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article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

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  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    1/43

    Marcel Bataillon

    Prgrinations espagnoles du Juif errantIn: Bulletin Hispanique. Tome 43, N2, 1941. pp. 81-122.

    Citer ce document / Cite this document :

    Bataillon Marcel. Prgrinations espagnoles du Juif errant. In: Bulletin Hispanique. Tome 43, N2, 1941. pp. 81-122.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_hispa_633http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_hispa_633
  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    2/43

    Vol.

    XUII Avril-Juin 1941 N

    2

    PEREGRINATIONS ESPAGNOLES

    DU

    JUIF ERRANT

    A M. Georges

    Cirot.

    I

    La lgende

    du

    Juif errant \

    sans

    avoir t

    jamais

    trs

    rpandue

    en Espagne,

    n'est pas

    absente du

    folklore espagnol. A

    Fernn

    Caballero,

    collectionneuse

    enthousiaste de

    toutes

    les traditions

    populaires de son pays d'adoption, appartient le mrite d'avoir

    reconnu

    les traits d'Ahasvrus

    dans un personnage

    que les Espa

    gnols

    appelaient

    Jean Espre

    en Dieu

    (Juan Espera

    en Dios).

    Voici

    comment elle prsente son

    histoire dans

    un de ses romans

    andalous2

    :

    Comme deux fillettes

    s'merveillent de

    voir exauce sur-le-

    champ

    une

    prire

    qu'elles viennent

    de dire

    devant une image du

    Crucifi, l'Aeule leur explique ce miraculeux

    pouvoir

    en

    disant

    que l'image reproduit

    le Crucifix de

    la Vera Cruz,

    dont Juan

    Espera

    en Dios

    a dit

    qu'il

    tait

    identique

    Notre-Seigneur .

    Qu'est-ce

    que

    cet Espre

    en Dieu,

    grand'mre?

    questionne

    Gracia.

    C'est

    le Juif errant, rpond

    l'Aeule.

    Et

    qu'est-ce

    que ce Juif? insiste Antonia?

    Ce Juif, rpond

    l'Aeule, est un

    cordonnier

    qui demeurait Jru-

    1. Sur les phases dcisives

    de sa

    constitution et de

    sa

    diffusion, le travail fondament

    l

    este celui de Gaston Paris (deux tudes de

    1880

    et de 1891 recueillies

    dans

    ses

    Lgendes

    du Moyen-Age, Paris, 1903,

    p.

    149-221).

    D'utiles

    complments se trouvent

    dans Alessandro

    d'Ancona,

    Saggi di

    letteratura

    popolare, Livorno,

    1913,

    p. 141-190.

    Sur les

    prcdents

    et sur l'utilisation littraire moderne de la lgende, il y a une claire

    mise au

    point

    dans l'article

    d'Alice

    M. Killen, L'volution de la

    lgende

    du

    Juif

    errant

    (Revue de Littrature compare, t. V, 1925, p. 5-36).

    2. Fernn Caballero, La

    estrella

    de Vandalia, Madrid, 1862, p. 61-63. Cette dition

    n'est

    pas

    la

    premire.

    La prface

    de

    J. F.

    Pacheco

    est

    de

    1857.

    Bull, hispanique.

    6

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    3/43

    82 BULLETIN

    HISPANIQUE

    salem dans la

    rue de l Amertume,

    et

    lorsque

    le Seigneur

    y passa

    por

    tant sa croix, il tait

    si

    mal

    en

    point,

    si

    puis,

    en

    arrivant

    la

    porte

    de

    la maison, qu'il voulut

    s'y

    reposer

    et

    dit

    au propritaire : Jean, je

    souffre

    beaucoup.

    Et

    Jean

    rpondit

    :

    Marche,

    marche

    Je

    souffre

    plus encore,

    moi

    qui travaille ici

    comme un galrien

    attach

    la

    rame.

    Alors, le Seigneur, se voyant

    si cruellement repouss, dit

    au

    cordon

    nier

    Eh bien marche toi-mme, marche... jusqu'

    la

    consommat

    ion

    es

    sicles.

    Sur-le-champ, cet homme

    sentit

    que ses

    pieds

    marchaient

    tout

    seuls

    et

    sans qu'il pt

    les

    en empcher,

    et

    ds lors il commena

    marcher,

    marcher... Et depuis lors

    il

    marche sans s'arrter

    jamais,

    et

    il mar

    chera

    jusqu' la consommation

    des sicles

    pour

    que

    s'accomplisse la

    maldiction

    de

    Dieu qu'il s'est

    attire

    Voyant

    cela,

    cet

    homme

    reconnut

    que

    c'tait un chtiment

    du ciel

    pour sa duret

    et

    pour

    cette

    parole

    cruelle :

    Marche,

    marche

    ,

    qu'il

    avait jete au visage

    du

    malheureux qui lui avait demand se

    reposer,

    et

    il

    se

    repentit de

    toute son

    me de

    ce qu'il

    avait

    fait,

    et il

    commena

    pleurer

    sa

    faute

    et

    se dsesprer.

    Il marcha ainsi

    jusqu'

    ce que, au

    bout

    d'une

    anne,

    un

    vendredi saint,

    trois heures

    de l'aprs-midi,

    il

    vt apparatre

    au

    plus

    lointain des horizons,

    parmi

    les lments

    et

    les

    cieux, un Calvaire avec trois croix. Au pied de

    la

    plus haute, qui tait

    celle

    du

    milieu, se trouvait une Dame aussi belle qu'afflige, aussi

    afflige

    que douce. Cette Dame tourna vers

    lui

    son visage sans cou

    leur

    et

    couvert

    de larmes,

    et elle

    lui

    dit

    :

    Jean,

    espre

    en

    Dieu

    Fernn Caballero

    raconte

    encore, par la bouche de l'Aeule,

    comment le mystrieux voyageur

    fut

    aperu le jour o

    l'on

    inau

    gurait la

    chapelle

    du

    Cristo

    de la

    Vera

    Cruz,

    et

    comment il

    pleura

    devant

    l'image

    vnre en s'criant

    :

    Comme

    il ressemble

    celui

    de la rue

    de

    l'Amertume

    Enjolive de cette

    anecdote1,

    la lgende de Juan Espera

    en Dios

    devient la preciosa

    leyenda

    del Cristo de la Vera

    Cruz

    , c'est--dire

    la tradition mme

    que

    la

    romancire

    a

    recueillie

    en

    Andalousie,

    et

    qu'elle s'excuse de

    situer

    Carmona, alors qu'elle appartient une autre localit (qu'elle

    ne

    prcise point). D'autre part, l'Aeule

    dpeint la tristesse

    qui

    s'empare de

    Juan quand

    il pense

    au destin du

    peuple

    d'Isral

    maudit et dispers, toujours impnitent

    et

    incrdule. Et

    ce

    trait-l pourrait bien tre ajout par notre crivain

    la

    tradition

    1. La tradition italienne

    du

    xv sicle en connat

    une

    toute

    semblable,

    qu'Alessan-

    dro

    d'Ancona (op. cit., p.

    169) reproduit

    d'aprs la

    chronique de

    Sigismond

    Tizio.

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    4/43

    PRGRINATIONS ESPAGNOLES

    DU JUIF ERRANT 83

    andalouse pour

    dgager la signification que

    la

    lgende d'Ahasvr

    us

    prise

    dans

    le folklore universel moderne.

    En

    tout

    cas,

    Fernn Caballero

    affirme

    qu'elle

    emprunte

    textuellement

    au

    rcit

    populaire

    l'pisode

    final

    dans lequel

    Juan

    Espera en Dios

    est en quelque sorte baptis par l'intervention consolatrice

    de la

    Dolorosa, et

    elle

    s'merveille devant

    cette

    version populaire

    catholique

    du

    Juif

    errant .

    A vrai dire, cette variante semble tre

    une

    trouvaille

    moderne

    du catholicisme espagnol. Elle n'est pas seulement ignore hors

    d'Espagne ; on ne la retrouve

    chez

    aucun

    des

    auteurs

    pninsul

    aires

    ui

    ont, avant Fernn Caballero, parl

    de

    Juan Espera en

    Dios.

    L'Espagne

    abonde

    en

    historiettes

    imagines

    pour

    expliquer

    des expressions proverbiales qui leur

    servent de mots de

    la fin.

    On dirait qu'il s'agit

    ici

    d'un pieux chascarrillo destin expli

    quer comment l'insulteur

    de

    Dieu porte un surnom si trange.

    Mais il

    vaut

    la

    peine de

    remonter dans le pass de

    la

    pninsule

    ibrique la recherche

    de

    ce personnage. Peut-tre arriverons-

    nous

    discerner mieux qu'on

    ne

    l a fait jusqu'ici

    les

    tats success

    ifse

    la

    lgende du Juif errant.

    Et

    peut-tre, en fin de compte,

    aurons-nous

    fait

    un peu plus

    de

    lumire

    sur

    le devenir

    d'un

    per

    sonnage

    mythique

    dont

    la

    naissance

    est

    encore

    mal

    connue.

    II

    La

    seule

    uvre

    littraire espagnole

    dont il soit le hros est

    une

    mdiocre

    comedia d'Antonio de

    Huerta1. Intitule

    Las cinco

    1.

    Publie

    Madrid en

    1669 dans

    la Parte

    treinta y dos

    de Comedias nuevas,

    nunca

    impressas,

    escogidas de los

    mejores

    ingenios de

    Espaa. Les passages que nous

    citons

    sont aux p. 172

    et

    178.

    Le

    rapport

    de cette

    pice

    avec

    la

    lgende

    du

    Juif

    errant

    a

    t

    signal pour la

    premire

    fois

    par

    Friedr.

    Wilh.

    Val.

    Schmidt,

    Die

    Schauspiele

    Cal

    derones

    Elberfeld, 1857,

    p. 152

    n.,

    propos

    d'une allusion Juan de

    Espera

    en Dios,

    contenue

    dans Agradecer y no

    amar (

    hecho un Juan de

    Espera

    Amor . Cf.

    B.

    A. E.,

    t. IX, Comedias

    de

    Caldern, t.

    II, p. 613 a). Ferdinand Wolf

    y est revenu avec

    plus

    de prcision dans

    ses

    Beitrge

    zur spaniscken

    Volkspoesie

    aus

    den

    Werkcn Fernn

    Caballeros, Wien, 1859

    [extr.

    des Sitzungsberichte de l'Acadmie de

    Vienne],

    p. 59

    [187],

    Nous

    ignorons s'il y

    a un

    cart important entre la

    date de composition et

    la

    date

    de

    publication

    de

    la pice

    de

    Huerta.

    C.

