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Abdel-Malek_Question Agraire Egypte 1952_TM 1962

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  • Arnoud Abdel-Malek

    La question agraire en gypte et la rforme de 1952In: Tiers-Monde. 1962, tome 3 n9-10. pp. 181-216.

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    Abdel-Malek Arnoud. La question agraire en gypte et la rforme de 1952. In: Tiers-Monde. 1962, tome 3 n9-10. pp. 181-216.

    doi : 10.3406/tiers.1962.1075

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_0040-7356_1962_num_3_9_1075

  • LA QUESTION AGRAIRE

    EN EGYPTE

    ET LA RFORME DE 1952

    par Anouar Abdel-Malek

    Analyse technique, techniciste, grand reportage, description littraire, ou bauche de sociologie exotique autant d'cueils que notre essai d'aujourd'hui voudrait viter. Il s'agira de situer la rforme agraire gyptienne de 1952 (1) dans son contexte historique, d'en saisir les causes relles, d'apprcier sa porte, dans le cadre qui est sien, celui de la rvolution gyptienne, bourgeoise nationale amorce en 1882, et dont les dates principales sont celles de 191 9, de 194 5 -1946, et de 195 2-195 6.

    Trois parties : tout d'abord, une brve histoire de la question agraire en Egypte, de l'poque pharaonique jusqu'au xixe sicle; puis, une tude de la question agraire au xxe sicle, dans le cadre du mouvement national et du capitalisme; enfin, la rforme agraire de 1952 proprement dite.

    Cette position du problme devrait permettre de fournir un cadre valable pour la mise en perspective et l'tude subsquente de ce problme en mouvement, et de dgager tel est du moins notre espoir quelques ides gnrales, une bauche thorique, portant sur l'volution de la question agraire dans les pays sous-dvelopps, non socialistes, au stade de l'indpendance.

    I. Brve histoire de la question agraire en Egypte

    C'est Ibrahim Amer que nous devons la premire tude d'ensemble, la fois clairante et novatrice, sur l'histoire de la question agraire, dans son livre intitul prcisment La terre et le fellah, la question agraire en Egypte (2). Nous en suivrons ici l'analyse, pour l'essentiel.

    (1) Plus tard tendue la Syrie, aprs la formation de la R.A.U., aux termes de la loi n 161 de 1958. (2) Ibrahim Amer, Trikh al-Ard wa'l-Fallah, al'Masala al-Ziraiyya fi Misr, Le Caire, 1958.

    Egalement : Kissat al-Ard f Ikhm Misr (L'histoire de la terre dans les provinces gyptiennes) de Mohamed Sobeih, Le Caire, i960. Pour des raisons d'intelligibilit, nous donnons le titre des ouvrages gyptiens dans leur traduction franaise dans le texte.

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  • ANOUAR ABDEL-MALEK

    i. La question agraire sous les Pharaons

    On sait quel point le Pharaon d'Egypte ne faisait qu'un avec la divinit, ou les dieux, du moins jusqu' la fin de l'ancien Empire. Un gouvernement bureaucratique centralis lui assurait le contrle politique et idologique de la nation, cependant que son emprise sur le rgime des eaux forage des canaux d'irrigation, rection des digues contre les inondations, rgulation du niveau des eaux du Nil faisait de lui le matre absolu de la vie quotidienne. En effet, les oprations d'irrigation et de drainage absorbaient une grande partie de la force de travail qui n'tait pas employe effectivement dans l'agriculture... Il n'tait pas possible d'accomplir cette tche hydraulique d'une faon efficace sur le seul plan local; c'est pourquoi on a toujours vu le gouvernement central proccup de l'unit administrative et politique du pays afin de mener bonne fin les grands projets d'irrigation, en mme temps qu'il exerait lui-mme un pouvoir positif et rel, et qu'il contrlait une force de travail considrable... Ainsi donc, le Pharaon, comme dieu, et comme matre effectif des sources d'irrigation et de la main-d'uvre, tait le seul propritaire de la terre en Egypte (i).

    Seul propritaire, le Pharaon d'Egypte devait tre progressivement amen s'entourer d'agents, sinon d'allis. Ministres, administrateurs des nmes , prtres, auxquels vinrent s'ajouter les serviteurs des mes puis les serviteurs du dieu autant de fonctionnaires qui graient les terres mises par le Pharaon la disposition des lieux de culte ou de spulture. Peu peu, le gouvernement central se trouva relativement dpouill de son monopole, alors que grossissaient les terres remises aux fonctionnaires, aux temples, et aux bnficiaires de toutes sortes de wakfs avant la lettre : la fin de l'ancien Empire se faisait imminente. Vers la fin de la VIe dynastie, les gouverneurs des nmes taient, en gnral, les grands-prtres du temple principal, c'est--dire les principaux usufruitiers des terres du Pharaon. La lutte contre les Hyksos, au xvnie sicle avant J.-C, puis les conqutes des Ramss, eurent pour rsultat la cration d'une arme de mercenaires dont les chefs se virent octroyer des terres.

    Une premire apparition de la proprit prive des terres eut lieu

    (i) I. Amer, op. cit., p. 53.

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  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    sous le Moyen Empire, mais il semble assur qu'elle fut de courte dure, le triomphe de la dynastie de Thbes ayant restitu au Pharaon son monopole de la proprit foncire (i).

    2. La question agraire sous la fodalit

    La conqute de l'Egypte par les Arabes ne devait gure changer la structure de la proprit foncire, le titulaire, cette fois, tant le beit el- ml, ou ministre des Finances, auquel churent les terres des seigneurs chrtiens d'origine byzantine qui s'taient partags les biens des Pharaons. L'institution des wakfs, religieux et privs, prit une importance considrable, qu'elle devait garder jusqu'en 1954.

    Il faudrait d'ailleurs nuancer cette description. En effet, si l'tat tait bien le seul propritaire des terres gyptiennes la fois sous les Pharaons et aprs l'invasion arabe, il pratiqua une sorte usufruit qui prit trois formes principales.

    Ce fut, tout d'abord, le cas des terres octroyes, aux fins d'exploitation, au clerg et aux institutions religieuses, en retour de leur appui. Puis, on vit apparatre l'octroi des terres aux militaires et seigneurs dont le pouvoir central voulait s'assurer les services durant les priodes d'expansion ou de troubles intrieurs. Enfin, des terres furent octroyes certains agriculteurs aiss, contre des obligations fiscales et des redevances montaires et en nature, formellement et rigoureusement dfinies ; cette forme d'usufruit apparut la fin de l'poque pharaonique et au dbut de l'poque mdivale, au moment o l'tat ressentit un besoin pressant d'argent et o le dveloppement de l'agriculture ne pouvait manifestement se faire qu'au prix d'une certaine autonomie, d'un certain intressement des paysans la terre qu'ils cultivaient, sans droits d'aucune sorte.

    Par deux fois, sous le Moyen Empire et sous les Mamelouks, les usufruitiers, et notamment les chefs militaires et le clerg, outrepassrent les bornes, et allrent jusqu' lguer leurs terres, ou en faire don des tiers. Mais le pouvoir central reprenait le dessus sans tarder. Et l'immense majorit des fellahs continuait d'tre dpouille de toute forme de proprit foncire.

    S'il en est ainsi, dans quelle mesure peut-on parler d'une fodalit en Egypte ?

    (1) Selon R. Coulborm, Feudalism in History (1956). On trouvera un expos beaucoup plus dtaill in La civilisation gyptienne, de A. Erman et H. Ranke, trad. fr. (1952), p. 111-134 et 578-600.

    183

  • ANOUAR ABDEL-MALEK

    Aprs avoir cart les arguments d'inspiration religieuse la centralisation des terres, et du pouvoir, ayant aussi bien caractris l'Egypte pharaonique que l'Egypte islamique Ibrahim Amer raffirme avec force la thse que nous disions plus haut. La forme qu'a revtu la proprit foncire en Egypte a diffr de celle qu'elle a revtu en Europe, crit-il. Dans le premier cas, il s'agissait d'une proprit d'tat, alors que, dans le second, il s'agissait d'une proprit prive. La raison principale de cette diffrence rside dans la diffrence du rgime de l'irrigation en Egypte et en Europe : irrigation artificielle dans le premier cas, mais irrigation naturelle, base sur les pluies ou sur des travaux d'irrigation limits, dans le second cas (i). Et de citer ses rpondants : Adam Smith, Richard Jones, John Stuart Mill, puis Marx dans sa lettre Engels de 1853 : ... l'absence de la proprit prive de la terre constitue vritablement la cl de l'Orient tout entier. Ici se trouve l'histoire politique et religieuse de l'Orient. Comment se fait-il cependant que les Orientaux ne soient pas parvenus la proprit prive de la terre, fut-ce sous sa forme fodale ? Je crois que la raison principale de cet tat de choses est constitue par le climat et par ses rapports avec la nature du sol, et plus particulirement en ce qui a trait aux immenses superficies s 'tendant du Grand Dsert la pninsule arabique, puis la Perse, l'Inde, au Turkestan, enfin au plateau asiatique central. Dans ces rgions, l'irrigation artificielle est la condition premire de l'agriculture; seules, les communauts de village, de provinces, ou les gouvernements centraux, peuvent l'effectuer. Tout gouvernement oriental ne dispose que de trois administrations : la premire pour les finances (le vol l'intrieur), la deuxime pour la guerre (le vol l'intrieur et l'extrieur), et la troisime pour les travaux publics (les ncessits de la continuit de la production)... (2).

    Deux lments risquent cependant de modifier ce tableau : les Mamelouks, et le rgime de Y Utkm (obligation). On ne saurait assimiler les Mamelouks aux seigneurs fodaux d'Occident que d'une manire abusive et purement formelle. En effet, le rgime d'irrigation artificielle

    (1) I. Amer, p. 64. (2) Marx-Engels, Selected correspondence, Moscow, 1953, p. 99-100. On trouverait l,

    ainsi que dans les remarques de Ibrahim Amer, des lments en vue d'une rflexion fructueuse sur un thme comme celui du colloque, organis les 22, 23 et 24 mars i960, sous le patronage de l'Institut d'Etudes islamiques et de l'Ecole pratique des Hautes Etudes (VIe section), par MM. Blachre et Marthelot sur le thme suivant : U volution conomique, sociale et culturelle des pays d'Islam s'est-elle montre dfavorable la formation d'un capitalisme du type occidental ?

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  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    en Egypte a, de tous temps, requis la prsence d'un pouvoir central, unifi et puissant, qui a plus besoin de grands commis, de fonctionnaires, d'administrateurs, que de gouverneurs locaux. C'est ce qui explique que, toutes les fois que les Mamelouks tentrent un soulvement, ils se dirigeaient tout naturellement et immdiatement vers la conqute du pouvoir central au Caire, comme ce fut le cas lors de la rvolte de Aly bey El-Kbir, en 1769. Pas de principauts, ni de fiefs; pas de villes libres, ni de cits-tats. Des Pharaons nos jours, l'Egypte a toujours constitu une seule entit, une seule unit, nationale.

