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Submitted on 19 May 2014
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Alfred cortot, interprte de Frdric ChopinIns Taillandier-Guittard
To cite this version:Ins Taillandier-Guittard. Alfred cortot, interprte de Frdric Chopin. Musique, musicologie et artsde la scne. Universit Jean Monnet - Saint-Etienne, 2013. Franais. .
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Universit Jean Monnet, Saint-tienne cole doctorale Lettres, Langues, Linguistique et Arts (ED 484)
Laboratoire de recherche LIRE UMR 5611
THSE pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE LUNIVERSIT DE SAINT-TIENNE
Discipline : Musicologie
Prsente et soutenue par :
Ins TAILLANDIER-GUITTARD
le 6 dcembre 2013
Alfred Cortot, interprte de Frdric Chopin
Thse dirige par M. Alban Ramaut, Professeur des Universits
Jury : M. Christian ACCAOUI, Matre de confrences HDR lUniversit Paris VIII Mme Violaine ANGER, Matre de confrences HDR lUniversit dvry-Val-dEssonne Mme Michelle BIGET-MAINFROY, Professeur lUniversit de Tours M. Clment CANONNE, Matre de confrences lUniversit de Bourgogne M. Alban RAMAUT, Professeur lUniversit de Saint-tienne
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Rsum Si Alfred Cortot se dfinit comme interprte de Frdric Chopin, cest non seulement
comme pianiste mais aussi comme thoricien. Le travail dexgse quil mne, notamment au travers de nombreux crits, est le corrlat de toute excution instrumentale. Notre recherche a ainsi pour objet de montrer comment ces deux acceptions du terme interprtation se compltent et suscitent un dialogue fructueux entre la concrtude dun objet sonore et labstraction dune pense. Cela suppose de considrer non seulement la manire dont Cortot nous donne rflchir, en tant que biographe, sur une image particulire de Chopin et de sa musique, mais aussi le procd par lequel il passe dune formalisation thorique une concrtisation de sa pense dans et par linterprtation.
Notre travail sorganise selon trois axes : un examen des mthodes historiographiques employes par Cortot, une tude de sa dmarche hermneutique en particulier dans ldition de travail des uvres de Chopin et enfin une analyse de quelques enregistrements des Prludes op. 28.
Mots cls Alfred Cortot ; Frdric Chopin ; interprtation ; hermneutique musicale ; esthtique ;
enregistrements sonores
Summary If Alfred Cortot performs and interprets Chopins, it is not only as a pianist but also as a
theoretician. His exegesis, expounded in many writings, is the correlate of his instrumental performance. The purpose of our research is to show how both aspects of interpretation complement each other and generate a fruitful dialogue between concerte sound and abstracte thought. This implies to consider in which terms Cortot proposes and creates, as a biographer, a singular image of Chopin, but also the process through which he switches from a theoretical formalization to the embodiment of his thought in his performance.
Our work is organized along three axes: a review of historiographical methods used by Cortot, a study of the hermeneutical process especially in the student edition of Chopins work and finally an analysis of some recordings of the Preludes op. 28.
Keywords Alfred Cortot ; Frdric Chopin ; performance ; musical hermeneutics ; aesthetics :
recordings
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REMERCIEMENTS
Je remercie chaleureusement mon directeur de Thse, qui ma accord sa confiance pour
mener bien ce projet et ma soutenue tout au long de mon travail. Ses conseils mont
toujours t trs prcieux.
Jexprime galement toute ma reconnaissance aux enseignants qui ont t mes collgues
lUniversit Jean Monnet, lcole Normale Suprieure de Lyon et lUniversit dvry-
Val-dEssonne. Les discussions que nous avons eues ont t extrmement stimulantes, dans
une ambiance professionnelle des plus agrables.
Je remercie tout particulirement mes amis, qui ont pris le temps de relire mon
manuscrit et mont prodigu leurs remarques et points de vue. Je pense notamment Cline,
Vincent, Ccile, Marie, Lucie et Grgoire.
Ce travail naurait pas pu aboutir sans le soutien indfectible de mon poux, dans les
moments de doute qui ont maill ces annes de recherche.
11
INTRODUCTION
mergence dun sujet
De plus en plus de chercheurs sintressent aujourdhui linterprtation, comme
phnomne dune part (linterprtation est alors un acte), comme objet sonore dfini dautre
part1 (il sagit donc du rsultat dune interprtation). Dans le premier cas, les questions poses
se ramnent le plus souvent des problmes dfinitionnels dordre gnral, qui mettent en jeu
les deux acceptions du terme interprtation , compris tour tour comme exgse ou
excution2 :
- quest-ce quinterprter ? cest--dire de quelle manire pense-t-on luvre et sous
quelles modalits discursives cette pense sexprime-t-elle3 ? ;
- comment interprter ? sous cette catgorie se rangent en particulier toutes les tudes
portant sur lhistoire des coles et des mthodes, ou sur la pdagogie musicale4 ;
- quinterprte-t-on ? invitablement apparat le problme de la relation entre luvre
crite (la partition) et sa ralisation5 ;
- quel est le rapport entre la connaissance historique et linterprtation (cest lune des
questions auxquelles sont confronts les partisans des restitutions historiques) ? et
par consquent y a-t-il une thique de linterprtation6 ?
1 En France, linterprtation est lun des axes de recherche de lIRCAM ( Musicologies de linterprtation ) et du laboratoire RASM (Universit dvry-Val-dEssonne). Cette question occupe galement une place importante au sein de la revue Dmter (disponible sur : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/). ltranger, et notamment dans le monde anglo-saxon, il faut videmment citer les travaux mens au sein du CHARM (Centre for the History and Analysis of Recorded Music, disponible sur : http://www.charm.rhul.ac.uk/index.html). Autre exemple : la revue en ligne Music Performance Research (disponible sur : http://mpr-online.net/), dite depuis 2007, est consacre exclusivement la question de linterprtation, tant dun point de vue thorique que pratique. 2 Cette ambivalence smantique nexiste pas en anglais. Cest la raison pour laquelle nous nutiliserons que rarement le terme performance . 3 Cette question est au centre de lhermneutique musicale. Voir par exemple, au sujet du rapport entre luvre et sa description verbale, ARBO, Alessandro, Hermneutique de la musique ? , International Review of the Aesthetics and Sociology of Music, XXXI (juin 2000), no 1, p. 53-66. 4 Cette question inclut celle de lvolution des techniques de jeu. Elle implique galement dtudier lhistoire des institutions. Voir par exemple CAMPOS, Rmy, Instituer la musique. Les Premires Annes du Conservatoire de musique de Genve (1835-1859), Genve : Universit : Conservatoire de musique, 2003. 5 Voir notamment, sur ce sujet, TARUSKIN, Richard, Resisting the Ninth. Symphony No. 9 in D minor, op. 125 by Beethoven ; Yvonne Kenny ; Sarah Walker ; Patrick Power ; Petteri Salomaa ; the Schtz Choir of London, the London Classical Players, Roger Norrington , 19th-Century Music, XII (1989), no 3, p. 241-256. 6 Cette question sous-tend tout le mouvement des baroqueux . Sur le problme de lauthenticit, voir notamment GODLOVITCH, Stan, Performance authenticity ; possible, practical, virtuous , dans KEMAL, Salim ; GASKELL, Ivan, (ds.) Performance and Authenticity in the Arts, Cambrige : Cambridge University
12
- comment pense et geste sarticulent-ils dans linterprtation instrumentale ou
vocale7 ? etc.
Dans le second cas, il sagit dtudier luvre, non pas comme une entit formelle
encore abstraite, mais comme une ralit potentiellement infinie, qui sincarne dans une
excution unique et singulire.
Par consquent, la musicologie de linterprtation suppose de croiser les approches
mthodologiques. Elle oblige penser linteraction de la smiotique, de lanalyse formelle, de
lesthtique et de la pratique musicale. Il faut cependant noter que ces diverses orientations
demeurent encore relativement cloisonnes pour les interprtes, malgr le nombre croissant de
tentatives fructueuses de mtissage du dire et du faire 8.
Pourtant, notre sujet de recherche ne se rsume pas lexamen et au dploiement de
lune de ces problmatiques. Sil a en son centre la question de linterprtation, la perspective
que nous choisissons suppose de lapprhender de manire oblique, du point de vue dun
interprte particulier Alfred Cortot , avec en outre une focalisation sur la musique de
Chopin. Pourquoi ces deux figures ? En premier lieu, la profusion des crits de Cortot rend
possible une lecture critique qui ne se fonde pas exclusivement sur des sources secondaires.
En second lieu, lintrt notoire du pianiste pour les aspects thoriques autant que pratiques de
linterprtation rend dautant plus pertinente la mise en regard dune pense hermneutique et
dun objet sonore. Par ailleurs, il nous a paru intressant de nous focaliser sur Chopin pour
deux raisons : dune part, linterprtation de son uvre a toujours pos et pose encore de
nombreux problmes, non seulement en raison de la rticence de Chopin la fixer sous une
forme scripturale unique et dfinitive, mais encore par la diversit dapproches et
dinterprtations quelle autorise parfois contradictoires. Cela explique dailleurs pourquoi
la musique de Chopin est lun des objets dtude favoris des performance studies9.
Press, 1999, p. 154-174. Voir galement TARUSKIN, Richard, Text and Act. Essays on Musical Performance, New York ; Oxford : Oxford University Press, 1995. 7 Cette question serait plutt du domaine des neurosciences, mais elle est aborde ds la fin du XIXe sicle par la pianiste Marie Jall (voir notamment JALL, Marie, Le Mcanisme du toucher. Ltude du piano par l'analyse exprimentale de la sensibilit tactile, Paris : A. Colin, 1897). Sur les aspects psychologiques du rapport entre pense et geste, voir PALMER, Caroline, Music performance , Annual Review of Psychology, XLVIII (1997), p. 115-138. 8 Aujourdhui, la vogue des concerts-lectures tmoigne de cet engouement grandissant. Cependant, il est rare que les interprtes eux-mmes se prtent au jeu. Si bien que lon assiste plus souvent une juxtaposition dune lecture et dun concert, qu une vritable intrication de linterprtation verbale et de la performance. 9 Voir notamment COOK, Nicholas, Performance analysis and Chopins Mazurkas , Musicae Scientiae, XI (octobre 2007), no 2, p. 183-207.
