+ All Categories
Home > Documents > Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

Date post: 22-Dec-2015
Category:
Upload: zmp
View: 19 times
Download: 4 times
Share this document with a friend
Description:
Ce travail s'attache A explorer, conformement aux exigences d'une hermeneutique dela Tradition musulmane et en vue de fixer les traits d'une ethique musulmane, le champde l'egalite et de la differenciation en islam. La notion d'egalite fait l'objet d'une premiereexploration, qui rev&le la predominance de l'egalite fondee sur l'ascendanceadamique. I1 apparait que cette conception s'applique exclusivement A la differentiationhereditaire, et qu'elle est generalement associee A l'affirmation de l'inegalite religieuse.Une seconde exploration met en evidence le passage de la double affirmation de l'egalitehereditaire et de l'inegalite religieuse A l'affirmation d'une double inegalite - hereditaireet religieuse. Cette derniere affirmation apparailt comme constitutive d'un modele dedifflrenciation associant deux principes distincts, qui recouvrent eux-memes des contenusvariables. L'association d'un principe hereditaire et d'un principe religieux au sein d'unmeme modele de differenciation est rangee, A l'issue de l'exploration, parmi les traitsdistinctifs d'une ethique sunnite.
23
En quête de l'éthique musulmane I La notion d'égalité en islam Author(s): Adrien Leites Source: Arabica, T. 50, Fasc. 2 (Apr., 2003), pp. 177-198 Published by: BRILL Stable URL: http://www.jstor.org/stable/4057673 Accessed: 03/03/2009 12:24 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=bap. Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. JSTOR is a not-for-profit organization founded in 1995 to build trusted digital archives for scholarship. We work with the scholarly community to preserve their work and the materials they rely upon, and to build a common research platform that promotes the discovery and use of these resources. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. BRILL is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Arabica. http://www.jstor.org
Transcript
Page 1: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

En quête de l'éthique musulmane I La notion d'égalité en islamAuthor(s): Adrien LeitesSource: Arabica, T. 50, Fasc. 2 (Apr., 2003), pp. 177-198Published by: BRILLStable URL: http://www.jstor.org/stable/4057673Accessed: 03/03/2009 12:24

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available athttp://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unlessyou have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and youmay use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use.

Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained athttp://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=bap.

Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printedpage of such transmission.

JSTOR is a not-for-profit organization founded in 1995 to build trusted digital archives for scholarship. We work with thescholarly community to preserve their work and the materials they rely upon, and to build a common research platform thatpromotes the discovery and use of these resources. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

BRILL is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Arabica.

http://www.jstor.org

Page 2: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

EN QUETE DE L'ETHIQUE MUSULMANE I LA NOTION D'EGALITE EN ISLAM*

PAR

ADRIEN LEITES

Universite de Paris IV-Sorbonne

Resume Ce travail s'attache A explorer, conformement aux exigences d'une hermeneutique de la Tradition musulmane et en vue de fixer les traits d'une ethique musulmane, le champ de l'egalite et de la differenciation en islam. La notion d'egalite fait l'objet d'une pre- miere exploration, qui rev&le la predominance de l'egalite fondee sur l'ascendance adamique. I1 apparait que cette conception s'applique exclusivement A la differentiation hereditaire, et qu'elle est generalement associee A l'affirmation de l'inegalite religieuse. Une seconde exploration met en evidence le passage de la double affirmation de l'egalite hereditaire et de l'inegalite religieuse A l'affirmation d'une double inegalite - hereditaire et religieuse. Cette derniere affirmation apparailt comme constitutive d'un modele de difflrenciation associant deux principes distincts, qui recouvrent eux-memes des contenus variables. L'association d'un principe hereditaire et d'un principe religieux au sein d'un meme modele de differenciation est rangee, A l'issue de l'exploration, parmi les traits distinctifs d'une ethique sunnite.

1. Introduction

Dans un ouvrage consacre a la tension entre egalitarisme et hierar- chisation en islam classique et medieval', Louise Marlow adopte envers la Tradition musulmane une attitude caracteristique de la critique des textes islamiques, telle qu'elle est pratiquee par les chercheurs occiden- taux. Cette attitude consiste a rassembler les "fragments litteraires" por- tant sur une question specifique et a mettre en evidence les tendances

* Nous remercions 1'equipe de 1'IFEAD, qui a apporte un soutien precieux a ce tra- vail. Nos remerciements vont, en particulier, a Dominique Mallet, qui nous a accorde une marge de liberte considerable dans l'exercice de nos fonctions administratives, et a Bassam al-Jabi, qui nous a aide genereusement dans nos recherches thematiques et bibliographiques. Nous remercions, d'autre part, Abdallah Cheikh-Moussa qui, par sa lecture attentive, a contribue a la version finale du present travail.

' Hierarchy and egalitarianism in Islamic thought, Cambridge, 1997.

C Koninklijke Brill NV, Leiden, 2003 Arabica, tome L,2 Also available online - www.brill.nl

Page 3: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

178 ADRIEN LEITES

divergentes qui s'y expriment, pour ensuite rattacher ces tendances a un contexte historique susceptible d'expliquer leur production. La recher- che menee par l'auteur aboutit essentiellement a mettre en evidence l'egalitarisme dominant dans la Tradition musulmane, tout en manifes- tant l'existence d'une tendance parallele a la hierarchisation. La pre- miere tendance, qui nous concerne directement dans le present travail, consiste a affirmer "l'egalite religieuse" ou "l'egalite des croyants" et a suggerer, avec un degre de nettete variable, les implications sociales de ce principe. L'egalitarisme islamique est rattache a la conjonction du monotheisme et du tribalisme inhelrente a l' emergence historique de l'islam, et productive d'un "monotheisme arabe"2.

L'attitude adoptee dans ce travail, si elle ne recuse aucunement le moment critique, le considere comme un preliminaire a un second moment, qu'il convient d'appeler "hermeneutique". Ce moment s'est impose a nous a travers la pratique des textes, mais il trouve une assise theorique dans les ceuvres de Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher3 et Hans-Georg Gadamer4. Le moment hemeneutique peut etre defini comme une tentative pour apprehender les conceptions articulees par les textes dans leur profondeur, leur coherence et leur dynamisme. La profondeur d'une conception reside dans le fondement sur lequel elle repose, et qui lui donne sa specificite. La coherence d'une conception, pour poursuivre notre clarification, reside dans sa participation a des ensembles plus larges, et dans le lien de derivation qui l'unit aux prin- cipes gouvernant ces ensembles. L'apprehension de la profondeur et de la coherence d'une conception suivra les deux modes que F. D. E. Schleiermacher a poses comme interdependants, le mode divinatoire (divinatorisch) et le mode comparatif. "Divination" designera ici une ten- tative, non pour penetrer l'intention d'un auteur hypothetique, mais pour etablir un rapport immediat avec un texte individuel et s'ouvrir ainsi a la conception dont il est porteur. La comparaison, quant a elle, s'exercera spontanement entre les differents textes rencontres au cours de la recherche, et permettra de distinguer les variantes d'une meme conception. L'unite de la conception sera definie, non par son contenu,

2 Op. cit., pp. 13-30. 3 Hemleneutik und Knitik, ed. M. Frank, Frankfurt am Main, 1977. La traduction de

C. Bemer (Hemunneutique, Paris, 1987) porte sur les manuscrits edites par H. Kimmerle, ainsi que sur la transcription d'A. Twesten publiee par W. Virmond.

4 Wahrheit und Methode. Grundzuige einer philosophischen Hermeneutik, Tubingen, 1965. Trad. fr. P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio: Verite et mithode. Les grandes lignes d'une hermeneu- tique philosophique, Paris, 1996.

Page 4: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

ETHIQUE MUSULMANE 179

mais par son appartenance a un domaine culturel, dont l'unite sera elle-meme presupposee. La comparaison interculturelle, toutefois, sera associee a la comparaison intraculturelle, dans la mesure oiu elle per- mettra de degager une unite de contenu au sein de la variation concep- tuelle. Le dynamisme d'une conception, pour finir, reside dans son caracte're d'objet transmis, et solidaire des objets de la transmission tex- tuelle. L'apprehension de ce dynamisme suppose une sensibilite a la Tradition, qui sera elle-meme concue comme un processus par lequel des objets du passe sont transportes a travers le temps dans un certain groupe, et donnes ainsi comme dignes de consideration dans le pre- sent. Que la Tradition se preoccupe, non de la preservation d'objets herite's, mais de leur actualisation, et donc de leur interpretation, c'est ce qui a ete demontre par les sciences sociales5. Cette perception est approfondie par H.-G. Gadamer, qui assigne a l'hermeneutique la tache d'epouser le mouvement de la Tradition, pour finalement s'y inserer (in Uberlieferungen stehen). L'insertion dynamique dans la Tradition est accomplie, non a travers l'emploi d'une methode, mais au sein d'une experience (Erfahrung). L'experience hermeneutique, telle qu'elle est defi- nie par l'auteur, se constitue autour d'une reconnaissance (Anerkennung) de la pre'tention a la verite (Wahrheitsanspruch) elevee par la Tradition. I1 semble clair qu'une hermeneutique de la Tradition musulmane aura a surmonter, non seulement la distance temporelle consideree par H.-G. Gadamer, mais aussi une distance culturelle. La reconnaissance de la preention A la verite elevee par cette Tradition, toutefois, est partie integrante de l'expenrience dont resulte le present travail.