    Le cas des multa^imns, ou grands percepteurs des impts, est clair. Ces grands commis, mis en place par le pouvoir central au moment de sa faiblesse, achetaient leur charge en s'acquittant tous les ans d'une somme globale d'impts, dont ils percevaient ensuite l'quivalent sur le territoire de leur juridiction. Certes, la charge de multa^m en vint peu peu tre hrditaire, moyennant moult donations au pouvoir central. Mais celui-ci demeurait seul matre des terres, et lui seul pouvait confrer le privilge de Vilti^m, comme il lui arrivait souvent de le retirer en guise de reprsailles.

    Ce n'est donc pas un rgime fodal de type europen que nous avons affaire ici, mais bien plutt un fodalisme oriental . Le rgime de la proprit foncire et le systme social qui s'y superposait en Egypte, avant Mohamed- Aly... taient ceux d'un fodalisme oriental , dont les bases, diffrentes de celles du fodalisme europen, taient l'absence de proprit prive (des terres) et le centralisme du pouvoir d'tat dans le domaine de l'agriculture. Il y a cependant quelques points de ressemblance avec le fodalisme europen, savoir la corve et le rgime de l'conomie naturelle la campagne (1)...

    3. Du fodalisme oriental au capitalisme agraire

    L'expdition franaise de Bonaparte (1 798-1 801), puis l'avnement de Mohamed-Aly devaient porter des coups srieux au fodalisme oriental . En effet, la loi du 16 septembre 1798 instituait un prix pour les terres, reconnaissait le droit des paysans l'hritage et rglementait l'enregistrement de la proprit foncire (2).

    En 1807, Mohamed-Aly massacrait les Mamelouks la Citadelle. En 1809, il abolit le systme de Vilti^m. De 1813 181 8, il tablit un

    (1) I. Amer, p. 69. (2) Abdel-Rahman El-Rafei, Trikh al-Haraka al-Wataneyya al-Misriyya (Histoire du

    mouvement national gyptien), vol. I.

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  • ANOUAR ABDEL-MALEK

    cadastre et partagea la terre en lopins, qu'il distribua ensuite aux fellahs et certains fonctionnaires. Les deux millions de feddans telle tait alors la superficie cultive en Egypte furent rpartis comme suit :

    a) Terres des ibadiyyat wa gaf/ik, octroyes par le souverain aux membres de sa famille et de sa suite, ainsi qu'aux chefs militaires et aux hauts fonctionnaires ; ces terres comprenaient 200 000 feddans, dgrevs d'impts;

    b) Les terres awsiya, soit 100 000 feddans octroys aux ex.-multa- %imns en guise de compensation;

    c) Les terres des machyekhs, octroyes aux cheikhs des villages : 154 000 feddans;

    d) Les terres al-, dgreves d'impts, et octroyes aux fonctionnaires trangers, soit 6000 feddans;

    e) Les terres al-erbn, en bordure des villages, octroyes aux Bdouins. Le Pr Rached El-Barwi donne, pour sa part, une description ana

    lytique un peu diffrente de celle de Ibrahim Amer. Selon lui, en effet, les terres se rpartissaient comme suit :

    a) Terres al-kharajiyya remises en usufruit aux fellahs, par parcelles de 3 5 feddans; le statut de 1846 devait permettre l'usufruitier de transfrer ses droits un tiers, la terre devenant ainsi ghrouka;

    b) Terres awsiya, et notamment en Basse-Egypte, les multa^tmins s'arrangeant en fait pour en conserver la jouissance leurs descendants, par le truchement du wakf;

    c) Terres a/-ri%ka, dgreves d'impts mais non passibles d'tre constitues en wakf s;

    d) Terres ibadiyyat wa gaflik, dont Mohamed- Aly devait permettre la pleine proprit, en 1842, afin d'intresser directement les grands propritaires la bonne marche de l'agriculture;

    e) Terres masmouh al-machyekh ou masmouh al-mastaba, elles aussi dgreves d'impts (1).

    La principale diffrence entre ce rgime et le rgime du fodalisme oriental du temps des Arabes et des Turcs tait le suivant : avant Mohamed-Aly, l'tat monopolisait la terre sous le double chapitre de la proprit et de l'exploitation, alors que Mohamed-Aly conserva seulement l'aspect proprit, laissant aux particuliers le soin de l'exploi-

    (1) Rached El-Barwi et Mohamed Hamza Eleiche, Al-Tatawwor al-Iktissdi fiMisr //'/ 'Asr al-Hadith (L 'volution conomique en Hgypte poque moderne), 4e d., Le Caire, 1949, p. 59-65.

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  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    tation. Et l'on peut dire, avec Ibrahim Amer, que le rgime d'exploitation agricole au temps de Mohamed-Aly tait un rgime temporaire de transition entre le fodalisme et le capitalisme, rgime au cours duquel l'Egypte traversa une phase d'volution ambivalente : il s'agissait d'un rgime fodal oriental dans sa phase de dcomposition et d'croulement avec, dans son sein, les lments d'un rgime capitaliste fond sur l'conomie marchande et orient vers l'tablissement de la proprit prive de la terre... Les causes de l'apparition de la bourgeoisie pr-existaient en Egypte toute intervention trangre ; il s'agissait de l'volution de l'conomie agricole gyptienne du stade de l'conomie naturelle celui d'une conomie de march, ainsi que de la croissance de villes industrielles et commerciales, et de leurs besoins en produits de la terre (i).

    Le mouvement ne devait plus s'arrter. Reconnaissance d'une forme limite de la proprit foncire prive (1846), droit de location des terres pour 3 ans, d'hypothque, de vente du titre d'exploitation un tiers, du legs de la terre enfin (185 8), introduction et intensification rapide de la culture du coton sous Ismail, afin de ravitailler les usines anglaises au moment de la guerre de Scession (1 863-1 879), octroi de la terre en proprit au locataire contre paiement de six ans d'impts en une seule fois (1 871), puis, aprs l'occupation anglaise de 1882, lgalisation de la proprit prive pour les terres dgreves (1883), puis pour les terres exploites (1891), abolition de la corve sauf pour les cas d'utilit gnrale (1893).

    Moins d'un sicle aprs Bonaparte et Mohamed-Aly, une classe de propritaires fonciers possdait la terre d'Egypte sous le rgime de la proprit prive, et en vendait les produits sur les marchs mondiaux tout comme sur le march local. La bourgeoisie gyptienne tait ne.

    IL La question agraire en Egypte au xxe sicle

    II n'entre pas dans notre propos de traiter de la question de la formation, et de la diffrenciation, de la bourgeoisie gyptienne, du xixe sicle nos jours (2).

    Nous la retrouverons en chemin. Un premier schma une hypo-

    (1) I. Amer, p. 81-82. (2) On se rfrera, pour l'tude de ces problmes aux ouvrages suivants : Sobhi Weheida,

    F Oussol al-Mas'a/a al-Misriyya (Sur les principes de la question gyptienne). Le Caire, 1950. Chohdi Attia al-Chafei, Tatawwor al-Haraka al-Wataneyya al-Misriyya (1882-1956) ( U volution du mouvement national gyptien) (1882-1956), Le Caire, 1957. Fawzi Guergues, Dirasst fi Trikh Masr al-Siyassi mouirou al-Asr al-Mamloki (Etudes sur l'histoire politique de Egypte depuis poque Mamlouk), Le Caire, 1958.

    187

  • ANOUAR ABDEL-MALEK

    thse de travail cependant : la bourgeoisie gyptienne, entre 1882 et 1952, se diffrencie en grande bourgeoisie terrienne, grande bourgeoisie industrielle, mais surtout bourgeoisie moyenne ou bourgeoisie nationale, enfin petite bourgeoisie des villes et des campagnes.

    Voici un tableau d'ensemble de la rpartition de la proprit foncire en Egypte, entre 1882 et 1952 :

    Anne

    1894 I9J4 19 1952

    Petites proprits (moins de 5 feddans)

    0/ /0 des pro

    pritaires

    83,3 9M 93, J 94,3

    % des terres

    21,7 26,7 31,6 35,4

    Proprits moyennes (de 5 50 feddans)

    0/ /0 des pro

    pritaires

    15,4 8,5 6,3 5,2

    % des terres

    34,3 3,4 29,7 3,4

    Grandes proprits (plus de 50 feddans)

    % des pro

    pritaires

    1,3 0,8 0,6 o,5

    0/ /0 des terres

    44 43,9 38,7 34,2

    Aprs avoir tabli ce tableau comparatif, Ibrahim Amer en fournit l'analyse suivante :

    Alors que la proportion des grands propritaires fonciers baisse au tiers de ce qu'elle tait, il y a cinquante ans, les terres qu'ils possdent demeurent sensiblement au mme niveau (en tenant compte du fait que les terres cultives passent de 4 millions de feddans la fin du: xixe sicle, prs de 6 millions de feddans en 1952). Simultanment, la proportion des propritaires moyens baisse prs d'un tiers de son niveau d'il y a cinquante ans, sans que les terres qu'ils possdent diminuent leur tour; il est mme probable que ces terres aient augment du fait de l'extension des terres cultives. Enfin, la proportion des petits propritaires augmente considrablement, sans que cela soit accompagn d'une augmentation des terres qui leur appartiennent. Dans le cas des petits propritaires, notons que 70 % d'entre eux, soit deux millions de personnes, possdaient moins d'un demi-feddan, ce qui en faisait presque des ncessiteux. Prs de huit millions de paysans ne possdent, leur tour, aucune terre; leurs seuls moyens d'existence sont, soit la location de petits lopins de terre qu'ils cultivent contre redevances en nature, soit le travail salari dans les domaines, soit le travail dans les escouades d'entretien des canaux, cours d'eau, etc. (1).

    (1) I. Amer, p. 91-92.

    188

  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    i. La grande bourgeoisie terrienne

    On peut la diviser comme suit : a) Les grands propritaires fonciers. Ce sont ceux, parmi les grands

    propritaires fonciers, qui exploitent leurs terres par le truchement de la location des tiers, c'est--dire les compradores. Cette location se faisait suivant l'un des deux modes suivants : location une seule personne, qui sous-louait ensuite des parcelles de i 5 feddans de petits propritaires ; location plusieurs intermdiaires, dans le but de forcer le meilleur prix. La tendance la location s'est gnralise la suite de la deuxime guerre mondiale, passant de 1,73 % de la totalit des terres cultives en 1939, 60,7 % en 1949, puis 75 % en 1952. En effet, la production moyenne du feddan tait de 17 livres gyptiennes en 1947- 1948, alors que le prix moyen de location se montait 40 livres ! Il en rsulta, bien entendu, une hausse en flche des prix de location des terres 472 en 1950-195 1 par rapport l'indice 100 en 193 8-1939 et du prix de la terre, le feddan atteignant 800 livres, alors que sa valeur relle se situait aux environs de 200 livres. De multiples droits et pages, la hausse du prix de location paralllement la hausse du prix du coton, le pr-achat des rcoltes des prix infrieurs ceux du march, la vente des engrais, la location des machines, les prts usuraires aux fellahs autant de moyens supplmentaires pour exploiter le fellah.

    Le noyau le plus important de cette classe tait constitu par l'ex-roi et sa famille : 159 000 feddans pour l'ensemble de la famille de Farouk, et 750 000 livres de revenu annuel des seules terres de l'ex-roi.