13
Notre propos nest donc nullement dcrire une biographie du pianiste10, ni de rflchir
des aspects proprement historiques de la vie et de lart de Cortot, en tant que pdagogue et
musicien, comme le fait notamment Karen Taylor dans sa Thse de doctorat11. Extrmement
bien document, ce travail de recherche nen constitue pas moins une source dinformation
non ngligeable. Cependant, si la musicologue ne nglige pas dtudier les ides de Cortot en
matire dinterprtation, elle en demeure souvent une explicitation des propos du pianiste,
sans chercher en identifier les prsupposs ni en valuer lactualit ou la pertinence dans le
champ de la musicologie la plus rcente. Par ailleurs, notre travail se diffrencie de celui
men par Karen Taylor en ce quil cherche rendre compte non seulement du contenu
smantique des analyses et des ides proposes par Cortot, mais aussi des procds de
verbalisation. Enfin, les analyses des enregistrements de Chopin (notamment la 4e Ballade, la
Fantaisie op. 49 et le Prlude op. 28 no 8) mettent certes en exergues plusieurs lments
cruciaux du style pianistique de Cortot, mais laissent dans lombre bon nombre de
particularismes. Par ailleurs, le choix de Karen M. Taylor de nexaminer que des
enregistrements datant de 1933 du moins en ce qui concerne les uvres de Chopin
implique denvisager le style comme un invariant. Enfin, il nest fait aucune mention dun
possible modelage du style en fonction de lesthtique des uvres une transcription pour
piano seul du Concerto en fa mineur de Bach la 4e Ballade sont donc mis sur le mme plan
dans le Chapitre traitant du rubato et du style dclamatoire.
La perspective que nous adoptons se diffrencie donc indniablement de celle quadopte
Karen M. Taylor. Nous partons en effet du principe que le contenu et la valeur smantique des
ides et des interprtations de Cortot importent tout autant que les prcds par lesquels ce
contenu est expos et propos. Il sagit ainsi, pour nous, de mettre en lumire les diverses
manires dont Cortot explique, analyse, peroit, comprend et joue luvre de Chopin, et de
dterminer dans quelle mesure la singularit de ce regard claire et renouvelle des
questionnements et des approches thoriques vocation universaliste, que nous voquerons
dans les diffrentes parties de cette Thse. Notre dmarche est donc rsolument inductive :
elle se construit dans un mouvement douverture, du particulier au gnral, du cas pratique
la thorie, sinon de la matire lide.
10 Cest l le projet de Franois Anselmini, qui prpare actuellement une thse de doctorat intitule Alfred Cortot (1877-1962), un musicien du XXe sicle , sous la direction de Pascal Ory. 11 Voir TAYLOR, Karen M., Alfred Cortot. His Interpretive Art and Teachings, thse de doctorat indite, Universit dIndiana, mai 1988 [en ligne]. https://scholarworks.iu.edu/dspace/handle/2022/886. [Consult le 11 avril 2012], p. 609-629.
14
Sources
Bien videmment, nous navons pas inclus, dans cette Thse, lensemble des crits de
Cortot. Cela supposerait en effet de tenir compte de toutes les ditions et prfaces, tous les
articles et comptes rendus de cours ou de confrences donns par Cortot qui, pour certains,
sont sans grand rapport avec notre sujet. Nous avons donc limit notre corpus aux documents
mentionns dans la bibliographie, notamment :
- la biographie de Chopin intitule Aspects de Chopin (1949)
- ldition de travail des uvres de Chopin (1915-1947)
- les transcriptions par Jeanne Thieffry des cours dinterprtation donns par Alfred
Cortot lcole normale de musique, parues dans le Monde musical et dites, pour
certaines dentres elles (uvres de forme fixe) dans louvrage intitul Cours
dinterprtation (1934)
- les textes des confrences prononces par Cortot lUniversit des Annales et ayant
pour objet luvre de Chopin (1934-1939)
- divers articles ayant pour sujet lart de linterprtation, lesthtique romantique, la
pdagogie, etc.
- des prfaces, notamment : celle de ldition Corra du Chopin de Lizst (1941) et de
Musique et spiritualit dAlfred Colling (1941)
- les trois volumes de La Musique franaise de piano (1930-1943)
Il faut ajouter cela les divers manuscrits susceptibles dclairer notre recherche : lettres
et archives personnelles, de Cortot ou de personnalits ayant connu le pianiste.
Orientations
Nous procdons en trois temps, qui correspondent trois approches distinctes de notre
sujet. Dans la premire partie, nous examinerons la nature du travail historiographique
entrepris par Cortot propos de Chopin. Notre vise sera ainsi, non seulement, de mettre en
vidence une reprsentation du personnage Chopin et de sa musique, mais aussi de mettre
au jour les racines idologiques et historiques de cette reprsentation.
Dans la deuxime partie, nous nous intresserons aux modalits du travail exgtique
men par Cortot propos de la musique de Chopin. Cette partie aura pour objet de rpondre
quatre questions nos yeux essentielles :
1) Comment se dfinit lanalyse hermneutique entreprise par Cortot et quelle est sa
fonction ?
2) Par quel biais le pianiste affirme-t-il accder au sens dune uvre ?
15
3) Par quels procds littraires cette recherche smantique se communique-t-elle ? et
ces procds se rsument-ils, prcisment, des outils de communication ?
4) Enfin, dans quelle mesure le geste pianistique est-il dj prsent et suggr de
manire latente dans les propos et commentaires de Cortot ? linverse, le geste
peut-il tre considr lui-mme comme le signe dune hermneutique ?
Dans la troisime partie enfin, nous analyserons des enregistrements, par Cortot, des
Prludes op. 28, et tenterons dtudier la relation entre le travail hermneutique effectu par le
pianiste et lexcution proprement dite. Nous verrons alors comment lexcution peut tre
elle-mme une forme dexgse.
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PREMIRE PARTIE : CORTOT HISTORIOGRAPHE
Il ny a pas de mthode de lhistoire, parce que lhistoire na aucune exigence : du
moment quon raconte des choses vraies, elle est satisfaite12. Si lon sen tient cette
dfinition donne par Paul Veyne, alors la validit scientifique des crits de Cortot se mesure
non pas la mthode employe mais la vracit des faits rapports. Encore faut-il tre
daccord sur la signification du terme. Il peut sagir videmment des vnements et des dates.
Dans ce cas, lcriture de lhistoire adopte essentiellement la forme du rcit. Cependant, les
vnements ne sont jamais accessibles que par les traces quils laissent et qui permettent de
les reconstituer, cest--dire les sources historiques. Le travail de lhistorien revient alors non
seulement les restituer, mais aussi en dduire ce qui demeure ignor tout comme
larchologue devine la place et la forme des fragments disparus dune poterie et, de l,
reconstituer lenchanement global des faits. Comme laffirme Paul Ricur, les
constructions de lhistorien sont des reconstructions du pass13 . Or, Paul Veyne montre bien
limpossibilit de dcrire une totalit : il y a ncessairement, de la part de lhistorien, un choix
effectuer : Litinraire que choisit lhistorien pour dcrire le champ vnementiel peut tre
librement choisi et tous les itinraires sont galement lgitimes (encore quils ne soient pas
galement intressants)14 . Du vestige lhistoire, il faut donc passer par une reconstruction,
une recomposition des faits, de manire leur donner un sens chronologique et une
signification.
Cest ainsi quil faut envisager Aspects de Chopin dAlfred Cortot15. La structure de
luvre, la mise en valeur dun document historique plutt quun autre et enfin lanalyse
quen fait le pianiste tmoignent dune dmarche historiographique singulire. En effet,
Cortot na pas pour ambition dcrire une somme sur la vie de Chopin, comme ont pu le faire
certains de ses prdcesseurs, tels Maurycy Karasowski16 ou Frederick Niecks17. Il ne sagit
pas non plus de rvler des faits ou des sources demeurs ignors jusque-l : cet aspect nest
bien sr pas tranger Cortot (dailleurs le troisime chapitre contient la transcription prcise
12 VEYNE, Paul, Comment on crit lhistoire, Paris : Seuil, 1971, p. 25. 13 RICUR, Paul, Temps et rcit. III. Le Temps racont, Paris : Seuil, 1985, p. 204. 14 VEYNE, Paul, Comment on crit lhistoire, op. cit., p. 56. 15 CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, Paris : Albin Michel, 1949. 16 KARASOWSKI, Maurycy, Friedrich Chopin, sein Leben, seine Werke und Briefe, Dresde : F. Ries, 1881. 17 NIECKS, Frederick, Frederick Chopin as a Man and Musician, Londres : Novello, 1888, 2 vol.
18
du manuscrit de la mthode de piano de Chopin, acquis lors dune vente Londres, le 22
juillet 1836, suite la mort de sa propritaire, Natalia Janotha18), mais en tant que
collectionneur ; Cortot ne tire aucune conclusion historique de lanalyse du document par
exemple sur lvolution de la technique pianistique. De fait, la plupart des lments sur
lesquels se fondent les crits du pianiste proviennent en ralit douvrages publis par dautres
musicographes, notamment les deux auteurs prcdemment cits, mais aussi Agathe Audley,
douard Ganche, Guy de Pourtals... La Mdiathque Musicale Mahler, qui Jean Cortot a
lgu la bibliothque de son pre, compte un trs grand nombre de livres sur Chopin marqus
du sceau ou de lex-libris de Cortot19. On peut donc imaginer quil les a lus, ou du moins
parcourus. videmment, seules des annotations manuscrites prouveraient lintrt rel accord
luvre20. Malheureusement, les pages de ces livres sont presque toutes vierges,
lexception de quelques rares notes manuscrites destines rectifier une information. On sait
ainsi que Cortot a lu la monographie de Niecks : il en a corrig un passage mentionnant la
tonalit de do mineur au lieu de fa mineur21 (il sagit du Nocturne op. 48 no 2). On sait de
plus que cet exemplaire a t acquis en 192522. Il est donc certain que Cortot avait consult la
monographie de Niecks lorsquil commena rdiger Aspects de Chopin et lon aboutit des
conclusions similaires en ce qui concerne la plupart des ouvrages dont dispose la Mdiathque
Mahler. En consquence, on peut supposer que certaines des ides exposes dans Aspects de
Chopin proviennent directement de ces diverses monographies. Par exemple, il est trs
probable que Cortot ait pris connaissance de lopinion de Moscheles sur la ressemblance entre
Chopin et sa musique dans des biographies telles que celle de Niecks23 ou de Karasowski24. Il
en est de mme en ce qui concerne la rflexion de Tausig sur la Barcarolle, cite cette fois
non pas dans Aspects de Chopin, mais dans ldition de travail : Tausig, voulant caractriser
18 Voir CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 55-70. 19 Le sceau consiste en une reprsentation des deux lettres des initiales dAlfred Cortot. Limage de lex-libris se trouve sur la page de couverture de Collectionner la musique. Au cur de linterprtation, d. sous la dir. de C. Massip, D. Herlin, D. Fabris et J. Duron, Turnhout : Brepols, 2012. 20 Sur la question de lventail des lectures possibles (livres lus, non-lus, parcourus, oublis, dont on a entendu parler), voir BAYARD, Pierre, Comment parler des livres que lon na pas lus, Paris : ditions de Minuit, 2007. 21 Annotation dAlfred Cortot, dans NIECKS, Frederick, Frederick Chopin as a Man and Musician, op. cit., vol. 2, p. 256. 22 On peut en effet lire sur la premire page ces mots crits au crayon : Cheltenham, Rawling, 1925 . 23 Ibid., p. 11. His appearance, says Moscheles, who saw him in 1839, is exactly his music [ist identifeirt mit seiner Musik], both are tender and schwrmerisch. 24 Chopins Aussehen ist ganz mit seiner Musik identifiert, beides zart und schwrmerisch. KARASOWSKI, Maurycy, Friedrich Chopin. Sein Leben und seine Briefe, op. cit., p. 227.