    A.

    de

    la Barrera,

    dans

    son

    Catlogo

    bibliogrfico y biogrfico del

    Teatro antiguo

    espaol, Madrid, 1860, groupe,

    au

    nom

    d'Antonio de Huerta ou

    Antonio Sigler

    de Huerta, de rares donnes, dont

    il n'est

    pas sr

    qu'elles concernent

    toutes

    le mme

    dramaturge. Il

    n'est

    pas vident que l au

    teur

    des Cinco blancas soit

    le mme

    Huerta qu'a lou

    Juan

    Prez

    de Montalbn. Les

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    5/43

    84

    BULLETIN

    HISPANIQUE

    blancas de

    Juan

    de

    Espera en Dios,

    elle

    se donne

    comm'e inspire

    par une

    tradicin

    vulgar;

    mais celle-ci ne fournit

    que les

    pript

    ies

    u

    dernier

    acte. Pendant les

    deux premires

    ornadas,

    Juan

    est

    un

    amoureux

    banal

    (d'ailleurs

    nullement

    Juif)

    qui

    sduit

    en

    Libye la fille

    de l'empereur Tibre,

    et

    auquel

    la jalousie fait

    perdre la raison.

    Quand

    nous le retrouvons la fin de la pice, il

    est devenu cordonnier

    Jrusalem.

    En compagnie de son ins

    parable Esprrago, gracioso

    de

    la

    comdie, il

    a assist au pas

    sage du

    Christ montant

    vers

    le

    Calvaire. Extrayons d'un dialogue

    entre

    Juan

    et Esprrago le

    rcit de

    son

    outrage

    Dieu

    :

    Esprrago. Llor quando

    vi

    passar

    por nuestra

    tienda esse hombre

    que

    a

    crucificar

    llevaban

    Juan. ... Yo

    no,

    que si por sus culpas con

    que

    usurpar a

    los

    Dioses

    quiso blasfemo

    ... va

    a

    padecer, que padezca

    Mal a

    un

    tiempo se

    componen

    hombre y Dios ; que lo inmortal

    lo

    passible desconoce.

    Por esso

    quando

    passava, dixe, conociendo sus

    errores :

    Vaya,

    y pague su

    delito,

    pues que otros que son

    mejores

    sin

    culpa estn

    padeciendo. Y una voz se

    escuch

    entonces

    que

    no

    pudo

    conocerse,

    por ser

    de

    muchos

    las

    vozes

    El

    ir,

    y

    tu

    quedars, dixo. Y en nada ofendime

    el vaticinio o la burla, pues

    fue

    dezir que a el Monte

    Calvario a morir suba ; y

    yo

    porque con

    mayores

    causas

    puedo blasonar

    de inmortal,

    entre

    los

    hombres

    para siempre quedara

    Mais

    ce n'est pas tout : Juan devient invisible.

    Il sent que

    s'opre en lui

    un changement surnaturel.

    Et voici comment

    il

    exprime le sort qui lui est rserv :

    Juan

    soy,

    aquel

    que

    maldito

    de Dios y en

    su

    nombre de El

    que

    me dio el

    ser,

    siendo nada, agora le

    quito

    el ser.

    Por diversos

    juicios suyos que

    nadie

    ha de

    comprender,

    desde

    que la

    injusta

    muerte

    del Nazareno

    aclam,

    vago,

    prfugo, invisible, y visible

    alguna

    vez,

    ando por el mundo en tanto que en

    mi se cumpla

    la ley

    justa de Dios,

    que

    permite que aquellos me

    puedan

    ver

    que estn vendiendo el

    sustento

    porque sustento me

    den.

    Cinco inferiores monedas cuyos nombres han de ser

    los que

    en aquellas

    Provincias que

    yo

    me

    hallare les den

    son mi socorro invisible, que, aunque el cmo

    no

    s,

    quelques

    pices

    d'Antonio de Huerta signales par La Barrera sont toutes connues

    dans

    des ditions

    de

    la seconde

    moiti

    du

    xvue

    sicle (1652

    1669).

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    6/43

    PRGRINATIONS

    ESPAGNOLES

    DU JUIF ERRANT

    85

    las

    hallo

    en mi faltriquera...

    ... Sali

    de

    Jerusaln

    avr seis

    meses

    y

    he

    andado dos mil leguas en

    los

    seis.

    ...

    Pues

    invisible

    hasta

    entonces

    por

    el

    ayre

    a

    ver

    ir

    todo el concurso

    del mundo sin que a m

    me

    puedan

    ver.

    Les donnes que

    nous apportent

    ces

    vers

    ne

    sont pas ngli

    geables.

    Huerta

    fait un sort deux

    particularits fantastiques

    bien

    dignes de

    frapper

    l'imagination.

    D'abord

    l'ternel voyag

    eur, pour assurer sa subsistance, trouve toujours dans sa

    poche

    cinq blancs, cinq pices

    de

    la plus menue monnaie du

    pays

    par

    o

    il

    passe.

    D'autre part,

    il

    a

    la

    proprit

    de

    voyager par

    les

    airs

    en demeurant

    invisible,

    sauf

    quand

    il

    lui convient d'tre vu,

    en

    particulier pour acheter

    sa

    nourriture.

    Le premier trait a t

    jug

    par Huerta assez populaire

    pour

    figurer au titre de

    sa pice.

    On s'tonne

    qu'il ait

    t

    oubli

    des

    Andalous

    chez

    qui Fernn Caballero

    a retrouv le souvenir de

    Juan de Espera

    en Dios. D'autant

    plus

    que

    les cinq sous du

    Juif errant,

    apparemment

    ignors hors d'Espagne jusqu au

    xixe

    sicle,

    sont

    alors

    devenus clbres grce

    Isaac

    Laquedem,

    dernire incarnation populaire

    de

    notre

    hros.

    Si

    la

    complainte

    de

    Laquedem

    est,

    comme

    il

    semble, un

    produit

    des

    Pays-Bas,

    l'auteur

    a pu recueillir dans son

    pays

    quelque souvenir du Juan

    de Espera

    en Dios

    des

    Espagnols.

    Quant au

    privilge

    que

    Juan

    a de se dplacer en disparaissant

    comme par

    enchantement,

    c'est

    un

    trait moins caractristique

    de

    notre lgende. On

    pourrait

    tre

    tent

    d'y

    voir

    une

    invention du

    dramaturge

    en

    qute d'lments

    merveilleux s'il n'tait attest

    d'autre part comme populaire

    en

    Espagne, et par un tmoignage

    de

    valeur exceptionnelle. Nous voulons parler du Vocabulario

    de

    refranes

    1

    de Matre

    Gonzalo

    Correas.

    Ce

    curieux

    homme,

    rforma

    teure

    l'orthographe et professeur

    de grec

    Salamanque, a

    con

    sacr la fin

    de

    sa vie compiler un rpertoire

    des

    proverbes

    cas

    tillans

    qui

    est un

    des monuments

    du folklore espagnol. A sa

    1. Nous

    citons

    d'aprs la lre dition (Madrid, 1906), p.

    273

    et 572. La

    rimpression

    de 1924,

    qui

    suit l'ordre

    alphabtique normal,

    est

    plus recommandable.

    Pour la bio

    graphie de Correas,

    voir

    E. Esperaba,

    Historia de la Universidad de Salamanca, t. II,

    Salamanca,

    1917,

    p. 474 ; sur ses

    uvres, l'tude

    du Conde de la

    Vinaza, dans Homen

    aje Menndez y Pelayo, t.

    I,

    Madrid,

    1899,

    p. 601-614

    (cf.,

    du mme auteur, la

    Biblioteca histrica

    de

    la filologa castellana,

    Madrid,

    1893,

    nos

    134

    et 156).

  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    7/43

    86

    BULLETIN HISPANIQUE

    mort (1631),

    il lgua au Collge Trilingue

    de

    son

    Universit

    le

    manuscrit de cette compilation,

    qui

    devait tre imprime seul

    ement

    au xxe

    sicle par les soins de

    Y

    Academia de

    la Lengua. Or,

    nous

    y

    rencontrons

    deux

    reprises notre

    Jean

    Espre

    en

    Dieu.

    On lit d'abord, propos du non moins proverbial Jean des

    Temps :

    Juan de los Tiempos. Se dit

    de ceux

    qui vivent longtemps. Jean des

    Temps

    fut un

    soldat

    de

    la garde

    de

    l'empereur

    Charlemagne qui vcut

    trois cents ans. D'o semble avoir

    pris naissance

    en Espagne

    le

    conte

    de Juan.de Espera

    en

    Dios,

    dont

    nous parlons

    plus

    loin

    dans

    les

    ex

    pr ssions

    proverbiales.

    Et,

    en

    effet,

    dans

    la

    section

    intitule

    Frmulas

    y

    frases

    en

    par

    ticular,

    nous

    trouvons :

    Juan de Espera

    en Dios.

    Le vulgaire a une

    historiette

    au sujet d'un

    certain Juan

    de

    Espera en Dios. Et

    les enfants

    racontent

    que

    c'tait

    un

    cordonnier qui, entendant

    le bruit quand on

    menait crucifier

    Notre-Seigneur, sortit sur sa porte avec sa

    forme et son buis

    la main,

    et

    dit :

    Tu

    iras l-bas ,

    en

    frappant un coup,

    et

    que Notre-Seigneur

    rpondit :

    Moi, j'irai,

    et

    toi tu resteras tout

    jamais , et

    que, par

    suite,

    il

    est demeur immortel,

    et

    se rajeunit

    et

    apparat soudain

    parmi les gens

    et

    disparat comme invisible quand

    il

    veut,

    et

    que

    Dieu

    lui

    a

    donn la grce

    de

    trouver toujours

    cinq

    blancs

    chaque

    fois qu'il

    fouillerait

    dans

    sa

    bourse.

    Si

    nous comparons

    le conte

    enfantin1

    rapport par Correas

    et

    la tradicin

    vulgar

    2 mise

    en

    uvre par

    Huerta, nous

    constatons

    que

    les traits

    typiques

    concident

    exactement. Nulle

    part il n'est

    question

    d'une

    invitation

    esprer

    en

    Dieu

    qui aurait

    t miracu

    leusement

    entendue par l'offenseur

    du

    Christ.

    En

    revanche,

    le

    moment culminant est

    identique dans les deux rcits. C'est

    celui

    o

    l'offenseur est

    puni

    par

    une sentence divine

    qui

    relve son

    outrage. Dans

    la

    lgende recueillie par Fernn Caballero, la

    parole de

    Juan est simplement reprise contre

    lui

    :

    Anda,

    anda

    a-t-il dit

    au

    Christ. Et

    celui-ci lui rpond

    :

    Anda t, anda hasta

    la

    consumacin de

    los siglos Celui

    qui

    a dit au Christ de marc

    her,

    sans lui

    permettre de

    se reposer, deviendra

    le

    marcheur

    1. Op. cit., p. 572 : t y

    dicen

    los muchachos .

    2. Op. cit., p. 179 :

    y aqu d las

    cinco

    blancas | la

    tradicin

    vulgar

    da

    fin .

  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    8/43

    PRGRINATIONS

    ESPAGNOLES DU JUIF

    ERRANT

    87

    temel. Mais

    nos

    versions du

    xvne

    sicle ne

    prsentent

    pas ainsi

    la

    riposte et le

    chtiment. Juan

    a dit

    Vaya

    ou All irs .