L'hermeneutique que nous venons d'esquisser sera engagee ici dans la quete d'une ethique musulmane, et explorera le champ de la notion d'egalite' en islam. Pour apprehender la profondeur de cette notion, nous nous abstiendrons d'employer le terme "egalitarisme", qui suggere une attitude sociale et politique associee a la conception occidentale de l'egalite Nous rechercherons au contraire le fondement de la concep- tion islamique, et tenterons ainsi de degager sa specificite. La cohe- rence de la notion d'egalite en islam, elle, sera appriehendee a travers la retference a deux ensembles conceptuels definis par leurs tailles res- pectives, la "pensee musulmane" et la "pensee biblique". Par "pensee musulmane", nous entendons les conceptions communes aux groupes doctrinaux partageant une allegeance a la communaute musulmane.

V V E. Shils, Tradition, Chicago, 1981.

Page 5: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

180 ADRIEN LEITES

L'expression "pensee biblique", quant a elle, designe les conceptions communes aux groupes confessionnels partageant une ref6rence au texte biblique. La pensee musulmane est comprise dans la pensee biblique, malgre son ignorance notoire du texte biblique, en tant qu'elle prtesup- pose les conceptions articukes dans ce texte. Conformement a l'exer- cice simultane de la divination et de la comparaison intraculturelie, tel que nous l'avons invoque precedemment, la conception occidentale de I'egalite, et les ensembles plus larges auxquels cette conception parti- cipe, ne sera pas mobilisee directement dans notre exploration. Des references a la "pensee occidentale"6, toutefois, seront presentes en arriere-plan, et apparailtront dans les notes. Pour apprehender le dyna- misme de la notion d'egalite en islam, enfin, nous observerons son actualisation et son interpretation aux stades successifs de la transmis- sion textuelle. Au sein de cette variation, toutefois, nous rechercherons une permanence conceptuelle. C'est dans la mesure oiu une telle per- manence pourra etre etablie que "l'ethique musulmane" acquerra une certaine re'alite. Nous entendrons ici "ethique" dans le sens d'un ensem- ble de conceptions porteuses d'implications sociales. De telles implica- tions ne seront toutefois pas donnees a priori, mais seront au contraire indissociables de la profondeur et de la coherence des conceptions, tel- les que notre exploration les aura degagees. Elles seront definies par l'applicabilite des conceptions a une sphere sociale, qui sera elle-meme concue dans les termes les plus larges possibles. Ces implications pour- ront donc etre qualifiees d'internes, et seront distinguees des references "externes" a des objets sociaux. Nous ne suggererons aucunement, comme il ressort des considerations precedentes, que les conceptions apprehendees dans le present travail informent, a une epoque quelcon- que, la pratique des societes affiliees a l'islam. Notre quete d'une ethi- que musulmane, toutefois, pourra s'inscrire dans une tentative pour determiner les modeles disponibles dans ces societes.

Nous pouvons a present explorer le champ de la notion d'egalite en islam et, tout d'abord, identifier les lieux de l'egalite dans la Tradition musulmane.

6 Cette expression designera principalement les conceptions elaborees par les Lumieres, en tant qu'elles sont constitutives d'une "culture occidentale". Nous suivons ici S. Flei- schacker (The Ethics of Culture, Ithaca, 1994, pp. 200-217), qui definit la culture occiden- tale par l'adhesion a des traditions issues des Lumnires, telles que les notions de liberte et de diversite. Une place sera toutefois menagee, dans la rubrique "pensee occiden- tale", aux Traditions qui precedent les Lumieres, et que les Lumieres presupposent.

Page 6: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

ETHIQUE MUSULMANE 181

2. La Tradition exegetique

Le premier lieu de l'egalite identifie dans ce travail est l'interpreta- tion du debut de XLIX, IHugurat: 13:

0 les hommes, nous vous avons crees d'un mae (dakar) et d'une femelle (untd), et nous vous avons constitues en peuples et en tribus pour que vous vous reconnais- siez. En verite, le plus noble d'entre vous aupres de Dieu est le plus pieux7.

II suffit ici de mentionner que le sens global attribue au verset par la Tradition exegetique est la condamnation de la gloire tiree du lignage.

C'est chez Mawardi ('Ali b. Muhammad, m. 450/1058) que, pour la premiere fois dans un Commentaire coranique, le debut du verset apparalt comme une articulation scripturaire de l'egalite:

Dieu a manifeste l'egalite (tasdwt) dans les lignages (ansdb) en indiquant qu'Il avait cree les hommes d'un male et d'une femelle, c'est-a-dire Adam et Eve8.

Une formulation substantiellement identique se trouve chez Wahidi- ('Ali b. Ahmad al-Nisabihr, m. 468/1075):

Cela signifie: Vous etes egaux (mutasdwun) dans le lignage (nasab) parce que cha- cun d'entre vous remonte par le lignage a Adam et Eve9.

L'interpretation commune a Mawardi et Wahidi repre'sente une pre- miere conception islamique de l'egalite, a savoir l'egalite fondtee sur l'ascendance adamique. Cette conception implique une vision de l'huma- nite comme l'extension d'un individu originel, lui-meme considere dans le lien qui l'unit a son Createur'0.

7 Dans le chapitre qu'elle consacre a la "dissociation de l'egalitarisme et de l'oppo- sition", L. Marlow examine l'interpretation de ce verset (Hierarchy and egalitarianism, pp. 96-99), mais se contente de citer quelques exegetes classiques. Le traitement de ces exe- getes est cense refleter la neutralisation de 1'egalitarisme attribue au verset a une p6riode ancienne, et l'affirmation exclusive de l'&galite religieuse. Les considerations de l'auteur, qui sont manifestement informees par des donnees historiques, ne feront l'objet d'aucune discussion dans cette section.

8 Al-Aukat wa l-'u0zn, ed. Hidr Muhammad Hidr, Koweit, 1982, vol. IV, p. 76. V. C. Brockelmann, "al-Mawardii", E. I. 2, t. VI, pp. 859-860. L'interpretation de "un male et une femelle" en "Adam et Eve", elle, apparalit des les premiers Commentaires. Voir, par exemple, Muqatil b. Sulayman (m. 150/767), al-Tafstr, ed. 'Abd Allah Mahmiud Shihata, Le Caire, 1988, vol. IV, p. 96.

9 Al-Wasftfi tafstr al-Qwr'&n al-mag4d, ed. 'Adil Ahmad 'Abd al-Mawgud et al., Beyrouth, 1994, vol. IV, p. 158. Cette formulation se retrouve, sous une forme succinte, chez Bagawi (al-Husayn b. Mas'id, m. 516/1122), Ma'dlim al-tanzil, ed. Muhammad 'Abd Allah al-Namir et al., Riyad, 1993, vol. VII, p. 347.

'0 L'egalite fondee sur l'ascendance adamique se distingue clairement de la concep- tion occidentale de l'egalite qui, selon toute vraisemblance, est heritee des Lumileres,

Page 7: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

182 ADRIEN LEITES

Une seconde conception apparailt dans une interpretation rapportee anonymement par Zamahisari (Mahmuid b. 'Umar, m. 538/1144):

"D'un male et d'une femelle" signifie "d'Adam et d'Eve". On a aussi donne le sens suivant: Nous avons cree chacun d'entre vous d'un pere et d'une mere. Parmi vous, il n'en est pas un qui ne soit engendre comme est engendre l'autre, chacun etant en cela l'egal (sawd') de l'autre".

La meme interpretation se retrouve, avec une formulation difflrente, chez Ibn 'Atiyya ('Abd al-Haqq b. Abi Bakr al-Garnati, m. 546/1151):

I1 se peut que Dieu ait fait reference a Adam et Eve. Dans ce cas, c'est comme s'Il avait dit: Nous vous avons tous crees d'Adam et d'Eve. II se peut aussi qu'Il ait employe "un male et une femelle" comme une designation generique (ism al- gins). Dans ce cas, c'est comme s'Il avait dit: Nous avons cree chacun d'entre vous du liquide masculin et feminin. Le sens de ce verset est l'affirmation de l'egalite (taswyia) entre les hommes"2.

