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Arts Et Sciences

Date post: 25-Jan-2016
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approches sémiotiques et philosophiques des images - dirigé par A. Beyaert-Geslin et M.G. Dondero
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Collection Cultures Sensibles Arts et sciences Approches sémiotiques et philosophiques des images Ouvrage dirigé par Anne Beyaert-Geslin et Maria Giulia Dondero Presses Universitaires de Liège 2014
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Collection Cultures Sensibles

Arts et sciencesApproches sémiotiques et philosophiques

des images

Ouvrage dirigé par

Anne Beyaert-Geslin et Maria Giulia Dondero

Presses Universitaires de Liège2014

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L’art comme texte et comme pratique de laboratoire

Anne Beyaert-Geslin Université Bordeaux Montaigne, MICA

Introduction

La relation entre l’art et la science est marquée par une attirance mutuelle dont il n’est pas si aisé de comprendre les ressorts. Cette attraction ne peut nous étonner car leurs productions respectives déterminent la même épistémè qui les construit en retour. L’art et la science d’une époque témoignent d’un même état de la connaissance, comme l’a indiqué Baxandall (2000 [1985]) qui examine la peinture de Chardin à l’aune des découvertes de Newton sur la lumière, par exemple. Même s’ils ressortissent à deux communautés distinctes et élaborent une histoire parallèle, ils se retrouvent donc dans un unique actant collectif historique et collaborent sans cesser de dialoguer et de s’échanger des modèles. Cette connivence se traduit par un partage des mêmes outils technologiques car, dans la mesure où l’art tient le changement pour une valeur 1, il se montre nécessairement attentif aux innovations de la science qui ressourcent ses modèles et argumentent sa créativité 2.

D’un côté, la science cherche des modèles susceptibles de représenter l’invi-sible, de décrire l’objet de connaissance qu’elle construit ou au moins, lorsque cet invisible ne peut plus être représenté par le calcul, l’expérience de l’objet de connaissance qu’elle a construit  : c’est la vue d’artiste. Ainsi peut-on, à l’instar de Mac Allister (1996), concevoir l’histoire des sciences comme celle de modèles esthétiques, qui assure le partage des connaissances avec la communauté en exploi-tant le présavoir propre au lieu commun 3. De l’autre côté, l’art modifie de même ses relations à l’objet, soit qu’il initie de nouvelles relations au signe 4, soit qu’il révèle d’autres dimensions de l’objet de connaissance. L’image scientifique procède en effet au choix d’une certaine technologie conçue comme un moyen d’accéder à

1. Barthes (1957) évoque une néomania, Darras (1998) une néophilie. 2. Pour une réflexion plus générale sur la créativité en art et en sciences, je me permets de renvoyer

au quatrième chapitre de Beyaert-Geslin (2012).3. Voir Beyaert-Geslin (2011b).4. Comme ce rapport d’empreinte inauguré par Marcel Duchamp pour ses moulages du corps.

Voir Fontanille (2004 et 2011).

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18 Anne Beyaert-Geslin

une distance précise qui, dans le cas des images contemporaines, se trouve située hors du visible. Emprunter ce moyen d’accès technologique permet de construire un objet neuf, c’est-à-dire de « faire des mondes » selon l’expression de Goodman 5. Mais ces emprunts doivent-ils seulement être situés au niveau de l’image, d’un modèle de représentation qu’il suffirait alors de transférer d’un univers à l’autre ? Ne peut-on situer ces déplacements en amont de la fabrication de l’image, en nous référant au modèle interprétatif de la sémiotique des pratiques de Fontanille (2008) ?

Dans cet article, je souhaiterais adopter le point de vue de la pratique artis-tique pour observer comment l’art ressource sa créativité en « important » soit des modèles d’images soit des modèles opératoires qui, non seulement, occasionnent une rénovation radicale du plan d’expression mais réclament en outre un nouveau cadre d’interprétation. Dans un premier temps, nous situerons les images artistiques dans une généalogie contrainte par un certain nombre de modèles qui déterminent dès l’abord leur apparence. L’introduction d’un modèle scientifique permet d’inter-rompre la continuité des lignées d’images et de rénover la signification par les inter férences des deux univers de sens mis en contact, comme le montrera l’étude de planisphères « importés » par Ruth Barabash et Agnès Denes. Dans un second temps, nous verrons comment l’art issu de Marcel Duchamp adopte, au-delà des modèles d’images de la science, quelques-uns de ses modèles pratiques, en rempla-çant le mode de fonctionnement de l’atelier par celui du laboratoire.

Une importation d’images

Pour commencer, soulignons que le principe d’un échange suppose qu’art et sciences partagent leurs centres d’intérêt, essentiellement le corps et le monde qui correspondent aux genres majeurs de la peinture, le portrait et le paysage. Les images scientifiques qui montrent l’intérieur du corps apparaissent dès lors comme une possibilité de dépassement de l’enveloppe corporelle sur laquelle bute le regard de l’artiste, de même que les images du monde sont une extension du paysage vers l’infi ni ment petit et l’infiniment grand, c’est-à-dire au-delà des limites du visible. Les instruments de visualisation assurant l’extension de la compétence modale, l’explo ration prend alors le relais de l’observation (Fontanille 2009 et Dondero & Fontanille 2012). De ce point de vue, si l’art et la science ont de tout temps cheminé ensemble, un point d’inflexion doit sans doute être situé dans la seconde moitié du xixe siècle. Alors que le modèle de la perspective de la Renaissance est mis en cause par les artistes et les scientifiques, les découvertes de la science procurent à cette époque de nouvelles opportunités de représentation avec la photographie, la radio-gra phie ou le télescope qui étendent les possibilités de la vision 6.

5. Voir Goodman (1978).6. Voir à ce sujet Sicard (1998).

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Si nous nous situons du côté de ces nouvelles images, une différence essentielle semble pourtant opposer les deux univers  : l’imagerie contemporaine se présente comme un défilement alors que l’énoncé artistique est un texte clos sur lui-même. Nous souhaiterions mettre en cause cette différence communément avancée et récuser l’oppo sition qu’elle sous-tend entre la multiplicité scientifique et l’unicité artistique.

L’imagerie de laboratoire se présente toujours sous la forme d’un défilement qui transporte quelque chose de constant, c’est-à-dire une isotopie, d’un bout à l’autre de la chaîne 7. La processualité qui détermine une méréologie fragmentaire pourrait être considérée comme une spécificité de l’image scientifique si un regard plus attentif ne laissait apparaître une ambiguïté. En effet, cette imagerie reste confi née dans le laboratoire. Les scientifiques offrent à la communauté des images réifiées, sorties du défilement de la visualisation, dont le statut doit être reconsidéré car, soustraites des mesurages mathématiques, elles relèvent plutôt de l’illustration et procèdent à une symbolisation des explorations : les pratiques scientifiques se muséifient ainsi dans les images 8.

Une seconde objection peut être faite en se plaçant du côté de l’art. Certes, la méréologie de l’image artistique s’offre comme une totalité avec d’autant plus d’évidence que le cadre, le mode de construction centrifuge de l’image qui déduit ses lignes à partir du bord 9, et jusqu’au dispositif d’exposition qui impose une structure auratique, donnent à celle-ci la capacité de se replier sur elle-même, lui conférant dès l’abord les propriétés d’un texte, soit « la cohérence, la clôture et la cohésion » selon Floch (1990). Si cette opposition peut être légitimée par l’isolement caractéristique de l’énoncé artistique, elle perd pourtant toute consistance dès lors que nous nous affranchissons du point de vue du texte, qui semble pour ainsi dire fait pour lui et le situons dans une pratique. Une processualité artistique s’impose alors, qui ne peut certes être reliée à une quelconque procédure de visualisation comme dans le laboratoire mais tient ensemble de multiples plans d’expression compactés dans l’épaisseur du discours. Avant l’image, c’est-à-dire sous l’image, se trouve toujours une autre image, d’autres images, une multiplicité avec laquelle la nouvelle coopère 10. Ces plans d’expression agrégés agissent comme autant de

7. Cette continuité permet de surmonter l’hétérogénéité des systèmes de représentation impo-sés d’une image à l’autre, comme nous l’avons montré à propos d’un programme de restaura-tion d’une œuvre d’art, dont les images associent des systèmes aussi divers qu’une coupe, un plan d’ensemble, des photographies, des dessins. Voir à ce sujet Beyaert-Geslin (2010). Cette indispen sable continuité sémantique déjoue ainsi les discontinuités syntaxiques qui constituent le caractère « opératique » de l’imagerie scientifique selon Bastide (2001).

8. On se reportera ici même au texte de Dondero, infra.9. Parmi toutes les propositions qui s’accordent sur ce mode de remplissage à partir du bord,

citons celle de Van Lier, Anthropogénie http://www.anthropogénie.com/anthropogénie_locale/semiotique/arts_espace_2.pdf

10. L’insistance des modèles figuratifs n’est sans doute jamais aussi forte que dans la photographie de reportage qui soumet chaque nouvel événement abordé à une forme dramatique antérieure, voir Beyaert-Geslin (2009).

