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ARTICLES/ARTÍCULOS · ARTICLES/ARTÍCULOS Le bassin transfrontalier Emergence, construction et...

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Regions & Cohesion Volume 4, Issue 2, Summer 2014: 10–29doi: 10.3167/reco.2014.040202 ISSN 2152-906X (Print), ISSN 2152-9078 (Online)

ARTICLES/ARTÍCULOS

Le bassin transfrontalierEmergence, construction et

itinéraire d’un concept

Stéphane Ghiotti

Résumé : L’article présente une analyse critique et une mise en perspec-tive historique du concept de bassin versant transfrontalier (transbound-ary river basin). Il se propose de privilégier deux moments clés en s’ap-puyant sur une analyse quantitative des publications concernant cett e thématique sur le site Web of science. Le premier temps illustre l’émer-gence du concept au début des années 1990 ainsi que sa place dans la litt érature pour témoigner du processus d’internationalisation de la ges-tion de l’eau. Pour ce faire, l’article retrace son itinéraire et sa circulation entre diverses disciplines scientifi ques relevant à la fois des sciences dites dures (hydrologie, écologie) et des sciences humaines et sociales (droit, sciences politique). La seconde partie se consacre à expliquer en quoi le territoire du bassin transfrontalier est une construction sociale et poli-tique illustrant à la fois les profonds changements dans la mise en valeur des cours d’eau et des bassins, l’infl uence des organismes et des institu-tions internation aux, et enfi n la promotion à cett e échelle du modèle de la Gestion intégrée des ressources en eau (GIRE).

Mots clés : Bassin versant transfrontalier, confl it, coopération, gestion de l’eau, gouvernance de bassin

Introduction

La gestion de l’eau s’est progressivement imposée sur l’agenda politique international ces trente dernières années. Les principes du développement durable, la crainte des « guerres de l’eau » ou encore la réduction de la bio-diversité et le changement climatique ont grandement contribué à cet état

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de fait. Les crises environnementales sont également à ajouter à cett e liste, en témoigne par exemple la pollution du Rhin en 1986 suite à l’explosion de l’usine chimique Sandoz en Suisse. À l’instar de nombreux pays et plus récemment à l’échelle européenne, le modèle de gestion par bassin a été promu au niveau international afi n de dépasser les confl its entre usages et usagers des ressources en eau et de développer des démarches de coo-pérations. Plusieurs questions se posent à la lumière de ces éléments. La gestion par bassin est-elle la seule à rendre compte de ce processus d’in-ternationalisation de la gestion de l’eau ? Si oui, depuis quand et pour qui ? Comment expliquer l’émergence de ce modèle et sa mise en œuvre ?

Cet article se propose donc d’analyser de manière critique la catégo-rie de bassin versant transfrontalier. À l’aide des outils d’analyse de la bi-bliographie internationale fournis par le site web of science, cett e catégorie sera confrontée aux autres concepts s’att achant à rendre compte de la ges-tion internationale de l’eau ainsi qu’à leur utilisation selon les diff érents champs, domaines et disciplines scientifi ques. Trois temps se distinguent nett ement entre l’émergence de la problématique (1990), sa confi rmation (2000) et son ancrage sur la scène mondiale. Ensuite, nous analyserons en quoi la gouvernance mondiale de l’eau par bassin relève encore d’un processus en construction et résulte de la conjonction de trois facteurs que sont : la profonde modifi cation de l’hydrologie des cours d’eau et des bassins transfrontaliers, un repositionnement stratégique des principaux bailleurs de fonds internationaux, et enfi n de la migration à cett e échelle du modèle de gestion par bassin.

Transboundary river basins (TRB), marqueur du processus d’internationalisation de la gestion de l’eau ?

Cet article s’insère dans le cadre du programme de recherche internatio-nale de coopération scientifi que franco-mexicain (PICS CNRS 2013-20151) sur « les Bassins transfrontaliers au carrefour de la coopération et des confl its en Mésoamérique » (BATRAM). Il porte sur une analyse critique du concept de bassin versant transfrontalier (transboundary river basin ou TRB). Pour ce faire, il s’inspire d’un point de vue méthodologique de ré-cents travaux portant sur un concept proche, celui de Gestion Intégrée des Ressources en Eau (GIRE) ou Integrated Water Resources Manage-ment (IWRM) (Molle, 2012 ; Trott ier, 2012). Y sont plus particulièrement abordés et explicités les conditions d’émergence, de circulation, ainsi que les enjeux politiques et scientifi ques liés à l’utilisation de ce concept. La méthodologie se complète également en mobilisant l’approche originale développée par Cook et Bakker (2012) à propos de la mise en débat du

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concept émergent de water security. La déconstruction du concept par les auteurs mobilise les outils d’analyse informatique de la bibliographie in-ternationale et notamment dans ce cas précis, la base de données de Web of science.

Comment aborder la question transfrontalière dans le domaine de l’eau ? Quelle approche/défi nition retenir ?