    Et

    le

    Christ

    rpond

    :

    Yo

    ir

    y

    tu

    quedars

    1

    Juan

    est

    celui

    qui

    reste

    ici-bas,

    qui

    est condamn une

    immortalit

    misrable.

    Immortalit vagabonde sans doute. Mais l'accent est mis sur

    la

    permanence. Et ceci concorde avec l'histoire

    de

    Cartaphilus

    recueillie ds le xme sicle

    par Matthieu Paris, et qui, imprime

    au xvie, a t une

    des

    sources

    de la

    lgende

    allemande

    d'Ahasvr

    us Cartaphilus le frappa du

    poing

    dans le dos avec mpris, et

    il

    lui

    dit

    en

    ricanant :

    Va donc, Jsus, va plus

    vite;

    pourquoi es-tu

    si

    lent? Et

    Jsus, le regardant

    d'un front

    et

    d'un il

    svre, lui

    dit

    :

    Je

    vais,

    et

    toi

    tu

    attendras

    que

    je

    vienne.

    C'est

    comme

    s'il

    avait

    dit,

    dans les termes

    de l'vangliste : Le Fils de l'Homme

    s'en

    va, comme

    il

    est crit

    ; mais, toi,

    tu attendras

    son

    second

    avne

    ment.

    Donc, d'aprs

    la parole du Christ, ce Cartaphilus attend 1...

    Est-il surprenant que

    Juan, demeur

    immortel, soit

    aussi celui

    qui

    attend

    le second avnement du Christ,

    converti malgr

    lui en

    tmoin

    de

    sa

    divinit, et,

    par

    un

    jeu

    de mots

    bien

    naturel

    sur

    le

    double sens ft esperar,

    celui

    qui espre dans son

    retour

    glorieux,

    avec lequel

    son chtiment prendra fin?

    Ainsi

    donc

    le

    xvne

    sicle

    espagnol

    nous

    prsente un

    tat

    de

    la

    lgende

    assez bien fix pour que ses traits caractristiques se

    retrouvent

    chez deux

    tmoins

    aussi diffrents

    que Correas et

    Huerta. Ces traits

    suffisent

    pour assurer

    Juan de

    Espera en

    Dios une indpendance

    marque

    par rapport l'Ahasvrus du

    livret alors populaire

    en Allemagne

    et

    en

    France,

    bien qu'il

    s'agisse,

    dans

    les deux versions, d'un cordonnier de Jrusalem

    2.

    1. Nous

    citons

    d'aprs G. Paris, op. cit., p.

    155

    (cf. p.

    168

    sq. pour le

    rapport

    d'Ahasvrus

    avec

    Cartaphilus).

    2.

    Ibid.,

    p.

    162

    sq. Ahasvrus n'a ni les cinq pices ni

    le

    pouvoir de

    se

    rendre

    invi

    sible. Il

    y a,

    dans cette version protestante de la lgende, comme un

    parti

    pris de

    rduire l'lment

    merveilleux

    l'immortalit du tmoin de.la Passion. En revanche,

    les

    proprits merveilleuses de

    Juan

    de Espera en

    Dios

    ont un rapport

    frappant

    avec

    celles du

    Giovanni Buttadio connu

    des

    Italiens

    du

    xv sicle.

    D'aprs la

    relation

    florentine dcouverte

    par

    Morpurgo

    (cf.

    injra, p. 98),

    il

    va et

    ne peut

    rester que

    trois

    jours

    dans une province,

    et

    il marche

    vite,

    visible

    ou

    invisible,

    et

    il

    a

    dpenser

    son plaisir bien

    qu'il

    aille dgarni, sans bourse

    et

    sans sac; il porte

    seulement

    la

    tunique avec un chaperon, il est

    ceint d'une

    corde

    et

    nu-pieds le

    plus

    souvent ; il

    arrive

    aux

    auberges et

    mange

    et

    boit du bon,

    puis

    il

    ouvre la

    main

    et laisse tomber

    ce

    que l'hte

    doit

    recevoir, et tu

    ne

    vois

    jamais d'o

    lui vient

    l'argent,

    et

    jamais il

    ne

  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    9/43

    88

    BULLETIN

    HISPANIQUE

    Comment se fait-il

    que

    Fernn Caballero, deux

    sicles

    plus tard,

    n'en retrouve

    pas d'autre

    cho qu'une tradition locale andalouse

    laquelle

    l'histoire

    de

    Juan

    de

    Espera en Dios est incorpore,

    reconnaissable

    encore,

    mais

    dpouille

    dj

    de

    particularits

    sai

    sissantes et enrichie d'un

    pilogue

    difiant?

    La lgende tait-elle donc

    mal enracine en

    Espagne?

    On

    serait

    tent de le

    supposer divers indices. D'abord Quevedo, qui

    n'ignorait pas

    Juan de

    Esperaren Dios et

    ses

    cinco

    blancas1, l a

    oubli dans la Visita

    de los Chistes, o il

    passe en

    revue de nomb

    reuses figures proverbiales de son pays. Et

    surtout,

    on cherche

    en vain ressaisir ce personnage

    dans

    la

    littrature plus rcente.

    Il

    n'apparat

    pas, que l'on

    sache,

    dans les

    romances vulgares2, ni,

    plus gnralement,

    dans

    les

    pliegos

    de

    cordel3

    dont

    se

    repaissait

    lui en reste

    (G. Paris,

    op. cit., p. 215).

    G.

    Paris

    remarque :

    Ce

    don

    merveilleux est

    plus

    commode

    que

    les fameux cinq sous

    de

    notre Laquedem ou

    les

    cinco plaquetas du

    Juan

    de

    Espera en

    Dios

    espagnol.

    Nous

    n'avons rencontr

    ce mot

    de

    plaquetas

    dans

    aucun

    des textes

    espagnols parlant

    de Juan

    de

    Espera en

    Dios.

    1. Il fait

    allusion ce personnage

    dans deux

    de ses romances

    (Obras

    completas de

    Quevedo, d. L. Astrana

    Marin

    : Obras en Verso, Madrid, 1932, p. 313 b) :

    que por

    faltarme las blancas, |

    no

    soy Juan de Espera en

    Dios

    ; et

    (p.

    359 b) : hecho siempre

    Juan de

    Espera,

    |

    no

    en Dios, sino en corchapfn

    .

    2.

    Nous n'avons

    pas trouv

    dans Duran

    (Romancero General)

    de

    romance

    qui

    lui

    soit consacr.

    3.

    A

    cet gard,

    il

    vaut

    la

    peine de

    rapporter

    les observations de Champ

    fleury,

    Histoire de V imagerie populaire, Paris, 1886, p.

    48

    :

    A la

    place de cette

    gravure

    flamande, j'aurais prfr donner

    les

    images

    espagnoles

    qui, suivant David Hoffmann,

    montrent

    le Juif errant en butte au mpris

    et

    la haine.

    Partout, dans ce pays, dit

    le commentateur, les images, les gravures

    nous

    le reprsentent

    portant

    comme stig-

    mate, au milieu du

    front,

    une

    croix

    lumineuse

    qui

    lui

    ronge

    constamment le crne

    et dvore

    ternellement son

    cerveau.

    Images

    qu'il et t intressant de

    se

    pro

    curer le sombre gnie espagnol

    ayant

    d diriger contre

    le

    Juif, dont

    l'Inquisition

    ne

    put jamais s'emparer, des crayons ardents et

    noirs.

    A ce propos,

    j'ai feuillet

    de

    volumineuses

    collections de pliegos,

    qui

    sont

    les

    imageries

    espagnoles

    correspondant

    nos

    produits d'pinal et je

    n'ai

    trouv que

    le

    Juif errant d'Eugne Sue, interprt

    par

    les imagiers de 1845.

    II

    faut,

    d'ailleurs, se

    dfier des

    assertions de

    ce David

    Hoffmann,

    qui,

    sous

    le

    titre

    de

    Chroniques

    de

    Cartophilus,

    publiait

    Londres,

    en

    1853,

    trois gros volumes formant la premire partie

    d'une

    pope du Juif errant, laquelle

    pope

    avait encore besoin de six autres

    volumes

    pour tre mene bonne fin. Remp

    lir euf volumes de matriaux vridiques, c'est beaucoup

    ;

    les premiers volumes de

    cette conception symbolico-romanesque

    m'ont suffi. II

    est

    trange,

    aprs cela,

    que

    Alice M.

    Killen (L'volution

    de

    la

    lgende

    du

    Juif errant, art. cit., p. 29)

    dcrive

    une

    image espagnole

    d'aprs Champfleury et en laissant croire que cet auteur en publie

    une reproduction.

    Le

    rsultat ngatif des

    recherches

    de Champfleury donne

    croire

    plutt que les images espagnoles dont parle D.

    Hoffmann

    n'ont

    exist que dans l'ima

    gination de celui-ci. En

    fait

    de versions

    populaires

    espagnoles,

    G.

    Paris,

    op. cit.,

    p. 150, mentionne, d'aprs

    Oettinger

    (Bibliographie

    biographique),

    le livre espagnol

    de Ducos, Historia

    del

    Judio errante ,

    lequel,

    dit-il,

    n'est

    sans doute qu'une traduc

    tion

    u

    livret

    populaire

    franais

    .

    Nous

    n'avons

    pu

    trouver

    Paris

    ce

    livre

    de

    Ducos.

  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    10/43

    PRGRINATIONS

    ESPAGNOLES

    DU JUIF ERRANT

    89

    le

    peuple

    espagnol des derniers sicles.

    Et,

    lorsque Feijo,

    en

    1745,

    consacre

    la

    lgende

    du Juif

    errant

    une

    de ses Cartas

    eruditas

    (t.

    II,

    c.

    25),

    il

    semble

    en ignorer tout

    fait

    la

    version

    spcifiqu

    ement

    spagnole.

    Il

    prend pour base l'histoire de

    Cartaphilus

    rap

    porte par Matthieu Paris ;

    pas

    une seule fois

    il

    ne mentionne

    Juan

    de

    Espera

    en Dios.

    Sans

    doute le

    savoir

    de

    Feijo

    tait-il

    surtout livresque. Pourtant on a peine croire qu'il et pass

    sous

    silence l'historiette espagnole recueillie par Correas si elle

    avait

    t monnaie

    courante

    dans l'Espagne

    de son temps.

    III

    Mais n'est-il pas

    possible de ressaisir

    cette historiette, ou du

    moins

    des

    allusions

    son hros, dans la

    tradition

    crite

    ant

    rieure

    au

    xviie sicle? Il

    y

    a

    longtemps

    que

    Mme

    Carolina

    Michae-

    lis de

    Vasconcellos

    * a

    relev

    quelques mentions de Juan de

    Espera

    en

    Dios dans la littrature hispano-portugaise du xvie. Elles sont

    terriblement dcevantes. Les quelques

    prcisions

    qu'elles

    reclent

    ne

    permettraient gure

    d'identifer

    Juan de Espera

    en Dios

    avec

    le

    Juif

    errant

    si nous n'avions

    par ailleurs

    les

    textes de Correas,

    de

    Huerta

    et

    de

    Fernn

    Caballero.