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modèles qui prédéterminent le plan d’expression de l’image à venir et rappellent ces clichés que Deleuze (avec ou sans Guattari) propose de chasser par la créativité chaotique. En différents endroits et par diverses métaphores, cet auteur décrit la créati vité du chaos qui permet de se battre « contre les « clichés » de l’opinion » (Deleuze & Guattari 1991, p. 191). Il faut, dit-il, « (les) effacer, nettoyer, laminer, même déchiqueter pour faire passer un courant d’air issu du chaos […] » (Deleuze 1981, p. 92). La créativité chaotique est recherchée par le peintre Francis Bacon lors-qu’il ouvre largement la bouche du pape et, par le tracé d’un diagramme, s’efforce « faire surgir la figure improbable » (Deleuze & Guattari 1991, p. 191) mais elle appartient aussi au poète qui « fend l’ombrelle fabriquée par l’opinion » pour faire passer « un peu du chaos libre et venteux » 11. Elle s’efforce toujours de rompre avec la prévisibilité des formes.

Si les descriptions de cette créativité sont récurrentes dans l’œuvre du philo-sophe, les clichés qui contraignent l’énonciation ne sont guère décrits mais on pourrait proposer de les situer à trois niveaux.

La processualité des images

La modélisation se manifeste tout d’abord à l’échelle de l’histoire de l’art qui retrace l’évolution des motifs et des genres, accueille l’alternance des styles et s’offre à l’artiste comme un répertoire de formes dans lequel il peut puiser. Elle se manifeste ensuite à l’échelle de la production de l’artiste qui, d’une image à l’autre, va de même compacter de multiples plans d’expression. Elle intervient enfin à l’échelle de l’image elle-même qui superpose de même de multiples couches d’expression. À chaque niveau de cette triple processualité, la praxis met en présence les formes énoncées et l’instance du discours pour manifester un plan d’expression. Elle exploite le système en stock, contribue à le remodeler et à le mettre en circulation pour des utilisations futures. Elle intègre l’énonciation individuelle à une énonciation collective et assure sa participation au système en devenir.

Mais toutes ces propriétés ne seraient qu’une description banale de la praxis énonciative 12 si elles ne marquaient deux inflexions singulières. D’abord, lors-qu’elle met en présence les formes et l’instance du discours par une prédication existentielle et assomptive, la pratique artistique souligne la force d’une prise en charge. Il ne s’agit pas seulement d’assumer des formes assertées mais, au-delà, de prendre position vis-à-vis d’un héritage, d’assumer une responsabilité d’artiste et la cohérence d’une œuvre pour se situer dans l’histoire de l’art.

Ensuite, la pratique artistique manipule des modes d’existence en suivant un parcours ascendant lorsqu’il tend vers la réalisation des grandeurs ou descendant lorsqu’il reconduit la tension du mode réalisé vers la virtualisation. Ascendant

11. Deleuze & Guattari (Ibid.). Nous discutons plus précisément ces propositions dans « La démonstration comme un ballon captif ».

12. Voir notamment sa description dans Fontanille (1998, p. 271).

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ou décadent, on voit bien comment un parcours tend à construire le procès ou à remonter au système pour générer des types qui étofferont le stock et resteront dans l’arrière-plan du discours. Cependant lorsque ce mouvement de la praxis met en concurrence différents plans d’expression, il cherche surtout un plan de manifestation pour une réalisation matérielle. Il constitue ainsi des épaisseurs de discours qui se confrontent dans le plan d’inscription de l’image en train de se faire.

Cette particularité de l’énonciation plastique qui, d’un côté accentue la respon­sa bilité de l’instance du discours et de l’autre, vise la matérialisation met en jeu une dialectique créative se vérifiant à plusieurs niveaux, comme un feuilletage. Au niveau de l’image, il faut tout d’abord rendre compte d’une tension entre une matière et une figure 13, entre la plasticité et la figurativité. Un énoncé visuel peut faire l’objet d’une lecture figurative qui met le contenu plastique entre parenthèses ou d’une lecture plastique qui, à l’inverse, suspend la lecture figurative. Cette présen ti fication alternative (actualisation/potentialisation) est certes déterminée par la distance d’observation qui permet d’étendre ou de resserrer le champ, mais procède surtout d’une décision de l’observateur qui accorde alors à une partie de l’énoncé un statut de figure et à l’autre un statut de fond 14. Or comme l’avons montré sur différents exemples tirés de la peinture 15, cette décision peut, lorsque figure et fond tendent à se confondre, relever de la casuistique.

L’hésitation renvoie alors à la question de l’iconicité et à la possibilité d’une « prise » iconique, c’est-à-dire d’une stabilisation des rapports entre les données figura tives et matérielles qui met en jeu leur solidarité perceptive. Cette possibilité qui renvoie à la question générale de l’iconicité 16 trouve sa plus belle illustration dans Le Chef d’œuvre inconnu de Balzac où l’on raconte comment les infinies retouches du peintre ont abouti à la dissolution de la figure : il n’y a plus « rien », constate le narra teur, navré. En superposant de multiples plans d’expression dans la densité maté rielle, l’accumulation de la matière finit par empêcher toute « prise » iconique. Au lieu de construire une composition dont les parties seraient séparables dans la perception, la transformation méréologique produit une fusion dont les parties figura tives, en l’occurrence les figures, et les parties matérielles, en l’occurrence les pigments colorés, ne sont plus séparables que par abstraction 17. Les œuvres

13. Bacon à son interlocuteur Michel Archimbault : « La matière picturale en soi est abstraite, mais la peinture, ce n’est pas seulement cette matière, c’est le résultat d’une sorte de conflit entre la matière et le sujet. Il y a là comme une tension […] ». Voir Bacon (1996, p. 118).

14. On se reportera à la définition figure/fond du Groupe µ (1992) qui avance cette idée de décision. Une figure, c’est ce que nous soumettons à une attention soutenue, à une attention de scrutation locale. Le fond est au contraire ce que nous ne soumettons pas à ce type d’attention et qui, de ce fait, sera analysé par des mécanismes moins puissants de discrimination des textures.

15. Voir à ce sujet Beyaert-Geslin (2011).16. On se reportera pour ce débat à Bordron (2004 et 2010b).17. La fusion est un élément de la typologie proposée par Bordron (1991).

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tardives de Claude Monet sont également exemplaires de ce risque de dissolution figu ra tive qui vient avec l’excès de retouches. La série tardive des Saules témoigne avec une évidence particulière du risque encouru par le peintre qui, en cherchant à reproduire le miroitement de la lumière, attenue les contrastes qui constituent le contour et dissout littéralement les formes des arbres. Si cette compacité trouve sans doute sa forme la plus accomplie dans la peinture d’Eugène Leroy 18, elle est à l’œuvre dans toutes les pratiques plastiques où le plan d’expression offert à l’observation dissimule d’autres plans d’expression potentialisés par le mouvement de la praxis. D’autres tableaux étaient possibles que le peintre a pour ainsi dire désavoué par des couches successives mais que l’épaisseur matérielle conserve tout de même en mémoire. Concevoir le tableau comme le résultat d’un choix parmi d’autres possibles, une exemplification d’un plan d’expression parmi d’autres, amène à envisager la pratique picturale sous l’angle de l’aspectualité pour décrire le tableau sur le mode de l’accompli parce que le choix du plan d’expression coïncide avec celui du « moment » terminatif. Plus qu’une forme, c’est en effet un moment qu’il faut déterminer. Quand le tableau est-il terminé ? Quel plan d’expression traduit le juste équilibre de la figuration et de la plasticité ?

Un second niveau de superposition apparaît avec l’organisation de la textualité. Qu’il s’agisse de motifs, c’est-à-dire de configurations discursives constituées par le mouvement de la culture, ou de genres, ces grilles de lecture textuelles stabilisées par la pratique, on ferait valoir une confrontation d’idiolectes et de sociolectes qui occasionne une anaphorisation des formes. En se développant dans le temps, celles-ci exemplifient des rapports de force qui anticipent la projection de la nouvelle textualité. Ces cadres de relations se laissent décrire comme des diagrammes, c’est-à-dire des notations qui assurent la commensurabilité des formes et donc leur intelli gibilité. Il serait sans doute utile de suivre pas à pas le développement de ces motifs dans le temps. L’étude révélerait l’instabilité du diagramme, une matrice d’évolution permettant de prédire les formes. Un excellent exemple serait alors celui de la Vénus examiné par Eco 19. De la Vénus de Giorgione (Vénus endormie, 1508-1510) à celle de Titien (Vénus d’Urbino, 1538) et jusqu’à l’Olympia de Manet, on suit en effet le léger déplacement des nœuds du diagramme et des changements de tensions. Certes, le diagramme permet de prévoir les formes mais, entre invariance et variation, il s’ouvre à l’imprévisible et autorise une nouveauté contrôlée. Comme l’explique Deleuze, le diagramme constitue « des points d’émergence et de créativité, de conjonctions inattendues, de continuums improbables. Il double l’histoire avec un devenir » (Deleuze 1986, p. 43). Il transforme donc le plan d’expression en un champ de forces qui, conservé dans la mémoire du discours, anticipe sur les formes à venir et, traçant une ligne de projection dans l’histoire, les inscrit dans une lignée.