Nous retiendrons volontairement celle relativement large donnée par Sneddon et Fox (2006, p. 185) qui, à partir du cas empirique du Mékong, la défi nit, « as a transnational and transboundary basin something that trans-cended the water coursing through the main channel and its tributaries ». Deux autres points cruciaux émergent également de la littérature. Il s’agit de la mise en œuvre et/ou l’existence d’institutions de bassin en vue d’assurer la gouvernance dans le partage et l’utilisation des ressources en eau ainsi que la signature de traités ou de conventions entre États. Il est à noter que l’utilisation du terme « international » pour les eaux et les bassins reste quasi exclusivement associée à l’existence d’un acte juridique paraphé entre plusieurs États et reconnu par les instances internationales comme l’ONU. Bien que significatifs, ces éléments, qui peuvent apparaître comme un aboutissement dans un processus de coopération, ne sont pas suffi -sants pour assurer l’eff ectivité d’une gestion partagée et peuvent demeu-rer des « tigres de papier » (Bernauer, 2003).

Un processus, plusieurs approches

La litt érature relative à la dimension internationale de la gestion des res-sources en eau, circonscrite aux questions de coopération par bassin et de confl it, est riche et abondante. Il convient alors de replacer l’approche TRB au sein de cett e litt érature. Cett e dernière se décline en une multitude de thématiques plus ou moins englobantes. Elle témoigne ainsi des diff é-rentes entrées choisies par les chercheurs ou les institutions pour aborder cett e question. Plusieurs auteurs ont déjà fourni des travaux visant à éva-luer de manière globale la dimension internationale de la gestion de l’eau. Parmi les travaux les plus signifi catifs, citons ceux de Mostert (1998, 1999, 2003), Wolf (1998), Wolf et al. (1999) ainsi que ceux de Bernauer (2003). Ces travaux sont relativement concentrés dans le temps puisqu’ils sont publiés entre la fi n des années 1990 et le début des années 2000. Ce point est intéressant au regard du processus d’internationalisation, nous y re-viendrons plus tard.

L’analyse quantitative réalisée via la base de données Web of science2 indique que la catégorie « Transboundary river basins » -TRB- se compose d’un corpus de 35 références dont 22 articles3. Elle nous informe du nombre relativement faible d’articles mobilisant cett e expression pour

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rendre compte de la dimension internationale relative à la gestion des ressources en eau. Loin de prétendre à l’exhaustivité, un panel d’autres catégories, cinq, choisies à l’issue d’une revue bibliographique, permet d’illustrer cett e diversité d’approche. Il est nécessaire de préciser que ces diff érentes catégories ne sont pas étanches et que l’on retrouve des publi-cations partagées entre plusieurs entrées du fait des modalités de référen-cement des articles eff ectuées par sujet. La fi gure 1 comptabilise le nombre d’articles annuels publiés par les revues académiques répertoriées par le Web of science. L’entrée « International rivers basins » -IRB- représente 71 références dont 59 articles, « International waters » -IW- 156/125, « Trans-boundary waters » -TW- 68/54, enfi n « Transboundary rivers » -TR- 76/53.

Afi n de rendre compte de ce processus d’internationalisation, la lit-térature académique mobilise davantage l’entrée IW. Cett e dernière caté-gorie rassemble non seulement le plus grand nombre de références sur l’ensemble de la période mais bénéfi cie en outre d’une grande continuité dans les rythmes de publication. Dans une moindre mesure, cett e double caractéristique s’applique également aux catégories IRB et TW. Cett e ca-ractéristique distingue fortement la catégorie IW des autres, notamment celle de TRB beaucoup plus faiblement usitée et de manière discontinue. L’expression TR se révèle être une catégorie plus récente, n’apparaissant de manière signifi cative dans les publications qu’à partir de 2004.

Deux points communs rassemblent cependant ces diff érentes entrées. Tout d’abord, et malgré des travaux précurseurs alertant sur la nécessaire mise en place d’une gestion dépassant le seul cadre étatique (Rogers, 1969 ; Le Marquant, 1977 ; Utt on, 1978), les références à l’ensemble des ca-tégories précitées tendent à s’accroitre très fortement. Surtout, la constante progression du nombre d’articles mobilisant les diff érentes catégories

Figure 1 • Nombre d’articles annuels contenant l’une des catégories d’analyse.Source : S. Ghiott i d’après la base de données Web of science. Août 2013.

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d’analyse du processus d’internationalisation s’initie à partir du début des années 1990. Ensuite, depuis vingt ans, trois périodes se distinguent assez nett ement, surtout si on soustrait à l’ensemble de la distribution la catégo-rie IW (Fig. 2). Se démarquent ainsi le début des années 1990, le tournant des années 2000, enfi n une croissance plus soutenue à partir du milieu des années 2000.

Des préférences disciplinaires marquées

Ce qui diff érencie fortement les catégories d’analyses retenues, c’est leur ancrage disciplinaire. Nous avons retenu quasiment les mêmes ensembles4 que ceux élaborés par Cook et Bakker (2012) pour le concept de water secu-rity (Fig. 3). Pour analyser les diff érents corpus bibliographiques et mett re en évidence des « lignes de séparation » entre disciplines, deux pistes ont été suivies. Les thèmes et résumés des articles publiés pour chacune des catégories ont été analysés puis seuls les dix articles les plus cités ont été retenus.