    Un

    personnage

    de

    La

    Lozana

    Andaluza

    2 dit

    :

    Si

    y

    o supiesse o viesse

    estas tres

    cosas que arriba

    he

    dicho,

    sabra

    ms

    que

    Juan

    Desperaendios.

    Juan est donc

    proverbial pour son savoir extraordinaire. Ce signalement un

    peu

    court concorde

    avec

    celui

    qu'on

    peut tirer

    de la

    Comedia

    Eujrosina

    de Jorge Ferreira de

    Vasconcellos3.

    L aussi,

    nous

    trouvons l'expression proverbiale :

    sabe mais

    que

    Joo de

    Espera

    em Deus . En

    un

    autre

    endroit,

    l'auteur

    de

    la Eujrosina

    attribue ce mme personnage la paternit

    d'un

    assez banal

    dicton.

    Joo

    de

    Espera

    em

    Deos

    est

    d'ailleurs

    charg,

    dans

    cette

    comdie, de

    dbiter

    le

    prologue

    de

    VAutor, ou directeur du

    thtre.

    1.

    O

    Judeu errante

    em Portugal,

    dans

    la

    Revista

    Lusitana, t.

    I, Porto,

    1887-1889,

    p. 34-44.

    2.

    Francisco Delicado,

    La

    lozana

    Andaluza, Paris, s. d.

    (Biblioteca

    econmica

    de

    clsicos castellanos), p.

    228

    (Mamotreto

    LXII).

    La lre dition

    est

    de 1528.

    3. Voir les

    textes

    cits par Mme Michaelis, art. cit., p. 41 sq. L'tude de Menndez

    y Pelayo, au

    t.

    III

    des Orgenes

    de la

    Novela (p. ccxxviu-ccxliii), et

    l'dition

    acad

    mique de

    la

    Comedia Eupkrosina, par

    Aubrey

    Bell (Lisboa,

    1913),

    n'apportent

    rien

    de nouveau cet gard.

  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    11/43

    90 BULLETIN

    HISPANIQUE

    C'est un texte trs obscur \ mais

    notre

    hros lgendaire y

    appar

    at ssez

    clairement

    comme un

    tre

    fort vieux,

    trs disert,

    ayant

    l'exprience

    des

    terres

    lointaines,

    et

    un

    savoir qui embrasse le

    pass

    et

    l'avenir.

    Porte-t-il,

    dans

    ce

    rle de Prologus,

    le

    costume

    du plerin? Peut-tre. A-t-il

    au

    ct la bourse aux

    cinco blancas?

    Peut-tre encore.

    Les

    suppositions

    de

    Mme Michaelis

    cet

    gard

    ne sont pas sans vraisemblance. Mais aucun texte

    de

    la Comedia

    Eufrosina ne les autorise.

    La

    longvit

    de

    Joo

    de Espera

    em

    Deus

    est, avec son omniscience, un

    des traits les

    mieux attests

    par

    les allusions

    du xvie

    sicle.

    Un

    mari, dans Y

    Auto dos doits

    Irmaos d'Antonio

    Prestes

    2, se plaint

    de

    la longvit

    de

    sa femme

    en

    disant

    :

    In eterno

    no viver :

    hei medo

    que d'ella

    nasa

    Joo d'Espera em Deos.

    Deux

    textes,

    enfin,

    parlant des

    prgrinations de

    Joo, le rap

    prochent davantage

    du Juif

    lgendaire.

    L'un, assez tardif, vrai

    dire, puisqu'il

    est

    de

    Rodrigues

    Lobo

    {Corte na

    Aldea,

    1619),

    reproduit

    l'expression

    proverbiale : correndo tantos lares e

    estalagens como

    Joo de

    Espera em Deus

    .

    L'autre,

    beaucoup

    plus prcieux,

    est

    de

    Sa

    de

    Miranda

    dans

    sa

    Comedia

    dos

    Vilhal-

    pandos (1560).

    Le domestique Antonioto

    y

    questionne la

    bigote

    Fausta sur les rapports qu'une

    de ses

    pieuses amies a pu avoir

    avec notre

    Joo, et

    voici la

    rponse :

    Elle

    l a vu

    et

    lui a parl

    ;

    en

    Grce,

    si je

    ne me

    trompe,

    et il

    ne

    riait

    jamais

    ( E Joao

    d Es

    pera em

    Deus?

    Vio

    e

    fallou-lhe ; parece-me

    que

    em Grecia, e

    nunca mais ria ).

    Cette

    allusion

    est suggestive, parce qu'elle

    nous conduit sur

    le chemin

    de

    Terre-Sainte, et que,

    d'autre part,

    elle prte Jean Espre

    en Dieu la

    mme triste

    figure que

    montre

    ailleurs l'insulteur du Christ condamn l'immortalit

    3.

    Mais s'agit-il bien du mme personnage? Il est assez curieux

    qu'aucune

    de ces mentions

    anciennes

    du

    proverbial

    Juan de

    1. Qui ne figure pas dans la traduction espagnole de la Eufrosina (Madrid, 1631),

    rimprime au t.

    III

    des

    Orgenes de la Novela.

    2. C. Michaelis, art. cit., p.

    40.

    L'autre

    texte

    du mme auteur, tir de l'Auto do

    Mouro Encantado, est

    plus difficile interprter

    :

    Crereis

    que

    o arco

    da

    Velha

    que

    Jo

    d'espera em

    Deos.

    Tout

    au

    plus

    entrevoit-on

    que

    Joo d'Espera

    em

    Deos y est

    associ

    la Velha

    do

    arco, autre

    figure

    mythique.

    3. Sur

    ce

    point, voir G.

    Paris,

    op.

    cit.,

    p.

    169

    et

    208.

  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    12/43

    PRGRINATIONS

    ESPAGNOLES DU JUIF ERRANT

    91

    Espera

    en Dios

    ne permette

    de

    le

    surprendre dans

    son

    rle d'in-

    sulteur

    du Christ. Pour autant qu'on peut btir une hypothse

    sur un petit nombre

    de

    textes,

    ne

    sommes-nous

    pas

    induits

    sup

    poser qu'un

    mythe

    avec lequel Espagnols et Portugais taient

    familiers de

    longue

    date, un personnage de

    plerin

    immortel et

    omniscient, trouva,

    au xvne

    sicle, un

    regain

    de vie

    dans

    son

    identification

    avec

    une autre figure mythique d'importation,

    celle

    du cordonnier

    qui insulta

    le

    Christ sur

    le chemin du Cal

    vaire et qui fut

    condamn attendre,

    en

    errant par le monde, le

    jour du

    Jugement dernier?

    Dj

    nous avons

    vu Correas essayer d'expliquer Juan de

    Espera

    en

    Dios

    en

    faisant de

    lui

    une

    variante

    espagnole

    de

    Jean

    des

    Temps,

    le

    garde du corps

    de

    Charlemagne qui vcut trois

    cents ans. Et, bien qu'il

    rapporte

    aussi l'histoire du

    cordonnier

    de Jrusalem

    telle que les enfants la racontent,

    il

    est assez

    clair

    par

    l

    qu'il considre

    la

    longvit miraculeuse comme le

    trait

    dis-

    tinctif

    du personnage, comme

    un

    des mieux attests par la par-

    miologie.

    Au

    reste, cette

    identification avec Jean

    des

    Temps

    devait

    tre alors banale parmi les Espagnols

    amateurs

    de fol

    klore. Et c'est ici

    qu'il

    nous faut considrer des textes

    d'auteurs

    contemporains

    de Correas,

    o

    Juan

    de

    Espera

    en

    Dios

    est

    ment

    ionn avec certains

    de

    ses traits distinctifs, mais sans

    que

    le

    signalement soit jamais assez complet pour

    permettre

    de recon

    natre

    le cordonnier insulteur

    de

    Jsus.

    Lope

    de

    Vega a, lui

    aussi,

    rapproch Jean des

    Temps

    et Juan

    de Espera

    en

    Dios

    dans ce pot-pourri

    d'rudition

    varie qu'est

    l'acte IV de sa Dorotea (1632) \

    Julio

    dit

    son matre

    Fernando,

    qui

    est rayonnant de joie,

    et

    qui a peur de mourir

    de contente

    ment

    Sin

    duda que

    quieres ser como

    Juan de los

    Tiempos,

    que

    vivi

    trescientos sesenta y

    un

    aos, como refiere Gaguino, pues naci re

    inando Cario

    Magno y

    muri

    en el cetro

    de Ludovico

    el Moco...

    De

    ese

    Juan de los

    Tiempos

    devi de

    tener principio en

    Espaa

    la fbula

    de

    Juan de

    Espera

    en

    Dios y sus

    cinco

    blancas.

    Lope ne pouvait emprunter

    cette hypothse au Vocabulario de

    1.

    dition A. Castro (Madrid, 1913),

    p.

    232. L'allusion de la

    Dorotea

    Juan

    de

    Espera

    en

    Dios

    avait

    t

    dj

    releve

    par F.

    W.

    V.

    Schmidt, op. cit., p. 152.

  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    13/43

    92 BULLETIN

    HISPANIQUE

    refranes,

    encore

    indit,

    de Correas.

    Il aurait

    pu,

    la rigueur,

    le

    trouver

    dans

    le

    Tesoro

    de

    Covarrubias \ o nous lisons (s.

    v.

    Juan) :

    Tambin est recibido en

    el

    vulgo que

    ay

    un hombre,

    al

    quai

    llaman lun

    de

    Espera

    en

    Dios,

    que

    ha

    vivido y vive muchos

    siglos,

    y

    que todas las vezes que ha menester dineros halla cinco blancas en

    la

    bolsa. Todo esto es burla. Sin embargo

    de que

    algunos

    hombres

    se

    halla aver vivido algunos aos ms

    de los

    ordinarios. Muchos autores

    hazen

    mencin

    de un lun de

    Estampas

    que vivi ms de trezientos

    aos. Refirelo

    el

    Padre Pineda

    en

    su Monarqua

    Eclesistica,

    lib. 20.,

    cap. 17, 5,

    pero

    modera

    los

    aos, reduzindolos a menos.

    Ce texte, plac en regard de

    celui de

    Correas dont

    il

    est sens

    iblement

    contemporain, a

    une importance

    extrme.

    Il

    montre,

    en

    effet,

    que,

    pour

    Covarrubias

    comme pour

    Lope

    de Vega, le pro

    verbial Juan de Espera

    en Dios

    est un tre de prodigieuse long

    vit ont la subsistance est assure par les cinco blancas qu'il

    trouve dans sa bourse

    chaque

    fois qu'il en

    a besoin.