19
son accent dintimit confidentielle, disait quelle ne devrait pas tre excute devant plus de
deux personnes25.
Il serait fastidieux dtablir une liste exhaustive du ou des ouvrages dans lesquels Cortot
a puis telle ou telle information. Sans aller jusque l, on peut affirmer quil se fonde avant
tout sur une connaissance de seconde main. Cela signifie en outre quil ne cherche pas tant
prouver ou vrifier la vracit des faits et lon en revient ici la thse de Paul Veyne
qu les interprter et les mettre en regard de manire faire merger une vrit qui nest
pas seulement factuelle, mais qui, par-del les vnements, rend compte des aspects la fois
matriels et spirituels de Chopin et de sa musique.
Nous nous proposons donc dexaminer la manire dont Cortot construit et labore
Aspects de Chopin, dont il utilise les sources qui sont sa disposition, et bien sr ce que cela
rvle quant sa propre reprsentation du compositeur.
I. Les particularits dune mthode historiographique
A. Le choix dun sujet
1) Histoire dune fascination
Il ne fait aucun doute quAlfred Cortot ait entretenu un rapport privilgi avec la
musique de Chopin. Selon son biographe et ami Bernard Gavoty26, Cortot aurait eu pour le
25 Alfred Cortot, dans CHOPIN, Frdric, Pices diverses. 1re srie. Fantaisie op. 49, Barcarolle op. 60, Berceuse op. 57, Tarentelle op. 43, Paris : d. Maurice Snart, 1936, cotage E.M.S. 5134, p. 22. Voir aussi NIECKS, Frederick, Frederick Chopin as a Man and Musician, op. cit., vol. 2, p. 266. 26 Le 7 janvier 1943, Cortot crit Bernard Gavoty : Monsieur, Je suis infiniment sensible lintention dont vous me faites part avec une si parfaite dlicatesse et me sentirai fort honor de servir de point de dpart lune de vos prochaines tudes. Celles dont vous me mnagez le privilge de prendre connaissance me valent le plaisir, fort rare en matire dexgse musicale, de percevoir au travers de llucidation artistique, le got profond de lmotion humaine dont peuvent sinspirer les sonorits, ce qui a toujours t la raison dtre de mon postulat dinterprte. Cest vous dire que je me sens en complet accord de sensibilit avec vous, mais tout en envisageant avec la plus relle sympathie et la plus sincre reconnaissance la ralisation de votre projet, je souhaiterais pouvoir examiner avec vous la manire la moins prtentieuse de laborder. Pourrais-je donc vous demander un entretien prliminaire toute rdaction de votre part ? Vous me trouverez tous les matins au tlphone (Maillot 46-20) chez moi 58 boulevard Maillot et nous pourrons convenir dune heure favorable pour cette prise de contact initiale, et dpourvue dautres consquences, que celle de ladoption dun principe. Veuillez, Monsieur, croire lexpression renouvele de mes remerciements, et lassurance de mes meilleurs sentiments. Bibliothque Nationale de France, dpartement de la musique, N.L.A.-20 (87). Cette lettre prouve
20
compositeur une admiration qui fut de lordre de la fascination : le culte dun hros27
affirme-t-il. Cortot lui-mme ne le nie pas, puisquil voque dans Aspects de Chopin lide
dun culte artistique28 , Chopin tant ses yeux un tre dexception dj [en 1843]
promis limmortalit29 . La fascination du pianiste pour Chopin tait dailleurs chose
connue. Edmond Mondor aurait ainsi affirm : Vous-mme [Cortot] tes occup nuit et jour
par la pense de Chopin30 . Et Yvonne Lefbure (elle-mme ancienne lve de Cortot), dans
larticle Cortot, le pote du clavier31 , consacre plusieurs paragraphes Chopin, dsignant
ainsi Cortot comme son interprte privilgi.
Sil convient de considrer ces divers tmoignages avec toute la distance critique
ncessaire, il nen demeure pas mois que la relation particulire entre Cortot est un fait avr.
Sil fallait retracer lhistoire de ce lien, il faudrait trs certainement insister sur les dix annes
que le musicien passa au Conservatoire de Paris, de 1886 1896. Il obtient la premire
mdaille de solfge en 1891, la premire mdaille de piano prparatoire en 1892. En 1896,
Cortot se distingue dans la 4e Ballade, en obtenant le 1er prix seul nomm, fait plutt rare32. Il
est certain que la musique de Chopin occupe cette poque (et aujourdhui encore) une place
trs importante au sein du Conservatoire. Les documents runis pas Constant Pierre lattestent
: Chopin figure trs souvent, partir de 1835, au programme des concours33. Par ailleurs, dans
ses entretiens avec Bernard Gavoty, Cortot souligne limportance de son premier professeur
mile Decombes, qui, ses yeux, voquait souvent pour ses disciples la silhouette du matre
que Cortot et Gavoty ont commenc lier connaissance cette poque. Les rapports entre les deux hommes sont ce moment strictement professionnels. Mais dans des lettres plus tardives, Cortot adopte un ton beaucoup plus amical. Dailleurs, Gavoty note dans un carnet, la date du 21 aot 1943 : Dn ce soir chez [Cortot] pour la premire fois. Notes sur Alfred Cortot, aot 1943 avril 1961, Mdiathque musicale Mahler. Ces carnets sont remplis de notes prises par Gavoty dans les trs nombreux entretiens entre lui et Cortot et manifestent lamiti qui lie peu peu les deux hommes. Une photocopie de ces notes se trouve la Mdiathque musicale Mahler, dans deux volumes intituls Notes sur Alfred Cortot non dates et Notes sur Alfred Cortot, aot 1943 avril 1961. Elles ne sont pas rpertories dans le catalogue de la bibliothque, ne disposent pas de cote, et ne sont pas pagines ; cest galement le cas dune partie de la correspondance entre Cortot et Gavoty. Nous nous y rfrerons donc en mentionnant seulement Mdiathque musicale Mahler . 27 GAVOTY, Bernard, Alfred Cortot, Paris : Buchet/Chastel, 1995, p. 18. 28 CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 24. 29 Ibid., p. 18. 30 Edmond Mondor, cit dans GAVOTY, Bernard, Alfred Cortot, op. cit., p. 222. 31 LEFBURE, Yvonne, Cortot, le pote du clavier , Revue internationale de musique, I (avril 1939), no5-6, p. 903-906. 32 Jusquen 1877, il est frquent quil ny ait quun seul premier prix. partir de 1878 sopre un retournement. De 1878 1900, les annes o il ny eut quun seul premier prix sont rares : 1880, 1892, 1896, 1897 et 1900. Voir PIERRE, Constant, Le Conservatoire national de musique et de dclamation. Documents historiques et administratifs, Paris : Impr. Nat., 1900, p. 585-588. 33 Ibid., p. 584.
21
polonais, son visage amaigri par la maladie, plus farouche quon ne se le reprsente
dordinaire, sa parole brve, toujours prcise, et son jeu pianistique34. Cortot ajoute :
La gnration de mes professeurs me mettait en contact avec la grande poque. Par Mme Camille
Dubois, Mathias et Decombes, je sus ce qutait Chopin. Jentendais parler de Liszt comme dun vivant :
Faur, Saint-Sans, Ziloty, Widor, Mme Szawardy et Dimer35 lavaient souvent entendu et approch.
Plus tard, Cosima Wagner voqua maintes fois en ma prsence le souvenir de son pre. () Pour moi, le
romantisme tait une poque, non point mythique, mais contemporaine. Rien dtonnant, alors, que jy
crusse avec passion36.
La fascination de Cortot pour le romantisme, et pour Chopin plus particulirement,
semble donc avoir pour origine un sentiment de proximit (chronologique tout autant que
psychologique). Par ailleurs, Decombes ayant connu le compositeur37, Cortot fit de son
professeur le lgataire du style chopinien : De tels rcits nous confirmaient dans
lorgueilleuse et nave illusion que nous hritions tout naturellement la tradition dun style
pianistique incomparable38 ! avoue le pianiste. On ne peut manquer de noter dans cette
assertion la reconnaissance de la candeur dun jugement de jeunesse. Et il semble par ailleurs
que ltiquette lve de Chopin nait pas suscit chez Decombes un dsir de se poser en
simple disciple du compositeur. On en veut pour preuve les tmoignages de ses divers lves,
qui, certes, ne manquent pas de mentionner la relation de leur professeur Chopin, mais qui,
dans la description de lenseignement qui leur fut donn, ne mettent aucunement en valeur
une filiation chopinienne. Reynaldo Hahn, par exemple, dans la notice ncrologique quil
consacre son ancien professeur, insiste davantage sur la personnalit de Decombes, que sur
les particularits de sa technique. Il voque cependant le got et llgance de son
expression, son aversion contre le style troit, sec et formel de certains pianistes et la creuse
34 Alfred Cortot, cit dans GAVOTY, Bernard, Alfred Cortot, op. cit., p. 32. 35 On remarquera que Cortot ne considre pas Dimer comme lhritier de la tradition chopinienne. Ce dernier affirme pourtant : Je veux dire un mot du charme quavaient pour nous les classes de M. Ambroise Thomas, pianiste dlicieux qui nous enchanta souvent nos leons par des excutions des uvres de Chopin, quil avait beaucoup connu, et dont il possdait la vraie tradition. . DIMER, Louis, Quelques souvenirs de ma carrire, Paris : imprimerie Grou-Radenez, 1920, p. 7. 36 Ibid., p. 37. 37 Certes, celui-ci nen fut pas directement llve, mais il lentendit jouer plusieurs reprises, bnficia de ses conseils, joua en concerts avec certains de ses lves et enseigna aux cts de Georges Mathias au Conservatoire, qui, selon les dires de Cortot, tait frquemment prsent aux cours de Decombes. Cortot en donne la confirmation lors dun entretien radiophonique avec Bernard Gavoty Radio-Lausanne en 1955. Le texte de lentretien se trouve dans les archives personnelles de Bernard Gavoty la Bibliothque de lInstitut de France ( missions de Radio-Lausanne : 10 missions avec Alfred Cortot , Manuscrits de la Bibliothque de lInstitut de France, Fonds Bernard Gavoty, Ms. 8359, chemise 13). 38 Alfred Cortot, cit dans GAVOTY, Bernard, Alfred Cortot, op. cit., p. 33.