18. Voir notre étude Beyaert-Geslin (1998). 19. « Vénus dévoilée », exposition mise en place au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles à l’hiver

2003-2004.

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Sous le diagramme qui anticipe notre perception des formes, d’autres dia-grammes sont à l’œuvre, qui coopèrent et interfèrent avec lui. Parce qu’il est associé à l’exercice des forces, à l’instabilité et au devenir, le diagramme s’impose comme un élément précieux dans notre démonstration. Toutefois, dans la stratification que nous décrivons, il impose l’idée d’une déformation sur les deux dimensions du plan et non dans la profondeur. On empruntera donc à Petitot (2004) l’idée d’une morphologie mue par une dynamique intérieure qui permet d’envisager la déformation sur trois dimensions. C’est le troisième niveau de superposition.

Comme nous l’avons montré à propos de la nature morte (Beyaert-Geslin 2008), toujours animée d’un mouvement allant de l’arrière vers l’avant pour la peinture hollandaise et de la périphérie vers le centre pour la nature morte de Chardin, les configurations discursives sont traversées par un mouvement de déformation en profondeur. Lorsqu’on observe les principaux genres de la peinture de façon diachronique, une continuité morphodynamique s’impose à l’attention, qui réunit tous les paysages dans un unique mouvement d’aspiration du regard vers le fond et tous les portraits dans un modèle qui arrête au contraire ce mouvement d’aspi ration et empêche la progression du regard vers la profondeur. Poursuivant l’investi gation, on montrerait ainsi que tous les genres de la peinture se laissent décrire comme des morphologies mathématiques qui font coïncider la géométrie du plan avec une construction en perspective et exemplifient l’effort des images pour représenter la tridimensionnalité par deux dimensions.

Pour notre démonstration, on retient donc l’idée d’une triple stratification où la matière dissimule la superposition des diagrammes et des morphologies qui coopèrent ensemble dans la mémoire du discours. Toutes ces couches interfèrent avec l’énoncé en train de se faire, soit qu’elles se superposent dans la matière qui cherche son point d’équilibre, soit qu’elles agissent comme un arrière-plan devant lequel l’artiste prend position.

Cette stratification observable à l’échelle de l’image devrait encore être envi-sagée à l’échelle de la biographie de l’artiste dont la pratique est marquée par des productions antérieures qui le confrontent aux clichés élaborés, à partir de l’héritage des prédécesseurs mais par lui-même. De la même façon que les cycles de Monet restituent la continuité du temps chronique, les tableaux d’un peintre contiennent tous ses tableaux antérieurs et « racontent » finalement le temps de sa vie. Il resterait alors à reporter cette stratification à l’échelle de l’histoire de l’art pour voir comment la processualité envisagée à cette échelle « macro », s’alliant à la processualité biographique (échelle « micro ») convergent dans le plan d’expression de l’image artistique où elles sont compactées.

Jusqu’où cette processualité historique et biographique des images artistiques peut-elle être comparée au défilement de l’imagerie de laboratoire ? Dans l’imagerie, le défilement construit des images­écritures comme les appelle Bordron (2010a) en suivant un mouvement ascendant allant de l’autographie vers l’allographie et vers la mathématisation des formes. Mais il est toujours possible de revenir à l’image

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d’origine pour y puiser de nouvelles informations et recommencer le para métrage. Une caractéristique essentielle de la processualité artistique est que chaque étape est stabilisée dans la matière et constitue une séquence d’une histoire. L’éla bo ration d’une image se laisse donc décrire selon le modèle général de la praxis énon ciative mais elle y impose la double spécificité de l’énonciation plastique, la matérialité et l’institu tion nalisation. Non seulement chaque étape du processus est finalisée et stabilisée dans la matière mais elle est proposée à une communauté et encadrée par une institution qui organise et donne à lire un processus, une inten tion nalité, une direction d’interprétation. Toutes ces étapes qui restituent les équilibres de la matière, le jeu des diagrammes et des morphologies collaborent dans la mémoire du discours. Il est possible de les consulter mais non de remonter les couches matérielles du tableau où elles sont consignées. La finalité du processus artistique est de produire une image. Elle est donc entièrement orientée vers son implé men-tation, sa mise à disposition du public. Nous reviendrons sur ce point.

L’importation du planisphère

Ces premiers résultats tendent à montrer combien les images artistiques sont contraintes, empesées pour ainsi dire par une histoire agissant à différents niveaux. Comment réintroduire la créativité ? Outre la créativité chaotique chère à Deleuze et Guattari, qui permet d’effacer le diagramme prédictif pour retrouver une « page blanche », l’importation d’un modèle scientifique s’impose comme une alternative qui, interrompant les lignées d’images, autorise la confrontation d’univers de sens étrangers. L’étude de deux versions du planisphère - un modèle scientifique très en vogue actuellement chez les plasticiens - permettra de préciser les modifications du plan d’expression occasionnées par l’importation et le changement de statut. Observons Planète de Ruth Barabash (2002) et Isometric system in isotropic space­map projections : The hot dog d’Agnès Denes (1976) 20 (Pl. Ia-b).

Une image scientifique est toujours déterminée par une pratique spécifique qui guide son interprétation. Le planisphère n’échappe pas à la règle et impose les exi gences des pratiques particulières : la carte utile au climatologue n’est ni celle du sociologue ni celle de l’économiste. Chaque pratique reconfigure donc le plan d’expression cartographique et constitue un système spécifique où une donnée perti nente dans une pratique devient parasite dès lors qu’on la transfère dans une autre. Pourtant, dans la mesure où elles constituent des diagrammes, c’est-à-dire des structures spatiales qui anticipent la perception, les cartes ont pour ainsi dire vocation à se détacher de leur support matériel pour habiter simplement la mémoire et anticiper des utilisations à venir : les Français ont une carte de France

20. Les deux œuvres figuraient côte à côte dans l’exposition elles@centrepompidou, qui débuta au centre Pompidou le 27 mai 2009. Elles sont insérées aux pages 76 et 77 du catalogue. Les deux artistes sont coutumières de ces représentations de la terre. Barabash a produit différentes versions de sa Planète et Denes, plusieurs modèles de projection de la terre avec des échelles et des points de vue variés.

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en tête tout comme les utilisateurs du métro conservent ce plan en mémoire et le transforment en plan d’accès individuel pour l’accorder à leurs itinéraires de transport 21. Ceci occasionne deux remarques.

Tout d’abord pour constater que la carte est, en tant que structure cet objet onto logiquement ambigu pour lequel Eco (1972, p. 322) se demande : « la structure est-ce un objet, en tant qu’il est structuré, ou bien l’ensemble des relations qui structurent l’objet mais que l’on peut abstraire de l’objet ? ». Elle manifeste ainsi les deux pans de la structure, un versant accessible à l’expérience sensorielle ou à l’observation, l’autre inaccessible à cette perception 22. L’expression théorique s’incarne certes dans l’objet sensible mais, comme le laisse supposer notre exemple, prévoit une possibilité de dépassement. Tout se passe comme si l’appropriation mentale de la carte mettait à l’épreuve sa labilité et l’ajustait aux besoins de la pratique.

Ensuite, tout laisse penser qu’en dépit des caractéristiques liées aux usages d’une communauté, les cartes peuvent synthétiser leurs informations pour cons tituer un prototype, c’est-à-dire une occurrence significative qui dispense de consulter toutes les autres. Il en est ainsi du planisphère dont certains traits échappent à la variation et stabilisent cette forme sphérique que nous partageons, qui détaille les contours des territoires, les distingue par des couleurs contrastives et restitue leur posi tion relative.

Ainsi stabilisé, le planisphère se laisse décrire comme un système notationnel (Goodman 1968) qui combine des symboles analogiques et digitaux mais aussi des modes de combinaison de ces données, distribués par les lignes parallèles qui délimitent hémisphères et zones climatiques. Ces codifications obéissent aux prin cipes de non-ambigüité, de disjonction et de différenciation syntaxique et sémantique définis par Goodman qui ont trouvé une formulation pratique exem-plaire avec Bertin (1967). La projection cartographique fait de la terre un objet de connaissance et, la rendant commensurable, elle permet d’en partager l’expérience. Si le planisphère est donc le résultat de calculs qui procèdent d’un certain nombre de savoirs, ceux-ci ne font qu’anticiper les connaissances que produira son exploi-ta tion ultérieure. Ces possibilités d’exploitation confèrent à cette carte son statut allo graphique.

Le planisphère est aussi un diagramme conforme aux descriptions de Goodman (1968) chez qui le concept apparaît en creux, tel une interface entre les régimes auto graphique et allographique. Goodman oppose le système dense de la pein-ture (autographique) au système notationnel (allographique) qui donne des instructions d’exécution pour la musique par exemple, sous forme de programme pra tique. L’opposition autographique/allographique ne distingue pourtant pas des

21. Ce point a été développé dans Beyaert-Geslin (2009b). 22. Pour Petitot (1985, p. 25) « l’expression sensible d’une structure est toujours, par essence une

négation de son être idéel », ce qu’il argumente en s’appuyant sur Gilles Deleuze et Krzysztof Pomian.

