+ All Categories
Home > Documents > aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la...

aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la...

Date post: 14-Jun-2020
Category:
Upload: others
View: 0 times
Download: 0 times
Share this document with a friend
23
ANTHROPOLOGIE / ARCHÉOGÉOGRAPHIE / ÉCONOMIE / GÉOGRAPHIE / HISTOIRE / SOCIOLOGIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Revue semestrielle éditée au Laboratoire d’anthropologie sociale, soutenue par l’InSHS du CNRS et par le Centre national du livre Disponible sur Cairn et sur Revues.org ÉDITIONS DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES
Transcript
Page 1: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

ANTHROPOLOGIE / ARCHÉOGÉOGRAPHIE /ÉCONOMIE / GÉOGRAPHIE / HISTOIRE /SOCIOLOGIE

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Revue semestrielle éditée au

Laboratoire d’anthropologie sociale,

soutenue par l’InSHS du CNRS

et par le Centre national

du livre

Disponible sur Cairn

et sur Revues.org

É D I T I O N S D E L ’ É C O L E D E S H A U T E S É T U D E S E N S C I E N C E S S O C I A L E S

Page 2: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Fondateurs

Isac ChivaGeorges DubyDaniel Faucher

Rédacteur en chef

Bruno Villalba

Comité de rédaction

Laurent BergerGérard Chouquer

Françoise ClavairolleCarole FerretAgnès FortierFabien Gaveau

Ricardo González VillaescusaYves Michelin

François PurseigleIsabelle Thireau

Comité d’orientation

Michel AdamPhilippe BoissinotÉdouard Conte

Bertrand HervieuRose Marie Lagrave

Rédaction

Claire Perenchio

Laboratoire d’anthropologie sociale(Collège de France, CNRS, EHESS)

52 rue du Cardinal Lemoine – 75005 Paris01 44 27 17 43

[email protected]

Maquette intérieure

Jean-Marie Fourquet

Couverture

Ann-Koulmig Renault

© École des hautes études en sciences sociales 2013ISSN 0014-2182

ISBN 978-2-7132-2397-6

Page 3: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

S O M M A I R Eno 191, janvier-juin 2013

9 François Purseigleet Gérard ChouquerIntroduction

19 Florence BrondeauConfrontationde systèmes agricoles inconciliablesdans le delta intérieur du Nigerau Mali ?

37 Amandine Adamczewski,Jean-Philippe Tonneau,Yacouba Coulibalyet Jean-Yves JaminConcessions de terreset dynamiques socialesdans la zone Office du Niger au Mali

63 Katy Medernachet Perrine BurnodRecompositions inattenduesd’un système agraire malgachepar l’agrobusiness

77 Martine GuibertLes formes associativesde production agricoleen Argentine et en Uruguay :entre territoire et réseau ?

91 Ève Anne Bühleret Valter Lucio de OliveiraLa localisationdes entreprises agricolesdans l’ouest de l’État de Bahiaau Brésil

115 Jean-Jacques HervéÉvolution de la structurede l’entreprise agricole en Ukraine

129 Pierre Blanc et Matthieu BrunUn regard géopolitiquesur l’agriculture de firmedans le monde arabe

149 Gérard ChouquerVivre dans les interstices de la firme.Sierra Leone, Cambodge, Tchad

169 Volker StammFormaliser les pratiques coutumières.Europe médiévale,Afrique coloniale et contemporaine

Article libre

193 Hélène Noizet, Laurent Mirlouet Sandrine RobertLa résilience des formes.La ceinture urbaine de Parissur la rive droite

Page 4: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

. . .8 Comptes rendus

223 Walden Bello,La fabrique de la famine.Les paysans face à la mondialisation(Fabien Gaveau)

225 Christine Lutringer,Gouvernance de l’agricultureet mouvements paysans en Inde(Fabien Gaveau)

227 Peter Benson,Tobacco Capitalism.Growers, Migrant Workers,

and the Changing Faceof a Global Industry(Fabien Gaveau)

229 Bernard Heude,La Sologne.Des moutons, des landeset des hommes,du XVIIIe siècle au Second Empire(Fabien Gaveau)

231 Gérard Lenclud,En Corse. Une société en mosaïque(Fabien Gaveau)

233 Livres reçus

Page 5: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Pierre Blanc et Matthieu BrunUN REGARDGÉOPOLITIQUESUR L’AGRICULTUREDE FIRMEDANS LE MONDE ARABE

L ’IMMOLATION DE MOHAMED BOUAZIZI

le 17 décembre 2010 est considéréecomme l’étincelle qui a mis le feu à

l’ensemble de l’aire arabe. Depuis, les foyersdemeurent plus ou moins brûlants. Tour àtour, des despotes sont tombés (Ben Ali,Moubarak, Kadhafi) tandis que Bachar elAssad semble voué à terminer – mais quand ? –sa domination sur la Syrie. Ailleurs, lesrévoltes sont plus contenues, des changementsde gouvernement et/ou quelques réformespolitiques ayant, pour l’heure, permis de pré-venir une véritable révolution.

Ainsi, à l’examen de la cartographie arabe,et si l’on reprend les catégories d’analyse dusociologue allemand Max Weber, force est deconstater que les régimes forts à légitimitécharismatique fondée sur l’émergence d’unhomme et d’un système (Tunisie, Égypte,Libye, Syrie, Yémen) sont bien parvenus àune fin de cycle ; a contrario, les régimes àlégitimité symbolique adossée à un arrière-plan dynastique et religieux (Jordanie, Arabiesaoudite, Qatar, Maroc) restent à l’écart dumouvement. Si ces catégories sont éclairantes,elles sont à prendre avec précaution 1. Il

Études rurales, janvier-juin 2013, 191 : 129-148

n’empêche : en regardant les choses, certesgrossièrement, il est loisible d’observer que lespouvoirs les plus menacés dans cette phaserévolutionnaire sont bien les « républiques »arabes originellement charismatiques, dont lecycle historique a commencé dans les années1950. À ce moment-là, la faim de terres dansles campagnes était un vecteur essentiel deschangements, notamment en Irak, en Syrie eten Égypte [Blanc 2012], tandis qu’en Algériela guerre d’indépendance était aussi une« guerre paysanne » [Wolf 1971].

Dans la séquence actuelle, la question dela terre est moins prégnante, à la différencede celle du « pain », qui a été posée, au moinsen creux, par les mesures que les autorités ontprises à l’aube des soulèvements. En ce débutde décennie 2010, après les premiers mouve-ments politiques dans l’aire arabe, les réponsessociales apportées par les pouvoirs publicshabitués à des révoltes de type frumentairecomportaient en effet un important volet ali-mentaire. Ainsi que l’écrit Rami Zurayk :

Les États arabes pensaient qu’ils pou-vaient calmer les révoltes avec des tonnesde pain. Ils ne réalisaient pas que lespopulations étaient affamées de liberté,autrement dit quelque chose qui ne peutpas s’acheter. Ceci ne signifie pas que

1. Dans les années 1950, ce sont des monarchies quiont été renversées (l’Égypte, en 1952 ; l’Irak, en 1958).Aujourd’hui, il semble que l’Arabie saoudite a beau-coup fait financièrement pour contenir la révolte : en2011, 200 milliards de dollars ont été versés sous formed’aides diverses à la population. De même, le Royaumede Bahreïn a connu des mouvements importants, notam-ment sur la place de la Perle, au point de provoquerl’intervention des pays du Conseil de coopération duGolfe (CCG).

Page 6: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Pierre Blanc et Matthieu Brun

. . .130

ces réalités socioéconomiques n’ont pasjoué de rôle. Les prix alimentaires ontété utilisés pour mobiliser les protes-tataires. Mais les gens ne se sont paslevés pour demander plus de pain. Lesrévoltes étaient dirigées contre le régime,contre ceux qui ont créé un système quinotamment les insécurise sur le plan ali-mentaire [2011 : 240].

Si les autorités n’ont donc pas su décrypterles raisons des mobilisations populaires, leurréponse montre combien elles avaient gardéprésente à l’esprit la question de la forte dépen-dance alimentaire qui caractérise l’espace arabe.

À l’exception de quelques rares pays, cettedépendance n’a cessé d’augmenter du fait del’accroissement des populations, qui plus estdans un contexte naturel fortement contraint.Finalement, la crise des matières premièresalimentaires en 2008 a sonné l’alarme dansune région jusqu’alors habituée à s’approvi-sionner sur les marchés internationaux. Cettecrise a poussé certains pays, en particulier lespays du Golfe, à annoncer le lancement deprogrammes d’acquisitions foncières que desfirmes agricoles sont censées valoriser. Cettenouvelle façon d’assurer la sécurisation ali-mentaire de ces pays, riches en pétrole maispauvres en eau et en terre, mérite une analyseplus précise. Ces processus ont pu être égale-ment observés en Libye et, plus récemment,en Algérie, pays, eux aussi, relativement richesen hydrocarbures.

