congo-Brazzaville, ce papier examine divers aspects destrajectoires migratoires féminines. Notre objectif est d’analyser l’articulationentre stratégies migratoires, stratégies de travail et stratégies amoureuses de cesfemmes. Si à Kinshasa, la plupart des femmes essayent de gagner leur vie enpratiquant le petit commerce en ville ou en voyageant dans différentes provincesdu pays, d’autres le font en effectuant des voyages à l’étranger. Bien évidemment,seules des femmes disposant de moyens financiers suffisants peuvent se permettredes voyages à très longue distance. Mais, la plupart des femmes de Kinshasaprivilégient deux pays voisins, l’Angola et le Congo-Brazzaville, qui sont devenusles principales destinations de leurs migrations temporaires. Le choix de cesdeux pays est guidé à la fois par la proximité géographique (moindre coût pourle voyage et le séjour) et culturelle (langues, us et coutumes proches), mais

* CEMAF, UMR-CNRS 8171, Aix-Marseille Université, ayimpam@mmsh.univ-aix.fr

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aussi et surtout par les différences de niveau de vie, la crise étant plus forte enRépublique démocratique du Congo que dans ces deux pays voisins.

Ces récits de vie révèlent certaines de leurs stratégies de survie, de leurstribulations en « exil », ainsi que des reconfigurations familiales qu’elles tententou qu’elles subissent, voire des formes de sororité horizontale et verticale – entredes femmes qui peuvent être de différentes classes sociales (de Lame, Zabus,1999) – qu’elles développent dans la migration et dans l’activité professionnelle1.Il faut dire que ce commerce transfrontalier est généralement basé sur desréseaux marchands fondés sur des affinités socioculturelles, sur des relationsfamiliales ou sur des relations de confiance. Quoiqu’il s’agisse principalementd’une migration pendulaire faite d’incessants allers et venues entre les deux villesfrontalières, on verra qu’elle implique parfois une migration à court ou moyenterme et donc la nécessité de trouver des petits boulots sur place à Brazzaville,voire la « prostitution », ce terme à la fois réducteur et stigmatisant bien entendune rend pas compte de la complexité des relations extrêmement diverses que cesmigrantes entretiennent avec les hommes (De Boeck, 2001).

L’hypothèse que nous proposons d’explorer ici est que le commerce transfron-talier auquel ces femmes prennent part activement est pour elles l’occasion deréinventer de manière créative les relations femmes/hommes. Nous empruntonscette hypothèse au travail de Filip De Boeck (2001) sur les femmes congolaisesqui se sont engagées dans la « chasse aux diamants » en Angola vers la fin desannées 1980. Nous reprendrons la grille d’analyse qu’il propose pour définir lesrôles sociaux masculin et féminin qui émergent dans le contexte de la migration.À notre sens, la valeur heuristique de cette grille tient à l’accent mis sur lescapacités internes de flexibilité et de transformation de ces rôles et pas seulementsur leur analyse en termes de crise et de rupture avec le passé. Cette grille seraenrichie par l’analyse du phénomène de l’informalité proposée par Gauthier deVillers (2002) pour qui le processus d’« informalisation » des sociétés africainesne touche pas seulement les activités économiques, mais l’ensemble des pratiquessociales, et notamment la construction des rapports de genre, produisant ainsides formes culturelles inédites, atypiques, métissées et donc informelles.

1. Les matériaux sur lesquels est basée cette contribution ont été recueillis en partie en 2004 et 2005 au moyen d’une enquêteethnographique dans le cadre d’une recherche doctorale sur l’économie informelle à Kinshasa. Ils ont été complétés en 2010par une enquête sur le commerce des textiles entre Kinshasa et Brazzaville. Nous avons fait plusieurs fois la traversée entre lesdeux capitales afin de suivre les filières de transaction et d’observer les interactions des commerçants qui avaient accepté notreprésence. Certains récits des trajectoires des migrantes ont été recueillis lors des longues soirées passées avec elles à Brazzaville,des moments plus propices aux confidences.

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STRATÉGIES MIGRATOIRES, STRATÉGIES DE TRAVAIL : « CHERCHER »LA VIE AILLEURS

En Afrique centrale, Kinshasa et Brazzaville, les capitales respectives desdeux Congo, sont situées face-à-face, de part et d’autre du fleuve Congo. Entreces deux villes économiquement interdépendantes, l’intensité du trafic demarchandises et de personnes engendre un incessant mouvement de migrationpendulaire (Dzaka-Kikouta, 2002 ; Igue, 2010). Ces quinze dernières années,avec l’amplification de la crise économique, ce commerce transfrontalier a connuun développement important. On dénombre quelques grands négociants quis’investissent dans ce commerce transfrontalier. Mais la plupart des commerçantsqui assurent le trafic entre les deux villes font du colportage à petite échelle.En général, le micro-commerce et le colportage des marchandises entre lesdeux villes frontalières sont assurés par des femmes. On observe d’ailleurs unecertaine identité culturelle et linguistique chez ces femmes qui sont pour laplupart originaires des ethnies riveraines du bassin du fleuve Congo. Ce sontégalement des femmes originaires de ces mêmes groupes sociolinguistiques quiassurent habituellement le trafic entre la ville de Kinshasa et l’intérieur du payspar le fleuve et ses affluents, le passage d’un circuit à l’autre étant assez facile(De Herdt, Marysse, 2002). Le mouvement des marchandises qui font l’objet ducolportage et du micro-commerce entre Kinshasa et Brazzaville concerne diversproduits, d’alimentation ou d’usage courant, et qui ont la spécificité d’être rares,de s’acheter à meilleur prix ou de bien se vendre dans l’une des deux villes.

Pour appréhender l’articulation entre stratégies migratoires, stratégies detravail et stratégies amoureuses de ces commerçantes, nous avons choisi uneapproche diachronique qui permet de croiser les trajectoires migratoires etles discours des migrantes temporaires d’hier et d’aujourd’hui. Celles qui fontactuellement la migration pendulaire entre les deux villes furent d’abord desmigrantes temporaires qui ont séjourné pendant quelques années à Brazzaville.Leur expérience de la migration temporaire a eu lieu il y a une vingtaine ouune trentaine d’années. Cette approche permet de voir les permanences et lesvariations sur le thème d’aller « chercher » la vie ailleurs et de mieux mettreen perspective les joies et les tribulations de l’exil. En effet, qu’il s’agisse desmigrantes temporaires ou des migrantes pendulaires, l’objectif affiché de lamigration vers Brazzaville, c’est d’aller y « chercher » la vie.