Deux ensembles se distinguent assez nett ement. L’un est polarisé par la catégorie IW et se trouve plus particulièrement mobilisé par les dis-ciplines des sciences naturelles et des études environnementales. On re-trouve notamment et plus particulièrement la biologie (marine freshwater biology), les fi sheries studies, l’océanographie ou encore les recherches por-tant sur les aquatic organisms. Les recherches se focalisent beaucoup sur les

Figure 2 • Nombre d’articles annuels contenant l’une des catégories d’ana-lyse, excepté IW.Source : S. Ghiott i d’après la base de données Web of science. Août 2013.

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espèces aquatiques, leur milieu de vie, les migrations. On retrouve aussi beaucoup d’études sur les pollutions et les micro-polluants (y compris la question des sédiments) et leurs déplacements dans l’eau. La ressource est ici plutôt considérée comme un milieu de vie à connaître et à protéger, un élément d’un écosystème et/ou un vecteur/facteur de circulation. On observe cependant que la catégorie IW est également fortement mobilisée par les sciences sociales sans que cela n’att eigne cependant les volumes d’articles des disciplines précédentes. Cela s’explique notamment par le caractère ancien d’études portant sur les eaux internationales pour des champs disciplinaires comme le droit, les relations internationales ou en-core les sciences politiques. On notera également que le quatrième article le plus cité dans cett e catégorie est celui de Giordano et Wolf (2003) trai-tant des questions de gouvernance internationale pour la gestion partagée des eaux internationales.

En revanche, les auteurs qui travaillent sur les champs de la problé-matique – gouvernance, coopération, confl it - mobilisent très largement la catégorie IRB et dans une moindre mesure celle de TW. Les catégories TR et TRB sont quant à elles beaucoup moins homogènes même si la première est utilisée à la fois dans les champs des sciences sociales et des water resources et que la seconde att eint son score maximum au sein des sciences sociales. Au sein de la catégorie IRB, on retrouve ainsi les travaux du groupe de l’Université d’État d’Oregon animé par Wolf à l’initiative d’un site internet sur la question (htt p://www.transboundarywaters.orst.edu) et fortement

Figure 3 • Nombre d’articles par catégorie et par groupe de disciplinesSource : S. Ghiott i d’après la base de données Web of science. Août 2013.

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liés aux organismes internationaux comme l’UNESCO, ou encore les tra-vaux de Giordano (2003) et de Bernauer (2002).

Cett e litt érature se développe au sein de plusieurs champs théma-tiques. Elle relève ainsi souvent d’articles théoriques sur les concepts de gouvernance, de participation ou encore de gestion partagée (Savenij e & Van der Zaag, 2000). Mobilisant et interrogeant le concept de bassin ver-sant comme cadre de la gestion internationale des cours d’eau, elle par-ticipe aux débats relatifs aux jeux d’échelles (scaling studies) présents en sciences politiques et en géographie. Surtout, bon nombre d’articles se fo-calisent sur des études empiriques concernant certains bassins internatio-naux, notamment les plus emblématiques (Mékong, Colorado, Columbia, Volta, Sénégal, Nil, Jourdain, Tigre, Euphrate...) et cherchent à établir des typologies (Kliot et al. 2001). La mise en perspective et la comparaison de ces cas d’étude a également favorisé des recherches portant sur un état des lieux historique des coopérations transfrontalières5, sur la diff usion et la mise en œuvre concrète de ces institutions transfrontalières de bassin. Parmi les résultats de ces recherches, on observe de manière classique une tendance à la multiplication de démarches évaluatives qui proposent des critères permett ant de saisir le niveau et le degré de réussite ou d’échec de ces politiques de coopération dont les références ont été mentionnées plus haut. Si beaucoup de ces travaux ont souvent penché vers des évaluations plutôt normatives, on observe ces dernières années la publication d’articles insistant davantage sur des évaluations plus « compréhensives » sous l’in-fl uence de courants critiques. De manière non-exhaustive, on peut citer la political ecology (Sneddon & Fox, 2006), la critical political ecology, l’hydropo-litics ou l’hydro-hegemony (Zeitoun, 2013), les water interactions (Zeitoun et al. 2011) ou encore les waterscape studies (Molle et al. 2009). Ces approches se focalisent davantage sur le rôle des relations de pouvoir dans la gestion de l’environnement et notamment les interactions entre le cycle hydrolo-gique, l’espace (échelles multiples) et les sociétés (gouvernance, acteurs).

Cett e abondante production scientifi que aborde de manière systéma-tique les questions de pouvoir, de coopération, de gouvernance et d’insti-tutions. La proximité thématique entre les questions d’internationalisation de la gestion de l’eau, de gouvernance et de pouvoir s’explique pour partie par le contexte d’émergence de cett e litt érature. Cett e dernière est en eff et fortement infl uencée par les thèses des guerres de l’eau et les discours au-tour de la crise mondiale touchant cett e ressource, apparus au début des années 1990 et auxquels elle a apporté de nombreuses réponses. La thèse des guerres de l’eau repose sur un argumentaire couplant thèse malthu-sienne et déterminisme géographico-climatique : le développement des sociétés caractérisé entre autre par la croissance démographique et écono-mique conduit à surexploiter la ressource ; cett e situation entraîne des pé-

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nuries qui déboucheront sur de fortes tensions puis sur des confl its entre États notamment pour le contrôle des eaux transfrontalières. Le change-ment climatique aggravera les situations et les confl its dégénéreront de manière mécanique en guerres de l’eau de plus en plus courantes.