La conception de l'egalite illustree par la presente interpretation est celle de l'egalite fondee sur la generation physique, qui implique elle- meme une notion de genre humain. Cette notion releve manifestement de la classification qui, selon Kant, repose sur "la loi commune de la reproduction" (das gemeinschaftliche Gesetz der Fortpflanzung), et non sur des "ressemblances" (Ahnlichkeiten) comme le veut la scolastique'3. L'egalite

sans que cette derivation specifique soit toujours reconnue. Dans la pensee des Lumieres, la notion d'egalite est intimement liee A celle de nature humaine, qui postule elle-meme l'existence de caracteres intrinseques communs A tous les hommes, et constitutifs d'un genre distinct. Elle consiste essentiellement dans l'idee que la differenciation etablie entre les hommes dans la soci&te, ou "inegalite", n'est pas fondee dans la nature humaine (voir, par exemple, Rousseau, Discours sur P'origine et les fondements de l'inigalite parmi les hommes, ed. J. Starobinski, Paris, 1969, pp. 61-124). Incidemment, nous rencontrons dans la philosophie stoicienne une conception analogue A l'egalite fondee sur I'ascendance adamique, celle de la fraternite fondee sur l'ascendance divine. Epictete adresse au mai- tre irrite par son esclave les paroles suivantes: "Esclave, ne veux-tu pas supporter ton frere? Comme toi, il a Zeus pour ancere, et il est ne des memes germes que toi, du meme principe venu d'en haut. [. . .] Ne te rappelles-tu pas qui tu es et A qui tu com- mandes, que c'est A des parents, A des freres par nature, A des descendants de Zeus?" (Entretiens, trad. E. Br&hier, in Les sto&icens, Paris, 1962, p. 841).

1 Al-Ka.sdf 'an haqd'iq gawdmid al-tanztl wa 'uyan al-aqdwil ft wuiih al-ta'wfl, Beyrouth, 1947, vol. IV, p. 374. V C. Brockelmann, "al-Zamakhshart", E. I. 1, t. IV, pp. 1273- 1275.

12 Al-Muharrar al-wa4fz ft tafsir al-kitdb al-'aztz, ed. 'Abd Allah Ibrahim al-Ansari, al- Dawha, 1989, vol. XIII, p. 512. L'interpretation de "un male et une femelle" en "liquide masculin et feminin" est dejA connue des anciens exegees. Voir, par exemple, Tabari (Muhammad b. (6ardr, m. 311/923), (5dmi'al-baydn 'an ta'wzl dy al-Qurdn, Beyrouth, 1988, vol. XXV, p. 138.

13 Von den verschiedenen Rassen der Menschen, in Schriften zur Anthropologie, Geschichtsphilosophie, Politik und Padagogik 1, 6d. W. Weischedel, Frankfurt am Main, 1977, p. 11; trad. fr.

Page 8: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

ETHIQUE MUSULMANE 183

fondee sur la generation physique suppose la discussion sur les roles respectifs joues par l'ement masculin et feminin dans la production de 1'embryon humain. Trois opinions essentielles semblent exister sur la question. Pour certains, l'embryon est produit directement par le semen dans la matrice, oiu il trouve ensuite les ressources necessaires a son developpement'4. Pour d'autres, c'est le "liquide" feminin seul qui, une fois coagule par le semen, produit 1'embryon 5. Pour d'autres encore, le semen et le liquide feminin collaborent dans sa production'6. L'inter- pretation rapportee par Zamah'sarY et par Ibn 'Atiyya prend clairement parti en faveur de la dernie're opinion. Cette opinion a, pour l'affirma- tion de 1'egalite, un avantage qu'on peut qualifier d'analogique: comme l'element masculin et feminin participent egalement a la production de 1'embryon humain, les creatures issues d'un tel embryon se situent sur un pied d'egalite. Nous pouvons supposer, d'autre part, que les deux premieres opinions ont l'inconvenient de suggerer une instabilite des liens de filiation, tandis que la dermiere fait coincider la generation phy- sique avec la fihlation juridique.

Notre hypothese semble confirmee par un passage de Safi'i (Muham- mad b. Jdr's, m. 204/820), qui constitue la premiere occurrence de l'interpretation de "un male et une femelle" en "un pere et une mere" dans les sources dont nous disposons. Cette interpretation apparait, non dans un contexte exegetique, mais dans un contexte juridique, a savoir l'etablissement des liens de filiation sur une base scripturaire. Parmi d'autres preuves, Safi'i invoque le debut de XLIX, IJgurdt. 13 dans les termes suivants:

S. Piobetta: Des diferentes races humaines, in Opuscules sur l'histoire, Paris, 1990, pp. 47-48. Les implications des considerations de Kant sur la classification "naturelle" du regne animal quant A la theorie de la connaissance empirique et rationnelle sont enoncees par E. Cassirer, La philosophie des fornes symboliques 2 La pensee mythique, trad. J. Lacoste, pp. 212-213: "Lorsque nous divisons et nous delimitons les formes morphologiques, les especes et les genres du vivant, [...] nous nous appuyons pour l'essentiel sur des cri- teres que nous empruntons aux regles de la reproduction des especes et A ce que nous pouvons percevoir de la succession des generations et des naissances, et de la relation causale qui les unit. Lorsque nous parlons d'un certain 'genre' d'&res vivants, nous admettons qu'il est engendri selon certaines lois naturelles: l'idee de l'unite du genre repose sur la maniere dont nous le faisons se reproduire par une serie continue de genera- tions, qui ne cessent de se renouveler".

14 Voir, par exemple, Qurtubi (Mu4hammad b. Ahmad, m. 671/1272), al-6dmi' li- ahkdm al-Qur'dn, Le Caire, 1987, vol. XV, p. 343.

15 Voir, par exemple, Ibn Qayyim al-6awziyya (Muhammad b. Abi Bakr al-Zar'!, m. 751/1350), al-Tafstr al-qayyim, ed. Muhammad Hamid al-Faqih, p. 442.

16 Voir QurtubT, op. cit., ibid. et Ibn Qayyim al-6awziyya, op. cit., pp. 442-443.

Page 9: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

184 ADRIEN LEITES

Dieu a fait savoir que tout adamite est cr66 d'un mMe et d'une femelle et I1 a nomme le mMe "pere", et la femelle "mere"'7.

Les termes "pere" et "mere" font reference, non a la generation physique, mais a la qualification qu'elle recoit dans la loi. C'est cette qualifica- tion qui assure la stabilite des liens de filiation. Inversement, la gene- ration physique assure la perennite' de la filiation juridique. Cette interdependance de la generation physique et de la filiation juridique suggere que la conception de I'egalite rencontree precedemment repose a la fois sur le processus genetique et sur sa qualification dans la loi. Dans les pages qui suivent, nous appellerons l'interpretation rapportee initialement par Zamahsiari et par Ibn 'Atiyya "interpretation generi- que" pour faire ressortir la notion de genre humain qui y est engagee, sans tenir compte outre mesure de l'accent mis par les exegetes poste- rieurs sur la generation physique ou sur la filiation juridique. Comme il apparait a present, cette notion est intimement liee a celle d'ordre divin, qui comprend elle-meme deux aspects interdependants: le mode uniforme selon lequel Dieu perpetue Sa cre'ation, et la qualification per- manente qu'll attribue a Ses creatures dans la loi. I1 importe de noter que, malgre cette composante theologique, la notion de genre humain qu'implique l'egalite fondee sur la generation physique est ancree dans la connaissance empirique".

Parmi les exegetes posterieurs a Ibn 'Atiyya, certains rapportent l'in- terpretation adamique seule, et reprennent en substance la formulation qu'on trouve chez Wahidi'9.

17 Apud Bayhaqi (Ahmad b. al-Husayn, m. 458/1066), Ahkdm al-Qu'dn, ed. Muhammad ZThid ibn al-Hasan al-Kawtari, Beyrouth, 1975, p. 189. V E. Chaumont, "al-Shafi'W", E. L 2, t. IX, pp. 187-191.

18 Cette notion, comme iA apparailtra clairement au lecteur, reste etrangere A celle de nature humaine. Il convient de noter A ce propos le r6le attribue par L. Strauss ("Progress or Return", in The Rebirth of Classical Political Rationalism. Essays and Lectures by Leo Strauss. Selected and Introduced by Thomas L. Pangle, Chicago, 1989, pp. 252-257) A la notion de nature dans la divergence entre philosophie grecque et pensee biblique. L'auteur consi&re que la notion de loi divine constitue une etape dans le developpe- ment qui aboutit A la philosophie grecque d'une part, A la pens6e biblique d'autre part. Cette notion conduit la philosophie grecque A depasser la pluralit6 des lois pour recher- cher la nature des choses. Au contraire, la notion de loi divine conduit la pensee bibli- que A postuler I'existence d'une loi unique emanant d'un Dieu personnel, createur et omnipotent, qui exclut elle-meme 1'existence d'une nature des choses independante de ce Dieu.

19 Tabris! (al-Fadl b. al-Hasan, m. 548/1153), Magma' al-baydnfl tafstr al-Qur'dn, ed. Hasim al-Rasali al-Mahallati et Fadl Allah al-Yazdi al-Tabhtabdah, Beyrouth, 1986, vol. IX, p. 206; Ibn al-Oawz! ('Abd al-Rahman b. 'Ali al-BaAdadd, m. 597/1200), Zdd al- mastrft 'ilm al-tafstr, Beyrouth, 1987, vol. VII, p. 473.

