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benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

Date post: 05-Jan-2017
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1 UNIVERSITE PARIS 7 – DENIS DIDEROT UFR : LINGUISTIQUE DOCTORAT « NOUVEAU REGIME » Discipline : Sciences du Langage BENJAMIN SPECTOR ASPECTS DE LA PRAGMATIQUE DES OPERATEURS LOGIQUES Thèse dirigée par Alain ROUVERET, Professeur à l’université Paris 7 - Denis Diderot Soutenue le 6 janvier 2006 JURY : Francis CORBLIN, Professeur à l’université Paris 4 – Sorbonne Jacques JAYEZ, Professeur à l’Ecole Normale Supérieure –LSH Brenda LACA, Professeur à l’université Paris 8 Alain ROUVERET, Professeur à l’université Paris 7 – Denis Diderot Arnim Von STECHOW, Professeur à l’université de Tübingen Lucia TOVENA, Professeur à l’université Paris 7 – Denis Diderot
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UNIVERSITE PARIS 7 – DENIS DIDEROT UFR : LINGUISTIQUE

DOCTORAT « NOUVEAU REGIME »

Discipline : Sciences du Langage

BENJAMIN SPECTOR

ASPECTS DE LA PRAGMATIQUE DES OPERATEURS LOGIQUES

Thèse dirigée par Alain ROUVERET,Professeur à l’université Paris 7 - Denis Diderot

Soutenue le 6 janvier 2006

JURY :

Francis CORBLIN, Professeur à l’université Paris 4 – Sorbonne Jacques JAYEZ, Professeur à l’Ecole Normale Supérieure –LSH Brenda LACA, Professeur à l’université Paris 8Alain ROUVERET, Professeur à l’université Paris 7 – Denis Diderot Arnim Von STECHOW, Professeur à l’université de TübingenLucia TOVENA, Professeur à l’université Paris 7 – Denis Diderot

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REMERCIEMENTS

Tout au long de ce travail, j’ai bénéficié du soutien constant de mon directeur de

thèse, Alain Rouveret, qui, au moment où j’ai décidé de me réorienter vers la

linguistique, après des études de philosophie, m’a encouragé dans cette nouvelle voie ;

la grande liberté qu’il m’a laissée tout au long de ces cinq ans, ainsi que ses

encouragements et sa disponibilité, ont joué pour moi un grand rôle. Qu’il en soit

remercié.

Lors de mon monitorat à l’université de Paris 8, les échanges que j’ai pu avoir

avec Brenda Laca et Léa Nash ont également contribué de manière importante à ma

formation de linguiste. Les séjours d’étude que j’ai eu l’opportunité de faire au

département de linguistique d’Utrecht et à celui de UCLA m’ont aussi beaucoup

apporté, et je veux manifester ma reconnaissance à l’égard de ces deux institutions.

Je tiens à remercier tout particulièrement Philippe Schlenker : tout au long de ces

années, nos discussions fréquentes ont contribué à parfaire ma formation en sémantique

formelle, et n’ont cessé de nourrir mes réflexions.

Je ne peux malheureusement pas mentionner ici toutes les personnes qui, d’une

manière ou d’une autre, m’ont soutenu au cours de ce travail. Mais j’exprime ma

reconnaissance à l’égard de Gennaro Chierchia, Danny Fox, François Récanati et

Robert van Rooij, pour l’intérêt qu’ils ont porté à mon travail. La fréquentation de Paul

Egré, qui m’a permis d’élargir mes horizons, a été également d’une grande importance.

Que soient remerciés également les membres du groupe de travail sur la présupposition

établi dans le cadre du GDR « Sémantique et Modélisation ». Mikaël Cozic et Frédéric

Ferro ont eu la gentillesse de bien vouloir relire certains chapitres de cette thèse, et

m’ont servi à l’occasion d’informateurs.

Enfin, je veux remercier mes parents et mes frères, qui ont été pour moi un grand

soutien (et également des informateurs).

Last but not least, j’exprime toute ma gratitude à Liza, mais aussi à Clara,

apparue soudainement alors que ce travail était en cours, et qui est en train de devenir

une grande linguiste.

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TABLE DES MATIERES

Introduction………………………………………………………………………p. 7

Première partie……………………………………………………………...p. 17

Chapitre 1Une théorie formelle des phénomènes d’implicatures scalaires et de lectures exhaustives…………...…………………………………………………………….p. 19

I. L’approche gricéenne et ses problèmes…………………...…………………....p.19I.1. L’approche gricéenne informelle……………………………………………………..…p. 19 I. 2. L’algorithme néo-gricéen………………………………………………………….……p. 27 I. 3. Les problèmes empiriques de l’approche standard……………………………….…….p. 30 I. 3. 1. Cas où la théorie fait des prédictions trop faibles……………………………………p. 30 I. 3. 2. Cas où la théorie fait des prédictions trop fortes……………………….…………….p. 35 I. 4. La solution de Sauerland (2004)………………………………………………….…….p. 40

II. Formalisation du raisonnement gricéen………………………………………p. 49 II. 1. La formalisation des maximes, la notion de pertinence, et l’hypothèse de compétence du locuteur………………………………………………………………………………………p. 49 II. 2. Application au problème des disjonctions multiples…………………………………..p. 57

III. Pour une unification du phénomène des lectures exhaustives et de celui des implicatures scalaires………………………………………………………………p. 59 III. 1. Le caractère « défaisable » des lectures exhaustives, et le fonctionnement de la locution en tout cas…………………………………………………………………………………….p. 59 III. 2. Lectures exhaustives et sémantique de seulement……………………………………..p. 61 III. 2. 1. La sémantique de Rooth, ses problèmes – révisions envisageables………………...p. 64 III. 2. 2. L’opérateur d’exhaustivité…………………………………………………………..p. 70

IV. La dérivation pragmatique des lectures exhaustives………………………...p. 73

V. Prédictions empiriques……………….…………………………………………p. 85 V. 1. La définition des alternatives –la notion d’alternative élémentaire………………….…p. 86 V. 2. Examen des cas problématiques pour l’approche néo-gricéenne standard………….…p. 89

Conclusion………………………………………………………………………....p. 128

Appendice 1 - De la clôture sous la conjonction et la disjonction de l’ensemble des alternatives………………………………………………………………………...p. 111

Appendice 2 - Verbes d’attitude propositionnelle et implicatures scalaires…. p. 115 I. Une solution envisageable mais incorrecte : l’explication en termes de neg-raising…………………………………………………….. p. 116 II. Une sémantique quasi citationnelle pour certains verbes d’attitude………………….….p. 119 III. Une sémantique probabiliste pour croire…………………………………………….…p. 123

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Chapitre 2L’interprétation des réponses et la sémantique des questions……………….p. 129

I. Introduction : sous quelles conditions une réponse est-elle interprétée comme exhaustive ?………………………………………………………………………...p. 129

II. Sémantique des questions et lectures exhaustives selon G&S………………p. 133

III. La dérivation pragmatique des lectures exhaustives et le privilège de l’information positive…...………………………………………………………...p. 144 III. 1. Réponses positives et négatives…………………………………………...…………p. 145 III. 2. Une note sur les deux définitions de l’opérateur d’exhaustivité…………...………...p. 150 III. 3. De la sémantique de Karttunen (1977) à la sémantique en termes de pré-ordre…………………………………………………………….……………………....p. 152 III. 4. L’interprétation partitionnelle comme implicature de l’interprétation en termes de pré-ordre…………………………………………………………………………………………p. 157 III. 5. La dérivation des lectures exhaustives dans les cas les plus simples………….……..p. 161 III. 6. Retour à la maxime de quantité positive et à l’hypothèse de compétence…………...p.163

IV. Sémantique en termes de pré-ordre et interprétation des questions enchâssées………………………………………………………………………….p. 166

V. Les réponses négatives…………………………………………………………p. 177

VI. Les réponses non-monotones et le principe de symétrie épistémique……..p. 183

VII. Formalisation………………………………………………………………...p. 191 VII. 1. En quel sens une réponse « parle-t-elle » d’un individu ?………………………….p. 191 VII. 2. Le principe de symétrie épistémique en termes formels……………………………p. 197 VII. 3. Formulation finale de la maxime de quantité……………………………………….p. 198 VII. 4. Sur la locution en tout cas…………………………………………………………...p. 202

Conclusion…………………………………………………………………………p. 204

Appendice 1…………………………………………………………………….….p. 206

Appendice 2 Une approche alternative des lectures exhaustives……………………………..p. 214 I. Le mécanisme général…………………………………………………………………....p. 216 II. Sémantique du pluriel et maximalité…………………………………………………….p. 219 III. Le traitement des numéraux modifiés du type plus de n………………………………..p. 223 IV. Le traitement des réponses disjonctives redondantes……………………………...……p. 225 V. Le problème des réponses négatives …………………………………………………....p. 229

Seconde partie……………………………………………………………..…p. 237

Introduction à la seconde partie……………………………………………….…p. 239

I. Peut-on remplacer les échelles par une notion contextuelle de positivité ?…p. 240 I. 1. La notion de question sous-jacente………………………………………….…………p. 240 I. 2. Le salut par le vague ?……………………………………………………………….…p. 243 I. 3. La nécessité des échelles…………………………………………………………….…p. 246

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II. Implicatures intrusives et focalisation – brèves remarques………………...p. 249

Chapitre 3 Aspects de la sémantique et de la pragmatique des numéraux nus et modifiés…………………………………………………………………………….p. 253

I. Sur la sémantique et la pragmatique des numéraux nus…………………….p. 253 I. 1.La lecture « exacte » des numéraux est-elle vraiment dérivée pragmatiquement ?…………………………………………………………………….……p. 253 I. 2. Une clarification préliminaire……………………………………………………….…p. 261 I. 3. Contre une analyse exclusivement bilatérale des numéraux…………………………..p. 266 I. 4. La source de l’ambiguïté……………………………………………………….………p. 273

II. Sur la sémantique et la pragmatique des numéraux modifiés……………...p. 283 II. 1. Les numéraux modifiés peuvent-ils donner lieu à des implicatures ?…..……………p. 283 II. 2. Analyse : des échelles non-standard………………………………………………….p. 287 II. 3. Une note sur les disjonctions redondantes……………………………………………p. 292

Conclusion……………………………………………………………………...….p. 297

Chapitre 4 Un argument en faveur du localisme : sur les questions numériques discontinues………………………………………………………………………..p. 299

I. Le problème empirique : exceptions aux effets d’intervention………………p. 301

II. Les effets sémantiques produits par la séparation de combien et du restricteur………………………………………………………………………….p. 306

III. L’analyse sémantique des questions numériques et ses difficultés………...p. 309 III. 1. Une première tentative pour rendre compte des effets d’intervention : une sémantique incluant une condition d’exactitude…………………………………………………………p. 309 III. 2. Deuxième tentative : une sémantique incluant une condition de maximalité….…….p. 311 III. 3. Une sémantique en termes d’informativité…………………………………………...p. 313

IV. Sur l’interprétation des réponses aux questions numériques………………p. 317

V. L’opérateur MAX………………………………………………………………p. 325

VI. La solution proposée : une sémantique présuppositionnelle pour les questions numériques………………………………………………………………………...p. 329

VII. Quelques conséquences……………………………………………………...p. 336 VII. 1. Questions numériques discontinues contenant un quantificateur universel………...p. 336 VII. 2. Un parallélisme avec les phrases comparatives……………………………………..p. 338

Conclusion…………………………………………………………………………p. 344

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Chapitre 5 Sur la pragmatique de la morphologie plurielle : les implicatures d’ordre supérieur…..……………………………………………………………………….p. 347

I. Lectures plurielles et lectures numériquement neutres des indéfinis pluriels………………………………………………………………..……………p. 347

II. Les contextes dans lesquels on obtient une lecture numériquement neutre………………………………………………………………….…………...p. 350

III. Une première hypothèse……………………………………………………...p. 351

IV. Quelques prédictions de la première hypothèse…………………………….p. 353

V. Une énigme qui vaut aussi confirmation……………………………………..p. 358 V. 1. Le contenu présuppositionnel des des-NP……………………………………………p. 358 V. 2. Le cas des autres termes scalaires…………………………………………………….p. 364

VI. Une seconde hypothèse : les implicatures d’ordre supérieur………………p. 366

VII. L’application récursive de l’opérateur d’exhaustivité…………………….p. 375

VIII. Prédictions empiriques de l’hypothèse localiste…………………………..p. 378 VIII. 1. Prédictions de la seconde hypothèse si l’opérateur d’exhaustivité peut être inséré localement…………………………………………………………………………………...p. 378 VIII. 2. L’hypothèse initiale revisitée……………………………………………………….p. 381

IX. Une note sur la notion de présupposition implicitée…………………………p. 384

Conclusion…………………………………………………………………………p. 386

Appendice………………………………………………………………………….p. 387

Chapitre 6 Sémantique non-monotone des conditionnels et alternatives scalaires………..p. 393

I. Le problème……………………………………………………………………..p. 393 I. 1. L’analyse non-monotone des conditionnels……………………………………………p. 393 I. 2. Une énigme…………………………………………………………………………….p. 396

II. Une généralisation mettant en jeu les lectures exhaustives…………………p. 399

III. Tentative d’unification……………………………………………………….p. 403

IV. Une analyse purement pragmatique…………………………………………p. 411

Conclusion générale……………………………………………………………...p. 421

Bibliographie………………………………………………………………………p. 425

Annexe : Scalar Implicatures : Exhaustivity and Gricean Reasoning…………….p. 435

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INTRODUCTION

La théorie linguistique a pour objet principal de caractériser, pour une langue

donnée, l’ensemble des paires <forme, sens> admissibles. Mais si la notion de forme

linguistique a un statut relativement clair, il n’en va pas de même de la notion de sens.

La sémantique formelle, telle que les linguistes l’ont développée depuis les années 1970

à partir des travaux de Montague, fait l’hypothèse que le concept fondamental qui doit

servir de base à la caractérisation du sens des phrases est celui de conditions de vérité,

emprunté à la logique formelle. Mais il apparaît presque immédiatement que ce concept

est insuffisant : toutes les phrases des langues naturelles ne sont pas susceptibles d’être

vraies ou fausses ; seules les phrases déclaratives, et non, par exemple, les phrases

interrogatives, le sont. Cette observation, cependant, n’a pas constitué un obstacle

majeur aux progrès de la sémantique formelle ; ainsi, la sémantique des questions peut

en réalité faire l’objet d’une étude féconde dans laquelle la notion de conditions de

vérité reste centrale ; il s’agit de caractériser le sens d’une question en termes du sens

des phrases déclaratives qui peuvent constituer une réponse appropriée à cette question.

Une autre différence majeure entre les langues naturelles et les langages formels dont

s’occupent les logiciens tient à ce que les conditions de vérité d’une phrase d’une

langue naturelle sont variables selon les contextes d’emploi. De ce fait, si l’on définit le

sens proprement linguistique d’une phrase comme cet aspect de l’interprétation qui

reste constant à travers ses différents contextes d’emploi, le sens proprement

linguistique d’une phrase donnée ne peut pas être caractérisé de manière directe en

termes de conditions de vérité. Les philosophes du langage ordinaire1 se fondaient sur

cette observation pour contester que les concepts formels issus de la tradition logique

puissent éclairer l’interprétation des langues naturelles : pour eux, une phrase n’a pas de

conditions de vérité, seules les assertions, peuvent, et seulement dans certains cas, en

avoir. Le projet d’associer à toute phrase une signification véri-conditionnelle

déterminée risque dès lors d’ignorer une propriété essentielle du langage humain, à

savoir le fait que celui-ci, avant d’être un moyen pour décrire le monde, est un

instrument pour l’action. Comme l’explique François Récanati (1998), la pragmatique,

1 Voir à ce sujet Récanati (1998)

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c’est-à-dire l’étude du langage du point de vue des actions qu’il permet d’accomplir,

s’est pour cette raison constituée initialement non pas comme une discipline

complémentaire de la sémantique formelle (qui a l’époque, d’ailleurs, était pratiquée

non par des linguistes mais par des philosophes et des logiciens), mais plutôt en

opposition à elle.

Cependant (et je suis ici en partie Récanati 1998), trois évolutions majeures ont

permis, à partir de la fin de années 1960, à cette opposition de se dissoudre.

Premièrement, la sémantique formelle s’est affranchie de ses origines philosophiques et

logiques pour être pratiquée aussi par des linguistes attentifs aux faits de sens les plus

subtils ; Montague a ainsi fourni les outils techniques permettant de développer une

sémantique modèle-théorique qui soit appropriée à la syntaxe des langues naturelles, ce

qui a considérablement réduit la distance entre les formalismes syntaxiques issus de la

linguistique générative (au sens large) et l’approche modèle-théorique développée par

Tarski et ses élèves en logique formelle2. Deuxièmement, le développement de la

sémantique formelle par les linguistes et les philosophes a permis de traiter de manière

rigoureuse certains des phénomènes de dépendance contextuelle qui semblaient rendre

la notion de conditions de vérité inadéquate ; je pense ainsi, d’une part, aux travaux

portant sur la sémantique des expressions indexicales, qui trouvent leurs origines chez

les philosophes David Kaplan et Robert Stalnaker, et, d’autre part, au développement de

l’étude formelle des phénomènes de présuppositions. En raffinant la notion de

conditions de vérité, pour lui substituer des concepts plus complexes, mais qui en sont

des extensions naturelles, de nombreux travaux ont permis d’intégrer à la sémantique

formelle des phénomènes initialement présentés comme des objections à l’approche en

termes de conditions de vérité. Troisièmement, les travaux de Paul Grice3 ont permis de

clarifier la notion même de signification proprement linguistique : celui qui interprète

une phrase est naturellement conduit à inférer certains aspects de l’état mental de

l’auteur de la phrase ; ces inférences doivent prendre pour base un certain contenu

sémantique que la grammaire assigne aux phrases et certaines caractéristiques du

contexte ; il s’agit alors, pour l’auditeur, de raisonner sur les motifs pour lesquels le

locuteur a prononcé telle phrase plutôt qu’une autre, pour en déduire certaines

conséquences concernant l’état mental du locuteur ; qui plus est, le locuteur lui-même

2 Sur l’histoire tumultueuse des rapports entre la grammaire générative et la sémantique formelle issue de Montague, voir Partee (2005). 3 Grice (1989) reprend la plupart des articles pertinents.

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sait que l’auditeur va accomplir un raisonnement de ce type, et l’auditeur, de son côté,

sait que le locuteur le sait. Il devient alors naturel que certaines des inférences produites

par l’auditeur fassent partie, au sens fort, de ce que le locuteur voulait communiquer en

employant la phrase qu’il a prononcée. On aboutit ainsi à une distinction entre le sens

proprement linguistique d’une phrase, et le sens pour le locuteur, lequel est variable

selon les contextes. Cette manière de voir les choses permet de concevoir le domaine de

la pragmatique comme étant l’étude des mécanismes par lesquels les interlocuteurs

construisent, sur la base du sens proprement linguistique, le sens pour le locuteur. De ce

point de vue, la caractérisation du sens littéral des phrases en termes véri-conditionnels

devient un préalable à l’étude du sens inféré. Mais surgit alors un problème

méthodologique essentiel : les intuitions sémantiques qui constituent le matériau

empirique du linguiste ne permettent pas en elles-mêmes de tracer la démarcation entre

le sens littéral et le sens inféré ; à bien des égards, le choix de traiter tel ou tel

phénomène interprétatif comme relevant de la « pragmatique » plutôt que de la

grammaire4 devient un choix de nature purement théorique ; il se trouve que plusieurs

travaux récents concernent précisément le statut d’un certain type d’inférences, traitées,

depuis Grice, comme pragmatiques : il s’agit des implicatures scalaires. Ces travaux

(en particulier Landman 2000, Chierchia 2002) soutiennent, contre l’approche

communément admise jusque là, que cette classe d’inférences doit en réalité se

comprendre non pas comme le résultat d’un raisonnement de l’auditeur à propos de

l’état mental du locuteur, mais comme le produit de mécanismes d’interprétation

grammaticaux. Le but de ce travail, précisément, est de contribuer à ce débat. Dans le

reste de cette introduction, j’explique brièvement ce qu’est une implicature scalaire, et

pourquoi cette notion a été amenée à jouer un rôle stratégique dans les débats portant

sur la démarcation entre sémantique et pragmatique. Je présente ensuite les grandes

lignes de l’approche proposée dans ce travail.

Le concept d’implicature scalaire ne saurait être mieux présenté que dans ce texte de

John Stuart Mill, cité dans Horn (1989) :

« No shadow of justification is shown … for adopting into a logic a mere

sous-entendu of common conversation in its most unprecise form. If I say to

4 Je donne au mot grammaire une acception très large : en mon sens, la grammaire est la théorie (à venir) qui décrit la totalité de la compétence proprement linguistique des locuteurs.

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any one, “I saw some of your children today”, he might be justified in

inferring that I did not see them all, not because the words mean it, but

because, if I had seen them all, it is most likely that I should have said so:

even though this cannot be presumed unless it is presupposed that I must

have known whether the children I saw were all or not »

L’inférence de some vers some but not all est donc décrite comme résultant du

raisonnement suivant :

a) Le locuteur a dit I saw some of your children

b) S’il avait cru qu’il avait vu tous les enfants de son interlocuteur, il l’aurait dit

c) Par conséquent, le locuteur ne croit pas avoir vu tous les enfants de son

interlocuteur

d) Comme, de plus, on peut présumer que le locuteur sait s’il a vu tous les enfants

du locuteur, il s’ensuit qu’il n’a pas vu tous les enfants du locuteur

Le rôle stratégique joué par ce type d’explication tient à ce qu’elle permet de rendre

compte d’une ambiguïté apparente (ici, ambiguïté entre some and maybe all et some but

not all) sans postuler aucune ambiguïté lexicale. Et surtout, cela permet d’analyser les

quantificateurs existentiels dans les langues naturelles sans rompre avec les hypothèses

issues de la tradition logique (selon laquelle un énoncé comme some student is bald est

vrai dès qu’un étudiant est chauve, et même quand tous les étudiants sont chauves). Les

travaux de Grice, qui, pour une part, s’appuient sur la même intuition que ce texte de

Mill, peuvent ainsi être vus comme une tentative pour simplifier au maximum la

caractérisation du sens littéral des expressions linguistiques, en attribuant à des

mécanismes inférentiels plus généraux une foule d’effets sémantiques qui donnent à tort

l’impression que les langues naturelles ont une sémantique irréductible à l’analyse

logique5. Deux points importants valent d’être soulignés à propos du raisonnement

informel décrit ci-dessus :

1) L’inférence de some vers some but not all nécessite l’hypothèse selon

laquelle le locuteur sait s’il a vu tous les enfants du locuteur. En principe, la justification

5 Grice (1989) poursuit la même stratégie pour justifier l’assimilation de la construction conditionnelle des langues naturelles à l’implication matérielle de la logique classique.

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de cette hypothèse repose sur des facteurs contextuels ; dans le cas présent, l’usage d’un

verbe de perception et de la première personne la rend naturelle, puisqu’en général, on

sait ce qu’on a vu ; il faut tout de même remarquer qu’après tout le locuteur pourrait ne

pas savoir combien d’enfants l’interlocuteur a, et donc pourrait avoir vu, de fait, tous les

enfants du locuteur sans le savoir. Il se trouve que, sur un plan empirique, l’inférence de

some vers some but not all paraît être la règle plutôt que l’exception, et ce même lorsque

la phrase n’est pas à la première personne ; il semble en effet que l’absence de cette

inférence nécessite des facteurs contextuels particuliers, comme, par exemple, un

contexte qui la rend non-pertinente, ou qui rend manifeste le fait que le locuteur est très

peu informé. C’est la raison pour laquelle Grice (1989) et les auteurs néo-gricéens

(Horn 1972, 1989 Levinson 1983) appellent ce genre d’inférence implicatures

généralisées. Le caractère quasi routinier de ces inférences laisse penser que

l’hypothèse selon laquelle le locuteur est bien informé est une sorte d’hypothèse par

défaut, peut-être même une forme de convention. La formulation exacte de cette

hypothèse, qui concerne la quantité d’information dont dispose le locuteur est loin

d’être aisée, et fait l’objet, entre autres, du premier chapitre de cette thèse.

2) L’inférence de some vers some but not all repose aussi sur l’hypothèse que la phrase

I saw some of your children entre, en un sens, en compétition avec la phrase I saw all of

your children. Après tout, s’il existait un déterminant some’ ayant pour sens littéral

some but not all, on pourrait raisonner aussi bien comme suit : le locuteur a dit I saw

some of your children ; il aurait pu dire I saw some’ of your children, laquelle phrase est

strictement plus informative. Et donc, s’il est bien informé, la phrase I saw some’ of

your children est fausse. Etant donné la vérité de I saw some of your children, on

déduirait alors que le locuteur a en fait vu tous les enfants du locuteur. Cet exemple

montre qu’il est crucial, pour que l’explication que proposent Mill, et, à sa suite, Grice,

Horn et Levinson, soit véritablement prédictive, de caractériser, pour n’importe quelle

phrase, sa classe de comparaison. Ce point sera abondamment discuté dans l’ensemble

de ce travail.

Le genre d’inférence évoqué par Mill fait partie d’une classe plus générale d’inférences,

nommée par les auteurs néo-gricéens (Horn 1972, 1989, Gazdar 1979, Levinson 1983)

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implicatures scalaires6. De manière générale, Grice appelle implicature

conversationnelle toute conclusion que l’on tire d’une phrase qui a été prononcée sans

que cette conclusion suive du sens proprement linguistique de la phrase7. Les

implicatures conversationnelles reposent sur un raisonnement à propos de l’état mental

du locuteur, sous l’hypothèse que celui-ci a respecté certains principes généraux qui

régissent le cours d’une conversation, et assurent que les participants sont coopératifs.