Quant aux autres pays arabes, ils ne se sontpas engagés dans cette dynamique de projec-tion foncière à l’international. En revanche, onassiste au développement, sur leur sol, d’agri-firmes, notamment au Soudan et en Égypte,ne serait-ce que parce qu’ils accueillent les

investisseurs des pays du Golfe. Plus fonda-mentalement, on observe dans les pays arabes,hors les pays du Golfe, des mouvements delibéralisation sur le plan foncier destinés à faci-liter l’émergence d’un secteur a priori plus pro-ductif, à savoir une agriculture d’investisseurs,qui n’est cependant pas forcément une agri-culture de grandes firmes. Dans ce cas, lesobjectifs sont loin d’être exclusivement ali-mentaires. Comme nous allons le voir, ils sontplus largement économiques voire, parfois,territoriaux et géopolitiques.

Cet article traite de ces dynamiques nou-velles supposées renverser une fatalité natu-relle plus ou moins lourde. Après avoirenvisagé les principales contraintes propres àl’aire arabe et distingué des catégories d’Étatsdans leurs rapports à l’agriculture, nous nousintéresserons aux stratégies de sécurisation ali-mentaire mises en œuvre par ces types d’Étatset évaluerons plus particulièrement, dans uneperspective géopolitique, la dynamique de cer-taines firmes.

« États verts », « États jaunes »

Dans le monde arabe, le déterminisme géo-graphique constitue un réel soubassementdes politiques agricole et de sécurisationalimentaire.

Beaucoup d’images sont attachées aumonde arabe, comme celle de territoires mar-qués du sceau de l’aridité. Image évidemmentjuste puisque la région est couverte dedéserts : le Sahara, à l’ouest ; le Rub al Khaliet le Nefüd situés dans la péninsule arabique,à l’est ; le désert libyque, à cheval surl’Égypte et la Libye. Certes, quelques-uns deces déserts sont traversés par des fleuves et

Page 7: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Un regard géopolitique sur l’agriculture de firme dans le monde arabe

. . .131des rivières qui permettent, sur leurs bordures,

le déploiement d’une activité agricole (valléedu Nil, vallées du Tigre et de l’Euphrate).

Toutefois, sur un espace de quelque10 millions de kilomètres carrés, les deuxtiers sont totalement aréiques, ce qui réduitconsidérablement les surfaces propices auxgreniers et aux jardins. L’agriculture est doncprésente dans les quelques vallées fluvialesqui parcourent les déserts ou dans des plaineslittorales au climat méditerranéen. Elle estprésente aussi dans les oasis naturelles ouartificiellement créées par l’irrigation à partirdes eaux souterraines, comme en Arabiesaoudite. L’activité agricole s’exerce égale-ment sur les terrasses ou dans les fonds devallée des montagnes lorsque celles-ci setrouvent à proximité de la mer (Mont-Liban,montagne de l’Asir en Arabie saoudite, DjebelAnsariyé en Syrie, chaînes telliennes enAlgérie, Rif marocain). Rappelons que 15 à20 % de la région arabe se situent à plus de1 000 mètres d’altitude [Carroué 1996 : 7] etqu’une partie de ces massifs est logée dansles espaces désertiques, « inutiles » sur le planagricole mais utilisés parfois pour l’activitépastorale.

Qu’il s’agisse de plaines, de déserts ou demontagnes, c’est bel et bien l’eau qui déter-mine leur dévolution ou non à l’agriculture.La région arabe est connue pour manquerd’eau puisqu’elle concentre, à elle seule, lamoitié des « pauvres en eau » de la planète 2.Autre fait révélateur : 80 % de la ressourcesuperficielle sont stockés dans des barrages,contre 20 % en moyenne pour les autresrégions.

Ce stockage massif a été déployé de façoninédite à partir des années 1950-1960, surtout

pour développer l’irrigation. L’eau d’irriga-tion, dite « eau bleue », provient égalementdes nappes fossiles ou renouvelables. Cettepratique a profondément bouleversé uneagriculture qui, avant l’essor des techniqueshydrauliques et le recours conséquent auxénergies fossiles, était essentiellement pluviale(« eau verte »). En effet, mis à part les borduresimmédiates des fleuves et des rivières ou desoasis, l’activité agricole, qui dépendait de pré-cipitations très irrégulières, se faisait grossomodo sur les bandes littorales. Sans l’apport de« l’eau bleue », certains pays seraient dépour-vus d’agriculture, les précipitations y étant bientrop faibles : n’ayant pas ou que très peud’agriculture pluviale, les pays du Golfe, laLibye et l’Égypte n’ont pu développer leuragriculture qu’en recourant aux eaux de nappe,pour les deux premiers, et aux ressources duNil, pour la troisième.

Non seulement le monde arabe doit faireface à une aridité plus ou moins forte selonles sous-régions et les pays, mais il doit égale-ment faire face à une explosion des popula-tions qui accentue le problème alimentaire.Tous les pays de la région sont engagés surla voie de la transition démographique, avecdes degrés d’avancement très différents : sicette transition est pratiquement achevée dansles États où le développement éducatif a étéle plus précoce, notamment chez les filles 3,

2. Selon l’hydrologue Malin Falkenmark du StockolmInternational Water Institute, le seuil de pauvreté hydriquese situe à 1 000 mètres cubes/an/habitant.

3. Comme l’ont montré Youssef Courbage et EmmanuelTodd, le seuil de 50 % d’alphabétisation chez les fillesest fortement corrélé aux débuts de la baisse de lafécondité [2007].

Page 8: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Pierre Blanc et Matthieu Brun

. . .132 comme au Liban et en Tunisie, elle est encore

balbutiante dans les pays les plus pauvres :Mauritanie, Soudan et Yémen. Globalement,la population s’accroît, sans même parler deladite transition alimentaire qui l’a fait passerd’une alimentation à base de céréales à unealimentation où les protéines animales prennentde plus en plus d’importance. Ce qui n’est passans conséquence : l’intégration des protéinesanimales dans les rations décuple le besoin decalories végétales (il faut 7 calories végétalespour produire 1 calorie animale).

À cela s’ajoute un tourisme très dyna-mique dans certains pays (Tunisie, Égypte,Maroc) et des migrants très présents dansd’autres, en particulier les pays du Golfe dontles richesses du sous-sol attirent une main-d’œuvre en quête de travail en provenancedes autres pays arabes et, depuis quelquetemps surtout, en provenance de l’Asie duSud [Lavergne 2003]. Tout cela accroît lesbesoins alimentaires et pèse sur les ressourcesen eau, déjà limitées.

Manque de terres, manque d’eau, popula-tion en croissance : tel est donc le tableaugénéral du monde arabe, où certaines typo-logies ont pu être proposées. Il en est ainsi dela dichotomie vert-jaune, qui recoupe prati-quement la distinction entre les républiques etles monarchies ou encore la distinction entrela thawra (révolution) – pays dont le régimeest de type socialiste et/ou nationaliste – et latharwa (richesse) – pays du Golfe, notam-ment [Camau 2006].

Ces catégories sont contestables ; leursuperposition, plus encore 4. Il ne nous revientpas d’en débattre ici. Cependant, eu égard ànotre objet, il nous faut sans doute considérerles catégories « vert » et « jaune ». Selon cette

dichotomie, les pays peuplés, agricoles etpauvres contrasteraient avec les pays déser-tiques, peu peuplés et riches en pétrole et/ouen gaz. Rappelons que le nationalisme arabede Nasser avait pour dessein d’associer lamain-d’œuvre et les produits de certains paysaux ressources du sous-sol d’autres pays.

L’Égypte, la Syrie, le Maroc et le Soudanseraient des exemples frappants de « paysverts » quand les pays du Golfe et la Libyeseraient à ranger dans la catégorie des « paysjaunes ».

Traversée par le Nil, l’Égypte totalisequelque 3,5 millions d’hectares irrigués,sachant que l’irrigation permet la double voirela triple culture, ce qui décuple les surfacesarables. La Syrie, où coulent l’Euphrate etl’Oronte, représentait 1,3 million d’hectaresirrigués à la veille de la révolution, dus essen-tiellement au pompage dans les nappes. LeMaroc, où l’objectif d’Hassan II du milliond’hectares irrigués a été atteint dès 1980, encompte aujourd’hui 1,6 million. Quant auSoudan, dont le potentiel agricole paraîténorme, notamment en raison de la granderéserve foncière de la Djéziré, il abrite1,8 million d’hectares irrigués. Évidemment,il ne s’agit ici que d’agriculture irriguée maisles pays cités, à l’exception de l’Égypte,disposent aussi d’une agriculture pluvialesignificative.