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grandiloquence dautres39 propos intressants, qui tmoignent dune qualit pdagogique
et musicale, dun idal du bon got , mais quil est difficile de rattacher spcifiquement
Chopin.
Quoi quil en soit, on ne peut nier que la prdilection de Cortot pour la musique du
compositeur polonais senracine dans ses annes de jeunesse, durant lesquelles se forge le
sentiment dtre proche dune forme de vrit sentiment dont Cortot ne nie pas, a posteriori,
la dimension fantasmatique, mais qui na certainement pas t sans consquence dans les
annes qui suivirent. Dans cette perspective, il nest pas anodin que le premier volume de
ldition de travail soit consacr une uvre de Chopin (il sagit des tudes op. 10, publies
en 191540), et de mme, la rdaction du livre Aspects de Chopin ne fait que confirmer lintrt
tout particulier que Cortot accorda au compositeur, sans compter les nombreux cours
dinterprtations et confrences qui lui sont consacrs, notamment dans lEntre-deux guerres.
Il semble que laffection particulire du pianiste pour luvre de Chopin procde du
gnie proprement pianistique, si lon peut dire, du compositeur, qui cre non pas la table
mais au piano et presque exclusivement pour le piano. Cest une des raisons avances par le
pdagogue, en prambule une srie de cours dinterprtation consacrs exclusivement
luvre du Polonais :
Dautres compositeurs, de plus grands peut-tre, ont crit de la musique pour le piano, Chopin a
crit la musique du piano. Cette distinction grammaticale est plus explicite de notre prdilection que tous
les commentaires chez nul autre crateur nous ne rencontrons un accord aussi subtil, aussi parfait entre
la pense musicale et linstrument par lequel elle sexprime.
Et je ne me place pas ici au point de vue de la russite technique et du bonheur de linvention
instrumentale.
Jentends galement que le piano et sa posie spciale, les particularits de son timbre, nont pas eu
de confident plus sensible ni de plus divinateur que le jeune Polonais qui, voici cent ans, dbarquait
Paris, les nerfs dj crisps, le corps fragile, lme mlancolique et passionne, nourrissant en son cur
deux grandes aspirations : lamour de son pays et lamour de son art.
Fut-il le plus grand musicien dentre les pianistes ou le plus grand pianiste dentre les musiciens ?
Lun et lautre sans doute41.
Quelques nuances simposent cependant. Cortot avoue en effet, le 8 aot 1943, lors
dune discussion avec Bernard Gavoty : Moi je suis depuis longtemps tiquet Chopin,
39 HAHN, Reynaldo, mile Decombes , Le Monde musical, XX (30 juin 1912), no 12, p. 194. 40 CHOPIN, Frdric, 12 tudes op. 10, Paris : d. Maurice Snart, 1915, cotage M.S.&Cie 5004. 41 Alfred Cortot, cit dans THIEFFRY, Jeanne, Les cours dinterprtation dAlfred Cortot. Les uvres de Chopin , Le Monde musical, XL (31 juillet 1929), no 7, p. 255-256.
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Schumann, Debussy , alors que les musiciens que jaime le mieux jouer sont Bach et
Beethoven . Quelques mois plus tard, le 1er novembre, il dit encore : Quand la radio a
commenc dtendre ses rseaux la manire dune araigne gante, jai eu un instant
despoir. Jai cru quon me permettait de recommencer mon mtier de musicien et de servir la
jeune musique. Mais non ! on ma confin dans Beethoven et Chopin42 . De la mme
manire, Cortot affirme Mes musiciens prfrs : Bach dont je ne joue jamais une note,
mais qui me comble ; Beethoven et Wagner, pour leur idologie ; puis Schumann, parce quen
jouant sa musique, jai limpression de lavoir compose ; puis Chopin et Liszt43 . On naura
pas manqu de remarquer une certaine incohrence, le pianiste affirmant tour tour jouer et
ne jamais jouer la musique de Bach44. De la mme manire, Cortot nvoque pas du tout le
champ de la musique franaise, alors quil joue rgulirement la musique de Debussy, de
Faur, de Ravel ou de Saint-Sans45. Si lon peut comprendre que Cortot refuse tout
exclusivisme en matire de rpertoire, il nen demeure pas moins que le confinement du
pianiste Chopin et plus globalement au rpertoire romantique est justifi par les faits :
Chopin est dfinitivement lun des compositeurs les plus jous, et surtout les plus
enregistrs46 par le pianiste.
2) Chopin en ce temps
La corrlation entre Chopin et Cortot est certes due la personnalit musicale de ce
dernier, mais elle est aussi le reflet de la popularit croissante du compositeur polonais depuis
la fin du XIXe sicle, tant auprs des musiciens professionnels ou des intellectuels que des
amateurs de musique. Irma Boghossian remarque ainsi, dans une tude sur la place de Chopin
dans la presse grand tirage au tournant du sicle : Nous avons dpouill 2795 tirages sur
64 annes (1850 1914) : presses essentiellement parisiennes. () Trs vite nous nous
sommes rendue compte que trs peu darticles concernaient Chopin. () Cest ainsi que nous
avons dcouvert quune sorte de conscience collective stait empare des journalistes en
42 Alfred Cortot, cit dans GAVOTY, Bernard, Notes sur Alfred Cortot, aot 1943 avril 1961, Mdiathque musicale Mahler. 43 Alfred Cortot, cit dans GAVOTY, Bernard, Notes sur Alfred Cortot non dates, Mdiathque musicale Mahler. 44 Dans les faits, Cortot a jou certaines pices de musique de chambre de Bach, et la partie de clavier de quelques Concertos brandebourgeois et Concertos pour piano. Voir linventaire du rpertoire de Cortot ralis dans TAYLOR, Karen M., Alfred Cortot. His Interpretive Art and Teachings, op. cit., p. 609-629. 45 Id. 46 Voir la liste des enregistrements de Chopin raliss par Cortot (aujourdhui disponibles), en annexe.
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1879 seulement, comme pour commmorer le trentime anniversaire du dcs de Chopin47 .
Au dbut du sicle en effet, Chopin est le compositeur le plus jou dans les salles de concert48.
Joanna urowska, dans un article intitul Proust et Chopin49 , met en exergue une
autre date, 1910. Le centenaire de la naissance de Chopin correspond en effet, selon
urowska, un regain dintrt pour le compositeur. Certains faits en tmoignent : en 1909,
par exemple, Camille Mauclair et Raoul Pugno prennent linitiative dun concert confrence
intitul Hommage Frdric Chopin ; en 1911, douard Ganche, Camille Le Senne et
Maurice Ravel fondent la Socit Chopin Paris. Par ailleurs, la publication en 1915 par
Durand dune dition complte rvise par Debussy, atteste non seulement de la prdilection
du compositeur pour Chopin, mais aussi de la conscration de ce dernier comme figure
essentielle de lhistoire de la musique. Dans les annes 1910, Chopin est dfinitivement un
classique . Or, ldition de travail des tudes op. 10 parat galement en 191550. Cortot
sinscrit donc bien dans la mouvance de lpoque : wagnrien convaincu51 au dbut du sicle,
il apparat, dix ans plus tard, toujours wagnrien, certes, mais aussi chopinien, en un temps o
il tait sans doute moins vident dtre wagnrien, pour des raisons historiques et politiques,
et en un temps surtout o Cortot est tout autant pianiste que chef dorchestre, et cela malgr
ses regrets52. Cest ce dont atteste Louis Fleury, qui en 1925 dresse un savoureux portrait de
son ancien condisciple au Conservatoire :
Petit et fluet, avec ses yeux de braise, ses cheveux dbne et sa moustache tombante (je vous en
supplie, mon cher Cortot, laissez-la repousser ; vous tiez beaucoup mieux)53 Cortot, plein de projets,
47 BOGHOSSIAN, Irma, Chopin et la presse grand tirage du tournant du sicle , dans NALIWAJEK, Zbigniew ; WRBLEWSKA-STRAUS, Hanna ; UROWSKA, Joanna, (ds.) La Fortune de Frdric Chopin. Journe organise par lUniversit de Bourgogne, lUniversit de Varsovie et la Socit Frdric Chopin. Dijon, 18/03/1994, Varsovie : Towarzystwo im. Fryderyka Chopina, 1995, p. 73. 48 Pour une description plus dtaille de la place de Chopin dans les concerts de piano, voir PISTONE, Danile, Les interprtes franais de Chopin face la critique , dans PISTONE, Danile, (d.) LInterprtation de Chopin en France, Paris : Librairie Honor Champion, 1990, p. 93-106. 49 UROWSKA, Joanna, Proust et Chopin , dans NALIWAJEK, Zbigniew ; WRBLEWSKA-STRAUS, Hanna ; UROWSKA, Joanna, (ds.) La Fortune de Frdric, op. cit., p. 61-71. 50 Cette dition est sans doute due des raisons politiques, puisquil sagit, durant la guerre, de montrer la supriorit culturelle franaise et, dans le domaine musical, celle de ses ditions. 51 Rappelons que Cortot se rend Bayreuth en 1896 et 1897, quil dirige Tristan et Iseult et cre le Crpuscule de Dieux Paris en 1902. 52 On trouve dans les archives Gavoty ce tmoignage de Cortot : Ma vritable vocation et t de devenir chef dorchestre, et, surtout, chef dorchestre wagnrien. Les circonstances en ont dcid autrement. Mais le foyer que cette ambition a difi en moi y est encore brlant. GAVOTY, Bernard, Cortot , Manuscrits de la Bibliothque de lInstitut de France, Fonds Bernard Gavoty, Ms. 8352, chemise 2. 53 En guise danecdote, la boutade de Louis Fleury propos de la moustache de Cortot nest pas sans rappeler celle de de Debussy lendroit de sa mche : [Cortot] a la mche de Nikisch (celui-ci est dailleurs hongrois) et cette mche est attachante au dernier point par le mouvement passionn qui lagite la moindre nuance Voici quelle tombe mlancolique et lasse aux endroits de douceur, de faon intercepter toute communication entre M. Cortot et lorchestre puis voici quelle se relve firement aux endroits belliqueux ce moment M.
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faisait dj preuve dune activit dbordante, rvait de composition, dorchestre, partait pour Bayreuth
comme rptiteur, en revenait impresario de reprsentations wagnriennes, imprimait tout ce quil
touchait la marque dune personnalit de premier plan, et aprs cette tonnante parabole se retrouvait
quelques annes plus tard pianiste comme devant, ce qui ne lui a pas mal russi54.