Ces principes, nommés maximes de la conversaition, sont les suivants (je simplifie les

formulations originales de Grice) :

- Maxime de qualité : le locuteur croit que ce qu’il dit est vrai

- Maxime de quantité : a) le locuteur a fourni autant d’information que le cours présent

de la conversation l’exige et b) le locuteur n’a pas fourni plus d’information que ce que

le cours présent de la conversation exige

-Maxime de pertinence : la phrase prononcée par le locuteur est pertinente, c'est-à-dire

concerne le sujet présent de la conversation

- Maxime de manière : le locuteur s’est exprimé clairement, de manière ordonnée et

aussi brève que possible.

Bien entendu, ces maximes, dont le contenu est assez peu explicite, entrent

potentiellement en conflit les unes avec les autres. Ainsi l’exigence d’être bref peut

entrer en conflit avec celle de donner autant d’information qu’il est nécessaire ; la

maxime de quantité peut elle-même entrer en conflit avec celle de qualité : le fait de ne

dire que ce qu’on croit limite évidemment la quantité d’information qu’il est licite de

communiquer.

Le caractère informel de ces maximes ne permet pas un traitement explicite et

systématique des implicatures conversationnelles, à la fois parce qu’il serait nécessaire

de leur donner un contenu beaucoup plus précis, et parce qu’il faudrait comprendre

comment elles interagissent, et éventuellement, leur imposer un certain ordre de

6 Je conserve le néologisme anglais implicature. Le mot implication produirait une confusion : il vaut mieux le réserver aux inférences qui découlent logiquement du sens littéral des énoncés.7 Par opposition, les implicatures conventionnelles sont des inférences qui, sans suivre comme des conséquences logiques du sens littéral d’une phrase, sont malgré tout déterminées par des propriétés purement linguistiques des phrases ; ainsi, par exemple, le fait que Jacques est intelligent mais beau n’est approprié que dans un contexte qui justifie d’opposer intelligent et beau (par exemple par ce que l’on recherche quelqu’un qui soit à la fois bête et beau) permet précisément d’inférer que le locuteur a en tête un contexte de ce type ; bien qu’il ne s’agisse pas là d’une conséquence logique de la phrase, c’est la sémantique lexicale du mot mais qui est responsable de cette inférence.

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priorité. Pour cette raison, le développement d’une véritable théorie formelle des

implicatures nécessite un grand nombre d’hypothèses auxiliaires. Il se trouve que les

implicatures scalaires, qui sont un type particulier d’implicatures conversationelles, ont

fait l’objet depuis longtemps d’un traitement approfondi, inspiré des idées de Grice.

Une implicature scalaire (cf. Horn 1972, 1989, Gazdar 1979, Levinson 1983) est une

implicature qui dérive de manière essentielle de la maxime de quantité et (c’est un point

crucial) de l’hypothèse que certains termes (appelés termes scalaires) présents dans une

phrase engendrent automatiquement un processus de comparaison avec d’autres phrases

que la phrase prononcée ; la détermination de la classe de comparaison d’une phrase

donnée (nécessaire pour justifier le raisonnement décrit par Mill dans la citation ci-

dessus) est alors tributaire du fait qu’un terme scalaire est lexicalement déterminé

comme appartenant à une échelle, c'est-à-dire un ensemble de termes (dont le terme

effectivement utilisé fait partie) qui auraient pu être utilisés à sa place. Une phrase

contenant un terme scalaire, en ce sens, évoque un ensemble de phrases alternatives, ce

qui permet de déclencher un raisonnement pragmatique sur les raisons pour lesquelles

la phrase effectivement prononcée a été choisie plutôt qu’une autre dans l’ensemble de

ses alternatives. L’une de ces raisons peut être que tout autre choix aurait produit une

phrase soit moins informative, soit fausse, d’où, moyennant l’hypothèse que le locuteur

est bien informé, l’inférence selon laquelle celui-ci croit que les alternatives plus

informatives sont fausses. Les échelles peuvent contenir des expressions de nature très

différente : des termes logiques (<ou, et>, <quelques, beaucoup, tous>, <un, deux,

trois…>), ou des mots du lexique gradables (<chaud, brûlant>, <talent, génie>)8.

Ces remarques très générales font apparaître le caractère en quelque sorte mixte, c'est-à-

dire mi-grammatical, mi-pragmatique, du phénomène des implicatures scalaires : si

celles-ci reposent sur un mécanisme pragmatique, elles supposent aussi que la

grammaire permette de calculer, pour n’importe quelle phrase, l’ensemble de ses

alternatives scalaires ; le moyen le plus simple pour l’engendrement des alternatives

consiste à spécifier lexicalement que tel ou tel terme appartient à telle ou telle échelle.

Mais il est parfaitement naturel d’imaginer que d’autres mécanismes, comme, en

particulier, le marquage prosodique du focus, contribuent à la définition des alternatives.

8 Le mot scalaire tend à être ambigu : il peut caractériser tout terme qui se trouve dans une échelle, ou, de manière plus restreinte, toute expression gradable (adjectifs comme grand, intelligent, par exemple). Je réserve l’usage de scalaire au sens « être membre d’une échelle », le plus général.

Page 14: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

14

Quoiqu’il en soit, toute théorie pragmatique des implicatures scalaires a deux

composantes : une composante qui caractérise l’ensemble des alternatives d’une phrase

donnée, laquelle relève, au moins en partie, de la grammaire, et une composante qui

concerne les inférences qui découlent du fait qu’une certaine phrase a été choisie plutôt

qu’une de ses alternatives. De ce point de vue, le phénomène des implicatures scalaires

est particulièrement intéressant pour comprendre la démarcation exacte entre

sémantique et pragmatique.

Il se trouve que, récemment, l’approche standard du phénomène a été mise en cause

par plusieurs travaux (en particulier Landman 2000 et Chierchia 2002), qui tendent à

sémantiser entièrement les implicatures scalaires ; selon ces travaux, la grammaire

contribue non seulement à caractériser les alternatives d’une phrase donnée, mais aussi

détermine de manière directe ses implicatures scalaires, par un processus

d’interprétation parallèle aux mécanismes compositionnels qui engendrent le sens

proprement linguistique d’une expression donnée. Ces travaux substituent à l’approche

pragmatique, dans laquelle le sens pragmatique d’une expression se trouve dérivé par

un raisonnement à propos des intentions communicatives du locuteur, une approche bi-

dimensionnelle, dans laquelle le sens de n’importe quelle expression contient deux

composantes (la composante « sens littéral » et la composante « sens renforcé »), et telle

que chacune des composantes est le produit d’un mécanisme récursif d’interprétation –

lequel est de nature proprement linguistique et non pragmatique. De ce point de vue, ce

n’est pas seulement que le phénomène des implicatures scalaires possède, entre autres,

une composante grammaticale (dans l’approche standard, cette composante concerne la

détermination des alternatives), c’est plutôt que ce phénomène se trouve entièrement

intégré à la sémantique, comprise comme l’ensemble des mécanismes qui associent, de

manière compositionnelle, un sens aux expressions linguistiques. Dans le chapitre 1, je

présenterai les faits empiriques qui paraissent justifier cette thèse radicale.

L’objet de cette thèse est de contribuer aux débats engendrés par ces travaux

récents. Elle concerne exclusivement la pragmatique des mots logiques, ou encore

grammaticaux (connecteurs, quantificateurs, numéraux, marques de nombre,

modaux…). Le point de départ en est une tentative pour montrer que les conclusions

auxquelles parvient Chierchia (2002) ne sont pas justifiées par les faits sur lesquels il

s’appuie : il s’agit de montrer que les faits apparemment problématiques pour

l’approche « pragmatique » standard des implicatures scalaires, faits découverts par

Landman (2000) et Chierchia (2002), ne justifient pas la révision radicale que ces

Page 15: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

15

auteurs proposent ; ils justifient en revanche une critique de la théorie particulière

proposée par les auteurs néo-gricéens (Horn, 1972, 1989, Gazdar 1979, Levinson 1983).

Je propose ainsi dans le chapitre 1 une formalisation du raisonnement pragmatique

donnant lieu aux implicatures scalaires qui est capable de résoudre la plupart des

problèmes que Chierchia avait mis en évidence, et, en particulier, ceux qui reposent sur

les données les plus nettes.

J’en viens maintenant à la présentation brève des différents chapitres qui composent

cette thèse. La première partie contient deux chapitres, qui mettent en place une théorie

générale des implicatures scalaires. Dans le premier chapitre, je prouve que, moyennant

certaines hypothèses sur les ensembles d’alternatives scalaires, et étant donné une

certaine formalisation des maximes de la conversation, l’état mental de l’auteur d’une

phrase donnée entraîne logiquement la lecture exhaustive de cette phrase, laquelle se

trouve formellement définie ; je montre ensuite que la lecture exhaustive d’une phrase

donnée correspond aux intuitions des locuteurs concernant le sens pragmatique des

phrases, et, en particulier, de la plupart de celles qui étaient présentées par Chierchia

(2002) comme donnant lieu à des difficultés pour l’approche néo-gricéenne standard.

Dans le deuxième chapitre, je relie le résultat obtenu dans le chapitre 1 au phénomène

de lectures exhaustives des réponses aux questions ; j’essaye en particulier de dériver

l’ensemble des alternatives d’une réponse de manière directe à partir de la sémantique

des questions ; je propose un amendement à la sémantique de Groenendijk & Stockhof

(1984), dont j’examine en détail les conséquences. Le gain conceptuel est que, au moins

dans ce cas particulier, il n’est pas nécessaire de faire appel à la notion d’échelle,

puisque ce sont les questions sous-jacentes qui déterminent la formulation exacte de la

maxime de quantité, sans que la notion d’alternatives scalaires ne joue de rôle

fondamental. L’un des gains de la première partie est qu’elle permet une unification du

phénomène des implicatures scalaires et de celui des lectures exhaustives. Cette

première partie reprend et enrichit plusieurs travaux très récents (Spector 2003, 2005,

Van Rooij & Schulz 2004a, 2004b). Dans la deuxième partie, j’applique à plusieurs

phénomènes empiriques les résultats obtenus dans la première partie. Bien que la

première partie aura établi que l’approche bi-dimensionnelle de Chierchia n’est pas

justifiée par les phénomènes qu’il considère, j’envisagerai cependant que, au moins

dans certains cas, les lectures « renforcées » soient obtenues par un mécanisme

proprement grammatical ; cette concession se trouve notamment justifiée par l’examen

des lectures auxquelles donnent lieu les numéraux (chapitre 3), et les questions

Page 16: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

16

numériques discontinues (chapitre 4). Ma conclusion sera que les phénomènes rétifs à

l’analyse purement pragmatique mettent en jeu soit les numéraux, soit la focalisation

d’un terme scalaire (cette « conclusion » est en fait présentée dans l’introduction à la

seconde partie). Je n’examine cependant pas en détail le rôle de la prosodie, ce qui

constitue une limite importante de ce travail. Enfin, les chapitres 5 et 6 examinent deux

questions très spécifiques, qui interagissent avec ce débat entre approche purement

pragmatique et approche grammaticale : le chapitre 5 établit que la sémantique de la

morphologie plurielle met en jeu des mécanismes similaires à ceux qui gouvernent les

implicatures scalaires, et introduit le concept d’implicature d’ordre supérieur. Le

chapitre 6 présente et discute un problème spécifique, lié au caractère non-monotone de

la sémantique des phrases conditionnelles, et montre que les hypothèses faites dans les

autres chapitres concernant la caractérisation des alternatives d’une phrase donnée

permettent, conjointement avec d’autres hypothèses par ailleurs indépendamment

motivées, de résoudre ce problème. Enfin, je joins en annexe un article en cours de

publication, qui reprend un article plus court de 2003. Cet article présente, sous une

forme synthétique, certaines des idées exposées dans la première partie.

NOTA BENE

Les notations utilisées dans ce travail ne sont pas toujours uniformes. Les précisions

suivantes aideront le lecteur à s’y retrouver.

Dans l’ensemble, j’adopte les notations de Heim & Kratzer (1998). Le métalangage utilisé

pour donner la valeur sémantique d’une expression linguistique est un langage semi-formel, fait

de français, de logique du premier ordre et de notations . Pour alléger les notations, j’utilise

fréquemment une lettre majuscule, par exemple S, pour nommer une phrase aussi bien que la

proposition qu’elle exprime. Tout au long de ce travail, une proposition est définie comme un

ensemble de mondes possibles, dans un modèle de Kripke. Si S est une phrase, le fait que S soit

vraie dans un monde w se notera, indifféremment, w S et S(w) = 1. De même, si P dénote un

certain prédicat unaire, je m’en sers aussi pour représenter la dénotation du prédicat. La

dénotation du prédicat blond dans un monde w peut être aussi bien notée blond(w) que

x.((blond(w)(x) = 1). Lorsque j’utilise un -terme pour dénoter une fonction, il m’arrive de

m’y référer ensuite pour parler de l’ensemble dont cette fonction est la fonction caractéristique

(et inversement). Il en va ainsi lorsque j’écris, par exemple, w1 w’(P(w0) P(w’)). Il faut

lire : w1 {w’ : P(w0) P(w’)}.

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17

PREMIERE PARTIE

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19

Chapitre 1

Une théorie formelle des phénomènes d’implicatures scalaires

et de lectures exhaustives

I. L’approche néo-gricéenne et ses problèmes

I.1. L’approche gricéenne informelle

Cette section a pour but d’introduire à la question générale de la dérivation des

implicatures scalaires, c’est-à-dire des inférences du type illustré ci-dessous (inférences

de a) vers b))

(1) a. Jacques a rencontré Pierre ou Paul.

b. Jacques n’a pas rencontré à la fois Pierre et Paul.

(2) a. Jacques a lu quelques-uns des livres au programme.

b. Jacques n’a pas lu tous les livres au programme.

(3) a. Il faut avoir fait la moitié des exercices pour réussir l’examen.

b. Il suffit d’avoir fait la moitié des exercices pour réussir l’examen.

(4) a. L’eau est chaude.

b. L’eau n’est pas brûlante.

Ce qui conduit à unifier ces inférences sous une même catégorie, c’est, d’abord, le fait

qu’il s’agit d’inférences « annulables » :

(5) Jacques a rencontré Pierre ou Paul. Il a même rencontré et Pierre et Paul.

(6) Jacques a lu quelques-uns des livres au programme. Il les a même lu tous.

Page 20: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

20

(7) Il faut avoir fait la moitié des exercices pour réussir l’examen, mais cela ne suffit

pas

(8) L’eau est chaude, puisqu’elle est brûlante.

Bien entendu, ce caractère annulable ne suffit pas à caractériser la classe des

implicatures scalaires, ni même celle, plus générale, des implicatures

conversationnelles, puisqu’il s’agit aussi d’un trait caractéristique bien connu des

présuppositions :

(9) a. Ce n’est pas Paul qui a crié.

b. Quelqu’un a crié.

c. Ce n’est pas Paul qui a crié, puisque personne n’a crié.

Alors que (9)a présuppose (9)b, (9)a peut être suivi de la négation de (9)b sans

sentiment de contradiction ((9)c). Une stratégie heuristique qui a fait ses preuves

consiste à classer ce genre d’inférences « annulables » dans la rubrique des phénomènes

pragmatiques9. Mais ce qui distingue les inférences (1)-(4) des inférences de nature

présuppositionnelle, c’est notamment le fait qu’elles ne montrent pas le phénomène

caractéristique de la projection des présuppositions. Comme cela est bien connu, les

présuppositions d’un énoncé A sont préservées quand, par exemple, on enchâsse A dans

l’antécédent d’un énoncé conditionnel. Ainsi l’énoncé (10), tout comme (9)a, conduit

normalement à inférer que quelqu’un a crié.

(10) Si ce n’est pas Paul qui a crié, Marie m’a menti

Par contraste, l’enchâssement de (1)a dans l’antécédent d’un conditionnel ne préserve

pas l’inférence vers (1)b :

(11) Si Jacques a rencontré Pierre ou Paul, Marie m’a menti

(11) ne conduit pas à penser que Jacques n’a pas rencontré à la fois Pierre et Paul ; les

situations où il a rencontré Pierre et Paul font au contraire partie de celles que

9 Récanati (2003) remarque ainsi que l’un des critères qui conduit à classer une certain inférence comme « pragmatique » est son caractère « défaisable ».

Page 21: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

21

l’antécédent du conditionnel dénote, et cette phrase suggère de ce fait qu’il est au moins

possible que Jacques ait rencontré Pierre et Paul.

On ne saurait néanmoins définir la classe des implicatures scalaires comme celles des

« inférences annulables n’ayant pas le comportement projectif des présuppositions ».

Un très grand nombre d’inférences de nature pragmatique ont cette propriété très

générale. Fondamentalement, le concept d’implicature scalaire est un concept théorique,

et la classe qu’il définit doit son unité à l’ensemble des prédictions que la théorie des

implicatures scalaires parvient à faire à son propos. Ce qu’indique ce terme, c’est

d’abord que les inférences dont nous sommes partis sont communément analysées

comme des implicatures conversationelles au sens de Grice, c’est-à-dire des inférences

qui peuvent entièrement s’expliquer à partir de l’hypothèse que les locuteurs sont des

agents rationnels et coopératifs. Les implicatures scalaires sont alors un type particulier

d’implicatures conversationelles, qui ont pour spécificité d’avoir pour source la maxime

gricéene de quantité. Grossièrement, l’inférence de (1)a vers (1)b proviendrait d’un

raisonnement du type suivant, fait par l’interlocuteur à propos du locuteur :

a) Le locuteur m’a dit quelque chose qu’il croit être vrai (maxime de qualité). Par

conséquent, selon lui, Jacques a rencontré Pierre ou Paul

b) Le locuteur m’a donné toute l’information pertinente dont il dispose (maxime de

quantité). Par conséquent, s’il avait pensé que Jacques a rencontré Pierre et Paul, c’est

ce qu’il m’aurait dit, et il ne croit donc pas que Jacques ait rencontré et Pierre et Paul

c) Par conséquent, d’après le locuteur, Jacques a rencontré Pierre ou Paul, mais pas

à la fois Pierre et Paul

Comme nous le verrons, cette explication informelle (qui est celle des auteurs néo-

gricéens comme Levinson et Horn10) n’est pas sans difficulté ni stipulation non motivée.

Notons cependant qu’une approche de ce genre a le grand mérite de proposer une

résolution d’un très ancien problème, qui est celui du sens de la disjonction dans les

langues naturelles : il s’agit de savoir si la disjonction avait un sens inclusif (comme en

logique propositionnelle) ou exclusif. Alors que, dans un énoncé comme (1)a, la

10 Horn (1972), Levinson (1983)

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22

disjonction tend à être interprétée comme exclusive, il n’en va pas de même pour un

énoncé comme (12) :

(12) Tous ceux qui auront rencontré Pierre ou Paul doivent le dire à Marie

(12) ne peut pas s’interpréter comme signifiant que tous ceux qui auront rencontré

Pierre ou Paul mais pas à la fois Pierre et Paul doivent le dire à Marie.

Face à ce phénomène apparent d’ambiguïté, il pourrait paraître naturel de postuler une

ambiguïté lexicale pour la disjonction en français. Cependant, une telle solution est

manifestement insuffisante ; si elle pourrait rendre compte du phénomène de

l’annulation, elle échoue à rendre compte des faits suivants :

- l’ambiguïté apparente de la disjonction s’observe dans de très nombreuses langues

- le choix entre l’interprétation inclusive et exclusive n’est pas libre: dans certains

contextes syntaxiques, on préfère l’interprétation inclusive, tandis que d’autres

favorisent l’interprétation exclusive. Ce sont d’ailleurs les même types de contextes qui,

à travers les langues, favorisent l’une ou l’autre lecture

- des ambiguïtés du même type (uniformité à travers les langues, préférence pour une

des lectures dans des contextes syntaxiques bien définis) s’observent pour quantité

d’autres termes, comme, entre autres : quelques, beaucoup, possible, chaud…

L’approche gricéenne, qui voit dans la lecture exclusive de la disjonction l’effet d’une

inférence pragmatique fondée sur la maxime de quantité, a le mérite de nous éviter,

d’une part, le coût théorique de la postulation d’une ambiguïté lexicale pour la

disjonction pour toutes les langues, et d’autre part, de faire certaines prédictions sur les

contextes n’autorisant pas la lecture exclusive. En effet, le raisonnement informel décrit

plus haut, partant de l’hypothèse que la disjonction, du point de vue de son sens lexical,

est toujours inclusive, repose de façon cruciale sur le fait que la phrase « Jacques a

rencontré Pierre et Paul » entraîne logiquement la phrase « Jacques a rencontré Pierre

ou Paul ». Mais dès lors que le contexte syntaxique sera tel que la relation de

conséquence logique de et vers ou n’existe plus, la raisonnement gricéen ne

s’appliquera plus. Comparons ainsi (12) à (13):

Page 23: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

23

(13) Tous ceux qui auront rencontré Pierre et Paul doivent le dire à Marie

Il est clair que (13) n’entraîne pas logiquement (12) (sous l’interprétation inclusive de la

disjonction, la seule permise par hypothèse) : le fait que quiconque aura vu Pierre et

Paul doit le dire à Marie ne nous dit rien sur l’ensemble des individus qui auront vu

Pierre ou Paul, lequel contient notamment des individus qui, par exemple, n’auront vu

que Pierre.

De manière générale, l’approche gricéenne, même sous sa forme la plus informelle, fait

la prédiction suivante : la lecture exclusive de la disjonction disparaît lorsque celle-ci

apparaît dans un contexte non monotone croissant, c’est-à-dire une contexte ne

permettant pas l’inférence de et vers ou.

Les mêmes considérations s’appliquent également aux termes suivants : quelques, la

moitié des, chaud, et bien d’autres. Alors que les contextes monotones croissants

autorisent l’inférence de tous vers quelques, de tous vers la moitié des et de brûlant vers

chaud, ces inférences n’ont plus lieu d’être dans les contextes non monotones

croissants. De ce fait, les lectures « fortes », du type quelques mais pas tous, la moitié

mais pas tous, chaud mais pas brûlant, disparaissent dans ces contextes :

(14) a. Toute personne ayant lu quelques romans de Balzac sait ce qu’est la

Restauration

b. Il est impossible que la moitié des étudiants soit là

c. Il est impossible que cette substance soit chaude

Les expressions quelques, la moitié, et chaude, sont, dans chacune de ces phrases,

interprétées sous leur sens littéral : ainsi, (14)a entraîne que tout personne ayant lu

beaucoup de romans de Balzac sait ce qu’est la Restauration, (14)b qu’il est impossible

que plus de la moitié des étudiants soit là, et (14)c qu’il est impossible que cette

substance soit brûlante. La suspension d’une certaine lecture, pour une certaine

expression, dans les contextes monotones décroissants, est donc l’un des diagnostics qui

permet de justifier une analyse pragmatique de cette lecture, analyse mettant en jeu la

maxime de quantité

Page 24: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

24

Cependant, l’approche gricéenne informelle rencontre au moins les deux difficultés

suivantes :

A) Le problème de la classe de comparaison

Le raisonnement gricéen présuppose que toute phrase contenant le terme ou soit

comparée par l’interlocuteur avec la phrase qu’on obtient par substitution de et à ou.

Intuitivement, la maxime de quantité indique que le locuteur a choisi la phrase la plus

informative parmi celles qu’il aurait pu prononcer tout en respectant la maxime de

qualité (c’est-à-dire celles qui sont compatibles avec ses croyances). Mais rien

n’empêche le locuteur qui croit que Marie a rencontré Pierre ou Paul mais pas à la fois

Pierre et Paul de prononcer précisément cette phrase :

(15) Jacques a rencontré Pierre ou Paul, mais pas les deux

Si cette dernière phrase faisait partie des phrases comparées à (1)a., l’interlocuteur

pourrait raisonner comme suit : puisque (15) entraîne logiquement (1)a, le locuteur croit

que (15) est fausse (autrement, c’est ce qu’il aurait dit), et par conséquent Jacques a dû

rencontrer à la fois Pierre et Paul. On peut représenter le problème ainsi :

A et B A ouexcl B

A ouincl B

La phrase qui, par hypothèse, a été prononcée (‘A ouincl B’) peut être comparée, en

principe, aussi bien à ‘A et B’ qu’à ‘A ouexcl B’. On n’obtient le résultat voulu qu’en

choisissant comme alternative à ‘A ou B’ la phrase ‘A et B’. Afin d’expliquer comment

se constitue la classe de comparaison d’une phrase donnée, il serait naturel de faire

appel à la maxime gricéenne de manière, qui recommande au locuteur d’utiliser des

phrases simples et brèves. Du fait de la non-existence d’une entrée lexicale

correspondant au ou exclusif, on ne peut exprimer la proposition correspondant à ‘A

ouexcl B’ que de la manière suivante : ‘A ou B et il est faux que A et B’, ce qui est

Page 25: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

25

certainement bien plus coûteux que la phrase effectivement prononcée. On pourrait

donc stipuler le principe suivant : « la classe de comparaison d’une phrase F donnée

contient seulement des phrases qui sont au moins aussi simples que F », et cela serait vu

comme une conséquence de la maxime de manière. Ce principe, cependant, est en lui-

même insuffisant : d’une part, cela présuppose l’inexistence, à travers les langues,

d’éléments lexicaux correspondant à la disjonction inclusive ; d’autre part, le problème

suivant ne serait pas résolu :

(16) a. Paul a couru dans le parc

b. Paul a marché dans le parc

c. Paul s’est déplacé dans le parc

(16)a et (16)b entraînent a-symétriquement (16)c11, et ne sont pas a priori plus

coûteuses. D’où l’on devrait conclure qu’un locuteur choisissant d’affirmer (16)c a

choisi entre (16)a et (16)b et (16)c, et que son choix de (16)c est une raison de conclure

que Paul n’a ni marché ni couru dans le parc12. Ici encore, on pourrait faire appel à une

maxime gricéenne, celle de pertinence ; on dirait ainsi qu’un locuteur qui prononce

(16)c ne considère pas comme pertinent le mode de déplacement de Paul, ce qui

exclurait (16)a et (16)b de la classe de comparaison de (16)c. Cependant, en l’absence

d’une notion précise et générale de pertinence, on ne voit pas comment proposer une

théorie prédictive sur de telles bases13.