Une migration temporaire

La migration temporaire semble être l’étape préalable, souvent nécessaire,à la migration pendulaire. Même si elles mettent en avant l’objectif de réunirl’argent nécessaire au démarrage d’un commerce capillaire entre les deux villes,la migration temporaire des femmes de Kinshasa à Brazzaville semble en réalitéobéir à un ensemble complexe de motivations.

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Selon nous, cette forme de migration féminine ne saurait être comprisesans considérer le contexte de la crise économique qui en est le véritable pointde départ. En effet, il convient de la replacer dans le cadre de l’extrême pau-périsation des citadins et de l’âpreté de la lutte quotidienne pour la survie àKinshasa qui, comme l’a montré Théodore Trefon (2005), ont atteint des niveauxrarement égalés ailleurs en Afrique. La paupérisation urbaine a notammentcomme conséquence la décomposition des structures familiales. Les hommessont particulièrement affectés par le chômage qui les disqualifie dans leurs rôleshabituels de maîtres de maison pourvoyeurs de ressources pour le groupe domes-tique. Alors, quand les relations matrimoniales deviennent instables et précaires,les hommes « disparaissent », ils deviennent chroniquement « absents ». Dece fait, au sortir de l’adolescence, certaines jeunes femmes se sentent obligéesde prendre en charge une famille plus ou moins large qui n’a plus de sou-tien. D’autres femmes, en situation matrimoniale, laissent à Kinshasa conjoint,enfants et dépendants pour aller chercher de quoi nourrir la famille. Quant auxfilles-mères, elles confient tout d’abord leurs enfants à leur mère ou à d’autresmembres de la parenté avant de se mettre en route en promettant d’envoyerrégulièrement de l’argent.

Chez ces jeunes adultes juste sorties du « carcan » de l’autorité parentale,l’idée de jouir de la « liberté » et de « faire ce qu’on veut » n’est pas négligeable.Elles veulent travailler mais aussi résider ailleurs, loin du contrôle familialet si possible dans un milieu social où le contrôle communautaire est faible.Par ailleurs, l’objectif d’avoir un travail indépendant et d’être autonome quecertaines affichent dans leur discours est plus ambigu qu’il n’y paraît dans lamesure où, derrière l’autonomie revendiquée de ces femmes, se cachent souventdes dépendances fortes à des figures masculines auxquelles elles doivent unebonne partie de la réussite de leur entreprise. Enfin, quelques-unes exprimentclairement le désir d’enrichissement personnel en allant travailler dans uncontexte qui leur semble a priori propice à cela. D’ailleurs, celles qui y sontarrivées ne se privent pas d’afficher ostensiblement les signes de leur réussiteéconomique comme c’est le cas des riches commerçantes surnommées sœursya poids. Pour effectuer une migration temporaire, ces femmes s’appuientsur un réseau de femmes migrantes qui sont installées à Brazzaville depuisde nombreuses années, avec lesquelles elles nouent des rapports de parentéclassificatoire, qui leur permettent d’accéder à un hébergement temporaire et àdes informations cruciales pour trouver un travail.

Nous commencerons par évoquer le cas d’Eyenga qui est une femmed’une cinquantaine d’années faisant le commerce capillaire entre Brazzavilleet Kinshasa. Elle travaille aux alentours du port fluvial de Kinshasa comme

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vendeuse de textiles imprimés et comme « cambiste »2. Elle a grandi dans unvillage près de Boende dans la province de l’Équateur avant de rejoindre sa sœuraînée à Kisangani pour poursuivre ses études secondaires. Mais, faute de moyens,elle a interrompu ses études. C’est alors que sa sœur l’a initiée au commercefluvial entre Kisangani et Kinshasa, activité que celle-ci pratiquait déjà depuisplusieurs années. Leur commerce consistait à partir vendre du poisson fumé etdu gibier à Kinshasa d’où elles ramenaient des produits manufacturés qu’ellesrevendaient à Kisangani. C’est lors de ces nombreux voyages en bateau qu’ellefit la connaissance de plusieurs femmes avec lesquelles elle collabore encoreaujourd’hui. Cependant, lors d’un de ces voyages et alors qu’elle était âgée de18 ans, elle accepta l’invitation d’un homme qui lui proposa de venir s’installerchez lui à Kinshasa.

Ainsi, comme beaucoup de commerçantes de sa génération, Eyenga a d’abordpratiqué le commerce fluvial entre Kinshasa et l’intérieur du pays. Or, ces femmesqui pratiquent le commerce fluvial entre Kinshasa et l’intérieur du pays ont laréputation d’être des « femmes libres » qui « épousent des hommes à chaquevoyage à la montée comme à la descente du bateau » (De Herdt, Marysse, 2002,p. 178). On reviendra plus loin sur cette notion de « femme libre ». Dans le casd’Eyenga, le passage du premier circuit commercial au second ne s’est pas faittout de suite. Il y eut une période transitoire pendant laquelle elle a résidé àKinshasa avec son premier « mari », sans travailler ! Au bout de deux ans d’uneunion « stérile » et après une bagarre avec une rivale où elle a été grièvementblessée, elle a mis fin à cette union. Quelques mois après, elle a rencontré unautre homme avec qui elle a vécu maritalement pendant trois ans et avec lequelelle a eu deux enfants. Mais l’homme a perdu son emploi et il n’était plus enmesure de la prendre en charge. C’est ainsi qu’elle décida de partir « chercher »la vie à Brazzaville. Elle confia ses deux enfants à l’épouse de son oncle vivantà Kinshasa en promettant d’envoyer chaque mois de l’argent. En 1987, c’estLiza, une amie installée à Brazzaville, qu’elle avait rencontrée lors d’un voyageen bateau quelques années auparavant, qui lui proposa de venir avec elle pour« chercher » la vie là-bas.