    Mais il

    ne

    dit

    pas : un zapatero,

    il

    dit : un hombre;

    il ne

    dit pas :

    que ha vivido

    desde

    la

    Pasin de Nuestro Seor y vive hasta el Juicio. Sa fo

    rmule fort vague

    {que

    ha vivido y

    vive

    muchos siglos) semble bien

    impliquer

    qu'il

    ignore l'historiette

    du

    cordonnier

    de Jrusalem,

    dont

    la singularit mriterait au

    moins

    une allusion prcise si

    elle

    tait universellement connue.

    D'ailleurs,

    Covarrubias

    ne se borne pas au rapprochement

    banal avec Jean

    des

    Temps ou Jean d'tampes. Il nous met sur

    la

    piste

    d'une autre identification bien

    plus

    instructive

    quand

    il

    ajoute

    :

    El Maestro

    Alexo

    de

    Vanegas, hablando

    en

    este Juan de Espera en

    Dios

    o Juan de Voto

    a

    Dios, dize puede tener

    este fundamento que

    el

    modo

    de

    hablar

    se

    entienda

    Juan

    Devoto

    a

    Dios,

    y

    que sea

    San

    Juan

    Evangelista,

    y que aya

    tomado

    ocasin de

    lo

    que nuestro

    Redemptor

    respondi a

    San

    Pedro, preguntndole qu

    ava

    de ser de

    San

    Juan,

    y el Seor le respondi :

    Si eum

    vol

    manere

    doee

    veniam,

    quid ad

    te?

    Tu

    me

    sequere.

    Lo

    que

    se tiene por ms. cierto, es que muri :

    de

    cuyo trnsito escrive san Gernimo estas palabras :

    Confectus se-

    nio..., etc..

    1.

    Sebastin de Cobarruuias, Tesoro

    de la

    lengua

    castellana,

    lre d., Madrid, 1611.

    Le texte de

    Fr.

    Juan de Pineda [Tercera parte

    de la

    Monarchia ecclesiastica, Sala

    manca,

    1588,

    fol.

    251

    b)

    ne mentionne

    pas

    Juan

    de

    Espera

    en

    Dios,

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    14/43

    PRGRINATIONS ESPAGNOLES DU

    JUIF ERRANT 93

    Nous pouvons

    ngliger

    la

    suite,

    o

    Covarrubias accumule les

    autorits attestant que saint Jean l'vangliste est bien mort,

    la

    diffrence

    du

    lgendaire

    Juan

    de

    Voto

    a

    Dios. Mais

    ce

    qui

    nous

    intresse

    au plus haut

    point,

    c'est l'assurance avec laquelle

    il

    considre Juan

    de

    Voto a

    Dios et

    Juan

    de

    Espera en Dios

    comme deux

    noms du mme personnage, et

    l'explication qu'il

    suggre

    pour le

    premier, d'aprs Vanegas.

    Les remarques

    de Vanegas 1

    allgues

    ici sont

    infiniment

    pr

    cieuses

    parce

    qu'elles appartiennent

    la

    premire moiti du

    xvie sicle

    et parce qu'elles

    constituent une discussion de

    la

    croyance populaire en

    un

    tmoin immortel des temps vang-

    liques. Ici

    non

    plus, nulle mention

    du

    cordonnier

    de Jrusalem

    et, vrai

    dire,

    nulle mention

    de

    Juan

    de Espera

    en Dios. C'est

    Covarrubias et non

    Vanegas

    qui nous apprend que ce

    nom est

    interchangeable avec celui

    de Juan

    de

    Voto

    a

    Dios. Sans

    s ar

    rter cette orthographe, Vanegas part

    d'emble

    de l'appellation

    Juan

    devoto

    a Dios et

    il

    nous dit

    que

    le personnage mythique

    qui

    la porte est un homme

    qui

    vit

    toujours depuis Jsus-Christ

    notre Rdempteur . Cet homme,

    il

    l'identifie sans hsiter avec

    saint Jean l'vangliste,

    le dvot

    et bien-aim disciple, au sujet

    duquel

    le

    Christ fit

    saint

    Pierre

    la

    rponse fameuse

    :

    Si

    je

    veux

    qu'il reste jusqu

    ce

    que je vienne, que

    t'importe?

    coutons

    Vanegas :

    Ainsi

    que saint

    Jean

    lui-mme

    le dit en cet endroit,

    cette

    rponse

    du

    Christ passa

    aussitt de

    bouche en bouche

    parmi les

    frres

    qui se

    disaient

    les

    uns

    aux autres i

    Vous

    ne savez pas?

    Notre Matre dit

    que

    son disciple bien-aim ne

    mourrait

    pas. En ralit, Notre Matre n'a

    pas dit qu'il ne mourrait pas, mais : Si

    je veux

    qu'il reste...

    Ainsi

    donc

    la

    lgende

    de Juan

    Devoto

    a

    Dios

    ne serait

    autre

    que

    la

    lgende

    de l'immortalit

    du disciple bien-aim, tradition

    si ancienne

    qu'elle est

    dj rfute dans le quatrime vangile2.

    L'explication de Vanegas est

    hautement vraisemblable. Elle

    1.

    Alejo

    Venegas, Agona del trnsito de la muerte.

    Appendice

    intitul Declaracin

    de algunos vocablos, art. Cizania

    (rimpr.

    par Miguel Mir,

    au

    t. XVI de la Nueva

    Bibl.

    de Aut:

    Esp.,

    Escritores Msticos espaoles, Madrid,

    1911,

    p. 292 b). La premire di

    tion

    de la Agona est de Tolde,

    1537,

    mais la Breve declaracin de los sentencias y

    vocablos

    obscuros

    en

    el libro

    del trnsito de la

    muerte a paru

    seulement en

    1543.

    2. Jean, XXI, 22-23.

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    PRGRINATIONS ESPAGNOLES DU JUIF

    ERRANT 95

    Quelle raison notre Juan a-t-il

    de

    survenir ici hach menu en

    salade ? Aucune, sans doute. Dans

    l'incongruit rside tout le sel

    de

    la

    plaisanterie. On

    ne

    peut

    mme

    tirer

    argument

    de

    l'pithte

    buen pour conclure

    que

    Devoto a

    Dios

    tait un personnage ver

    tueux.

    Car, dans la

    Almoneda,

    autre pice

    de la

    mme veine,

    Encina parle

    du buen Pedro

    de Urdemlas

    et cette autre

    figure

    mythique

    est

    essentiellement picaresque. Il n'est pas indiffrent,

    toutefois,

    que, dans les Disparates,

    Juan Devoto

    a Dios

    arrive

    la

    suite de

    la Fuen Jordn

    et de Monserrate, lieux de miracle

    vnrs de

    la

    dvotion

    populaire.

    Parfaitement

    claire,

    en revanche, est la mention

    que nous

    trouvons,

    au

    temps

    de

    Philippe

    II,

    chez

    Eugenio de

    Salazar.

    Cet

    auteur crit

    dans sa

    clbre lettre

    satirique sur les

    Catariberas \

    propos des pertes

    de

    temps

    et

    d'argent

    que

    subissent les soll

    iciteurs la Cour :

    y sale

    el negocio y el

    necio a tiempo

    que, aunque se

    hallase

    la

    bolsa

    de Juan de

    Vota

    Dios, no

    le podra dar dinero para

    henchir

    los oyos

    que

    en la corte

    tiene

    hechos.

    Juan de Vota

    Dios a

    donc

    une

    bourse

    inpuisable comme

    Juan

    de

    Espera

    en

    Dios.

    Ce

    trait

    s'accorde

    avec

    les

    indications

    qu'on

    peut tirer

    du

    Voyage

    en

    Turquie, roman

    de

    voyages sous forme

    dialogue, longtemps attribu sans base srieuse Cristbal

    de

    Villaln et dont

    nous avons

    cru pouvoir attribuer

    la

    paternit

    au docteur Andrs Laguna

    2.

    Ici,

    c'est

    un des interlocuteurs du

    dialogue

    qui

    est surnomm plaisamment Juan de Voto a Dios.

    et que

    nous

    n'avons pas retrouv dans les Disparates trobados

    :

    Y como dixo Juan

    de

    la

    Encina que

    cul y

    cap

    y

    f

    eje y

    eos

    echan fuera

    a

    Voto

    a Dios. S'agit-il d'une

    comp

    osition de notre

    pote

    gare dans

    quelque pliego

    suelto,

    ou

    bien d'un de ces

    dispa

    ratesqu'on lui prtait

    gnreusement

    sans qu'il en

    ft

    l'auteur? (Sur

    la

    valeur

    prover

    biale

    es disparates

    de

    Juan

    de

    la

    Encina,

    voir

    Quevedo,

    Visita

    de

    los

    Chistes

    ou

    Sueo

    de la

    Muerte.

    Daos l'dition

    Astrana Marin

    des

    Obras completas, Prosa, Madrid,

    1932, p. 181.)

    1. Epistolario espaol,

    compil

    par E.

    de

    Ochoa,

    t.

    II

    (B.

    A.

    E., t. LXII), p. 300.

    Une

    note d'Ochoa confirme l'orthographe Vota Dios : as en el cdice, pero habr

    de

    entenderse Voto

    a Dios

    .

    Nous

    avons vu

    que

    les

    deux formes

    sont galement

    attes

    tes t

    galement explicables.

    2.

    Cf.

    notre rasme

    et VEspagne,

    Paris, 1937, p.

    712

    sq.

    Nous

    citons d'aprs l'di

    tion de

    Serrano

    y Sanz, dans son

    recueil d' Autobiografas

    y

    memorias

    [Nueva

    Biblio

    tecae

    Autores Espaoles,

    t.

    II), Madrid,

    1905.

    Ds

    1887, Mme

    Michaelis (or. cit.,

    p.

    44) avait

    aperu l'intrt

    de ce texte

    encore

    manuscrit pour

    la question qui nous

    occupe, d'aprs la notice succincte de Gallardo

    (Ensayo).

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    96

    BULLETIN

    HISPANIQUE

    A vrai

    dire,

    l'auteur

    a hsit entre ce surnom

    et

    celui

    * Apatilo

    qui souligne

    la tartuferie du

    personnage.

    L'crivain fait de

    cet

    hypocrite,

    qu'il

    peint

    comme

    un vritable escroc de la

    bienfai

    sance

    t

    de

    la

    dvotion,

    un compagnon

    ou

    un

    parent

    de Juan de

    Voto a Dios, sans

    doute

    parce qu'il se prtendait familier avec la

    route du plerinage de

    Terre-Sainte. C'est

    son ami et complice

    Matalascallando,

    alias

    Panurgo, frre espagnol

    de

    notre Panurge,

    qui

    le dmasque par ses irrespectueux brocards. Comme ils se pro

    mnent

    aux

    portes de

    Valladolid sur le chemin franais ince

    ssamment

    parcouru par les

    plerins

    de

    Compostelle,

    Panurgo

    se

    plaint

    de

    l'affluence

    des mendiants

    auxquels

    il faut... refuser la

    charit en leur rpondant : Dieu vous

    aide

    Apatilo lui cons

    eille dvotement

    de

    leur faire l'aumne sans rien dire. Mais

    Panurgo

    riposte

    :

    Cette solution

    n'est permise qu' vous, car, comme

    vous tes

    de

    la

    compagnie de Juan de Voto a

    Dios,

    jamais

    ne peuvent faire dfaut, si

    largement que vous

    donniez,

    les cinq blancs

    dans

    votre

    bourse.