À l’opposé se trouvent les pays du Golfe,avantagés par la tectonique. Ces territoiresquasi désertiques se trouvent sur une zone de

4. La Jordanie et le Maroc ne sont pas riches. La Libyeet l’Irak ont, eux, longtemps été des pays « révolution-naires » riches.

Page 9: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Un regard géopolitique sur l’agriculture de firme dans le monde arabe

. . .133subduction qui voit la péninsule arabique

s’enfoncer vers la plaque iranienne tandis qued’épaisses couches d’organismes vivants sontvenues se loger dans la gouttière qui s’estainsi formée. Recouvertes d’alluvions char-riées par les fleuves, ces formations bio-logiques ont sédimenté à faible profondeur età bonne température. Ainsi, outre leur abon-dance, les ressources pétrolières présentesdans le sous-sol sont les plus accessibles aumonde et offrent à leurs propriétaires uneformidable rente de situation depuis qu’ellesont été découvertes. Aujourd’hui, les paysdu Conseil de coopération du Golfe (CCG)contrôlent 42 % des réserves connues de pétroleet 23 % des réserves de gaz. Le pétrole repré-sente 60 % des exportations de Bahreïn, 95 %du Koweït, 90 % de l’Arabie saoudite, 50 %du Qatar, 77 % d’Oman et « seulement » 25 %(en associant le gaz) des Émirats arabes unis,même si, dans ce pays, le pétrole représenteplus de 35 % du PIB.

Les autres eldorados énergétiques dumonde arabe sont nettement moins pourvus,notamment la Libye et l’Algérie, qui abritentrespectivement 3 et 1 % des réserves mon-diales de pétrole et 1 et 2,5 % des réserves degaz naturel. Il est à noter que certains paysverts comptent aussi quelques richesses dansleur sous-sol, mais la part que constituentces richesses demeure assez marginale dansl’économie : c’est le cas de l’Égypte et de laSyrie avec le pétrole, et le cas du Maroc avecles phosphates.

Il ne faut pas exagérer le clivage entre lesdeux types d’États, certains pays, au sous-solriche, n’ayant pas déserté pour autant l’agri-culture : que l’on songe à l’Arabie saoudite ou

encore à la Libye. L’une et l’autre ont cherchéà assurer leur sécurité alimentaire en recou-rant à une « agriculture minière » basée surdes prélèvements d’eau fossile, mais ce sec-teur reste secondaire. L’Algérie, quant à elle,serait à mi-chemin entre les États verts et lesÉtats jaunes : son agriculture a souffert deplusieurs maux – dépaysanisation [Bourdieuet Sayad 1964], échec des réformes [Bessaoud2002] –, qui ont renforcé sa dimension d’éco-nomie de rente.

Malgré toutes les nuances qu’il faut appor-ter à cette dichotomie vert-jaune, nous laconsidérons comme une grille d’analyse utileà la compréhension des dynamiques de firmes.Précisons que certains pays arabes ne serontpas évoqués ici : l’Irak, qui se reconstruit etdont il est difficile d’appréhender la politiqueagricole ; la Mauritanie et le Yémen, auxdeux extrémités de l’espace arabe, parcequ’ils semblent exclus de ces dynamiques defirme.

De l’autosuffisance impossibleà l’extraversion assumée

L’auto-approvisionnement alimentaire commegarantie de la sécurité alimentaire a été le lotd’un certain nombre de pays agricoles dumonde arabe après leur indépendance. Cetteautonomie alimentaire était perçue comme levecteur de la stabilité intérieure et comme lacondition d’une certaine souveraineté, d’autantplus recherchée dans la région que lescontextes géopolitiques demeuraient mouvants.

Aussi, pour les « États verts », les années1960 et 1970 ont-elles marqué une phaseimportante dans leur équipement hydraulique.

Page 10: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Pierre Blanc et Matthieu Brun

. . .134 Dans une région réputée pour détenir un très

ancien savoir en matière d’utilisation de l’eau,cet effort a été sans précédent, tant du pointde vue de la taille des ouvrages que du pointde vue de l’ampleur des surfaces concernées.À cet égard, l’activisme hydraulique del’Égypte, de l’Irak, de la Syrie, du Maroc etde la Tunisie mérite d’être souligné. Même unpays comme la Jordanie, où l’eau est très rare,a développé une hydraulique audacieuse dansla vallée du Jourdain.

Parallèlement à ces politiques hydrauliques,certains pays (Irak, Égypte, Syrie) ont menédes réformes agraires « pour donner la terre àceux qui la cultiv[ai]ent » [Mendras 1995 :199]. Au Maghreb, ce sont moins ces réformesqui étaient prioritaires que la réappropriationdu capital foncier détenu par les ancienscolons. Quant aux paysans, ils étaient souventintégrés à des coopératives plus ou moins éta-tiques, voire à des fermes d’État, comme enSyrie ou en Algérie. Cette emprise de l’Étatportait également sur les marchés, dont la plu-part des prix étaient contrôlés.

Dans les années 1980, avec l’accroisse-ment de la population et des besoins alimen-taires, d’une part, et les difficultés financièresdes États arabes, d’autre part, qui ont conduità des plans d’ajustement structurel et à desprogrammes de libéralisation, le paradigme dela sécurité alimentaire a changé. En vertu dela promotion des avantages comparatifs, lespays qui avaient misé sur l’autosuffisance sesont tournés vers l’exportation et ont signédes accords de libre-échange (GAFTA, accordsavec les États-Unis et l’Union européenne).

Dès lors, la sécurité alimentaire ne passaitdonc plus par l’autosuffisance mais parl’achat de matières premières agricoles moinscoûteuses sur les marchés internationaux, lesfilières d’excellence étant source de devises.

Afin de renforcer la compétitivité desfilières, une agriculture d’investisseurs a étépromue en Égypte, au Maroc, en Jordanie eten Tunisie à partir des années 1990, puis enSyrie à partir des années 2000.

Sur le plan hydraulique, les pays quiavaient établi des périmètres publics ont aban-donné cette approche et promu l’irrigationprivée, notamment à partir des nappes souter-raines 5. Sur le plan foncier, l’Égypte et laSyrie, qui avaient mis en œuvre des réformesagraires, ont procédé à des contre-réformesdont l’objectif ou, du moins, les effets ont étéune certaine re-concentration foncière [Ayeb2008]. L’Égypte, d’abord, a promulgué en1996, au prix d’émeutes paysannes, une loidéplafonnant les loyers de la terre. Puis laSyrie de Bachar el Assad a remis en question,à partir des années 2000, les plafonds fon-ciers. Même la Jordanie a privatisé le foncierdans la région stratégique du Jourdain en 2001.

Après la période de l’encadrement parl’État, la promotion de l’investissement enagriculture adossé au marché appelait de factoà dépasser la stricte agriculture familiale,et, plus encore, l’agriculture de subsistance.

5. Anne-Marie Jouve évoque ainsi très bien le passagede l’eau de Dieu (agriculture pluviale) à l’eau privée(après l’eau de l’État) [2006].

Page 11: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Un regard géopolitique sur l’agriculture de firme dans le monde arabe

. . .135Ainsi au Maroc 6, en Tunisie, en Syrie et en

Égypte, des investisseurs se sont progressi-vement implantés, relevant d’une agriculturefamiliale de type sociétaire ou d’une agri-culture de firme [Hervieu et Purseigle 2011].Dans ce dernier cas, il peut s’agir de commer-çants, d’industriels ou autres qui, hors toutmodèle familial, investissent une partie deleur patrimoine dans l’activité agricole ; ilpeut s’agir aussi, quoique moins fréquem-ment, de grandes firmes, souvent d’origineétrangère. L’Égypte, en particulier, a accueillice type d’exploitation sur les nouvelles terresbonifiées du delta, sur celles se trouvant aunord du Sinaï, irriguées à partir du canal alSalam, et sur les terres de la région deToshka, abondées par les eaux du barraged’Assouan. Chaque fois, l’objectif était dedésengorger la vallée du Nil, l’une des plusdenses au monde. Cet objectif est toujoursd’actualité. Certaines des sociétés agricolessont cotées à la bourse du Caire mais leur for-tune est variable. Ainsi de la société Kadco,fondée par le prince libano-saoudien Al-Walidben Al Talal, qui accumule les difficultésdepuis deux ans.

Même dans les Territoires palestiniens,en Cisjordanie plus précisément, on assiste àl’émergence d’une agriculture de firme 7. Dessociétés comme Padico (production de dattes)et Sinokrot 8 (maraîchage et herbes médici-nales) s’installent dans la vallée du Jourdain,sur les terres qui ne sont pas sous l’emprisedes colonies israéliennes. Dans ce contexted’occupation, les difficultés des petits paysansde la vallée du Jourdain en termes de ventesur les marchés locaux engorgés de produitsisraéliens ont poussé certains à se défaire de

leurs terres, soit en abandonnant leurs loca-tions soit en les vendant lorsqu’ils étaientpropriétaires. Des sociétés agricoles prennentalors le relais. Riche de leur capital, ellesdéveloppent des unités de conditionnement etsont ainsi en capacité d’exporter. Évidem-ment, il s’agit là d’une situation très singu-lière eu égard à la situation géopolitique quiprévaut dans les Territoires palestiniens.