    Un autre lment important de cette classe tait constitu par l'tat lui-mme, en l'occurrence l'administration des Domaines de l'tat. Ce service dtenait les titres de proprit des terres en friche, ainsi que de superficies considrables qu'il louait des tiers. En fait, il ralisait, sous ce dernier chef, des bnfices de l'ordre de 824 264 livres en 1949- 1950, alors que la distribution des terres de l'tat mises en condition 182 623 feddans entre 1935 et 1950 se faisait au bnfice des grands propritaires, ceux-ci ayant reu 90,7 % de ces terres, alors que les moyens propritaires en recevaient 7,6 % et les petits propritaires seulement 1,7 %. On voit par l combien l'tat d'avant 1952 tait bien celui de la grande bourgeoisie terrienne.

    b) Les riches agriculteurs. II s'agit de la fraction, minoritaire, des grands propritaires fonciers qui cultivent eux-mmes leurs terres, soit

    189

  • ANOUAR ABDEL-MALEK

    dans le but de produire des matires premires pour les industries de transformation, et notamment le coton, soit pour produire des biens de consommation pour le march intrieur et les marchs mondiaux.

    Ces deux groupes constituaient l'armature du parti Al-Oumma, au dbut du xxe sicle, puis du parti libral-constitutionnel, rsultant d'une scission du Wafd en 1923, sous la direction de Mohamed Mahmoud pacha, le plus grand propritaire foncier du pays aprs -roi. Une partie de cette classe devait cependant conserver ses attaches, et ses positions, au sein de la direction du Wafd auquel elle imprimait une politique d'allure conservatrice et parfois mme ractionnaire, comme le fit Fouad Serag Eddine pacha, le dernier secrtaire gnral du Wafd avant 1952.

    2. La bourgeoisie moyenne terrienne

    On peut dfinir le propritaire moyen comme celui qui, possdant une superficie suffisant ses besoins, la cultive lui-mme, avec l'aide d'un petit nombre de fellahs.

    On peut distinguer plusieurs couches, et notamment une couche suprieure, tendant constamment s'intgrer la classe des riches propritaires, et par l mme profondment ractionnaire (nombreux sont ceux parmi eux qui ont fourni cadres, cachettes et argent aux Frres musulmans), et une couche infrieure dont la situation se dtriore constamment. L'ensemble de ce groupe est partie intgrante de la bourgeoisie nationale, librale et dmocratique, qui s'exprima dans le Wafd de Saad Zaghloul et de Moustapha el-Nahas. Leurs fils seront les intellectuels de l'Egypte indpendante, et plusieurs iront au socialisme (1).

    3. 1m petite bourgeoisie terrienne

    Elle se compose des petits propritaires et des paysans pauvres, qui exploitent eux-mmes leur petit lopin de terre, ou sous-louent une parcelle de terrain sur laquelle ils travaillent. Leur souci principal est celui du loyer de la terre qu'ils souhaitent voir correspondre au revenu du sol, puis le cours des produits agricoles, dont la hausse seule peut leur permettre d'exister au niveau minimum.

    (1) On peut voir se prciser cette volution, d'une manire exemplaire, dans l'autobiographie de Salama Moussa, Tarhiyet Salama Moussae, Le Caire, 1948 et 1958.

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  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    Ce groupe a constitu l'aile gauche du Wafd la campagne, et fourni la gauche gyptienne de nombreux appuis. Certains lments, exasprs et lis l'idologie religieuse, se sont rallis aux mouvements d'extrme- droite (Frres musulmans, Chemises Vertes du Parti de la Jeune Egypte devenues plus tard le Parti Socialiste , Union nationale enfin).

    4. Les ouvriers agricoles

    C'est l la grande majorit des fellahs d'Egypte, prs de huit millions. Le principal problme, pour eux, tait celui du chmage. En effet, ils dpassaient de 47 % les besoins de l'agriculture en 1947, ce qui donnait une moyenne de journes de travail de 150 par an, rtribues 5 piastres (0,70 NF) par jour.

    5. Le rle des banques

    La. monoculture du coton, introduite sous Ismail, puis devenue l'un des traits principaux de l'exploitation imprialiste de l'Egypte par les Anglais sous Cromer, devait provoquer l'apparition de tout un systme bancaire et hypothcaire qui, aux cts de l'Administration des Impts, mit en coupe rgle les agriculteurs gyptiens.

    Le Crdit foncier gyptien fut fond, grce des capitaux franais, en 1880. Il fut rejoint par la Land Bank of Egypt, avec des capitaux anglais, qui en 1905, vinrent s'ajouter aux intrts anglais de Y Agricultural Bank of Egypt, fond en 1902 par la National Bank of Egypt, et liquid plus tard, en 1936. A la suite des effets dsastreux de la crise de 1930, le Wafd cra la Banque du Crdit agricole d'Egypte en 193 1, pour venir en aide aux petits et moyens propritaires ; mais, sous la pression des grands propritaires, le seuil de la proprit que devaient dtenir les candidats aux prts, fut port de 50 200 feddans, ce qui fit bientt des grands propritaires les principaux bnficiaires de cette banque. En 1949, le nom de cette banque devint Crdit agricole et hypothcaire d'Egypte .

    Tout au long de cette priode, la mainmise de ces banques, en majorit aux mains des financiers franais et anglais, sur la terre d'Egypte fut vritablement colossale. En 1907, par exemple, la valeur des terres cultives tait de 1 20 millions de livres, alors que les prts hypothcaires se montaient 60 millions ! Des secteurs importants de la terre gyptienne taient ainsi exploits par les banques de crdit, en lieu et place des propritaires.

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    6. Lm lutte pour la terre

    En voici les tapes principales, de Mohamed- Aly la rforme agraire de 1952 :

    a) Tout au long du xixe sicle, trois objectifs : conscration du droit de proprit prive de la terre; lutte pour la libration des fellahs de la corve afin d'assurer les besoins en main-d'uvre du capitalisme agraire; rationalisation (uniformisation) du rgime fiscal.

    Vers la fin du xixe sicle, on assiste une prise de conscience nationale des paysans. Le mouvement des officiers gyptiens, dirig par le colonel Ahmed Arabi en 1882, traduit l'exaspration des petits et moyens propritaires fonciers contre l'emprise des puissances europennes sur le Khdive, d'o la participation spontane et enthousiaste des feHahs au mouvement de Arabi et la lutte arme contre le corps de dbarquement britannique en 1882, notamment dans le nord du Delta (1).

    b) Au dbut du xxe sicle, le Parti nationaliste, sous l'impulsion de Mohamed Farid, le successeur de Moustapha Kamel, se fait l'interprte des intrts des riches propritaires et dfend, la fois la volont de ces derniers de se constituer en force politique principale face aux banques anglo-franaises, et celle des petits propritaires de se voir prmunis contre les effets dsastreux de la politique de crdit agricole. D'o le programme agraire du Parti nationaliste : baisse des impts sur les terres; cration de syndicats agricoles il s'agit de corporations, et non de syndicats ouvriers pour dfendre les agriculteurs contre le gouvernement et les grands propritaires; dfense du sous-locataire contre les usuriers; cration de coopratives agricoles.

    c) Au lendemain de la premire guerre mondiale, la rvolution de 191 9, sous la direction du Wafd de Saad Zaghloul, traduit deux phnomnes : d'une part la crise profonde des couches moyennes et pauvres de la paysannerie du fait de l'intensification de la fiscalit pendant la guerre, d'autre part la consolidation de la bourgeoisie moyenne, nationale, commerante dans les villes, et ses aspirations la souverainet sur le march et l'tat national. La participation massive, et souvent hroque, des fellahs la rvolution en fournit la preuve. Ils seront, plus tard, l'avant-garde des luttes dmocratiques contre le cabinet Ziwer (1925), et la dictature d'Ismail Sidky (1930-1933).

    (1) Cf. les ouvrages de Fawzi Guergues et de Chohdi Attia El-Chafei, dj cits.

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    Voici les principales revendications du Wafd dans le domaine de la question agraire : organisation des paysans pauvres en syndicats, cration de liens avec les syndicats ouvriers et avec les organisations paysannes internationales; abolition du systme des e^behs, dont la similitude avec les exploitations fodales est frappante; abolition des dettes des fellahs ayant moins de 30 feddans; exemption des fellahs ayant moins de 10 fed- dans de tous impts; imposition des propritaires de plus de 100 feddans de taxes spciales sur l'irrigation; cration de banques coopratives pour les petits propritaires.

    d) La deuxime guerre mondiale devait provoquer de profonds changements dans l'conomie et la pense gyptiennes. Le renforcement progressif de l'aile industrielle de la bourgeoisie d'une part, l'influence croissante des ides socialistes, de l'exprience chinoise, et la renaissance du mouvement communiste de l'autre, allaient mettre la question agraire en tte de liste des problmes intrieurs du pays, eux-mmes subordonns la lutte pour l'indpendance et l'vacuation du territoire national.

    Ds 1944, Moustapha El-Nahas pacha, alors prsident du Conseil, reconnaissait devant le Parlement que le dfaut le plus grave qui provoque la pauvret de la majorit des habitants consiste dans le grand nombre des grandes proprits .

    Form vers la fin de 1945, le Comit national des Ouvriers et tudiants centre de coordination et de direction du front national et dmocratique l'poque formula le slogan de la rforme agraire et en fit l'une des pices matresses de la lutte nationale et dmocratique du peuple gyptien. Il fut aussitt rejoint par le Comit ouvrier de Libration nationale , l'organisation politico-syndicale de la classe ouvrire gyptienne, qui rclama, dans son programme, la limitation de la proprit foncire 200, ou mme 50 feddans, l'abolition des wakfs privs, la cration des coopratives la campagne et le relvement du niveau de vie et de culture des paysans. Le Congrs des Syndicats ouvriers de l'Egypte prsenta un programme similaire. La rpression du 11 juillet 1946, dclenche par Ismail Sidky pacha, la fois prsident du Conseil et de la Fdration de l'Industrie, tait justifie par lui dans un discours prononc, le 15 juillet, devant le Parlement, par des citations de la presse progressiste gyptienne, dsormais dissoute, et notamment celle-ci : La mauvaise rpartition de la richesse nationale rend imperative une nouvelle rpartition de la terre, celle-ci devant tre distribue aux fellahs sous forme de petits lopins; cette

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    mesure devra tre accompagne de la mise sur pied d'un systme coopratif.

    Mentionnons enfin que le premier projet de limitation de la proprit foncire fut prsent, en 1944, par Mohamed Khattab bey, snateur, et accept par la Commission des Affaires sociales du Snat, qui releva cependant le plafond de 50 100 feddans (1).