Certes, Cortot continue diriger (du moins jusquen 1940), notamment lcole
Normale de Musique ou lors des concerts de la Socit Nationale de Musique, et fonde
lAssociation des Concerts Cortot, lAssociation des Concerts Populaires de Lille, et
lOrchestre Symphonique de Paris. Mais pour des raisons financires, le musicien est
rapidement amen privilgier sa carrire denseignant et de pianiste. Suite la cration du
Crpuscule des dieux en 1902, Cortot doit en effet assumer une dette consquente, quil tente
de rembourser en multipliant les rcitals.
Ainsi, James Methuen-Campbell met en lumire limportance du rle jou par Cortot
dans la popularisation de la musique de Chopin, persuadant dfinitivement les critiques et les
musiciens de la place du compositeur au panthon des grands matres55. En dfinitive, le
parcours de Cortot nest pas seulement le reflet de lhistoire de la rception de Chopin, il en
est galement lagent, mme si, comme nous lavons vu, la musique de Chopin jouit depuis
longtemps dune notorit institutionnelle au sein du Conservatoire.
B. Fascination et connaissance : les sources
Il est difficile daccepter, surtout aujourdhui, que fascination et connaissance puissent
coexister, lapproche scientifique du phnomne musical interdisant toute ingrence dune
Cortot avance sur lorchestre et pointe un menaant bton, ainsi que font les Banderillos lorsquils veulent dconcerter le taureau (Les musiciens dorchestre ont un sang-froid de Grolandais, ils en ont vu bien dautres.) Comme Weingartner, il se penche affectueusement sur les premiers violons en leur murmurant dintimes confidences ; se retourne vers les trombones, les objurgue dun geste dont lloquence peut se traduire ainsi : Allons, mes enfants, du nerf ! Tchez dtre plus trombones que nature, et les trombones dociles avalent consciencieusement leurs cylindres . DEBUSSY, Claude, Monsieur Croche et autres crits, Paris : Gallimard, 1971, p. 138. On songe galement au tmoignage de Flia Litvinne, qui crit : Cortot tait un charmant jeune homme. Il avait, comme Lon Moreau, une magnifique mche noire qui tombait sur son front, esthtiquement. . LITVINNE, Flia, Ma vie et mon art (souvenirs), Paris : Librairie Plon, 1933, p. 88. 54 FLEURY, Louis, Souvenirs dun fltiste. Le Conservatoire lpoque de son centenaire , Le Monde musical, XXXVI (fvrier 1925), no 3-4, p. 46. 55 Cortot is particularly important in the history of Chopin playing because it was he, above all others, who managed to convince other musicians and the critical public that Chopin was one of the very greatest composers. [Cortot est particulirement important dans lhistoire de linterprtation de Chopin, car ce fut lui, entre tous, qui russit convaincre les autres musiciens et les critiques que Chopin tait lun des plus grands compositeurs. ] METHUEN-CAMPBELL, James, Chopin Playing. From the Composer to the Present Day, Londres : Victor Gollancz, 1981, p. 24.
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opinion subjective56. Pourtant, cette coexistence est tout fait reprsentative des modes de
pense de Cortot. De ce point de vue, le tmoignage de Leonard Isaacs, qui fut lun de ses
lves, est particulirement intressant, dans la mesure o il montre quel point les deux
aspects sont indissociables. Cela est manifeste dans la manire dont Cortot parle du
compositeur et joue sa musique.
Cortot tait fascinant lorsquil parlait de musique. Comme la plupart des Franais ayant reu une
ducation, son discours tait admirablement matris, trs cohrent et clair. Je lai entendu une fois donner
une leon sur lopus 109 de Beethoven. Ctait trs clairant, mme avec ma formation quelque peu
teutonique. Je ne pouvais qutre daccord avec tout ce quil disait. Mais l o ses dmonstrations taient
difiantes pour ses lves, ctait pour Chopin57 !
Clair et cohrent sont les mots employs par Isaacs pour qualifier le langage de
Cortot, et semblent renvoyer un discours rationnel, construit, et objectif. De mme, on ne
peut se tromper sur la signification du terme enlightenment : Cortot, aux yeux dIsaacs,
agit rellement en tant que pdagogue dont la vise est de dlivrer un savoir et qui se soucie
non seulement de faire aimer la musique de Chopin (ou dautres compositeurs), mais surtout
den permettre la comprhension.
Par consquent, le rapport de Cortot Chopin est ambigu. Dun ct, Chopin fait figure
dobjet dtude, et sa musique est soumise une entreprise hermneutique qui tend rendre
compte dune forme de vrit. De lautre, Chopin lui-mme jouit dun statut privilgi parmi
tous les musiciens auxquels Cortot sest consacr. Mais cela ne signifie nullement quen tant
quhistorien (et non plus seulement comme musicien interprte ou pdagogue), il se contente
ddifier lhagiographie du compositeur, ni quil abandonne toute objectivit, mme si lon
peut tre daccord avec la thse de Paul Veyne selon laquelle : oui, lhistoire est subjective,
car on ne peut nier que le choix dun sujet de livre soit subjectif58. Niecks, dans la prface
56 Bachlard explique : En fait, lobjectivit scientifique nest possible que si lon a dabord rompu avec lobjet immdiat, si lon a refus la sduction du premier choix, si lon a arrt et contredit les penses qui naissent de la premire observation. Toute objectivit, dment vrifie, dment le premier contact avec lobjet. Elle doit dabord tout critique : la sensation, le sens commun, la pratique mme la plus constante, ltymologie enfin, car le verbe, qui est fait pour chanter et sduire, rencontre rarement la pense. Loin de smerveiller, la pense objective doit ironiser. Sans cette vigilance malveillante, nous ne prendrons jamais une attitude vraiment objective. BACHELARD, Gaston, La Psychanalyse du feu, Paris : Gallimard, 1938, p. 9-10. 57 Cortots talking about music was fascinating. Like most educated Frenchmen, his command of his own language was admirable and very coherent and clear. I heard him once give a lesson on Beethoven opus 109. It was very illuminating, and even with my somewhat Teutonic background. I could not but agree with every thing he said. But when he demonstrated for the students enlightenment, it was Chopin ! ISAACS, Leonard, Paris in 1930 : The cole Normale de Musique , Journal of the American Liszt Society, XXXVIII (juillet-dcembre 1995), p. 24. 58 VEYNE, Paul, Comment on crit lhistoire, op. cit., p. 49.
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de sa biographie de Chopin, pose en termes trs clairs les lments du dilemme : Alors que
le romancier peut en toute libert suivre son instinct artistique et son intelligence, le biographe
est enchan au sujet quil se propose dtudier. Le premier peut poursuivre un idal avec
espoir, le second doit se satisfaire dun compromis entre le dsirable et le ncessaire59. La
distinction entre le romancier et le biographe se rvle tre, dans le cas de Cortot, une
distinction entre ladmirateur et le scientifique.
Notre intention nest pas seulement dexaminer dans quelle mesure la dmarche
historiciste de Cortot est, ou nest pas, subjective, cest--dire modifie par une reprsentation
personnelle que les sources et les faits ne valident pas. Il sagit galement de mettre en
vidence les procds utiliss par le pianiste pour crire et dcrire lhistoire celle de Chopin
et de sa musique et dans quel but. Par ailleurs, nous nous proposons dtudier le rapport
entre la recherche historique mene par Cortot et son travail hermneutique (en tant que
pianiste). Nous nous intresserons plus particulirement, dans ce chapitre, Aspects de
Chopin.
1) Cortot collectionneur de tmoignages du pass
On ne peut nier que Cortot se soit attach tudier en profondeur tous les aspects de
Chopin, en se fondant sur des sources telles que des manuscrits, des documents
iconographiques, ou encore des lettres. Il collectionne ainsi un certain nombre de documents,
parmi lesquels les esquisses des Notices pour la mthode des mthodes60 (achetes par Cortot
le 22 juillet 1936 Londres dans une vente aux enchres), le manuscrit de la Berceuse61, celui
de ltude op. 10 no 362, les esquisses des mesures 121 154 de la Polonaise op. 5363, deux
dessins et un tableau de Kwiatowski (que Cortot attribue Luigi Rubio), une peinture de
Louis Gallait, une reproduction du daguerrotype de Bisson, un mdaillon de Bovy, un
moulage de la main de Chopin, des lettres, et mme une mouvante mche de cheveux de
ces cheveux denfant malade, si fins, si fragiles, et dont on sent que la vitalit sest retire
59 While the novelist has absolute freedom to follow his artistic instinct and intelligence, the biographer is fettered by the subject-matter with which his purpose he proposes to deal. The former may hopefully pursue an ideal, the latter must rest satisfied with a compromise between the desirable and the necessary . NIECKS, Frederick, Frederick Chopin as a Man and Musician, op. cit., vol. 1, p. III. 60 Voir KOBYLASKA, Krystyna, Chopin Werkverzeichnis, Mnich : G. Henle, 1979, p. 268-269. 61 Il sagit de lautographe a dans le catalogue dit par Krystyna Kobylaska. Ibid., p. 123. 62 Il sagit de lautographe a dans le catalogue dit par Krystyna Kobylaska. Ibid., p. 23. 63 Il sagit de lautographe a dans le catalogue dit par Krystyna Kobylaska. Ibid., p. 116.
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comme en svaporant, la runion des souvenirs dont il ma t jusqu prsent donn
dentourer un culte artistique qui ne sest jamais connu de dceptions64 .
La dimension commmorative et un brin ftichiste de cette collection ne peut nous
chapper. Ainsi, lacquisition de manuscrits de compositeurs, dont Cortot affirme la porte et
la valeur scientifiques, tmoigne galement dune forme de sentimentalisme vis--vis des
objets eux-mmes. On en veut pour preuve cet aveu, lors dun entretien radiophonique avec
Bernard Gavoty en 1955 :
Luvre musicale vit l, dans ces pages qui ont connu le contact de la main du matre, de cette vie
intense, tour tour mditative ou frmissante, enthousiaste ou rveuse, qui est celle du premier jet, et dont
nulle dition, si parfaite soit-elle dans sa reprsentation typographique, dans lattention vigilante apporte
la correction du texte, ne saurait prtendre rivaliser laccent de mystrieuse communication par
lintrieur65.