Ce type d’agriculture d’investisseurs sedéveloppe aussi au Liban, au nord de laBekaa, précisément dans la zone de Qaa, quijouxte la Syrie. Dans une région où l’État esttrès peu présent, des investisseurs, surtoutcommerçants, opèrent une mainmise sur lefoncier, et les terres sont bonifiées grâce à uneirrigation à partir de gros forages qui néces-sitent des apports relativement importants decapitaux.

La réalité dans les autres pays dits« jaunes » semble a priori tout autre, la faiblesurface arable interdisant toute agriculture.Certains pays comme les Émirats arabes unis,le Qatar et le Koweït privilégient l’approvi-sionnement sur les marchés extérieurs, l’agri-culture locale étant essentiellement vouée à la

6. Au Maroc, le « plan vert » mis en place à partir de2008 prévoit un premier volet – le plus important entermes financiers – qui valorise la notion d’agrégateurs :il s’agit de structures modernes à grande capacité mana-gériale qui agrègent autour d’elles des dizaines de petitsexploitants [Akesbi 2012].

7. Observations, mars 2013.

8. Longtemps impliquée, surtout en Jordanie, cetteholding est aujourd’hui présidée par Mazen Sinokrot,ministre de l’économie de l’Autorité palestinienne dansles années 2000.

Page 12: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Pierre Blanc et Matthieu Brun

. . .136 production de dattes, très économe en eau. En

revanche, l’Arabie saoudite, dont la superficieest sans commune mesure avec celle de sespetits voisins, a longtemps tendu vers l’auto-approvisionnement. Dans ce pays, très pauvreen eau de surface mais riche en eaux souter-raines et en énergies, une agriculture tournéevers la production d’aliments de base a étémise en place au cours des années 1980. Onpeut parler d’une agriculture minière renduepossible par le pompage dans les eaux denappes fossiles et profonds du grès nubien.Les vues aériennes de ces grands périmètresirrigués sont impressionnantes, les pivots d’irri-gation traçant de grands cercles dans le désertd’Arabie 9. La garantie de prix élevés etl’usage d’une énergie bon marché ont fait del’Arabie saoudite une puissance agricolerégionale au point qu’elle a même exporté descéréales, notamment dans la Jordanie voi-sine. Avec 1,8 million d’hectares irrigués etmoins de 30 millions d’habitants, cela n’estguère surprenant. Évidemment, étant donnél’éloignement des lieux de vie et l’importancedes capitaux nécessaires, ce modèle d’agri-culture éloigné de la traditionnelle agriculturefamiliale bascule vers l’agriculture de firmeemployant une main-d’œuvre conséquente.

S’il a prévalu un certain temps, le modèlede l’agriculture « autochtone » n’est plus vrai-ment d’actualité. Tout comme dans les « paysverts », l’approche a changé, mais pour desraisons différentes. Le risque d’épuisement dela ressource en eau et la crise alimentaire de2008 ont poussé l’Arabie saoudite, le plusgrand pays du Golfe, à remettre radicalementen cause les moyens de sa sécurité alimen-taire. Les autres pays du Golfe se sont égale-ment projetés sur des terres étrangères. Cette

nouvelle stratégie a stimulé le développementde la firme agricole et l’a rendue plus visible.Ailleurs dans le monde arabe, cette stratégieest plus en retrait, à l’exception toutefois dela Libye, au moins jusqu’aux événementsrévolutionnaires. La différence de capacitésfinancières entre « États verts » et « Étatsjaunes » explique cet état de fait.

Choc de 2008 et changement de paradigmedans les « pays jaunes »

Dès le début de l’année 2006, des tensionssont apparues sur les marchés agricoles inter-nationaux. Aux inquiétudes a succédé unmouvement de panique en 2007-2008 lorsqueles grands pays producteurs de céréales ontannoncé des récoltes en baisse pour cause desécheresses, d’inondations et de proliférationd’insectes. À ce tableau déjà préoccupants’ajoutaient des stocks céréaliers à leur niveaule plus bas depuis plus deux décennies. Faceau risque de pénurie et d’inflation, plusieurspays d’Asie et d’Afrique 10 ont alors entreprisde protéger leur marché domestique. Ce qui aété le cas du Vietnam, deuxième exportateurmondial de riz, qui a interdit l’exportation decette céréale au printemps 2008. Dans le mêmetemps, d’autre pays producteurs de céréales,

9. Ce sont les régions du Jawf, du Hail, du Qassim etde Ryadh qui concentrent les plus grands périmètresirrigués du Royaume. En 2008, 82 % des céréalesy étaient produites. Voir Ministère de l’économie etdu plan, « The Ninth Development Plan, 2010-2014 »,pp. 545-560.

10. Par exemple le Burkina Faso, le Niger, le Mali, ouencore le Nigeria.

Page 13: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Un regard géopolitique sur l’agriculture de firme dans le monde arabe

. . .137comme la Russie, l’Ukraine et le Kazakhstan,

restreignaient leurs exportations.Ces mesures d’urgence prises par les

grandes puissances agricoles d’Asie etd’Europe ont menacé la disponibilité desimportations. Les pays du Golfe ont ainsiréalisé que leur dépendance aux marchés inter-nationaux, qui n’allait cesser de croître, pré-sentait des risques trop élevés. En même tempsque les prix augmentaient et que le dollarchutait, la facture des importations agricoleset alimentaires du Golfe s’alourdissait dan-gereusement, passant de 6 à 20 milliardsd’euros entre 2003 et 2008 pour probablementatteindre 22 milliards d’ici à 2020 11. Ces den-rées venant de l’extérieur apportaient avecelles une inflation que les richesses dégagéespar l’exploitation du sous-sol parviendraientdifficilement à contenir sur la durée. À terme,tout comme les autres États arabes de larégion, les pays du Golfe vont être confrontésà une croissance significative de leur popula-tion : celle-ci devrait augmenter de plus de60 % d’ici à 2050 pour les États de la pénin-sule (hors Yémen).

S’il y a bien eu, après 2008, une crise deconfiance envers les exportateurs de denréesalimentaires, une crise plus profonde a pousséles pays du Golfe, en particulier l’Arabiesaoudite, à abandonner l’objectif de l’auto-suffisance alimentaire. C’est la crise de l’eau,laquelle eau faisait l’objet d’une exploitationà outrance pour la production de blé, d’orgeet de viande. La combinaison de la rentepétrolière et des nappes fossiles pouvait effec-tivement faire fleurir le désert jusqu’à ce quel’un ou l’autre viennent à manquer [Elhadj2005]. Finalement, l’imminence de la pénurie

d’eau 12, les dommages causés aux nappesfossiles et le gouffre financier que représen-tait ce modèle de production ont conduit leroyaume saoudien à planifier, dès 2008,l’arrêt total de sa production locale de bléd’ici 2016.

Profondément marqués par la déficiencedes marchés internationaux et incapables deproduire des quantités suffisantes de nourri-ture pour une population dont les besoins vontcroissant, les pays du Golfe ont donc entreprisde sécuriser leur approvisionnement par desinvestissements agricoles à l’étranger. L’idéeétait de parvenir à une autosuffisance déloca-lisée en acquérant des terres et des fermesdans des pays mieux dotés en terres et en eau,et ce grâce à la rente pétrolière et/ou gazière.

Ainsi du royaume d’Arabie saoudite, quiavait très vivement encouragé, voire contraintles firmes autrefois productrices de céréalessur le sol saoudien à se projeter à l’inter-national 13. Cette volonté s’était expriméedans « l’initiative du roi Abdallah pour lesinvestissements agricoles saoudiens à l’étran-ger ». En apposant son nom à un tel projet,

11. Economist Intelligence Unit, « The GCC in 2020.Resources for the Future », The Economist, 2010,pp. 16-22.

12. Voir Ministère de l’économie et du plan, « TheNinth Development Plan, 2010-2014 », pp. 545-560.

13. En janvier 2008, le Royaume a décidé de réduire saproduction de blé de 12,5 % par an. Rappelons en outreque les volumes de production avaient sensiblementdiminué depuis le milieu des années 1990 : de 4,5 mil-lions de tonnes en 1993 on était passé à 2,3 millions detonnes en 2008, ce qui était synonyme de pertes pourles entreprises qui avaient investi des sommes considé-rables dans la production de blé et autres céréales.