Depuis l’émergence de ce discours, plusieurs auteurs ont très forte-ment nuancé voire infi rmé ces théories (Wolf, 1998 ; Toset et al. 2000 ; Pos-tel & Wolf, 2001). Il n’est pas question ici de balayer d’un revers de main les sérieux enjeux inhérents à la gestion des eaux à l’échelle de la planète. Il s’agit plutôt de comprendre les modalités de construction et d’émergence de cett e thématique de l’internationalisation de la gestion de l’eau et le développement d’instances de bassin pour en assurer la régulation. L’ana-lyse détaillée de la bibliographie a montré certes des diff érences de catégo-ries employées pour en rendre compte selon les disciplines mais surtout a identifi é une convergence autour de trois périodes et d’un contexte « dé-clencheur » au début des années 1990. En eff et, après « l’alarme » des guerres de l’eau et autres crises de l’eau (water crisis), bon nombre d’études et d’évaluations ont été menées afi n de connaître la situation et d’en ef-fectuer le bilan sur de nombreux bassins à l’échelle de la planète. C’est pourquoi, nous semble-t-il, une recrudescence de publications intervient au tournant des années 2000. Au-delà du temps nécessaire à la bonne conduite des recherches, la conjoncture est favorable du fait, à nouveau, de l’organisation de rendez-vous internationaux6 qui maintiennent la thé-matique de l’eau comme une priorité et relayent les messages des scienti-fi ques. Enfi n, le sommet de la Terre de Johannesburg en 2002 (également appelé Rio + 10) confi rme ce discours sur cett e crise mondiale de l’envi-ronnement qui se globalise (eau, biodiversité, changement climatique…) et fi xe à l’échelle internationale un des points de passage obligés pour la résolution des problèmes. Citons notamment l’importance des fi nance-ments et recherches à cett e échelle se focalisant sur la connaissance des processus et la mise en œuvre des grandes bases de données et d’observa-tion sur le fonctionnement de la planète. Cela se traduit aussi en termes de publications, surtout après 2004 (cf. fi g. 2). De quoi cett e structuration est-elle le signe ? C’est ce que nous allons aborder dans la partie suivante.

La construction d’une gouvernance mondiale de l’eau

L’internationalisation de la gestion de l’eau autour de l’approche par bas-sins internationaux/transfrontaliers au début des années 1990 ne consti-tue pas un hasard (Ghiott i, 2005). La conjonction de plusieurs facteurs a joué dans ce sens. Nous en identifi ons trois : la profonde modifi cation des modes de gestion des cours d’eau et des bassins versants intervenus ces

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trente dernières années ; le maintien de l’eau comme priorité sur l’agenda politique international ; le transfert du modèle de la GIRE à cett e échelle. Enfi n, à l’échelle de la planète, les bassins transfrontaliers sont au nombre de 263 (59 en Afrique, 57 en Asie, 69 en Europe, 40 en Amérique du Nord, 38 en Amérique Latine ), contre 214 en 1978 (PNUD, 2006 ; Wolf et al. 1999). Ils couvrent près de la moitié des terres émergées et représentent une res-source en eau dont dépend près de 40 % de la population mondiale.

Vers la fi n du modèle aménagiste et développementaliste7

L’évolution et la mise en perspective sur le temps long des usages et des aménagements sur les cours d’eau relèvent d’une entreprise diffi cile – a fortiori à l’échelle mondiale - et ont très souvent cédé à la mode de la monographie. Jusqu’à une date récente, peu de recherches ont porté un regard global sur cett e problématique. Quelques travaux, notamment en Environmental History ont commencé à combler ce manque avec des ré-sultats tout à fait probants (Mauch & Zeller, 2008). Couplés à des travaux, eux nombreux, situés aux échelles nationale et régionale, il est possible de retracer les trajectoires des cours d’eau et des bassins et de comprendre les ressorts qui ont participé à l’émergence d’un courant militant pour la mise en œuvre d’institutions particulières pour la gestion des cours d’eau internationaux.

Concernant plus particulièrement la catégorie des cours d’eau inter-nationaux, on note une att ention particulière et ancienne (en France dès le début du XVIIe siècle par exemple) par les diff érents pouvoirs en charge de leur gestion. Jusqu’au début du XXe, ces cours d’eau, leur gestion et les coopérations mises en œuvre ont été dominés par un usage, la navigation, et un acteur, l’État. Ce lien s’est développé au cours du XIXe siècle avec la construction et l’affi rmation des États nations du fait du développement industriel et commercial. Les cours d’eau internationaux sont ainsi deve-nus à la fois des enjeux politiques (considérés comme des « propriétés » des États sur leur territoire, affi rmant ainsi leur souveraineté) et écono-miques pour leur rôle dans la circulation des hommes, des marchandises... et des troupes. Le triptyque Frontière/État/navigation assurait la base aux très nombreux traités relatifs à l’utilisation de ces cours d’eau.