Page 10: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

ETHIQUE MUSULMANE 185

Ibn Katir (Isma'il b. 'Umar al-Dimasqi, m. 774/1372) donne de cette interpretation une version elaboree:

Tous les hommes sont egaux en noblesse (saraf) de par la nature qu'ils ont herit6e d'Adam et Eve (bi-n-nisbati t-ttnjyya ild Adam wa .Hawwd'). Toutefois, ils se differencient en merite (yatqfaIa1aln) par leur attitude face aux exigences de la religion, qui sont l'obeissance a Dieu et a Son prophete. C'est pour cette raison que Dieu a dit [...], indiquant par la que les hommes sont egaux dans leur humanite (baiwariyya): "O les hommes, nous vous avons crees d'un male et d'une femelle, et nous vous avons constitues en peuples et en tribus pour que vous vous reconnaissiez"20.

Deux points meritent d'etre notes ici. D'une part, 1'emploi de "nature" et "humanite"' est revelateur de la vision implicite dans l'egalite fondee sur l'asendance adamique. "Nature" (Uin) designe, non un ensemble de caracteres inherents a l'homme, mais le lien qui l'unit a Dieu a tra- vers son ancetre ultime, a travers l'argile adamique (tin); "nature" est donc essentiellement synonyme a "origine". "Humanite" designe, non un genre distinct, mais l'extension d'un individu originel. D'autre part, la version d'Ibn Katir met en evidence un point crucial de l'egalite' telle qu'elle est concue en islam. Ce point reside dans la distinction entre une inegalite illegitime et legitime, qui repose elle-meme sur le critere de la conformite au plan divin. L'inegalite illegitime est celle qui detourne une differenciation de la fonction qu'elle remplit dans le plan divin. Comme l'indique la suite du Commentaire, qui suit en cela la Tradition exegetique, il s'agit de l'inegalite fondee sur la differenciation hereditaire, cette derniere etant destinee par Dieu a amener les hommes a se reconnaltre". L'in6galite legitime est celle qui remplit elle-meme une fonction de differenciation dans le plan divin. I1 s'agit de l'inega- lite religieuse, voulue par Dieu comme source de toute hierarchisation.

II apparait a present qu'en islam, l'egalite et l'inegalite sont deux notions complementaires, derivees chacune d'un aspect du postulat bibli- que. L'existence d'un Dieu createur implique l'indifferenciation des hom- mes dans le lien qui les unit a ce Dieu. L'existence d'un Dieu personnel, elle, implique la diffkrenciation des hommes dans le rapport qu'ils entre- tiennent avec ce Dieu. Aussi la propension des hommes a se compa- rer et a se mesurer est-t-elle jugee par l'islam en fonction du domaine ou elle s'applique. Tandis que la hierarchisation des differences here- ditaires est consideree comme foncierement illegitime, celle des diffe- rences religieuses est consideree comme absolument legitime.

20 TafAsr al-Qu7dn al-'azim, Beyrouth, 1983, vol. VI, p. 387. V H. Laoust, "Ibn Kathir", E. I. 2, t. III, pp. 841-842.

Page 11: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

186 ADRIEN LEITES

I1 apparait, en outre, que les expressions "egalite religieuse" et "ega- lite des croyants" reposent sur, ou du moins suscitent, un contresens total. Ces expressions, que nous avons rencontrees chez L. Marlow, sont largement repandues dans la litterature occidentale sur l'islam. Pour estomper un tel contresens, le lecteur sera renvoye a Max Weber, qui considere que, dans les voies du salut-delivrance fondees sur les ccuvres personnelles, l'elaboration d'une methode systematique de salut donne lieu a l'experience de la "diversite de la qualification religieuse des etres humains'21. A propos de la predestination, l'auteur parle aussi de l'exp(erience de la "qualification religieuse inegale des hommes" (ungle- iche religi6se Qualfikation der Menschen)22. I1 ne nous appartient pas ici de determiner la place de l'islam dans la typologie de M. Weber, mais nous nous interrogerons sur la forme specifique que prend, en islam, l'experience fondamentale de l'inegalite religieuse. Une premiere reponse est fournie par la version d'Ibn Katir, qui suggere une diffkrenciation fondee sur le degre de conformite a la loi. Une telle diff6renciation est en accord avec le type religieux auquel appartient indeniablement l'islam, et qui concoit la loi comme instance centrale de mediation entre l'homme et Dieu. Le rapport a la loi diff6rencie en effet les hommes par des traits objectifs, qui ont tendance a se traduire en termes hierarchiques.

D'autres exegetes rapportent l'interpretation generique, tout en favo- risant l'interpretation adamique.

Ibn Guzayy (Muhammad b. Ahmad al-Gamadt, m. 741/1340) justifie sa preference pour l'interpretation adamique dans les termes suivants:

La premiere interpretation est plus manifeste et plus correcte en vertu de la parole du Prophete "Vous etes issus d'Adam et Adam est issu de la poussiere"23.

Aliusi (Mahmtud, m. 1270/1854) justifie son rejet de l'interpretation generique dans les termes suivants:

21 Aconomie et societ, "Les voies du salut-delivrance et leur influence sur la conduite de vie", in Sociologie des religions. Textes reunis et traduits par Jean-Pierre Grossein, Paris, 1996, p. 190.

22 Die Wirtschaftsethik der Weltreligionen, in Gesammelte Aufsatze zur Religionssoziologie I, Tubingen, 1988, p. 259. Trad. fr.: L'ethique economique des religions mondiales, Introduction, in Sociologie des religions, p. 358.

23 Al-Tafsir, Beyrouth, 1983, p. 706. V. A. Miquel, "Ibn Djuzayy", E. 1. 2, t. III, p. 779. La tradition prophetique est rapportee dans 1'exegese de XLIX, Hugurdt 13, et ce des Tirmidi. Pour cette tradition, voir infra, p. 195.

Page 12: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

ETHIQUE MUSULMANE 187

Cette interpretation est rendue problematique par I'absence d'un rapport de sub- ordination manifeste entre elle et la condamnation de la gloire tiree du lignage, qui constitue la trame du discours24.

Si la justification d'Ibn Guzayy ne semble pas depasser le recours 'a

l'autorite proph'tique, celle d'Altisi reflete une tentative pour 'tablir une stricte correspondance entre le debut du verset et le sens global qui lui est attribue par la Tradition exegetique. Cette tentative abou- tit 'a une articulation rigoureuse de l'egalite en termes d'ascendance adamique: l'inegalite' fondee sur la diff6renciation hereditaire est illegi- time, non seulement parce que cette derniere est destinee par Dieu 'a amener les hommes a "se reconnaitre", mais aussi parce qu'elle se resorbe dans un ancetre commun.

La plupart des exegetes tardifs presentent une alternative entre l'inter- pretation adamique et l'interpretation generique, sans apporter d'inno- vation substantielle aux formulations anterieures25.

Dans le cadre de cette alternative, Fahr al-Din al-Razi (Muhammad b. 'Umar, m. 606/1209) donne de la seconde interpretation une ver- sion elaboree. Comme ses predecesseurs, Razi attribue au verset le sens global de la condamnation de la gloire tiree du lignage, et de l'affir- mation de l'egalite dans ce domaine. Toutefois, il etend cette condam- nation et cette affirmation 'a l'ensemble des differences contingentes, parmi lesquelles il mentionne la fortune. Comme son successeur Ibn Katjr, Razi exclut de la condamnation de la glorification et de l'affir- mation de l'egalite les differences religieuses. I1 fait toutefois reference, moins au degre de conformite 'a la loi qu'a la dichotomie de la foi (imdn) et de l'incroyance (kuft). Abordant l'exegese du debut du verset, Razi ecrit:

24 Riuh al-ma'dnm ft tafsfr al-Qur'an al-'azJm wa I-sab' al-matdnf, ed. 'All 'Abd al-Bari 'Atiyya, Beyrouth, 1994, vol. XIII, p. 312. V. H. Peres, "al-Alfisi", E. I. 2, t. I, p. 437.

25 V. Baydlawt ('Abd Allah b. 'Umar, m. 685/1286), Anwar al-tanzdl wa asrdr al-ta'wil, ed. 'Abd al-Qadir 'Irfan al-Agga Hassuina, Beyrouth, 1996, vol. V, p. 219; Nasaft ('Abd Allah b. Ahmad, m. 710/1310), al-Tafstr, Beyrouth, 1982, vol. III, pp. 172-173; Abui Hayyan (Muhammad b. Yutsuf al-Garnati, m. 745/1344), al-Bahr al-muhkt, ed. 'Adil Ahmad 'Abd al-Mawgud et al., Beyrouth, 1993, vol. VIII, p. 115; Abu l-Su'utd (Muh.ammad b. Muhammad al-'Imadi, m. 982/1574), Irsad al-'aql al-saltm ila mazayd l-Qur7n al-karim, Beyrouth, vol. VIII, p; 123; Maihadi (Muhammad b. Muhammad, m. 1059/1649), Kanz al-daqd'iq wa bahr al-gard'ib, Teheran, 1991, vol. XII, p. 348; Isma'il Haqqi (al-Briisawi, m. 1137/1725), Riuh al-baydn, Beyrouth, 1985, vol. XXVI, p. 90; Sawkani (Muhammad b. cAli, m. 1265/1839), Fath al-qadir al-gami' baynafannay al-riwaya wa l-dirdya min 'ilm al- tafsir, ed. Sayyid Ibrahim, Le Caire, 1993, vol. V, p. 95; 5iddiq Ijasan Uan (al-Qannawgi, m. 1307/1890), Fath al-baydn ft maqdsid al-Quydn, vol. IX, p. 85; Qasimi (Muhammad, m. 1332/1914), Malhsin al-ta'wfl, ed. Muhammad Fu'ad 'Abd al-Baqi, Le Caire, 1960, vol. XV, p. 5467.