B) L’hypothèse de compétence du locuteur

La solution néo-gricéenne (Horn 1972, Levinson 1983, Gazdar 1979), on va le voir,

passe principalement par la définition précise des classes de comparaison pertinentes.

Le raisonnement menant de (1)a vers (1)b prend alors la forme suivante :

a) Le locuteur croit que (1)a est vraie (maxime de qualité)

11 A entraîne a-symétriquement B si A entraîne B et B n’entraîne pas A 12 Cet argument est donné par Landman (2000) 13 Nous verrons dans le chapitre 2 qu’il est en fait essentiel que la classe de comparaison d’une phrase donnée ne soit pas l’ensemble des phrases pertinentes, où la notion de pertinence est relative à la question en discussion sous jacente. On pourrait envisager que, convenablement formalisée, les maximes de pertinence et de manière permettent de faire émerger les classes de comparaison dont on a besoin. Mais, en l’absence d’une formalisation précise, cela reste une pure spéculation.

Page 26: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

26

b) Il n’existe pas d’énoncé E appartenant à la classe de comparaison de (1)a qui à la

fois entraîne a-symétriquement (1)a et soit cru par le locuteur (maxime de quantité)

c) Comme la phrase « Jacques a rencontré Pierre et Paul » est une alternative de (1)a

(i.e. appartient à sa classe de comparaison), le locuteur ne croit pas que cette phrase est

vraie.

d) Le locuteur croit donc que cette phrase est fausse

Mais une difficulté évidente surgit: le raisonnement informel présenté ci-dessus contient

un non sequitur : De a) et de b) (le locuteur m’a dit quelque chose qu’il croit être vrai, et

il m’a donné toute l’information pertinente dont il dispose) ne suit pas d) (le locuteur

croit que Jacques n’a pas rencontré à la fois Pierre et Paul), mais seulement une

conclusion nettement plus faible, à savoir que le locuteur n’a pas la croyance que

Jacques a rencontré Pierre et Paul, ce qui est compatible avec une situation où il

suspendrait simplement son jugement concernant la valeur de vérité de la phrase en

question. En fait, le passage de c) à d) réclame une hypothèse supplémentaire, à savoir

que le locuteur est « bien informé », ou encore compétent (pour reprendre la

terminologie de Van Rooy & Schulz 2004a, 2004b). Outre le fait qu’on ne voit pas ce

qui garantirait, en règle générale, que le locuteur soit bien informé concernant ce dont il

parle, il se trouve en fait qu’un locuteur qui prononce (1)a n’est certainement pas

parfaitement informé, puisqu’un énoncé disjonctif, comme cela a été remarqué par

Gazdar (1979), déclenche typiquement l’inférence selon laquelle le locuteur est

incertain concernant la valeur de vérité de chacun des membres de la disjonction

(Gazdar stipule d’ailleurs cette contrainte, alors que, comme nous le verrons, cette

inférence est elle-même une implicature qui dérive elle directement, sans qu’on ait

besoin de faire jouer l’hypothèse de compétence, de la maxime de quantité de Grice). Il

faut donc dire que le locuteur est aussi informé que cela est possible étant donné la

phrase qu’il a prononcée, hypothèse vague tant qu’on ne donne pas une contrepartie

formelle à cette notion de compétence.

Page 27: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

27

I. 2. l’algorithme néo-gricéen14

De manière informelle mais néanmoins précise, la dérivation des implicatures scalaires

dans le cadre néo-gricéen peut se décrire par l’algorithme suivant :

Soit une phrase S contenant une occurrence unique d’un terme scalaire t. On définit

alors l’ensemble des alternatives scalaires de S, noté Alt(S), comme l’ensemble des

phrases obtenues à partir de S en remplaçant t par un terme de la même échelle. Le

raisonnement néo-gricéen conduit à poser que, pour toute phrase S’ membre de Alt(S),

si S’ entraîne logiquement S sans que S n’entraîne S’ (nous dirons désormais, en un tel

cas, que S’ entraîne a-symétriquement S), alors la négation de S’ est une implicature

scalaire de S. On peut dès lors définir une fonction qui à tout énoncé S associe le « sens

de S renforcé par ses implicatures scalaires » : il s’agit simplement de définir le sens

renforcé de S comme égal la conjonction du sens ordinaire de S et de chacune de ses

implicatures scalaires. Gazdar (1979) a proposé une formalisation explicite des

mécanismes régissant la dérivation des implicatures scalaires fondée sur un mécanisme

de ce genre.

L’algorithme qui vient d’être décrit a ceci de très limité qu’il ne s’applique qu’aux

phrases ne contenant qu’un seul terme scalaire. C’était également une limite (reconnue

par l’auteur) de la théorie de Gazdar (1979). Il est pourtant clair que les phrases

contenant par exemple deux termes scalaires déclenchent des implicatures scalaires, et

qu’en ce cas les deux termes scalaires jouent un rôle. On veut ainsi pouvoir traiter les

implicatures scalaires associées à une phrase comme (17) :

(17) La plupart des étudiants ont lu quelques livres de Chomsky

(17) tend à donner lieu aux inférences suivantes :

(18) a. Il n’est pas vrai que tous les étudiants aient lu quelques livres de Chomsky

b. Il n’est pas vrai que la plupart des étudiants aient lu tous les livres de

Chomksy

14 Je fais un usage très libéral du mot « algorithme ».

Page 28: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

28

Ces inférences se comprennent immédiatement si l’on admet que les phrases suivantes

sont des alternatives scalaires de (17) :

(19) a. Tous les étudiants ont lu quelques livres de Chomsky

b. La plupart des étudiants ont lu tous les livres de Chomsky

Pour que cela soit le cas, il faut admettre d’une part, que quelques, la plupart des et tous

appartiennent à la même échelle, et d’autre part, que, lorsque deux termes scalaires t1 et

t2 apparaissent dans la même phrase S, les phrases obtenues en remplaçant t1 par un

membre de l’échelle de t1, d’une part, et celles obtenues en remplaçant t2 par un membre

de l’échelle de t2, d’autre part, font partie des alternatives scalaires de S. En principe, on

doit aussi s’attendre à ce que les phrases obtenues en substituant à la fois à t1 et à t2 des

membres de leurs échelles fassent aussi partie des alternatives scalaires de S. Il est

impossible, à vrai dire, de déterminer sur la base de (17) s’il faut aussi admettre cette

option, parce que, en ce cas précis, cette option ne permettrait de dériver aucune

implicature additionnelle, comme nous l’illustrons maintenant. Supposons en effet que

les phrases suivantes, obtenues à partir de (17) par substitutions simultanées aux deux

termes scalaires d’un terme de la même échelle, appartiennent aux alternatives scalaires

de (17) :

(20) a. Quelques étudiants ont lu tous les livres de Chomsky

(substitution de quelques à la plupart des et de tous à quelques)

b. Tous les étudiants ont lu tous les livres de Chomsky

(substitution de tous à la plupart des et de tous à quelques)

Il se trouve, d’une part, que (20)a. n’entraîne pas (17) ; en effet, il se peut très bien que

quelques étudiants aient lu tous les livres de Chomsky sans que la plupart d’entre eux

aient le moindre livre de Chomsky. Par conséquent, aucune implicature scalaire ne peut

être dérivée à partir de (20)a. (20)b, en revanche, entraîne a-symétriquement (17), ce qui

permet de conclure que la négation de (20)b., ci-dessous donnée en (21), est une

implicature scalaire de (17) :

(21) Il est faux que tous les étudiants aient lu tous les livres de Chomsky

Page 29: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

29

Cependant, (21) est elle-même une conséquence logique de (18)a (et d’ailleurs aussi de

(18)b), de sorte que cette inférence additionnelle n’ajoute rien à celles qui avaient déjà

été obtenues.

Si ce dernier exemple ne permet pas de trancher en faveur en faveur de l’idée qu’il faut

autoriser les substitutions simultanées lorsque l’on cherche à définir la notion

d’alternative scalaire, il n’interdit pas non plus d’adopter une telle règle. Si l’on fait ce

choix, alors on peut définir de manière précise la fonction qui à toute phrase S associe le

sens renforcé de S. Ce qui suit vise à formaliser de manière relativement explicite les

idées sous-jacentes aux théories néo-gricéennes. Des formalisations ont déjà été

proposées, notamment par Gazdar, mais elles ont une portée extrêmement limitées. La

procédure de Gazdar ne peut ainsi s’appliquer qu’à des énoncés ne contenant pas de

termes scalaires sous la portée d’un opérateur logique.

On note [[S]] le sens littéral, ordinaire, de S, et [[S]]r son “sens renforcé”. On suppose

que l’on dispose déjà d’une théorie sémantique compositionnelle capable de déterminer

le sens ordinaire de n’importe quelle phrase, autrement dit, qu’il existe une

caractérisation récursive de la fonction d’interprétation [[ ]] qui à tout énoncé S associe

un contenu sémantique, en l’occurrence une proposition.

a) Echelles : certains termes du lexique sont spécifiés comme appartenant à une

“échelle”, laquelle consiste en un ensemble de termes du lexique. Pour tout terme

scalaire t, on note E(t) l’échelle de t. E(t) contient nécessairement t lui-même.

b) Alternatives scalaires d’une phrase: par analogie avec la sémantique des

alternatives développées pour rendre compte des effets sémantiques et pragmatiques de

la focalisation, on définit de manière récursive, pour toute phrase S, la classe des

alternatives scalaires de S, à savoir, un ensemble de phrases (et non, comme on pourrait

aussi le faire, un ensemble de propositions). Pour toute phrase S, on note Alt(S)

l’ensemble des ses alternatives scalaires. Bien que l’on puisse donner une définition

récursive de la fonction Alt, je me contente ici d’une définition plus informelle : Une

phrase S’ est une alternative scalaire de S si elle est identique à S (du point de vue

syntaxique et phonologique) sauf qu’on a pu remplacer un ou plusieurs termes scalaires

dans S par des termes de la même échelle.

Page 30: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

30

On définit alors la fonction [[ ]]r par l’intermédiaire d’une autre fonction, notée ici f,

qui, à toute phrase donnée S, associe l’ensemble des alternatives scalaires de S qui

entraînent a-symétriquement S:

f(S) = {S’ Alt(S): S’ entraîne S et S n’entraîne pas S’}

Enfin, on note f(S) la proposition qui exprime la conjonction de toutes les négations

des éléments de f(S). On peut alors donner la définition suivante:

[[S]]r = [[S]] f(S)

Nous verrons bientôt qu’une procédure de ce type rencontre des problèmes majeurs, et

réclame des modifications substantielles.

I. 3. Les problèmes empiriques de l’approche gricéenne standard

Chierchia (2002), à la suite de Landmann (2000), a remarqué que l’analyse gricéenne

standard est incapable de traiter convenablement un certain nombres d’exemples dans

lesquels un terme scalaire se trouve interprété sous la portée d’un opérateur logique, et,

en particulier, sous la portée d’un autre terme scalaire. Je commencerai ici par examiner

ces exemples. Il convient de distinguer entre deux types d’inadéquation, selon que les

inférences prédites par la théorie standard sont trop faibles ou trop fortes. Enfin, je

m’efforcerai de montrer qu’il convient en réalité de ne pas tirer de généralisations

hâtives à partir de ces quelques exemples.

I.3.1 Cas où la théorie fait des prédictions trop faibles

I.3.1.1. Verbes d’attitudes propositionelles

Considérons la phrase suivante :

(22) Jacques croit que Marie a lu beaucoup de livres de Chomsky

Page 31: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

31

Supposons que l’échelle de beaucoup soit <quelques, beaucoup, tous>. L’unique

alternative scalaire de (22) qui l’entraîne a-symmétriquement, selon la perspective

standard, est donnée en (23).

(23) Jacques croit que Marie a lu tous les livres de Chomsky

L’algorithme néo-gricéen fait dont la prédiction que (22) donne lieu à l’inférence

suivante, qui est la négation de (23) :

(24) Jacques n’a pas la croyance que Marie a lu tous les livres de Chomsky

Selon Chierchia, cette prédiction, bien que correcte, est bien trop faible, puisque, dans la

plupart des contextes (en particulier dans un contexte où l’on rapporte une croyance que

Jacques vient d’exprimer), on comprend en fait que Jacques croit que Marie a lu

beaucoup de livres de Chomsky mais qu’elle ne les a pas lu tous.

Ce fait, selon Chierchia, suggère que la procédure standard est fondamentalement

inadéquate, en ce qu’elle conduit à introduire une négation qui prend portée sur

l’ensemble de l’alternative scalaire pertinente, alors qu’il faudrait pouvoir, en ce cas,

l’introduire sous la portée du verbe d’attitude. Il propose donc un mécanisme que l’on

peut, de manière très informelle, décrire comme suit :

on associe à tout constituant deux valeurs sémantiques : sa valeur sémantique ordinaire,

et sa valeur sémantique « renforcée ». Dire qu’un phrase déclenche telle ou telle

implicature scalaire, c’est dire qu’une certaine proposition est conséquence logique de

son sens renforcé. Le point important, dans le cas qui nous occupe, est que la phrase

enchâssée (« Marie a lu quelques livres de Chomsky ») a pour sens renforcé la

proposition qu’exprime la phrase « Marie a lu quelques livres de Chomsky mais pas

tous ». Le sens renforcé d’un constituant donné s’obtient en effet par un mécanisme

similaire au mécanisme néo-gricéen. La différence avec l’approche classique tient au

fait que le sens renforcé d’une phrase plus complexe, comme une phrase de la forme

« X croit que P » s’obtient par un mécanisme compositionnel comparable à ce qui vaut

pour le calcul du sens ordinaire. En particulier, le sens renforcé de « X croit que P » doit

Page 32: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

32

avoir pour conséquence logique « X croit la proposition exprimée par le sens renforcé

de P », ce qui suffit, dans le cas présent, à prédire l’inférence « Jacques croit que Marie

a lu certains livres de Chomsky mais pas tous ». Il est clair que cette perspective

représente une révision radicale de la perspective gricéenne standard, puisqu’elle intègre

à la procédure récursive de calcul du sens un phénomène que l’approche gricéenne traite

comme purement pragmatique, et donc comme ne dépendant exclusivement que du sens

littéral de la phrase considérée et de ses alternatives scalaires. Ainsi l’approche de

Chierchia peut être qualifiée de « localiste », par opposition à l’approche traditionelle

qu’il appelle « globaliste ».

Avant d’aller plus avant, il est important de noter que le phénomène relevé par

Chierchia (dont j’admets sans discussion la réalité) n’a pas la généralité que l’on

pourrait attendre si une théorie localiste comme la sienne était correcte. Considérons en

effet la phrase suivante :

(25) Il est certain que Jacques a lu beaucoup de livres de Chomsky

L’analyse gricéenne standard prédit l’implicature suivante

(26) Il n’est pas certain que Jacques ait lu tous les livres de Chomsky

L’analyse localiste, quant à elle, a pour conséquence que le sens renforcé de (26) soit

équivalent à la phrase suivante :

(27) Il est certain que Jacques a lu beaucoup de livres de Chomsky et qu’il n’a pas lu

tous les livres de Chomsky.

Selon la plupart des informateurs, (25) ne donne pas lieu à l’inférence en (27), mais

donne bien lieu en revanche à celle qui se trouve prédite par l’analyse globaliste ((26)).

I. 3. 1. 2 quantification universelle

(28) a. Chaque étudiant a lu quelques livres de Chomsky

b. Chaque étudiant a lu trois livres

Page 33: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

33

Les alternatives scalaires de ces deux phrases qu’il faut considérer sont celles qui les

entraînent a-symétriquement, à savoir (dans l’hypothèse où l’échelle de quelques est

simplement <quelques, tous>, et celle de trois l’ensemble des numéraux) :

(29) a. Chaque étudiant a lu tous les livres de Chomsky

b. Chaque étudiant a lu quatre livres

L’analyse standard prédit que l’on infère, dans chacun des cas, la négation des

alternatives plus informatives, à savoir, respectivement :

(30) a. Il est faux que chaque étudiant ait lu tous les livres de Chomsky

= Au moins un étudiant n’a pas lu tous les livres de Chomsky

b. Il est faux que chaque étudiant ait lu quatre livres

= Au moins un étudiant a lu moins de quatre livres

Le « sens renforcé » (c’est-à-dire la conjonction du sens littéral et des implicatures

scalaires) de ces deux phrases sera donc le suivant :

(31) a. Chaque étudiant a lu quelques livres de Chomsky, et au moins un étudiant ne

les a pas tous lu

b. Chaque étudiant a lu au moins trois livres, et au moins un d’entre eux en a lu

seulement trois.

J’ai ignoré le fait que chaque est lui-même un terme scalaire, qui a quelques pour

alternative : de la phrase Marie ne connaît pas chaque étudiant, on infère en effet que

Marie connaît quelques étudiants. Mais la prise en compte des alternatives engendrées

par la subsitution de quelques à chaque ne modifierait pas le résultat de l’algorithme

néo-gricéen ; en effet, aucune des alternatives additionnelles, en ce cas, n’entraîne a-

symétriquement la phrase à laquelle on s’intéresse. Nous verrons en revanche dans le

section V que la théorie que je propose dans la section IV fait des prédictions différentes

selon que l’on tient compte ou non de l’échelle propre de chaque.

Page 34: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

34

Chierchia affirme quant à lui que l’on tend à dériver des inférences nettement plus

fortes, qui conduisent selon lui aux significations renforcées suivantes :

(32) a. Chaque étudiant a lu quelques livres de Chomksy mais pas tous

b. Chaque étudiant a lu exactement trois livres de Chomksy

Comme nous l’avons déjà indiqué, les faits en sont tout simplement pas clair ; il semble,

d’après une enquête informelle, que les observations de Chierchia soient plus nettement

vérifiées lorsqu’un numéral est en jeu (comme en b.) que pour les autres termes

scalaires. Nous reviendrons sur l’interprétation des numéraux, qui réclament une

attention particulière. Par ailleurs, il nous semble que le genre d’inférence que l’on

dérive soit très fortement, en de tels cas, dépendant du contexte dans lequel les phrases

concernées sont produites. Toute la discussion qui précède présuppose sans justification

que les implicatures scalaires sont dérivées de façon automatique, par un mécanisme

d’inférence qui, s’il est fondé sur la rationalité des agents, n’utilise pas les informations

contextuelles disponibles. Les implicatures scalaires sont alors considérées comme des

implicatures généralisées, au sens où elles tendent à être inférées par défaut dans

n’importe quel contexte (Grice 1975, Levinson 1983). Cela ne va nullement de soi15.

Notons cependant que l’approche localiste de Chierchia, qui, de ce point de vue, est en

accord avec l’approche néo-gricéenne standard, puisqu’elle tend à grammaticaliser le

phénomène, est néanmoins en mesure de rendre compte de l’influence du contexte sur

la propension des locuteurs à dériver telle ou telle inférence : pour Chierchia, si le

mécanisme qui dérive le « sens renforcé » est, en tant que tel, indépendant du contexte

de l’énonciation, le choix qui consiste à comprendre une phrase selon son sens renforcé

plutôt que selon son sens littéral est lui-même tributaire du contexte ; dans cette

perspective, ce choix est tout à fait comparable au choix que l’on doit faire entre deux

lectures possibles d’une même phrase ambiguë, et c’est une théorie de la

désambiguation qui doit en rendre compte.

15 Dans la plus grande partie de ce chapitre, néanmoins, nous faisons comme si les implicatures scalaires étaient bien toujours présentes par défaut. Nous envisagerons cependant la possibilité que les alternatives pertinentes pour une phrase donnée dépendent pour partie de la présence d’une certaine question sous-jacente.

Page 35: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

35

L’approche que nous développerons dans ce chapitre nous conduira à rendre compte,

sur une base globaliste, de la présence, dans certains contextes seulement, des

implicatures prédites sur Chierchia (voir la section V).

I. 3. 2. Cas où la théorie standard fait des prédictions trop fortes

I. 3. 2. 1. Enchâssements d’un terme scalaire sous un autre terme scalaire

(33) a. Qu’est ce que les étudiants ont fait pour valider cet enseignement ?

b. Quelques étudiants ont fait une dissertation ou un exposé

c. D’autres ont passé un examen

Chierchia note que, dans un tel discours, la phrase (33)b se comprend comme signifiant

que quelques étudiants, mais pas tous, ont fait une dissertation ou un exposé et n’ont pas

fait les deux, ce qui n’exclut pas que certains aient fait à la fois une dissertation et un

exposé.

Or comme cette phrase contient deux termes scalaires (quelques, ou), les alternatives à

considérer sont les suivantes (en admettant les substitutions simultanées) :

(34) a. Tous les étudiants ont fait une dissertation ou un exposé

b. Quelques étudiants ont fait une dissertation et un exposé

c. Tous les étudiants ont fait une dissertation et un exposé

Comme chacune des ces alternatives est logiquement plus forte que (33)b, l’analyse

standard prédit les inférences suivantes :

(35) a. Il est faux que tous les étudiants aient fait une dissertation ou un exposé

b. Aucun étudiant n’a fait à la fois une dissertation et un exposé

c. Il est faux que tous les étudiants aient fait une dissertation et un exposé

Notons d’emblée que (35)a entraîne logiquement (35)c, de sorte que l’on peut ignorer

(35)c., et qu’il n’est pas nécessaire en ce cas de considérer les alternatives obtenues par

substitution simultanée d’un terme de la même échelle aux deux termes scalaires

Page 36: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

36

présents dans la phrase. Chierchia remarque, à juste titre nous semble-t-il, que

l’inférence (35)b. est beaucoup trop forte, puisque, même dans son sens renforcé, la

phrase considérée n’exclut pas que certains étudiants aient fait à la fois une dissertation

et un exposé. On tend en revanche à inférer que, parmi les étudiants qui ont fait une

dissertation ou un exposé, certains ont fait ou bien seulement une dissertation ou bien

seulement un exposé, et cette inférence-là n’est pas prédite une fois que l’on élimine

l’inférence (35)b. La théorie proposée par Chierchia (que nous ne présentons pas en

toute généralité), lorsqu’on l’applique à (33)b., fonctionne de la manière suivante :

a. calcul du sens renforcé du syntagme verbal :

< ...ont fait une dissertation ou un exposé> ont fait une dissertation ouexcl un exposé

b. Intégration du sens renforcé du syntagme verbal dans le calcul du sens

renforcé de la phrase :

Quelques étudiants ont fait une dissertation ouexl un exposé

c. Calcul de l’implicature scalaire déclenchée par la présence de quelques (sans

tenir compte pour l’instant du résultat obtenu en b.) :

Quelques étudiants, mais pas tous, ont fait une dissertation ou un exposé

d. Conjonction de b. et c. :

Quelques étudiants ont fait une dissertation ouexcl un exposé et quelques étudiants, mais

pas tous, ont fait une dissertation ouincl un exposé.

Le résultat obtenu en d. est équivalent à la phrase suivante :

(36) Quelques étudiants ont fait une dissertation ouexcl un exposé, et certains étudiants

n’ont fait ni une dissertation ni un exposé

Ce résultat correspond aux jugements intuitifs, dans la mesure ou il n’exclut nullement

que quelques étudiants aient fait à la fois une dissertation et un exposé.

I. 3. 2. 2. Le problème des disjonctions multiples

Considérons maintenant la phrase suivante :

Page 37: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

37

(37) Jacques a mangé toutes les poires ou quelques pommes

Les alternatives de (37) qui sont strictement plus informatives que (37) sont les énoncés

suivants :

(38) a. Jacques a mangé toutes les poires et quelques pommes

b. Jacques a mangé toutes les poires et toutes les pommes

c. Jacques a mangé toutes les poires ou toutes les pommes

L’algorithme néo-gricéen conduit à inférer que tous les énoncés en (38) sont faux. En

particulier, (38)c. doit être faux. Mais si (38)c est faux, alors il est notamment faux que

Jacques ait mangé toutes les poires. On dérive donc l’inférence suivante :

(39) Jacques n’a pas mangé toutes les poires

Ce résultat est manifestement erroné. On sait (Gazdar 1979) que tout énoncé disjonctif,

c'est-à-dire de la forme A ou B, déclenche l’inférence selon laquelle le locuteur est

incertain concernant la valeur de vérité de chacun des disjoints. (37), en particulier,

conduit normalement à la conclusion que le locuteur ne sait pas si Jacques a mangé

toutes les poires, ce qui est contredit par (39). L’algorithme néo-gricéen conduit donc ici

à une inférence beaucoup trop forte. Face à ce problème, on pourrait songer à modifier

la définition des alternatives de manière à exclure (38)c de l’ensemble des alternatives.

En ce cas, on dériverait simplement la négation de (38)a et celle de (38)b :

(40) a. Jacques n’a pas mangé à la fois toutes les poires et quelques pommes

b. Jacques n’a pas mangé à la fois toutes les pommes et toutes les poires

Comme (40)a entraîne (40)b, (40)b est redondant, et l’interprétation finale de l’énoncé

serait simplement :

(41) Jacques a mangé ou bien toutes les poires ou bien quelques pommes, mais pas à

la fois toutes les poires et quelques pommes

Page 38: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

38

Cependant, on n’obtient cette fois-ci un résultat bien trop faible : la phrase (37)

déclenche aussi, en réalité, les inférences suivantes :

(42) a. Jacques n’a pas mangé toutes les pommes

b. Si Pierre a mangé des pommes, il n’a pas mangé de poires

L’analyse néo-gricéenne classique est donc, selon la manière dont on définit les

alternatives, soit trop forte, soit trop faible.