Progressivement, ce « monopole » en termes d’usage s’est eff rité et d’autres usages sont apparus sous le poids de la croissance démographique, du développement économique et urbain, auxquels il fallait apporter da-vantage de ressources. La multiplication des usages et des usagers a aug-menté la pression sur les ressources et le développement de politiques de l’off re visant la satisfaction des besoins. En conséquence, les changements les plus signifi catifs et impactant pour les cours d’eau et les bassins ver-

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sants ont été la construction de barrages multi-usages (énergie, irrigation, eau potable) (Fig. 4) et le développement des périmètres irrigués, à des échelles inconnues jusqu’alors. Ces infrastructures ont longtemps été af-fi chées comme des symboles de modernité, expression de la maîtrise de la nature par l’homme (Kaïka, 2006). Ils se sont malheureusement trans-formés en « éléphants blancs », souvent éloignés des objectifs initialement affi chés.

L’équipement et l’aménagement des bassins versants par des in-frastructures lourdes se sont intensément développés au cours des dé-cennies 1970 et 1980, largement impulsés et fi nancés par les bailleurs de fonds internationaux comme la Banque Mondiale (Molden (Eds.), 2007, p. 8). Ces usages ont non seulement impacté la ressource présente dans les cours d’eau mais ont également eu des conséquences sur l’ensemble du ré-seau hydrographique. En eff et, les politiques hydrauliques entreprises ont très largement joué sur le contenu et l’orientation des politiques d’aména-gement et de développement du territoire, au-delà même des frontières de l’État à l’initiative de ces projets. D’autres problématiques se sont égale-ment ajoutées sur les cours d’eau internationaux (et sur les autres), comme la lutt e contre les crues et les pollutions.

Tant les conséquences humaines et environnementales que l’effi cacité fi nancière et économique de ce modèle basé sur l’accroissement de l’off re ont été progressivement critiqués et remis en cause au cours des années 1980, notamment pour ce qui concerne les cours d’eau internationaux. Avec le début des années 1990 et la rhétorique du développement durable impulsée par le rapport Brundtland de 1987, s’est progressivement déve-

Figure 4 • Mise en service de grands barrages dans le monde par décennie au XXe siècle.Source : Ghiott i, S. & Molle, F. 2008 d’après ICOLD, 1998 dans le CMGB 2000.

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loppé un nouveau rapport à la nature caractérisé par de fortes revendica-tions environnementales (protection des milieux) et sociales (participation des populations). Ces revendications relaient d’une certaine façon les « alarmes » lancées à l’échelle internationale dès 1972 avec la conférence sur l’environnement de Stockholm. Elles sont également présentes très tôt mais de manière marginale dans la litt érature avec le livre de Le Marquant en 1977 qui souligne déjà les limites des approches juridiques et tech-niques pour la gestion internationale des ressources en eau et milite pour l’analyse des relations de pouvoir et la mise en œuvre de mécanismes de coopération (Utt on, 1979).

Le poids des organisations internationales

La partie précédente montre que la situation de certains bassins versants est préoccupante. Des fl euves comme le Niger, le Sénégal, le Danube ou encore l’Indus accusent des situations sanitaires et/ou écologiques drama-tiques en lien avec des pollutions d’origines urbaine, agricole ou encore industrielle. D’un point de vue quantitatif, la situation est tout aussi pré-occupante avec l’apparition d’un phénomène appelé « la fermeture des bassins » (river basin closure) (Molle et al. 2010). Molle (2012, p. 226) le dé-fi nit comme « Au fur et à mesure que les rivières sont sollicitées, que des stocks sont créés et utilisés, que les aquifères sont exploités, que les activi-tés polluantes augmentent, et que l’eau est recyclée et réutilisée plusieurs fois de l’amont vers l’aval (avec, à chaque utilisation, une dégradation de sa qualité), on dit que le bassin se ferme. En pratique, cela se traduit par une qualité d’eau ou un débit insuffi sant pour assurer un équilibre à l’in-terface terre-mer en termes de contrôle des intrusions salines, d’évacua-tion de la charge en sédiments, ou de santé des écosystèmes estuariens et litt oraux ». Le modèle alors propagé pour les gérer arrive à bout de souffl e tout comme le cadre juridique, centré sur l’état et la navigation.

La décennie 1990 s’ouvre donc sur un décalage énorme entre la réalité du terrain, les tensions qui s’exercent sur les sociétés et sur les ressources et les outils disponibles pour palier, gérer cett e situation. Il en résulte à la fois une prise de conscience de plus en plus affi rmée à l’échelle plané-taire pour agir, mais aussi une amplifi cation des discours alarmistes sur la crise mondiale de l’eau et les guerres de l’eau dont les cours d’eau et les bassins internationaux seraient bientôt l’objet. Après une décennie, 1980-1990, de relatif silence à l’échelle internationale sur ces thématiques, deux conférences sont organisées à nouveau en 1992, à Dublin sur l’eau et l’en-vironnement et à Rio sur l’environnement et le développement, où des approches plus institutionnelles, sociales et économiques sont proposées. Comme le rappelle Meublat (2001), le maintien de la problématique de

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l’eau au sommet de l’agenda politique international résulte tout autant du résultat d’une puissante opération de lobbying entreprise par la « commu-nauté de l’eau » que de l’acuité des enjeux ou de la nécessité de nouveaux modes de régulation. En eff et, les questions relatives à l’eff et de serre, à la couche d’ozone, à la déforestation, à la conservation de la biodiversité arrivent sur le devant de la scène au même moment. Un « embouteillage » se produit à l’échelle internationale doublé d’une lutt e pour l’accès aux fi nancements. La relative faiblesse des engagements pris à la suite de Dublin donne un avertissement suffi samment fort pour que « la commu-nauté de l’eau » (fonctionnaires internationaux ou nationaux, industriels, experts, scientifi ques, ONG, élus), habituée à ce que l’eau soit « au centre de la table », l’autorisant ainsi à drainer une partie majeure des crédits disponibles, interprétât cela comme une remise en cause de sa légitimité et comme une menace pour la sécurité du financement de son action.