    La campagne lectorale de 1949 vit 72 dputs indpendants rclamer la limitation de la proprit foncire et l'augmentation des impts sur les grandes proprits, afin de forcer les grands propritaires fonciers r-orienter leurs investissements vers l'industrie . Le Pr Rached El- Barwi, titulaire de la chaire d'Histoire conomique l'Universit du Caire, mit au point, toujours en 1949, un projet portant modification du systme de proprit foncire, en vue d'encourager la multiplication des petites et moyennes proprits. L'ambassadeur Washington, alors prsident de 1' Association du Fellah , le Dr Ahmed Hussein, se fit l'avocat de plans qui puissent aider la multiplication des petites proprits familiales, la rglementation des rapports entre propritaire et locataires, et la fixation d'un salaire minimum pour les ouvriers agricoles . A la nouvelle Chambre issue des lections de 1949, le dput Ibrahim Choukry rclama la limitation de la proprit 50 feddans, alors que Aly El-Chichiny montait jusqu' 100 feddans, avec 60 feddans en plus pour l'pouse, et 30 pour chacun des enfants, le tout accompagn de l'impt progressif et de la rglementation des prix de location. Enfin, Mirrit Ghali prconisa, lui aussi, le chiffre de 100 feddans.

    Un mouvement tait dsormais en marche, que rien ne devait plus arrter.

    7. La confusion autour de la notion dy Egypte fodale

    Les analyses, forcment schmatiques, qui prcdent ont montr, croyons-nous, le caractre capitaliste de l'conomie et de la socit gyptienne au xxe sicle. Capitalisme prdominance agraire du type

    (1) II y aurait une tude faire, ici, des analyses et du programme de la gauche gyptienne en 1 944-1 948 dans le domaine de la question et notamment de l'ouvrage de Sadek Saad, Moucbkelat al-Fallah (Le problme du fellah) (1946), des tudes publies par l'hebdomadaire Al-Fagr al-Guedid en 1945-1946, des dbats des cercles politico-culturels Dr al-Abhass al-Ilmiyya, Lagnet Nachr al-Sakfa al-Haditha, Etudes. Le groupement des documents est malheureusement assez malais dans ce domaine. On en trouvera quelques chos dans le travail de Raoul Makarius, La jeunesse intellectuelle d'Egypte dans les annes d'aprs-guerre (Paris, 1961).

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  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    communment rencontr dans les pays coloniss et dpendants, dits sous-dvelopps , avec de fortes survivances mdivales et de caractre fodal, telles la corve, les rapports familiaux et sociaux de type patriarchal, la royaut, les traditions sociales, le rle de la religion d'tat, etc.

    Pourtant, on rencontre souvent, dans la presse et les essais sur l'Egypte d'avant 1952, le terme Egypte fodale , Misr al-Ikta'iyja. Pour certains, il s'agit d'une simple confusion verbale, due l'ambigut du terme iktaa, littralement grande superficie dlimite, et, partant, grande proprit, d'une part, mais aussi fodalit, d'o al- al-iktci, le rgime fodal, celui des grandes proprits conues comme tant le signe distinctif spcifique du rgime fodal, alors que l'existence de la grande proprit foncire, en soi, ne l'est gure, celles-ci pouvant faire partie, soit d'une conomie naturelle avec des relations de production du type fodal, soit d'une conomie de march avec des relations de production (et notamment le travail salari des paysans) capitalistes.

    En fait, la priode 1944-195 2 a vu des sections du mouvement politique gyptien faire leur la description de l'Egypte comme pays fodal , sans tenir compte de la ralit conomique.

    Tout d'abord, une section de la gauche, d'origine trangre, jusqu'en 1948, et qui dveloppa ses thses notamment dans le journal Al-Gamhir (en 1947- 1948). Dans l'esprit de certains, cette thse devait servir tablir le fait que la gauche dans les pays arabes se devait d'appuyer la cration de l'tat d'Isral, capitaliste et bourgeois, et donc en avance d'une tape sociale sur les pays arabes, dont le plus avanc tait dfini comme un tat fodal . Rapidement, cette tendance devint minoritaire. Elle a aujourd'hui compltement disparu, non seulement dans le programme du Parti communiste gyptien, mais aussi dans la presse et les tudes manant de la gauche non-communiste de 1955 31958, c'est--dire pendant les trois annes dites de la politique de Bandoeng pendant lesquelles la gauche gyptienne put s'exprimer et rallier ses thses une trs large audience.

    L'autre section, bien plus importante, tait celle de la grande presse gyptienne, et notamment du groupe Akhbar El-Yom, porte-parole de l'aile industrielle de la bourgeoisie gyptienne, bientt rejoint, aprs le coup d'tat du 23 juillet 1952, par toute la presse Al-Missa de Khaled Mohieddine (d'octobre 1956 mars 1959) except la radio> l'dition (sauf les ouvrages de Ibrahim Amer et de Fawzi Guergues), etc. Il s'agissait, pour le nouveau rgime, d'apparatre comme le crateur

  • ANOUAR ABDEL-MALEK

    de l'Egypte moderne, passant ainsi sous silence toute l'uvre accomplie par la bourgeoisie depuis Mohamed-Aly, et surtout sous l'gide du Wafd, tout en masquant son propre caractre de classe, le mouvement de l'arme prenant ainsi figure de novateur dans l'absolu, ex nihilo, et donc non passible d'tre rduit une analyse de classe.

    Une Egypte s'loignait tout un pass Egypte fodale . Une autre Egypte venait au monde, l'Egypte moderne . De l'une l'autre, point de capitalisme, point d'exploitation capitaliste dans le prsent, toute exploitation tant du pass, de ce pass fodal justement honni de tous.

    III. La rforme agraire de 1952

    Les choses se prcipitent, une fois la deuxime guerre mondiale termine. Le Mouvement de Librationn ationale prend un contenu dmocratique teint de socialisme, sous l'influence de la gauche et de l'alliance tacite entre communistes et jeunes wafdistes. En Asie, la Chine millnaire achve sa rvolution, cependant que l'Inde, l'Indonsie, le Vietnam et plusieurs autres pays se librent de l'emprise de l'imprialisme.

    L'histoire des annes 1945-195 2 en Egypte reste faire, d'autant plus que les tentatives srieuses faites par des hommes politiques et historiens gyptiens se heurtent la censure toute-puissante sous tous les rgimes. Le Comit national des Ouvriers et tudiants , les rvoltes des fellahs, les liens existant entre la grande bourgeoisie gyptienne et les Anglo- Amricains, la nature du pouvoir, l'analyse de l'appareil d'tat, les organisations fascistes et religieuses, le mouvement ouvrier, l'incendie du Caire du 26 janvier 1952, l'organisation des Officiers libres autant de sujets tabous, autant de points obscurs sur lesquels il faudra bien que la lumire se fasse, un jour. Retenons cependant cette vie politique intense, ces explosions rvolutionnaires et contre-rvolutionnaires, cette atmosphre de croisade et de violence qui marquent l'Egypte pr- nassrienne.

    Au cur de tous les problmes gyptiens, celui de la terre.

    1. Les facteurs intrieurs de la rforme agraire

    a) Tout d'abord, la pousse grandissante de l'aile industrielle de la bourgeoisie gyptienne, qui se heurte l'emprise de l'aile agraire sur l'tat, la mentalit agraire qui freine l'industrialisation, en inves-

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  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    tissant le plus clair des capitaux disponibles dans les terres, les immeubles ou les produits de luxe.

    C'est que, de 1939 1945, les capitaux investis dans les socits anonymes, industrielles et commerciales, passent de 86 106 millions de livres, la production industrielle de 13 18 millions de livres, alors que la production agricole baisse de 54 100 000 43 600 000 livres au cours de la mme priode. Les effectifs des ouvriers des villes sont de 1 042 277, et ceux des campagnes de 1 410 000 en 1947, alors que les seuls ouvriers d'industrie passent de 247 000 578 000 partir de 1939 1945, le tiers travaillant dans 64 grandes usines.

    Et pourtant, nous dit M. Gabriel Saab dans sa thse monumentale sur Motorisation de agriculture et dveloppement agricole au T* roche-Orient ^ la prolifration d'immeubles de luxe n'a pu tre arrte que par une lgislation (loi n 344 de 1956)... Les investissements dans le secteur du btiment ont totalis depuis 1949 environ L. E. 15 20 millions annuellement, dont la quasi-totalit concentre au Caire et Alexandrie. En 1956, les investissements dans ce secteur ont atteint 47,3 % de la totalit des investissements, et 75,8 % de la totalit des investissements privs .

    Les obstacles l'industrialisation de l'Egypte, cette date, sont au nombre de trois : l'imprialisme, tout d'abord, qui dicte les prix du coton et interdit au pays de s'quiper auprs des fournisseurs les moins chers et les plus efficaces; la domination politique des grands propritaires fonciers, et de leur chef de file, le roi; l'existence des monopoles (groupe Misr, socits ptrolires, groupe Abboud, etc.), qui provoquent une hausse dmesure des prix.

    b) La lutte contre l'imprialisme britannique exige une mobilisation des masses paysannes qui sont la majorit de la population, mobilisation qui ne saurait se faire sans un certain intressement des fellahs la solution de la question nationale. M. Sayed Marei, l'poque ministre central de l'Agriculture et de la Rforme agraire de la R.A.U., reconnat lui-mme l'influence de l'exemple socialiste. L'extension prise par les principes socialistes dans le monde, dit-il, a amen de nombreux pays adopter la rforme agraire... (1). Et de citer la phrase bien connue d'Allenby : Les Anglais peuvent vacuer l'Egypte le cur tranquille : ils

    (1) A la fois, en tte de son livre, Al-Islah al-Ziray (La rforme agraire) (1957), et dans le livre annuel officiel de la R.A.U., Al-Kitb Al-Sanawi 1959, p. 442 ; galement l'dition de 1961, p. 776-777.

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    ont cr en effet une classe de grands propritaires sur lesquels la Grande-Bretagne peut compter pour assurer sa politique en Egypte.

    c) La ncessit de canaliser le mcontentement grandissant des fellahs, d'autant plus que la pntration des ides communistes dans les campagnes avoisinant les centres industriels commenait de porter ses premiers effets.

    Les rvoltes de fellahs se multiplient, Koufour Negar et Bahout notamment, contre les grands propritaires, Badraoui Achour pacha, prince Youssef Kamal, terres des Biens privs royaux (Khassa), prince Mohamed- Aly, Fouad Serag Eddine pacha, Abdel-Latif Talaat pacha, grand chambellan, etc.

    R-orientation vers l'industrie de la richesse et du revenu national; affaiblissement des bases sociales du pouvoir des allis de l'imprialisme dans le pays; neutralisation du communisme dans les campagnes et ralliement de secteurs importants de la paysannerie la grande bourgeoisie industrielle et au mouvement de l'arme telles sont, en 1952, les trois causes dterminantes de la rforme agraire.

    Personne ne s'y trompe, d'ailleurs. Un penseur musulman, Sayed Kotb, voit bien le caractre de classe du projet de Mohamed Khattab bey qui, dit-il, pense en capitaliste conscient. En effet, il se rend compte que la structure de la proprit agraire doit tre modifie, afin de prvenir les temptes qui pointent l'horizon... (1).

    La National Bank of Egypt salue la rforme agraire en ces termes : II est de bon augure que la mise en uvre de la rforme agraire en Egypte ait t ralise sous les auspices d'un gouvernement lgitime, et dans les limites de la loi, au lieu de se faire dans la violence et le chaos, sous l'impulsion de non-responsables (2). Et la Fdration de l'Industrie ajoute que cette rforme a pargn au pays les dboires des solutions violentes (3).