    Mais, pour

    moi

    qui

    suis pauvre, il me sied mieux

    de

    demander

    que de

    donner1.

    Et, comme Apatilo lui

    reproche son

    peu

    de

    charit et

    son

    ivro

    gnerie, il

    riposte avec vigueur

    :

    II y

    a vingt ans

    et plus

    que

    nous nous connaissons et allons par

    le

    monde

    ensemble. Et

    en tout

    ce temps, encore que

    j'aie

    fait bien atten

    tion, je me souviens

    de

    vous

    avoir

    vu

    donner trois

    fois

    l'aumne...

    D'ailleurs, ce Dieu vous aide, de qui l'ai-je appris, sinon de vous? Car,

    dans

    mon

    pays,

    cette

    apostrophe

    ne

    se

    dit

    qu'aux

    gens qui ternuent.

    Vous vous figurez,

    je

    pense, que,

    parce que

    vous tes

    de

    la

    famille de

    Voto

    a Dios,

    vous tes exempt de faire le bien, en homme qui

    a

    dj

    gagn ce

    qu'il

    espre. Eh

    bien je vous garantis,

    ma

    foi, que vous n'en tes pas

    plus prs

    que

    nous qui appartenons

    au monde, quand mme vous bti

    riez

    des

    hpitaux sans

    nombre.

    Il

    revient

    la

    charge un peu plus

    loin. Comme il

    a

    remarqu

    que

    les Galiciens sont les moins empresss frquenter le

    pler

    inage

    de

    Saint-Jacques-de-Compostelle,

    son

    pieux compagnon lui

    en demande la cause, et il

    rpond :

    Ils pensent que,

    comme

    il est

    leur voisin,

    son amiti

    leur

    est dj

    1. Viaje de

    Turqua, d.

    cit., p. 3 b.

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    PRGRINATIONS

    ESPAGNOLES DU

    JUIF ERRANT 97

    acquise, comme vous

    qui,

    cause

    du nom que vous

    portez,

    vous figu

    rez

    qu'il

    n'est pas besoin

    de

    croire

    en

    Dieu ni

    de

    faire rien qui

    s'y rap

    porte1.

    Il ressort

    de

    tout cela

    que

    Juan de Voto a

    Dios,

    l'homme aux

    cinco

    blancas,

    est un homme

    de

    Dieu, assur d'avance

    d'aller au

    ciel,

    et

    que les

    hypocrites

    qui se rclament de lui exploitent un

    prestige de saintet

    affrent

    sa personne. Ce signalement

    con

    vient bien

    un disciple direct

    du

    Christ dont

    l'existence serait

    miraculeusement prolonge jusqu'au Jugement.

    Il

    convient

    moins bien un insulteur

    du Christ.

    En tout

    cas, dans les textes

    du xvie

    sicle

    que nous avons examins jusqu'ici, l'insulte et le

    chtiment

    du

    cordonnier

    de

    Jrusalem

    n'apparaissent

    absolu

    ment as. Et pourtant, si cette histoire avait t couramment

    rapporte Juan de Voto a

    Dios,

    il

    semble que Panurgo, dans le

    Voyage

    en Turquie,

    n'et

    pas manqu de faire

    quelque allusion

    malicieuse l'acte

    peu

    charitable qui aurait converti Juan en

    plerin immortel 2.

    IV

    Notre attention doit se porter maintenant sur un groupe trs

    restreint de documents espagnols du xvie

    sicle,

    dans lesquels

    nous voyons d'audacieux imposteurs se

    faire

    passer pour

    Juan

    de

    Voto

    a

    Dios

    ou Juan de Espera

    en Dios, chacun d'eux se

    pr

    sentant

    ses dupes

    comme

    le cordonnier de Jrusalem

    qui

    in

    sulta Jsus

    sur

    le chemin du

    Calvaire. Il nous

    semble

    que nous

    n'isolons pas ces documents sans

    raison.

    Dans l'ensemble des

    textes jusqu'ici considrs,

    la

    lgende

    de

    Juan Devoto a

    Dios

    ou

    Espera'

    en

    Dios, personnage

    omniscient

    et

    immortel, est traite

    par

    voie d'allusion

    comme

    tant

    connue

    de

    tous

    les

    lecteurs.

    Dans les textes de

    Correas, de

    Huerta

    et

    de

    Fernn Caballero,

    la

    lgende de

    Juan de Espera en

    Dios,

    cordonnier

    de Jrusalem,

    condamn l'immortalit, est prsente

    de

    faon

    analogue :

    comme une

    tradition

    plus

    ou moins

    rpandue

    en Espagne.

    Les

    tmoins

    de la

    lgende dont nous allons

    nous

    occuper

    maintenant

    1.

    Ibid.,

    p. 5

    a.

    2. Notons

    seulement,

    p. 11 b, l'ironie de Matalascallando au sujet de

    la

    connais

    sance

    ue Juan de Voto a Dios a des

    pays

    d'Orient, lui qui < como recuero,

    no

    haze

    sino

    ir y venir

    de aqui a Hierusalem .

    Bull,

    hispanique.

    1

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    98 BULLETIN

    HISPANIQUE

    sont

    d'une

    tout autre sorte. Non seulement ils s'identifient avec

    le hros lui-mme,

    mais l'ascendant

    qu'ils

    prennent sur

    de cr

    dules Espagnols

    tient pour une

    part cette

    mouvante histoire

    de

    l'outrage

    au

    Christ,

    qui

    se

    greffe

    sur

    le

    rcit

    de

    la

    Passion,

    et

    qu'ils

    racontent, semble-t-il, comme chose nouvelle

    en Espagne.

    Cette particularit

    que

    nous soulignons est essentielle. Car, si

    notre interprtation sur ce point est correcte, ces tmoins prou

    veraient

    que

    l'anecdote de

    l'insulte au Christ a t rpandue en

    Espagne au

    cours

    du xvie sicle

    par

    des colporteurs de cette

    espce,

    alors qu'un sicle plus tt elle tait

    dj

    connue en Italie,

    o tel prestigieux

    aventurier

    se laissait identifier avec

    Giovanni

    Buttadio.

    Morpurgo1 a remis

    au

    jour une relation

    circonstancie du

    Toscan Antonio di Francesco di Andrea au sujet

    d'un

    myst

    rieux Giovanni

    qui

    se laissait appeler Servo di Dio

    et qui

    prit,

    vers

    1416, une

    grande

    place dans la

    vie du narrateur, de mme

    qu'il

    joua un grand

    rle dans

    celle de quelques exils bolonais de

    sa

    connaissance.

    Cet

    homme, dont les avis rvlaient une surpre

    nante

    omniscience,

    Antonio l'avait bien vite identifi avec

    Giovanni Bottadio,

    autrement

    dit Giovanni servo

    di

    Dio , que

    les

    anciens

    avaient

    vu

    un

    sicle plus

    tt,

    car

    on

    assurait

    qu'il

    avait

    parcouru

    toute l'Italie entre 1310 et 1320. Le Florentin

    Salvestro Manini, contemporain d'Antonio, vit aussi Giovanni

    Servo

    di

    Dio, tant podestat Agliana,

    le 23

    juin 1416, et

    il

    prta

    une oreille complaisante

    ses prophties

    qu'il nota dans

    son

    journal. Giovanni

    tait

    donc

    bien un personnage rel et

    ce

    n'tait

    pas un escroc

    vulgaire.

    Il

    sufft, pour s'en rendre compte,

    de

    voir avec quel art

    (avec

    quelle

    conviction,

    peut-tre)

    il jouait

    son

    rle

    de

    Serviteur

    de

    Dieu,

    favoris

    de connaissances

    surnatur

    elles.

    l

    y

    avait dans

    ses

    faons,

    comme

    dans

    ses

    propos, une

    onction rare. coutons Antonio raconter comment

    il

    fut confirm

    dans sa

    croyance

    que Giovanni tait bien

    le

    Bottadio

    lgendaire,

    et

    prcisment par la

    faon dont le

    pieux tranger refusa

    de In

    lui

    dire :

    J'allai

    chez lui, qui avait ordonn un dner

    trs

    large avec beau-

    1. UEbreo errante in Italia,

    Florence,

    1890. L'essentiel de

    son

    travail est analys

    par

    G.

    Paris,

    op. cit., p.

    230

    sq.

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    PRGRINATIONS

    ESPAGNOLES

    DU JUIF

    ERRANT

    99

    coup

    de

    poissons,

    et

    il

    tait dj table

    quand

    j'arrivai.

    Il me fit

    mettre table,

    et nous

    mangemes de grand cur,

    et quand

    je voulus

    payer, l'aubergiste ne

    le voulut

    en

    aucune faon

    ce fut

    Giovanni qui

    paya,

    quoi que

    j'en

    eusse. Nous

    allmes

    la

    maison,

    et,

    comme

    c'tait

    samedi, je

    lui

    demandai

    en

    grce de se laisser laver

    la

    tte par

    moi,

    ce

    qu'il

    voulut

    bien, et il en

    sortait une grande odeur. Et quand sa tte

    fut

    essuye, je commenai parler,

    et

    je lui

    demandai de

    m'accorder

    une grce que je voulais de lui.

    Il

    me dit :

    Demande

    Et je

    lui dis

    :

    C'est que vous me rpondiez bien clairement,

    et

    que vous disiez si

    vous tes Giovanni Bottadio.

    II me rpondit que

    nous faussions le

    mot. Gomment cela?

    lui

    dis-je. II

    faut

    dire, me. rpondit-il, Gio

    vanni Batt-Iddio, c'est--dire Giovanni frappa

    Dieu.

    Quand Jsus

    gravissait la montagne o il fut

    mis

    en croix,

    et

    que

    sa mre, avec

    d'autres

    femmes en

    grandes

    lamentations

    et

    plaintes,

    allait

    derrire,

    il

    se

    retourna pour

    leur

    parler et s'arrta quelque peu

    ;

    sur

    quoi,

    ce

    Giovanni le frappa par derrire dans

    les

    reins, et dit

    :

    Va vite Et

    Jsus

    se

    tourna

    vers

    lui :

    Et toi, tu iras si vite

    que

    tu rrC attendras. Et celui-l

    est le Giovanni que

    vous

    dites. Et je lui dis :

    Est-ce

    vous? II me

    rpondit :

    Antonio,

    ne cherche pas plus

    avant

    1 Et l-dessus

    il

    baissa

    les yeux,

    et

    il laissa tomber quelques larmes. Et

    il partit et

    s'en

    alla1.