Le problème posé par la phrase (37) est comparable au problème dit des disjonctions

mutliples16, et en est même, en un sens, un cas particulier. Considérons en effet un

énoncé de la forme suivante :

(43) (A ou B) ou C17

Les alternatives de (43) sont les suivantes :

(44) a. (A ou B) et C

b. (A et B) et C

c. (A et B) ou C

Toutes entraînent a-symétriquement (43), de sorte que l’on devrait, d’après

l’algorithme néo-gricéen, dériver la négation de chacune d’entre elles, et, notamment,

celle de (44)c. Mais la négation de (44)c entraîne la fausseté de C, ce qui, là encore,

contredit le fait que l’auteur d’un énoncé disjonctif est généralement incertain

concernant la valeur de vérité des éléments liés par la disjonction. De même que dans

l’exemple précédent, si l’on choisit d’ignorer l’alternative (44)c., on obtient un résultat

trop faible, à savoir simplement la négation de (44)a. (laquelle entraîne celle de (44)b.).

On échoue en particulier à prédire qu’une phrase de cette forme conduit généralement à

inférer qu’une seule des propositions {A, B, C} est vraie.

16 Chierchia (2002) 17 Je traite ici la disjonction comme un connecteur binaire ; cela suppose donc une structure syntaxique du type [[A ou B] ou C] ou bien [A ou [ B ou C]], sans que le choix entre les deux change quoi que ce soit du point de vue du sens

Page 39: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

39

A ce propos, notons que la lecture « renforcée » (« Un et un seul des énoncés A, B et C

est vrai ») n’est pas équivalente à ce qu’on obtiendrait en postulant que la disjonction

doit se comprendre comme exclusive. Admettons en effet un connecteur vv dont le sens

serait exclusif, c'est-à-dire qui aurait la table de vérité suivante :

p q p vv q

1 1 0

1 0 1

0 1 1

0 0 0

Alors un énoncé de la forme (A vv B) vv C est vrai si et seulement si exactement un ou

exactement trois des énoncés {A, B, C} est vrai :

A B C A vv B (A vv B) vv C

1 1 1 0 1

1 1 0 0 0

1 0 1 1 0

1 0 0 1 1

0 1 1 1 0

0 1 0 1 1

0 0 1 0 1

0 0 0 0 0

De manière plus générale tout énoncé de la forme (p1 vv p2) vv … vv pn est vrai si et

seulement le nombre de disjoints vrais est impair.

Le problème des disjonctions multiple est donc le suivant : d’une part, l’algorithme néo-

gricéen standard ne permet pas de dériver les lectures qu’on obtient habituellement ;

d’autre part, postuler une ambiguïté systématique entre une lecture exclusive et une

lecture inclusive de la disjonction ne permet pas non plus de faire les bonnes

prédictions, puisque les conditions de vérité obtenues en interprétant la disjonction

Page 40: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

40

comme exclusive ne correspondent pas non plus à nos intuitions. Ce dernier fait,

d’ailleurs, nous donne un motif supplémentaire pour refuser de postuler une ambiguïté

lexicale pour les termes scalaires18.

I. 4. La solution de Sauerland (2004a)

Sauerland (2004a) propose une approche globaliste du problème des disjonctions

multiples, approche qui repose sur deux modifications de l’approche néo-gricéenne

standard. Il s’agit d’une part d’étendre l’ensemble des alternatives scalaires d’une

phrase donnée, et, d’autre part, de justifier une modification des règles d’inférence.

Cette solution est en fait très proche (différences de formalismes mises à part) de celle,

par ailleurs plus générale, qui se trouve présentée par Spector (2003) et Van Rooy &

Schulz (2004a). Je commence ici par présenter l’analyse de Sauerland, qui a la vertu

d’être formulée de manière relativement simple.

Commençons par considérer un énoncé disjonctif très simple :

(45) Pierre a rencontré Marie ou Paul

Comme nous l’avons déjà observé, un énoncé disjonctif déclenche notamment

l’inférence selon laquelle le locuteur est incertain concernant la vérité de chacun des

membres de la disjonction. Dans le cas de (45), l’on conclut donc que le locuteur ne sait

pas si Pierre a rencontré Marie ni s’il a rencontré Paul, même s’il pense que Pierre a

rencontré l’un des deux. Il est naturel de penser que cette inférence concernant l’état

mental du locuteur provient d’un raisonnement comme celui-ci : si le locuteur pensait

que Pierre a rencontré Marie, c’est ce qu’il aurait dit ; donc il n’a pas la croyance que

Pierre a rencontré Marie. Mais s’il pensait que Pierre n’a pas rencontré Marie, alors,

comme il croit par ailleurs (c’est ce qu’il a dit) que Pierre a rencontré Marie ou Paul, il

devrait croire que Pierre a rencontré Paul. Mais en ce cas, il aurait pu (et dû) tout

simplement dire « Pierre a rencontré Paul » ; donc le locuteur ne sait pas si Pierre a

18 On pourrait bien sûr envisager d’adopter une sémantique non-standard pour la disjonction, et de la traiter non pas comme un connecteur binaire, mais comme un connecteur n-aire, où n est le nombre d’éléments reliés par une disjonction. En fait, il ne peut exister aucun connecteur binaire c ayant la propriété que ((p1 c. p2) c….c. pn) soit vrai si et seulement une et une seule des propositions de l’ensemble {p1, …, pn} soit vraie.

Page 41: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

41

rencontré Marie, et, par un raisonnement symétrique au précédent, on conclut aussi que

le locuteur ne sait pas si Pierre a rencontré Paul. On voit que ce raisonnement suppose

maintenant que l’on compare (45) non seulement à la phrase « Pierre a rencontré Marie

et Paul », mais aussi aux phrases « Pierre a rencontré Marie » et « Pierre a rencontré

Paul ». On doit donc maintenant admettre les alternatives suivantes pour (45) :

{Pierre a rencontré Marie, Pierre a rencontré Paul, Pierre a rencontré Marie ou Paul,

Pierre a rencontré Marie et Paul}

Mais il apparaît immédiatement que l’algorithme neo-gricéen devient alors inadéquat.

En effet, comme « Pierre a rencontré Marie » entraîne a-symétriquement « Pierre a

rencontré Marie ou Paul », on devrait dériver la négation de « Pierre a rencontré

Marie », c'est-à-dire « Pierre n’a pas rencontré Marie ». Et, par symétrie, on obtient

aussi « Pierre n’a pas rencontré Paul » ; on obtiendrait en fin de compte une

contradiction, puisqu’il n’est pas possible que Pierre n’ait rencontré ni Pierre ni Marie

s’il est vrai qu’il a rencontré Pierre ou Marie. Mais notre remarque précédente nous

montre aussi comment résoudre la difficulté : puisque l’on a déjà conclu que le locuteur

ne sait pas si le locuteur a rencontré Marie et s’il a rencontré Paul, ce fait doit permettre

de bloquer les inférences négatives indésirables. D’où la modification suivante de

l’algorithme néo-gricéen proposé par Sauerland (2004a) (et également par Spector

(2003)). Elle consiste à distinguer deux étapes dans la dérivation des implicatures

scalaires. La première étape dérive des inférences du type « Le locuteur n’a pas la

croyance que P », inférences appelée par Sauerland implicatures primaires (Gazdar

1979 les nommait implicatures clausales), au moyen de la règle suivante :

- Si B est une alternative de A qui entraîne a-symmétriquement A, alors conclure KB

(où KB se lit « le locuteur croit que B »

Dans le cas précédent, on dérive ainsi :

K (Pierre a rencontré Marie)

K (Pierre a rencontré Paul)

K(Pierre a rencontré Marie et Paul)

Page 42: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

42

La deuxième étape consiste à faire passer la négation sous la portée de K, sous la

condition, toutefois, qu’on n’obtienne pas ainsi une contradiction. Plus exactement, si S

est la phrase prononcée, on calcule d’abord toutes les conséquences logiques des

énoncés obtenus par la règle précédente et l’énoncé KS, qui exprime le fait que le

locuteur croit la phrase qu’il a prononcée (maxime de qualité). Ces conséquences

logiques sont ajoutées au stock des implicatures primaires. La deuxième règle s’énonce

alors ainsi :

Soit B une alternative de la phrase prononcée. Si KB est une implicature primaire et

si K B n’est pas une implicature primaire, alors K B est une implicature

secondaire

Dans le cas qui nous intéresse, on calcule d’abord toutes les conséquences logiques des

énoncés suivants :

a. K(Pierre a rencontré Marie ou Paul)

b. K(Pierre a rencontré Marie)

c. K(Pierre a rencontré Paul)

d. K(Pierre a rencontré Marie et Paul)

De a. et b. suit :

e. K (Pierre a rencontré Marie)

En effet, supposons que le locuteur croit que Pierre n’a pas rencontré Marie, c'est-à-dire

que K (Pierre a rencontré Marie) soit vrai. En ce cas, on aurait aussi K ((Pierre a

rencontré Marie) (Pierre a rencontré Marie ou Paul)), c'est-à-dire K(Pierre a

rencontré Paul mais pas Marie), d’où suit notamment K(Pierre a rencontré Paul), ce

qui contredit b.

De même, on dérive :

f. K (Pierre a rencontré Paul)

Page 43: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

43

De ce fait, la deuxième règle ne permet pas de faire passer la disjonction sous K dans les

énoncés b. et c. En revanche, rien n’interdit de faire passer la négation sous K dans d.,

ce qui permet d’obtenir l’implicature secondaire suivante :

g. K (Pierre a rencontré Marie et Paul).

Bien que cela reste implicite chez Sauerland, il faut évidemment supposer que le

locuteur est logiquement cohérent, c’est-à-dire, en l’occurrence, que l’opérateur K

respecte les contraintes suivantes (ce dont nous avons en fait implicitement fait usage

ci-dessus)19 :

a) Si K et K alors K( et si le locuteur croit A et qu’il croit B, alors il croit A

et B)

b) Si K et est conséquence logique de alors si le locuteur croit A, alors il

croit toutes les conséquences logiques de A)

Cette analyse suppose donc, d’une part, une nouvelle caractérisation des alternatives des

énoncés disjonctifs, et, d’autre part, un raffinement de l’algorithme néo-gricéen. Ce

raffinement, cependant, bénéficie d’une motivation indépendante, puisque, en toute

rigueur, seule l’étape des implicatures primaires se trouve directement prédite par les

maximes gricéennes ; le renforcement qui consiste à faire passer la négation sous

l’opérateur K n’est pas intrinsèquement motivé en termes de rationalité

conversationelle, et peut être vu comme fondé sur l’hypothèse que le locuteur peut être

considéré comme bien informé. Il se trouve d’ailleurs que si les implicatures

secondaires peuvent très bien être absentes dans certains contextes, il n’en va pas de

même des implicatures primaires. Un énoncé de la forme (A ou B) déclenche quasiment

toujours l’inférence que le locuteur est incertain concernant la valeur de vérité de A et

de B, quand bien même la lecture exclusive de la disjonction n’est pas la plus

saillante.20

19 Ces conditions sur K ne sont pas mentionnés par Sauerland (2004a), qui les considère sans doute comme allant de soi. Ces hypothèses sont équivalentes aux principes dits de « clôture sous la conséquence logique » et de « clôture sous la conjonction » de l’opérateur K en logique épistémique. Ces principes sont respectés dans tout modèle de Kripke. 20 On note d’ailleurs que cela explique pourquoi une phrase de cette forme est généralement fortement déviante lorsque l’un des disjoints entraîne l’autre (comme le remarque Gazdar 1979):

Page 44: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

44

Examinons maintenant le problème des disjonctions multiples. Une phrase S de la

forme ‘(A ou B) ou C’ aura pour alternative les énoncés suivants :

{A, B, C, (A ou B), (A ou C), (B ou C), (A et B), (A et C), (B et C), (A et B) ou C, (A

ou B) et C, (A et B) et C), (A ou B) ou C}

On obtient ces énoncés en admettant que chaque membre d’une disjonction, ainsi que

ses alternatives propres, appartient aux alternatives de l’énoncé initial.

On applique ensuite la première règle, qui permet de dériver les implicatures primaires

suivantes (compte tenu du fait qu’en ce cas-ci, toutes les alternatives de S autres qu’elle-

même entraînent a-symmétriquement S) :

KA, KB, KC, K (A ou B), ..., K(A ou B) et B, K(A et B) et C), ...

Par un raisonnement similaire au précédent, on dérive aussi les conséquences suivantes

(compte tenu du fait que K((A ou B) ou C) est vrai) :

K A, K B, K C

Cela suffit à bloquer les inférences K A, K B et K C. Par ailleurs, comme K(A et

B), K(B et C) et K(A et C) sont des implicatures secondaires, et qu’il n’y a pas de

contradiction, cette fois-ci, lorsque l’on fait passer la négation sous la portée de K, on

dérive comme implicatures secondaires ce qui suit :

K (A et B), K (A et C), K (B et C)

Cela rend compte du fait que l’on conclut d’une phrase de la forme ‘(A ou B) ou C’,

d’une part, que le locuteur est incertain concernant la valeur de vérité de A, de B, et de

C, et, d’autre part, que le locuteur pense qu’une seule de ces trois propositions est vraie.

(1) #Hier, Pierre a été attaqué par un animal ou un chien

En effet, cette phrase est équivalente à « Hier, Pierre a été attaqué par un animal », alors même que l’usage d’une disjonction tend à déclencher l’inférence selon laquelle le locuteur est incertain concernant la valeur de vérité de chacun des membres de la disjonction.

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45

On voit ainsi qu’une analyse plus sophistiquée, et plus conforme à l’esprit des maximes

gricéennes, qui distingue clairement deux étapes dans la dérivation des implicatures

scalaires (l’étape des implicatures primaires, et celle des implicatures secondaires),

parvient à résoudre le problème des disjonctions multiples. Cette solution, néanmoins, a

un prix, puisqu’elle suppose d’étendre substantiellement l’ensemble des alternatives

scalaires d’une phrase donnée.

Je propose maintenant quelques remarques critiques à propos de la forme exacte que

prend cette analyse dans l’article de Sauerland. L’une des questions qui se pose

concerne la manière de caractériser en toute généralité l’ensemble des alternatives.

Sauerland a besoin de dire que toute phrase de la forme ‘A ou B’ a pour alternatives

l’ensemble {A, B, ‘A ou B’, ‘A et B’}. Mais comme il considère (conformément à

l’approche néo-gricéenne standard, sans toutefois le dire explicitement) que la relation

« être une alternative scalaire de » est une relation d’équivalence, il rencontre le

problème suivant : deux phrases X et Y quelconques seront toujours des alternatives

l’une de l’autre ; en effet, comme X ou Y est à la fois une alternative de X et de Y, X et

Y doivent elles-mêmes être alternatives l’une de l’autre (par symétrie et transitivité de la

relation « être une alternative scalaire de »). Mais si l’on admettait cette possibilité,

alors nous perdrions la possibilité de rendre compte des implicatures scalaires – comme

nous l’avons déjà remarqué p. 24, si toutes les phrases pouvaient être alternatives les

unes des autres, aucune information ne serait jamais communiquée implicitement,

puisque le locuteur serait supposé avoir choisi la phrase la plus informative qu’il croit

vraie21. Sauerland résout ce problème par un procédé totalement ad hoc : il introduit

deux connecteurs binaires, notés cL, et cD, dont la signification est donnée par les

équivalences suivantes : A cL B A, A cR B B. Ensuite, Sauerland propose

d’admettre l’échelle suivante (qui, contrairement aux échelles standard, n’est pas

totalement ordonnée du point de vue de la force logique) : <cL, cR, ou, et>. Il suit que

les alternatives de (A ou B) sont les membres de l’ensemble {A cL B, A cR B, A ou B, A

21 Cette remarque ne vaut que si l’on ignore les maximes de manière et de pertinence, et que l’on comprend celle de quantité comme réclamant du locuteur qu’il communique toute son information, indépendamment de toute notion de pertinence ou de brièveté, ce qui n’est clairement pas dans l’esprit des idées de Grice. Mais, précisément, la notion d’échelle et celle, corrélative, d’alternative scalaire,jouent le rôle, dans l’algorithme néo-gricéen, de ces deux maximes, en ce qu’elles, et elles seules, servent à définir la classe de comparaison qui sert à limiter l’application de la maxime de quantité. Les insuffisances conceptuelles de cette manière de voir sont patentes, et ont déjà été mentionnées. Nous souhaitons contribuer à améliorer l’approche néo-gricéenne sous ce rapport.

Page 46: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

46

et B}. Les éléments de cet ensemble ont exactement le même sens que ceux de

l’ensemble précédent, mais il n’est plus vrai que deux phrases quelconques X et Y

soient alternatives l’une de l’autre, bien qu’en revanche X cL Y et X cR Y, qui sont

équivalentes, respectivement, à X et Y, le soient. Sauerland fait remarquer que, bien

entendu, ces deux connecteurs ne sont jamais utilisés, et que cela suit naturellement de

la maxime de manière, qui commande d’être, toutes choses égales par ailleurs, bref.

Cette solution n’est pas seulement ad hoc, elle aussi contraire à l’intuition gricéenne

selon laquelle les phrases effectivement produites doivent être comparées à des phrases

qui auraient pu être prononcées à leur place. Au lieu de faire appel à un tel procédé, il

aurait pu suffire d’abandonner la contrainte (présente seulement implicitement dans

l’article de Sauerland) selon laquelle les ensembles d’alternatives doivent être des

classes d’équivalence. Il serait après tout naturel de considérer qu’une phrase A est une

alternative de A ou B, sans que A ou B soit une alternative de A (c’est-à-dire de ne pas

considérer la relation être une alternative de comme symétrique), en se fondant sur

l’idée, tout à fait plausible, qu’une phrase donnée ne doit être comparée qu’à des

phrases qui ne sont pas syntaxiquement plus complexes22. Ce n’est cependant pas

l’approche que je souhaite défendre ici.23 En fait, je vais quasiment affirmer que deux

phrases X et Y quelconques sont alternatives l’une de l’autre ; plus exactement, je

soutiendrai que deux réponses élémentaires quelconques à une question-wh sont

alternatives l’une de l’autre. Considérons le dialogue suivant :

(46) Qui est venu ?

Pierre <est venu>.

Définissons l’ensemble de réponses élémentaires à la question en (46) comme

l’ensemble des propositions de la forme x est venu, où x parcourt un domaine

d’individus contextuellement déterminé. Par exemple, Jean est venu est une alternative

de Pierre est venu. En admettant, comme Sauerland, que les alternatives d’une phrase

22 Bien entendu, il est difficile de donner une caractérisation formellement explicite de ce que serait une mesure de la complexité. Ce qui paraît naturel, c’est que si X est un constituant de Y, alors X est moins complexe que Y. Si X et Y sont de plus de même catégorie syntaxique (comme A et A et B), alors substituer X à Y dans une phrase donnée S produit une phrase S’ moins complexe que S. L’idée serait ici de définir la notion d’alternative de manière à saisir au moins partiellement le rôle joué par la complexité syntaxique des phrases. 23 Bien que mon propos présent n’entre pas en contradiction avec l’idée de faire référence à la notion de complexité, elle en est indépendante.

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47

disjonctive X ou Y sont {X, Y, X ou Y, X et Y}, il suit que Jean est venu et Pierre est

venu est une alternative de Pierre est venu. Cette alternative entraîne a-symétriquement

la réponse effectivement produite ; l’auditeur en conclut que le locuteur n’a pas la

croyance que Jean est venu et Pierre est venu est vraie, et, sous l’hypothèse que celui-ci

est bien informé, qu’il croit en fait que cette phrase est fausse. Cependant, comme le

locuteur, d’après la maxime de qualité, doit croire que Jean est venu (c’est ce qu’il a

explicitement affirmé), il faut qu’il considère la phrase Pierre est venu comme fausse.

Plus généralement, pour tout individu d distinct de Pierre appartenant au domaine

d’individus pertinent, il suit que le locuteur croit que d n’est pas venu. Ce que je viens

de dériver de manière informelle, c’est ce qu’on appelle l’interprétation exhausitive des

réponses. Ma thèse principale est que, très généralement, on peut et doit rendre compte

de manière unifiée du phénomène des interprétations exhaustives et de celui des

implicatures scalaires. La notion d’exhaustivité sera par ailleurs généralisée pour

s’appliquer sans qu’on fasse nécessairement référence à une question sous-jacente ; il

suffira d’associer à tout énoncé un ensemble d’alternatives, lesquelles définissent

implicitement une question (sachant que la sémantique des questions, ainsi que celle du

focus, qui lui est reliée, fait appel, sous une forme ou sous une autre, à des ensembles

d’alternatives24).

Avant d’en venir à la formalisation rigoureuse du raisonnement pragmatique

sous-jacent au phénomène des implicatures scalaires, je signale une seconde

insuffisance de l’analyse de Sauerland, insuffisance qui, à nouveau, est davantage

d’ordre conceptuel qu’empirique. Il s’agit de montrer que la procédure de Sauerland

peut mener à attribuer au locuteur une croyance contradictoire si l’on considère certains

ensembles d’alternatives non-standard. Il se trouve que Sauerland définit les alternatives

de telle manière que le problème en question ne surgit jamais. Mais, en principe, la

formalisation de l’approche néo-gricéenne contient deux composantes indépendantes :

24 Il existe une alternative à la sémantique en termes d’alternatives pour l’analyse du focus. Il s’agit d’une sémantique en termes de signification structurée. Voir notamment von Stechow (1990) et aussi Krifka (2001, 2004) pour un argument qui vise à montrer la supériorité de cette approche. Dans une certaine mesure, la partie de ce travail qui traite des lectures exhaustives des réponses peut être naturellement formulée indépendamment de la sémantique des alternatives. Van Rooy & Schulz (2005), par ailleurs, utilisent la notion de signification structurée pour développer des idées proches de celles défendues ici. Le choix de prendre la notion d’alternatives comme notion fondamentale, non seulement pour l’analyse des implicatures scalaires, mais également pour la sémantique des questions, est un choix d’exposition. Dans le prochain chapitre, d’ailleurs, plus spécifiquement consacré à la sémantique des questions et à la pragmatique des réponses, la notion d’alternative ne joue pas de rôle fondamental. Je pars en effet de la sémantique proposée par Groenendijk & Stockhof (1984, 1990, 1997), qui, contrairement à celles de Hamblin (1973) et Karttunen (1977), n’associe pas aux questions un ensemble d’alternatives.

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48

a) les règles d’inférence, et b) la caractérisation de l’ensemble des alternatives de

n’importe quelle phrase. Comme les règles d’inférence sont censées refléter la

rationalité des locuteurs, incarnées dans les maximes de la conversation, elles ne

devraient jamais conduire à attribuer à l’auteur d’une phrase une croyance

contradictoire, même pour une définition « bizarre » des alternatives.

Supposons donc qu’une phrase de la forme (A ou B) ou C ait en fait les

alternatives suivantes {A, B, C, (A ou B) ou C}. On dérive les implicatures primaires

suivantes : KA, KB, KC. Or il n’est pas contradictoire, lors de la deuxième étape,

de passer de KA à K A. En tant que tel, K A est compatible avec { KB, KC, K((A

ou B) ou C)}. En effet, bien que K A et K((A ou B) ou C) entraînent K(B ou C), comme

(B ou C) n’est pas une alternative, et que, de ce fait, on n’a pas dérivé l’implicature

K(B ou C), il n’y a guère de contradiction. La procédure de Sauerland conduit donc à

compter K A parmi les implicatures secondaires. Il en va de même de K B et de K C :

mais si on admet ces trois implicatures secondaires, alors on attribue au locuteur la

croyance contradictoire que ni A, ni B ni C ne sont vrais, mais que néanmoins (A ou B)

ou C est vrai. Ce problème tient au fait que la deuxième règle (celle qui permet de faire

passer la négation sous la portée de K) s’applique à chaque implicature primaire

indépendamment du résultat que la même règle donne pour d’autres implicatures

primaires. En ce cas, c’est le fait de faire passer la négation à droite de K pour chacune

des implicatures primaires qui engendre une contradiction ; le fait de le faire pour l’une

et pas pour l’autre, en revanche, ne déclenche pas de contradiction. Cet exemple montre

qu’une formalisation rigoureuse du raisonnement néo-gricéen ne peut pas se contenter

de formuler des règles d’inférence du type de celles que propose Sauerland ; il faut en

fait directement prendre pour objet l’état épistémique du locuteur. L’hypothèse selon

laquelle le locuteur est maximalement informé ne prendra pas, alors, la forme d’une

règle quasi-syntaxique (du type « faire passer la négation à droite de K si l’on obtient

pas ainsi de contradiction »), mais s’exprimera ainsi :

Le locuteur est dans un état épistémique i tel que a) la phrase qu’il a

prononcée respecte les maximes de la conversation si son auteur se trouve

dans l’état épistémique i et b) i est maximal au sein des états épistémiques

qui remplissent la condition a), c'est-à-dire est tel qu’il n’existe pas d’état i’

Page 49: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

49

remplissant également la condition a) tel que i’ entraîne a-symétriquement

i25.

Une formulation de ce genre ne peut jamais conduire à attribuer au locuteur d’une

phrase non-contradictoire une croyance contradictoire. En effet, on aboutit alors à

l’inférence suivante : l’état épistémique du locuteur appartient à E, où E est l’ensemble

des états épistémiques remplissant les conditions a) et b). Comme ces états sont tous

tels, par définition, qu’un locuteur qui se trouve dans cet état a respecté les maximes de

la conversation en prononçant la phrase qu’il a prononcée, on ne pourra pas aboutir à

des inférences qui contredisent la proposition que la phrase en question exprime, du fait

de la maxime de qualité - contrairement à ce qui se produisait quand on appliquait la

procédure de Sauerland à l’exemple précédent, dans lequel on postule un ensemble

d’alternatives en réalité peu plausible.

La section suivante a pour but de donner une formalisation exacte de cette approche.

II. Formalisation du raisonnement gricéen

II. 1. La formalisation des maximes, la notion de pertinence, et l’hypothèse de

compétence du locuteur

L’analyse néo-gricéeenne des implicatures scalaires suppose que toute phrase S soit

comparée à un ensemble d’alternatives, que nous notons ALT(S), qui contient

nécessairement S elle-même. Nous supposons pour l’instant que ALT(S) dépend

uniquement de S elle-même (sachant que la structure de l’information de S, c'est-à-dire

le marquage du focus, peut bien sûr jouer un rôle dans le définition de ALT(S)). La

tâche que doit accomplir l’auditeur lorsqu’il interprète la phrase S consiste à répondre à

la question suivante : Qu’est-ce que le fait que le locuteur ait choisi S au sein de Alt(S)

implique concernant son état d’information ?