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domaines (la peinture vs la musique) mais se conçoit à l’intérieur de la pictorialité comme une saturation/désaturation des traits pertinents. Dans un système notationnel tel le diagramme, les traits sont réduits à un petit nombre qui s’accroît dans l’image autographique puisque l’empâtement, le contraste avec le fond, le format et jusqu’aux propriétés du papier entrent en ligne de compte. Mais il ne s’agit pas seulement de réduire le nombre de données pertinentes. Allographique et autographique constituent deux systèmes cohérents dont les éléments se coor-donnent les uns aux autres.

Si les œuvres de Barababash et Denes manifestent une tension entre les deux univers de sens, c’est par une inversion de la procédure scientifique car il ne s’agit plus de soumettre l’image autographique à l’allographisation au travers du filtre d’un diagramme mais de « retourner » à l’autographie, au système dense 23.

Sur quels traits se fixe la conversion du planisphère scientifique en image artistique ?

Pour saisir les modifications occasionnées par un tel transfert, une seconde réfé rence à Eco (1975) s’avère précieuse. Se fondant sur l’opposition entre le type et l’occurrence, celui-ci décrit deux modes de relation entre le plan de l’expression et le contenu : le ratio facilis renvoie à la généralité et l’a priori, à une signification pré visible, tandis que le ratio difficilis renvoie la signification à l’unicité et un a posteriori parce que de multiples données sont prises en considération, comme la matière et le geste qui introduisent des effets passionnels. L’opposition facilis/difficilis est sans doute l’un des principaux enjeux sémiotiques de l’appropriation artistique d’une image scientifique. L’étude des deux images permettra de préciser ce cadre générique et de préciser en quoi l’autographisation modifie la sémiosis.

Planète de Ruth Barabash

La gouache de Barabash conserve certaines caractéristiques cartographiques de la terre : une forme ronde, des couleurs contrastives, un quadrillage de lignes. Elle reconnaît donc l’autorité du système allographique dont elle préserve les traits séminaux pour les thématiser et les soumettre à une utilisation idiosyncrasique. Du coup, cette Planète n’est plus qu’approximativement ronde et, si la disposition de formes colorées des pays évoque toujours la méréologie caractéristique du planisphère et permet de reconnaître certaines formes continentales (l’Afrique, l’Amérique du sud) situées relativement, un examen détaillé révèle de nombreux écarts par rapport à l’organisation du planisphère conventionnel et un tracé très allusif. Les données séminales de la cartographie sont donc conservées et thématisées mais leur opérativité est reniée.

23. « C’est la saturation qui, dans une œuvre d’art, semble prendre la première importance ; dans un diagramme, c’est l’atténuation », note Goodman (1984, p. 53).

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L’art comme texte et comme pratique de laboratoire 27

Le même constat vaut pour le système de quadrillage qui, dans la cartographie, assure la stabilisation globale du planisphère sur le fond et facilite le repérage spatial, donc l’identification des territoires. Dans Planète, un quadrillage est certes préservé mais il correspond aux bords de neuf feuilles de papier juxtaposées pour constituer le support matériel, non à des tracés orthogonaux. Comme il reste indépendant du système notationnel 24, ce quadrillage ne fournit plus aucune instruction pour une pratique d’investigation quelconque. Le modèle cartographique est asserté mais assumé négativement et sa finalité pratique déjouée par la finalité esthétique.

Une modification plus essentielle encore porte sur les contours qui sont pro-duits ici par des contrastes chromatiques. Dans la cartographie, ces contours sont des zones critiques qui assument une opérativité particulière car ils con centrent l’évé nement 25 : ils font signifier les surfaces en leur donnant le statut de territoires. Dans la mesure où ils contrôlent la signification de la cartographie, leurs appro xi-mations rendent le planisphère inutilisable mais libèrent l’imaginaire des formes. Les parties de territoire iden tifiées à des plages de couleur contrastives sont disjointes, gagnées par les océans et s’intègrent à une planète légèrement bosselée. Les contours dont la fermeté légitime le projet cartographique sont désormais tellement fluides qu’ils « coulent » sous forme de traînées colorées. En se concentrant sur les propriétés fonctionnelles du planisphère et en les faisant dériver de leur sens pratique, le métadiscours auto gra phique en propose une exemplification méta phorique qui ouvre largement l’inter pré tation en évoquant une terre qui « déborde » ou « pleure ». Cette ouverture de la signi fi cation à de nouveaux possibles trouve écho chez Ricœur (1995, p. 259) qui tient la métaphorisation pour une caractéristique de l’art du vingtième siècle. En « décollant » du figuratif, cet art se rapproche de « certains aspects densifiés du langage, comme la métaphore, où plusieurs niveaux de signification sont tenus ensemble dans une même expression », explique le philosophe. [Cet art] « intègre des niveaux de sens empilé, retenus et contenus ensemble » et « met à nu des pro priétés du langage qui, autrement, resteraient invisibles et inexplorées ».

Entre le planisphère gardé en mémoire et celui que nous avons sous les yeux, une différence essentielle tient à l’intervention de la main de l’artiste. Lorsqu’elle s’affranchit de la géométrie exacte de la cartographie, celle-ci fait proliférer la forme et l’irrigue de nouveaux possibles. Elle « fertilise » le planisphère qui devient ainsi un système dense ouvert à l’interprétation. C’est à peu près ce qui se produit dans certaines œuvres de Klee où la main s’écarte de même de la géométrie. Boulez (2008, p. 126) observe que la ligne de Klee, à la différence des « formes géométriques parfaites » de Kandinsky, qui sont tracées avec les instruments des techniciens et des ingénieurs, n’est qu’une « approximation de la ligne » par laquelle la main « produit sa propre déviation » (Boulez, ibid.). En transgressant les rigidités de

24. Les neuf feuilles sont d’ailleurs mentionnées dans la description de l’œuvre, désignées comme un matériau constitutif.

25. Pour plus de précision, voir Beyaert-Geslin (2014).

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28 Anne Beyaert-Geslin

la géométrie, la main dévoile « une sorte d’imperfection, de gaucherie » 26 qui fut reven diquée par des artistes tels Francis Picabia ou Jean Dubuffet, lequel y voit une possi bilité d’ouvrir la signification sur « une multiplicité de chemins » (Dubuffet 1973, p. 154). Dans un effort comparable à celui de Francis Bacon en quête de la créati vité chaotique (Deleuze 1981, p. 92), la main déviante de Klee transgresse elle aussi l’ordre fondateur du système et assure la fécondité de la peinture en l’entraînant dans ce pays fertile qui intitule le livre de Boulez. L’exactitude géométrique est « nuisible » mais « sa transgression est imaginative, productive », estime le com-positeur (Boulez 2008, p. 126).

Mais l’effet de sens le plus essentiel de cette ligne approximative est de person-na liser l’énoncé. Elle n’est plus anonyme mais inscrit la présence d’un sujet qui joue son identité dans l’écart et la déformation et prend ainsi position vis-à-vis de la commu nauté. L’approximation fait du tracé une signature comme si le « je peux » qui initie l’activité du sujet 27 se manifestait face aux normes, aux modalisations aléthique et déontique établies par l’actant collectif. C’est dans cet écart, dans le défi à la norme que se joue la présence du sujet artistique.

La prise en charge manuelle trouve une manifestation très exemplaire dans les coulures. Celles-ci renvoient à la pratique de production, au faire de l’artiste, à la fraîcheur aspectuelle et donc à l’inaccompli, comme si, bien que ces traces soient stabilisées dans le tableau, elles renvoyaient indéfiniment à l’instabilité de la praxis. Ces coulures témoignent plus précisément de la co-énonciation par les deux instances productives que constituent le peintre et le matériau : d’un côté le peintre avec sa main et la prothèse qui la prolonge (le pinceau) ; de l’autre, le matériau. Dubuffet (1973, p. 28) qualifie une telle relation de « duetto », un terme susceptible d’être révisé car il évoque une énonciation et une intentionnalité symé trique alors que l’intentionnalité du matériau, déterminée par celle de l’artiste, apparaît à un second niveau. La coulure témoigne plus exactement d’une délégation d’énon­ciation faite par l’artiste qui laisse le matériau jouer sa propre partition pour ainsi dire. Pourtant, ceci permet seulement d’entrouvrir la porte au hasard, le degré de dilu tion mesuré par l’artiste et la gravité (qui fait couler de haut en bas) assurant le contrôle de l’énonciation et une certaine prévisibilité des formes textuelles. Pariant sur sa maîtrise du modus operandi, l’artiste s’efforce de contrôler/lâcher prise. La pression du corps retient le matériau ou l’abandonne, un relâchement qui l’extrait de la tension figurative, l’autonomise et en fait une instance qui « presse d’être » et « réclame son droit à advenir » dans l’énonciation conformément à la description de Bertrand (2009a). La co-énonciation du peintre et du matériau se conçoit comme une tension productive qui fait apparaître l’écriture du matériau dans le relâche ment de l’écriture corporelle. Elle dévoile une seconde dimension de cette

26. À propos d’une œuvre d’Alighiero Boetti, Valle (2009) différencie le travail de la main droite et de la main gauche : écrire de la main gauche, c’est dessiner. Cette différence se conçoit par rapport à un modèle de tracé, l’écriture.