    Giovanni

    Servo di

    Dio

    est,

    selon l'expression

    de

    Gaston Paris,

    un

    document vivant sur

    la lgende

    avec le hros de

    laquelle

    on

    l'identifie.

    Notons

    au passage

    comment

    il

    est

    amen

    raconter

    l'histoire de

    l'outrage

    au

    Christ,

    et,

    ce

    faisant, corriger

    la

    forme

    Bottadio. Est-il vrai2 que

    cette

    prtention de corriger le nom

    altr de

    Jean

    Boutedieu soit

    absurde, et

    prouve simplement

    que

    le verbe

    buttare

    n'tait pas

    usit dans le

    pays

    dont ce

    person

    nagearlait naturellement la langue ? Antonio ne disait pas non

    plus Buttadio,

    mais Bottadio. Et, si sa relation

    montre

    que l'Italie,

    en 1416, connaissait dj bien

    un

    Giovanni Bottadio

    de

    long

    vit

    rodigieuse et

    de

    grande science,

    on

    ne peut

    en

    conclure

    aussi

    nettement

    qu'elle

    connaissait

    dj

    ce personnage comme

    ayant

    frapp Dieu

    ou bout

    Dieu. Il

    n'est

    pas

    impossible

    qu'Antonio ait

    recueilli

    l'anecdote conte

    par Giovanni avec d'autant

    plus de

    dvotion

    qu'elle tait nouvelle pour lui.

    Les

    exploiteurs de

    la

    crdulit

    espagnole

    dont

    nous

    allons

    nous

    occuper

    maintenant

    sont

    des

    disciples lointains et

    quelque peu

    dgnrs de

    ce

    Giovanni.

    Il

    vaut

    la peine d'tudier en

    dtail les

    1.

    Traduit

    par G. Paris, op. cit., p. 213-214.

    2. Comme le dit

    G.

    Paris,

    op. cit.,

    p.

    214, n. 1.

  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    21/43

    100

    BULLETIN

    HISPANIQUE

    documents qui nous

    dcrivent leur industrie,

    puisque,

    sauf erreur,

    ils nous font assister la diffusion

    de la

    lgende

    qui

    nous occupe

    en

    Espagne.

    Nous nous attacherons

    d'abord

    au

    plus

    rcent,

    qui

    est

    un

    rcit

    littraire inclus

    dans

    le

    Crotaln.

    Ce

    livre

    trange,

    ramassis d'histoire divertissantes et

    de

    relations d'vnements

    contemporains, a t compos Valladolid vers 1553 \

    Le

    Coq lucianesque

    qui

    raconte

    ses

    aventures dans

    le

    Cro

    taln a t, en une de ses nombreuses existences

    antrieures,

    l'Alexandre Pseudomantis

    de

    Lucien. Mais

    peine

    entre-t-il

    dans

    le

    dtail

    de cette vie

    qu'il nous

    transporte

    dans une

    Espagne

    picaresque

    du xvie sicle. Fils

    d'un

    cultivateur, il a aspir

    s'affranchir

    de cette

    misrable

    condition

    en devenant

    prtre.

    Il

    a

    t

    Zamora pour

    y

    apprendre

    un

    peu

    de latin. Mais

    voici

    qu'il

    quitte

    l'cole, ayant

    dj

    quelque pratique

    de

    la

    mendicit,

    et,

    en

    compagnie de quelques vagabonds

    sans

    aveu, il devient

    zarlo ou espinel : bientt

    il

    est pass matre

    dans

    l'art de

    la zar-

    lera,

    c'est--dire dans

    l'art de chanter

    Vespinelle (cantar el

    espi

    nela) 2. Ces termes

    bizarres

    n'apparaissent

    nulle part ailleurs

    dans

    la

    littrature

    picaresque espagnole, et

    il est

    fort possible que

    ce

    soient des mots d'argot transposs de l'italien, si, comme

    nous

    le

    supposons,

    le

    Crotaln

    est

    l'uvre

    d'un

    Italien

    naturalis

    Espag

    nol. Notre

    narrateur

    explique qu'il

    s'agit

    d'un art

    de dire

    la

    bonne

    aventure, dont

    la

    recette consiste parler

    avec

    astuce

    pour faire

    jaser

    les gens

    et

    deviner leurs

    secrets,

    en particulier

    les pchs qu'ils

    n'ont

    pas

    os

    confesser. Grce cet art, deux

    1. Cf. notre rasme

    et

    l'Espagne, Paris, 1937, p. 706.

    Nous

    citons d'aprs l'dition

    donne

    par Menndez

    y

    Pelayo au

    t. II

    de

    ses

    Orgenes

    de la Novela,

    Madrid,

    1907.

    2.

    Zarlo et zarlerla ont

    une parent

    vidente

    avec charlar

    et charlatn.

    Et le

    fran

    ais

    du

    xvi9

    sicle

    connaissait aussi charlerie au

    sens d'imposture (Huguet, Dictionnaire

    de la langue

    franaise

    du

    XVIe sicle,

    t.

    II,

    Paris, 1932, p.

    203).

    C'est le

    z

    initial

    qui

    fait

    surtout penser

    une transcription

    de l'italien

    ci.

    Pourtant

    l'italien, du

    moins

    celui des dictionnaires modernes, ne connat ni

    ciarlo

    ni ciarleria.

    Il

    connat, par

    contre, entre autres drivs

    du

    verbe ciarlare, les

    substantifs ciarla,

    ciarliere et

    ciar-

    lone.

    Zarlo

    et zarlerla

    viennent-ils de

    formes italiennes archaques

    ou

    dialectales? La

    mme

    incertitude

    plane

    sur

    l'origine de espinel et

    espinela.

    Tout au plus

    peut-on en

    rapprocher des

    formes dialectales

    anciennes du nord

    de l'Italie,

    telles

    que spinell,

    spiniell et

    spinein.

    Ces termes, d'aprs A.

    Mussafia,

    Beilrag zur Kunde der

    norditalie-

    nischen

    Mundarten im 15.

    Jahrhundert,

    Wien, 1873,

    p. 109,

    dsignent le foret servant

    mettre

    les

    tonneaux

    en perce, puis le trou fait avec cet outil, et encore

    la

    clef

    d'un

    robinet. Un de ces

    mots

    s'est-il appliqu

    par

    mtaphore argotique l'escroc qui

    sait

    soutirer

    aux

    gens leurs

    secrets

    et leurs deniers? Nous ne faisons que

    p*oser

    la question.

  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    22/43

    PRGRINATIONS ESPAGNOLES

    DU JUIF

    ERRANT

    101

    compres peuvent aisment persuader les

    nafs qu'ils

    sont dous

    d'une

    science

    surnaturelle.

    Le hros du Crotaln, pour paratre

    plus respectable,

    porte une

    longue

    barbe

    et,

    suivant

    les

    pays,

    il

    revt un long

    vtement de

    bure

    brun

    fonc, ou bien un sayon et

    un

    scapulaire

    d'ermite,

    costume qu'il complte avec

    un grand

    bton et

    un

    long

    rosaire

    aux

    grains normes.

    Il

    fait savoir par

    tout

    qu'il devine l'avenir,

    retrouve les gens perdus, rconcilie

    les

    amoureux, dcouvre les voleurs,

    rvle

    les

    trsors,

    gurit ais

    ment les malades

    et

    ressuscite mme les

    morts.

    Il est ainsi l'objet

    d'une

    grande vnration, et l'on

    vient

    baiser ses pieds et lui

    offrir tout

    ce qu'on possde, en l'appelant le prophte, le disciple

    et

    le

    serviteur de

    Dieu.

    Il

    fait

    donc de

    nombreuses

    dupes

    en

    Por

    tugal

    et

    en

    Castille, particulirement parmi

    les

    gens riches et

    superstitieux.

    Ceux-ci viennent

    le consulter

    dans leurs

    difficults

    at

    il a bien soin de toujours

    faire des rponses

    qui

    puissent

    s i

    nterprter de

    diffrentes

    manires pour

    s'adapter

    l'vnement.

    Mais un des plus

    srs

    moyens qu'il

    ait

    de tromper le

    monde

    con

    siste se faire passer pour Juan de Vota Dios... Il importe ici

    de traduire textuellement ses explications * :

    Le

    Coq.

    Nous disions que

    j'tais

    Juan de Vota Dios.

    Mycille.

    Qu'est-ce

    que

    cet

    homme-l?

    Le Coq.

    Les zarlos superstitieux

    et

    vagabonds prtendent

    que

    c'tait un cordonnier qui

    habitait dans la

    rue d'Amertume Jrusa

    lem

    et

    que, au

    moment

    o

    l'on conduisait

    le Christ

    prisonnier

    par

    cette rue,

    il

    sortit

    en

    frappant avec une

    forme

    sur son

    tabli en

    disant :

    Va

    donc,

    va

    donc, fils de

    Marie

    , et

    que le

    Christ

    lui avait rpondu :

    Moi, j'irai, et toi tu resteras pour

    rendre

    tout

    jamais tmoignage

    de

    moi. En foi

    de

    quoi je

    montrais

    une

    forme

    marque sur

    mon

    bras :

    je la

    faisais

    avec certain procd

    bien facilement

    et elle semblait tre

    naturellement

    empreinte

    cette

    place. J'avais toujours avec

    moi un

    camarade

    du

    mme

    mtier

    de

    perdition, et

    plus vieux

    que

    moi,

    de

    telle sorte

    que, nous rvlant

    l'un l'autre les entretiens que

    nous

    avions

    avec les gens en secret

    et

    confession,

    et

    nous montrant tantt

    l'un, tantt

    l'autre, nous leur apparaissions comme dous

    d'une

    espce

    de

    divination

    et

    d'esprit

    de prophtie,

    ce

    que

    prcisment

    nous

    voul

    ions

    toujours donner

    entendre.

    Et nous

    le leur faisions facilement

    croire parce

    que

    nous mettions

    chaque

    jour

    de

    la varit dans notre

    comdie.

    Et je

    leur

    disais que,

    quand

    j'tais devenu

    vieux,

    j'allais

    1. CrotaUn, d. cit., p. 139.

  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    23/43

    102

    BULLETIN HISPANIQUE

    me baigner au

    fleuve

    Jourdain,

    et

    qu'aussitt je revenais l'ge

    de

    trente-trois

    ans,

    qui tait

    l'ge

    o

    le

    Christ

    mourut. D'autres

    fois, je

    leur disais que j'tais

    un

    plerin de Jrusalem, homme de Dieu,

    envoy

    par

    Lui

    pour

    rvler et

    absoudre les

    nombreux

    pchs

    secrets

    qu'il

    y avait de par le monde,

    et que la

    honte empche les hommes de

    dcouvrir

    et

    confesser

    aucun

    confesseur.