Page 13: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

188 ADRIEN LEITES

Deux sens sont possibles. Le premier est que Dieu a cree les hommes d'Adam et Eve. Le second est le suivant: Nous avons cree chacun d'entre vous, 6 les exis- tants au moment de l'Appel, d'un pere et d'une mrnre. Si nous choisissons le pre- mier sens, nous devons y voir I'affirmation qu'il n'y a pas de place pour la glorification de l'un aux depens de l'autre, les humains etant les fils [sic] d'un seul homme et d'une seule femme. Si nous choisissons le second sens, nous devons y voir l'affirmation qu'ils appartiennent A un seul genre (gins), chacun ayant e cree comme a et cree l'autre, A savoir d'un pere et d'une mere. Or la disparite (taja- wut) qui existe A l'interieur d'un genre est inferieure A celle qui existe entre deux genres. Ainsi, on a coutume de ne pas concevoir le rapport qui existe entre les mouches et les loups en termes de disparit. Toutefois, la disparite qui existe entre les hommes (bayna n-nds) en fonction de l'incroyance et de la foi est analogue A celle qui existe entre deux genres. En effet, l'incroyant est fige (gamcd), il est sem- blable aux bestiaux (an'dm), ou plut6t encore plus egare qu'eux, tandis que le croyant est un homme (insdn) au sens propre du terme. La disparit6 qui existe chez l'homme (ft 1-insain) est une disparit6 sensible (ft 1-4iss), non une disparit6 g6n6rique (ft I-gins), chacun d'entre eux etant issu d'un mile et d'une femelle, et la disparit& sensible perd son importance quand on considere l'unite generique26.

Rizi, interprete perspicace de la Tradition, rend explicite la notion de genre humain qui restait implicite dans la version de Zamahsiari et d'Ibn 'Atiyya. Cette notion s'inscrit clairement dans une classification reposant sur les lois de la generation et qui, comme nous l'avons note, releve de la connaissance empirique. Rizi percoit toutefois la menace que constitue, pour la connaissance theologique, la notion de genre humain, et tente de neutraliser cette menace. La connaissance theolo- gique conSoit en effet l'homme, en conformite avec la pensee biblique, dans le lien qui l'unit au Dieu createur et dans le rapport qu'il est appele A entretenir avec le Dieu personnel. Cette conception implique le recours a une classification scolastique qui offre, sur la base de res- semblances et de diffTrences, un crit&ere permettant de caracteriser uni- versellement l'homme et de le distinguer absolument de l'animal. Un tel critere est fourni par la foi, qui consiste pour l'homme a honorer le lien qui l'unit a son Createur et qui, selon la pensee musulmane, trouve son accomplissement dans l'obeissance a la loi. Le critere dis- criminant de la foi implique l'abandon de la notion de genre humain27:

26 Mafjadt al-jayb, Beyrouth, 1990, vol. XIX, p. 117. V. G. C. Anawati, "Fakhr al- Din al-Raz'", E. I. 2, t. II, pp. 770-773.

27 Et de la classification empirique dans son ensemble, comme le suggere la reference aux an'dm (chameaux et brebis, d'apr&s Kazimirski). Les bestiaux, contrairement aux mouches et aux loups, ne constituent pas une unite du point de vue de la generation. Notons toutefois que, dans ce cas, c'est la caracterisation scripturaire qui prime sur toute ressemblance sensible. La phrase "l'incroyant est semblable aux bestiaux, ou plutot encore plus egare qu'eux" est prise de VII, A'rdf 179 et XXV, Furqan: 44.

Page 14: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

ETHIQUE MUSULMANE 189

"le croyant est un homme au sens propre du terme". En trahissant le lien qui l'unit a son Createur, l'incroyant perd son humanite, et devient ainsi apparente a I'animal28. Razi se refuse toutefois a abandonner entie- rement la notion de genre humain, telle qu'il I'a heritee de la Tradition

28 L'idee que la difference entre l'homme et l'animal est toute relative n'est pas etran- gere a la pensee occidentale. Ainsi, Montaigne ecrit: "Plutarque dit en quelque lieu qu'il ne trouve point si grande distance de beste A beste, comme il trouve d'homme A homme. Il parle de la suffisance de l'ame et qualitez internes. [...] j'encherirois volontiers sur Plutarque; et dirois qu'il y a plus de distance de tel homme a tel homme qu'il n'y a de tel homme A telle beste" (Essais, 1. I, ch. XLII, "De l'inequalite qui est entre nous"). Le critere discriminant pose par Montaigne consiste dans les qualites de l'ame telles qu'elles sont definies par la sagesse stoicienne. Ces qualites liberent l'homme qui les possede de l'emprise des passions, et le distinguent en cela de l'animal. Le critere de sagesse implique l'inanite de la differenciation fondee sur les honneurs, ces derniers for- tifiant les passions existantes et en engendrant de nouvelles. Montaigne vise en particu- lier l'attribution de caracteres distinctifs aux monarques. L'idee qu'il existe un passage graduel de l'homme a l'animal apparait aussi chez Locke: "[W]here is a difference of degrees in Men's Understandings, Apprehensions, and Reasonings, to so great a lati- tude, that one may, without doing injury to Mankind, affirm, that there is a greater distance between some Men, and others, in this respect, than between some Men and some Beasts" (An Essay concerning Human Understanding, Book IV, Chapter XX: "Of wrong Assent, or Errour", ? 5, cite dans l'edition de Peter H. Nidditch, Oxford, 1975). Cette idee est liee A l'analyse empirique de la question des esp&ces conduite par Locke, et se retrouve dans plusieurs passages de l'Essai traitant de cette question. Pour Locke, les difflrentes especes sont constituees, non par des essences reelles, mais par les ides com- plexes abstraites que forme l'esprit humain, et auxquelles sont annexes des noms dis- tincts. Une idee complexe est composee de plusieurs idees simples, qui sont issues le plus souvent de la perception sensible et qui, etant donne notre ignorance de la cons- titution inteme des substances, se combinent en nombre variable. Ainsi, l'idee A laquelle renvoie le nom "homme" comprend la sensation, le mouvement spontane et une cer- taine conformation physique; A ces idees sensibles vient parfois s'ajouter le caract&re rai- sonnable. Se demander si le monstre et l'imbecile sont des hommes ou non ne pose donc aucune question quant a l'essence de l'homme, mais revient A se demander res- pectivement en quoi consiste la conformation physique qu'on inclut dans l'idee d'homme et si l'on inclut ou non dans cette idee le caractere raisonnable (Book III, Chapter VI: "Of the Names of Substances", ? 13-43; Book IV, Chapter IV: "Of the Reality of our Knowledge", ? 13-16). Tout en niant la realite des especes telles qu'elles sont delimi- tees par les idees complexes, et par les noms qui sont annexes A ces idees, Locke affirme que l'observation de la nature nous permet de distinguer differentes especes. L'obser- vation nous conduit toutefois A percevoir, non une rupture marquee entre chaque espece mais, au contraire, une gradation ininterrompue partant de l'homme raisonnable et arri- vant jusqu'A la matiere inorganique. Cette gradation descendante suggere elle-meme la probabilite d'une gradation ascendante recouvrant, entre l'homme et Dieu, differentes especes d'etres intelligents (Book III, Chapter VI, ? 12; Book IV, Chapter XVI: "Of the Degrees of Assent", ? 12). La recherche d'un critere de distinction absolue entre l'homme et l'animal est donc essentiellement etrangere A la pensee de Locke. Toutefois, l'idee qu'un tel critere est fourni par la foi, en tant qu'elle s'accorde avec la raison, apparailt implicitement dans sa critique de l'enthousiasme: "Religion which should most distinguish us from Beasts, and ought most pecularly to elevate us, as rational creatures, above Brutes, is that wherein Men often appear most irrational, and more senseless

Page 15: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

190 ADRIEN LEITES

exegetique. Cette notion est maintenue grace a un artifice verbal: la distinction entre les hommes (al-nds) diffierencies sur un mode generi- que en fonction de la dichotomie foi/incroyance et 1'homme (al-insdn) unifie par la foi. Cette derniere categorie peut continuer a etre consi- deree du point de vue de la gteneration, et constituer ainsi un "genre", tout en comprenant des diff6rences "sensibles". L'egalite fondee sur la generation physique peut donc s'appliquer a la seconde categorie, tout en etant exclue dans le cas de la premiere. C'est au prix d'un tel arti- fice que Razi parvient a neutraliser la menace de la notion de genre humain pour la connaissance theologique, et a concilier cette notion avec l'affirmation de l'inegalite religieuse.