Page 14: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Pierre Blanc et Matthieu Brun

. . .138 Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud affirmait

avec force la priorité que représentaient cesinvestissements dans l’agenda politique, éco-nomique et social du pays. Le soutien gouver-nemental aux entrepreneurs nationaux n’étaitdonc pas que rhétorique puisqu’il passait à lafois par des mesures facilitant l’installationdes firmes saoudiennes à l’étranger et aussi parun soutien financier direct. Un fonds de prèsde 700 millions d’euros fut ainsi constitué pourl’attribution de crédits aux agrifirmes et pourl’investissement logistique et infrastructurel.

Le premier mouvement saoudien surle continent africain a été réalisé par lasociété Hadco (Hail Agricultural DevelopmentCompany), qui, après avoir interrompu saproduction locale de blé, a contracté un baillui permettant de cultiver plusieurs milliersd’hectares de terres au Soudan 14. De l’ini-tiative du roi est également né Jannat, unconsortium d’agrifirmes auparavant spéciali-sées dans la production nationale de céréales.Outre le groupe Al Rajhi, ce consortium ras-semblait trois autres firmes saoudiennes : Tadco(Tabuk Agricultural Development Company),Almarai et Al-Jouf. Ce consortium avaitinvesti en Égypte, au Soudan et en Éthiopieet prévoyait dès 2009 d’étendre son périmètreà l’Europe et de pousser jusqu’en Asie, auxPhilippines et en Indonésie.

De son côté, la Fédération des Émiratsarabes unis, un des plus importants produc-teurs et exportateurs de pétrole, a aussi initiéun mouvement de délocalisation de l’agri-culture en soutenant ces dynamiques par undialogue diplomatique avec de grands Étatsagricoles d’Asie et d’Afrique. La recherche deterres pour cultiver des céréales, des fruits et

du fourrage à l’étranger passait alors par desfonds d’investissement publics ou des firmesprivées. Telle la firme Al Dahra, basée à AbuDhabi, qui, pour protéger l’Émirat de l’infla-tion alimentaire croissante, s’était, dès 2007,projetée à l’étranger. Dans un premier temps,des contrats de location de terres passés avecl’Égypte, le Pakistan, l’Espagne et les États-Unis ont permis à l’Émirat de produire dufourrage à hauteur de 50 % de ses besoins.Puis le groupe a pris pied dans la filière oléi-cole au Maroc de plus en plus ouverte auxcapitaux étrangers, ou encore en Namibie,exportant ou réexportant une partie de sa pro-duction vers ses voisins du Golfe ainsi quevers des marchés émergents comme la Chine.Il faut dire que la stratégie d’Al Dahra est par-ticulièrement efficace. Cette société contrôleentièrement la chaîne d’approvisionnement etn’emploie guère plus de 800 personnes à tra-vers le monde, recourant à des technologiesqui nécessitent peu de main-d’œuvre. Parallè-lement, Al Dahra s’est lancée en 2007 dans laculture du riz au Pakistan pour la consomma-tion émiratie et pour l’exportation. La firmea ainsi établi des procédures précises pourla transformation du riz, de la plantationjusqu’au conditionnement.

On sait que grâce à ses richesses pétro-lières et gazières le Qatar a pu investir dansde multiples secteurs à travers le monde

14. En février 2009, cette société exploitait plus de9 000 hectares et projetait d’étendre cette superficie àplus de 40 000 hectares, sans que le terme soit précisé.Voir Gilles Paris, « L’Arabie saoudite vise une auto-suffisance alimentaire délocalisée », Le Monde, 18 avril2009.

Page 15: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Un regard géopolitique sur l’agriculture de firme dans le monde arabe

. . .139(médias, immobilier, luxe, industrie auto-

mobile, sport). Pour autant, le secteur agricolen’a pas été oublié par l’Émirat tant il est perçucomme stratégique sur le plan national etinternational. À l’instar de ses voisins de laPéninsule, son territoire – les terres arables nereprésentent qu’1 % de la superficie totale –et ses ressources en eau ne lui permettent pasde nourrir une population de 1,6 million depersonnes (dont à peine 20 % de nationaux).

Conscient des risques que pouvait repré-senter la volatilité des prix sur les marchésinternationaux, le Qatar a adopté dès 2008une stratégie à deux niveaux portant surdes investissements agricoles à l’étranger etsur des investissements nationaux dans larecherche pour atteindre une certaine auto-suffisance alimentaire. Dans le sillage despays voisins, le fond souverain de l’Émirat,Qatar Investment Authority (QIA), a créé sapropre firme, Hassad Food, qui, avec un capi-tal de plus de 800 millions d’euros, a loué ouacheté plusieurs milliers d’hectares de terresà travers le monde : au Soudan, en Turquie,en Ukraine et jusqu’au Brésil et en Australie.Hassad Food, qui sert les intérêts de l’Émiratet dispose à ce titre d’un important soutien dufond souverain qatari, s’appuie à l’étrangersur des agrifirmes déjà existantes. En sep-tembre 2009, son président, Nasser MohamedAl-Hajri, déclarait que la compagnie avaitentamé des négociations afin d’obtenir desparts dans une dizaine d’entreprises sud-américaines. À la manière de la firme AlDahra des Émirats arabes unis, le Qatar, et safirme Hassad Food, prévoyait de contrôlergraduellement toute la chaîne de ses approvi-sionnements en portant son attention d’abord

sur les produits stratégiques que sont le blé,le riz et le soja, puis sur les fruits et leslégumes avant de se concentrer plus spécifi-quement sur la transformation et le condition-nement des produits.

Cette stratégie de l’Émirat reposant surdes opérations d’investissements productifsà l’étranger se double d’un volet national. LeProgramme national de sécurité alimentaire(QNFSP), annoncé en 2008 par le cheikhHamad ben Khalifa al-Thani, visait à assurerégalement une certaine production nationalepar la maîtrise des ressources en eau et pardes investissements massifs dans le domainede l’énergie solaire et des technologies agro-nomiques. Après tout, ce pays compte 70 000hectares de terres arables dont seulement20 % sont réellement exploités. La mise enculture de ces terres demeure difficile du faitde l’aridité. Mais la culture hydroponique estmise en avant en vue d’accroître la productionau point que le Qatar prévoit de couvrir, àl’horizon 2023, 70 % de ses besoins grâce auterritoire national.

Ces stratégies alimentaires de plus en plusfondées sur la projection internationale nesont pas l’exclusivité des pays du Golfe.D’autres États arabes, certes riches en revenusde rente, recourent à des stratégies assez simi-laires. C’est le cas de la Libye, qui a mené àbien des projets d’irrigation pharaoniques aumépris des conséquences environnementaleset géostratégiques. Après avoir épuisé toutesses ressources en eau douce et surexploité sesaquifères côtiers, la Jamahiriya s’est lancée,dès les années 1980, dans l’exploitation de sesressources fossiles de la partie méridionale deson territoire. Du fait de sa situation géo-politique très particulière qui lui a valu d’être

Page 16: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Pierre Blanc et Matthieu Brun

. . .140 soumise à un embargo jusqu’en 2003, elle a

souhaité améliorer son indépendance alimen-taire en développant une agriculture dans ledésert. Cependant, après avoir essuyé un échectechnique, Tripoli a décidé d’amener l’eau aunord, en particulier dans les régions de Syrteet de Benghazi ainsi que dans la région deJeffara où se trouvaient les anciennes exploi-tations coloniales. Le Nahr el-Aazim (« grandfleuve artificiel »), canal enterré reliant lanappe de Nubie (située à l’est) à la côte cyré-naïque, a été inauguré par le colonel Kadhafien 1991. La Libye a ainsi construit un pipe-line de 1 900 kilomètres de long récupérantl’eau douce des aquifères du sud-est. Plusrécemment, en 1996, une seconde canalisationest venue relier à Tripoli la nappe de Fezzan(sise à l’ouest). À terme, quelque 250 000hectares devaient être irrigués dans les régionsde Benghazi, Syrte et Jeffara, mais les péri-mètres irrigués étaient loin d’être tous opé-rationnels au moment de la crise alimentairede 2008. Et puis ces projets n’étaient évi-demment pas sans conséquences environne-mentales puisqu’on pompait dans des nappesfossiles dont la durée de vie était estimée àun demi-siècle, voire un siècle. Qui plus est,les aquifères de la zone étant internationaux,ces projets comportaient une forte dimensiongéopolitique 15.

La nécessité de sécuriser ses approvi-sionnements alimentaires a ainsi conduit laLibye, dont les investissements en Afriquesont déjà conséquents, à mobiliser des capi-taux en direction du secteur agricole des paysd’Afrique noire riches en terres et en eau.C’est là l’objet d’un accord conclu en 2008entre la République du Mali et la Grande

Jamahiriya arabe libyenne populaire et socia-liste. Le Mali a concédé un bail de 100 000hectares à la société libyenne Malibya, filialedu LAP (Libya African Investment Portfolio),pour produire des tomates et cultiver du rizhybride. Le contrat précise :

[Le Mali s’engage à] offrir la terre librede toute entrave judiciaire [...] ainsi quel’octroi définitif du terrain pour unedurée de cinquante ans renouvelable [...]Aucune limite d’utilisation de l’eau n’eststipulée 16.