2) De la citation
a) Tmoins et musicographes
Outre ces diffrentes sources, Cortot sappuie pour rdiger son ouvrage sur le
tmoignage de contemporains de Chopin, ou sur le travail dautres musicographes. On trouve
ainsi dans Aspects de Chopin de nombreuses citations ; les auteurs en sont les suivants : Marie
dAgoult, Honor de Balzac, la princesse Belgiojoso, Ludwig van Beethoven, Pierre-
Martinien Bocage, Nicolas Chopin, Astolphe de Custine, Louis Esnault, Franois-Joseph
Ftis, Constance Gladkowska (Konstancja Gadkowska), Maurice de Gurin, Maurycy
Karasowski, Ernest Legouv, Franz Liszt, Flix Mendelssohn, Ignaz Moscheles, Pauline
Viardot, Vera de Kologrivoff, Adam Mickiewicz, Frederick Niecks, George Sand, Robert
Schumann, Jane Stirling.
Les citations utilises nont pas toutes le mme statut, ni leurs auteurs la mme
importance. Ainsi, Cortot cite des textes qui, dans leur contexte dorigine, nont pas Chopin
pour sujet, ou bien font allusion lui de manire indirecte. Par exemple, une citation de
Montaigne, ou bien la description dun personnage de roman ou mme dune personne
relle dont la personnalit se rapproche de celle de Chopin, trouvent au sein dAspects de
64 CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 24. 65 Alfred Cortot, cit dans GAVOTY, Bernard, missions de Radio-Lausanne : 10 missions avec Alfred Cortot , Manuscrits de la Bibliothque de lInstitut de France, Fonds Bernard Gavoty, Ms. 8359, chemise 13. Les 10 missions sont en ligne sur le site des archives de la Radio Tlvision Suisse. http://www.rts.ch/archives/recherche/?keywords=alfred%20cortot [Consult le 29 fvrier 2013]
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Chopin une place tout aussi lgitime quun tmoignage de la princesse Belgiojoso ou quun
article de Ftis. Un second type de citations a pour sujet la musique de Chopin, l encore,
directement ou indirectement. Il faudrait encore ajouter les noms qui apparaissent sans tre
accompagns de citation musiciens, crivains, artistes, hommes politiques, amis de Sand ou
de Chopin : Eugne Delacroix, Hector Berlioz, Heinrich Heine, Flicit de Lamennais, Pierre
Leroux, Victor de Laprade, Edgar Quinet, Louis Blanc, les frres Arago66.
Si cette numration prsente un intrt, cest seulement parce que les personnes
voques par Cortot rvlent ses sources de documentation. Par ailleurs, ce ne sont pas
seulement les citations choisies par le pianiste qui sont, en elles-mmes, intressantes (cest--
dire leur signification), mais aussi la manire dont elles sont intgres au corps du texte. Il
sagit donc, pour nous, de mettre en lumire les procds par lesquels Cortot prsente les
citations comme arguments ou illustrations de son propos.
Il semble que Liszt et Sand occupent une place particulirement importante parmi les
sources sur lesquelles se fonde Cortot. En ce qui concerne Liszt, Cortot connat bien la
biographie Chopin, ayant prfac ldition Corra de 1941. Sil considre cet ouvrage comme
une vritable rvlation67 , il met toutefois quelques rserves quant au jugement du
virtuose sur le caractre de Chopin. Il explique ainsi : laffectueux empressement apport
par le magicien du clavier honorer la mmoire de celui qui en dota les ressources techniques
dune posie jusqualors insouponne, ne lui permit-il pas sans doute de se librer des
impressions dun pass trop proche, et auquel il et fallu le recul des ans pour pouvoir se
tmoigner sur un plan de totale objectivit68 . Cortot met ici en relief la ncessit dune
distance chronologique autant que critique entre lhistorien/biographe et son objet dtude.
Par ailleurs, il est probable que Cortot fasse implicitement allusion la dispute entre Marie
dAgoult et George Sand qui conduisit lloignement de leurs amants respectifs. En dautres
termes, les relations personnelles entre Liszt et Chopin pourraient constituer, aux yeux du
pianiste, un obstacle la connaissance. Mais cela nempche nullement Cortot de dsigner
Liszt comme le plus illustre historiographe de Chopin69 .
Le pianiste aboutit un constat identique en ce qui concerne les crits de George Sand,
notamment Lucrezia Floriani. Il explique :
66 Voir lannexe I de cette thse : un tableau contenant les citations effectues par Cortot dans Aspects de Chopin. 67 CORTOT, Alfred, Avant-propos , dans LISZT, Franz, Chopin, Paris : Corra, 1941, p. VIII. 68 Ibid., p. X. 69 CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 50.
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La pertinence de cette analyse70 est naturellement sujette caution. On ne saurait en effet oublier
que la romancire de Nohant, en donnant libre cours ce texte, esprait sinon hter la rupture dune
liaison agonisante, au moyen dallusions blessantes lendroit de Chopin lequel au demeurant, feint de
ne pas sy reconnatre tout au moins y prparer lopinion en sy mnageant le rle le plus favorable71.
Malgr cette mfiance vis--vis de la partialit de la romancire, Cortot nhsite pas
citer Sand de nombreuses reprises. Et de mme, la mfiance qui transparat dans lavant-
propos du Chopin de Liszt ne signifie pas son refus de le citer comme tmoin de la vie de
Chopin. Nous verrons dailleurs que la manire dont Cortot peroit et imagine le compositeur
polonais est largement tributaire des descriptions qui en sont faites par les deux crivains.
b) Commentaires et dformations dans les citations qui ne sont pas de Chopin
Cortot ne se contente pas de citer : il commente, juge, explique, interprte les textes de
manire en faire les arguments de sa propre dmonstration. Pour autant, Cortot demeure
souvent vasif sur lorigine des citations : il en indique trs rarement les sources. Il ne
mentionne pas, par exemple, que lexpression le chant dune me qui se rendrait sensible
est en ralit tire du roman Ursule Mirout (le temps du verbe est dailleurs le prsent dans le
texte dorigine), ni que le propos de Maurice de Gurin : Je ne me savais pas une
imagination si tendre et qui puisse ce point, agiter mon cur72 est un souvenir que Sainte-
Beuve relate dans la notice introductive du Journal, Lettres et Pomes de Gurin. Notons
quaucune autre biographie contemporaine de celle de Cortot ne fait tat avec prcision des
ouvrages ou des documents consults. Parfois mme, il semble que lorigine des citations soit
inconnue du pianiste ou bien oublie. Le familier de la vieille demeure berrichonne73 , par
exemple, dsigne en vrit Pauline Viardot. On peut supposer que si Cortot en avait
rellement eu connaissance, il naurait pas manqu de lindiquer.
Nous nirons pas plus loin dans ce travail denqute, certes ncessaire, qui vise tablir
une cartographie des sources qui ont servi de base la rdaction dAspects de Chopin. Il nous
semble plus intressant, en effet, dexaminer la manire dont Cortot commente, mme
succinctement, textes et paroles. Ainsi, cest mchamment que Marie dAgoult traite
Chopin d hutre saupoudre de sucre74 . Quant la remarque de Bocage sur les talents de
70 Cortot se rfre ici au lignes qui prcdent : il sagit dun extrait de Lucrezia Floriani, reproduit en annexe, cit dans Aspects de Chopin, op. cit., p. 268-269. 71 Ibid., p. 269. 72 SAINTE-BEUVE, Notice sur Maurice de Gurin , dans GURIN, Maurice (de), Journal, lettres et pomes, Paris : Didier et Cie, 1862, p. XXXIV-XV. 73 CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 291. 74 Ibid., p. 264.
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comdien de Chopin, elle semble Cortot empreinte dun humour assez inattendu75 .
Enfin, certaines citations sont transformes, comme celle de la princesse Belgiojoso,
apparaissant une premire fois sous la forme Chopin nest peut-tre pas le plus grand des
pianistes ; il est mieux : il est le seul , puis sous la forme : Chopin est mieux que le plus
grand des pianistes ; il est le seul . La premire formulation est dessence plus thtrale, en
ce quelle trompe dabord le lecteur, lui faisant croire une possible infriorit du
compositeur. La deuxime, en revanche, est plus concise et plus efficace. Mais surtout, cette
modification tmoigne dun souvenir imprcis, puisque la vraie citation ne se rapporte pas
Chopin mais Liszt : Thalberg est le premier pianiste du monde ! Et Liszt ? Liszt, Liszt,
cest le seul76.
Les propos de Legouv que rapporte Cortot constituent un autre exemple de ce type de
procd ; le fils naturel de Weber et dune duchesse devient, sous la plume de Cortot, le
fils illusoire de Weber et dune Duchesse . Sans doute faut-il attribuer cette mutation lexicale
une volont de potiser lexpression de Legouv. Mais il est surtout probable que Cortot
note certaines citations de mmoire, ce qui expliquerait ces erreurs.
Moins comprhensible, en revanche, est la suppression de fragments dun texte trop
long pour tre cit de mmoire, parfois sans que le lecteur en soit averti. Il en est ainsi dans la
description que fait Liszt de lapparence physique de Chopin. Nous mettons entre crochets les
passages qui ne figurent pas dans Aspects de Chopin.
Lensemble de sa personne tait harmonieux [et ne paraissait demander aucun commentaire].
Son regard bleu tait plus spirituel que rveur ; son sourire doux et fin ne devenait pas amer. La finesse et
la transparence de son teint sduisaient lil, ses cheveux blonds taient soyeux, [son nez lgrement
recourb], ses allures distingues et ses manires marques de tant daristocratie quinvolontairement on
le traitait en prince.
Ses gestes taient gracieux et multiplis ; le timbre de sa voix toujours assourdi, souvent touff, sa
stature peu leve, ses membres frles77.
On peut sinterroger sur la suppression opre par Cortot. Il est possible que le pianiste
ait simplement cherch condenser le propos, des fins defficacit, et ait jug inutile la
75 Ibid., p. 228. 76 Princesse Belgiojoso, cite dans EIGELDINGER, Jean-Jacques, LUnivers musical de Chopin, Paris : Fayard, 2000, p. 230. Bizarrement, des annes plus tard, Cortot persiste dans son erreur. Il crit Bernard Gavoty : Cest bien de Chopin que la princesse Belgiojoso a dit, en un lgendaire raccourci : il nest peut-tre pas le plus grand des pianistes (sous entendant la lutte Liszt-Thalberg qui divisait lopinion des dilettantes), il est le seul. Alfred Cortot Bernard Gavoty, le 6 mai 1961, Mdiathque musicale Mahler. Cette formulation quivoque implique en outre que Chopin soit suprieur Liszt et Thalberg. 77 LISZT, Franz, Chopin, op. cit., p. 201-202.
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proposition et ne paraissait demander aucun commentaire . Ou bien, plus vraisemblable
encore : il la considre comme antithtique de sa propre thse, crivant lui-mme un chapitre
entier sur laspect physique de Chopin. tout le moins, il signale alors cette suppression par
des points de suspension. Rien nindique en revanche au lecteur la disparition de lallusion au
nez lgrement recourb . Il est difficile dy voir seulement un oubli. Peut-tre ce dtail lui
parut-il trop prosaque ?