    Mais il faut chercher plus loin.

    2. Les influences extrieures

    a) Nous avons dit plus haut le rle de la rvolution dans les pays socialistes, et notamment en Chine, dans la mesure o ces rvolutions ont acclr le processus d'auto-dfense mis en place par la grande bourgeoisie gyptienne au lendemain du coup d'tat du 23 juillet 1952.

    (1) Sayed Kotb, Ai-Islam tv' 'l-Ra' 'smaliyya, (L'Islam et le capitalisme) Le Cake, 195 1. (2) Bulletin conomique de la N.B.E., n 3, 1952. (3) Rapport annuel 1952-1953.

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  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    b) L'influence des tats-Unis semble avoir t beaucoup plus importante qu'on ne l'a dit, d'autant plus que c'est vers Washington que se tourne ouvertement le nouveau rgime, de juillet 1952 avril 1955.

    Ds novembre 1950, M. Gordon Gray dfinit en ces termes la politique amricaine l'gard du Moyen-Orient : II est clair que le problme conomique urgent dans le Moyen-Orient est le problme agraire... Il faut tendre et amliorer l'irrigation, restaurer les terres en friche, moderniser la technique agricole, et prendre des mesures raisonnables pour rformer le systme de la proprit foncire et celui de l'assurance.

    La mme anne, PO.N.U., sur proposition des tats-Unis, recommandait aux pays sous-dvelopps de procder une rforme agraire, indiquant qu'il s'agissait l de la condition sine qua non de toute industrialisation, et du relvement du niveau de vie de la population.

    En mars 195 1, un Comit consultatif prs le Prsident des tats- Unis fournit le rapport suivant : II faut appuyer la rforme agraire dans les pays sous-dvelopps afin d'assurer la proprit de la terre. Dans certains pays, on ne saurait lutter contre la faim et le socialisme qu'au moyen de la rforme agraire.

    Enfin, en fvrier 1952, le State Department publie une brochure sur La Rforme agraire, o il prconise la fois une modification du rgime de proprit des terres et de celui de la location, soulignant l'importance de ces mesures dans la lutte contre le communisme (1).

    On ne saurait tre plus explicite.

    3. La loi du 9 septembre 1952

    Mise au point par le Conseil de la Rvolution , sous l'impulsion de son aile gauche Khaled Mohieddine, Ahmed Saddik, limins depuis et de l'conomiste Ahmed Fouad, la loi n 178 du 9 septembre 1952 est promulgue malgr l'opposition du cabinet Aly Maher, dont elle provoque la chute et la formation du premier cabinet Mohamed Naguib. La thse des grands propritaires est la suivante : la rforme agraire viole la Constitution de 1923, encore en vigueur, le principe mme de la proprit prive et les prceptes de l'Islam. Ils proposent de la remplacer par les impts progressifs, ce que le Conseil de la Rvolution rejette, parce que cette mthode ne vient pas bout des dfauts politiques qui sont gnralement le rsultat de la concentration de vastes

    (1) Cit par I. Amer, p. 136-7.

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    superficies de terres dans les mains d'un petit nombre de propritaires (i). Il s'agit donc bien, au premier chef, d'un problme politique^ celui du pouvoir d'tat exerc par l'aile agraire de la bourgeoisie gyptienne dont le mouvement de l'arme va rduire fortement les privilges et l'influence au profit de l'aile industrielle (2).

    En quoi consiste la rforme agraire de 1952 ? a) Le plafond de la proprit foncire est fix 200 feddans par

    propritaire (1 feddan = 0,42 hectare). En fait, la plupart d'entre eux disposent de 300 feddans, la loi permettant au pre de deux enfants ou plus de leur conserver ces 100 feddans supplmentaires.

    b) Sont exempts de cette limitation : les socits qui possdent plus de 200 feddans au titre de l'amendement de ces terres en friche; les particuliers dans la mme situation; les socits industrielles ayant besoin de terres de plus de 200 feddans pour leur production; les socits agricoles scientifiques; les socits de bienfaisance; les propritaires chargs de dettes, dans des conditions particulires dfinies par la loi.

    c) Tout propritaire touch par la loi se voit indemnis par des titres gouvernementaux ngociables en contrepartie des feddans expropris; le prix du feddan est fix 10 fois sa valeur locative, elle-mme quivalant 7 fois l'impt foncier, quoi vient s'ajouter la valeur des arbres et des installations permanentes ou non. Les titres remis aux propritaires portent intrt annuel de 3 % pour 30 ans; ils peuvent servir pour le rglement des impts, le paiement des terres en friche, etc.

    d) Les terres expropries sont distribues par l'tat aux fellahs dans un dlai de 5 ans, cependant que les propritaires peuvent vendre directement leurs terres aux fellahs, dans la mesure o celles-ci ne sont pas encore touches par l'application de la loi. Le plafond des terres remises en proprit aux fellahs est fix 5 feddans. Le fellah verse l'tat le prix de sa terre, chelonn sur 30 annuits portant intrt annuel de 3 %, avec, en sus, une somme quivalant 15 % du prix total de la terre en guise de rtribution des frais de saisie et de distribution. Enfin, tout bnficiaire de la rforme doit tre gyptien, majeur, n'ayant fait l'objet d'aucune condamnation portant sur des questions d'honneur;

    (1) Sayed Marei, Al-Islah al-Ziray, repris dans Al-Kitb al-Sanawi 1959, p. 442. (2) II n'entre pas dans notre propos de fournir ici une analyse scientifique dtaille de

    la nature du pouvoir militaire en Egypte. Les faits allgus dans cet article permettent de se rendre compte du primat de l'aile industrielle de la bourgeoisie gyptienne. Une tude en cours s'attache examiner cette question en profondeur.

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    il doit tre agriculteur, locataire ou travailleur sur les terres distribues, ou habitant du village.

    e) Par la mme occasion, la loi se proccupe de fixer les rapports entre propritaires et locataires des terres. La valeur locative du feddan est de 7 fois le montant de l'impt foncier, ou bien de la moiti de la rcolte, si la location se fait suivant le rgime de la rcolte ; les jardins, plantations de fleurs, etc., sont exempts de ce systme. Enfin, nul ne peut louer des terres s'il ne les cultive lui-mme, et aucune location ne saurait se faire pour moins de trois ans.

    f) Une Commission spcialement nomme par le ministre (3 reprsentants des propritaires fonciers et des locataires, 3 reprsentants des ouvriers agricoles, 1 haut-fonctionnaire prsident), aura dterminer le salaire des ouvriers agricoles dans les diffrentes rgions, chaque anne.

    g) Des coopratives seront cres pour les petits propritaires possdant jusqu' 5 feddans. Il s'agira d'obtenir les prts agricoles, les engrais, le btail, les semences, les machines agricoles, les silos, les moyens de transport, d'organiser la rotation des cultures et de vendre les rcoltes. Ces coopratives devront par la suite se grouper en socits coopratives gnrales et en unions coopratives soumises au contrle du ministre du Travail et des Affaires sociales.

    h) II est permis aux ouvriers agricoles de constituer des syndicats pour dfendre leurs intrts communs.

    4. Problmes (inapplication, difficults, rsistances La modification de la loi en septembre 1958

    Le caractre modr, rsolument non-rvolutionnaire, de cette rforme agraire d'inspiration amricaine, ne devait provoquer que des remous somme toute assez limits. Il y eut, certes, le cas Lamloum, o le refus de remettre les terres l'tat se solda par une peine de prison dont la grande presse fit un symbole, d'autant plus facilement qu'elle s'y voyait pour ainsi dire convie par le caractre risible du personnage. Des cas assez nombreux de sabotage des pompes de drainage, de l'installation lectrique, etc. et des recours, encore plus nombreux, devant le Conseil d'tat pour faire casser la loi de 1952. Aprs quoi, les grands propritaires s'avisrent que la rforme agraire tait bien un moindre mal. Il restait la mauvaise humeur, qu'ils allaient manifester en investissant leur fortune dans les immeubles plutt que dans les

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    nouvelles usines. Mais c'tait l une manifestation d'irralisme que l'tat devait s'attacher corriger par sa participation de plus en plus importante dans l'conomie en gnral et l'industrialisation en particulier, par la planification, Organisme conomique , les emprunts intrieurs pour la production, bref par toute une srie de mesures de capitalisme d'tat qui ont fini par forcer la main aux grands d'hier, dsormais assurs du maintien de leur fortune, encore que sous d'autres labels.

    C'est que la rforme proprement dite n'avait touch que i 768 grands propritaires, et dans les conditions bien favorables que nous disions plus haut.

    Voyons maintenant de plus prs la mise en application de la rforme agraire :

    a) En 1959, six ans aprs la rforme agraire, l'tat avait re-distribu 500000 feddans (sur un total de 5 964000 cultivs cette date), 180 000 familles 10% des terres et moins de 10 % des fellahs ce qui devait justifier la remarque de M. Pierre Fromont au sujet du caractre superficiel de la rforme qui ne saurait tancher la soif du fellah (1).

    b) Plus grave a t le rsultat des dispositions rgissant l'indemnisation verse aux grands propritaires. En effet, de l'aveu officiel, il existait une vritable inflation du prix du feddan, qui atteignait 800 livres, alors que sa valeur relle s'tablissait autour de 280 livres, ce qui fit monter la valeur locative de 28 livres, valeur relle, 60 livres... ainsi, plus de 500 millions de livres sont venus s'entasser improductivement dans les terres entre 1923 et 1952... (2). La plupart des grands propritaires avaient pu ainsi amortir le prix de leurs terres en 14 ans, selon les estimations de Doreen Warriner, et leur indemnisation constituait, dans ces conditions, un vritable geste d'apaisement politique de la part de l'tat l'gard des puissants d'hier, et un refus solennel du principe de l'expropriation rvolutionnaire (3).

    c) Le nouveau petit propritaire s'est vu accabler d'un fardeau considrable, au point de ne plus goter son nouvel tat de propritaire.

    (1) P. Fromont, U agriculture gyptienne et ses problmes, Paris, 1954. Les statistiques sont celles cites par M. Abdel-Honeim El-Kayssouni, ministre central de l'Economie dans son rapport sur l'conomie nationale de la province gyptienne pour l'anne 1959 (Al-Ahram, 2-7-1960).

    (2) Al-Kitb al-Sanawi 1959, p. 469-470. (3) Doreen Warriner, Land reform and economic development (1955), puis Land reform and

    development in the Middle East (1957).

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  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    M. Aly El-Chalakni, entour d'une quipe de chercheurs du journal Al-Missa, a pu tablir, au terme d'une srie d'enqutes sur le terrain, que le fellah devait payer prs de 50 livres par an pour chaque feddan reu de l'tat, soit : 14,350 livres comme annuit, 12,065 livres comme frais de participation aux installations d'irrigation, etc., 10 livres comme frais d'agriculture, 10 livres dans la plupart des cas en remboursement de prts antrieurs, et d'autres menus frais (1). Des calculs diffrents ont conduit l'officieux Al-Goumhouriya, enqutant dans le village de Beltg, tablir que les divers dbours encourus par un fellah possdant 3 fed- dans atteignent plus de 125 livres par an, alors que son revenu n'est que de 115 livres (2). Simultanment, et comme pour bien marquer la continuit de l'histoire gyptienne, l'tat propritaire des terres dites terres de la rforme agraire , c'est--dire de celles qui n'ont pas encore fait l'objet d'une distribution aux fellahs, en a retir un profit de 2 754 800 en 1955, remplaant ainsi les grands propritaires dans l'exploitation des paysans pauvres et des ouvriers agricoles (3).