27. Pour plus de précision sur la définition modale du sujet, on se reportera à Coquet (1997, p. 2).

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L’art comme texte et comme pratique de laboratoire 29

écriture corporelle qui n’est pas seulement déterminée par l’amplitude du geste, c’est-à-dire un mouvement latéral, mais par une tension, une pression relative de la main.

Nous avons vu comment l’appropriation artistique, par la prise en charge manuelle, transformait le plan d’expression. Plutôt que de poursuivre un inventaire des modifications ponctuelles, nous préférons envisager une transformation globale et systématique. En l’occurrence, on s’aperçoit que la main inverse le rapport entre le plastique et le figuratif. Dans le planisphère scientifique, le sens pratique situe la dimension plastique sous la dépendance du figuratif. Dans Planète, c’est la dimension plastique qui soumet au contraire la figuration à son caprice et commande la lecture. Une étude du détail des coulures des océans suffit à révéler comment la transformation du plan de l’expression rénove la sémiosis. Selon une interprétation figurative appuyée sur la correspondance avec le monde naturel et instruite par les codifications cartographiques établies par Bertin (1998), ces contrastes d’intensité (bleu saturé/désaturé) correspondraient à des différences de profondeurs marines comparables à celles dont Tufte (1997, pp. 76-77) discute l’orga ni sation paradigmatique et syntagmatique. Selon une interprétation plas-tique, ces contrastes sont en revanche interprétés comme des traces des gestes du peintre et renvoient à une signification idiosyncrasique.

La conversion plastique sollicite une compétence haptique telle que l’ont décrite Riegl (1978) puis Deleuze (2002), où l’on « touche avec les yeux » un objet familier pour en réinventer l’expérience. La peinture de Barabash s’appréhende comme une surface — la surface que la cartographie au contraire désinvestit. L’œil prospecte désor mais en redoublant par son expérience temporelle les gestes d’inscription du pinceau, c’est-à-dire l’empreinte corporelle du producteur. Lorsqu’il dévoile cette empreinte, l’haptique rapporte la pratique d’interprétation à la pratique de pro duction et établit une concordance entre les deux scènes. Comme l’a souligné Fontanille (2004 et 2011), une sémiotique de l’empreinte prête attention au modus operandi de la production textuelle tout autant qu’à celui de l’interprétation « car elle fait l’hypothèse que l’interprétation est une expérience qui consiste à retrouver les formes d’une autre expérience dont il ne reste que l’empreinte ». En ce sens, la correspondance de l’empreinte transforme une sémiotique visuelle en une « sémio-tique fondamentalement et irréductiblement synesthésique » (2004, p. 265).

Ce parcours tend à montrer comment la main instaure un nouveau rapport à la signi fi cation. Celle du planisphère scientifique est régie par une simple codification symbo lique où les unités de l’expression sont homologuées aux unités du contenu. L’évi dence des équivalences assure ainsi l’immédiateté 28 de la reconnaissance et l’opé ra tivité de la carte. La signification du planisphère artistique est au contraire

28. La notion de rapidité détermine l’efficacité cartographique. « Si, pour obtenir une réponse correcte et complète à une question donnée, et toutes choses égales, une construction requiert un temps d’observation plus court qu’une autre construction, on dira qu’elle est plus efficace pour cette question », note Bertin (1967, p. 46).

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30 Anne Beyaert-Geslin

régie par un système semi­symbolique dont l’observateur doit retrouver les caté-gories fondatrices, voire un système sémiotique dont les deux plans restent indé-pen dants. Il ne s’agit donc pas seulement de modifier un plan d’expression mais de redé finir son rapport au plan du contenu. Dans ce cas, l’effort ne porte pas sur la clarté de la codification mais au contraire sur la densité et l’ambiguïté. De même, l’image ne recourt plus au lieu commun qui assure le partage des connaissances dans la communauté mais recherche au contraire l’invention 29 qu’en courage la néomania (Barthes, 1957) ou la néophilie (Darras, 1998). Dans cet effort, l’image prend le risque d’égarer l’observateur dans un parcours interprétatif infini ment plus complexe que le parcours précisément balisé par les codifications carto gra-phiques.

Cette remarque essentielle engage à considérer le rapport à l’image comme une relation de communication distendue par le destinateur. Ce risque d’écartement, dévoilé ici de façon exemplaire, doit être considéré comme une spécificité de l’image artistique qui se démarque ainsi de l’image scientifique pour laquelle la relation de commu nication, mobilisée par le partage des connaissances, reste marquée par la solida rité du destinateur et du destinataire. Autrement dit, une communication artistique élargit nécessairement le cadre contractuel alors qu’une communication scienti fique maintient l’étroitesse du rapport. Finalisée par la créativité, par la pro duction de la nouveauté, la première égare et doit égarer le destinataire que la seconde doit au contraire maintenir au plus près et contrôler par les codifications textuelles.

Le passage d’un dispositif sémiotique à l’autre peut impliquer, comme nous l’avons vu, un certain nombre d’écarts qui constituent une rhétorique formulable dans un sens (de la science vers l’art) ou l’autre (de l’art vers la science). Une telle rhéto rique implique toujours une tension entre deux univers et, si nous retenons la première voie, elle conserve le modèle du planisphère scientifique et son obligation figu rative dans l’arrière-plan. Les modifications s’effectuent relativement au planis-phère optique dont les contours et les consignes interprétatives sont conservées en mémoire. Ainsi conçue, la rhétorique implique un double reniement. Elle concerne à la fois l’exactitude de l’objet cartographique, rendu inutilisable, et une conception de l’art où le faire de l’artiste se confond avec le savoir faire et où l’énonciation artistique vise la manifestation de l’habileté manuelle. Il ne s’agit pas seulement de récuser le critère de la ressemblance sur lequel se fonde généralement le jugement artistique comme l’a noté Lévi-Strauss 30 mais, à travers lui, de mettre en cause

29. Cette invention interfère dans le temps de lecture qu’elle tend à prolonger en confrontant l’observa teur à l’inconnu. Dans une analyse d’un panneau de Max Beckmann, nous montrons comme la lecture est précisément aspectualisée par la reconnaissance de formes connues et la découverte de formes inconnues. Voir à ce sujet Beyaert-Geslin (2011).

30. « Que le suprême talent pour l’artiste, soit d’imiter la réalité à s’y méprendre, c’est pourtant là un lieu commun du jugement esthétique qui, même chez nous jusqu’à une époque récente, a longtemps prévalu », Lévi-Strauss (1993, p. 29).

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l’idéologie du savoir faire. La prise de distance est donc double : elle se mesure à l’écart par rapport à l’exactitude cartographique et apparaît dans la théâtralisation du ne pas savoir faire qui récuse le critère de la virtuosité manuelle.

Mais un pas supplémentaire peut être fait pour envisager la mise en cause sous l’angle de la véridiction, façon de prolonger le métalogue de Bateson (1977) pour qui les contours manifestent littéralement ou métaphoriquement la prise de position du sujet éthique vis-à-vis des valeurs du monde 31. La cartographie reporte toujours l’événement sur la zone critique du contour qui témoigne ainsi d’une prise de possession du territoire, modalisé selon le croire. Comme ce contour appartient perceptivement à la figure (Edeline 2008), il suffit à asserter la présence du territoire et à nous persuader 32 de son existence. En somme, le contour fait être le monde comme territoire. En se focalisant sur cette ligne, les images de Barabash construisent donc un métadiscours véridictoire qui interroge sa caution.

L’appropriation artistique procède plus précisément à une triple démodalisation qui dévoile diverses « monstruosités » (Zemsz 1985) figuratives. Tout d’abord, la monstruosité de la ligne qui n’existe pas dans la nature. Ensuite, celle de la ligne artistique qui, lorsqu’elle s’efforce à la ressemblance et à l’habileté manuelle, souscrit à un devoir-faire idéologique. Celle encore de la ligne scientifique, hypermodalisée qui, non seulement construit un visible au-delà du visible et demande donc de croire au-delà des possibilités de l’expérience directe mais s’impose aussi comme manifestation d’un savoir et anticipation du savoir.

Le planisphère d’Agnès Denes

Si la peinture de Barabash porte à son paroxysme l’autographisation du modèle cartographique en déjouant toute possibilité de lecture allographique, l’œuvre de Denes témoigne a priori d’une certaine déférence vis-à-vis du modèle carto gra phique dont elle préserve les propriétés séminales. À défaut de couleurs contrastives, les contours sont marqués par des lignes au tracé précis, le quadrillage carto gra phique est conservé si bien que, l’opérativité du planisphère se trouvant pré servée, le dessin semble s’accorder au système allographique. Toutefois le maintien des codes allographiques n’induit pas une lecture allographique car,

31. Dans ce dialogue entre un père et sa fille, le père rapporte les propos de William Blake qui écrit tantôt « les sages voient des contours et, par conséquent, ils les dessinent » et tantôt « Les fous voient des contours et ils les dessinent ». Blake est décrit comme un homme « courroucé » notamment par « certains artistes qui peignaient comme si les choses n’avaient pas de contours » et qu’il appelait « l’école des baveux ». Le père se met lui aussi en colère, s’insurge contre ceux qui « prêchent la confusion » et souligne la nécessité de voir une différence entre les choses. Il affirme donc l’importance du contour comment moyen de différencier les choses et, en l’occurrence, les idées.