Nous représentons dorénavant l’état d’information du locuteur comme un ensemble de

mondes possibles, l’ensemble des mondes compatibles avec ses croyances. La valeur

sémantique d’une phrase est elle-même représentée comme un ensemble de mondes

possibles, les mondes dans lesquels la phrase en question est vraie. Un ensemble de

25 Comme nous le verrons dans la section suivante, la condition b) doit être formulée de manière plus complexe, parce que la notion de pertinence doit entrer en jeu.

Page 50: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

50

mondes se nomme aussi proposition. Enfin, lorsque nous parlons d’une certaine phrase

S, nous utilisons la lettre ‘S’ aussi bien pour désigner la phrase elle-même (c’est-à-dire

une certaine expression linguistique) et la proposition que cette phrase exprime. Le

contexte d’emploi doit permettre au lecteur de dégager l’interprétation voulue.

Notation :

- w A : w appartient à la proposition A, i.e. A est vraie en w

- w(A) = 1 : équivalent à w A

- w(A) = 0 : équivalent à w A

(NB : A étant un ensemble de monde, la fonction w.(w(A) = 1) dénote la fonction

caractéristique associée à cet ensemble)

- A B : Tous les mondes rendant A vrai rendent B vrai, c'est-à-dire A entraîne B

- A B : A est strictement inclus dans B, c'est-à-dire A entraîne a-

symétriquement B

La première chose qui peut se déduire du fait que le locuteur ait choisi de prononcer S

est que le locuteur croit que S est vraie, c’est-à-dire que son état d’information i

entraîne S (maxime de qualité). Deuxièmement, il suit de la maxime de quantité que,

pour tout autre membre S’ de Alt(S), alors si i entraîne également S’, S’ n’entraîne pas

a-symétriquement S (autrement, S’ aurait été plus informative que S, et aurait due être

choisie à sa place). L’auditeur peut donc tenir pour acquis que le locuteur est dans un

état d’information i tel que S est optimale relativement à i, au sens suivant :

Déf. 1 : une proposition S est optimale dans un état d’information i si :

a) i S (qualité)

b) S’ ALT(S) (i S’ S’ S) (quantité)

Si le locuteur a respecté les maximes de qualité et de quantité, alors S est

nécessairement optimale dans l’état d’information du locuteur. Par conséquent, cet état

d’information appartient nécessairement à l’ensemble de propositions I(S) défini

comme suit :

Déf. 2 : Pour tout énoncé S, I(S) = {i : S est optimale en i}

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51

c'est-à-dire : I(S) = {i : i S S’ ALT(S) (i S’ S’ S)}

Ainsi, si une certaine proposition T n’est conséquence logique d’aucun membre de I(S),

l’auditeur peut conclure que T ne fait pas partie des croyances du locuteur. Ceci nous

donne immédiatement les implicatures primaires du type « le locuteur n’a pas la

croyance que... ». Par exemple, si la phrase prononcée est de la forme A ou B, avec A et

B logiquement indépendants, et si A et B font toutes deux partie de l’ensemble des

alternatives (comme nous le supposons, à la suite de Sauerland (2004a)), alors il suit

que le locuteur est incertain concernant la valeur de vérité de A et de B. En effet, s’il

considérait A comme vraie, alors, comme A entraîne a-symétriquement A ou B, A ou B

ne pourrait pas être une réponse optimale. Il en va de même pour B, par symétrie. Il ne

peut pas non plus croire A fausse, car s’il croyait A fausse, alors comme il croit que A

ou B est vraie, il devrait aussi croire que B est vraie - mais nous venons de montrer que

le locuteur n’a pas la croyance que B est vraie. Le locuteur doit donc être incertain

concernant la valeur de vérité de A et de B.

Supposons maintenant que l’auditeur fasse de plus l’hypothèse que le locuteur est aussi

informé qu’il est possible étant donné que son état d’information appartient

nécessairement à I(S). A la suite de Van Rooy & Schulz (2004a), nous appelons cette

hypothèse l’hypothèse de compétence du locuteur. Nous avons vu qu’une telle

hypothèse, dont la motivation est peu claire, est nécessaire si l’on souhaite dériver les

implicatures secondaires. Si nous prenons ce principe littéralement, cela signifie que

l’on doit retenir, au sein de I(S), les états d’informations qui ne sont a-symétriquement

impliqués par aucun autre membre de I(S). Supposons à nouveau qu’un locuteur ait

prononcé une phrase de la forme A ou B, et que les alternatives de A ou B sont {A, B,

(A ou B), (A et B)}. On peut alors montrer (cela sera fait ci-dessous) que parmi les états

d’information tels que A ou B est optimale, on compte tous ceux qui entraînent

logiquement l’énoncé ‘A ou B et non (A et B)’ (énoncé dorénavant noté ‘A excl B’), et

que ces états d’information entraînent a-symétriquement tous les autres membres de

I(S) ; par conséquent, tout état d’information dans I(S) qui n’entraîne pas la lecture

exclusive de A ou B doit être éliminé, en vertu de l’hypothèse de compétence, et l’on

dérive ainsi la lecture exclusive de la disjonction. L’hypothèse de compétence telle que

nous l’avons formulée, c'est-à-dire l’hypothèse selon laquelle l’état d’information du

locuteur est maximal (en termes de force logique) au sein de I(S), est cependant une

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52

hypothèse bien trop forte. En effet, parmi les états d’information qui entraînent ‘A

exclB’ et qui appartiennent à I(S), il y en a qui entraînent aussi la proposition ‘il fait

beau à Paris’, d’autres qui entraînent au contraire ‘il ne fait pas beau à Paris’, et d’autres

encore qui sont compatibles avec ces deux phrases (c’est-à-dire tels qu’un individu se

trouvant dans un tel état d’information ne sait pas s’il fait beau à Paris). L’hypothèse de

compétence, comme formulée ci-dessus, conduit à exclure la possibilité que le locuteur

soit dans un état d’information du troisième type, c'est-à-dire dans lequel il est incertain

concernant le temps qu’il fait à Paris. En effet, ce type d’état d’information est a-

symétriquement impliqué par tous ceux des deux premiers types. C’est-là bien sûr une

conséquence indésirable ; une phrase comme « Marie a vu Pierre ou Jacques » ne

déclenche nullement l’inférence selon laquelle le locuteur à des croyances bien définies

concernant le temps qu’il fait à Paris. Plus généralement, l’hypothèse de compétence

comme formulée ci-dessus conduit à admettre que le locuteur est presque omniscient,

et, plus précisément, qu’il est omniscient concernant tout ce qui n’est pas en rapport

avec les alternatives de la phrase prononcée. Il faut donc la restreindre, et ce d’une

manière qui soit aussi motivée que possible. Ce que l’on peut proposer, c’est que

l’hypothèse de compétence consiste à supposer que le locuteur est maximalement

informé (compte tenu du fait que son état d’information appartient nécessairement à

I(S), c'est-à-dire est tel que S, la phrase prononcée, est optimale dans cet état

d’information) relativement à ce sur quoi « porte » la phrase, ou encore relativement à

ce qui est pertinent. Bien entendu, on ne saurait définir une notion générale de

pertinence qui ne fasse pas référence au contexte de l’énonciation. Ce que nous allons

admettre, c’est que c’est l’ensemble des alternatives de S qui permet, par défaut, de

savoir ce qui est pertinent. L’idée intuitive est la suivante : puisque l’ensemble des

alternatives représente les phrases qui auraient pu être prononcées au lieu de S, elles

tendent à délimiter l’objet général (« ce qui est en jeu ») du discours au sein duquel la

phrase est produite. En toute rigueur, il nous faudra donc supposer que cet ensemble

d’alternatives est susceptible de varier selon les contextes pour une même phrase, bien

que certaines expressions linguistiques présentes dans la phrase, comme les termes

scalaires, contribuent à le déterminer. Pour donner un caractère quelque peu concret à

cette idée, on peut imaginer que l’ensemble des alternatives définit (ou contribue à

définir) une question sous-jacente, qui serait plus ou moins équivalente à « quelles sont

les phrases vraies dans l’ensemble ALT(S) ? ». Il convient de rappeler à ce point que

plusieurs des théories sémantiques des questions (Kartunnen 1977, Hamblin 1973)

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53

identifient précisément la valeur d’une question à un ensemble de propositions. Dans le

prochain chapitre, j’utiliserai cette idée de manière littérale, lorsque je m’attacherai à

analyser les inférences déclenchées par les réponses aux questions : dans de tels

contextes, l’ensemble des alternatives sera précisément défini de manière à dépendre

exclusivement de la question, et non de la phrase donnée comme réponse.

Notons par ailleurs que, bien souvent, une phrase contient par elle-même des indices

indiquant à quelle question sous-jacente elle se rapporte, en l’absence d’une question

explicite. Il en va ainsi du marquage prosodique du focus, lequel, dans les analyses

standard (Rooth 1985), contribue également à définir un ensemble d’alternatives. Il

n’est pas exclu que, de la même façon, la présence d’un terme scalaire serve également

d’indice permettant de dégager, jusqu’à un certain point, quelle est la question sous-

jacente26. Ces deux types d’indices pourraient d’ailleurs interagir et contribuer

conjointement à la définition des ensembles d’alternatives.

Comment caractériser la notion voulue de pertinence relativement à un ensemble

d’alternatives ? Etant donné une proposition quelconque (qui peut être vue comme

représentant un état d’information), nous voulons en extraire, pour ainsi dire, une

« partie » qui soit pertinente. Nous allons pour ce faire généraliser la notion de partie

pertinente d’une proposition utilisée par Groenendjik & Stockhof (1984, 1990, 1997)

dans le cadre de leur sémantique des questions27. Du point de vue de G&S, la partie

26 Il est même concevable que certains termes qui sont véri-conditionellement équivalents mais qui sont perçus comme impliquant certaines nuances distinctes diffèrent en ce qu’ils introduisent des alternatives distinctes, de sorte que les phrases qui les contiennent correspondent à des questions sous-jacentes différentes et déclenchent des implicatures distinctes. Je pense en particulier à la paire quelques/plusieurs.Il me semble ainsi que les deux phrases suivantes ont la même valeur véri-conditionelle, mais ne sont pas perçues comme véhiculant exactement le même sens :

(a) Marie a lu plusieurs romans de Balzac (b) Marie a lu quelques romans de Balzac

La différence semble tenir au fait que quelques tend à être interprété comme équivalent à quelques mais pas beaucoup (il s’agit là bien sûr d’une implicature scalaire), tandis que cette inférence, bien que sans doute présente dans b), est nettement moins « forte ». Il me semble que plusieurs s’oppose prototypiquement à un, ce qui n’est pas le cas de quelques, qui lui tend plutôt à s’opposer à beaucoup et tous. On observe, me semble-t-il, un contraste relatif entre les deux discours suivants :

(c) i. Marie a lu beaucoup de romans de Balzac ii. Ce n’est pas vrai ! Elle a lu quelquesF romans de Balzac

(d) i. Marie a lu beaucoup de romans de Balzac ii. # Ce n’est pas vrai ! Elle a lu plusieursF romans de Balzac

(c) ii. peut servir à mettre en cause la vérité de (c)i. parce que quelques se comprend naturellement, dans ce contexte, comme s’opposant à beaucoup. Il n’en va pas de même de (d) ii (bien qu’il ne s’agisse là que d’un contraste, et non pas, en ce qui concerne le discours d), d’une impossibilité absolue). Voir à ce sujet l’introduction à la seconde partie. 27 Dans tout le reste de cette thèse, j’abrège par « G&S » la théorie des questions proposées par Groenendijk & Stockhof dans leurs travaux de 1984, 1990, et 1997 (voir la bibliographie).

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pertinente d’une proposition A relativement à une question Q est la proposition la plus

informative qui soit, d’une part, impliquée par A, et qui, d’autre part, soit telle que sa

valeur de vérité dépende seulement de la valeur de vérité des réponses possibles à la

question.28 Je propose donc, par analogie, la définition suivante : la partie pertinente

d’une proposition A, relativement à un ensemble d’alternatives ALT(S), est la

proposition la plus informative qui soit à la fois conséquence logique de A et telle que

sa valeur de vérité dépende exclusivement de la valeur de vérité des membres de

ALT(S) (et non pas, par exemple, de la question de savoir s’il fait beau à Paris, sauf

bien sûr si ALT(S) contient une proposition en rapport avec le climat à Paris). Pour

donner un exemple simple, si S est quelques-uns des étudiants sont venus, et si les

alternatives de S sont beaucoup d’étudiants sont venus et tous les étudiants sont venus,

alors si je crois à la fois qu’il fait beau, que beaucoup d’étudiants sont venus, mais que

tous ne sont pas venus, la partie pertinente de mon état d’information est la proposition

selon laquelle beaucoup d’étudiants, mais pas tous, son venus.

Plus formellement, si i est une proposition, nous notons i/S la partie pertinente de i

relativement à l’ensemble d’alternatives ALT(S) (que nous considérons pour l’instant

comme ne dépendant que de S), et nous définissons la fonction /s ainsi :

Déf. 3 : pour toute proposition i, i/S est l’unique proposition ayant les propriétés

suivantes :

a) i i/S

b) w i/S w’ (( A ALT(S) w(A) = w’(A)) (w’ i/S))

(en français : si i/S est vrai dans un certain monde w, alors tout monde w’ tel que les

membres de ALT(S) vrais en w’ sont exactement les mêmes que dans w est tel que i/S

est vrai dans w’ – cela traduit l’idée que la valeur de vérité de i/S ne doit dépendre que

de celle des alternatives).

c) toute proposition B remplissant les conditions a) et b)29 est telle que i/S B.

On peut prouver que i/S existe toujours et est unique (comme le requiert la définition).

Pour ce faire, nous allons introduire la notion suivante :

28 Ce n’est pas en ces termes que G&S définissent la notion, mais leur définition est équivalente. Je suis resté cependant ici imprécis, puisque je n’ai pas expliqué ce qui, dans leur cadre, peut être considéré comme une réponse à une question. Voir le prochain chapitre pour un exposé complet. 29 c'est-à-dire telle qu’en remplaçant i/S par B dans a) et b), on obtienne des énoncés vrais.

Page 55: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

55

Déf. 4 : w S w’ ssi w et w’ rendent vrais exactement les mêmes membres de ALT(S)

La condition b) peut donc se reformuler ainsi :

b’) w i/S w’ (w’ S w w’ i/S)

Nous allons maintenant démontrer que la définition 3 est en fait équivalente à la

définition suivante :

Déf. 5 : La fonction /s (fonction de propositions à propositions) est définie ainsi :

pour tout i, i/S = w i {w’ : w’ S w}

Notons pour commencer que S est une relation d’équivalence, et que par conséquent,

pour tout w, {w’ : w’ S w} dénote la classe d’équivalence de w. Pour tout i, i/S est,

selon la définition 5, l’union de toutes les classes d’équivalences qui contiennent un

monde rendant i vrai.

Prouvons maintenant que les trois conditions de la définition 3 sont bien satisfaites par

la définition 5. Il s’agit autrement dit de prouver que, pour tout i, on a :

a) i w i {w’ : w’ S w}

b) w1 ( w i {w’ : w’ S w}) w2 (w2 S w1 w2 ( w i {w’ : w’ S w}))

c) toute autre proposition vérifiant les conditions a) et b) est impliquée par

( w i {w’ : w’ S w})

a) est évident : tout monde v membre de i est membre de sa propre classe

d’équivalence (c'est-à-dire v S v), de sorte que pour tout v i, on a v {w’ : w’ S v},

d’où, pour tout v i, v w i {w’ : w’ S w}, et donc i w i {w’ : w’ S w}

b) suit presque directement des définitions : soit w1 ( w i {w’ : w’ S w}) ;

alors il existe w1’ i tel que w1’ S w1. Soit w2 tel que w2 S w1 ; par transitivité, on a

w2 S w1’, et donc w2 appartient à la classe d’ équivalence de w1’, et par conséquent

appartient aussi à ( w i {w’ : w’ S w}).

c) Preuve : supposons que B respecte les conditions a) et b). Soit w i.

Nécessairement, w B (c’est ce que dit la condition a)). Il suit de b) que tout monde w’

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56

tel que w’ Sw appartient aussi à B. Par conséquent, {w’ : w’ S w} B, et cela pour

n’importe quel choix de w dans i. Par conséquent ( w i {w’ : w’ S w}) B. CQFD.

L’unicité de toute proposition respectant les conditions a), b) et c) suit directement de la

condition c). Supposons que X et Y remplissent les trois conditions a), b) et c) ; alors on

a, en vertu de la condition c) X Y et Y X, c'est-à-dire X = Y.

Nous utiliserons donc dorénavant la définition 5. De cette définition suit que la partie

pertinente d’une proposition quelconque est toujours équivalente à un membre de la

clôture booléenne de ALT(S), puisque cette partie pertinente, par définition, est telle

que sa valeur de vérité, dans un monde donné, dépend exclusivement de la valeur de

vérité des membres de ALT(S). En d’autres termes, la partie pertinente d’une

proposition est toujours paraphrasable par un énoncé dans lequel n’apparaissent que des

membres de ALT(S), la disjonction, la conjonction et la négation.

Revenons maintenant à la formulation adéquate de l’hypothèse de compétence du

locuteur.

Cette hypothèse consistera à supposer que l’état d’information du locuteur, qui doit

appartenir à I(S), est tel que sa partie pertinente est aussi forte logiquement que

possible ; en d’autres termes, si i est l’état d’information du locuteur, il faut qu’il n’y ait

aucun i’ dans I(S) tel que la partie pertinente de i’ entraîne a-symétriquement la partie

pertinente de i. Cela nous donne donc :

Hypothèse de compétence : si i est l’état d’information de l’auteur d’une phrase S,

alors on a

a) i I(S)

b) i’ I(S) (i’/S i/S)

En d’autres termes, l’état d’information du locuteur doit appartenir à l’ensemble

Max(S), défini comme suit :

Déf. 6 : Max(S) = {i : i I(S) i’ (i’ I(S) i’/S i/S}

Page 57: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

57

Moyennant l’hypothèse de compétence, l’auditeur peut donc tenir pour acquis que toute

proposition R qui est conséquence logique de tous les membres de Max(S) est tenue

pour vraie par le locuteur. De là suit la définition suivante des implicatures

secondaires :

Déf. 7 : R est une implicature secondaire de S si :

- R n’est pas conséquence logique de S et

- R est conséquence logique de tous les membres de Max(S)

(la première condition s’explique ainsi : nous ne voulons pas que les conséquences

logiques de S, qui reflètent le sens littéral de S, soient comptées parmi les implicatures

de S, puisque on utilise normalement ce terme pour désigner des propositions qui, bien

qu’étant inférées de la phrase prononcée, ne sont pas conséquences logiques de cette

phrase, c'est-à-dire ne tiennent pas simplement au sens littéral de la phrase).

II. 2. Application au problème des disjonctions multiples

Soit S une phrase de la forme (A ou B) ou C, avec A, B, et C logiquement indépendants.

Admettons, comme Sauerland (2004a) que l’ensemble des alternatives de S (c'est-à-dire

ALT(S)) est la clôture de {A, B, C} sous la disjonction et la conjonction.

Nous voulons montrer que S a pour « sens renforcé » la proposition S’ qui affirme

qu’un seul des trois membres de {A,B,C} est vrai, c'est-à-dire la proposition équivalente

à (A B C) ( A B C) ( A B C). En d’autres termes, nous voulons

montrer que Max(S) = {i : i/S = S’}

Il faut d’abord prouver que si l’état d’information i du locuteur est tel que sa partie

pertinente est égale à S’, alors S est optimale en i. Notons que la partie pertinente d’une

proposition quelconque relativement à S est toujours équivalente à un membre de la

clôture booléenne de ALT(S), et, étant donné la définition de ALT(S), à un membre de

la clôture booléenne de {A, B, C}.

Autrement dit,

ALT(S)= A,B,C,A B,A B,A C,A C,B C,B C,(A B) C,(A B) C,A (B C)... .

Page 58: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

58

Pour les besoins de l’exposé, nous allons considérer que tous les états d’information

possibles sont des membres de la clôture booléenne de {A, B, C}. Il suit que l’on peut

considérer que les mondes dont sont constitués les états d’information et les

propositions sont simplement des fonctions qui associent à chaque membre de {A, B,

C} une valeur de vérité. De telles fonctions peuvent être appelées valuations. Cette

simplification s’avèrera par la suite entièrement innocente, puisqu’il apparaîtra que l’on

peut toujours se ramener à la considération des seuls états d’information qui sont

identiques à leur partie pertinente. Il nous suffit désormais de démontrer que si le

locuteur est dans l’état d’information représenté par S’, alors S est optimale, et ensuite

que S’ entraîne tous les autres états d’information pour lesquels S est optimale .

Il s’agit donc de montrer, tout d’abord, que S’ I(S) (c’est-à-dire que S est optimale

dans l’état d’information représenté par S’). Supposons donc que le locuteur se trouve

dans l’état d’information S’. Le lecteur vérifiera que S est le seul membre de ALT(S) à

être impliqué par S’, d’où il suit que S est optimale en S’, c'est-à-dire S’ I(S).

Il faut ensuite montrer que S’ entraîne tout membre de I(S), ce qui établira que

Max(S) = {S’}. S’ peut se représenter par l’ensemble des trois valuations suivantes :

Raisonnons par l’absurde, et supposons que S’ n’entraîne pas tout membre de I(S).

Alors il existe T tel que a) S est optimale en T, c'est-à-dire T I(S), et b) S’ n’entraîne

pas T. Comme S’ n’entraîne pas T, l’une des trois valuations membres de S’

n’appartient pas à T. Mettons par exemple que W1 n’appartienne pas à T. Alors T

entraîne nécessairement l’énoncé R suivant :

R = (A B C). En effet, R est simplement la proposition qui affirme que le

monde réel n’est pas W1, et est donc vraie dans toute valuation distincte de W1 ;

comme toutes les valuations qui rendent vraies T sont distinctes de W1, T entraîne R.

A B C

W1 1 0 0

W2 0 1 0

W3 0 0 1

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59

Par ailleurs, comme T I(S), on a T S. Comme T R et T S, on a aussi T (R

S). Mais R S est équivalent à l’énoncé U suivant :

U = (A B C) (A B C), ce qui se trouve être équivalent à

(A B C) ( A B C), ce qui est équivalent à (B C). Par conséquent T (B

C). Mais comme (B C) entraîne a-symétriquement S (rappelons-nous que S = (A B)

C), il suit que T entraîne un membre de ALT(S) qui entraîne a-symétriquement S, de

sorte que S ne peut pas être optimale en T, et qu’il est donc faux que T I(S), ce qui

contradictoire. Le même raisonnement s’applique, par symétrie, aux cas où c’est W2 ou

W3 qui n’appartient pas à T. On dérive donc un contradiction. CQFD.

Par conséquent, Max(S) = {S’}, et le sens renforcé de S est bien S’.

Cette démonstration peut être généralisée à tout énoncé purement disjonctif.

III. Pour une unification du phénomène des lectures exhaustives et de

celui des implicatures scalaires

III. 1. Le caractère « défaisable » des lectures exhaustives, et le fonctionnement de

la locution en tout cas.

Considérons la paire question-réponse suivante :

(47) Parmi Suzanne, Pierre et Marie, qui est venu ?

Pierre <est venu>

Cette réponse est généralement interprétée (bien que certains paramètres prosodiques

que nous n’étudions pas en profondeur dans ce travail soient capables de bloquer cette

interprétation) comme équivalente à Pierre est venu et personne d’autre (dans le

domaine d’individus pertinents) n’est venu. Cette lecture, qui est dominante, est appelée

la lecture exhaustive de la réponse. Plusieurs travaux récents30, comparables d’ailleurs à

ce qui se trouve développé dans ce travail, soutiennent que ce type de lecture est le

résultat d’une inférence pragmatique fondée sur les maximes gricéennes de qualité et

30 Spector (2003, 2005), Van Rooij & Schulz (2004a, 2004b, 2005).

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60

quantité, et relève en fait de la même théorie que le phénomène des implicatures

scalaires. Nous verrons d’ailleurs bientôt comment l’on peut généraliser la notion

d’exhaustivité de manière à ce que les implicatures scalaires classiques soient analysées

comme un cas particulier des lectures exhaustives. Pour l’instant, il convient de donner

quelques arguments empiriques en faveur de l’unification de ces deux phénomènes. Un

premier argument, le plus faible, repose sur le caractère défaisable des lectures

exhaustives. En d’autres termes, l’ajout d’une information qui soit compatible avec la

lecture littérale de la réponse, mais incompatible avec sa lecture exhaustive ne produit

nullement un discours contradictoire :

(48) Parmi Suzanne, Pierre et Marie, qui est venu ?

Pierre. Marie, aussi.

Cet argument est faible, dans la mesure où il suffit, pour rendre compte de ce

phénomène, de supposer que la lecture exhaustive est simplement une des lectures

possibles des réponses, et que l’on peut en rester à la lecture littérale lorsque cela est

nécessaire pour maintenir la cohérence du discours (la suite du discours orientant le

processus de désambiguätion vers le choix de la lecture littérale). Cependant, il existe

un argument comparable un peu plus probant : en français, la locution en tout cas peut

servir à rendre manifeste le fait que la réponse que l’on donne ne doit pas être

interprétée sous sa lecture exhaustive :

(49) Parmi Suzanne, Pierre et Marie, qui est venu ?

Pierre, en tout cas.