Un appui décisif au maintien de l’eau sur l’agenda international semble avoir été donné par les bailleurs de fonds internationaux, notamment la Banque Mondiale qui en 1993 publie ces nouvelles orientations pour la gestion de l’eau. Comme le rappelle Jaglin (2005), l’engagement de ces institutions n’est pas dénué de sens, surtout après dix années de mise en œuvre des plans d’ajustement structurel (PAS) dont les résultats ont été souvent dramatiques pour les populations dans le domaine de l’eau po-table. L’appropriation par ces mêmes institutions de nouvelles politiques et orientations portées par le souffl e de la durabilité leur fournit ainsi une nouvelle légitimité. Il faut reconnaître que lutt er contre la crise mondiale de l’eau et participer à éviter les guerres de l’eau est une entreprise noble.

En complément du volet fi nancier, l’Assemblée générale des Na-tions Unies adopta le 21 mai 1997 la convention sur l’utilisation des cours d’eau internationaux à des fi ns autres que la navigation. Cafl isch (1997) indique que le système précédent, frontière/État/navigation, est remplacé par celui composé de système de cours d’eau/gouvernance supra-éta-tique/multi-usages. Outre le fait de préciser que cett e convention a une portée limitée malgré sa ratifi cation, l’auteur montre très bien combien le choix de favoriser une approche plutôt tournée vers les cours d’eau et non vers la notion de bassin versant a dominé. Cett e vision est le résultat d’un compromis entre la nécessité de faire évoluer le système, de fournir un nouveau cadre juridique, et celle de ne pas trop contraindre les États. Ces derniers ont visiblement refusé la notion de bassin versant, jugée trop large comme échelle et trop contraignante car elle portait att einte à leur souveraineté. En eff et, la notion de cours d’eau limite ce risque car dans le champ du droit international, la gestion des cours d’eau relève de prime abord de la souveraineté des Etats. Cela tend à limiter au maximum les ré-fl exions dépassant le cadre national. Comme l’indique Waterbury (1997),

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l’approche par bassin transfrontalier apparaît comme une catégorie de gestion en construction, un entre-deux entre l’unilatéralisme et la coopé-ration internationale que sanctionne la signature d’un traité par exemple. La reconnaissance du caractère transfrontalier est encore plus diffi cile à établir sur les aquifères en raison de la diffi culté à établir des connais-sances précises sur les ressources et leur périmètre (Petit, 2004 ; Bied-Char-reton et al., 2006).

Le recours à la GIRE

L’aménagement, le développement et la gestion des bassins versants in-ternationaux ont montré la nécessité de repenser les bases et les cadres en cours, jusqu’alors centrés autour d’un acteur, l’État, et d’un usage, la navigation. En conséquence de l’affi rmation de nouveaux usages et de nouveaux enjeux, la nécessaire coordination/coopération entre acteurs multiples et intervenant à diff érentes échelles est apparue comme une nécessité.

Second point, le poids et le passage par l’échelle internationale semblent incontournables (mais non suffi sants) pour la problématique de la ges-tion des bassins internationaux. On imagine mal en eff et les États, déjà montrés du doigt pour l’ineffi cacité de leur politique, s’engageant de leur propre initiative dans une voie contraignante ou limitant fortement leur marge de manœuvre et leur souveraineté. La coopération internationale à l’échelle du bassin versant ne recoupe pas les limites nationales, change les circuits de décisions et favorise l’apparition de nouveaux acteurs (ONG, entreprises privées, populations locales…) avec qui il faut composer. Cett e politique reste à ce titre extrêmement dépendante des fi nancements in-ternationaux et largement moins soutenue que la gestion des « eaux do-mestiques » comprises comme étant les eaux nationales. À titre indicatif, selon l’ODI (2002) citant les chiff res du Global Water Partnership de 1996, le fi nancement des cours d’eau internationaux représentait, soit entre 16 et 17,4% du total des investissements des pays développés dans le secteur de l’eau (estimés entre 76 et 83 milliards de dollars). Sur ces 13,2 milliards de dollars investis, 9,1 milliards provenaient de l’aide internationale soit 69%).