32. À propos d’un corpus de cartes, la persuasion est distinguée de la conviction dans Beyaert-Geslin (2014).

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comme y insiste avec l’exemple de la courbe du Mont Fujiyama qui ressemble à la courbe de la bourse, « ce qui importe c’est la manière dont on doit (la) lit » 33.

Le dessin se trouvant exposé dans un musée puis présenté dans un catalogue qui l’intègre à la pratique artistique, il se prête à une lecture autographique bien qu’il se présente tel un système notationnel. De ce fait, son statut de système dense ne tient pas à l’actualisation de la dimension plastique dans le plan d’expression mais au simple changement de statut de données qui seraient potentialisées dans une lecture allographique. Le tracé à l’encre et au charbon (précisément mentionné par le titre) de même que les propriétés du support de papier millimétré à l’apparence jaunâtre sont considérés comme signifiants, parties prenantes du ratio difficilis (Eco 1975). Une nouvelle grille de lecture soumet la cartographie conventionnelle au cadre interprétatif du système autographique.

Quelles données sont alors prises en compte ? Le support millimétré prenant désor mais sa part dans le plan d’expression, il n’intervient pas seulement pour stabi liser la figure sur le fond mais modifie également l’échelle de la représentation, invi tant l’observateur à une vue rapprochée et détaillée qui décèle une écriture corpo relle très fine. Dans Planète, cette écriture témoignait d’une certaine ampli -tude et d’une pression/relâchement particulière de la main sur le pinceau. L’obser-vation rapprochée du dessin d’Agnès Denes révèle au contraire un tracé minutieux et une écriture corporelle qui associe la faible amplitude du geste à une tension continue de la main sur les instruments de précision. Certes, les deux stratégies d’obser vation adoptent le même principe de proximité et d’attention aux moindres détails et se stabilisent dans la scrutation (qui corrèle une intensité forte et une étendue faible). Dans les deux cas, l’appropriation artistique prend en considération l’écri ture corporelle, les notions d’énergie et de rythme qu’une lecture allographique occulterait. Cependant, au-delà du schéma de la scrutation qui caractérise l’obser-vation, les deux planisphères exemplifient des stratégies de production opposées construites sur l’expansion (amplitude des gestes et différences de pression) et la concen tration (faible amplitude des gestes, pression soutenue et continue). Ces corré lations de l’étendue et de l’intensité correspondent à deux façons de préparer le rythme de la lecture.

Différents philosophes et théoriciens des mathématiques tels Châtelet (1993) et Longo (2006) ont argumenté une double conception de l’expérience et observé que le diagramme procède nécessairement d’une gestualité stabilisée dans le tracé. Les deux œuvres révèlent que l’expérience permet d’instaurer un rapport actif avec les données en les soumettant par deux fois au rythme du corps. Ainsi les lignes du diagramme qui procèdent d’un mouvement du corps dans la production retournent-elles au mouvement des yeux dans l’interprétation.

Mais cette lecture qui remet la ligne stabilisée en mouvement risquerait de nous perdre dans des détails et d’oblitérer l’essentiel, la figure. Ce planisphère dont le dispositif représentatif reste conforme au modèle scientifique préfère aux

33. Voir Goodman (1990, p. 205) et Goodman (1984, p. 53).

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L’art comme texte et comme pratique de laboratoire 33

projections cylindrique ou conique 34 courantes, une projection dite utopique qui donne en l’occurrence à la terre la forme triviale d’une saucisse. Ainsi, l’appro-priation reconnaît-elle l’autorité du modèle cartographique, au point d’en perfec-tionner l’emprise, mais elle parodie son opérativité en proposant une représentation incongrue qui préserve la forme des continents et le tracé des parallèles mais inverse la topologie et donc le sens de la gravité, ce qui vaut en art pour une inversion de l’axiologie 35. C’est donc le choix du modèle de projection qui manifeste et théâtralise ici la crise des valeurs.

Une importation de la pratique

Nous avons vu comment l’emprunt d’un modèle scientifique permettrait d’interrompre le déterminisme des images artistiques tout en libérant l’imaginaire du modèle scientifique. Un autre ressourcement semble possible que nous aborde rons en nous situant toujours au niveau de la pratique. Nous observons en effet que, sans revendiquer le modèle scientifique, diverses productions actuelles l’évoquent pourtant et esquissent, par des apports séparés, le modèle pratique du laboratoire scientifique. C’est le cas de l’atelier de Wim Delvoye ou celui de Fabrice Hybert, sans parler de l’œuvre d’Eric Duyckaerts qui parodie la pratique individuelle du scientifique par des conférences, des exposés et des œuvres poursuivant des hypothèses scientifiques (celle d’une main à six doigts, par exemple). Dans ce laboratoire artistique, un actant collectif constitué par un certain nombre de collaborateurs s’efface derrière l’activité affichée d’un artiste qui agit alors tel un directeur de labo.

En quoi cette pratique collective se distingue-t-elle de celle de l’atelier tradi-tionnel ? D’abord parce qu’elle s’acquitte des supports traditionnels de la pratique artistique à deux ou trois dimensions (tableau, sculpture…) pour assumer des acti-vités de recherche autour de formes et de matériaux, qui témoignent de la même diversité et de la même complémentarité que celles du laboratoire scientifique décrites notamment par Latour et Woolgar (1988). Comme ces scientifiques qui accomplissent des tâches extrêmement variées (rédaction d’articles, manipulation de pipettes, élevage d’animaux pour les expériences…), l’artiste et ses assistants expéri mentent la résistance d’un métal à la torsion ou un nouveau mode de dévelop pement photographique, rédigent un texte théorique et, même, à l’instar des collaborateurs de Delvoye, nourrissent des cochons destinés à être tatoués.

34. En effet, alors que la connaissance du monde restait encore très imparfaite, l’effort des savants s’est paradoxalement porté dès l’Antiquité et jusqu’au xvie siècle, sur le problème de la repré-sen tation du globe entier. Les différents modèles de projection sont répertoriés par Bertin (1967) et dans Aa. Vv. (1980, pp. 242-247).

35. Ce renversement des valeurs a été observé dans une étude des figures inversées de l’art. Dans la peinture, ce sont essentiellement des figures humaines comme celles de Beckmann (Beyaert-Geslin 2008 et 2011). Dans la sculpture, citons le geste de renversement opéré par Eva Hesse (Beyaert-Geslin 2003) et celui de Duchamp pour son urinoir.

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Si ce nouveau fonctionnement conserve de nombreuses propriétés de la pra-tique scientifique, en tout premier lieu le principe de la répartition des tâches et la fina li sation collective, il en élude d’autres telles que l’arrière-plan agonistique de la recherche qui met en concurrence les laboratoires scientifiques. Il reste pourtant que, tendu vers la nouveauté et le renouvellement du voir, le fonctionnement de ce labo ratoire artistique partage le principe de la découverte de son homologue. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit, comme l’ont indiqué Bastide et Fabbri (1985), de mettre en évidence « des propriétés ou des phénomènes non vus, qu’ils soient invi-sibles sans l’artifice d’une expérience particulière ou qu’ils n’aient pas encore été découverts (ou rendus clairs) faute d’une expérience appropriée » (Bastide 1981, pp. 7-8). Pour reprendre l’expression fameuse de Klee, le laboratoire artistique « rend visible » et découvre un nouveau visible.

La transformation de l’actant collectif de l’atelier dans celui du laboratoire induit une triple diversification. Non seulement, l’art s’acquitte des supports tradi-tion nels pour élaborer des objets mixtes (mixed medias), se tourne vers des langa-ges de manifestation syncrétiques (installations, performances) mais rassemble aussi des pratiques qui ne seront pas finalisées par des objets mais participeront seulement à l’objectivation collective, à la réalisation d’un objet présentable. Cette non-objectivation apparaît comme un critère essentiel des pratiques artistiques contem poraines, désormais animées par une tension entre la pratique et l’objet. Elle redéfinit le statut de cette pratique qui n’est plus traversée par une intentionnalité objective (peindre un tableau, tailler une sculpture) mais trouve sens en elle-même, l’objet n’apparaissant plus que comme une possibilité de conserver la mémoire de la pratique. Ainsi l’objet artistique peut-il se concevoir comme un texte théorique, une notation semblable aux croquis d’Hybert, une conférence comparable à celles que Beuys tenait à ses lièvres morts, qui restituent différentes activités expérimentales centrées sur le corps. La pratique devient en somme intransitive 36. Mais ce statut recèle une ambiguïté car si toutes ces activités complémentaires peuvent être dites artistiques et trouvent leur justification en elles-mêmes, il reste qu’un objet sémiotique doit tout de même être proposé à la communauté, qui manifestera la présence de l’artiste : il devient ainsi un acteur doté d’un corps et d’une identité, auquel l’espace et le temps de l’énonciation procurent un ancrage déictique. En somme, l’énonciation qui était présupposée, pur artefact sans observable, est alors repré sentée, c’est une énonciation énoncée.