La réponse donnée en (49) conduit à inférer que le locuteur croit que Pierre est venu, et

ne sait pas ce qu’il en est à propos des autres personnes pertinentes. Or, hors de toute

question explicite, les implicatures scalaires au sens classiques peuvent être suspendues

en utilisant exactement le même procédé, en particulier lorsque le terme scalaire se

trouve focalisé (et la focalisation est elle-même un moyen de faire surgir de manière

manifeste les implicatures scalaires) ; comparons ainsi :

(50) a.Pierre a lu quelquesF livres de Chomsky

b. Pierre a lu en tout cas quelquesF livres de Chomsky

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61

L’implicature du type quelques mais pas tous que déclenche (50)a. se trouve en quelque

sorte renforcée par la focalisation de quelques. Or, en (50)b., la présence de en tout cas

déclenche au contraire l’inférence selon laquelle le locuteur ne sait pas si Pierre a lu

tous les livres de Chomsky, et donc, en d’autres termes, annule l’implicature scalaire

normalement associée à la phrase. Il conviendrait bien sûr de donner à la locution en

tout cas une sémantique appropriée31.

III. 2. Lectures exhaustives et sémantique de seulement

La lecture exhaustive de la réponse en (47) est très proche de celle qu’on obtient en la

faisant précéder par seulement :

(51) Parmi Suzanne, Pierre et Marie, qui est venu ?

a. Pierre <est venu>

b. Seulement Pierre <est venu>

Les différences interprétatives sont les suivantes :

La lecture exhaustive est défaisable, ce qui n’est pas le cas de l’interprétation de

Seulement Pierre. Ainsi, le discours suivant est perçu comme incohérent (en réponse à

la même question que précédemment) :

(52) #Seulement Pierre est venu. Marie est venue aussi

De même, alors que (53) ne paraît pas contradictoire, ce qui exige que la phrase Pierre

est venu n’y soit pas interprétée de manière exhaustive, (54) est clairement perçue

comme contradictoire :

(53) Puisque Pierre et Marie sont venus, Pierre est venu !

31 selon laquelle, en tout état de cause, cette locution serait interprétée comme un opérateur modal épistémique ; [En tout cas S] se comprendrait comme équivalent à « S et il est possible que les alternatives de S plus fortes que S soit vraies ». Une sémantique de ce type est quasiment identique à celle proposée par Geurts & Nouwen (2005) pour « at least ». Pour ces auteurs, « At least F » signifie : « nécessairement F et, pour toute alternative G de F telle que G entraîne F, il est possible que G ».

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62

(54) #Puisque Pierre et Marie sont venus, seulement Pierre est venu !

On considère généralement32 que seulement déclenche la présupposition selon laquelle

la proposition à laquelle il s’applique est vraie. On peut donc conclure qu’un locuteur

qui énoncé Seulement P présuppose P et asserte la lecture exhaustive de P, alors qu’un

locuteur qui énoncé simplement P asserte la proposition exprimée par P, et suggère la

vérité de la lecture exhaustive de P33.

Si les lectures exhaustives et les implicatures scalaires sont fondamentalement le

même phénomène, on peut s’attendre, par analogie, à ce qu’étant donné une phrase S, la

phrase Seulement S s’interprète comme présupposant S et assertant les implicatures

scalaires de S. Cela est bien le cas :

(55) Marie a seulement lu quelques livres de Chomsky

Une telle phrase entraîne que Marie n’a pas lu beaucoup de livres de Chomsky, et cette

inférence fait maintenant partie du sens littéral de la phrase, comme le montrent les

deux exemples suivants :

(56) a. Si Marie a lu beaucoup de livres de Chomsky, il s’ensuit qu’elle en a lu

quelques-uns

b. # Si Marie a lu beaucoup de livres de Chomsky, il s’ensuit qu’elle en a seulement lu

quelques un

(57) Si Marie a seulement lu quelques livres de Chomsky, c’est que cela ne l’a pas

emballée.

Le caractère bizarre de (56)b tient à ce que cette phrase semble contradictoire, ce qui

n’est possible que parce que la lecture « quelques mais pas beaucoup » (lecture enrichie

32 Mais voir van Rooij & Schulz (2005) pour une critique de ce point de vue, ainsi que Klinedinst (2005). Van Rooij & Shulz (2005) soutiennent que « Seulement Pierre est venu » asserte que personne d’autre que Pierre n’est venu, sans présupposer que Pierre est venu, mais qu’un processus pragmatique conduit à l’inférence que Pierre est venu. 33 Nous disons que l’énonciation de S dans un contexte c suggère P si P est une implicature de P dans c. Nous utilisons suggère plutôt qu’implique, parce que ce dernier verbe tend à être réservé à la conséquence logique, et, de toute façon, dénote une relation entre phrases, et non entre actes d’énonciation et contenu propositionnel. En anglais, en revanche, le verbe imply, dans son usage courant, peut être synonyme de suggérer, voire insinuer, et l’on dispose de plus d’un autre terme réservé à la conséquence logique, entail.

Page 63: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

63

de quelques) se trouve maintenue, y compris dans un contexte où la lecture littérale

serait nécessaire de manière à ce que la phrase dans son ensemble ne soit pas

contradictoire – ce qui se produit d’ailleurs pour (56)a. (57) de son côté, se comprend

uniquement comme signifiant que si Marie a lu quelques livres de Chomsky, mais pas

beaucoup, alors cela ne l’a pas emballée (l’idée étant que si elle avait été très intéressée,

elle en aurait même lu beaucoup). La lecture de type quelques mais pas tous se trouve

préservée dans un contexte monotone décroissant, ce qui montre qu’elle a été intégrée

au sens littéral de la phrase Marie a lu quelques livres de Chomsky, et cela en vertu de la

présence de seulement.

Nous sommes donc parvenus aux deux généralisations suivantes :

- Dans le contexte d’une question Q à laquelle S est une réponse possible,

Seulement S présuppose S et asserte la lecture exhaustive de S

- Si S contient un terme scalaire focalisé, alors Seulement S présuppose S et

asserte les implicatures scalaires de S.

Il convient donc de donner une sémantique uniforme pour seulement qui rende compte

de ces deux généralisations, et qui nous donnera une indication quant à la manière

d’unifier le phénomène des lectures exhaustives et celui des implicatures scalaires.

En un premier temps, je présenterai (sous une forme simplifiée, non technique)

la théorie de Rooth (1985), et montrerai ses problèmes ; nous verrons qu’une des autres

solutions proposées, tout en donnant une solution aux problèmes de la théorie de Rooth,

est elle-même insuffisante, et qu’il est en réalité nécessaire de donner pour seulement

une sémantique très proche de celle de l’opérateur d’exhaustivité introduit par G&S

(1990, 1997). Ce développement ne présente pas un travail original, mais se trouve,

sous une forme ou sous une autre, exposé dans plusieurs travaux récents (notamment

Van Rooy & Schulz 2005) ; enfin, il s’agira de proposer un opérateur d’exhaustivité

capable de rendre compte à la fois des lectures exhaustives et des implicatures scalaires.

Le but de la section suivante sera alors de montrer que les lectures qu’on obtient en

appliquant cet opérateur d’exhaustivité peuvent en fait être vues, sous certaines

conditions, comme le résultat du raisonnement gricéen, tel que je l’ai formalisé ci-

dessus.

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64

III. 2. 1. La sémantique de Rooth, ses problèmes – révisions envisageables

Donnons-nous un ensemble d’individus pertinents D. Considérons une phrase S

contenant un terme t focalisé, dans une position argumentale (Par exemple, Marie a vu

PaulF). L’analyse de Rooth (1985) s’appuie, en un premier temps, sur une sémantique

de type bi-dimensionnelle, qui distingue entre le sens ordinaire d’une phrase et sa

valeur focale. Le sens ordinaire est une proposition, et la valeur focale un ensemble de

propositions (qui joue en fait le rôle d’un ensemble d’alternatives). Nous ne présentons

pas ici les mécanismes compositionnels qui permettent de dériver ces deux valeurs, et

énonçons directement, et de manière relativement informelle, ce qu’il en est dans le cas

de Marie a vu PaulF. La valeur ordinaire est donnée par la fonction [[ ]]o, et la valeur

focale par la fonction [[ ]]f. On a alors :

[[Marie a vu PaulF]]o = la proposition que Marie a vu Paul

ou encore :

[[Marie a vu PaulF]] = w.(Marie a vu Paul en w)

[[Marie a vu PaulF]]f = {P : P est une proposition telle qu’il existe un individu d dans D

tel que P soit la proposition que Marie a vu d}

En d’autres termes, si D = {d1,….,di, ….}, on a [[Marie a vu PaulF]]f = {La proposition

que Marie a vu d1, la proposition que Marie a vu d2, ….., la proposition que Marie a vue

di,…}.

La sémantique que propose Rooth pour seulement est (toujours informellement) la

suivante34 :

[[Seulement S]]o = La proposition qui énonce que S est vrai, et qui, pour tout P distinct

de S appartenant à [[S]]f, énonce que P est faux.

Plus formellement :

[[Seulement S]]o = w. ([[S]]o(w) = 1 & P [[S]]f (P [[S]]o P(w) = 0))

34 J’ignore délibérément l’aspect présuppositionnel, et ne discute pas non plus la contribution de seulement à la valeur focale de la phrase dans laquelle il apparaît.

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65

En d’autres termes, seulement S affirme, d’une part, que S est vraie (et d’ailleurs le

présuppose), et que toutes les alternatives de S sont fausses.

Le problème principal que cette sémantique pour seulement rencontre est qu’elle donne

des résultats contradictoires dans d’autres cas. Prenons ainsi l’exemple de :

(58) Marie a seulement lu la plupartF des livres de Chomsky

que nous analysons comme équivalente à Seulement (Marie a lu la plupartF des livres

de Chomsky).

Il faut déterminer quelle est la valeur focale de Marie a lu la plupartF des livres

de Chomsky. Selon l’analyse initiale de Rooth, les alternatives de n’importe quelle

phrase s’obtiennent en remplaçant le terme focalisé par n’importe quel autre terme de

même type sémantique. Il s’ensuit, en particulier, que la proposition Marie a lu certains

livres de Chomsky fait partie de la valeur focale de Marie a lu la plupartF des livres de

Chomsky. Mais alors la phrase (58) doit notamment impliquer la fausseté de Marie a lu

certains livres de Chomsky, ce qui est contradictoire avec l’assertion que Marie a lu la

plupart des livres de Chomsky. Il est donc prédit, à tort, que (58) est contradictoire.

Face à cette difficulté, on peut proposer la révision suivante de la sémantique de Rooth

(analogue à celle proposée par Schwartschild 1994 et, quoique sous une forme

simplifiée et légèrement différente, Krifka 1993)

[[Seulement S]]0 = la proposition qui énonce que S est vraie et qui, pour tout membre P

de [[S]]f tel que S n’entraîne pas P, énonce que P est faux35. En d’autres termes :

(59) [[Seulement S]]o =

w. ([[S]]o(w) = 1 & P [[S]]f ( ([[S]]o P) (P(w) = 0))

35 En réalité, la révision que propose Krifka est légèrement différente. Il propose de conserver la sémantique de Rooth pour seulement, mais d’exclure de la valeur focale d’une phrase donnée toutes les alternatives qui sont impliquées par cette phrase. Notre formulation, empruntée à Van Rooy & Schulz (2005), est équivalente.

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66

De manière équivalente, on dira que Seulement S est vraie si S est vraie et si, pour tout

alternative P, si P est vraie, alors P est une conséquence logique S.

Plus formellement :

(60) [[Seulement S]]o = w. ([[S]]o(w) = 1 & P [[S]]f (P(w) = 1 ([[S]]o P))

((59) et (60) sont équivalents, puisque (P(w) = 1 ([[S]]o P)) est la contraposée de

( ([[S]]o P) P(w) = 0)). L’effet d’une telle sémantique, dans le cas de la phrase

(58) ci-dessus (Marie a seulement lu la plupartF des livres de Chomsky), est que cette

phrase doit affirmer que les alternatives vraies de Marie a lu la plupart des livres de

Chomsky sont exclusivement celles qui en sont conséquences logiques. Le résultat que

l’on obtient dépend alors de la manière exacte dont les alternatives sont définies. Si l’on

impose que les alternatives s’obtiennent en remplaçant la plupart des par n’importe

quelle expression simple de même type et de même monotonie, on obtiendra en fait

comme valeur focale l’ensemble des alternatives scalaires de la phrase : <Marie a lu

quelques-uns des livres de Chomsky, Marie a lu la plupart des livres de Chomsky,

Marie a lu tous les livres de Chomsky>. En ce cas, d’après la sémantique que nous

discutons maintenant, la phrase Marie a seulement lu la plupartF des livres de Chomsky

affirmerait que toute alternative qui n’est pas entraînée par Marie a lu la plupart des

livres de Chomsky est fausse, c'est-à-dire, en ce cas, que Marie n’a pas lu tous les livres

de Chomsky. C’est là un résultat correct, lequel repose, d’une part, sur une modification

de la sémantique de Rooth, et d’autre part, sur une restriction additionnelle portant sur

la définition de la valeur focale, selon laquelle celle-ci dépend de l’échelle du terme

focalisé, lorsque ce terme est une expression scalaire.

Notons que, dans ce cas-ci, on pourrait tout aussi bien donner une sémantique

légèrement plus faible pour seulement (et obtenir le même résultat), selon laquelle

seulement intègre aux conditions de vérité de la phrase à laquelle elle s’applique le sens

renforcé tel que l’algorithme néo-gricéen le calcule, c’est-à-dire affirmerait que toutes

les alternatives de la phrase qui sont logiquement plus fortes sont fausses. On aurait

alors :

(61) [[Seulement S]]o = w([[S]]o(w) = 1 & P [[S]]f((P [[S]]o) P(w) = 0)

Page 67: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

67

Cette dernière entrée, cependant, ne pourrait pas être conservée pour rendre compte du

sens de Marie a seulement vu PaulF, puisque, si l’ensemble des alternatives de Marie a

vu Paul est l’ensemble des propositions de la forme Marie a vu d, on voit qu’aucune de

ces alternatives n’est logiquement plus forte que Marie a vu Paul, de sorte que

l’application de seulement ne changerait rien aux conditions de vérité de la phrase.

Si la modification de la sémantique de Rooth proposée en (59) représente un

progrès, elle est néanmoins insuffisante, pour des raisons essentiellement identiques à

celles que nous avons développées pour critiquer l’algorithme néo-gricéen standard.

Commençons par considérer la paire question-réponse suivante :

(62) - Parmi Pierre, Suzanne ou Jacques, qui est venu ?

- Seulement Pierre ou Suzanne

Dans un cas de ce genre, on comprend la réponse comme signifiant qu’ou bien Pierre

est venu et personne d’autre, ou bien Suzanne est venue et personne d’autre. Il n’est

cependant pas évident de déterminer ce qui, dans cette interprétation, tient à la

contribution propre de seulement, et ce qui tient aux processus pragmatiques généraux

qui seraient de toute façon présents même en l’absence de seulement. On peut présumer

que le fait que cette réponse ait pour conséquence que Jacques n’est pas venu découle

de la présence de seulement, et de ce fait, fasse partie du sens littéral de la réponse ; en

effet, dans le cas d’une réponse plus simple comme Seulement Pierre, il n’est pas

controversé que la conséquence selon laquelle ni Suzanne ni Jacques n’est venu tient à

la présence de seulement. La question qui se pose alors est de savoir si la lecture

exclusive de la disjonction, dans ce cas, est elle-même une conséquence du sens littéral

de la réponse, c'est-à-dire est une conséquence de la présence de seulement, ou est

plutôt, comme cela serait le cas pour Pierre ou Suzanne, une implicature scalaire qui,

donc, ne dérive pas logiquement des conditions de vérité littérales de la réponse.

D’après les développements qui précèdent, on s’attend à ce que la lecture exclusive de

la disjonction soit elle-même intégrée au sens littéral de la réponse, et que cela fasse

partie de la contribution de seulement. Pour le montrer, je fais appel à un contraste entre

deux petits dialogues imaginaires, et qui ne sont sans doute pas, je l’admets, très

plausibles :

Page 68: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

68

(63) a. Locuteur 1 : Parmi Pierre, Suzanne ou Jacques, qui est venu ?

b. Locuteur 2 : Pierre ou Suzanne !

c. Locuteur 3 : Mais non ! il est vrai que Jacques n’est pas venu, mais sont venus

à la fois Pierre et Suzanne.

d. Locuteur 2 : eh bien ! Puisque Pierre et Suzanne sont venus, il est bien vrai

que Pierre ou Suzanne est venu !

Dans ce dialogue, le locuteur 2 commence par affirmer que Pierre ou Suzanne est venu,

ce qui déclenche typiquement l’implicature selon laquelle ils ne sont pas tous deux

venus, et que Jacques n’est pas venu. Le locuteur 3 affirme que cela est faux, parce que

Pierre et Suzanne sont tous deux venus : il ne nie donc pas la vérité de la lecture littérale

de la réponse b., mais sa lecture « pragmatique » (il s’agit d’un emploi métalinguistique

de la négation). En d., le locuteur 2, logicien de mauvaise foi, se défend, en se

retranchant derrière le fait que, sous son interprétation littérale, la phrase qu’il a

prononcée est vraie dans le cas où Pierre et Suzanne sont tous deux venus.

Comparons maintenant ce dialogue au suivant :

(64) a. Locuteur 1 : Parmi Pierre, Suzanne ou Jacques, qui est venu ?

b. Locuteur 2 : Seulement Pierre ou Suzanne !

c. Locuteur 3 : Mais non ! il est vrai que Jacques n’est pas venu, mais sont venus

à la fois Pierre et Suzanne.

d. Locuteur 2 : ## eh bien ! Puisque seulement Pierre et Suzanne sont venus, il

est bien vrai que seulement Pierre ou Suzanne est venu !

Cette fois-ci, même en supposant que le locuteur 2 est un logicien de mauvaise fois, d.

est ressenti malgré tout comme contradictoire. Or cela ne pourrait pas s’expliquer si

Seulement Pierre ou Suzanne, tout en excluant (du point de vue de son sens littéral) la

venue de Jacques, était compatible avec le fait que Pierre et Suzanne soient tous deux

venus. Si tel était le cas, alors le locuteur 2, face à l’objection du locuteur 3, pourrait se

retrancher derrière le sens littéral de sa réponse a., et soutenir que puisque seulement

Pierre et Suzanne sont venus, il est vrai que seulement Pierre ou Suzanne est venu.

Page 69: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

69

L’impossibilité d’une telle stratégie de défense montre ainsi que la lecture exclusive de

la disjonction fait partie du sens littéral de la réponse.

Une fois ce fait établi, examinons ce que la sémantique proposée ci-dessus pour

seulement dériverait. Il faut d’abord savoir quelles sont les alternatives (en d’autres

termes, quelle est la valeur focale) d’une réponse disjonctive :

(65) a. Qui est venu ?

b. Seulement [Pierre ou Suzanne]F <est venu>

Supposons que la valeur focale de [Pierre ou Suzanne]F est venu soit

l’ensemble des propositions {x est venu : x D} {Pierre ou Suzanne est venu} (où D

est le domaine d’individus pertinents). La sémantique proposée en (60) conduit alors à

une contradiction. En effet, d’après cette sémantique, (65)b asserte que les seules

alternatives vraies sont celles qui sont entraînée par Pierre ou Suzanne est venu. En

d’autres termes, toutes celles qui ne sont pas entraînées par cette phrase sont fausses. Or

Pierre ou Suzanne est venu n’entraîne aucune de ses alternatives, d’où il résulte qu’il est

faux que Pierre soit venu et qu’il est faux que Suzanne soit venue. Supposons

maintenant que l’on postule que l’ensemble des alternatives, en ce cas, est (bien qu’on

ne voie pas bien quelle règle naturelle pourrait nous donner ces alternatives):

{Pierre ou Suzanne est venue, Pierre et Suzanne sont venus} {x est venu : x D –

{Pierre, Suzanne}}. A nouveau, (65)b asserte que toutes les alternatives qui ne sont pas

entraînées par Pierre ou Sazanne est venu sont fausses, mais cette fois-ci, on échappe à

la contradiction ; on aboutit en effet à la négation, d’une part, de Pierre et Suzanne sont

venus, et à la proposition que, pour tout x distinct de Pierre et Suzanne, x n’est pas venu.

Ce résultat est approprié ; il correspond aux conditions de vérité intuitives de la phrase.

Mais si l’on considère maintenant une réponse contenant deux disjonctions, on

rencontrera à nouveau un problème :

(66) a. Qui est venu ?

b. Seulement [(Pierre ou Suzanne) ou Jacques]F <est venu>

Supposons, pour commencer, que les alternatives de [[Pierre ou Suzanne] ou Jacques]F

est venu soient données par l’ensemble suivant :

Page 70: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

70

{Pierre ou Suzanne ou Jacques est venu, (Pierre et Suzanne) ou Jacques est venu,

(Pierre ou Suzanne) et Jacques sont venus, (Pierre et Suzanne) et Jacques sont venus}

{x est venu : x D – {Pierre, Suzanne, Jacques}}

Pierre ou Suzanne ou Jacques est venu n’entraîne a-symétriquement aucune de ces

alternatives. Par conséquent, (66)b asserterait qu’elles sont toutes fausses. Mais alors la

phrase (Pierre et Suzanne) ou Jacques est venu est fausse, d’où il suit que Jacques n’est

pas venu. C’est bien sûr un résultat incorrect : (66)b n’a nullement pour conséquence

que Jacques n’est pas venu. Le problème que nous rencontrons est exactement le même

que celui rencontré par l’algorithme néo-gricéen pour les phrases contenant des

disjonctions multiples. Comme dans ce cas, en prenant un ensemble d’alternatives

moins riche, on évite cette conséquence indésirable, mais on échoue par ailleurs à

prédire la lecture qu’on obtient en fait, qui est : parmi Pierre, Suzanne et Jacques, un

seul est venu, et personne d’autre n’est venu. Van Rooy & Schulz (2005) discutent de

manière plus approfondie que nous le faisons nous-mêmes diverses approches

proposées pour la sémantique de seulement, dont, en particulier, Krifka (1993) et

Schwarschild (1994), et concluent que ces approches rencontrent toutes, sous une forme

ou sous une autre, le genre de problème que nous venons d’illustrer.

III. 2. 2. L’opérateur d’exhaustivité

Comme le montrent Van Rooy & Schulz, une sémantique correcte pour

seulement peut s’inspirer, avec succès, de celle que G&S assignent à l’opérateur

d’exhaustification. Je donne ici ma propre définition, proche, mais distincte de celle de

Van Rooy &Schulz (2005)36 :

[[exh(S)]]o = w. (w S w’ (w’ S w’ <Sf w))

avec : w’ <Sf w si et seulement si l’ensemble des membres de [[S]]f vrais en w’ est

strictement inclus dans l’ensemble des membre de [[S]]f vrais en w.

Plus formellement :

w’ <Sf w si et seulement si : { S]]f w’) = 1} { S]]f w) = 1}

36 La différence principale est que j’adopte ici une caractérisation du focus en termes d’ensemble d’alternatives, et non, comme ils le font, en termes d’une subdivision de la phrase en focus et background(assez proche dans l’esprit de la notion de signification structurée).

Page 71: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

71

La définition directe de exh est donc la suivante :

[[exh(S)]]o = w. (w S w’ (w’ S { S]]f w’) = 1}

{ S]]f w) = 1})

Examinons maintenant l’effet produit par l’opérateur exh dans différents cas :

(67) Parmi Suzanne, Pierre et Marie, qui est venu ?

Pierre ou Marie < est venu >

Nous supposons que l’ensemble des alternatives de la réponse est l’union de la réponse

elle-même et de l’ensemble des réponses élémentaires à la question (c'est-à-dire les

réponses du type x est venu). Considérons tous les mondes dans lesquels Pierre ou

Marie est venu. Dans tout monde w de ce genre, l’ensemble des alternatives vraies

contient, au minimum, l’une des deux propositions {Pierre est venu, Marie est venue}.

Dans certains de ces mondes, ces deux propositions sont vraies ensemble, et,

éventuellement, d’autres alternatives sont vraies. Considérons donc un monde w1 dans

lequel, d’une part, Pierre ou Marie est venu, et, d’autre part, au moins deux personnes

(dont Pierre ou Marie) sont venues. Mettons qu’en w1 Pierre soit venu. Considérons

alors un monde w2 dans lequel seul Pierre est venu. Il est clair que w2<Sf w1, et donc w1

n’appartient pas à [[exh(S)]]o. En fait, les seuls mondes appartenant à [[exh(S)]]0 sont

ceux qui rendent aussi peu d’alternatives que possibles vraies tout en rendant S vraie.

Ce seront les mondes dans lesquels ou bien Pierre est venu et personne d’autre, ou bien

Marie est venue ou personne d’autre. On obtient donc à la fois la lecture exclusive de la

disjonction et la lecture exhaustive. Dans le cas d’une réponse comportant trois

disjonctions, comme Pierre ou Marie ou Jacques, l’opérateur va retenir, à nouveau, les

mondes dans lesquels ou bien seul Pierre est venu, ou bien seule Marie est venue, ou

seul Jacques est venu. C’est là à nouveau un résultat correct.

Supposons maintenant que l’opérateur soit appliqué à Pierre a lu la plupart des

livres de Chomsky, et que les alternatives scalaires de cette phrase soient simplement

<Pierre a lu certains des livres de Chomksy, Pierre a lu la plupart des livres de

Chomsky, Pierre a lu tous les livres de Chomsky>. Alors l’application de exh, si l’on fait

Page 72: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

72

jouer à l’ensemble des alternatives scalaires le rôle de la valeur focale de la phrase en

question, va conduire à l’interprétation Pierre a lu la plupart des livres de Chomsky, et

Pierre n’a pas lu tous les livres de Chomsky, ce qui, à nouveau, est le résultat voulu.

Une fois cet opérateur défini, la sémantique de seulement peut-être formulée

comme suit :

- Seulement S présuppose S

- Seulement S asserte exh(S)

Une telle sémantique a ainsi le mérite de rendre compte de la corrélation entre les

lectures produites par la présence de seulement et les implicatures scalaires qu’on

obtient en l’absence de seulement, tout en continuant de rendre compte des lectures

exhaustives qui motivaient l’approche initiale de Rooth.

Elle souffre néanmoins de certaines insuffisances (déjà présentes chez Rooth).