Nous devons a present nous demander si la menace que constitue la notion de genre humain est perSue par les exegetes tardifs qui, comme nous l'avons mentionne, rapportent pour la plupart l'interpre- tation generique. I1 convient tout d'abord de rappeler que, jusqu'a Razi, la notion de genre humain reste implicite dans la Tradition exegeti- que. Les exegetes anterieurs a Razi ne semblent donc pas avoir perSu distinctement cette notion elle-meme ni, a plus forte raison, la menace qu'elle constitue pour la connaissance theologique. Parmi les exegetes posterieurs a Razi, plusieurs s'inspirent manifestement du texte de ce dernier, tout en omettant les references au genre humain29. Un seul exegete fait une place a la notion de genre humain, mais cette notion ne fait l'objet d'aucune interpretation30. Nous pouvons donc supposer

than Beasts themselves" (Book IV, Chapter XVIII: "Of Faith and Reason, and their distinct Provinces", ? 11). L'idee que la diff6rence entre l'homme et l'animal est une question de degres se retrouve chez Rousseau: "Tout animal a des ides puis qu'il a des sens, il combine meme ses idees jusqu'a un certain point, et l'homme ne differe a cet egard de la Bete que du plus au moins" (Discours, p. 71). Rousseau admet le pas- sage graduel de l'homme a I'animal en ce qui concerne 1'entendement, mais seulement pour fonder l'egalite sur une assise plus solide. C'est la liberte qui, pour lui, fournit le critere de distinction absolue entre l'homme et l'animal, et de caracterisation universelle de l'homme. Pour un recueil exhaustif et raisonne des textes occidentaux portant sur la difference (ou la ressemblance) entre l'homme et I'animal, voir L. Ferry et C. Germe, Des animaux et des hommes, Paris, 1994, Deuxieme partie: "Humanite et animalit"'.

29 Voir, par exemple, al-Hazin ('Ali b. Muhammad al-.ihi, m. 741/1340), al-Tafstr, Beyrouth, 1979, vol. VI, p. 230. L'expression "6 les existants" (sans la reference escha- tologique) et la phrase "il n'y a pas de place pour la glorification de l'un aux depens de l'autre, les humains etant les fils d'un seul homme et d'une seule femme" se retro- uvent chez al-Hazin.

30 Il s'agit de Saylizade (Muhammad b. Mustafa al-Qugawi, m. 950/1543), Ijdsiya 'ald Tafstr al-qddt al-Bayddwt, Diyarbakir, vol. IV, p. 375. Les references A l'apparte- nance des hommes A un genre distinct et A la disparite relative qui existe entre les membres d'un meme genre apparaissent chez Sayhzade, avec une formulation substan- tiellement identique A celle qu'on trouve chez Razi.

Page 16: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

ETHIQUE MUSULMANE 191

que Razi avait rendu la menace de la notion de genre humain pour la connaissance theologique, et la notion elle-meme, perceptible aux exegetes tardifs. Es ne semblent toutefois pas avoir dispose, pour la neu- tralisation de cette menace, de ressources autres que l'omission verbale ou la suspension semantique. Si les exegetes tardifs rapportent l'inter- pretation generique, c'est parce qu'elle continue de remplir, en asso- ciation avec l'interpretation adamique, la fonction essentielle qui lui est attribuee depuis son incorporation dans la Tradition exegetique, et qui consiste a etablir l'illegitimite de l'inegalite fondee sur la differenciation hereditaire.

3. Les traditions prophetiques

Avant d'entamer cette section, il convient de noter que nous ne pour- rons pas ici, comme nous avons tente de le faire pour la Tradition exe- gtique, observer l'actualisation et l'interpretation de la notion d'egalite aux stades successifs de la transmission textuelle. Les traditions prophe- tiques sont en effet definies, non par le lieu auquel elles s'appliquent, mais par l'origine qui leur est attribuee. Elles n'appartiennent donc a aucun contexte litteraire particulier, et ne peuvent etre considerees comme les objets d'une Tradition unitaire. L'occurrence d'une tradi- tion prophetique dans un contexte quelconque, toutefois, suppose un processus d'evaluation qui s'applique a la transmission de chaque parole individuelle, et qui porte sur la pretention a la verite inherente A l'attri- bution prophetique. Les paroles retenues a l'issue de ce processus acquie- rent un statut de verite qu'elles partagent avec le seul texte scripturaire, tout en ayant sur ce dernier l'avantage de la specification. Ce statut de verite confeere aux conceptions articulees dans les traditions prophe- tiques un dynamisme qui s'exerce independamment de la transmission textuelle, et qui constitue lui-meme un facteur de permanence. C'est dans cette mesure que les traditions prophetiques, tout en etant extrai- tes d'un contexte litteraire temporellement determine, pourront etre mobilisees dans la quete d'une ethique musulmane.

A c6te de traditions inegalitaires, en particulier celles qui affirment l'election d'un groupe tribal3l, la litterature du Hadit contient des tra- ditions affirmant l'egalite des hommes. Nous tenterons ici, non une

31 Sur ces traditions, voir H. Ben Shammai, "Re'ayon ha-behira ba-islam ha-qaduim" (en hebreu), in Re'ayon ha-behira be-risra'el u ba-'amtm, Jerusalem, 1990-1991, pp. 166-169. Les traditions analysees par I'auteur sont celles qui affirment 1'election de Qurays ou

Page 17: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

192 ADRIEN LEITES

repertoriation exhaustive de ces traditions, mais une interpretation des plus significatives d'entre elles quant a la conception de 1'egalite.

I1 convient tout d'abord de noter que les derives de la racine s-w-y, rencontres en abondance dans la Tradition exegetique, apparaissent rarement dans les traditions prophetiques.

Le terme sawa' est employe dans plusieurs traditions, qui donnent de 1'egalite une image sensible. L'une de ces traditions merite notre attention:

Les hommes sont egaux comme les dents du peigne, mais ils se difftrencient en merite (yataiddalun) par I'integrite du corps et de 1'entendement ('fiya)32.

Cette tradition releve manifestement de la morale individuelle plus que de l'ethique sociale, et ne represente pas une conception specifique de l'egalite. Toutefois, l'image des dents du peigne (rattachees a son corps) rappelle celle des branches de l'arbre (rattachees a son tronc), et sug- gere ainsi la ramification de l'humanite a partir d'un ancetre commun33.

des Banui Hasim comme etant l'aboutissement d'une selection operee par Dieu A cha- que stade de la genealogie de Muhammad, ou A chaque niveau de son appartenance hereditaire. H. Ben Shammai emploie le terme "ethnique" (etna) pour distinguer cc type d'election de l'd1ection d'une communaute (les musulmans, definis par un rapport cons- titutif A la loi), ou d'une fraction de cette communaute definie par des caracteres ethico- religieux les "meilleurs" parmi les musulmans). Nous preferons reserver ce terme au cas d'un groupe s'opposant A d'autres goupes par une heredite incommensurable, elle- meme generalement associee A une appartenance linguistique distincte (les Arabes, par opposition aux Persans etc.). Nous emploierons le terme "tribal" dans le cas d'un groupe s'opposant A d'autres groupes par une heredite homologue, c'est-A-dire par la place qu'il occupe A un meme niveau de lignage (tel que Qurayi et les Baniu Hasim). Deux remar- ques de l'auteur meritent d'etre soulignees ici. Tandis que, d'une part, l'election d'une communaute a generalement un contenu eschatologique, l'eection d'un groupe tribal est porteuse d'implications politiques, et a parfois un contenu politique explicite (le droit exclusif de Qurays ou des Banui Hasim A la direction de la Communaut&). D'autre part, l'election d'un groupe tribal est manifestement contingente A l'election d'un prophete appartenant A ce groupe. I1 convient de noter que la Tradition chiite, non examinee par H. Ben Shammai, connait elle aussi l'idee d'une selection hereditaire successive. Dans les traditions chiites, cette selection aboutit toutefois, non A l'election d'un groupe tribal, mais A celle d'un prophete, qui est elle-meme l'actualisation d'une election pre- existente. En outre, cette election se prolonge dans l'election d'une fraction des proches parents du prophete (ahl al-bayt), qui se manifeste dans le droit exclusif de leurs descen- dants A la direction de la Communaute. Pour les traditions chiites, voir, par exemple, Qumml ('Ali b. Ibrahim, vivant en 307/919), Tafsir al-Qur'dn, Beyrouth, 1991, vol. II, pp. 325-326 (ad LVI, Wdqi'a: 8-10).

32 Al-Hatib al-BaOdad! (Ahmad b. 'All, m. 463/1071), T&ri4 Bagddd, Le Caire, 1931, vol. VII, p. 57 (ent. Bisr b. Giyat al-Maris!).