    C'taient,

    en effet, des

    pchs

    abominables

    que ces singuliers

    plerins avaient

    la spcialit de faire confesser et d'absoudre

    :

    inceste,

    homosexualit,

    bestialit. Mais le plerin

    de Jrusalem

    tait envoy tout exprs par Dieu. Je suis,

    disait-il

    la pche

    resse prsume, un

    des

    douze plerins

    qui

    rsident

    en

    perma

    nence au Saint-Spulcre de

    Jrusalem

    la place

    des

    douze

    Aptres

    du

    Christ.

    Le

    pch

    une

    fois

    avou,

    le

    plerin

    disait

    :

    Vois-tu, ma sur, ce pch doit

    tre

    absous avec

    trois

    signes,

    trois croix, trois

    psaumes et

    trois messes

    solennelles. Celles-ci

    doivent tre

    dites

    au temple du Saint-Spulcre

    de

    Jrusalem, et

    ce sont

    messes de grand

    prix et de grande difficult. Car elles

    doivent

    tre

    dites par

    trois

    cardinaux,

    et

    avec eux doivent

    offi

    cier trois vques

    l'autel.

    Et

    il

    faut qu

    chaque messe brlent

    trois cierges, chacun pesant six livres

    de

    cire. La pnitente

    chargeait

    alors le

    plerin

    de

    faire

    dire ces messes et

    lui

    remettait

    dix ou vingt

    ducats,

    selon ses moyens. Le plerin promettait

    de

    revenir au bout d'un an ou deux, tout en jurant intrieurement

    que sa

    victime ne

    le reverrait

    pas.

    Il lui offrait une participation

    au

    mrite que les douze plerins de

    Jrusalem

    acquraient

    chaque

    anne par leur prilleuse expdition la Tour

    de

    Babylone, o ils

    allaient

    pour

    Pques, avec douze chevaux, chercher les saintes

    huiles

    destines

    la chrtient, non sans

    livrer

    bataille aux

    gants

    gardiens

    du

    saint

    chrme.

    Il offrait

    encore

    sa

    pnitente de

    se

    baigner

    pour

    elle

    dans

    le

    Jourdain.

    L'imposteur acqurait

    un

    tel

    ascendant sur les femmes

    qu'elles livraient

    sa discrtion leur

    fortune et leur pudeur. Et leurs maris s'estimaient

    trop heureux

    de

    les

    voir ainsi

    bnies par

    le

    prophte,

    disciple de

    Dieu, par

    le

    saint plerin de Jrusalem, par le serviteur

    de

    Jsus-Christ...

    Voil une russite trop

    triomphale pour ne

    pas nous

    laisser des

    doutes au sujet

    de

    sa vraisemblance. Le papier souffre tout. Nous

    souponnons que l'auteur du Crotaln s'est laiss emporter par

    sa

    verve. Et mme,

    nous

    arrtant une ressemblance

    globale

    et

  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    24/43

    PRGRINATIONS

    ESPAGNOLES DU JUIF ERRANT

    103

    certaine concidence d'appellation

    (siervo

    de Dios), nous pour

    rions

    tre tents

    d'admettre

    que

    ce conteur italien de Valladolid

    n'a

    fait

    autre

    chose

    que

    broder

    d'amusantes

    variations

    sur

    l his

    toire de son compatriote Giovanni Servo di

    Dio,

    si nous ne

    savions

    par ailleurs

    que son

    rcit

    a un fondement de

    vrit espagnole.

    Ceci

    ressort avec vidence d'un

    procs d'Inquisition1 dont

    l au

    teur du Crotaln

    put

    recueillir les chos et qu'il nous faut anal

    yser.

    Le dimanche 13 mars

    1547,

    c'est--dire

    cinq

    ou six

    ans

    peine

    avant la

    composition

    du

    Crotaln,

    on lisait

    dans

    un auto

    de

    f

    clbr

    sur

    le Zocodover

    de

    Tolde,

    la

    sentence

    d'un curieux va

    gabond

    qui

    tait condamn

    abjurer

    de levi et recevoir cent

    coups

    de fouet au cours de

    la

    promenade por

    las

    acostumbradas,

    tandis

    que

    le crieur public proclamerait

    son

    dlit. Ce dlit cons

    istait s'tre fait passer pour Juan de Espera en Dios parmi les

    villageois

    des

    Monts

    de

    Tolde. Reconstituons l'histoire

    de

    cet

    individu,

    d'aprs

    ses propres dclarations

    et

    celles des tmoins.

    Antonio Ruiz (ou Rodrguez) est un garon

    d'une

    vingtaine

    d'annes. Il

    est n vers 1527

    Medina del Campo, ville

    clbre

    par ses foires, o

    son

    pre, originaire

    des

    Montagnes

    , exerait

    la profession

    de cardeur de

    draps. Ses parents taient

    de

    condi

    tion

    modeste, mais

    vieux chrtiens ,

    sans mlange

    de sang juif

    ou maure. Orphelin de bonne heure,

    il

    fut lev par un

    neveu de

    son

    pre, le tailleur Gonzalo Garca. Il

    avait

    douze

    ans

    quand ce

    cousin

    l'envoya

    Lon

    chez

    son ami

    Paxarillas,

    o

    il

    demeura

    cinq

    ans. De l,

    il

    revint Medina et resta deux

    ans

    et demi au

    service

    du

    Regidor

    Velasco Snchez.

    En

    1546,

    il

    quitta

    Medina

    pour Avila.

    Mais il

    n'y resta qu'un mois environ,

    chez

    un espa

    dero

    qui vendait

    ses pes

    ct

    de

    la

    cathdrale.

    Il

    partit pour le

    1. Procs d'Antonio Rodrguez ou Ruiz, .originaire de Medina

    del

    Campo,

    qui

    se

    faisait passer pour

    Juan de Espera

    en

    Dios (1546-1457) (Archivo

    Histrico Nacional

    de

    Madrid, Inquisicin

    (Toledo), Leg.

    222, n 29).

    Pour

    complter des notes trop rap

    idement prises

    en

    octobre 1935,

    nous

    avons

    obtenu,

    quelques

    mois aprs,

    des

    photo

    graphies

    des

    feuillets

    du

    procs

    contenant l'interrogatoire

    de

    l'accus

    et les

    dposi

    tions

    es

    tmoins.

    Nous

    esprons que, en faisant porter notre examen attentif sur

    ces

    seules pices,

    nous

    n'aurons laiss chapper aucun lment d'information

    important

    sur

    les

    faits de la

    cause.

  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    25/43

    104

    BULLETIN HISPANIQUE

    plerinage

    de Notre-Dame de

    Guadalupe,

    o

    il resta

    trois jours.

    Il y fit

    la

    connaissance

    d'un

    plerin franais nomm Pierre,

    grand gaillard visage glabre avec

    qui

    il

    partit

    dans

    la

    direction

    de

    Tolde.

    C'est

    avec

    sa

    complicit,

    et

    peut-tre

    son instigation,

    qu'il tenta d'exploiter la

    crdulit des gens

    dans les hameaux

    des

    Montes de Toledo.

    Mais

    il

    ne

    tarda

    pas tre arrt au Molinillo.

    L'alguazil

    du lieu,

    renforc par

    un

    villageois, l'amena

    Tolde,

    menottes aux mains

    et

    attach par une

    corde.

    Ils arrivaient

    presque au terme du voyage quand,

    devant l'glise

    Saint-Martin,

    Antonio bouscula son escorte et se

    rfugia dans l'glise. Tomar

    iglesia, comme on disait,

    c'tait

    jouir du droit d'asile. Le cur

    et

    son

    vicaire s'opposrent

    ce

    que

    l'alguazil

    reprt

    son prisonnier.

    Mais,

    comme

    il rclamait au moins les menottes qu'il avait

    em

    pruntes

    au quadrillero de

    la Hermandad

    autrement

    dit

    au

    brigadier

    de gendarmerie

    les prtres lui en demandrent la

    clef

    et

    dlivrrent

    les

    mains de

    leur

    protg.

    Le

    fugitif,

    au

    bout de deux jours,

    essaya

    de regagner son pays.

    Il fut

    repris

    Lzaro Buey. Une

    semaine plus tard,

    il

    tait

    la

    prison inquisi-

    toriale de Tolde

    et

    invit,

    ds le

    6 octobre,

    s'expliquer sur

    ses

    agissements. Ceux-ci

    ne

    l'avaient

    pas

    enrichi.

    Quand

    il

    fut arrt,

    il

    avait

    sur lui

    neuf

    raux

    et

    sept maraveds,

    plus

    une croix

    et

    un

    anneau d'argent.

    Recueillons d'abord sa propre version des faits qui motivent

    son arrestation. C'est le

    Franais,

    l'en

    croire,

    qui menait

    le

    jeu.

    Arrivant

    dans

    un village, Pierre

    disait

    qu'il tait plerin et allait

    Saint-Jacques-de-Compostelle. Il parlait avec les femmes, et

    elles

    lui donnaient

    un

    demi-ral,

    un

    ral ou mme deux,

    pour

    faire

    dire des

    messes

    Saint-

    Jacques. Il montrait aux gens, sur

    son

    bras, une

    sorte de tatouage

    en

    forme de roue de sainte Catherine.

    Il

    se faisait cette marque

    avec

    un

    cachet

    sculpt

    dans

    le bois,

    comme ceux

    qui

    servent

    dcorer les pains

    et

    qu'on

    nomme

    pour

    cette raison

    pintaderas (de

    pintar.

    Cf. pan

    pintado). Mais il pr

    tendait l'avoir de naissance.

    Antonio Ruiz apprit vite l'imiter.

    Avec

    une

    pintadera

    que lui

    donna

    le

    Franais,

    il

    se fit, lui aussi,

    une roue

    de sainte

    Catherine sur le poignet gauche. Et,

    montrant

    cette

    marque,

    il

    disait

    :

    Je l'ai

    de naissance.

    Je suis un des

    douze

    plerins

    de

    Sainte-Catherine du mont

    Sina,

    dont

    l'un

    est Juan

  • 7/26/2019 article_hispa_0007-4640_1941_num_43_2_2904

    26/43

    PRGRINATIONS

    ESPAGNOLES

    DU JUIF

    ERRANT

    105

    de

    Espera en Dios. Bien entendu, le bruit se rpandit dans les

    alentours

    que

    Juan de Espera en

    Dios

    tait par l.

    Il

    arriva qu'un

    homme

    lui

    demanda

    :

    tes-vous

    Juan de

    Espera

    en

    Dios?

    Oui,

    rpondit Antonio.

    C'est

    bien cela, reprit

    l'homme. Il

    est

    pass par ici

    l'autre

    anne.

    Il

    tait jeune.

    Il

    m'a

    bien sembl que

    je vous reconnaissais. Comment faites-vous

    pour

    tre si jeune?

    C'est,

    rpondit Antonio,

    que

    je vais me

    baigner

    tous les

    sept

    ans

    dans

    le Jourdain x.

    A vrai

    dire,

    les dpositions

    concordantes des

    villageois montrent