Mais le statut de cet objet sémiotique a changé : il peut valoir comme résultat d’une expérience ou plus simplement, être une illustration d’une procédure close sur elle-même. L’activité ainsi objectivée instaure en tout cas une relation de communication entre un destinateur et un destinataire, en l’occurrence une communauté qui évalue à travers lui la position de l’artiste sur un marché. Comme

36. Yves Michaud (2003) a élargi le questionnement en s’interrogeant sur la disparition,  la « vaporisation » de l’œuvre de l’art dans les époques les plus récentes et sa conversion en une expé rience.

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celle du laboratoire scientifique, l’activité de celui-ci s’adresse à une commu-nauté décli née sous des échelles différentes, en tant que communauté d’experts (en l’occurrence les critiques, conservateurs et galeristes) et en tant que grand public, équi valent du public auquel sont dédiés les articles de vulgarisation des scienti fiques. Les relations construites avec cette communauté au travers des divers objets sémiotiques déterminent une possibilité de financement et donc la poursuite de l’acti vité de recherche. Comme les publications des scientifiques, elles donnent accès à des subventions, des bourses ou des ventes 37. Ceci nous amènerait à avancer que la mutation de l’atelier tend à atténuer les différences entre les objets sémiotiques scienti fiques et artistiques (ce sont dans les deux cas des confé-rences, des notations, etc..), donc les conditions de leur réalisation, mais que les condi tions de leur implé men tation, c’est-à-dire les moyens de faire fonctionner les œuvres et de faire « entrer les arts dans la culture » (Goodman 1984, p. 53) restent spécifiques. Ces moyens de l’implémentation vis-à-vis d’une communauté artistique (publication, exposition, production…) garantissent le statut de ces objets sémiotiques qui « ressemblent » tant à ceux de la science.

La parenté apparaît également dans le mode de construction de la pratique. Le labo ratoire artistique adopte le principe généalogique du modèle scientifique pour lequel chaque découverte doit être précisément actée et n’est que la prémisse d’une autre. Si, à la différence du texte nécessairement clos sur lui-même, la pratique est ouverte des deux côtés, ces pratiques de laboratoire se présentent tout de même comme des syntagmes construits sur les seuils aspectuels que constituent les décou-vertes intermédiaires. Plus que la dernière œuvre mise sur le marché, importe désor mais le parcours qui a mené à elle et que l’artiste restitue précisément. Ce récit mani feste « l’histoire de la production » qui distingue les œuvres allographiques des œuvres autographiques selon Goodman 38.

Texte et pratique chez Marcel Duchamp

Notre parcours tend à estomper la différence entre les intentionnalités esthé-tique et cognitive en situant la différence au niveau du mode de relation avec la commu nauté et des formes de l’implémentation. Le rapprochement est une manière de désacraliser la recherche scientifique, qui emboîte le pas de Latour (1981) pour qui il n’y a pas d’idées « vraies » ou « fausses » en sciences mais seulement des idées « intéressantes ». Il faudrait sans doute mieux argumenter notre hypothèse, ce qui dépasserait les limites de cet article, mais nous souhaitons revenir aux images

37. L’horizon d’attente de la vente tend d’ailleurs à limiter les possibilités de rénovation de l’œuvre d’art en favorisant les supports traditionnels (peinture, sculpture, etc.).

38. « Pour distinguer les œuvres allographiques des œuvres autographiques, la seule chose qui compte est de savoir si l’identité de l’œuvre — sans qu’on ait à tenir compte de toute question parti culière relative à l’auteur ou à l’œuvre — est ou non indépendante de l’histoire de sa pro-duction », indique Goodman (1984, p. 59).

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36 Anne Beyaert-Geslin

pour voir comment, au-delà du simple emprunt d’un modèle textuel, l’art peut emprunter un modèle de pratique qui ressourcera plus profondément la textualité.

Bien qu’il se décrive lui-même comme un artiste au sens traditionnel 39, la pro-duction de Marcel Duchamp le désigne comme un précurseur de ce mouvement de ressourcement de l’art auprès de la science. Ses notes témoignent profusément, sinon d’une activité de scientifique, du moins d’une réflexion sur la façon dont la science manifeste son activité, sur la science en tant que langage de manifestation, pourrait-on dire. Ainsi sous une entrée « texte », explique-t-il vouloir 

donner au texte l’allure d’une démonstration, en reliant les décisions prises par des formules conventionnelles de raisonnement inductif dans certains cas, déductif dans d’autres. Chaque décision ou événement du tableau devient ou un axiome ou bien une conséquence nécessaire, selon une logique d’apparence (Duchamp 1980, p. 42).

Plus loin, il voit le tableau comme « un mélange d’événements imagés plasti-que ment » et souligne que « chacun de ces événements est une excroissance du tableau général » (Duchamp 1980, p. 47). De même, lorsqu’il décrit les figures du Grand verre, ne fait-il aucune mention de leur apparence mais décrit des données mathé matiques  : la pesanteur, la gravité (garantie par des élastiques), la densité, le mouvement  : « le tableau en général, n’est qu’une suite de variation sur « la loi de la pesanteur », assure-t-il (Ibid, p. 61). Il préconise enfin l’utilisation d’une échelle qui, « comme dans une carte géographique, impose une “mesure” au bas du tableau » (Ibid, p. 108).

Cette attention proclamée au langage de manifestation de la science apparaît dans ses œuvres, comme cette suite sur laquelle nous nous arrêterons : une boîte contenant 3 stoppages étalon de bois (1913, Musée d’art moderne de New-York), une peinture intitulée Réseau de stoppage (1915, Moma), Le Grand verre (1915-1923, Musée de Philadelphie) 40 et les douze readymades édités par la galerie Schwarz de Milan en 1964 41.

Dès l’abord, la présentation de ce qui pourrait constituer un corpus fait pro-blème et nous oppose les difficultés des discours syncrétiques qui réunissent des langages de manifestation hétérogènes. Dans ce cas, certains objets dérogent aux supports traditionnels qui facilitent toujours la description et permettent de

39. Duchamp conçoit l’artiste comme un médium qui n’est pas tout à fait conscient de ce qu’il fait, la différence entre l’intention et la réalisation constituant ce qu’il appelle le « coefficient d’art ». « Selon toutes apparences, l’artiste agit à la façon d’un être médiumnique qui, du labyrinthe par-delà le temps et l’espace, cherche son chemin vers une clairière », explique-t-il (Duchamp 1987, non paginé).

40. Le Grand verre, également intitulé La mariée mise à nu par ses célibataires, même est constituée par deux plaques de verre (le tout 272 × 176 cm) peintes de divers matériaux et intégrant notam-ment de la poussière qui est considérée comme inachevée.

41. Ces différentes œuvres sont présentées sur ce site très documenté consacré à Marcel Duchamp http://www.zumbazone.com/duchamp/index.html.

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loca liser précisément l’objet artistique (ici, l’œuvre est-elle constituée par les 3 stoppages du titre ou par la boîte qui les contient ?). La difficulté tient en outre au fait que toute présentation de ce qui pourrait être un corpus associe nécessairement à la description d’une textualité celle d’une procédure 42 inventée par l’artiste donc inconnue, dont il convient de faire le récit, qui relie les œuvres en une séquence.

C’est cette procédure qu’il nous faut narrer comme une « histoire de la produc tion » (Goodman). Pour commencer, en 1913, Marcel Duchamp laisse tomber un fil d’un mètre de longueur depuis une hauteur d’un mètre. Il répète l’expé rience trois fois en laissant le fil se déformer à sa guise. Il collecte ensuite les trois formes obtenues et les fixe avec du vernis sur une bande de toile elle-même collée sur une plaque de verre, chaque forme recevant un support autonome. Puis il reporte les lignes tracées par un découpage sur trois mètres en bois et range le tout dans une boîte de jeu de croquet 43. Mais la procédure n’est pas terminée. En 1915, l’artiste reprend ces unités de longueur pour tracer, par-dessus une de ses peintures anciennes, les Réseaux de stoppages. Il en photographie ensuite une vue cava lière qu’il utilise pour tracer en perspective les Tubes capillaires de son Grand verre, des tubes censés recueillir le gaz qui s’échappe à la tête de chaque Moule mâlic peint sur le Grand verre. En 1964 enfin, les 3 stoppages étalon font partie, avec douze readymades, des œuvres de l’artiste éditées en huit exemplaires numérotés réunis eux aussi dans une boîte.