33 Tout en s'abstenant de determiner la "portee originelle" de la tradition, L. Marlow mentionne la "dimension ethnique et eventuellement sociale" qu'elle acquiert chez un compilateur de proverbes, ainsi que son utilisation comme preuve de "l'egalite ethni-

Page 18: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

ETHIQUE MUSULMANE 193

L'egalite fondee sur l'ascendance adamique apparailt clairement dans la tradition suivante:

Les lignages (ansab) auxquels vous vous rattachez ne sont source d'injure pour per- sonne. En effet, vous etes les enfants d'Adam, vous etes l'eart de la mesure et non son plein (talu s-sa'34 lam tamla'iuhu). Personne ne surpasse I'autre en merite (laysa li-ahad 'ala ahadfadl), si ce n'est par la devotion ou les aeuvres pies [var. ou la pite]35.

Nous retrouvons dans cette tradition la double affirmation de l'egalite hereditaire et de l'inegalite religieuse, telle que nous l'avons rencontree chez Ibn KatiTr. L'image de lecart de la mesure traduit eloquemment la vision de l'humanite comme l'extension d'un individu originel, qui remplit a lui seul l'eventail des possibilites humaines. Cette plenitude ramene uniformement les hommes a leur ancetre ultime et, a travers lui, a leur Createur, sans laisser aucune place a la differenciation. Une fois ramenes A leur Createur, les hommes sont confrontes a Ses exi- gences, et sont appeles a entretenir un rapport avec Lui. Ce rapport, etabli par l'interme&diaire de la loi, est d'extension et d'intensite varia- bles, et donne ainsi lieu a une diffkrenciation toujours renouvelee. La piete, que nous rencontrons pour la premiere fois dans la presente tra- dition, represente un degre superieur atteint dans l'obeissance a la loi. Ce degre reside dans l'adequation de la totalite de la conduite indivi- duelle a la loi, ainsi que dans la mobilisation des energies individuelles

que et sociale" chez les savants "classiques et tardifs" (Hierarchy and egalitarianism, pp. 18- 19). II convient de noter que, parmi les trois interpretations citees par l'auteur, deux font reference - la premiere explicitement et la seconde implicitement - a l'ascendance adamique. On peut se demander si ce n'est pas cette reference, plut6t que l'image insuffisamment eloquente des dents du peigne, qui donne a la tradition une portee sociale.

3 Les trois sens de defaut, d'excedent et de partie superieure sont attestes pour taf dans la litterature lexicographique, bien que les interprites de la tradition semblent avoir favorise le premier sens (voir, par exemple, Muhammad Murtada al-Zabidt, Tag al-'arius min gawdhir al-qdmus, ed. Builaq, vol. VI, pp. 181-182). L. Marlow retient le dernier sens dans sa traduction initiale de ta al-s&' en "like the surface of a full bucket" (Hierarchy and egalitarianism, p. 21). Plus loin, l'auteur opte pour le premier sens, et traduit par "as if they fell short of a full measure" (op. cit., p. 97). Cette incoherence est symptomatique de la primaute des donnees historiques sur les faits textuels dans l'analyse de L. Marlow. Notre traduction de taf en "ecart" vise a maintenir une ambiguite inherente A la por- t&e conceptuelle de l'image, telle qu'elle apparait A un regard hermeneutique. Comme nous allons le voir immediatement, cette portee reside dans l'affirmation d'un decalage par rapport A une plenitude originelle, qui peut lui-meme prendre la forme d'une defi- cience ou, altemativement, celle d'un exces.

3 Ahmad b. Hanbal (m. 241/855), al-Musnad, ed. Samir Taha al-Magduib, Beyrouth, 1993,vol. IV, p. 200 (trad. n? 17282) et pp. 215-216 (trad. n? 17414).

Page 19: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

194 ADRIEN LEITES

en vue d'une telle adequation. L'obeissance extensive et intensive a la loi peut elle-meme deboucher sur un degre superieur, qui se presente alors comme la veritable piete. Dans ce sens alternatif, la piete recou- vre une impregnation totale de la personne par la loi, qui depasse elle- meme tout rapport d'adequation a la loi36.

La double affirmation de l'egalite hereditaire et de l'inegalite reli- gieuse se retrouve, avec une diff6rence substantielle, dans la tradition suivante:

0 les hommes, n'est-il pas vrai que votre Seigneur est un, et que votre pere est un? N'est-il pas vrai qu'aucun Arabe ne surpasse un non-Arabe en merite (ldfa4la li-'arabt 'ald 'aamZ) ni aucun non-Arabe un Arabe, ni aucun homme de couleur claire (aOmar) un noir37, ni aucun noir un homme de couleur claire, si ce n'est par la piPlt?38

I1 paraft significatif que 1'egalite fondee sur l'ascendance adamique soit applicable, non seulement a la differenciation tribale comme cela est implicite dans la plupart des interpretations et traditions rencontrees jusqu'a present, mais aussi a la diff6renciation ethnique39. Dans le pre- mier cas, les diff6rentes ramifications se rejoignent avant d'atteindre Adam, leur ancetre ultime. Dans le second cas, c'est l'ascendance ada- mique qui donne aux groupes humains le caractere de ramifications; Adam est leur ancetre commun. I1 semble donc que les deux applica- tions representent deux stades conceptuels distincts40. Appliquee a la

36 Le terme taqwd, que nous rendons par "piete, fait l'objet de diff6rentes interpr&- tations, par exemple dans I'exegese de XLIX, .Hugurat 13. Les deux caracterisations de la pite que nous venons de proposer visent A mettre en evidence l'association uniforme de la piete au rapport d'adequation A la loi, et A degager deux modes d'association dis- tincts. Elles ne pretendent aucunement rendre compte des difflrences d'interpretation quant au contenu specifique de la pite.

3 I. Goldziher fait, A propos de la caracterisation des groupes humains en termes de couleur, la remarque suivante: "Les Arabes se nomment, en contraste avec les Persans, noirs' ou, en tout cas, 'de couleur sombre' (ahdar); les Persans sont communement desi-

gnes comme 'rouges', c'est-A-dire de couleur claire (ahmar)". L'auteur ajoute plus loin: "Al-ahmar wa l-aswad, 'les rouges et les noirs' signifie 'les Arabes et les non-Arabes', c'est- A-dire l'humanite entiere ou tout le monde, sans egard particulier pour les differences de race fondees sur la couleur" (Muhammedanische Studien, Hildesheim, 1961, t. I, pp. 268-269).

38 Ahmad b. Hanbal, al-Musnad, vol. V, p. 510 (trad. n? 23479). Pour une variante chiite de cette tradition, qui s'applique A nier la seule supr&matie des Arabes sur les non-Arabes, voir Ibn Su'ba (al-Hasan b. 'Ali al-Harrant, IVe/Xe s.), Tuhaf al-'uq?2lftmd ga'a min al-hukm wa 1-mawd'iz 'an al al-rasul, apud Maglisi, Bihdr al-anwar al-gdmi'a li-durar ahbdr al-a'imma al-athdr, Beyrouth, 1983, vol. LXXIII, p. 350.

39 Sur la distinction entre "tribal" et "ethnique", voir supra, n. 31. 40 Ces stades conceptuels sont A distinguer des stades doctrinaux reconstruits, sur la

Page 20: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

ETHIQUE MUSULMANE 195

differenciation tribale, I'egalite fondee sur l'ascendance adamique est etroitement liee a la doctrine de la Creation. Appliquee a la differen- ciation ethnique, elle constitue une conception autonome de I'egalite, qui consiste elle-meme a poser la commensurabilite d'heredites repu- te'es incommensurables.

Dans une autre tradition, la double affirmation de l'egalite heredi- taire et de l'inegalite religieuse apparait sous la forme suivante:

Dieu a extirpe de vous l'orgueil ('ubbiyya) de la (Thiliyya et la gloire qu'elle tire des peres. Les hommes sont de deux sortes: le croyant pieux et le deviant (fagir) miserable. Vous etes les fils [sic] d'Adam et Adam est issu de la poussiere. Certains homme pretendent tirer gloire de gens, qui sont en fait au nombre des charbons de 1'enfer. Ces hommes sont moins consideres par Dieu que les scarabees qui poussent avec leur partie anterieure des excr6ments41.

Dans cette tradition, l'egalite fondee sur I'ascendance adamique, tout en tant appliquee a la difflrenciation tribale, a une portee explicite- ment eschatologique et parait denu&e de toute implication sociale. Pour comprendre la signification de la tradition, il importe de garder a l'esprit la relation d'interdependance qui unit creation, eschatologie et revela- tion42. Selon la pensee biblique, l'origine de l'homme est dinigee vers une fin diffirenciee, qui suppose elle-meme la manifestation d'une parole divine. Cette parole appelle l'homme a une attitude qui releve essen- tiellement de la reconnaissance, et qui est designee generiquement par le terme "foi". Quelle que soit l'extension qui lui est attribuee, la foi est destinee a jouer un role discriminant dans la fin de l'homme. Selon la pensee musulmane, la parole manifestee a l'homme est a la fois normative et informative. L'attitude de reconnaissance demandee a l'homme, et qui constitue le noyau de la foi musulmane, porte donc

base de donnees historiques, par I. Goldziher, Muhammedanische Studien, t. I, pp. 70-75. L'auteur suppose que les traditions affirmant "1'egalite et la fraternite de tous les Arabes dans l'islam" (Gleichheit und Briderlichkeit aller Araber im Islam) appartiennent aux premi&- res elaborations de 1'enseignement de Muhammad, tandis que celles affirmant "l'egalite des croyants sans distinction de race" (Gleichheit aller Glaubigen ohne Unterschied der Rasse) emaneraient des non-Arabes convertis. Notons la chaine qui rattache, dans I'attitude adoptee envers la Tradition musulmane, et jusque dans l'expression malencontreuse "egalite des croyants", L. Marlow aux debuts (glorieux) de la critique occidentale.