Les profondes modifi cations touchant les cours d’eau intervenues du-rant les décennies 1970-1980 demandent la formalisation d’une nouvelle catégorie juridique dont le contenu et les contours ne font pas uniquement référence au principes et aux règles de droit mais entérinent une nouvelle catégorisation de la nature/du cours d’eau. Elle précise ce que doit être la Nature (ici les cours d’eau internationaux et leurs bassins), à quoi elle doit servir (multi-usages) et la façon dont elle doit être gérée. Sur ce dernier point, le cadre et l’échelle spatiale choisis seront celui du bassin versant,

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que les années 1990 ont vu s’imposer avec force comme concept nirvana (Molle, 2008, 2012). L’approche par bassin versant se verra ainsi propulsée comme cadre de gestion à l’échelle internationale, rôle qu’il avait déjà tenu dans les années 1950-1960. Ce modèle de la Tennessee Valley Authority (TVA) établi dans les années 1930, était aussi à cett e époque un outil de la politique étrangère américaine afi n de promouvoir le développement à partir des ressources hydrauliques et pensé comme un moyen de lut-ter contre l’expansion du communisme partout sur la planète (Sneddon & Fox, 2006, 2011). Dans la foulée des conférences internationales de Rio mais surtout de Dublin, les approches libérale et économique de l’eau sont reconnues, tout comme les approches par la décentralisation et la parti-cipation de tous les acteurs, notamment locaux, et ce d’autant plus forte-ment que la « mauvaise » gestion des ressources en eau est att ribuée aux États. Comme vu plus haut, cett e approche par bassin versant est ainsi appropriée par certains acteurs dont la logique d’action et/ou de discours se situe à l’échelle internationale, légitimant leur intervention (bailleurs de fonds, ONG, entreprises privées). Elle permet aussi à des populations voire des pouvoirs locaux de revendiquer cett e échelle d’action leur per-mett ant de demander plus de pouvoir et de reconnaissance. Souvent, dans de très nombreux pays dits du sud, le passage par l’international donne ainsi une opportunité au « local » de court-circuiter l’échelle nationale qui l’a souvent ignoré et marginalisé dans les projets hydrauliques. Les situations peuvent cependant être beaucoup plus complexes et il s’agit de prendre en compte non seulement les « traditions » et les logiques his-toriques d’intervention des États dans leurs politiques hydrauliques (ré-gulation par le marché, par la loi, les deux) ainsi que leur organisation politico-administrative (centralisation, déconcentration, décentralisation, etc.)8.

Le cadre de gestion par bassin versant à l’échelle internationale appa-raît, au-delà de sa « naturalité », comme une construction sociale et poli-tique résultat d’une confrontation d’intérêts et d’un rapport de force entre acteurs à cett e échelle. La conséquence en est un changement profond des circuits de décision et donc de pouvoir. Le passage de territoires à matrice étatique à des territoires à base hydrologique participe à la redéfi nition des priorités ainsi qu’au partage social et spatial des coûts et des bénéfi ces inhérents à chaque projet hydraulique de grande ampleur. Ce n’est pas le moindre des paradoxes att achés à la gestion par bassin. Mobilisée pour son apparente évidence technique et hydrologique (Cohen & Davidson, 2011) ainsi que pour sa neutralité car détachée des découpages politiques et administratifs (Molle, 2012), elle invite en retour à réintroduire la di-mension politique longtemps exclue, au moins publiquement, de la ges-tion de l’eau (Molle, 2009).

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Conclusion

La problématique de l’internationalisation de la gestion de l’eau se décline entre plusieurs catégories d’analyse et n’émerge réellement dans la litt é-rature scientifi que qu’au tournant des années 1990 avec la crise mondiale de l’eau et notamment les discours sur les guerres de l’eau. Si la gestion par bassin versant dans le cadre de la GIRE s’est très largement imposée dans la litt érature, son insertion à l’échelle internationale apparaît pour le moment moins stabilisée. Pour des raisons à la fois historiques - ap-proches navigo et étatico centrées héritées du 19e siècle- et disciplinaires - droit, relations internationales et plus récemment sciences naturelles- le terme international reste dominant. La signature d’une convention ou d’un traité et l’établissement d’une dimension juridique dans le processus de coopération demeurent un passage important, au moins symbolique-ment, bien qu’il soit nett ement insuffi sant pour établir une gouvernance partagée des ressources entre deux ou plusieurs États. Les frontières éta-tiques restent des éléments extrêmement diffi ciles à contourner car syno-nymes de souveraineté étatique. Cett e diffi culté se trouve renforcée par les confi gurations géographiques des cours d’eau internationaux dont les tracés soit font fi gure de frontière entre deux états soit traversent une ou plusieurs frontières, plaçant ainsi leur bassin versant dans des situations en décalage avec le modèle théorique. Enfi n, la diversité dans les degrés et mode de développement et d’aménagement des bassins versant à l’échelle de la planète rend encore plus diffi cile l’application de solutions uniques et transposables. À cela s’ajoutent les diff érents acteurs, intervenant à des échelles multiples, ce qui oblige à replacer le bassin versant au sein d’un réseau d’acteurs et de territoires multi-scalaires.

La gestion par bassin transfrontalier apparaît comme une étape sup-plémentaire vers une gestion partagée mais reste fragile en l’absence d’un véritable cadre juridique international, d’une dépendance vis-à-vis des fi nancements internationaux et du poids des États et des grands usagers sectoriels. Malgré tout, la coopération dans le domaine de l’eau reste la majorité des situations et il est diffi cile de penser que le crédit est seule-ment à porter à l’approche par bassin. En dépassant les cadres habituelle-ment usités et en se confrontant à la dure réalité de la mise en œuvre, elle permet dans le contexte actuel de réintroduire pour partie la dimension politique, longtemps laissée sous la table des négociations.