Tout d’abord, elle ne rend pas compte des cas où la valeur de seulement renvoie, certes,

à une échelle de termes scalaires, mais sans que les membres de cette échelle soient

ordonnés du point de vue de leur force logique :

(68) Sarkozy est seulement ministre de l’intérieur (…il n’est pas Président !)

Il est intuitivement clair que la présence de seulement sert à souligner que le statut de

ministre de l’intérieur est inférieur à celui de Président, sans pour autant que être

Président entraîne être ministre de l’intérieur.

Par ailleurs, le fait qu’une phrase de la forme Seulement S présuppose S a été

régulièrement contesté (voir notamment Van Rooy & Schulz 2005). Enfin, un point

souvent remarqué37, et qui vient affaiblir la corrélation entre les lectures produites par

seulement et les implicatures scalaires, est le suivant :

(69) a. Jacques a seulement 2 enfants

b. #Jacques a seulement 10 enfants

(70) a. Jacques a seulement fait quelques exercices

37 voir, notamment, Klinedinst 2004, et les références qui y sont citées.

Page 73: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

73

b. #Jacques a seulement fait beaucoup d’exercices

La bizarrerie des exemples b. suggèrent qu’une expression comme Seulement S

engendre aussi la présupposition que S est relativement « peu surprenant » par

comparaison avec ses alternatives.

Je clos maintenant cette section concernant seulement. Son but n’était pas

d’analyser en détail la sémantique de seulement, mais de montrer, a) la forte affinité

existant entre les effets interprétatifs produits par seulement et les phénomènes

d’implicatures scalaires, et b) de montrer, par ce biais, qu’une unification des lectures

exhaustives et des phénomènes d’implicatures scalaires était nécessaire, sans pour

autant être aisée. Les difficultés rencontrées pour formuler une sémantique correcte pour

seulement sont ainsi, dans une certaine mesure, de même nature que les difficultés que

l’on rencontre pour expliciter précisément les mécanismes d’inférence sous-jacents aux

implicatures scalaires.

Dans la section qui suit, je montre que les effets sémantiques de l’opérateur

d’exhaustivité introduit précédemment peuvent être vus comme une conséquence du

raisonnement gricéen fondé sur les maximes de qualité et de quantité et l’hypothèse de

compétence. Cette section reprend, en la généralisant, l’approche que j’ai développée

dans Spector (2003), et qui a été reprise, sous une formulation un peu différente, par

Van Rooy & Schulz (2004a et 2004b). A l’origine de ce travail, on trouve la volonté de

rendre compte des lectures exhaustives des réponses en termes purement pragmatiques.

L’étude spécifique du rapport entre la sémantique des questions et la pragmatique des

réponses est l’objet du chapitre suivant.

IV. La dérivation pragmatique des lectures exhaustives

Je commence par rappeler la formalisation du raisonnement gricéen que j’ai proposée

plus haut. Elle s’appuie sur les définitions suivantes :

Page 74: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

74

Maxime de qualité et de quantité : si i est l’état d’information de l’auteur de la phrase S,

ayant pour alternatives ALT(S), alors il n’existe pas d’élément S’ de ALT(S) tel que i

entraîne S’ et S’ entraîne a-symétriquement S.

Conséquence : l’état d’information de l’auteur d’une phrase S appartient toujours à

l’ensemble suivant : I(S) = {i : i S S’ ALT(S) (i S’ S’ S)}.

Une phrase S est optimale dans l’état d’information i si i I(S).

Hypothèse de compétence : l’état d’information du locuteur appartient à l’ensemble

suivant :

Max(S) = {i : i I(S) i’ (i’ I(S) i’/S i/S}

avec : i/S = {w : w’ (w’ i w’ Sw}, où w’ S w signifie que w’ et w rendent vrais

exactement les mêmes éléments de ALT(S).

Dériver les lectures exhaustives, cela signifie prouver que, moyennant les maximes de

qualité et de quantité et l’hypothèse de compétence, l’état d’information de l’auteur

d’une phrase S est tel que sa partie pertinente est égale à l’interprétation exhaustive de

S. En d’autres termes, il s’agit de montrer le fait suivant :

Max(S) = {i : i/S = exh(S)}

Avec : exh(S) = {w : w S w’ (w’ S w’<Sw)}

où w’<sw signifie : l’ensemble des membres de ALT(S) vrais en w’ est strictement

inclus dans l’ensemble des membres de ALT(S) vrais en w.38

Bien entendu, on ne peut pas prouver ce fait en toute généralité sans rien dire sur les

ensembles d’alternatives. Je vais, dans tout ce qui suit, admettre les conditions

suivantes :

l’ensemble des alternatives d’une phrase donnée est sémantiquement clos sous la

conjonction et la disjonction, et est sémantiquement fini (voir les définitions ci-dessous).

Il s’agit là de conditions très fortes (présentes également dans Spector 2003 et Van

Rooy & Schulz 2004a, 2004b), et de ce fait, contestables. Le caractère fini de

38 Cette définition de exh est identifique à la précédente, sauf que c’est l’ensemble ALT(S) qui joue le rôle que jouait valeur focale.

Page 75: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

75

l’ensemble des alternatives, néanmoins, est cognitivement plausible : si l’on prend au

sérieux l’idée selon laquelle une phrase donnée est comparée à toutes ses alternatives, il

faut bien, pour que la comparaison soit possible, que l’ensemble des alternatives soit

fini. Cela semble pourtant entrer en conflit avec le fait, par exemple, que l’échelle des

numéraux contient une infinité de termes (à savoir tous les numéraux). En pratique

cependant, la dérivation des implicatures scalaires associées aux numéraux suppose

seulement de considérer les alternatives qu’on obtient en remplaçant le numéral par un

numéral voisin, ce qui permet de se ramener à un ensemble fini d’alternatives. Quant à

l’hypothèse de clôture sémantique sous la conjonction et la disjonction, elle est

trivialement satisfaite dans les cas simples, c'est-à-dire lorsque l’ensemble des

alternatives est totalement ordonné en termes de force logique (en effet, si X entraîne Y,

alors X ou Y est équivalent à Y, et X et Y est équivalent à X). Cette hypothèse,

cependant, ne va plus du tout de soi lorsque l’on considère des exemples où

apparaissent plusieurs termes scalaires. Nous verrons dans le chapitre sur les questions

et les réponses que cette condition sur les alternatives peut être reformulée, de manière

équivalente, comme suit : l’ensemble des alternatives d’une phrase donnée est

l’ensemble des réponses positives à la question sous-jacente. Cette reformulation peut

donner une plus grande plausibilité à cette condition de clôture sous la conjonction et la

disjonction. En fait, elle revient à affirmer que la maxime de quantité enjoint le locuteur

de prononcer la phrase positive la plus informative qu’il croit vraie, où la notion de

positivité est définissable en termes de l’ensemble des alternatives au sens standard

(c'est-à-dire les phrases qu’on obtient par substitution d’un terme scalaire à un autre).

Dans l’appendice 2 qui suit ce chapitre, je présente un argument empirique en faveur de

l’idée que l’ensemble des alternatives est sémantiquement clos sous la disjonction et la

conjonction.

J’en viens maintenant à la preuve du résultat annoncé, qui procède en plusieurs étapes.

Déf. 8 : Un ensemble d’énoncés E est sémantiquement clos sous la conjonction (resp.

disjonction) si pour tous A et B dans E, il existe un énoncé C dans E équivalent à A ou B

(resp. A et B).

Déf. 9 : Un ensemble d’énoncés E est sémantiquement fini s’il n’existe pas un

ensemble infini E’ d’énoncés de E tels qu’aucun élément de E’ n’est logiquement

Page 76: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

76

équivalent à un autre élément de E’. En d’autres termes, un ensemble d’énoncés E est

sémantiquement fini si l’ensemble des propositions exprimées par les éléments de E est

fini39.

Ces deux conditions se trouvent clairement réalisées dans les cas les plus simples :

(71) Jacques a lu quelques-uns des livres de Chomsky

Alternatives de (71) : < Jacques a lu quelques-uns des livres de Chomsky, Jacques a lu

la plupart des livres de Chomsky, Jacques a lu tous les livres de Chomsky >

Cet ensemble d’alternatives étant fini, il est évidemment sémantiquement fini. Par

ailleurs, pour n’importe quelle paire d’alternatives, l’une des alternatives entraîne

logiquement l’autre. Soient X et Y deux alternatives ; supposons que X entraîne Y ;

alors X ou Y est équivalent à X, et X et Y est équivalent à Y, et par conséquent

l’ensemble des alternatives est sémantiquement clos sous la conjonction et la

disjonction.

Les choses se compliquent lorsque l’on considère une phrase contenant plusieurs termes

scalaires, comme :

(72) Quelques-uns des étudiants ont parlé à quelques-uns des professeurs

39 Remarquons que la clôture sous la disjonction et la conjonction d’un ensemble fini de phrases est toujours sémantiquement finie (même si elle contient une infinité de phrases). Preuve : soit E un ensemble fini de phrases. Notons E* la clôture de E sous la conjonction et la disjonction. On note w E w’ pour : w et w’ rendent vrais exactement les mêmes membres de E. Il y a alors un nombre fini de classes d’équivalence de mondes, relativement à la relation d’équivalence E : en effet, si n est la cardinalité de E, il y a au plus 2n classes d’équivalence. Comme tout énoncé de E* est tel que sa valeur de vérité dépend exclusivement de la valeur de vérité des membres de E, tout énoncé de E* exprime une proposition qui est une union finie de classes d’équivalence de mondes (relativement à la relation E). Chaque classe d’équivalence peut s’exprimer par un énoncé conjonctif de type ( )p1 … ( )pn, où les pi sont les membres de E, et où ( )pi représente pi si pi est vrai dans la classe d’équivalence en question, et pisinon. Par conséquent, tout énoncé de E* est équivalent à une forme normale disjonctive dans laquelle chaque sous-formule conjonctive contient exactement n occurrences d’énoncés de type ( )pi et est tel que le nombre de sous-formules conjonctives qui y figurent n’excède pas le nombre de classes d’équivalence. Il en résulte qu’il existe un entier m tel que tout énoncé de E* est équivalent à un énoncé de longueur au plus égale à m. Comme il n’y a qu’un nombre fini d’énoncés de longueur au plus égal à m, E* est sémantiquement fini.

Page 77: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

77

Supposons, pour simplifier la présentation, que l’échelle de quelques-uns soit

simplement <quelques-uns, tous>. Alors l’ensemble des alternatives de (72) sera alors le

suivant :

a. quelques-uns des étudiants ont parlé à quelques-uns des professeurs

b. quelques-uns des étudiants ont parlé à tous les professeurs

c. tous les étudiants ont parlé à quelques-uns des professeurs

d. tous les étudiants ont parlé à tous les professeurs

Considérons les alternatives b. et c. : aucune n’entraîne logiquement l’autre. De plus,

leur conjonction et leur disjonction ne sont équivalentes ni à a. ni à b. Cet ensemble

n’est donc pas sémantiquement clos sous la conjonction et la disjonction. Pour l’instant,

nous postulerons qu’une fois donné l’ensemble des alternatives par la procédure usuelle,

cet ensemble est d’office étendu de manière à inclure tous les énoncés disjonctifs et

conjonctifs que l’on peut obtenir à partir de ces alternatives

Soit S un énoncé, dont ALT(S) est l’ensemble des alternatives. Par hypothèse, ALT(S)

est sémantiquement fini et sémantiquement clos sous la disjonction et la conjonction.

Nous identifierons donc ALT(S), désormais, à un ensemble fini de propositions clos

sous la disjonction et la conjonction. Pour permettre une simplification des preuves qui

vont suivre, j’ajoute la condition selon laquelle ALT(S) contient toujours aussi un

énoncé contradictoire et un énoncé tautologique. Il est clair que cela ne peut pas

modifier le résultat du raisonnement gricéen tel que nous l’avons formalisé ; comme

l’état d’information du locuteur est toujours conséquence logique de la contradiction, on

inférera simplement, du fait de la maxime de quantité, que le locuteur ne croit pas que la

contradiction est vraie, ce qui est de toute façon trivial ; comme l’état d’information du

locuteur entraîne toujours la tautologie, on inférera aussi que le locuteur croit que la

tautologie est vraie, ce qui est également trivial.

Rappel:

- w S w’ : tout membre de ALT(S) vrai en w est vrai en w’

- w <S w’ : l’ensemble des membres de ALT(S) vrais en w est strictement inclus dans

celui des membres de ALT(S) vrais en w’

exh(S) = {w : w S w’ (w’ S w’<Sw) }

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78

Nous voulons prouver que Max(S) = {i : i/S = exh(S)}

FAIT 1 : Une proposition P est (équivalente à un) membre de ALT(S) si et seulement si

P a la propriété suivante :

w w’ (w P w Sw’) w’ P

(Autrement dit, si un monde w rend P vrai, tout monde w’ supérieur à w rend également

P vrai)40

Preuve : il faut prouver a) que tout membre de ALT(S) a la propriété en question, et b)

que toute proposition ayant la propriété en question appartient à ALT(S) (nous

identifions maintenant ALT(S) à un ensemble de propositions, les propositions

exprimées par les alternatives de S). La preuve de a) est immédiate ; celle de b) est

plus difficile :

a) Soit P ALT(S). Soit w P. Soit w’ tel que w Sw’. Par définition de S, toutes

les alternatives vraies en w sont vraies en w’. Comme P est une alternative vraie en w, P

est vraie en w’, c'est-à-dire w’ P. QED

b) Soit P un énoncé ayant la propriété en question. Dans le cas où P est

tautologique ou contradictoire, P, est, par hypothèse, membre de ALT(S). Dans le cas

où P n’est ni tautologique ni contradictoire, nous allons construire un énoncé équivalent

à P appartenant à la clôture sous la disjonction et la conjonction de ALT(S).

Nous supposons donc maintenant que P n’est ni tautologique ni contradictoire, et a la

propriété suivante : w w’((w P w S w’) (w’ P))

Rappelons que ALT(S) est fini. Notons ALT(S) = {p1, p2,…,pn}

Nous disons que deux mondes w1 et w2 sont S-équivalents s’ils rendent vrais

exactement les mêmes membres de ALT(S), ce que nous notons w Sw’. Etant donné un

ensemble de mondes, cette relation d’équivalence induit une partition de cet ensemble

de mondes. Il y a de plus un nombre fini de classes d’équivalence, puisqu’une classe

d’équivalence est entièrement définie par les valeurs de vérité des membres de ALT(S),

40 C’est pour assurer la vérité de ce fait que j’ai inclus la contradiction et la tautologie dans ALT(S). La tautologie et la contradiction, en effet, vérifient trivialement cette condition.

Page 79: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

79

qui est lui-même fini41. Soit w P (P est par hypothèse non-contradictoire, c’est-à-dire

non-vide). Alors, pour tout w’, si w’ S w, w’ P. En effet, si w’ S w, alors w S w’, et

donc par hypothèse w’ P. Autrement dit, si un monde w appartient à P, toute la classe

d’équivalence de w est incluse dans P. Il suit que P peut être représenté par un ensemble

de classes d’équivalences, à savoir les classes d’équivalence dont les membres rendent

P vrai. Notons ainsi P = {K1,…,Km}, où chaque Ki correspond à une classe

d’équivalence dont les membres rendent P vrai. A chaque Ki, nous associons l’énoncé

conjonctif Ci construit ainsi :

( )1p1 ( )2p2 …. ( )mpm, où ( )i doit être remplacé par la négation si pi est faux

dans les mondes de Ki, et doit simplement être éliminé si pi est vrai dans les mondes de

Ki. Enfin, nous associons à P l’énoncé P’ qu’on obtient en prenant la disjonction

généralisée de tous les Ki : P’ = K1 … Km

P’, par construction, appartient à la clôture booléenne de ALT(S). Nous allons montrer,

d’une part, que P’ est équivalent à P, et d’autre part, qu’on peut, à partir de P’,

construire un énoncé P’’ équivalent à P’ lequel appartiendra à la clôture de ALT(S) sous

la conjonction et la disjonction ; il s’agit, en d’autres termes, d’éliminer toutes les

négations qui se trouvent dans l’énoncé P’ ;

Montrons d’abord que P’ est équivalent à P

La procédure utilisée pour construire P’ est exactement celle qu’on utilise pour prouver

l’existence, pour tout énoncé de logique propositionnelle, d’une forme normale

disjonctive qui lui est équivalente.

Démonstration :

- Soit w P’. Nécessairement w rend vrai un des Ki. Mais si w rend vrai un des Ki.

Alors w appartient à la classe d’équivalence à laquelle Ki est associé, et donc appartient

à P.

- Soit w P. Soit Vi la classe d’équivalence de w (c'est-à-dire Vi = {w’ : w’ S w}).

Alors Vi P. Soit Ki la formule conjonctive associée à Vi comme spécifiée ci-dessus.

Par construction, Ki est vraie dans tous les mondes de Vi, et seulement dans ceux-là (la

41 Si il y a n propositions distinctes dans ALT(S), alors le nombre de classes d’équivalence est au plus égal à 2n

Page 80: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

80

proposition exprimée par Ki est l’ensemble de mondes Vi). Donc Ki est vraie dans w,

d’où il suit que P’ est vraie en w.

Montrons ensuite qu’il existe un énoncé P’’ équivalent à P’ dans lequel ne figure la

négation d’aucun membre de ALT(S), sauf peut-être si la négation d’un membre de

ALT(S) appartient également à ALT(S). Plus précisément, il existe un énoncé P’’ dans

lequel toute occurrence d’une négation dont la portée est X est telle que X est un

membre de ALT(S) 42..

Procédure d’élimination des négations de P’

Nous allons montrer que l’énoncé P’ construit ci-dessus est équivalent à un énoncé P’’

dans lequel, pour toute alternative p tel que p n’est pas une alternative, p n’a aucune

occurrence dans P’’. Il s’agit donc de montrer que l’on peut systématiquement éliminer

les négations indésirables.

On a P’ = K1 … Km. Pour tout i, Ki est de la forme ( )p1 … ( )pn. Soit i.

Supposons que pour un certain j, pj est précédé d’une négation dans Ki. De deux choses

l’une, ou bien à la fois pj et pj (ou une phrase équivalente à pj) appartiennent à

ALT(S), ou bien seul pj appartient à ALT(S)43. Dans le premier cas, il n’est pas

nécessaire d’éliminer la négation. On se place donc directement dans le second cas. On

peut alors réécrire Ki sous la forme R pj, où R est l’énoncé conjonctif qu’on obtient

en soustrayant pj à Ki ; pj n’a alors aucune occurrence dans R, ni d’ailleurs pj,

puisque sinon Ki serait contradictoire, ce qui est exclu par construction.

cas a) : R pj est contradictoire. Il suit que R entraîne logiquement pj. De ce fait,

R pj est équivalent à R, et pj peut donc être éliminé.

cas b) R pj n’est pas contradictoire. Soit w1 un monde rendant vrai Ki. Par

construction, w1 rend vrai P’, et rend faux pj. Comme R pj n’est pas contradictoire, il

existe un monde w2 qui rend à la fois vrai R et pj. w2 rend donc vraies toutes les

alternatives que w1 rend vraies, plus pj. On a donc w1 S w2, d’où il suit que w2 rend P

42 Hormis la condition de clôture sous la conjonction et la disjonction, nous n’avons imposé aucune contrainte particulière sur ALT(S), et il est donc possible qu’à la fois une phrase et sa négation fassent partie de ALT(S). Cela n’est jamais le cas lorsque l’on considère les alternatives engendrées par les échelles traditionnellement admises. Mais nous serons amenés, dans la deuxième partie, à envisager que les ensembles d’alternatives de certaines phrases aient cette propriété. 43 Voir la note 42

Page 81: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

81

(et donc P’) vrai (puisque P est par hypothèse tel que w w’ (w P w Sw’) w’

P). Par conséquent, la classe d’équivalence de w2 est représentée par l’un des énoncés

conjonctifs de type K, que nous appelons Kh. Kh est équivalent à R pj. Il suit que ‘Ki

Kh’ est équivalent à R, et qu’on peut donc éliminer à la fois Ki et Kh au profit d’un

énoncé conjonctif dans lequel n’apparaît pas pi.

En appliquant le même raisonnement à toutes les occurrences d’une négation dans P’,

on voit qu’on peut éliminer toutes les négations indésirables tant que P n’est pas

tautologique. Si P avait été tautologique, l’application du raisonnement précédent

finirait par nous ramener à un énoncé de la forme p p, et l’on ne pourrait pas

éliminer toutes les négations. CQFD

On obtient donc un énoncé P’’, équivalent à P, qui s’écrit comme la disjonction

d’énoncés conjonctifs dans lesquels figurent seulement des membres de ALT(S) ; P’’

appartient donc à la clôture de ALT(S) sous la conjonction et la disjonction. (fin de la

preuve du FAIT 1)

Pour montrer que Max(S) = {i : i/S = exh(S)}, il nous faut montrer tout d’abord que si

i/S = exh(S), alors i appartient à I(S), c'est-à-dire que S est une réponse optimale dans

l’état d’information i.

Nous commençons par démontrer que, pour tout i, si i entraîne un membre de ALT(S),

alors la réponse optimale est la proposition renvoyée par la fonction PosS appliquée à i,

définie ainsi :

Déf : Pour tout i, PosS(i) = {w : v i, v S w}

(ou encore : PosS(i) = v i {w : v S w})

FAIT 2 : PosS(i) appartient à ALT(S) et entraîne tout membre B de ALT(S) tel que i

entraîne B.

Preuve : Supposons que i n’est pas contradictoire et entraîne un membre non-

tautologique de ALT(S)

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82

a) PosS(i) entraîne tout membre B de ALT(S) tel que i entraîne B

Supposons que i entraîne B, avec B ALT(S). Soit w PosS(i) ; alors il existe v i tel

que v S w. Comme i entraîne B, il suit que tous les membres de i rendent B vrais, et

donc v rend B vrai. Comme w rend vraies toutes les alternatives qui sont vraies en v, et

comme B est une alternative, w rend B vraie. Donc tous les mondes de PosS(i) rendent

B vrai, c'est-à-dire PosS(i) entraîne B.

b) PosS(i) ALT(S).

Il suffit de vérifier, en vertu du FAIT 1, que PosS(i) a la propriété suivante :

w PosS(i) w’ (w S w’ w’ PosS(i))

Cela suit de la définition de PosS.

Lemme 1 : S est optimale en i si et seulement si S = PosS(i), et PosS(i) est l’unique

proposition optimale en i.

Preuve : i entraîne PosS(i) et Poss(i) entraîne tous les membres de ALT(S) qui sont

entraînés par i (FAIT 2). Donc il n’existe pas de membre B de ALT(S) tel que à la fois i

entraîne B et B entraîne a-symétriquement PosS(i). Comme PosS(i) ALT(S), PosS(i)

est optimale en i. De plus, aucun autre membre de ALT(S) n’est optimal en i, puisque,

pour tout B distinct de PosS(i) dans ALT(S), si i entraîne B, alors PosS(i) entraîne B sans

que B n’entraîne PosS(i) (puisque B est distinct de PosS(i)).

Corollaire : I(S) = {i : S = PosS(i)}

Nous voulons montrer maintenant que tout i tel que i/S = exh(S) appartient à I(S).

FAIT 3: Pour tout membre T de ALT(S), et pour tout état d’information i, i T si et

seulement si i/S T. Preuve :

) Supposons i T. Soit w i/S. Alors il existe w’ i tel que w S w’ (par définition

de la fonction /s). On a aussi toujours i i/S, et par conséquent w’ i/S. Comme w, par

définition de S, rend vraies exactement les mêmes alternatives que w’, et comme w’

rend vraie T (qui est un membre de ALT(S)), w rend également vraie T, d’où il suit que

w T. Donc, si i T, alors i/S T

) Supposons maintenant i/S T. Comme i i/S, on a i T. CQFD

Page 83: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

83

FAIT 4:

Pour tout état information i, et pour toute phrase S, S est optimale en i si et seulement si

S est optimale en i/S.

Preuve : cela suit directement de la définition 1 et du FAIT 3.

FAIT 5 : Soit S une proposition. Alors, pour tout w S, il existe v exh(S) tel que v S

w.

Preuve : par l’absurde. Soit w S. Supposons qu’il n’existe pas de v exh(S) tel que

v S w. Alors w exh(S) (puisque l’on a w S w), et donc il existe w1 S tel que w1 <S

w. Nécessairement w1 exh(S) (sinon il existerait un v dans exh(S) tel que v S w). Il

existe donc w2 S tel que w2 <S w1 <S w. Par répétition du même raisonnement, il doit

exister une suite (wi)i N de membres de S telle que …<S wn+1 < wn < …<S w2 <S w1 <S w.

Cela signifie que, pour tout i, l’ensemble des alternatives vraies en wi+1 est strictement

inclus dans l’ensemble des alternatives vraies en wi. Comme il n’y a qu’un nombre fini

d’alternatives, il existe un n tel que l’ensemble des alternatives vraies en wn est

l’ensemble vide (puisqu’il y a de moins en moins d’alternatives vraies à mesure que

l’on avance dans la suite) ; mais alors l’ensemble des alternatives vraies en wn+1 ne peut

pas être strictement inclus dans l’ensemble des alternatives vraies en wn. >>

contradiction.

FAIT 6 : exh(S) I(S)

Il suffit de montrer, d’après le corollaire du lemme 1, que PosS(exh(S)) = S.

a) PosS(exh(S)) S

Soit w PosS(exh(S)). Alors, par définition de la fonction Pos, il existe v exh(S) tel

que v Sw. Comme exh(S) entraîne S, v S. Comme S ALT(S), d’après le FAIT 1,

tout monde u tel que v S u appartient à S, et donc w S.

b) S PosS(exh(S))

Soit w S. D’après le FAIT 5, il existe v exh(S) tel que v S w. D’où il suit que

w PosS(exh(S)).

Théorème : Pour tout i, si i/S = exh(S), alors i I(S).

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84

Preuve : Supposons que i/S = exh(S). Alors, d’après le FAIT 6, i/S I(S). D’après le

FAIT 4, i I(S).