Quoique très superficielle, la description de ces œuvres suffit à dégager quelques axes essentiels. Tout d’abord, l’observation des peintures montre deux utilisations du support, l’une typiquement artistique et autographique avec un fond modelé à l’arrière des Réseaux de stoppages, l’autre, celle du Grand verre où un fond neutre reçoit des figures évoquant des diagrammes. Bien qu’ils se prêtent à une lecture auto graphique en raison du traitement de leur fond, les Réseaux de stoppages constituent pourtant un diagramme qui, s’acquittant de toute ressemblance avec le monde extérieur et quand bien même on ignorerait la procédure de report du tracé, ne peut référer qu’aux mathématiques parce que les lignes droites organisées en un faisceau sont intégrées à un dispositif de paramétrages constitué de chiffres et de signes divers.

Ces dessins doivent-ils être soumis à une lecture autographique ou allogra-phique ? Si l’implémentation artistique n’imposait dès l’abord la première voie, la question resterait en suspens, ce qui suffirait à interroger le statut des plages chroma tiques du Grand verre dont on ne sait si elles réfèrent aux couleurs du

42. Une typologie des pratiques sémiotiques élaborée selon l’isotopie modale qui garantit leur cohé-rence est proposée dans Fontanille (2008). Elle s’inspire d’une proposition de Pierluigi Basso. Selon cette typologie, la procédure manifeste un savoir qui présuppose une programmation préalable et un apprentissage. Nous verrons que cette modalisation préconçue assure ici la repro duction de la procédure.

43. Duchamp (1980, p. 78) présente l’œuvre ainsi : « Mes trois stoppages-étalon sont donnés par trois expériences, et la forme est un peu différente pour chacune. Je garde la ligne et j’ai un mètre déformé. C’est un mètre en conserve, si vous voulez, c’est du hasard en conserve. »

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monde ou, indépendantes de toute référence, servent seulement à différencier les plages en vue d’une exploitation cognitive future comme dans la cartographie. La question du cadre interprétatif se pose de même relativement à l’objet représenté. Le Grand verre montre des organismes, des machines susceptibles, surtout si on se fie au titre 44 et à l’intertexte, de prolonger l’isotopie du corps de la peinture tradition nelle en prospectant au-delà de l’enveloppe corporelle, à la façon de l’image médicale contemporaine  : il représente des corps creux. Fontanille s’est attaché à la description de ces formes féminines (et masculines), qu’il conçoit comme des figures de l’empreinte 45. Mais c’est sur un autre aspect, moins souvent commenté de l’œuvre de Duchamp que nous souhaitons porter l’attention, son caractère performatif qui déplace l’accent de l’objet vers l’acte de production. Il importe cependant de dépasser cette description générique pour envisager, au-delà de l’acte, un déplacement vers une pratique artistique ou scientifique.

Les tensions interprétatives révélées par l’étude textuelle se révèlent en effet parti culièrement intéressantes dès lors qu’on adopte le point de vue de la pratique. Au-delà de l’acte, apparaît alors une procédure marquée par la séquentialité de la démonstration scientifique 46. Plus précisément, chaque objet finalise une procé-dure dont il conserve la mémoire et, ainsi objectivée, la procédure sert ensuite d’argu ment pour la suite de la séquence. Celle-ci est précisément bornée, d’un côté (limite inchoative) par le geste de projection du fil d’un mètre et de l’autre (limite termi native) par la reproduction et l’édition de l’objet obtenu par cette projection. Un peu d’attention suffit donc à révéler que la séquence commence et finit par une boîte avec entretemps une déclinaison de la procédure en différentes étapes, toutes déter minées par une projection : niveau n, la projection du fil dans l’espace ; n + 1, son report sur une forme de bois ; n + 2 la projection de cet étalon sur le tableau où les mesures sont reportées ; n + 3 la projection perspective de la forme obtenue en n+ 2 ; n + 4 reprise de la forme obtenue au niveau n pour une édition, c’est-à-dire une projection dans une forme identique. En outre, la procédure inventée est répétée à chaque étape, à l’exception de la pénultième (la perspective cavalière) : le geste de projection liminaire est réitéré trois fois pour reproduire le stoppage-étalon sur une forme autonome ; la projection terminale huit fois pour reproduire chacun des douze ready-made de la boîte.

Cette « histoire » précisément aspectualisée en une séquence prévoit des étapes comportant un nombre de répétitions différent, donc des modulations rythmiques, et révèle ainsi la composante mathématique de la pratique scientifique. Les mathématiques permettent de construire des motifs artistiques susceptibles de se développer dans le temps et imposent la projection comme un moyen de repré senter et de construire des mondes. Si les mathématiques sont un instrument

44. Le Grand verre est également intitulé La mariée mise à nu par ses célibataires, même.45. Voir à ce sujet Fontanille (2004, pp.  159-191). Une précédente version du texte dialoguait

magni fi quement avec un article de Parret (2001, pp. 89-100).46. Pour une description plus précise, voir Beyaert-Geslin (2011b).

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privi légié de la science, ils ont une égale importance pour les arts. En peinture, ils déter minent même la projection des grandeurs de la perspective. La thématisation des mathématiques maintient donc l’hésitation entre les deux univers de sens et problé matise son usage comme instrument de projection. Par les mathématiques, c’est même la différence entre l’intentionnalité cognitive et esthétique qui se trouve à nouveau interrogée. Dans l’art, les mathématiques construisent des modes repliés sur eux-mêmes ; dans la science, ils fondent des mondes qui servent une exploi-tation cognitive future, telle pourrait être la règle. Mais ici, les paramétrages et pro jections ne sont que des prémisses pour d’autres utilisations, comme dans la science. L’activité cognitive étant matérialisée et s’accomplissant dans un ready-made, elle se laisse assimiler à la fin à un objet usuel reproductible 47.

Pour finir

Nous venons d’observer comment la pratique artistique se ressource radica-lement à l’aune de la pratique scientifique. Entre art et science, Duchamp ne tranche pas mais il montre leurs connivences et les interroge mutuellement au travers d’une démonstration et d’une allographisation. Il dévoile ainsi des liaisons très intimes qui problématisent leurs rapports réciproques. Comment procède-t-il ? Retenons que la pratique artistique infléchit la règle générale de la praxis énonciative sur deux points : elle réclame une matérialisation et une institutionnalisation, soit une prise de position par l’artiste devant sa communauté. L’objet sémiotique cons truit peut alors être attribué à un acteur doté d’un corps et d’une identité, auquel les mentions du lieu et surtout du temps de l’énonciation (1913, 1915) procurent un ancrage déictique. Avec l’œuvre de Duchamp, nous observons comment l’énon-ciation ainsi représentée, précisément matérialisée et actée, permet d’assumer la continuité isotopique requise par la démonstration et d’envisager la séquence artistique comme une démonstration scientifique. En effet, si un objet est effec-ti vement mis en jeu dans la relation de communication (un objet abstrait, une mesure d’un mètre), il traverse ici diverses transfigurations qui, non seulement modifient son support et s’accomplissent en des objets sensibles variés (d’abord un fil, une planche de bois dans une boîte, un tableau, une plaque de verre puis à nouveau une planche de bois dans une boîte), mais, sans un récit parallèle, rendent aussi sa forme méconnaissable (une forme reportée qui devient une ligne noire bornée de blanc et jalonnée de marques rouges, puis une simple ligne noire déformée par la projection puis à nouveau une forme de bois). Comme dans la démonstration scientifique, il faut pourtant que quelque chose de constant soit conservé de bout en bout. Nous avons précédemment insisté sur ce point. C’est donc le récit de la procédure qui, outrepassant toutes ces métamorphoses, assure la reconnaissance de la forme déformée du mesurage et maintient la cohérence

47. Le ready-made est un  : « objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste », explique Breton (1938, p. 23).

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isotopique. La procédure imputée à un sujet puis séquentialisée par les différentes matériali sations de la mesure « tient ensemble » des segments qu’elle rigidifie et stabi lise en une totalité. Ainsi, paradoxalement, des exigences attribuées à l’énon-ciation artistique (matérialisation, institutionnalisation) approchent-elles l’œuvre de la science qui, au travers des démonstrations, prend, elle aussi, acte devant sa commu nauté.

Mais l’œuvre de Duchamp dévoile une seconde connivence, plus souterraine. Car l’objet mis en jeu présente deux versants, celui d’un objet sensible ou tangible (un fil, une planche de bois) qui n’est que l’accomplissement de son versant intelligible ou abstrait, la mesure d’un mètre diversement répercutée. De même, les formes des Réseaux de stoppages composent sur la toile un diagramme comparable à celui qu’esquisse in fine toute la séquence dans l’espace. L’objet comme la séquence à laquelle il donne lieu révèlent donc une mise en abyme diagrammatique qui situe les mathématiques à deux niveaux, dans un objet sensible et dans notre mémoire spatiale. L’œuvre de Duchamp exemplifie ainsi les deux aspects d’une structure, balan çant entre un versant offert à l’expérience sensorielle — les objets artistiques structurés - et un versant inaccessible à l’expérience sensorielle qui s’abstrait de cette ossature pour en stabiliser la forme et la dépasser déjà, prolonger la séquence en prenant les étapes précédentes pour prémices. Dans cet écart se joue l’imaginaire artistique revisité par la pratique scientifique.

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