Liza est aujourd’hui une « patronne », une riche commerçante spécialiséedans le commerce de textiles imprimés entre Brazzaville et Kinshasa. À l’époque,elle était la maîtresse d’un officier de l’armée travaillant au port de Brazzaville.Elle vivait au quartier Poto-Poto et elle pratiquait le commerce du savonqu’elle ramenait en quantités importantes de Kinshasa. Elle était l’un desprincipaux fournisseurs des revendeurs brazzavillois du marché « Total » auquartier Bacongo. Bien évidemment, la relation amoureuse de Liza avec cet

2. Le terme cambiste est utilisé à Kinshasa pour désigner les changeurs de monnaie de rue, alors que dans son usage habituel ildésigne les spécialistes des opérations de change qui travaillent au sein des banques.

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officier facilitait son activité commerciale, et tout particulièrement le passagedes services de douane et d’immigration du port de Brazzaville. À l’époque, leparti unique régnait au Congo-Brazzaville et les forces de l’ordre du port étaientparticulièrement sévères avec les femmes de Kinshasa qui faisaient le commercetransfrontalier. Eyenga nous confia qu’à cette époque, elles avaient la mauvaiseréputation de frauder, de tricher et d’être des « subversives », et que « cellesqui n’avaient pas quelqu’un pour les protéger pouvaient régulièrement se fairechicoter par les agents de l’ordre, se faire confisquer leurs marchandises, se fairearrêter, mettre au cachot ou simplement refouler vers l’autre rive ». Liza profitadonc de sa position privilégiée de maîtresse d’un officier portuaire pour aiderplusieurs de ses amies, dont Eyenga.

Elle était en effet bien placée pour conseiller ses amies car elle connaissait lesproduits qui se vendaient bien des deux côtés de la frontière. Elle connaissaitégalement nombre de familles de Brazzaville qui cherchaient spécifiquementdes aide-ménagères venant de Kinshasa qui présentaient à leurs yeux l’avantagede pouvoir être employées sans être déclarées et qui, en général, avaientpeu d’exigences salariales. À Brazzaville, on disait aussi qu’elles étaient trèscourageuses, rompues à la tâche et endurantes. Grâce à sa relation avec « son »officier, Liza était bien introduite dans les milieux aisés de la ville dans les famillesdesquels elle avait placé les femmes de son « cercle d’amies ». Au cours des ans,elle avait progressivement imposé sa fonction de courtière aux familles deBrazzaville qui s’adressaient à elle pour obtenir des aide-ménagères travailleuseset honnêtes. Pour prospérer dans ce rôle, elle se rendait alors régulièrement àKinshasa pour en ramener des ménagères. C’est ainsi qu’elle proposa à Eyenga,ainsi qu’à d’autres femmes de Kinshasa, de commencer par travailler pendantquelque temps comme « bonne à tout faire » dans une famille brazzavilloiseafin de réunir l’argent nécessaire au démarrage d’une activité commerciale.

Liza avait réussi à s’enrichir en cumulant plusieurs sources de revenus :premièrement, elle gagnait de l’argent grâce à son commerce de savon entre lesdeux villes ; deuxièmement, son amant la prenait en charge et payait le loyer de lavilla où elle habitait. Troisièmement, elle tirait un revenu supplémentaire de sonactivité de courtière puisque les femmes qu’elle avait placées comme ménagèreslui reversaient une partie de leur salaire (30 %) pendant les douze premiers moisde leur séjour à Brazzaville. À l’instar de Liza, les anciennes migrantes profitentde leur position de courtière pour « aider » les nouvelles immigrantes, qui n’ontpas une bonne connaissance du terrain, à trouver un travail et un hébergementtemporaire. Bien sûr, parfois, cette forme de « solidarité » et de sororité a desrelents d’exploitation car l’hébergement consiste généralement en des logementsminuscules où les femmes dorment entassées les unes sur les autres avant deprendre leur indépendance et pouvoir voler de leurs propres ailes.

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Eyenga travaillait dans une famille qui l’avait déclarée en tant que « personnelde maison ». Elle a donc pu bénéficier d’une autorisation de séjour, ce qui estune situation exceptionnelle. Car, aujourd’hui encore, la plupart des femmes deKinshasa séjournent et travaillent à Brazzaville sans papiers, sans autorisationde séjour, sans contrat de travail, sans être déclarées à la sécurité sociale : « Nous,on avait de la chance, tout comme celles qui travaillaient comme aide-ménagèresdans les entreprises publiques ou privées. Les autres migrantes travaillaientcomme serveuses de bar, danseuses, vendeuses ambulantes ou vendeuses aumarché. On faisait toutes les basses tâches que les Brazzavilloises n’aimaientpas faire. Mais, on gagnait plus d’argent que si on était restées chez nous ». Lasituation n’a guère changé aujourd’hui ; l’accord de travail se conclut oralementet ces migrantes sont souvent à la merci du bon-vouloir de leurs employeurs etse retrouvent vivant à l’étranger sans aucun moyen de défense. De tout temps,il y eut des abus de la part de certains employeurs : horaires de travail abusifs,salaires incomplets ou versés irrégulièrement ou non versés pendant plusieursmois, abus sexuels aussi et harcèlement moral et/ou maltraitance physique, etc.

Au bout de deux ans de travail, Eyenga avait pu réaliser une petite épargne.Elle participait en effet, comme beaucoup de migrantes, à une tontine. Il s’agitd’un système informel d’épargne/crédit très répandu en Afrique noire qui constitueaussi un mode majeur de la sociabilité et de la solidarité féminines publiques.La tontine à laquelle Eyenga participait était exclusivement formée de migranteskinoises : « On était très solidaires entre nous, et on devait se serrer les coudes car lesBrazzavilloises ne nous aimaient pas et nous provoquaient sans cesse. Nous avionsaussi des « aînées » qui vivaient à Brazzaville depuis bien longtemps. Nous allionssouvent les voir pour rester en lien et partager les nouvelles. Elles nous donnaientaussi des conseils ». Ces migrantes, partageant la même condition d’expatriationfaite de vécus semblables ou contrastés dans lesquels elles ont noué des liens desolidarité, formaient ainsi une sorte de sororité.