On pourrait encore donner lexemple de la citation de Pauline Viardot propos de
Solange, que cite Cortot en la tronquant, sans le signaler. Il crit : Elle fait le mal par amour
de lart78 , alors que la citation est : Elle fait du mal comme on fait de lart pour lart, par
amour de lart79 . Or, seule lvocation de lart pour lart permet de comprendre pleinement
la chute de la phrase. Est-ce l encore un dfaut de mmoire ?
Question rhtorique, car en dfinitive, on ne peut prouver que Cortot ait consult et
vrifi les sources au moment de lcriture de son livre. En revanche, on constate que les
erreurs ou modifications volontaires sont le signe dun discours qui nest jamais neutre.
c) Les citations de Chopin : un procd de reformulation
Le processus de dformation et/ou dinterprtation que nous venons dobserver se
vrifie galement dans le cas des citations de Chopin, mais de manire plus systmatique, et
aussi plus significative quant la perception de son uvre.
Il existe deux sortes de citations de Chopin dans Aspects de Chopin. La premire est
constitue de paroles quaurait dites Chopin, rapportes par un tmoin ou son interlocuteur.
La deuxime correspond aux crits de Chopin (notamment sa correspondance)80.
Nous ne reviendrons que brivement sur le premier type, car on retrouvera les mmes
caractristiques que prcdemment : imprcision quant la source et parfois lauteur, lgres
modifications. Nous ne donnerons que deux exemples ; le premier est celui dune citation
dont lorigine demeure inconnue et qui apparat une premire fois sous la forme : Il nest
pas de vraie musique sans arrire-pense81 et la deuxime fois formule dune manire
diffrente : Nulle musique plus hassable quune musique sans arrire-pense82. Le
deuxime est celui dun propos que Chopin aurait tenu Liszt, et dont nous avons identifi la
78 Pauline Viardot, cite dans CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 291. 79 Pauline Viardot, cite dans KARENIN, Vladimir, George Sand. Sa vie et ses uvres, Paris : Plon-Nourrit, 1899-1926, vol. 3, p. 453. 80 Voir annexe I. 81 Frdric Chopin, cit dans CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 41. 82 Ibid., p. 68 et 72.
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source : Je ne suis pas propre donner des concerts, moi que le public intimide, qui me sens
asphyxi par ces haleines, paralys par ces regards curieux, muet devant ces visages trangers.
Mais vous, vous y tes destin, car quand vous ne gagnez pas le public, vous avez de quoi
lassommer83. Cette citation est extraite du Chopin de Liszt84.
Plus fondamentales pour notre recherche sont les citations issues des lettres de Chopin.
Elles occupent une place dautant plus importante que le quatrime chapitre dAspects de
Chopin sintitule luvre de Chopin vue travers sa correspondance . Cette
correspondance a visiblement, aux yeux de Cortot, le statut dargument dautorit ; elle
constitue une preuve en mme temps quune illustration des thses et des ides du pianiste,
mettant ainsi en vidence la valeur de son entreprise hermneutique.
Il semble que le pianiste soit assez rigoureux dans son travail de recherche et de
restitution. Il utilise pour cela ldition tablie par Opienski de 193385. On remarque, malgr
tout, quelques incohrences au niveau des dates, mais qui demeurent trs minoritaires. Par
exemple, la lettre crite Grzymaa en mai 1849 ( Je nai pas encore recommenc de jouer ;
je ne peux composer86 ) date en ralit du 18 juin 184987, celle du 2 dcembre 1838 adresse
Fontana ( Je nai pas encore de piano88 ) est du 3 dcembre89.
De la mme manire, la mention du destinataire est parfois errone. Ainsi, Chopin
adresse la lettre qui comporte la citation Mon piano nest pas encore arriv. Je rve
musique, mais je nen fais pas90 Pleyel91, et non Fontana.
Ces incohrences, ces erreurs de date ou de destinataire et ces imprcisions rendent la
tche de retrouver la citation dans ldition Opienski parfois difficile. Nous dressons une liste
complmentaire des citations ayant suscit ce problme.
- Je travaille un peu. Jefface beaucoup92 aurait pour origine une lettre de
novembre 1845 Auguste Franchomme. En ralit, la lettre est date du 9
octobre 1845. En outre, elle ne figure pas dans ldition Opienski. Il est donc
difficile de savoir par quel biais Cortot en a pris connaissance.
83 Ibid., p. 127. 84 Frdric Chopin, cit dans LISZT, Franz, Chopin, op. cit., p. 163. 85 CHOPIN, Frdric, Lettres, d. sous la direction dHenri Opienski, trad. fr. de Stphane Danysz, Paris : Socit franaise dditions littraires et techniques, 1933. 86 Frdric Chopin, cit dans CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 105. 87 CHOPIN, Frdric, Lettres, op. cit., p. 558. 88 Frdric Chopin, cit dans CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 91. 89 CHOPIN, Frdric, Lettres, op. cit., p. 272. 90 Frdric Chopin, cit dans CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 91. 91 CHOPIN, Frdric, Lettres, op. cit., p. 271. 92 Frdric Chopin, cit dans CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., 103.
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- Seuls les dners, soires, concerts et bals o je suis oblig de paratre me
soutiennent un peu. Car je suis si triste et je me sens si seul et si dlaiss ici. Je
dois naturellement mhabiller pour ces rceptions et paratre dans les salons
avec une contenance satisfaisante. Mais jai hte de me retrouver dans ma
chambre o je puis donner issue mes sentiments refouls, en me mettant
mon piano qui, maintenant, ne connat que trop bien lexpression de toutes mes
souffrances93. Il sagirait selon Cortot dune lettre crite Titus. Il ne
mentionne ni date, ni lieu. En ralit, il sagit dune lettre adresse Jan
Matuszyski, qui est formule trs diffremment dans ldition Opienski94.
- Je suis de plus en plus lafft des circonstances qui me permettent de ne
voir personne de toute une journe95. Cette lettre daterait des premiers mois
du sjour de Chopin Paris. On trouve dans Frdric Chopin. Sa vie et ses
uvres, 1810-1849 ddouard Ganche une citation similaire : Jaime bien le
commerce des hommes ; jentre facilement en relations : aussi ai-je de ces
relations par-dessus les oreilles : mais il ny a personne, personne qui puisse me
comprendre. Je me tourmente, je cherche la solitude, je voudrais que, durant
tout le jour, nul tre ne me vt ou ne madresst la parole96. Ganche la date de
mai 1832 et mentionne Titus comme destinataire. En ralit il sagit dune
lettre adresse Titus, date du 25 dcembre 1831. Cependant, la formulation
dOpienski est l encore sensiblement diffrente97.
ce jour, nous ne sommes pas parvenue dcouvrir lorigine de ces phrases ou de ces
expressions :
- Je dois travailler pour vivre et il me faut tirer des Mazurkas dun cur
ulcr98. Il sagirait dune lettre datant de 1848, crite en mme temps ou
aprs la Rvolution.
93 Ibid., p. 257. 94 Tous les dners, les concerts, les danses, dont jai par-dessus la tte, mennuient : tout est pour moi si affreusement triste et morne ici jaime assez cela, mais de faon si cruelle. Je ne peux rien faire comme je le souhaiterais ; il faut mhabiller, me friser, me chausser ; avoir lair dtre calme dans les salons, et me dchaner sur le piano, lorsque je reviens chez moi . CHOPIN, Frdric, Lettres, op. cit., p. 195. 95 Frdric Chopin, cit dans CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 266. 96 GANCHE, douard, Frdric Chopin. Sa vie et ses uvres, 1810-1849, Paris : Mercure de France, 1913, p. 103. 97 Cest pourquoi je me tourmente, lafft dune pause, durant laquelle il ne se trouverait personne pour me parler de toute une journe . CHOPIN, Frdric, Lettres, op. cit., p. 240. 98 Frdric Chopin, cit dans CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 104.
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- le plus beau moment de [ma] vie99 . Il sagirait dun extrait dune lettre
Titus, dans laquelle Chopin fait allusion la croix trace sur le manuscrit de la
valse op. 70 no 3. Or, cette phrase nexiste pas dans la lettre du 3 octobre 1829.
- Je suis prt tout faire au monde pour que lopinion publique ne puisse
contribuer me rendre malheureux100. Cette phrase serait extraite dune lettre
de Varsovie, durant la jeunesse de Chopin.
- Il ne [m]tait pas donn de pouvoir exister comme tout le monde101.
- Chopin voque les qualits de naturel et de posie qui parent ce beau livre
[Lucrezia Floriani]102 .
Ces erreurs ou ces confusions ne doivent cependant pas dissimuler le rel travail de
recherche effectu par Cortot. De plus, le plus important nous semble (encore une fois) tre
moins la vracit des rfrences que le statut quelles acquirent dans le corps du texte, ou
encore la manire dont Cortot les interprte. Or, le quatrime chapitre dAspects de Chopin
commence par laveu dun regret : On sexposerait une totale dception si, parcourant le
recueil des lettres dOpienski () on sattendait y rencontrer quelques vues ou
considrations susceptibles de nous clairer sur les aspirations esthtiques du compositeur ou
sur le caractre dont il souhaitait que lon revtt linterprtation de ses uvres103. Dans un
registre similaire, Cortot voque cette correspondance quon et souhaite plus profusment
confidente [des] sentiments ou [des] penses [de Chopin]104 .
Cortot manifeste de mme une certaine mfiance vis--vis du traducteur Stphane
Danysz, arguant de son incomptence musicale. Les lettres crites en polonais seraient selon
lui traduites non sans quelques regrettables contre-sens, particulirement lorsquil sagit de
questions musicales105 ; il arrive donc que le pianiste prfre retraduire lui-mme les lettres
dj traduites en allemand par Karasowski (cest le cas par exemple de la lettre adresse
Titus le 31 aot 1830106). Cortot ritre son accusation envers Danysz, seulement deux pages
plus loin, affirmant : je me vois dans lobligation dinterprter une traduction franaise
99 Ibid., p. 296. 100 Ibid., p. 309. 101 Ibid., p. 313. 102 Ibid., p. 316. 103 CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 67. 104 CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 278. 105 Ibid., p. 67. 106 La version quen donne Cortot est : Samedi dernier, jai essay nouveau le Trio, et je ne sais pas si cest parce que je lavais nglig depuis assez longtemps, jtais assez content de moi. Heureux homme, autant que prsomptueux, ne manqueras-tu pas de dire ! Ibid., p. 77.