Si, à l’origine, le projet était supposé assu-rer l’autosuffisance du Mali et de la Libye,rien n’était stipulé quant au partage de la pro-duction [Brondeau 2010].

Signé sous l’impulsion de Kadhafi, cecontrat a été bloqué avec la chute du raïs enoctobre 2011, et des paysans maliens ontentamé une procédure judicaire pour récupé-rer des terres leur appartenant. Cette action enjustice intervient alors que le Mali, confrontéà une rébellion et à une instabilité politiqueintenses, intéresse de moins en moins lesinvestisseurs. Malgré tout, cette projection dela Libye à l’étranger semble se poursuivrepuisque, lors de sa rencontre avec le président

15. La nappe sise dans les grès de Nubie s’étend à che-val sous le sol libyen, l’Égypte, le Tchad et le Soudan,constituant l’une des réserves d’eau douce les plusimportantes de la planète. L’Égypte s’est depuis long-temps inquiétée de ces pompages croissants car ellecraint que, par un effet d’éviction, les eaux souterrainesbaissent sur son territoire.

16. The Oakland Institute, « Comprendre les investis-sements fonciers en Afrique ». Rapport Mali, 2011,pp. 32-37.

Page 17: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Un regard géopolitique sur l’agriculture de firme dans le monde arabe

. . .141Omar Al-Bashir en janvier 2012, le président

du Conseil national de transition, MustafaAbdul Jalil, annonce que, à l’instar des Étatspétroliers du Golfe, la Libye veut, elle aussi,tirer parti des richesses foncières et du poten-tiel agricole soudanais 17.

Un autre pays arabe d’Afrique du Nord,l’Algérie, qui importe près des deux tiers deses besoins en céréales, déploie une doublestratégie de projection et de réception desinvestissements. À la différence des pays duGolfe, c’est un pays riche de terres arables,mais les niveaux de productivité y demeurentfaibles. Aussi, pour accroître la capitalisationen agriculture, le gouvernement décide-t-il,en juillet 2010, d’assouplir sa législation surles investissements étrangers dans le foncieralgérien pour permettre à des firmes privéesde louer les fermes auparavant gérées parl’État 18. Si l’Algérie est restée longtemps fer-mée à l’investissement étranger, c’est en par-tie à cause de son histoire coloniale. Il faudrad’ailleurs attendre près d’un an et demi pourque cette loi se traduise dans les faits 19. Lesinstructions du Ministère de l’agriculturealgérien stipulent que les terres et bâtimentsdes fermes pilotes demeureront la propriété del’État. Elles seront mises à la disposition defirmes privées, nationales ou étrangères, parvoie de concession 20. En avril 2012, lesÉmirats arabes unis entament des négocia-tions avec l’État algérien portant sur la créa-tion de deux fermes pilotes destinées à laproduction laitière. Plus généralement, lesÉtats du Golfe demeurent timides quant àleurs investissements agricoles en Algérie.Cette prudence est liée au fait que le Minis-tère de l’agriculture prévoit que « la produc-tion des fermes pilotes devra participer en

priorité à la couverture des besoins du mar-ché national ».

Cependant, à côté de cette nouvelle dyna-mique endogène, ce pays, riche de sa rentepétrolière, va, à la suite des pays du Golfe, selancer dans la délocalisation de sa productionmais sans que cela participe d’une véritablestratégie nationale. Ainsi, au mois de juin2012, la société algérienne Cevital, leadernational de l’industrie agroalimentaire, inau-gure son internationalisation vers l’Afriquede l’Ouest 21. La firme envisage d’investir,sur cinq ans, près de 800 millions d’euroset négocie actuellement une concession de300 000 hectares en Côte d’Ivoire pour culti-ver du riz, du sucre et, à terme, du cacao.Opérateur majeur dans le raffinage de l’huileet du sucre, la firme entretient des relationsambiguës avec le gouvernement, ce derniertentant de limiter sa position dominante sur lemarché. Il y a huit ans, le président du groupe

17. Reuters, « Libya NTC Says to Review InvestmentsWorldwide », 8 janvier 2012.

18. En Algérie, les fermes pilotes ont été créées en1982. Elles permettaient à l’État de disposer d’un patri-moine foncier destiné à la production des semences etdes plants, et à la maîtrise et à la diffusion des tech-niques modernes.

19. Reuters, « L’Algérie tente d’attirer les investisseursen terres agricoles », 21 septembre 2011.

20. République d’Algérie, Ministère de l’agriculture etdu développement rural, « Conditions et modalités de lamise en œuvre de partenariats en vue de la gestion et del’exploitation des fermes pilotes érigées en entreprisespubliques économiques (SPA) », 14 mars 2011.

21. Baudelaire Mieu, « Cevital of Algeria Seeks IvoryCoast Land for Rice and Sugar », 6 juin 2012.

Page 18: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Pierre Blanc et Matthieu Brun

. . .142 avait d’ailleurs refusé de soutenir la candida-

ture d’Abdelaziz Bouteflika. Plus récemment,la politique de la firme en matière de prix desdenrées alimentaires a été vivement critiquéepar le gouvernement. Ce dernier accuse Cevitald’être en partie responsable des émeutes etmanifestations populaires du début de l’année2011. Un rapport de la commission d’enquêtede l’Assemblée populaire nationale ayant traità la hausse des prix et rendu public endécembre 2011 met officiellement en cause lafirme Cevital 22.

Si ce sont des pays riches de leur renteénergétique qui ont initié cette externalisationde la production via l’implantation d’agri-firmes, certains pays moins bien lotis ont,eux aussi, adopté cette stratégie, mais defaçon beaucoup plus marginale. C’est le casde la Jordanie, qui, avant la crise de 2008, aimplanté une firme au Soudan pour produire àdestination de l’armée du royaume hachémite.C’est également le cas de l’Égypte, très dépen-dante en céréales, et qui, à la veille de la révo-lution en 2010, avait poussé ses investissementsau Soudan 23.

Quelles stratégies territoriales ?

Guidés par des choix de productions, il n’estpas étonnant que les investissements agricolestouchent des aires géographiques diverses,parfois très éloignées des pays arabes. Cepen-dant, la sélection des pays cibles semble sous-tendue par des mobiles géopolitiques. Commecela figure dans la base de données LandMatrix :

Les investisseurs du Golfe tendentà cibler leurs locations de terres dansdes aires avec lesquelles ils partagent

des affinités culturelles et religieuses,comme l’Afrique du Nord et la Corne del’Afrique, ainsi que des pays d’Asie àforte population musulmane, à l’instardu Pakistan et de l’Indonésie 24.

D’autres pays pourraient être ajoutés àcette liste, comme le Kazakhstan, la Turquieet le Mali. Ce tropisme islamique n’est guèresurprenant de la part de pays, en particulierl’Arabie saoudite et le Qatar, qui n’hésitentpas à fonder une grande partie de leur légiti-mité diplomatique sur leur prééminence dansl’islam [Blanc 2010].

La variable religieuse – voire panislamique –s’illustre également dans un projet lancé parl’Organisation de la conférence islamique,qui, à travers son bras financier, la ForasInternational Investment Company, se reven-dique comme « la voix collective du mondemusulman ». En août 2008, dans un grandbattage médiatique, Foras annonçait la pro-duction de 7 millions de tonnes de riz sur700 000 hectares de terres irriguées. Connusous le nom « 7 × 7 », ce projet ne semblaitpas avoir dépassé l’effet d’annonce. Or, desinformations récentes indiquent que la société,dont le siège est à Jeddah, progresse dans cetobjectif. La troisième édition du Sommetinternational de finance et d’entrepreneuriatislamique, qui s’est tenue en 2011 à Kazan

22. Nabila Amir, « Un coup de diversion du pouvoir »,El Watan, 19 décembre 2011.

23. IRIN, 13 octobre 2010.

24. « Transnational Land Deals for Agriculture in theGlobal South ». Analytical Report Based on the LandMatrix Data Base. CIRAD, International Land Coali-tion, GIGA, 2012, p. 22.

Page 19: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Un regard géopolitique sur l’agriculture de firme dans le monde arabe

. . .143(République du Tatarstan), a, quant à elle,

rappelé les liens et l’intérêt des pays duGolfe pour les Républiques de la Fédérationde Russie, dont l’identité musulmane et larichesse en terres cultivables sont des atoutsessentiels pour les pétromonarchies 25.