Pour gagner plus, une de ses aînées conseilla à Eyenga une solution mixte :faire du commerce tout en continuant à travailler pour faire face à ses chargestrès élevées à Kinshasa. C’est donc dans ce contexte qu’elle débuta son commerceentre Brazzaville et Kinshasa. Chaque semaine, elle achetait des marchandisesqu’elle confiait à cette aînée. Il s’agissait de textiles imprimés produits en Côted’Ivoire auxquels elle joignait des textiles de la marque Impreco produits àBrazzaville, des tissus appréciés à Kinshasa et qui s’y vendaient très bien. Ladame à qui elle confiait les marchandises lui ramenait l’argent en francs CFA aprèsles avoir vendues. Eyenga pratiqua cette solution « mixte » pendant trois années.Cela lui permit de gagner assez d’argent jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte. Danscet état, elle ne pouvait plus continuer à travailler comme aide-ménagère. Aussi,avant d’arrêter complètement son travail, elle proposa à son employeur de se faireremplacer par sa nièce. Elle fit aussi venir une de ses sœurs pour l’aider pendant

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sa grossesse. Après cela, elle mit fin à son expatriation temporaire à Brazzavilleet se réinstalla à Kinshasa. Cependant, elle a gardé une résidence à Brazzaville oùvivent ses nièces et quelques amies et où elle séjourne régulièrement lorsqu’ellese déplace dans le cadre de ses activités commerciales transfrontalières.

Vingt ans plus tard, que sont devenues les migrantes temporaires de la générationde Liza et Eyenga ? Selon les informatrices, une partie d’entre elles a choisi de seréinstaller à Kinshasa où certaines pratiquent, avec plus ou moins de fortune, lecommerce transfrontalier. D’autres pratiquent le « cambisme », tandis que d’autresencore ont abandonné toute activité en lien avec le commerce frontalier. Unedernière partie enfin est restée à Brazzaville. Certaines de ces femmes sont mariéessur place, d’autres vivent seules ou maritalement. Elles accueillent, hébergent et« guident » les vagues successives de nouvelles migrantes.

Migration et organisation du commerce réticulaire

Depuis les années 1970, le colportage de marchandises entre les deux capitalesest principalement assuré par ces réseaux de commerçantes. Mais, avec les annéeset la crise, le nombre des colporteuses s’est beaucoup accru. Exercer le commercetransfrontalier exige d’avoir une connaissance fine du terrain et de bien connaîtreles codes sociaux de part et d’autre du fleuve. Par ailleurs, le poste frontièreest un lieu où les contrôles sont incessants, où les rapports de force font loi,et où, pour se faire « respecter » et n’être pas la proie des escrocs de toutbord, il faut soit pouvoir montrer ses muscles, soit bénéficier de protections« haut placées » (Ayimpam, 2013). Cela exige donc d’être particulièrement bienaguerrie. Cet apprentissage s’effectue pour beaucoup pendant la période demigration temporaire au cours de laquelle les femmes apprennent les codes aufur à mesure de leurs traversées.

Outre les « connexions » nécessaires dans les deux postes frontaliers, cecommerce exige aussi d’avoir des correspondants commerciaux dans les deuxvilles, d’avoir des débouchés possibles, des lieux d’approvisionnements plusou moins sûrs, des lieux possibles de stockage, de repos ou d’hébergement àBrazzaville. Une telle organisation commerciale ne peut se faire qu’en étantinscrite dans des réseaux. Prenons l’exemple du commerce des textiles asiatiquesque nous avons bien étudié et qui s’organise en réseaux. Les commerçantesde Kinshasa s’approvisionnent chez les négociants de Brazzaville, souventdes Maliens et des Sénégalais appartenant aux réseaux internationaux ouest-africains. Ceux-ci importent à Brazzaville ces textiles par le canal de leurs proprescommunautés marchandes installées dans les grands centres commerciaux etdans les pays d’Asie où ces tissus sont produits (Indonésie, Malaisie, Thaïlande,etc.). Ces réseaux internationaux de commerce mettent en relation les marchéslocaux de Kinshasa et de Brazzaville, avec les marchés mondialisés situésdans les grandes villes asiatiques (Ayimpam, 2013), ils sont donc pleinement

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ancrés dans la globalisation économique (Alba, Labazée, 2007). À Kinshasa, cescommerçantes s’appuient aussi sur des réseaux de revendeuses/détaillantes.

Les femmes qui font la migration pendulaire exercent leur commerce avecparfois très peu de capitaux, mais elles peuvent être aussi très riches. Cellesqui ont peu de moyens remplissent la plupart de leurs tâches seules ou encollaboration avec des correspondants à Brazzaville et à Kinshasa. Celles quisont riches travaillent de manière hiérarchisée. Dans le commerce des textilesimprimés, les plus riches sont les têtes de réseau du trafic transfrontalier, tandisque les plus pauvres sont vendeuses ambulantes. Entre ces deux extrêmes, il y ales vendeuses à l’étal au port et au marché. Les plus riches sont appelées sœurs yapoids, expression locale qui peut se traduire par les grandes dames3, l’équivalentlocal des riches Nana-Benz du Grand marché de Lomé au Togo étudiées parRita Cordonnier (1987), ou celles de Cotonou au Bénin récemment étudiéespar Ebbe Prag (2013). Les sœurs ya poids sont très souvent liées par des liensamoureux ou de parenté à des personnalités haut placées qui les « protègent »en fournissant des capitaux et, surtout, en leur garantissant la « protection » quileur permet notamment d’échapper aux contrôles frontaliers.

STRATÉGIES MIGRATOIRES, STRATÉGIES AMOUREUSES :DES FEMMES RECHERCHÉES ?

Les migrantes et les hommes

En ce qui concerne le rapport avec les hommes, celui-ci est condensé danscette réflexion qui revient fréquemment dans les discours des migrantes : « Nousles Kinoises, nous sommes très recherchées par les hommes à Brazzaville ! ». Ilest frappant de constater que, quelles que soient leurs conditions de vie ou detravail et quelle que soit leur génération de migration, les migrantes rapportentqu’elles sont, et ont toujours été, l’objet d’avances nombreuses et de sollicitationsinsistantes de la part des Brazzavillois. Il semble donc que les hommes jouentun grand rôle dans la construction de leurs stratégies migratoires.

Selon Liza et Eyenga, il est rare qu’une aide-ménagère originaire de Kinshasatravaille pendant plus de six mois comme ménagère dans une famille brazza-villoise, a fortiori si elle est très jolie. Une première raison tient aux conflitsincessants opposant les maîtresses de maison aux aide-ménagères. Situationconflictuelle qui ne semble pas avoir changé avec les générations actuelles :« les hommes de Brazzaville préfèrent les Kinoises. Ils nous font sans cesse lacour où que nous soyons : dans les quartiers ou dans les maisons où nous

3. Littéralement, « les dames qui pèsent lourd ». Il s’agit en effet de commerçantes qui pèsent lourd financièrement et souventaussi physiquement.