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notoirement dfectueuse107 , et ce propos de la lettre du 22 septembre 1830 adresse
Titus. La version dOpienski est : Jai dj termin mon deuxime concerto, et je suis dans
le mme tat quau moment o jignorais tout du clavier. Cest par trop original et je finirai
par ne pas vouloir lapprendre108 , tandis que celle de Cortot est : Il sagit maintenant de
jouer mon deuxime Concerto et je me trouve devant lui dans le mme tat que lorsque
jignorais tout du clavier. Cest vraiment dune excution trs spciale et jai crainte de finir
par ne pas pouvoir lapprendre109 ! . On note la divergence entre les deux traductions, la
formulation de Cortot tant dun style plus soutenu que celle dOpienski. Dailleurs, tous les
passages qui semblent trop familiers au pianiste sont corrigs par ses soins. Ainsi, dans la
mme lettre, le passage : Il faut que je coure massurer dElsner, de Bielaski [sic], des
pupitres et des sourdines, que javais hier oublies mort ; sans eux lAdagio tomberait. De
toutes faons, il ne peut avoir grand succs autant que jen puisse juger. Le Rondo fait de
leffet, lAllegro est fort. affreux amour propre110 ! devient, dans Aspects de Chopin : Il
faut que je coure massurer des pupitres et des sourdines que javais hier oublis
totalement ; sans eux (sans elles plutt), car il ne peut ici sagir que des sourdines) lAdagio
tomberait. De toutes faons, il ne peut avoir grand succs, autant que jen puisse juger. Le
Rondo fait de leffet et lAllegro est fort. affreux amour propre111 !
Un autre exemple significatif est celui de la lettre envoye Franchomme dEdinburgh
(Calder-House), les 6 et 11 aot 1848, lettre dont Cortot supprime tous les passages
manifestant lesprit dautodrision de Chopin112. Nous barrons les passages en question.
Pas une ide musicale propre je suis hors de mon ornire je suis comme par exemple un ne au
bal masqu une chanterelle de violon sur une contrebasse tonn, ahuri, assoupi comme si jentendais
un trait de Bodiot (avant 24 fvrier) ou un coup darchet de Mr Cap (aprs les journes de juin) jespre
quils iront bien113.
Dune manire gnrale, tout lment qui laisse transparatre un dfaut de Chopin,
ou laveu de sa propre faiblesse, est rcrit de faon en gommer la dimension ngative.
Ainsi, dans la lettre du 15 mai 1830 Titus, Cortot crit : Cest peut-tre mauvais, mais
pourquoi avoir honte dcrire en dehors de la rgle ? Le rsultat seul peut faire connatre si
107 Ibid., p. 78. 108 CHOPIN, Frdric, Lettres, op. cit., p. 161. 109 Frdric Chopin, cit dans CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 78. 110 CHOPIN, Frdric, Lettres, op. cit., p. 162. 111 Frdric Chopin, cit dans CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 79. 112 Ibid., p. 104. 113 CHOPIN, Frdric, Lettres, op. cit., p. 508-509.
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lon a tort ou raison114 , tandis que la traduction de Danysz est : Cest peut-tre mauvais,
mais pourquoi avoir honte dcrire mal en dpit de la science quon a acquise, le rsultat seul
fera apparatre la faute115. Bien que la signification des phrases soit trs proche, Cortot
explicite les sous-entendus de la lettre de Chopin ( crire mal en dpit de la science acquise
signifie effectivement ne pas respecter les rgles quimplique cette science) en supprimant
toute ide de mal crire ; crire en dehors des rgles renvoie au contraire une forme de
subversion qui procde du gnie. Cortot transforme en quelque sorte le constat dune
dfaillance en une puissance de rvolution et dinvention. Or, Chopin exprime plusieurs
reprises, dans ses lettres, des craintes quant la qualit de sa musique. Cortot le mentionne,
mais dment systmatiquement de telles assertions, hormis peut-tre en ce qui concerne la
Tarentelle, quil juge tre dun style diffrent des uvres de plus grande envergure116. Il ne
commente donc pas la duret de ces paroles : Cela tennuiera bien, toutes ces salets
recopier, mais jai bon espoir de ne rien crire de si mauvais de longtemps117. En revanche,
dans le paragraphe suivant, Cortot sattache montrer combien le jugement de Chopin est
injustifi : Or, cette mauvaise musique , cette inspiration son gr rtive, ce sont celles-
l mme dont saniment les accents immortels de la Fantaisie, de la Troisime Ballade, de la
Polonaise en fa dise mineur, du sublime Nocturne en ut mineur et de la Polonaise-Fantaisie
dont les thmes sbauchent inconsciemment dans la pense de Chopin dans le courant de ce
mme t 1841118.
Ce qui est vrai pour la musique de Chopin lest aussi de limage de Chopin, que Cortot
rend plus flatteuse que ne le fait Chopin lui-mme. Ainsi, dans la lettre du 12 septembre 1829
Titus Woyciechowski, lopposition empreinte dhumour entre Chopin se dcrivant comme
tout ple et l aide tout rouge pour [lui] tourner les pages119 se voit transforme en une
description plus srieuse dun Chopin tout ple devant un merveilleux piano de chez Graff
[sic] (on note ici la rorganisation de la phrase de manire mettre en exergue Chopin et le
114 Frdric Chopin, cit dans CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 73. 115 CHOPIN, Frdric, Lettres, op. cit., p. 138. 116 Cortot explique, lors dun cours dinterprtation : Chopin, tort, sest dpris de cette composition. Elle ne parle pas lme, il est vrai, mais cest un morceau parfaitement russi, en un genre qui nest pas, videmment, la grande posie lyrique laquelle Chopin nous a accoutums . THIEFFRY, Jeanne, Les cours dInterprtation dAlfred Cortot. Luvre de Chopin , Le Monde musical, XL (30 novembre 1929), n 11, p. 356. Dans ldition de travail, la Tarentelle est qualifie de pur dlassement de virtuose (Alfred Cortot, dans CHOPIN, Frdric, Pices diverses. 1re srie, op. cit., p. 47). 117 Frdric Chopin, cit dans CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 96. 118 CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 96-97. 119 CHOPIN, Frdric, Lettres, op. cit., p. 110.
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piano plutt que la couleur respective du visage des protagonistes) et un tourneur de pages
rubicond120 . Le texte, dans la version dOpienki, se prsente donc sous la forme :
Cependant la vue du public viennois ne meffraya pas du tout, et comme il nest pas dusage que
lorchestre se tienne sur la scne, et quil reste sa place tout ple, accompagn dun aide tout rouge
pour me tourner les pages (il se vantait davoir tourn les pages Moscheles, Hummel, Herz, lorsquils
jourent Vienne) je minstallai auprs dun merveilleux instrument, le meilleur sans doute qui ft sorti
de chez Graff [sic]. Crois-moi, je jouai en dsespr121.
Cortot en revanche tronque la citation : la vue du public viennois ne [m]effraya pas
du tout. (). Car je minstallai tout ple devant un merveilleux piano de chez Graff [sic],
assist dun tourneur de pages rubicond et, crois-moi, je jouai tel un dsespr122. Il est
vident que Cortot cherche gommer tout signe dautodrision chez Chopin. Modifier la
structure dune phrase, user dun style de langage diffrent, nest-ce pas dj faire uvre de
construction imaginaire ? En dautres termes, la forme de rcriture laquelle procde Alfred
Cortot suffit prsenter au lecteur une figure diffrente, plus proche en un sens de celle du
mythe dun Chopin sublim, ennobli, aristocratique comme se plat le dire Cortot,
daccord en cela avec Liszt dans son Frdric Chopin : Cest un divin aristocrate ()123 ! .
En vrit, lopinion personnelle de Cortot sur la correspondance de Chopin est beaucoup
plus radicale que ce quil laisse entendre dans Aspects de Chopin. Bernard Gavoty note ainsi
dans ses carnets, le 29 aot 1944 : [Cortot] me dit quil vient de relire la correspondance de
Chopin avec une grande dception devant tant de purilit, un aussi mince souci de la porte
de son uvre , et le 9 novembre 1944 : Alfred parle de Chopin, de ses lettres qui sont
navrantes de pauvret intellectuelle, de futilit124. Ainsi, la dception avoue de Cortot
devant la pauvret des crits de Chopin sassortit dun jugement ngatif. En dfinitive,
pour un homme aussi littraire que Cortot, il est incomprhensible quun gnie musical ne
soit pas galement un crivain
120 Frdric Chopin, cit dans CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 135. 121 CHOPIN, Frdric, Lettres, op. cit., p. 110. 122 Frdric Chopin, cit dans CORTOT, Alfred, Aspects de Chopin, op. cit., p. 135. 123 LISZT, Franz, Chopin, op. cit., p. 56-57. 124 GAVOTY, Bernard, Notes sur Alfred Cortot, aot 1943 avril 1961, Mdiathque musicale Mahler.
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Il est probable galement que Cortot soit gn par labsence totale demphase de la part
de Chopin. Il arrive donc quil use dun langage plus fleuri , qui ressemble davantage son
propre style. Examinons la citation suivante, extraite de la lettre adresse Fontana, date
daot 1839 : Je suis en train dcrire une sonate en si bmol mineur o il y aura cette
marche funbre que tu connais. Il y a un Allegro, puis un Scherzo en mi bmol mineur, et un
petit Final pas bien long trois pages de mon criture dans lequel la main gauche babille (le
traducteur se contente de dire ici : joue) lunisson de la main droite aprs la marche125. La
remarque du pianiste sur la trop grande neutralit du verbe choisi par Danysz est
emblmatique dun processus de retraduction, qui vise dune part donner aux crits de
Chopin une touche plus clairement conforme aux attentes de Cortot, et dautre part embellir
lcriture juge trop directe et sans fioriture du compositeur. Par ailleurs, il existe une
vidente volont de donner au propos de Chopin un sens qui soit clairant pour le musicien
interprte ; en somme, la correspondance de Chopin est utilise et transforme de manire
prfigurer les commentaires de ldition de travail, dans laquelle Cortot fait dailleurs
nouveau allusion la lettre cite prcdemment. On comprend alors la raison de sa prfrence
pour le terme babiller , plus vocateur, et en ce sens, davantage en adquation avec les
vises didactiques de Cortot.
d) Cortot hermneute
Cortot ne se contente pas de transformer la traduction de Danysz. Il ajoute galement ses
propres commentaires, parfois insrs dans la citation elle-mme grce des tirets. Or, cest
surtout dans ce travail de glose que lon dcle le travail dexgse entrepris par Cortot.
Un certain nombre dajouts ont pour fonction de mettre en vidence un sens latent dans
les crits de Chopin. Tel est le cas, notamment, lorsque Cortot glose sur la lettre de Chopin
relatant laccueil quon lui rserve, lors du concert viennois du 11 aot 1829.
Je prvois galement ce reproche [u