Au-delà de cette dimension symbolique, laproximité joue aussi un rôle si l’on considèrela récurrence des contrats dans la région duNil, qui, de plus, est riche en eau et en terres.La pression des investissements dans cettezone semble tellement forte que la FAO s’enest récemment alarmée. Associant l’avantagede la proximité à l’appartenance à une aireculturelle commune, le Soudan fait figured’eldorado – au moins dans les annonces detransactions – tant ce pays est un grenier pourle monde arabe. Déjà, sous l’occupation bri-tannique, la Couronne avait fait de la Djéziré,située au sud de Khartoum, un grand péri-mètre irrigué de plus de 100 000 hectares.Bien plus tard, lors d’une conférence de laFAO organisée en 1974 à Rome, le Soudanétait présenté comme l’un des trois greniersau monde tandis qu’au même moment lespays arabes producteurs de pétrole prenaientconscience de leur précarité alimentaire dansun contexte de tension avec l’Occident. Ilavait alors été question d’un vaste programmed’investissements arabes dans ce pays, via leFonds arabe de développement économique etsocial (FADES) créé par la Ligue arabe.

Après les deux chocs pétroliers, les surplusde pétrodollars auraient dû permettre cet essoragricole du Soudan au profit du Golfe notam-ment, mais les vicissitudes politiques du paysavaient anéanti pour un temps ces espoirs. Le« retour » des pays arabes au Soudan date sur-tout de la fin des années 2000. L’implantation

s’est faite en particulier sur les terres désertesdu nord, loin des zones agricoles tradition-nelles déjà plus ou moins valorisées et habi-tées, comme la Djéziré. La construction dugrand barrage de Mérowé sur le Nil a facilitéla mise en culture de cette aire septentrionale[Taleb 2009].

Le choix de cette zone moins habitée estégalement dicté par la nécessité de limiterles risques, la présence de firmes étrangèresn’étant pas anodine, comme l’a montré l’épi-sode de Gambella en Éthiopie. Dans cetterégion située à l’extrême ouest de cet autrepays nilotique, les terres étaient considéréescomme particulièrement disponibles [Lavers2011] pour accueillir des projets d’investisse-ment : pourtant, la firme saoudienne SaoudiStar, installée dans cette zone dans le cadrede l’initiative du roi Abdallah pour y cultiverdu riz destiné aux consommateurs du Royaume[Gascon 2012], y a essuyé une révolte de pay-sans en avril 2010, les autochtones 26 étantallés jusqu’à tuer des employés de l’exploita-tion tenue par l’homme d’affaires Mohammedal-Amoudi. De même, après de violentes pro-testations, le groupe Ben Laden fut obligé desuspendre son projet de production de riz en

25. Au cours du Sommet, Foras a annoncé son intentiond’acquérir 10 000 hectares de terres dans la Républiquedu Tatarstan pour des projets agricoles.

26. Appartenant à l’ethnie des Amuak établie à proximitéde la rivière Alwaro, ces autochtones sont pasteurs,pêcheurs et agriculteurs. Quand le débit de l’Alwaro aug-mente, ils s’éloignent de ses bordures où ils reviendrontfaire de l’agriculture de décrue après le retour du fleuvedans son lit. Il semble que la firme Saudi Star ait affectéle régime de cette rivière, d’où la colère des résidents.

Page 20: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Pierre Blanc et Matthieu Brun

. . .144 Indonésie Ces épisodes n’ont rien d’excep-

tionnel : quelles que soient les aires géo-graphiques ou les époques, le fait de toucherà la terre n’est pas neutre dans la mesureoù les espaces sont rarement dépourvusd’empreintes humaines 27.

Autre risque qui pèse sur les investisse-ments : voir l’accord être dénoncé en cas dechangement politique.

C’est ce qui est arrivé à la firme Kadco enÉgypte, après le départ d’Hosni Moubarak, le11 février 2011. Détenue par le prince libano-saoudien Al-Walid ben Talal, cette firmes’était implantée en Égypte bien avant l’accé-lération des investissements agricoles en 2008.Dix ans plus tôt, en effet, elle avait acquis enlocation 100 000 feddans (42 000 hectares),dans le cadre d’un grand projet de désengor-gement de la vallée du Nil passant par l’éta-blissement d’une nouvelle vallée dans ledésert à partir d’un canal où abondent les eauxdu lac d’Assouan. Une station de pompage dunom d’Hosni Moubarak avait été inauguréeen 2003, mais la valorisation des terres de larégion de Toshka a tardé : malgré la présencede grands pivots d’irrigation, au tournant de2010, seuls 1 000 feddans avaient été mis enculture par la société saoudienne pour offrirdes produits de contre-saison en Europe. Trèsvite après la révolution, les nouvelles auto-rités sont venues dénoncer les conditionsd’attribution des terres dix ans plus tôt :en juin 2011, l’État égyptien s’est vu rétro-céder 75 000 feddans par la compagniesaoudienne 28.

La même mésaventure est arrivée à l’entre-prise Al Dahra, firme d’Abu Dhabi, dont lestransactions avec l’État égyptien ont été décla-rées illégales en février 2011. Ces transactions

portaient aussi sur la région de Toshka, la sur-face concédée étant identique à celle de Kadco(100 000 feddans), mais l’accord avait étéconclu bien après celui qui concernait la firmesaoudienne (2008).

Le facteur « risque » est ainsi déterminantdans le choix des pays cibles, ce qui peutexpliquer que l’on jette parfois son dévolu surdes pays lointains qui peuvent apparaître plussécurisés 29. Par-delà le doute sécuritaire, lastratégie de « projection agricole » est sourcede débats dans les pays émetteurs. En Arabiesaoudite, par exemple, certains responsablesse sont révélés être de véritables contempteursde ce type de stratégie. Ainsi du négociateurde l’entrée du royaume saoudien à l’OMC,

27. L’instabilité et les risques dans le bassin nilotiqueont incité le secrétaire général adjoint de la Ligue arabeen charge des affaires économiques, Mohammed al-Twaijri, à annoncer le fait que les investissementsdevront désormais se porter ailleurs que dans cetterégion, et notamment dans les républiques islamiquesd’Asie centrale. C’était dans le cadre du second forumdes entreprises agroalimentaires organisé à Dubaï enmai 2012. Voir Caline Malek, « Arab States Must Investin Central Asian Farmland », The National, 8 mai 2012.

28. Dans le Daily News Egypt du 8 juin 2011, le direc-teur exécutif de Kadco, Ahmed Halwani, revenait surle coût de la mise en valeur de ces terres, atteignant50 000 LE (environ 5 630 €) pour 1 feddan, ce qui luiparaissait très lourd, en tout cas trop lourd pour unesociété dont la maison mère, Saudi Prince al-WalidKingdom Holding Company, avait beaucoup souffert dela crise financière de 2008.

29. L’Université Georgetown au Qatar a effectué uneétude sur les possibilités d’implantation de firmes despays du CCG sur le sol cambodgien. Voir « GCC States’Land Investments Abroad. The Case of Cambodia »,Center for International and Regional Studies, 2012.

Page 21: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Un regard géopolitique sur l’agriculture de firme dans le monde arabe

. . .145Fawaz al-Alamy, qui s’est montré particuliè-

rement sceptique :

J’aimerais voir la réussite de ces projets,mais je n’y crois pas. Les marges deprofit sont déjà faibles dans la produc-tion alimentaire. Je préférerais donc desaccords avec des pays crédibles, commela Nouvelle-Zélande et le Canada, quiproduisent sans notre aide 30.

Et ce responsable saoudien d’évoquerl’absence de risques dans ces pays.

De son côté, Turki Faisal al-Rasheed,président du conglomérat alimentaire GoldenGrass, a dénoncé les risques que ferait courirl’abandon l’agriculture dans le pays : dansune économie pétrolière fortement capitalis-tique, des emplois doivent être maintenus oucréés dans d’autres secteurs que dans l’extrac-tion des richesses du sous-sol, et l’agriculture,à ce titre, constitue un débouché naturel etun facteur d’équilibre territorial 31. Du coup,d’autres solutions sont préconisées, voiremises en pratique : les Émirats arabes unis onteux-mêmes créé un « trader » supposé riva-liser avec les géants du grain tels Cargill,Dreyfus et Bunge ; des infrastructures de sto-ckage vont être développées par le CCG,notamment au niveau régional 32.

Conclusion

Depuis les années 1980, la plupart des paysarabes ont donc vu leur stratégie agricole évo-luer. La firme s’est progressivement imposéecomme figure majeure recouvrant des réali-tés très différentes, allant de l’entrepreneur-investisseur en agriculture à la société haute-ment capitalistique. Dans les « pays verts »,où les terres arables sont déjà très utilisées,

l’entrepreneur-investisseur semble prévaloirsur les grandes firmes, beaucoup plus consom-matrices d’espace. Dès lors, celles-ci nepeuvent s’implanter que dans des espacesvierges, comme les nouvelles terres d’Égypte.Dans les « pays jaunes », a contrario, lesgrandes firmes usent de leur capacité finan-cière soit pour exploiter in situ dans un envi-ronnement aride, soit, de plus en plus, pour seprojeter sur des territoires étrangers, y com-pris lointains.