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travaillons, dans les dancings ou dans la rue. Cela suscite une forte jalousie chezles Brazzavilloises, qui nous traitent de “putes” ou de “voleuses de maris” ».Selon un stéréotype qui circule depuis longtemps à Brazzaville, les femmesde Kinshasa ont la réputation d’être d’excellentes amantes et de remarquablescuisinières, d’être aussi plus aimables et plus faciles à vivre, d’où, à l’époque duparti unique, leur surnom d’ATZ acronyme signifiant « Assistante TechniqueZaïroise »4. Les maîtresses de maisons brazzavilloises développent ainsi uneattitude ambivalente vis-à-vis des femmes de Kinshasa ; à tort ou à raison, ellesredoutent la présence de ces aide-ménagères, appréciées pour la qualité et lefaible coût de leur service, mais craintes pour leur propension à « tourner latête » aux hommes et à « détourner les maris d’autrui ». Certaines préfèrentd’ailleurs n’employer que des femmes d’âge mûr. Confrontées à ces critiques,les migrantes ne les démentent pas mais en rejettent la responsabilité sur lesBrazzavilloises : « Au lieu de s’en prendre à nous, elles devraient plutôt s’enprendre à leurs maris et mieux s’en occuper. Nous ne cherchons pas leurs marisde force ! Mais, si leurs maris nous font la cour et nous donnent de l’argent,pourquoi refuser ? Nous les aimons et ils perdent la tête. Alors, leurs femmesdisent que les Zaïroises sont des prostituées ! ».

« Faire la vie » à Brazzaville

Ceci nous amène à poser l’épineuse question de la « prostitution » desmigrantes. Les témoignages des migrantes à Brazzaville disent tous qu’ellessont faiblement rémunérées. Ainsi, Eyenga rapporte que son salaire commeaide-ménagère variait de 40 000 à 60 000 francs CFA (avant la dévaluation).Si des familles généreuses pouvaient payer jusqu’à 120 000 francs CFA, laplupart payaient entre 30 000 et 50 000 francs CFA. Aujourd’hui encore, lesaide-ménagères ont de très bas salaires. La situation n’est guère meilleure pourcelles qui travaillent comme serveuses de bistrots et bars ou comme danseuses. Lesmigrantes sont donc sans cesse à la recherche de complément de revenus. Alors,dans une telle situation, le complément d’argent provenant des « amoureux »est toujours le bienvenu. S’il existe des cas d’abus sexuels où les femmes confientavoir été forcées à avoir des rapports sexuels sur leur lieu de travail, ces casne semblent pas être courants. En général, les migrantes confient avoir despartenaires sexuels choisis par elles. Cette capacité de choix est sans doute liée àla maturité des Kinoises qui migrent plutôt vers la fin de l’adolescence. Elles nese trouvent pas dans la même position de vulnérabilité que les très jeunes filles

4. Selon des collègues français ayant résidé au Burkina Faso pendant la même période, il y circulait une représentation similaireà propos des femmes ghanéennes vivant plus ou moins de prostitution à Ouagadougou qui étaient elles aussi qualifiées« d’assistantes techniques ».

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migrantes d’origine paysanne qui, ignorant tout de la ville, partent y travaillercomme « bonnes à tout faire » pour constituer leur trousseau de mariage5.

Les migrantes de Kinshasa disent entretenir des relations amoureuses volon-taires avec des hommes qui sont leurs « petits amis ». Certes, il n’est pas rarequ’elles aient simultanément plusieurs amants qui offrent respectivement pro-tection, argent et amour. Ce pluralisme amoureux est une manière d’optimiserles relations amoureuses dans le sens de l’adage « du chic, du chèque et du choc »qui associe, par exemple, un fonctionnaire (« chic »), un notable aisé ou unriche marchand (« chèque ») et un amant de cœur (« choc »). En effet, pourla majorité des migrantes qui n’ont pas d’autorisation de séjour à Brazzavilleet qui travaillent au noir, il est essentiel d’avoir, outre un amoureux, quelques« connaissances » pouvant les mettre à l’abri du besoin financier et les protégerdes tracasseries administratives.

Lorsqu’elles durent, les relations amoureuses des migrantes aboutissentparfois à des mariages et à des installations définitives à Brazzaville. Mais,le plus souvent, les migrantes prennent le statut de « deuxième bureau »,expression commune qui désigne une femme avec laquelle un homme déjàmarié entretient une relation reconnue qui lui assure une prise en charge morale,sociale et financière. Les migrantes qui ont laissé à Kinshasa un conjoint auquelelles tiennent encore commencent alors un exercice d’équilibrisme conjugalcompliqué afin d’éviter que l’attachement que peut leur vouer un amant neprenne une allure trop officielle. Les migrantes reconnaissent toutefois quecertaines d’entre elles « font le trottoir » et que ce serait à cause d’elles qu’onles traite toutes de « prostituées ». Certaines femmes, en effet, ne viendraient àBrazzaville que dans le seul objectif de « faire la vie » kosala vie. Cette dernièreexpression kosala vie étant une manière de qualifier cette forme de prostitution.

Le libertinage de certaines migrantes exacerbe les jalousies latentes entreKinoises et Brazzavilloises. En effet, les quartiers résonnent des quolibets etdes disputes incessantes des femmes qui se disputent les mêmes hommes. Desrivales jalouses n’hésitent pas à dénoncer des migrantes sans papier à la policequi les interpellent et les font expulser. La protection contre les tracasseriesadministratives est donc une nécessité pour qui veut réussir sa migration. Uneprotection efficace peut être obtenue de la part d’un amant « bien placé ». Mais,une autre forme de protection, solidaire cette fois, peut résulter de la sororitéétablie par un groupe de migrantes qui décident de se soutenir mutuellement.

Hormis les femmes mariées qui viennent à Brazzaville pour raison deregroupement familial, les migrantes expliquent que chaque femme qui y vient« cherche sa vie » en poursuivant son propre objectif qui est soit de faire du

5. On peut citer ici par exemple le travail de Jacky Bouju (2008) montrant les abus sexuels commis sur les petites « bonnes »d’origine paysanne qui migrent dans différentes villes du Mali pour y travailler comme domestiques.