41 Abiu Da1'ud al-Sigistani (Sulayman b. al-Ai'at, m. 275/889), al-Sunan, I?it&b al-adab (XXXV), Bab ft 1-tafdaur bi-l-ahsdb (120). Le fagir est l'incroyant considere dans sa deviance, et non dans son statut (kdfir), comme le suggere la misere (dans I'autre monde) qui lui est attribuee, ainsi que la reference eschatologique.

42 Pour des considerations theologico-philosophiques sur ce point, voir P. Gisel, "Creation et eschatologie", in B. Lauret et F. Refoule (sous la direction de), Initiation i la pratique de la thiologie, t. III: Dogmatique 2, Paris, 1993, pp. 613-722.

Page 21: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

196 ADRIEN LEITES

simultanement sur ces deux aspects. Parmi les informations revelees, l'ascendance adamique occupe une place de choix puisqu'elle concerne l'origine de l'homme, et donc sa fin. Aussi est-il comprehensible que la hierarchisation des difftrences hereditaires, qui implique la de'nega- tion de cette origine et de cette fin, soit etroitement associee a l'incroyance. Avec cette derniere, elle constitue un critere discriminant pour la fin de l'homme. La double affirmation de l'egalite hereditaire et de l'inega- lite religieuse, telle qu'elle apparait dans la presente tradition, ne sem- ble toutefois pas avoir une portee exclusivement eschatologique. Cette derniere affirmation, en effet, prend la forme d'une diffierenciation gene- rique fondee sur la dichotomie de la foi et de l'incroyance, et rappelle ainsi l'interpretation de Razi rencontree precedemment. A travers la refrence au scarabee, en outre, il est clairement affirme, non seule- ment que l'incroyant est apparente aux classes animales les plus viles, mais aussi qu'il occupe une position en de%a de l'ordre generique. Une telle affirmation ne semble pas denuee d'implications sociales, meme si l'application d'une differenciation religieuse dichotomique dans les faits est difficilement envisageable.

La tradition que nous venons de rencontrer connait une variante chiite interessante:

O les hommes, Dieu a extirpe de vous par l'islam l'orgueil (na4wa) de la (iahi- liyya et la gloire qu'elle tire des peres. La qualite d'Arabe (arab?yya) ne s'herite pas du pere et de la mere, mais reside dans une langue parlante (huwa [sic] lisdn ndtiq). Celui qui parle cette langue est arabe (fa-man takallama bihi fahwa 'arabt). N'est-il pas vrai que vous etes issus d'Adam, qu'Adam est issu de la poussiere, et que plus noble d'entre vous aupres de Dieu est le plus pieux?43

II convient tout d'abord de noter que, dans cette tradition, un noyau specifiquement chiite se distingue des elements partages avec les tradi- tions sunnites. Tandis que l'e(galite fondee sur l'ascendance adamique est exprimee par un de ces elements, le noyau de la tradition contient une conception distincte de l'egalite. Cette conception est manifeste- ment appliquee a la differenciation ethnique. Elle consiste toutefois, non a poser la commensurabilite d'heredites reputees incommensurables, mais a inflechir les termes d'une appartenance ethnique dans un sens universel. Cette inflexion passe par la mise en avant de la composante linguistique de l'ethnicite arabe44, elle-meme consideree en tant qu'elle

43 QummI, Tafsfr al-Qur'n, vol. II, p. 297 (ad XLIX, Nfugurdt 13). 44 Sur la composante linguistique de l'ethnicite arabe, voir les donnees rassemblees

par I. Goldziher, Muhammedanische Studien, I, p. 120. L'auteur met particulierement en evidence la conception de la poesie arabe comme heritage exclusif des Arabes de souche.

Page 22: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

ETHIQUE MUSULMANE 197

joue un role dans la revelation. En manifestant Sa parole dans la lan- gue ethnique des Arabes45, Dieu rend cette langue "parlante" pour 1'ensemble des hommes, et rend ainsi 1'ethnicite arabe inclusive. L'ega- lite her6editaire affirmee par la tradition chiite reside donc, non dans le nivellement divin des difflrences ethniques, mais dans le caractere inclu- sif attribue par Dieu 'a une ethnicite particuliere. Dans la tradition chiite, d'autre part, l'affirmation de l'inegalite religieuse n'est pas asso- ciee a celle de l'egalite hereditaire comme c'est le cas dans les tradi- tions sunnites, mais contenue implicitement en elle. En rendant la langue ethnique des Arabes parlante pour l'ensemble des hommes, Dieu cons- titue l'ethnicite arabe en attribut religieux. Comme la piete, cet attri- but difkrencie les hommes dans le rapport qu'ils entretiennent avec Dieu. On peut aussi concevoir que, comme la foi, l'ethnicite arabe inclusive soit appelee a jouer un role discriminant dans la fin de l'homme. En tant qu'attribut religieux discriminant, l'ethnicite arabe inclusive a donc un caractiere exclusif. I1 importe de noter que, meme si l'egalite fonde'e sur l'ethnicite arabe inclusive est manifestement porteuse d'impli- cations sociales l'incorporation des non-Arabes par la langue), ces impli- cations sont reduites par L'affirmation implicite de l'exclusivite religieuse46.

4. Conclusion

Notre exploration nous a conduit a discerner trois conceptions isla- miques de l'egalite', dont nous avons tente d'apprehender la profondeur et la coherence. Le dynamisme de ces conceptions, que nous avons considere independamment dans ce qui precede, doit a present nous

4 La langue du Coran est caracterisee comme lingua sacra par J. Wansbrough, Quranic Studies, Oxford, 1977, pp. 99-106. Cette caracterisation, qui suggere expressement un calque biblique, ne rend pas compte de la conception de la langue scripturaire comme langue ethnique (lugat al-'arab). Notons que 1'expression hebraique leson ha-qjdes. (men- tionnee par I'auteur) ne connait pas de parallee en islam.

4 Notre interpretation des deux dernieres traditions illustre le caractere peremptoire de la distinction entre contenus eschatologiques et contenus sociaux, telle qu'elle est operee par L. Marlow (ainsi, Hierarchy and egalitarianism, p. 96: la tradition de 1'ecart de la mesure "n'est manifestement pas preoccupee par le statut social dans ce monde"). Cette distinction repose sur les references externes des traditions, et non sur leurs impli- cations intemes. En nous penchant sur de telles implications, et en considerant la "pro- fondeur" et la "coherence" des conceptions articulees dans la Tradition, nous sommes arrive a la conclusion qu'une reference eschatologique peut avoir une port6e sociale et qu'inversement, une reference sociale peut avoir une portee eschatologique. Notre apti- tude a discerner la portee d'une reference depend, bien sfir, de nos facultes interpreta- tives et, eventuellement, de l'aide apportee par les interpretations traditionnelles.

Page 23: Adrien Leites, La notion d'égalité en Islam, Arabica, 50, 2003

198 ADRIEN LEITES

permettre de fixer les traits d'une ethique musulmane. Le dynamisme de l'egalite fondee sur 1'ethnicite arabe inclusive est manifestement reduit, puisque nous avons rencontre cette conception dans une seule tradition, chiite de surcroilt. L'egalite fondee sur la generation physique, quant a elle, est absente des traditions prophetiques, mais possede un certain dynamisme dans la Tradition exegetique. L'actualisation de cette concep- tion est toutefois irreguliere, et comprend une action interpretative abou- tissant a la suspension de la notion de genre humain. L'egalite fondee sur la gteneration physique, pas plus que l'6galite fondee sur l'ethnicite arabe inclusive, ne semble donc relever de l'ethique musulmane.

Le dynamisme de l'egalite fondee sur l'ascendance adamique, au contraire, se manifeste dans les traditions sunnites comme chiites, et sur toute l'etendue de la Tradition exegetique. Dans son actualisation, en outre, cette conception ne subit aucun inflechissement interpretatif, tout en connaissant une application extensive. L'egalite fondee sur l'ascendance adamique exerce donc clairement un monopole dans l'ethi- que musulmane, sans pour autant ignorer des limites specifiques. I1 importe, d'une part, de garder a l'esprit le fait que cette conception s'applique a la diff6renciation hereditaire, et qu'elle est associee a l'affir- mation de l'inegalite religieuse. Dans la perspective d'un travail ulte- rieur, d'autre part, nous devons nous demander si l'egalite fondee sur l'ascendance adamique, en tant qu'elle renvoie a une origine, ne menage pas une place a d'autres types de diff6renciation, voire a la diff6ren- ciation hereditaire elle-meme.


Recommended