Entre ces deux types de firmes qui pré-valent dans l’un ou l’autre de ces types depays (« verts » et « jaunes »), les objectifsdivergent. Si les entrepreneurs-investisseursse sont épanouis dans les « pays verts » grâceà un contexte de libéralisation valorisantles avantages comparatifs, la principale pré-occupation des grandes firmes du Golfe auraété la sécurisation alimentaire.

Comme le souligne cet article, cette straté-gie de firme capitalistique est plus ou moinsencadrée par l’État eu égard aux deux impéra-tifs que représentent la sécurisation des appro-visionnements et les économies d’eau. À cesujet, il est évident que ledit landgrabbing despays de la région procède avant tout de cettepauvreté hydrique. Parmi les pays qui se sontlancés dans les transactions internationales deterres, les Émirats arabes unis, l’Arabie saou-dite et le Qatar détiennent en effet les indices

30. Thomas W. Lippman, « Saudi Arabia’s Quest forFood Security », Middle East Policy XVII (1), 2010.

31. Idem.

32. Nadim Kawach, « GCC States Look Abroad toMeet Food Needs », Emirates Business, 3 mars 2010.

Page 22: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Pierre Blanc et Matthieu Brun

. . .146 de rareté de l’eau les plus élevés au monde

(respectivement 20,32 ; 9,45 ; 4,55) 33.Entre les « pays verts » et les « pays

jaunes », la complémentarité n’est plus demise, si tant est qu’elle le fût un jour. Lesfirmes d’une péninsule arabique ou d’uneLibye en mal de terres (et d’eau surtout)auront du mal à trouver un terrain idéal dansd’autres aires du monde arabe, où l’explosiondémographique, qui touche aussi les cam-pagnes, réduit les possibilités foncières. Seulle Soudan offre de réelles opportunités, maisson instabilité politique demeure contraignante.Cet exemple montre combien la stratégie desécurisation alimentaire par la projection defirme est problématique au point de poussercertains décideurs à poser la question mêmede sa pertinence.

Bibliographie

Abdelhakim, Tahani — 2009, « Regards sur desexpériences en Algérie et en Égypte », in S. Abis,P. Blanc., F. Lerin et M. Mezouaghi eds., Perspec-tives des politiques agricoles en Afrique du Nord.Paris, CIHEAM, « Études et recherches » 64 : 143-174.Akesbi, Najib — 2012, « Une nouvelle stratégie pourl’agriculture marocaine : le Plan Maroc Vert », NewMedit 11 (2) : 12-23.Arrighi de Casanova, Alice et Rémy Courcier —2002, « Quelles perspectives pour l’agriculturejordanienne ? », in P. Blanc ed., Du Maghreb auProche-Orient : les défis de l’agriculture. Paris,L’Harmattan : 215-237.Ayeb, Habib — 2008, La crise de la société ruraleen Égypte. Paris, Karthala.

Il sera intéressant de suivre de près le deve-nir de ces grandes firmes dans un contexte oùles prix agricoles semblent appelés à rester àun niveau élevé. Dans les « pays verts », oùles investisseurs en agriculture ont été privi-légiés par les récentes mesures (réformesfoncières, libéralisation interne et externe) etpar les liens qu’ils savaient entretenir avecles représentants du pouvoir [Arrighi deCasanova et Courcier 2002 ; Abdelhakim2009 ; Blanc 2012], il sera également intéres-sant de voir si la transition politique en coursconfirmera la dérive des agricultures entredes formes de subsistance et des formesmanagériales.

33. Land Matrix, rapport déjà cité, p. 33.

Bessaoud, Omar — 2002, « L’agriculture algé-rienne : des révolutions agraires aux réformes libé-rales (1963-2002) », in P. Blanc ed., Du Maghreb auProche-Orient : les défis de l’agriculture. Paris,L’Harmattan : 73-99.Blanc, Pierre — 2010, « Pays du Golfe en Méditerra-née : les registres de l’influence », in S. Abis ed., LaMéditerranée sans l’Europe (Confluences Méditerra-née 74) : 83-96. — 2012, Proche-Orient : le pouvoir,la terre et l’eau. Paris, Presses de Sciences Po.Bourdieu, Pierre et Abdelmalek Sayad — 1964, Ledéracinement. La crise de l’agriculture traditionnelleen Algérie. Paris, Éditions de Minuit.Brondeau, Florence — 2010, « Les investisseursétrangers à l’assaut des terres agricoles africaines »,EchoGéo 14. Consultable en ligne.

Page 23: aem.portail-gref.orgaem.portail-gref.org/upload/documents/2013336120852_Etudesrural… · dans la zone Office du Niger au Mali 63 Katy Medernach et Perrine Burnod Recompositions inattendues

Un regard géopolitique sur l’agriculture de firme dans le monde arabe

. . .147

Camau, Michel — 2006, « L’exception autoritaire oul’improbable point d’Archimède de la politique dansle monde arabe », in E. Picard ed., La politique dansle monde arabe. Paris, Armand Colin : 29-54.Carroué, Laurent — 1996, L’Afrique du Nord et leProche-Orient. Paris, Nathan Université.Courbage, Youssef et Emmanuel Todd — 2007, Lerendez-vous des civilisations. Paris, Le Seuil, « LaRépublique des idées ».Elhadj, Elie — 2005, Experiments in AchievingWater and Food Self-Sufficiency in the Water ScarceMiddle East. Londres, The University of LondonSchool of Oriental and African Studies.Gascon, Alain — 2012, « À l’Ouest, du nouveau.La ruée vers les terres “vierges” périphériques enÉthiopie », in F. Bart ed., Terres et tensions enAfrique (Bulletin de l’Association de géographesfrançais 89-3) : 464-473.Hervieu, Bertrand et François Purseigle — 2011,« Des agricultures avec des agriculteurs : une néces-sité pour l’Europe », Projet 321 : 60-69.Jouve, Anne-Marie — 2006, « Les trois temps del’eau au Maroc : l’eau du ciel, l’eau d’État, l’eau

Résumé AbstractPierre Blanc et Matthieu Brun, Un regard géopolitique Pierre Blanc and Matthieu Brun, A Geopoliticalsur l’agriculture de firme dans le monde arabe Perspective on Agribusiness in the Arab WorldEn proie à des bouleversements politiques majeurs, le In addition to the recent political unrest, the Arab worldmonde arabe demeure soumis à la dictature d’un milieu continues to be governed by the constraints of an aridaride, qui se double d’une transition démographique parti- environment which, combined with the effects of a rapidculièrement intense. Cette relative homogénéité masque demographic transition, have had a dramatic impact ondes différences dans le choix des politiques agricoles, many countries throughout the region. The apparentles pays à économie de rente fondée sur l’exploitation homogeneity of the region masks significant differen-des hydrocarbures (« pays jaunes ») se distinguant nette- ces in terms of agricultural policy. In particular, therement des pays tournés vers la production agricole (« pays is a clear distinction between countries with a rentierverts »). Quoique contredite par l’Arabie saoudite, cette economy based on the development and exploitation ofdichotomie éclaire assez bien les différences d’option en hydrocarbon resources (“yellow countries”) and coun-matière de sécurisation alimentaire : les pays verts ont tries with a predominantly agricultural economy (“greencherché à réduire leur dépendance par la production countries”). With the exception of Saudi Arabia, thisintérieure quand les pays jaunes privilégiaient l’accès distinction suggests different options in terms of foodaux marchés internationaux. Cependant, avec le temps, security. Green countries have tried to reduce theirles premiers promouvaient une agriculture d’investis- dependence on imports by developing domestic produc-seurs plus enclins à exporter qu’à résoudre l’équation tion. By contrast, yellow countries have tended to focus

privée », in P. Blanc ed., Eau et pouvoirs en Médi-terranée (Confluences Méditerranée 58) : 51-61.Lavergne, Marc — 2003, « Golfe arabo-persique :un système migratoire de plus en plus tourné versl’Asie », Revue européenne des migrations inter-nationales 19 (3) : 229-241.Lavers, Tom — 2011, « The Role of Foreign Invest-ment in Ethiopia’s Smallholder-Focused AgriculturalDevelopment Strategy ». Communication présentéelors de la conférence « Global Land Grabbing »(6-8 avril, Sussex).Mendras, Henri — 1995, Les sociétés paysannes.Paris, Folio, « Histoire ».Taleb, Issam — 2009, « Les enjeux géopolitiques desdélocalisations agricoles au Soudan ». Mémoire deMaster, Institut français de géopolitique, UniversitéParis 8.Wolf, Eric R. — 1971, Peasant Wars of the Twen-tieth Century. Londres, Faber & Faber.Zurayk, Rami — 2011, Food, Farming and Freedom.Sowing the Arab Spring. Charlottsville, Just WorldBooks.


Recommended