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commerce, soit de travailler, soit de « faire la vie ». Mais ces différents objectifsne sont pas exclusifs les uns des autres comme le montre le cas de Nika qui vità Brazzaville depuis deux ans. La journée, elle travaille comme aide-ménagère,la soirée comme serveuse dans un bistrot-dancing et elle admet qu’elle passeparfois la nuit avec des clients du bistrot s’ils la sollicitent discrètement et qu’ilss’entendent préalablement sur le prix. Il lui arrive de gagner de la sorte de100 000 à 200 000 francs CFA chaque semaine. Avec l’argent gagné hors de sonsalaire, elle se constitue une épargne et fait déjà un petit commerce : elle achètedes vêtements prêt-à-porter qui seront revendus à Kinshasa. Chaque week-end,en effet, elle rentre à Kinshasa pour retrouver son conjoint à qui elle remetune partie de son revenu. À sa tante qui élève ses deux enfants, elle laisse lesmarchandises qui seront vendues au marché. Elle dit se donner une année encoreavant de rentrer définitivement se réinstaller à Kinshasa pour ne pratiquer quele commerce transfrontalier.

FEMMES, TRAVAIL ET MIGRATIONS : « JETER LE CORPS »

L’idée de la « perte » dans l’exil

Lorsque les migrantes racontent leur parcours et leur expérience d’exil et detravail à Brazzaville, elles utilisent fréquemment une expression lingala kobwakanzoto qui signifie littéralement « jeter le corps ». Cette expression a plusieursconnotations qui expriment diversement les enjeux et les difficultés de l’exil.Généralement utilisée par les migrants congolais en Europe, elle est égalementutilisée dans le cadre de la migration proche, aussi nous a-t-il paru intéressantd’en investiguer la richesse sémantique.

Dans le cadre de la migration congolaise en Europe, l’expression kobwakanzoto est souvent associée à une autre expression : kobeta libanga qui signifie« trouver un travail rémunérateur ». Ces termes idiomatiques ne sont pas aisésà traduire ; ils indiquent cependant l’idée de vivre jusqu’au bout l’expériencede l’aventure. En effet, vivre clandestinement en Europe implique d’être sousla menace permanente d’une expulsion indigne et infamante (Ngandu, 1998).Pourtant, parmi les migrants, il existe toujours une frange d’« aventuriers »prêts à aller jusqu’au bout de l’inconnu, quelles qu’en soient les conséquencesagréables ou désagréables. Filip De Boeck et Marie-Françoise Plissart (2005,p. 239), indiquent que l’expression kobwaka nzoto renvoie aussi à l’idée dela « perte », perte corporelle mais aussi perte d’identité : « ce n’est pas unecoïncidence, si la perte d’identité (telle qu’elle se vit par exemple dans le milieude la diaspora où quelqu’un peut devenir, souvent littéralement, un être sansidentité, « sans papiers »), se qualifie en termes de perte corporelle (Kobwakanzoto, jeter ou verser son corps) ».

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Dans un ouvrage consacré à la migration congolaise en Belgique, MayoyoBitumba (1995) indique que le fait d’introduire une demande d’asile se ditkobwaka nzoto (jeter le corps) et le terme ngunda, par lequel on désigne ledemandeur d’asile, signifie littéralement « jungle » qui, par extension, réfèreà la perdition. Demander l’asile, serait ainsi « jeter son corps », c’est-à-direlittérairement, « abandonner, sacrifier son corps ». Mayoyo observe de mêmeque le fait d’aller en Europe recouvre les mêmes signifiants que les vêtementsusagés. En effet, à Kinshasa l’expression bwaka nzoto désigne aussi les vêtementsd’occasion, et plus particulièrement les pagnes de seconde main (on passe ici del’infinitif kobwaka nzoto à l’impératif présent bwaka nzoto, « jette-ton-corps »).À ce sujet, Sylvain Shomba (2004) observe que l’expression bwaka nzoto désigneune des manières par lesquelles les femmes congolaises tentent de demeurer« dans la course ». L’opération consiste à vendre à moitié prix, les pièces de tissuswax devenues mayi ya kala (des tissus aux motifs démodés) en vue d’acheter desmayi ya sika (des tissus aux motifs à la mode). Mais le bwaka nzoto, ce pagnequ’on garde pour vendre, renvoie aussi à certaines formes d’« investissement »par lequel l’achat d’objet de valeur (pagne ou bijoux) est destiné à constituerune sorte d’épargne que l’on pourra vendre en cas de besoin d’argent. Bwakanzoto désigne également les plats cuisinés dans les gargotes ou les restaurantsde fortune, dont la qualité est douteuse. Dans l’imaginaire populaire, il y al’idée d’un plat cuisiné invendu à la fin du jour mais qui est remis en vente lelendemain : son hygiène est douteuse et sa fraîcheur incertaine.

Dans l’expression kobwaka nzoto, il nous semble y avoir trois idées de base :celle de l’exil, celle de la « perte » et celle de la « braderie ». L’association de cestrois idées semble en exprimer une quatrième, celle de partir vendre son talentdans le monde pour gagner de l’argent, mais au risque de perdre sa dignité, voireson identité. Ainsi, l’injonction bwaka nzoto, « jette-ton-corps », peut vouloirdire « jette-toi à l’eau, fonce, brade ton corps, brade ton identité ! si tu vasailleurs pour gagner ta vie. Dans cet ailleurs, tu risques de perdre ton intégritémorale (tricher, accomplir des tâches infamantes), tu vas brader ton intégritéphysique (te donner à n’importe qui), tu vas ravaler ton honneur, faire fi de tadignité et brader ton nom (en louant ton passeport, en te faisant passer pourune autre, etc.) ». « Jeter son corps », c’est le fatiguer, l’user dans la dureté dutravail, dans des emplois peu valorisants, mal rémunérés, souvent humiliants ;« jeter son corps », c’est aussi le brader, le louer contre quelque argent dans desrapports de prostitution qui stigmatisent et altèrent la réputation.