    Trs rapidement, le gouvernement investit des fonds considrables, afin de pouvoir accomplir son rle de propritaire-grant. Alors que l'ide initiale tait celle de l'auto-financement, la direction de la Rforme agraire rclama, et obtint, 100 000 livres en dcembre 1952; aux termes de la loi n 131 de 1953, l'organisme (plus tard ministre) de la Rforme agraire acquit une personnalit juridique et financire autonome, disposant d'un capital de 82 millions de livres, ce qui en faisait le plus grand propritaire foncier d'Egypte.

    d) L'ide matresse tant d'intresser le fellah, on en est venu accrotre considrablement la proportion de petits propritaires vivant aux limites de la misre puisque la proportion de ceux qui possdent moins de 5 feddans (minimum vital depuis le dbut du sicle), est passe de 35,5 % 49,3 % aprs la rforme. On avait suivi les indications du ministre amricain de l'Agriculture, qui disait en fvrier 195 1 : Une petite parcelle de terre et quelques circonstances favorables ont plus d'influence sur la paix mondiale que les grandes armes. Il s'agit l de quelque chose qui grandit dans le for intrieur de l'homme... quelque chose qu'il devient difficile d'extirper et de dtruire (4). Et, oubliant

    (1) Al-Missa, 25 et 29 septembre 1958. (2) Al-Goumhouriya, 17 septembre 1958. (3) I. Amer, p. 153. (4) Cit par Al-Kitb..., p. 467-468.

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  • ANOUAR ABDEL-MALEK

    l'exemple de la Chine, on avait cr de toutes pices un nouveau problme, celui de l'effritement de la proprit foncire.

    e) La redistribution des terres a profit aux petits propritaires et aux locataires, alors que les fellahs pauvres et les ouvriers agricoles n'ont rien reu.

    f) La rglementation du prix de location de la terre demeure lettre morte dans la plupart des cas. Le fellah fait face, ici, la rouerie et aux moyens suprieurs du grand propritaire, mais aussi l'incurie et au bureaucratisme des administrateurs de la rforme soucieux de ne rien s'aliner et de faire carrire. La rforme a t conue et ralise par en haut, pour interdire toute initiative rvolutionnaire aux fellahs.

    g) Le niveau de vie des fellahs ne semble pas s'tre amlior. En effet, le surplus d'ouvriers agricoles est pass de 42 % en 1947, 47 % en 1954. Les grands propritaires ont moins de domaines exploiter, alors que les nouvelles proprits issues de la rforme agraire n'ont gure besoin de travailleurs salaris, le propritaire faisant tout lui-mme, trop heureux d'assurer sa maigre subsistance.

    h) Les syndicats d'ouvriers agricoles, pourtant prvus par la loi, sont quasiment inexistants. Le Rpertoire des Syndicats et Fdrations ouvrires dans la Rpublique Egypte de dcembre 1956 dplore la faiblesse de la conscience syndicale dans les campagnes, du fait de... l'influence fodale , alors que le ministre Sayed Marei n'en parle gure dans son ouvrage monumental sur La rforme agraire. Il existait bien, jusqu'en 1958, une Fdration des Syndicats d'ouvriers agricoles au Caire, avec 5 000 adhrents; mais on le lui connat gure d'activit. La dissolution des syndicats d'entreprises et leur remplacement par un syndicat unique pour chaque secteur de l'conomie nationale en R.A.U., intervenus en 195 8-195 9, sont venus rduire nant les maigres espoirs suscits en ce domaine par la loi de 1952.

    Ces dfauts graves devaient trouver une expression dans la presse officielle et officieuse, et notamment dans Al-Missa. Le gouvernement dcida d'en tenir compte et promulgua cet effet, en septembre 1958, une loi portant modification de la loi de 1952 comme suit :

    a) Le prix de la terre s'chelonne dsormais sur 40 ans, au lieu de 30 ans ; b) Les intrts, qui taient de 3 % sur 30 ans, sont abaisss 1,5 %

    sur 40 ans; c) Les frais d'expropriation et de distribution sont rduits de 15 %

    10 %.

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  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    Dans l'ensemble, on a valu prs de 5 livres le total de ces rductions par feddan et par an, selon les calculs de M. Aly El-Chalakni. On conviendra qu'il s'agit l d'un allgement bien peu substantiel, tous les autres aspects ngatifs de cette rforme agraire en soi tape positive de la lutte nationale et dmocratique du peuple gyptien tant maintenus et mme aggravs, notamment dans le domaine du syndicalisme agricole, qui subit le sort de la dissolution de 195 8-195 9 et de la sanglante campagne de rpression contre la gauche politique et syndicaliste dclenche le ier janvier 1959.

    Il convient cependant de s'arrter sur la question des coopratives agricoles, dont l'intrt est certain.

    5. Le dveloppement de la coopration la campagne

    La rforme agraire a donn un essor considrable la coopration dans les campagnes d'Egypte. Il ne saurait tre question aujourd'hui de traiter de l'histoire de la coopration en Egypte dans le cadre de cette tude, mais il importe de souligner le rle dsormais capital de la coopration dans les terres de la rforme agraire et, dbordant ce cadre devenu banc d'essai, dans les rgions o prdominent les petites proprits.

    Nous avons dit plus haut les fonctions, et la composition, des coopratives agricoles prvues par la loi de 195 2. Voyons quels sont les rsultats obtenus fin 1956. A cette date, 272 coopratives avaient t cres, avec des effectifs de 82 326 fellahs, et un capital de 777 573 livres. A l'expiration des 5 annes prvues pour la distribution des terres, c'est--dire fin 1957, ces chiffres atteignaient 400 socits coopratives, 200 000 fellahs qui possdaient entre eux 500 000 feddans. Toutefois ces chiffres semblent tre au del de la ralit, M. Mahmoud Fawzi, directeur de la Coopration au ministre de la Rforme agraire, a donn les chiffres suivants pour septembre 1958 : 272 coopratives qui ont fourni des services aux fellahs pour prs de 5 millions de livres et vendu 308 720 kantars de coton (1). Le prix de vente du kantar est de 2 livres suprieur au cours du march local, tant donn l'conomie rsultant du groupage des rcoltes, ce qui fournit un excdent de 300 000 livres aux cultivateurs. Selon les autorits, le revenu moyen du cultivateur est pass, de 9,800 livres (prs de 140 NF) par an en 1952, 32,700 livres (prs de 500 NF) par an en 1954, une fois

    (1) Al-Missa, 9 septembre 1958. Toutefois, l'dition i960 de Al-Kitb... donne le chiffre de L. E. 25 760 594 pour 1959 (p. 511).

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  • ANOUAR ABDEL-MALEK

    les petits propritaires regroups en coopratives. Un exemple qu'on cite volontiers, celui de la cooprative modle de Zaafaran : i 973 membres dtenant 4 948 feddans; total des services fournis en 1954 : 165 544 livres, avec 28 366 livres de profits nets; le revenu moyen du feddan passe de 32 livres en 1953, 39,500 livres en 1954 (1).

    L'exprience de la rforme agraire a port quelques fruits. C'est ainsi que le gouvernement envisage de distribuer les terres dfriches par lots de 10 feddans (2); l'intrt serait baiss 1 % sur 40 ans, et la tendance gnrale est au regroupement des petites proprits, celles-ci demeurant aux mains des cultivateurs individuels, mais l'ensemble group par rgion tant soumis une mme direction quant la rotation des rcoltes, l'emploi des machines, la vente, etc. (3).

    6. JLa rvision de la rforme agraire en juillet 1961

    Le gouvernement de la R.A.U. devait cependant apporter, en 1961, une nouvelle et importante modification la loi sur la rforme agraire, en raison des impratifs de l'volution conomique. C'est que, entre temps, l'allure dirigiste de l'conomie tout entire s'tait encore accentue sous la pression des faits. Aux termes du plan de dix ans, ayant pour but de doubler le revenu national de i960 1970, le secteur agraire se voyait fixer pour objectif une augmentation de la superficie des terres cultives d'un tiers, soit deux millions de feddans (8 millions de feddans en 1970, contre prs de 6 millions en 1 960-1 961). La dsaffection persistante des anciens grands propritaires fonciers, de plus en plus carts de la vie publique et peu soucieux de jouer au pionnier, la ncessit absolue d'intgrer la masse paysanne dans le cadre du rgime militaire, mais aussi le souci, tout en multipliant le nombre des propritaires de la terre, de les organiser dans un plan gnral de coopration la campagne, doubl, par ailleurs, de la tendance du rgime durcir sa lutte contre la vieille bourgeoisie (lois de l't et de l'automne 1961) et soumettre la vie conomique tout entire au plan d'Etat et aux grands organismes publics autant de facteurs qui poussent le gouvernement refondre la loi sur la rforme agraire (4).

    (1) Al-Kitb..., p. 457. (2) Dclarations de Saved Marei Al-Ahram du 17 fvrier i960. (3) Al-Ahram, 23 janvier i960. (4) Voir la note explicative au dcret-loi du 25 juillet 1961, Al-Ahram, 26-7-1961, p. 1

    et 11.

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  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    Un dcret-loi est publi le 25 juillet 1961, dans le cadre des cinq lois, dites de socialisation, de juillet 1961. En voici les principales dispositions :

    a) Le plafond de la proprit prive de la terre est ramen de 200 fed- dans, 100 feddans (art. 1);

    b) Les 100 feddans comprennent les terres dsertiques et les terres en friche, et non plus seulement les terres cultives effectivement (art. 1) ;

    c) Interdiction est faite aux propritaires fonciers ainsi qu'aux membres de leur famille de grer une superficie suprieure 5 feddans sous forme de location, de mainmorte, etc; mais il faut dduire de cette superficie celle des terres en proprit ; seuls, en fait, les petits propritaires peuvent louer (art. 7) (1);

    d) II sera vers aux propritaires une contrevaleur des terres expropries sous forme de bons nominatifs du trsor, sur 1 5 ans, 4 % d'intrt (art. 5).

    Le ministre central de l'Agriculture et de la Rforme agraire, Sayed Marei, est dmis de ses fonctions pour concussion, et remplac par M. Abdel-Mohsen Aboul-Nour, en tant que ministre de la Rforme agraire et du Dfrichement des Terres, le 19 octobre 1961 (2).