STÉPHANE GHIOTTI est géographe, chargé de recherche au CNRS au sein du la-boratoire Acteurs-Ressources-Territoires dans le Développement (ART-Dév) UMR 5281 à Montpellier. Ses recherches se situent dans le champ de la géographie so-ciale environnementale comprise comme l’analyse des interactions nature/société.

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Elles visent à appréhender à la fois les mécanismes sociaux d’appropriation et de contrôle des ressources en eau mais aussi leurs conséquences pour l’organisation et le fonctionnement des territoires. Ces recherches sont menées en France et à l’échelle européenne ainsi qu’autour du bassin méditerranéen (Liban, Maroc).

NOTES

 1. Coordination : Lucile Medina, UMR ART-dév, Université Montpellier 3 et Edith Kauff er, CIESAS-Sureste, Mexique.

 2. Je remercie tout particulièrement Mme Sylvie Devèze, bibliothécaire/docu-mentaliste au Département de Géographie de l’Université Paul Valéry-Mont-pellier 3 pour son aide dans ce travail.

 3. L’ensemble des requêtes et des analyses a été eff ectué en date du 6 août 2013 sur le site web of science. Fait ainsi partie du corpus uniquement la catégorie « articles » contenant (strictement) les expressions mentionnées ci-dessus et concerne la période 1900-2012 permett ant ainsi d’interroger sur une très longue période toutes les références enregistrées dans la base de données.

 4. WR : water resources ; ES : environmental studies, sciences and ecology ; EN : engineering (civil, environmental, chemical, multidisciplinary) ; MD : geosciences, multidisciplinary sciences ; GE : geography ; SS : social science (international relations, law, planning and development, anthropology, area studies, ethics, economics, operations research and management science, so-ciology) ; NS : natural/physical science (biology, computer science, Fisheries, food science, limnology, biodiversity conservation, social science, tropical medicine, plant science parasitology) ; AS : meteorology and atmospheric sci-ence, oceanography) ; NuS : nucleaire science technology, chemistry inorganic nuclear).

 5. Citons par exemple, la Commission du Rhin (1831), celle du Danube 1948, du Nil (1959), de l’Indus (1960), du Mékong (1957), du Rio de la Plata (1969)…

 6. Conférence internationale de Paris sur l’eau et le développement durable de 1998 ; Second forum mondial de l’eau à la Haye en 2000.

 7. Les concepts de modèle aménagiste et de developmentalist project ont été défi nis respectivement par Michel Marié (2003) et par Edmund III Burke et Kenneth Pomeranz (2009).

 8. Pour le cas de l’Union européenne, la gestion des cours d’eau transfrontaliers s’inscrit dans le cadre des districts hydrographiques institués par la directive cadre européenne sur l’eau de 2000. Cett e gestion donne lieu à des confl its politiques et de compétences entre les trois échelles que constituent la Com-mission européenne, l’État et les niveaux décentralisés comme dans le cas de la France notamment. Cet exemple est intéressant dans la mesure où les mo-dalités de mise en œuvre de la DCE renforcent le rôle de l’État, particulière-ment en France, étant donné que ce sont ses représentants et ses institutions (Préfet coordonnateur de bassin et Agence de l’eau notamment) qui sont défi -nis comme « competente authority » au sens de la DCE.

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The transboundary river basin: Emergence, construction and itinerary of a concept

Stephane Ghiotti

Abstract: This article presents a critical analysis and a historical perspec-tive on the transboundary river basin concept. It focuses on two key mo-ments based on an analysis of the publications on the topic on the web of science database. The fi rst one illustrates the emergence of the concept in the early 1990s and its place in the literature which emphasizes the in-ternationalization of the water management process. In order to demon-strate this phenomenon, the article follows an itinerary among several scientifi c disciplines from hard sciences (hydrology, ecology) and soft sci-ences (law, political sciences). The second part of the article is devoted to explaining how the territory of transboundary basins is a social and po-litical construct that illustrates profound changes in the development of international river basins and the infl uence of international donors, and fi nally promotes the model of integrated water resources management (IWRM) at the international level.

Keywords: confl ict, cooperation, river basin governance, transboundary river basin, water management

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Resumen: Este artículo presenta un análisis crítico del concepto de cuenca transfronteriza (transboundary river basin) usando una perspectiva histó-rica. Gracias al desarrollo de un análisis cuantitativo realizado a publica-ciones que abordan esta temática, disponibles en el portal Web of Science, el texto determina dos conclusiones principales. En primer lugar, a través de un análisis crítico sobre la literatura referente al proceso de interna-cionalización de la gestión del agua, el artículo encuentra que la emer-gencia del concepto tuvo su origen a principio de los años noventa. En un segundo lugar, el artículo explica el territorio de la cuenca transfron-teriza como una construcción social y política mostrando así los cambios profundos en la valorización de los ríos y de las cuencas internaciona-les, la infl uencia de los organismos e instituciones y, en esta escala, la promoción del modelo de la Gestión Integrada de los Recursos Hídricos (GIRH)..

Palabras claves: Confl icto, cooperación, cuenca transfronteriza, gestión del agua, gobernanza de cuenca


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