Cependant, comme le soulignait Filip De Boeck (2001), l’imaginaire etle discours des migrantes sur la « perte » ne doivent pas masquer le fait queces femmes reconstruisent non seulement le sens de leur expérience, maisaussi qu’elles participent directement à la transformation des rapports socio-économiques et des rapports de genre dans lesquels elles sont prises. Ainsi,

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le consentement au risque évoqué de manière récurrente dans les récits desmigrantes kinoises semble métamorphoser la perte endurée en « offrande » et en« sacrifice ». Sacrifice de soi enduré pendant le séjour temporaire à Brazzavillepour nourrir la famille restée à Kinshasa, sacrifice consenti pour réunir la sommenécessaire au début d’un petit commerce qui permettra de devenir autonome.

Si, dans l’exil à Brazzaville, ces migrantes sont victimes de souffrances etsemblent perdre leur identité, il ne faut pas leur dénier, même si elles sont enposition subalterne, toute possibilité de résistance. En effet, elles construisentpour elles-mêmes d’autres identités : celles de femmes qui « cherchent » lavie et qui ne reculent devant rien, celles de femmes qui, contrairement àbeaucoup d’hommes, ne sont pas passives face à la crise, celles de femmesdésirées et recherchées par les hommes pour leurs multiples qualités, mais aussi« redoutées » par les autres femmes pour les mêmes raisons ; celles de femmesqui prennent en charge des larges familles restées à Kinshasa, celles de femmesqui s’enrichissent aussi et peuvent devenir des patronnes de commerce, etc. Latransformation des rôles sociaux masculins et féminins qui s’opère dans le cadrede cette forme de migration n’est en fin de compte pas si nouvelle qu’elle en al’air. Elle paraît se situer dans la continuité des transformations qu’on observeà Kinshasa depuis la colonisation et dont l’expression « femmes libres » noussemble être une des principales manifestations.

La question des « femmes libres »

Nombre de femmes qui participent au commerce transfrontalier avec Braz-zaville font partie de ces femmes qu’on désigne à Kinshasa comme des « femmeslibres ». Comme le montre Gauthier de Villers (2002) qui s’appuie sur BenoîtVerhaegen (1996), cette expression date de l’époque coloniale. À cette époque,seules les femmes mariées avaient « en principe » droit d’accès et de résidencedans les centres extra-coutumiers. Néanmoins, une femme veuve ou divorcéepouvait bénéficier de ce droit à condition d’y avoir séjourné pendant dix ans aumoins. Ce droit lui conférait le statut légal de « femme vivant théoriquementseule » ou encore de « femme libre », selon les catégories forgées par l’adminis-tration coloniale. Cependant, afin de stabiliser la population des travailleurssouvent privés de femmes, l’administration s’est montrée « tolérante » avec sespropres lois. Elle a donc octroyé ce statut à des femmes qui ne remplissaientpas les conditions de résidence imposées, tolérance qui présentait l’avantagede percevoir les taxes relativement élevées qui frappaient les « femmes libres ».Valdo Pons (1969) qualifie ces femmes libres de « semi-prostituées » vendantleurs charmes à des clients tout en ayant simultanément et/ou successivementplusieurs partenaires « amoureux », avec lesquels elles pouvaient entretenirdes relations relativement longues. Avec ce type de partenaires « amoureux »,elles recevaient aussi des « cadeaux » réguliers plutôt qu’une rémunération

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systématique à chaque rencontre. Suzanne Comhaire-Sylvain (1968) souligneque les « femmes libres » de l’époque coloniale se différenciaient des prostituéesdu fait qu’elles choisissaient elles-mêmes leurs partenaires tout en leur laissantquelquefois l’illusion d’avoir effectué une conquête difficile.

Pour Gauthier de Villers (2002, p. 18), bien que l’expression « femme libre »soit du point de vue de l’administration coloniale un euphémisme hypocrite, elleétait cependant remarquablement bien choisie. En effet, d’une part, la logiquede comportement et la condition de la femme libre diffèrent fortement de celledes prostituées. D’autre part, des notions comme « femme entretenue » ou« courtisane » s’appliquent mal à la catégorie de « femme libre » : la condition de« femme entretenue » implique un rapport de dépendance alors que la femmelibre tend à se montrer très indépendante à l’égard de ses partenaires, notammenten les choisissant elles-mêmes. En ce qui concerne la notion de « courtisane »,elle connote l’idée d’une femme semi-mondaine qui jouit d’un statut socialélevé alors que la catégorie de « femme libre » tend à être plus diversifiée dupoint de vue du statut et de la condition sociale. Pour Gauthier de Villers, lephénomène des « femmes libres » s’inscrit dans la dynamique de changementsocial et culturel provoqué par ce que Georges Balandier a appelé la « situationcoloniale », une rencontre dynamique entre colonisés et colonisateurs, créatricede formes culturelles et sociales « informelles », ambiguës, c’est-à-dire nonclassables et non reconnaissables dans les catégories préexistantes. Le phénomènedes « femmes libres » est ainsi un produit de cette rencontre coloniale, il estdonc informel, c’est-à-dire atypique, ambigu, hybride, se dérobant aux normeset aux modèles qui relèvent autant de l’ordre institué par la colonisation que decelui hérité des traditions africaines.

La notion de « femme libre » a donc une longue histoire. Mais, les femmeslibres d’hier sont-elles les mêmes que celles d’aujourd’hui ? L’observation dessituations contemporaines montre qu’il y a à la fois des continuités et deschangements. Pour ce qui concerne les continuités, on retrouve aujourd’hui, chezles femmes libres de Kinshasa ou les migrantes à Brazzaville, la même ambivalencedans les rapports amoureux, mais aussi la même fonction rémunératrice d’uncommerce sexuel. À propos de migrantes à Brazzaville, nous pourrions faireaujourd’hui exactement le même constat que Suzanne Comhaire-Sylvain, il y aune quarantaine d’années : « Elles connaissent leur « valeur » et n’accepteraientpas de se donner pour rien, l’amour libre est donc pour elles à la fois un gagne-pain et un mode de vie, jusqu’au jour où elles accepteraient de se ranger » (1968,p. 163). Les différentes relations amoureuses des migrantes avec les hommes,participent des stratégies liées à leur objectif de « chercher » la vie et de gagnerde l’argent. Il en résulte des unions multiples qui prennent souvent des formesinformelles et qui servent en général des buts strictement utilitaires mêmesi, dans quelques cas, ces unions aboutissent à des mariages ou se stabilisent