    Au lendemain de la promulgation de cette loi, la superficie relevant du ministre de la Rforme agraire atteignait 1 1 20 648 feddans, rpartis comme suit : 478 000 feddans de terres provenant des surplus retirs aux grands propritaires en 1952; 500000 feddans, retirs aprs la modification de septembre 1958; 104 311 feddans provenant des Wakfs; 10 058 feddans de terres alluviales; 13 860 feddans de terres appartenant l'organisme gypto-amricain; 6 000 feddans de terres appartenant des socits; et 4 100 feddans de terres appartenant au ministre de l'Agriculture. Le ministre avait procd la distribution de 430 852 feddans, rpartis entre 162 773 familles de petits propritaires (3). Enfin, en novembre 1961, le nouveau ministre dcidait de prendre une srie de mesures d'application, tendant allger d'une faon substantielle les charges supportes par les nouveaux petits propritaires,

    (1) Voir le commentaire donn par le Dr Hassan Boghdadi, ministre de la Rforme agraire pour la province gyptienne, in Al- du 27 juillet 1961.

    (2) Sur cette affaire, voir le procs Aziz Wafa'i, et la dfense de Sayed Marei, in Al-Akhbar des 9 et 11 janvier 1962.

    (3) Dclarations la presse du Dr Hassan Boghdadi, in Al-Ahram, du 30 juillet 1961.

    207

  • ANOUAR ABDEL-MALEK

    notamment par l'exemption des droits de 10 % perus aux termes de la loi comme frais administratifs (i). Un accroissement du nombre des coopratives agricoles et le renforcement de leur rendement sont actuellement l'tude (2).

    * * *

    II faut conclure, provisoirement, situer la rforme agraire gyptienne, esquisser les indications qui s'en dgagent, en attendant les rsultats du travail entrepris, depuis plusieurs annes, par M. Aly El-Chalakani.

    Neuf ans se sont couls depuis la loi de 1952. Avec de nombreux observateurs, nous constaterons titre d'indication, de jalon de repre que le pouvoir politique n'est plus aux mains des grands propritaires fonciers, dont le parti traditionnel, de 1923 1952, le Parti libral-constitutionnel, a toujours servi de point de ralliement aux gouvernements dits de minorit, houkomt al-akalliyya (indpendants, parti Saadiste, parti Ittihad, parti Chaab, etc.), constitus sous la direction effective du roi, pour interdire au Wafd l'exercice du pouvoir effectif. Le Wafd lui-mme, au dpart coalition de l'aile agraire de la grande bourgeoisie gyptienne avec les classes moyennes, commerantes et intellectuelles, des villes la bourgeoisie nationale devait peu peu, et notamment depuis 193 5-1936, faire la place de plus en plus grande aux intrts des grands propritaires, ce qui l'amena remettre le poste-cl de secrtaire gnral Fouad Serag Eddine, au lendemain de la deuxime guerre mondiale, et adopter une politique beaucoup moins ferme qu'au cours de la Rvolution de 191 9- 1923; devenu, en contre coup, particulirement vulnrable aux manuvres britanniques appuyes par le Palais en 1945 -1949, puis en 195 1 et, par suite, capable de brusques sursauts rvolutionnaires (dnonciation du trait anglo-gyptien de 1936 et guerilla contre la base du canal de Suez, en octobre 195 1 - janvier 1952), sous la pression des masses.

    Tout ceci a t fortement compromis, voire limin, par le mouvement de l'arme, sur les deux plans politique et conomique. Sur ce

    (1) Arrts ministriels pris par M. Abdel-Mohsen Aboul-Nour le 2 novembre 1961, et publis par A.l-Ahram du lendemain.

    (2) Un article rcent que nous avons publi in Combate (Instituto Internacional de Estudios Politico-Sociales, Costa Rica, vol. IV, n 20 (janvier-fvrier 1962, p. 24-32) sur L.a reforma agraria en Egipfo, qui tient compte de l'exprience cubaine, n'a pu faire tat de ces derniers dveloppements .

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  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    dernier plan notamment, par cette rforme agraire qui a considrablement amenuis l'assise des grands propritaires fonciers et, partant, leur influence dans les campagnes.

    Le gouvernement Abdel-Nasser a-t-il russi, pour autant, rorienter le grand capital foncier gyptien vers l'industrialisation ?

    Il semble difficile de rpondre par l'affirmative. Prenons un exemple, celui de l'anne 1955 : sur 45 millions de livres libres de la terre, 6 millions seulement sont venues s'investir dans l'industrie; et cela, avant la vague de nationalisations, avant l'entre en force de Organisme conomique dans tous les secteurs de l'conomie gyptienne, avant la grande peur des possdants provoque par l'affaire de Suez.

    Comment est-il possible de rendre compte de ce phnomne ? En ralit nous l'avons montr, textes l'appui la rforme agraire de 1952 avait t conue et voulue comme une mesure de sagesse invitable certes, mais aussi comme une mesure de conservation sociale, face au contenu rvolutionnaire grandissant du mouvement de libration nationale aprs 1945, et notamment contre le slogan communiste al-ard H manyafla' houha (la terre qui la cultive), dont la place centrale dans l'action politique et l'opinion publique aprs 1945 indique tout le retentissement qu'a eu, dans la conscience gyptienne, le triomphe de la rvolution chinoise sous la direction de Mao-Ts-toung. Les grands propritaires fonciers ont constat que l'tat issu du mouvement de l'arme les entourait de protections et de compensations multiples, suivant le texte mme de la loi de rforme agraire. Ils ont vu ce mme tat excuter sommairement les deux dirigeants syndicalistes de Kafr E/-Dawar, Khamis et Bakary, ds l'automne 1952, sous l'inculpation d'avoir tent de susciter un mouvement de revendications ouvrier et paysan dans cette zone. Ils ont suivi avec attention les relations trs amicales qui ont t celles de l'ambassadeur amricain, Jefferson Caffery, et des leaders gyptiens, de 1952 1954, et apprci la persistance de la campagne d'arrestations et de perscutions diriges contre communistes et progressistes ds la prise du pouvoir, et dont les points culminants ont t les annes 1954-195 6, puis 195 9- 19 61. Ils ont compris qu'il n'tait pas question de permettre une quelconque insurrection paysanne, ni une action rvolutionnaire de la gauche. Et ils ont pu lgitimement concevoir le dessein de poursuivre avec quitude leur vie de nagure, immeubles et produits de luxe prenant, cette fois, la place des domaines d'antan.

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  • ANOUAR ABDEL-MALEK

    Le contraste avec la rforme agraire entreprise par Fidel Castro Cuba est saisissant (i). Mais les origines et la nature mme des deux rgimes est fondamentalement diffrente. Le mouvement des Officiers libres , d'origine conspirative, tranger toute participation aux grands mouvements populaires qui ont marqu la vie gyptienne de 1944 1952, a t fortement marqu par trois influences : l'idologie islamique rformiste de Mohamed Abdou, mais aussi des Frres musulmans ; l'esprit de corps des officiers gyptiens du temps de Farouk admirateurs du national-socialisme par haine de l'occupant britannique; le nationalisme conu comme affirmation de soi, en dehors, et mme contre, toute philosophie de caractre gnral et internationaliste, et notamment du marxisme. Il tait tout simplement impensable pour les dirigeants des Officiers libres de mobiliser les fellahs, de les armer, et de les lancer l'assaut des grands propritaires fonciers, crant ainsi les assises d'un tat populaire et d'orientation socialiste, comme fait Fidel Castro au cours de la rvolution cubaine.

    En dehors de toute position doctrinale, il est permis de penser qu'une rforme agraire plus radicale, c'est--dire une rforme qui aurait pris la forme d'une expropriation des grands propritaires fonciers organise par l'tat, avec le soutien actif des fellahs groups autour de leurs syndicats et de leurs organisations politiques, aurait immdiatement fourni au gouvernement, soucieux d'industrialisation et de dmocratie effective, de puissants moyens conomiques et politiques. Le problme go-physique, celui de l'tendue limite des terres cultivables, aurait pu alors tre abord de front, comme le seul d'importance, au lieu d'tre simplement au premier plan des proccupations gouvernementales, au mme titre que la ralisation effective de la rforme agraire graduelle.

    Mme rsultat dans le domaine du rendement agricole. En effet, la mfiance du rgime l'gard de l'action des masses paysannes a amen les autorits responsables de l'application de la rforme agraire pratiquer une politique d'miettement de la terre sous forme d'un trs grand nombre de petites proprits de 3 5 feddans peine rentables conomiquement, et ce, sous l'influence des conseils amricains et par souci

    (1) Cf. notamment : L.a Rvolution cubaine, de C. Julien (Paris, i960), le grand reportage de J.-P. Sartre dans France-Soir (t i960), l'ouvrage de Hubermann et Sweezy sur Cuba (New York, 1961), mais surtout : J. Grignon-Dumoulin : Fidel Castro parle (Paris, 1961), le n 2 (janvier-fvrier 1962) de la revue Partisans, consacr Cuba.

    2IO

  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    de ne rien faire qui puisse ressembler, de prs ou de loin, la pratique socialiste dans les campagnes. Il s'en est suivi une baisse temporaire de la production agricole, une lgre baisse du niveau de vie des paysans pauvres, et une crise de la rforme agraire.

    La raction de l'tat est significative : l'encouragement la coopration, puis au regroupement des petites proprits sur le plan de l'assolement et de l'exploitation, bref, une tendance gnrale et grandissante mettre en avant les aspects collectifs, sociaux, de l'agriculture, tout en conservant le caractre priv de la proprit foncire.

    Le succs relatif de cette seconde tape, indniable, montre bien le dilemme o se trouve plac le rgime, et dont il a pris conscience en 195 7-195 8 : ou bien une rvolution par en haut , autoritaire et non-dmocratique, paternaliste, dictatoriale, techniciste et rsolument capitaliste; ou bien une rvolution sociale de caractre dmocratique, et de tendance socialiste, s'appuyant sur l'action des masses la campagne et dans les villes.

    Dans le premier cas, les objectifs du rgime en l'occurrence, l'industrialisation et la structuration de la socit capitaliste gyptienne, une fois l'indpendance obtenue se heurtent des obstacles, des oppositions, la fois profondment enracins et vivaces, qui freinent considrablement le mouvement limit que l'on souhaite. Mais, l'acclration, la force, l'lan que, seule, la seconde voie pourrait assurer, il faudrait les payer d'une libralisation du rgime, ce quoi rpugnent les dirigeants.

    Nous disions que les annes 195 7- 1958 marquent le point tournant de la rflexion politique des dirigeants gyptiens dans ce domaine. En effet, l'affaire de Suez avait provoqu une vritable mobilisation du peuple, sous la direction effective de la gauche et d'un petit noyau d'officiers patriotes. Quelques mois auparavant, la promulgation de la Constitution de 1956, qui comprenait plusieurs dispositions librales dans un cadre formellement anti-dmocratique, venait point nomm encourager les initiatives populaires fouettes par Suez. L'lection du premier Conseil de la Nation en automne 1956, puis les travaux de la Confrence de Solidarit des peuples afro-asiatiques de dcembre 1957 au Caire, l'influence grandissante de la gauche, le rayonnement du quotidien du soir Al-Missa, la floraison de travaux d'inspiration marxiste, le prestige indiscut de l'Union Sovitique et des pays socialistes, puis un certain jeu parlementaire o les diverses sections de la bourgeoisie

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  • ANOUAR ABDEL-MALEK

    gyptienne purent faire entendre leur voix au Conseil de la Nation au point de mettre en chec la refonte militariste des Universits, ou d'interpeller le ministre de l'Intrieur sur le rgime des dtenus politiques autant d'lments qui vinrent aviver le dbat au sein du mouvement de l'arme. La pousse des forces dmocratiques, mme dans l'tau du rgime, pouvait malaisment tre contenue. Il fallait choisir. L'union avec la Syrie et la constitution de la Rpublique arabe unie, le Ier fvrier 1958, devait permettre le renvoi du Conseil de la Nation , l'abrogation de la Constitution de 1956, la promulgation d'une Constitution provisoire de caractre nettement ractionnaire, la dissolution des partis politiques en Syrie, puis, ds janvier 1959, la campagne de rpression contre la gauche et le mouvement ouvrier dans les deux parties de la R.A.U., et la reprise de la collaboration avec les tats-Unis.