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dans la durée. Partir à Brazzaville rechercher des hommes susceptibles de lesentretenir plutôt que de rester à Kinshasa pour ce faire n’est pas fortuit. Lesmigrantes répètent à qui veut les entendre que les hommes de Brazzaville sontde « bons payeurs ». Cela ne signifie pas qu’ils soient plus généreux que leshommes de Kinshasa, mais plutôt que ces hommes évoluent dans un contextesocio-économique leur permettant de mieux gagner leur vie. Par conséquent,ils ont plus de moyens financiers à mettre à la disposition des femmes qu’ilscôtoient que leurs homologues de Kinshasa. Dans la situation de concurrencelatente qui les opposent aux Brazzavilloises, les migrantes déploient tous leurstalents pour attirer les hommes, leur plaire et « capter » leur argent. Leurtactique favorite consiste à mettre en avant ce qu’elles considèrent commeleurs atouts majeurs : apparaître comme des femmes débrouillardes mais aussiobéissantes, des femmes aimables et agréables, mais aussi d’excellentes amanteset de remarquables cuisinières.

Pour ce qui concerne les changements dans la condition des « femmes libres »,on peut dire qu’ils tiennent aux transformations de la société congolaise qui,depuis plus de trente ans, subit une crise grave et durable qui la travaille enprofondeur. La pauvreté urbaine s’est généralisée, la vie quotidienne est devenueprécaire, l’instabilité matrimoniale est plus grande. Toutes les femmes cherchentà subvenir aux besoins de leur ménage et de leurs familles. La lutte pour la survieà laquelle sont confrontées les femmes libres d’aujourd’hui n’a pas grand-chose àvoir avec la lutte de celles d’hier qui vivaient dans une colonie économiquementprospère. Par conséquent, elles doivent déployer plus de trésor de débrouillardiseque celles d’hier.

En outre, la flexibilité des migrantes commerçantes qui entretiennentsimultanément des relations amoureuses à Brazzaville et à Kinshasa est frappante.Elles semblent ne pas avoir de mal à passer du rôle de femme à statut économiquedominant prenant en charge son compagnon et sa famille restés à Kinshasa entravaillant ou en exerçant un commerce, à celui de femme à statut économiquedominé à Brazzaville qui attend argent, soutien et « protection » de la part deses compagnons pour mener à bien son activité économique.

D’un point de vue non normatif, il serait donc vain d’opposer l’immoralitésupposée des « femmes libres » à la moralité supposée des « épouses soumises ».En effet, dans un article remarquable où elle fait l’analyse des litiges matrimoniaux,divorces, adultères ou abandons de domicile conjugal, qui envahissent les tribunauxcongolais entre les deux guerres, Amandine Lauro (2011) fait mention du désarroide nombreux époux face au brouillage des repères matrimoniaux et de genre àl’époque coloniale. Ce brouillage apparaît aux yeux des hommes mariés, maisaussi des administrateurs coloniaux comme un syndrome de la désagrégation desformes de mariages indigènes dont les femmes seraient largement responsables.Il semble bien en effet que, dès cette époque, les rapports conjugaux aient été

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Commerce transfrontalier et migration féminine entre les deux Congo

instrumentalisés par les femmes mariées qui saisissaient toutes les opportunitésque leur offrait le nouvel ordre colonial pour changer leurs conditions de vie ouaider financièrement leur famille au détriment de leurs époux. Or, ces stratégiesd’instrumentalisation des rapports conjugaux n’étaient pas celles de femmes libresmais celles de fiancées et d’épouses légitimes ! Observée dans la longue durée,il semble bien que l’instrumentalisation des rapports amoureux et des rapportsmatrimoniaux ne soit pas seulement une affaire de « femmes libres », mais uneaffaire de « femme » en général dont le sens serait peut-être à rechercher dans lesrègles « traditionnelles » de l’échange matrimonial.

L’inversion des rôles masculins et féminins, qui se dessine avec l’effondrementde l’économie salariale à Kinshasa et la prise en charge des foyers par les femmes,crée des rapports ambigus et de l’incohérence statutaire entre les hommes etles femmes. Dans cette société urbaine qui reste pour l’essentiel patriarcale etsouvent machiste, le statut social ne s’accorde plus avec le statut économique : leshommes restent les dominants statutaires mais ne disposent plus nécessairementde pouvoir économique, tandis que les femmes demeurent des dominéesstatutaires mais deviennent des dominants économiques. Gauthier de Villers(2002) soulignait que ces hommes, qui étaient hier des maîtres incontestés etrespectés, vivent parfois dans la honte cette inversion des rôles, cette situationde dépendance financière par rapport aux femmes. Si, avec la crise les rôles, lesfonctions et les responsabilités changent, les représentations stigmatisantes dela « femme libre » n’ont pas changé. De même, les représentations des statuts degenre et les jugements de valeur associés ne semblent pas bouger.

Migrations féminines et commerce transfrontalier

Les migrations temporaires et pendulaires des commerçantes de Kinshasasont une caractéristique majeure des échanges commerciaux entre Brazzaville etKinshasa. L’approche diachronique des migrations commerçantes a permis decroiser les trajectoires des différentes générations. Cette approche a montré que,malgré les changements de générations, le schéma migratoire reste globalementle même. La migrante s’appuie sur un réseau de migration préexistant pourvoyager et faire du commerce, ou alors séjourner temporairement à Brazzavillependant une période pouvant aller d’un à cinq ans. Elle y fait des petits boulotsqui permettent de réunir la somme nécessaire au démarrage de son commerce.Elle profite de son séjour pour faire la connaissance du milieu commercial, desproduits qui s’y vendent bien, de ceux qui s’achètent à bon prix et des lieux oùils s’achètent. Elle noue des liens qui seront plus tard propices à son commerce.Ces femmes élaborent donc des stratégies pour devenir commerçantes. Mais, lespetits boulots sont mal rémunérés tandis que les charges à assumer à Kinshasasont lourdes. Alors, les relations amoureuses qu’elles entretiennent apportentun complément de revenu. Mais, elles nourrissent aussi des préjugés tenaces

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et des stéréotypes qui circulent à Brazzaville à propos de ces migrantes qu’onqualifie encore aujourd’hui de « Zaïroises ». Mais les migrantes assument leurschoix, saisissent des opportunités et prennent des risques divers qui se résumentpar l’expression kobwaka nzoto, « jeter le corps ».

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