    Rien n'tait rsolu cependant, longue chance. C'est pourquoi le prsident Nasser lana, ds cette poque, une campagne dans le but de forger de toutes pices une idologie arabe, qu'il dfinit par la suite comme une idologie social-dmocratique cooprativiste, et qui tentait de rpondre au dilemme dmocratie-dictature par une troisime voie (1). Dans le domaine conomique, l'intervention de plus en plus importante de l'tat tait prconise, la fois dans le domaine de la planification, et de l'exploitation directe. Depuis 1956, l'tat s'est fait le grant des biens du secteur industriel de la grande bourgeoisie gyptienne, laquelle a d s'intgrer peu peu cette forme peu traditionnelle de l'exercice du pouvoir conomique. Dans le domaine de la rforme agraire, la structure de plus en plus centralise du mouvement cooprativiste, le rle grandissant du parti unique de 1' Union nationale la campagne, la concentration des dcisions et de l'action entre les mains du ministre central (et des deux ministres excutifs) de l'Agriculture et de la Rforme agraire tels ont t les aspects de cette troisime voie face la rforme agraire.

    (1) On ne peut s'empcher de noter, la fois les ressemblances avec le national-socialisme des annes 1930-1934, et l'influence formellement reconnue par la presse gyptienne de l'exprience yougoslave, les reprsentants diplomatiques de la Yougoslavie au Caire n'ayant cess de multiplier leurs dclarations d'appui au parti unique de Union nationale et de collaboration entre cette organisation et le parti yougoslave (voir notamment les dclarations de l'ambassadeur de Yougoslavie au Caire dans Al-Ahram du 14 janvier i960, ainsi que les informations sur les changes de visites parues dans le mme journal le 31 dcembre 1959).

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  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    En un mot, il s'agit de remplacer l'initiative et l'action des fellahs par l'autorit paternaliste et omnisciente de l'tat.

    Les problmes humains de l'Egypte dans la seconde moiti du xxe sicle sont, cependant, d'une acuit grandissante. L'intervention de l'tat la campagne a permis de rduire les dfauts de la rforme agraire de 1952. Mais les responsables se rendent compte, dj, que l'miettement des terres est une illusion dangereuse; d'o, la fois le regroupement des petites proprits, et la dcision de ne plus rpartir de lopins de moins de 10 feddans. La solution du problme agraire n'est pas donne pour autant, l'augmentation de la production agricole demeurant problmatique, et en tous cas bien infrieure au rythme de croissance de la population. On acclre le dfrichement des terres incultes : le programme qui tait de 375 000 feddans en 4 ans en janvier i960, passe 485 000 feddans en 5 ans, en mars i960. Simultanment, le gouvernement met en train les travaux du Haut-Barrage d'Assouan, grce l'aide sovitique, qui vient de s'tendre la deuxime tranche des travaux. Et des experts d'Allemagne occidentale tudient le projet d'exploitation de la dpression de Kattra. Intervention croissante de l'tat certes, mais aussi bnfices records des socits anonymes industrielles et commerciales, et pousse dmographique sans cesse grandissante. Il faudrait prendre des mesures efficaces, radicales, pour tout dire rvolutionnaires. Les dirigeants gyptiens le savent, mais refusent de quitter la voie de la dictature. Ils connaissent la ralit du phnomne chinois, voqu par Ren Dumont Vevey en avril dernier : Le progrs agricole chinois qui, depuis 1955, parat s'tablir au rythme de 8 % l'an, taux jusqu'ici inconnu dans le monde, constitue un dfi... Si le monde occidental se rvle incapable, par une meilleure organisation et par une aide intelligente et mieux rpartie, de favoriser un plus rapide dveloppement des pays attards qui lui font encore confiance, ceux-ci risquent fort, en choisissant l'autre camp, de faire pencher dangereusement la balance de l'quilibre mondial (1).

    Tout est actuellement mis l'uvre par le gouvernement du Caire pour faire chec au socialisme en Egypte, et notamment cette troisime voie conomique double d'une rpression impitoyable.

    Rien que dans le seul domaine de la question agraire, les problmes demeurent crasants. C'est ainsi qu'un observateur attentif, Y. Durelles,

    (1) Cf. l'article de H. Fesquet dans Le Monde du 26 avril iq6o.

    213

  • ANOUAR ABDEL-MALEK

    a pu donner l'tat suivant de la rpartition du revenu entre les diffrentes classes sociales de la socit rurale gyptienne en 1958 : A) Rente foncire des absentistes et revenus des grands propritaires

    exploitants (en millions de livres) 75 B) Revenus de la population rurale 325

    rpartis comme suit :

    i Masses populaires : a) Paysans sans terre . . b) Paysans pauvres

    30 Privilgis : a) Paysans riches b) Capitalistes de la cam

    pagne

    Totaux Popul

    ation (milliers)

    14000 1075 2850

    875

    150 18 950

    0/ /0

    73 6

    15

    5

    1 100

    Revenu global

    (millions)

    5 7

    76

    76

    116 325

    Revenus (par tte) (L. E.)

    3,5 6,1

    26,8

    87,4

    773,3 17,1

    Ce qui permet l'auteur de donner l'tat suivant des caractristiques principales de la socit rurale gyptienne :

    1) La trs forte densit de la population rurale... 73 % des paysans sont privs de terres...;

    2) L'extension massive du systme d'exploitation directe faisant appel la main-d'uvre salarie et le recul parallle du systme traditionnel de la location par petites parcelles...;

    3) Le recul rgulier des couches intermdiaires ... qui constituaient le gros de la paysannerie, il y a un sicle, et ne reprsentent plus que 15 % de la population rurale...;

    4) Le maintien des mmes techniques de production ne faisant appel l'usage du capital que dans des limites trs troites...;

    5) La polarisation de la richesse agricole... l'ancienne classe dirigeante, que le nouveau rgime a priv de son monopole politique, a conserv, malgr la rforme agraire, une position conomique privilgie... (1).

    (1) Y. Durelles, Structure et dveloppement de l'conomie gyptienne, in Economie et politique, n 72 (juillet-aot i960), p. 36-53.

    214

  • LA QUESTION AGRAIRE EN EGYPTE

    II est intressant de noter que l'optimisme dont font preuve deux observateurs pourtant d'orientation radicalement diffrente le propritaire foncier qu'est M. Saab et M. Durelles, penseur marxiste s'accompagne d'un sentiment d'urgence trs net. Pour M. Saab, la motorisation intgrale de l'agriculture gyptienne peut devenir la cl de vote du dveloppement futur de l'Egypte, car elle lui ouvre des perspectives insouponnes qui lui permettent d'envisager des solutions ses problmes autres que celles qui s'appliqueraient la Chine ou aux Indes . Il s'agit d'exorciser le spectre de la collectivisation. Mais, tout aussitt, ceci : La motorisation cre dans le milieu social une nouvelle classe, les tractoristes, qui, bien entrans et encadrs, peuvent devenir les agents les plus efficaces du progrs agricole. Et de donner le chiffre de 80 000 ouvriers spcialiss, en cas de motorisation intgrale. Ainsi, l'Egypte, cette nouvelle Hollande du bassin mditerranen , pourra briser le cercle vicieux dans lequel se trouve enferme son conomie stagnante (1).

    La refonte de la rforme agraire, selon les lignes suggres par Ibrahim Amer au terme de son tude, permettra d'amnager dans une certaine mesure les difficults actuelles : plafond ramen 50 feddans; allgement des charges des nouveaux propritaires, etc. A quoi on doit ajouter le rle croissant de la coopration la campagne.

    Mais les donnes fondamentales du problme gyptien ne se laissent pas contourner pour autant. Le problme dmographique devient menaant : le recensement gnral d'octobre i960 a permis de dnombrer plus de z6 millions d'gyptiens, et de prvoir le chiffre de 53 millions avant 1990 (2) ! Le dfrichement des terres demeure limit par la ceinture dsertique qui couvre les neuf diximes du pays. Simultanment, les besoins de l'industrialisation massive, et notamment la cration de la base colossale d'Assouan, vont crer la fois un proltariat industriel nombreux, fortement concentr et forte proportion de techniciens, et un plus grand nombre de besoins matriels et culturels satisfaire, rendant ainsi imprieuse la ncessit pour l'Egypte d'utiliser les richesses dormantes dans leur intgralit, sans attendre le bon plaisir des grands d'hier.

    On comprend ds lors que les techniciens et l'opinion publique

    (1) Gabriel Saab, Motorisation de agriculture et dveloppement agricole au Proche-Orient, Paris, i960, p. 317-322.

    (2) Voir les analyses des premiers rsultats in AI-Ahram, des 24 et 25 octobre i960.

    215

  • ANOUAR ABDEL-MALEK

    suivent avec le plus profond intrt les expriences de type socialiste, en Chine notamment, mais surtout celles de type collectif intermdiaire, comme Cuba et en Guine. Et si les dirigeants de la junte militaire et les cadres de la bourgeoisie industrielle et financire gyptienne rpugnent tout naturellement de faire leur la thse de la socialisation la seule voie possible, crit Y. Durelles, est celle d'une transformation radicale des rapports sociaux qui permette de librer le dynamisme crateur de l'ensemble du peuple gyptien il n'en est pas moins vrai que la question du rgime social de production la campagne se trouve dsormais pose.

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    InformationsAutres contributions de Arnoud Abdel-Malek

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    PlanI. Brve histoire de la question agraire en gypte1) La question agraire sous les Pharaons 2) La question agraire sous la fodalit 3) Du fodalisme oriental au capitalisme agraire

    II. La question agraire en gypte au XXe sicle1) La grande bourgeoisie terrienne 2) La bourgeoisie moyenne terrienne 3) La petite bourgeoisie terrienne 4) Les ouvriers agricoles 5) Le rle des banques 6) La lutte pour la terre 7) La confusion autour de la notion d' gypte fodale

    III. La rforme agraire de 1952 1) Les facteurs intrieurs de la rforme agraire 2) Les influences extrieures 3) La loi du 9 septembre 1952 4) Problmes d'application, difficults, rsistances. La modification de la loi en septembre 1958 5) Le dveloppement de la coopration la campagne 6) La rvision de la rforme agraire en juillet 1961

    IllustrationsRpartition de la proprit foncire en Egypte, entre 1882 et 1952Rpartition du revenu entre les diffrentes classes sociales de la socit rurale gyptienne en 1958


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