Il nous faut maintenant montrer que Max(S) = {i : i/S = exh(S)}

Rappelons la définition de Max(S) :

Max(S) = {i : i I(s) i’ I(S) (i’/S i/S)}

Comme nous savons déjà que tout i tel que i/S = exh(S) appartient à I(S), il faut prouver

les deux faits suivants:

Soit i tel que i/S = exh(S)

- i’ I(S), (i’/S exh(S)) (cela établirait que i Max(S))

- i’ I(S) (i’/S exh (S) i’’ I(S), i’’/S i’/S) (cela établirait qu’aucun i tel

que i/S exh(S) n’appartient à Max(S))

Pour démontrer ces deux énoncés, il suffit de prouver que pour tout i I(S), exh(S)

entraîne i/S. C’est l’objet de la démonstration qui suit, laquelle s’appuie sur le fait

suivant :

FAIT 7 : Soit P un membre de ALT(S). Soit w exh(P). Notons w/S la classe

d’équivalence de w (w/S = {w’ : w’ S w}). Alors P privé de w/s appartient aussi à

ALT(S) (ce qui se notera : (P – w/S) ALT(S)).

Preuve :

Soit P ALT(S). En vertu du FAIT 1, il nous suffit de montrer que :

v (P – w/s), v’ (v Sv’ w’ (P – w/S))

- Notons d’abord que, comme w exh(S), on a w/S exh(S), ce qu’on montre comme

suit : supposons qu’il soit faux que w/S exh(S) ; alors il existe w’ w/S tel qu’il existe

w’’ S tel que w’’ <S w’. Mais comme w’ Sw, on aurait alors w’’ <S w, ce qui

contredirait w exh(S).

-Soit v (P- w/S). Soit v’ tel que v v’. Il faut montrer qu’alors v’ (P-w/S)

cas a) : v’ S v. En ce cas, comme v w/S, v’ w/S, et comme v’ P (en vertu du

FAIT 1), on a v’ (P-w/S)

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85

cas b) : v <S v’.

Comme v (P – w/S), v P, et en vertu du FAIT 1, v’ P. Il nous suffit donc de

montrer que v’ w/S. Supposons que v’ w/S, alors, comme w/S exh(S), on aurait v’

exh(S). Mais cela contredirait le fait que v <S v’. Donc v’ w/S. QED.

Théorème : Max(S) = {i : i/S = exh(S)}

Soit j I(S). Montrons qu’alors nécessairement exh(S) j/S. Par l’absurde : supposons

que cela ne soit pas le cas ; alors il existe v exh(S), tel que v j/S. Il suit de la

définition de la fonction /s que (j/S v/s) = . Considérons alors la proposition (S – v/S).

Comme (j/S v/S) = et j/S S (en raison du fait 4 et du fait que j I(S)), on a aussi j/s

(S – v/s) ; on a en fin de compte j/s (S – v/s) S, et comme (S – v/S) ALT(S)

(d’après le FAIT 7), S n’est pas optimale en j/S ; mais, d’après le FAIT 4, si S est

optimale en j, alors S l’est aussi en j/S, et donc S ne peut pas être optimale en j, ce qui

contredit l’hypothèse que j I(S). Par conséquent, exh(S) j/S.

Il suit que tout état d’information i tel que i/S = exh(S) appartient à I(S) et entraîne tout

membre de I(S), et donc que Max(S) = {i : i/S = exh(S)}.

V. Prédictions empiriques

Dans toute la suite de ce travail, je considère que l’opérateur d’exhaustivité, tel que

défini ci-dessus, permet de déterminer, pour n’importe quelle phrase, le sens

pragmatiquement renforcé de cette phrase. Il ne s’ensuit nullement que j’adopte un

traitement sémantique des implicatures scalaires, selon lequel les lectures renforcées

seraient effectivement dérivées de la présence, dans la forme logique des phrases, d’un

tel opérateur. En effet, les lectures exhaustives doivent plutôt être vues, d’après ce qui

précède, comme résultant d’un raisonnement pragmatique. L’opérateur d’exhaustivité

est alors simplement un moyen commode pour savoir de manière immédiate quelle est

la lecture renforcée d’une phrase, sans qu’il soit besoin, pour chaque cas, de reproduire

le raisonnement gricéen (je n’exclus pas, cependant, qu’un traitement « sémantique »

soit dans certains cas nécessaires, pour traiter certains cas d’implicatures enchâssées ;

mais je montre ci-dessous que, en ce qui concerne les faits mis en évidence par

Chierchia, cela n’est pas nécessaire).

Page 86: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

86

Je veux maintenant examiner un certain nombre des exemples qui étaient

problématiques pour l’approche néo-gricéenne standard, à la lumière du résultat de la

section précédente. Pour ce faire, je dois une dernière fois revenir sur la caractérisation

exacte des alternatives d’une phrase donnée.

V. 1. La définition des alternatives – la notion d’alternative élémentaire

Je note S(t1,….,tn) une phrase qui contient les termes scalaires (t1,…,tn). L’ensemble des

alternatives élémentaires de S(t1,….,tn) est en principe l’ensemble des phrases que l’on

obtient en substituant à un ou plusieurs des termes scalaires (t1,…,tn) un terme de la

même échelle, en ignorant pour l’instant le cas de la disjonction. Cependant,

j’examinerai bientôt la possibilité que certains des termes scalaires présents dans S

soient ignorés, lorsqu’il existe une question sous-jacente qui vient restreindre la classe

des alternatives pertinentes, ou lorsqu’un certain terme scalaire se trouve focalisé.

Les échelles sont (pour l’instant44) définies comme dans l’approche standard, sauf dans

le cas de la disjonction – elles sont spécifiées lexicalement et telles, du moins en ce qui

concerne les termes purement logiques, qu’elles contiennent toujours des termes de

même direction de monotonie. A la suite de Sauerland (2004a) je considère que toute

expression disjonctive de la forme p ou q est un terme scalaire dont l’échelle contient

{p, q ,p ou q, p et q}, mais qui a aussi pour alternatives les alternatives propres de p et

q45 : si une expression disjonctive apparaît dans la phrase, non seulement chaque

membre de la disjonction est une alternative, mais aussi chaque alternative de chaque

membre de la disjonction, et ainsi de suite. Il en va de même pour la conjonction, c'est-

à-dire pour toute expression de la forme p et q. Je note l’ensemble de ces alternatives

élémentaires ALT*(S).

44 Dans le chapitre sur les numéraux et celui sur la pragmatique de la morphologie plurielle, j’introduis des échelles inhabituelles. 45 L’ensemble des alternatives élémentaires doit être clos sous l’opération de substitution d’un terme scalaire par un autre. Ainsi, Paul a mangé toutes les pommes ou quelques poires a pour alternatives élémentaires {Paul a mangé toutes les pommes, …quelques poires,…,quelques pommes, …quelques pommes ou quelques poires, …quelques pommes et quelques poires, …toutes les pommes ou quelques poires,…toutes les pommes et quelques poires,… quelques pommes ou toutes les poires, quelques pommes et toutes les poires, toutes les pommes ou toutes les poires, toutes les pommes et toutes les poires}

Page 87: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

87

Plus formellement, l’ensemble ALT*(S) est défini à partir de la notion d’échelles de la

manière suivante – le caractère relativement complexe de la définition tient au cas

particuliers de la disjonction et de la conjonction :

Soit S(t1,…,tn) la phrase considérée. On commence par définir un premier ensemble,

noté SUBST(S), qui s’obtient en substituant à un ou plusieurs termes scalaires dans S un

terme de la même échelle (les expressions a ou b et a et b ont pour échelle <a, b, a ou b,

a et b> ; il ne s’ensuit pas que l’échelle d’une expression a contienne, pour tout b,

l’expression a ou b ou a et b : la relation « être une alternative de » n’est pas

symétrique) :

SUBST(S) = {S(t’1,….,t’n) : i (1 i n) t’i appartient à l’échelle de ti}

Je note aussi cet ensemble ALT1(S) : ALT1(S) = SUBST(S)

Comme ALT1(S) peut contenir un nouvel énoncé contenant lui-même un terme scalaire

(par exemple, Jacques a mangé toutes les poires ou quelques pommes est tel que

Jacques a mangé quelques poires fait partie de ce qu’on obtient lors de cette première

étape), il faut aussi ajouter les phrases qu’on obtient à partir des membres de ALT1(S)

par substitution :

ALT2(S) = {T : T’ ALT1(S), T SUBST(T’)}

Et ainsi de suite (il peut y avoir un nombre quelconque de disjonctions et d’autres

termes scalaires) :

ALTn+1(S) = {T : T’ ALTn(S), T SUBST(T’)}

L’ensemble des alternatives élémentaires est alors défini comme suit :

ALT*(S) = i N ALTi(S).

On pourrait, de manière équivalente, définir ALT*(S) comme étant le plus petit

ensemble qui contient S et qui est clos par l’opération de substitution, c'est-à-dire :

ALT*(S) est l’unique ensemble X tel que :

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88

a. S X

b. pour tout T X, SUBST(T) X

c. pour tout X’ satisfaisant les conditions a. et b, X X’.

On prouve aisément que ALT*(S) est nécessairement fini : pour tout n, ALTn+1 contient

des phrases qui sont au plus aussi longues que les phrases de ALTn (puisque les

opérations de substitution soit maintiennent exactement le nombre de mots de la phrase,

soit, dans le cas d’une disjonction, diminuent ce nombre). L’ensemble des phrases

pouvant appartenir à ALT*(S) est donc nécessairement inclus dans l’ensemble des

phrases dont le nombre des mots est au plus égal au nombre des mots de S, lequel est un

ensemble fini (si l’on suppose, bien sûr, que le lexique est fini)46.

Les alternatives de S s’obtiennent, à partir de l’ensemble des alternatives élémentaires,

en considérant la clôture de ALT*(S) sous la disjonction et la conjonction :

ALT(S) = {T : T1 T2 (T1 ALT*(S) T2 ALT*(S) ((T = T1) (T = T2) (T =

‘T1 T2’) (T = ‘T1 T2’))}

Comme ALT*(S) est fini, ALT(S) est nécessairement sémantiquement fini, comme cela

est prouvé dans la note 39.

Il faut remarquer que la relation S en termes de laquelle l’opérateur d’exhaustivité se

trouve défini, ainsi que les relations dérivées <S et S, bien qu’elle ait été définie en

fonction de ALT(S), peut, de manière équivalente, être définie en fonction des seules

alternatives élémentaires, à savoir de ALT*(S). Rappelons en effet la définition de S :

w S w’ si tous les membres de ALT(S) vrais en w sont vrais en w’.

46 En fait, il y a un problème potentiel lié à l’échelle des numéraux. Même en considérant que l’échelle d’un numéral ne contient que les numéraux voisins, la définition par récurrence de ALT*(S) conduira à ce que les phrases qu’on obtient par substitution de n’importe quel numéral à un numéral apparaissant dans S fassent partie de ALT*(S), qui serait alors nécessairement infini. Cela tient alors à ce que, en un sens, le lexique n’est pas fini, puisqu’il y a une infinité de numéraux. Pour résoudre ce problème, on peut stipuler que l’on retranche de ALT*(S) tel que défini « officiellement » les phrases qui contiennent des numéraux qui ne sont pas voisins du ou des numéraux apparaissant dans S. On pourrait peut-être aussi tenter de montrer que, en admettant que ALT*(S) puisse être infini, mais seulement dans le cas où un numéral apparaît, le résultat du raisonnement pragmatique tel que nous l’avons formalisé est identique à ce que l’on obtient en considérant un nombre fini d’alternatives. Cela est clairement vrai pour une phrase comme Jacques a lu trois livres. Il suffit de considérer l’alternative Jacques a lu quatre livres pour dériver la lecture « exacte ».

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89

Or il se trouve que cette définition est équivalente à :

w S w’ si toutes les alternatives élémentaires de S vraies en w sont vrais en w’, c'est-à-

dire si tous les membres de ALT*(S) vrais en w sont vrais en w’.

Voici la preuve de cette équivalence : si tous les membres de ALT(S) vrais en w sont

vrais en w’, comme ALT*(S) ALT(S), tous les membres de ALT*(S) vrais en w sont

vrais en w’. Dans l’autre sens, supposons que tous les membres de ALT*(S) vrais en w

soient vrais en w’.

Nous voulons montrer que étant donné w, pour tout T membre de ALT(S), si T est vrai

en w en alors T est vrai en w’ ; on peut procéder par induction :

- Si T est un membre de ALT*(S), alors par hypothèse si T est vrai en w, T est vrai en

w’

-Supposons (hypothèse d’induction) que T1 et T2 soient membres de ALT(S), et soient

tels que s’ils sont vrais en w, alors ils sont vrais en w’. Montrons qu’alors les phrases

‘T1 T2’ et ‘T1 T2’ ont cette propriété. Supposons que ‘T1 T2’ soit vrai en w. Alors

ou bien T1 est vrai en w, ou bien T2 est vrai en w. Par hypothèse d’induction, ou bien T1

est vrai en w’, ou bien T2 est vrai en w’, et donc ‘T1 T2’ est vrai en w’. De même, si

‘T1 T2’ est vrai en w, alors T1 et T2 sont tous les deux vrais en w, et donc, par

hypothèse d’induction, en w’, d’où il suit que ‘T1 T2’ est vrai en w’.

Comme la propriété « si T être vraie en w alors T est vraie en w’ » se trouve ainsi

« héritée » lorsqu’on applique la conjonction et la disjonction, si elle est vraie des

membres de ALT*(S), elle est vraie des membres de ALT(S).

En vertu de cette équivalence, nous écrirons maintenant simplement ALT(S) pour

désigner les alternatives élémentaires de S, et la relation S est définie par :

w S w’ si toutes les alternatives élémentaires vraies en w sont vraies en w’.

V. 2. Examen des cas problématiques pour l’approche néo-gricéenne standard

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Souvenons-nous que les problèmes relevés par Chierchia concernant l’approche neo-

gricéenne standard tiennent, pour l’essentiel, à l’interprétation des phrases contenant

plusieurs termes scalaires, ou bien à la présence d’un terme scalaire sous la portée d’un

autre opérateur. J’examine une série d’exemples, pour montrer que l’analyse proposée

ici permet de résoudre ces problèmes.

Commençons par considérer la phrase suivante :

(73) Dans cette classe, un élève a lu Madame Bovary ou Ulysse

Si l’on suppose que l’échelle de un est <un, plusieurs>, et étant donné ce que nous

avons dit plus haut à propos de la disjonction, alors les alternatives élémentaires de (73)

sont (en ignorant l’adjoint dans cette classe, et en abrégeant Madame Bovary par MB et

Ulysse par U) :

ALT((73)) = {un élève a lu MB, un élève a lu U, un élève a lu MB ou U, un élève a lu

MB et U, plusieurs élèves ont lu MB, plusieurs élèves ont lu U, plusieurs élèves ont lu

MB ou U, plusieurs élèves ont lu MB et U}

Parmi les mondes qui rendent (73) vrai, au moins l’une des deux alternatives suivantes

est vraie : un élève a lu U, un élève a lu MB. A partir des mondes qui rendent (73) vraie,

on obtient la lecture pragmatique de (73) en conservant ceux dans lesquels aussi peu

d’alternatives que possibles sont vraies. Ce seront en fait tous les mondes dans lesquels

les seules alternatives vraies sont (73) elle-même, et une seule des deux alternatives un

élève a lu U, un élève a lu MB. Dans de tels mondes, toutes les autres alternatives sont

fausses. En particulier, il est faux, dans ces mondes, que plusieurs élèves aient lu

Ulysse ou Madame Bovary, ou qu’un élève ait lu les deux. On obtient donc

l’interprétation suivante :

(74) Un élève, et un seul, a lu Madame Bovary ou Ulysse, et cet élève n’a lu qu’un

seul des deux.

Ce résultat semble correct. Dans ce cas, d’ailleurs, nous aurions obtenu le même résultat

en appliquant l’algorithme néo-gricéenn standard. Notons qu’il n’est pas équivalent à ce

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91

que donnerait une analyse dans laquelle à la fois un et ou seraient ambigus, et auraient

pour valeur possible exactement un, et ouexcl. En effet, on pourrait alors obtenir la

lecture Exactement un élève a lu Madame Bovary ou Ulysse et pas les deux, qui n’est

pas équivalente à (74) : en effet, dans une situation où exactement un élève a lu

Madame Bovary et n’a pas lu Ulysse, et où tous les autres élèves auraient lu à la fois

Madame Bovary et Ulysse, il serait vrai qu’exactement un élève a lu Madame Bovary ou

Ulysse et pas les deux, alors que (74) est fausse dans cette situation.

Examinons maintenant l’un des cas les plus problématiques pour l’approche

standard, mis en évidence par Chierchia :

(75) Jacques a mangé toutes les poires ou quelques pommes

Les alternatives élémentaires de cette phrase sont données par la clôture sous la

conjonction et la disjonction de (en considérant l’échelle <quelques, toutes>, c'est-à-dire

en ignorant que beaucoup fait aussi partie de l’échelle de quelques et tous, afin

simplement d’abréger ce qui suit) :

E = {Jacques a mangé toutes les poires, Jacques a mangé quelques pommes, Jacques a

mangé quelques poires, Jacques a mangé toutes les pommes}

Le fait de prendre la clôture sous la disjonction et la conjonction, en ce cas, provient

simplement de la présence de ou dans la phrase initiale et du fait que A et B est une

alternative de A ou B. Dans ce cas précis, par conséquent, les alternatives élémentaires

se trouvent coïncider avec les alternatives tout court. De ce fait, il suffit en réalité de

considérer que la relation apparaissant dans la définition de l’opérateur d’exhaustivité

est la suivante :

w w’ si tous les membres de E vrais en w sont vrais en w’ (nous avons montré plus

haut que ceci est en fait équivalent à ce qu’on obtiendrait en définissant cette relation en

termes de la clôture de E sous la conjonction et la disjonction).

L’ensemble des mondes possibles peut être classé en fonction des membres de E qu’ils

rendent vrais. Etant données les relations de conséquence de logique qui existent entre

les différents membres de E, on obtient le tableau suivant, dans lequel chaque ligne

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92

spécifie quelles alternatives sont vraies, et correspond ainsi à une certaine classe

d’équivalence relativement à la relation « rendre vrais exactement les mêmes membres

de E » :

J. a mangé toutes

les poires

…quelques

poires

…toutes les

pommes

…quelques

pommes

…toutes les poires ou

quelques pommes

a 1 1 1 1 1

b 1 1 0 1 1

c 1 1 0 0 1

d 0 1 1 1 1

e 0 1 0 1 1

f 0 1 0 0 0

g 0 0 1 1 1

h 0 0 0 1 1

i 0 0 0 0 0

(75) est vraie dans les situations de type a, b, c, d, e, g, h. Je note a < b pour signifier :

« l’ensemble des membres de E vrais dans les situations de type a est strictement inclus

dans l’ensemble des membres de E vrais dans les situations de type b ». Les sept classes

de situations rendant vraies (75) sont alors dans les relations suivantes :

- h < g < d < a

- h < e < d < b < a

- c < b < a

Par conséquent, les deux seules classes de situations qui rendent vraie (75) et telles qu’il

n’existe pas d’autre classe rendant vraie (75) qui soit strictement plus petite sont h et c.

La lecture exhaustive de (75) est donc la proposition qui est constituée de l’ensemble

des mondes correspondant aux situations h et c, c’est-à-dire la proposition équivalente à

l’énoncé suivant :

Jacques a mangé toutes les poires et n’a mangé aucune pomme, ou il a mangé quelques

pommes, mais pas toutes, et n’a mangé aucune poire.

Il s’agit là précisément de la lecture « renforcée » de (75).

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93

Considérons maintenant l’exemple suivant, dans lequel un terme scalaires est sous la

portée d’un quantificateur universel :

(76) Chaque étudiant a lu quelques livres de Chomsky

Selon Chierchia (2002), cette phrase tend à être interprétée de la manière suivante :

Chaque étudiant a lu quelques livres de Chomsky sans les avoir lu tous. Le fait que le

« sens renforcé » de quelques soit préservé sous la portée de chaque étudiant est l’un

des arguments avancés par Chierchia en faveur de la thèse « localiste » ; il remarque en

effet que la procédure néo-gricéenne standard dérive une lecture plus faible, à savoir

Chaque étudiant a lu quelques livres de Chomsky, et il est faux que chaque étudiant ait

lu tous les livres de Chomsky. Précisons immédiatement que le jugement sur lequel

s’appuie Chierchia est loin d’être uniformément partagé. Mais, pour l’instant, j’accepte

cette caractérisation des données, afin de montrer que, même si Chierchia a

empiriquement raison, l’approche que j’ai développée permet d’en rendre compte de

manière globaliste. Il faut tout d’abord admettre que chaque (et chacun qui en est une

variante), comme tous, fait lui-même partie de l’échelle de quelques47. Cela est motivé

par le fait que la phrase Marie n’a pas lu chacun des livres de Chomsky a pour

implicature Marie a lu quelques livres de Chomsky. De ce fait, les alternatives

élémentaires de (76) sont données par l’ensemble suivant :

ALT*((76)) = {Quelques étudiants ont lu quelques livres de Chomsky, Quelques

étudiants ont lu chaque livre de Chomsky, Chaque étudiant a lu quelques livres de

Chomsky}. Les relations de conséquence logique existant entre les différents membres

de ALT*((76)), peuvent être représentées schématiquement ainsi48 :

47 Lorsque l’on substitue à chaque étudiant l’expression tous les étudiants, alors les jugements des locuteurs tendent à infirmer assez nettement la thèse empirique de Chierchia, en ce sens qu’on obtient difficilement une lecture équivalente à tous les étudiants ont lu quelques livres de Chomsky, et aucun ne les a tous lu, alors qu’on obtient la lecture plus faible prédite par l’approche néo-gricéenne standard, c'est-à-dire tous les étudiants ont lu quelques livres de Chomsky, mais il est faux que tous ait lu tous les livres de Chomksy.48 Je présume (comme plus haut) que Chaque X est P entraîne Quelques X sont P, ce qui n’est pas conforme à l’interprétation des quantificateurs universels en logique classique. Voir notamment Heim & Kratzer (1998) pour un argument tendant à montrer qu’une expression comme Chaque X présuppose l’existence d’une entité ayant la propriété X

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94

Chaque étudiant a lu chaque livres de Chomsky

Chaque….quelques Quelques …. chaque

Quelques…quelques

De ce fait, les distributions de valeur de vérité possible sur l’ensemble ALT*((76)) sont

données par le tableau suivant, ou chaque ligne représente une distribution possible. La

colonne en gras correspond à la phrase (76) elle-même (laquelle est bien entendue l’une

des quatre alternatives élémentaires) :

Chaque étudiant a lu

chaque livre de

Chomksy

Quelques étudiants ont

lu chaque livres de

Chomksy

Chaque étudiant a lu

quelques livres de

Chomsky

Quelques étudiants ont

lu quelques livres de

Chomksy

a 1 1 1 1

b 0 1 1 1

c 0 1 0 1

d 0 0 1 1

e 0 0 0 1

f 0 0 0 0

Parmi les distributions de valeur de vérité possibles, seules les distributions a, b, et d

rendent (76) vraie. Ces trois distributions sont dans les relations suivantes (je conserve

la même convention que plus haut : x < y si l’ensemble des alternatives vraies dans les

situations de type x est strictement inclus dans l’ensemble des alternatives vraies dans

les situations de type y) : d < b < a

Il suit que l’application de l’opérateur d’exhaustivité, qui sélectionne, dans l’ensemble

des mondes rendant (76), ceux qui sont minimaux relativement à la relation <, renvoie

la proposition constituée exactement de tous les mondes de type d. En d’autres termes,

l’interprétation exhaustive de (76) est Chaque étudiant a lu quelques livres de

Page 95: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

95

Chomksy, et il est faux que Chaque étudiant ait lu chaque livre de Chomsky, et il est

faux que quelques étudiants ait lu chaque livre de Chomsky, ce qui est équivalent

à Chaque étudiant à lu quelques livres de Chomsky, et aucun n’a lu chaque livre de

Chomsky, soit :

(77) Chaque étudiant a lu quelques livres de Chomsky mais pas tous.

Ce résultat est conforme à l’observation de Chierchia. Pour donner une idée intuitive de

la manière dont on obtient ce résultat à partir du raisonnement gricéen tel que je l’ai

formalisé, au lieu d’utiliser directement le théorème prouvé dans la section précédente,

j’illustre le raisonnement sous-jacent ; le fait que l’ensemble des alternatives soit clos

sous la conjonction joue, on va le voir, un rôle crucial :

a. Le locuteur aurait pu dire Chaque étudiant a lu quelques livres de Chomsky et

quelques étudiants ont lu chaque livre de Chomsky

b. Comme il ne l’a pas dit, il n’a pas la croyance que quelques étudiants ont lu chaque

livre de Chomsky, puisque s’il avait cette croyance, compte tenu qu’il croit que chaque

étudiant a lu quelques livres de Chomsky (c’est ce qu’il a dit), il aurait dû dire la phrase

mentionnée en a.

c. Comme il est maximalement informé (hypothèse de compétence), il croit qu’il est

faux que quelques étudiants ont lu chaque livre de Chomsky, c'est-à-dire qu’aucun

étudiant n’a lu chaque livre de Chomsky.

Le lecteur vérifiera que, de manière entièrement analogue, on obtient pour la phrase

suivante une lecture exclusive pour la disjonction :

(78) Chaque étudiant a lu Ulysse ou Madame Bovary.

Notons que cette lecture (Chaque étudiant a lu U ouexcl MB) n’exclut nullement que

chaque étudiant ait lu, en fait, Ulysse, ni que chacun ait lu Madame Bovary, ni que

certains ait lu Ulysse et d’autres Madame Bovary.

Page 96: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

96

Cependant, j’observais ci-dessus que le jugement de Chierchia n’est pas

universellement partagé. En particulier, il ne semble pas qu’on obtienne avec la même

facilité une lecture comparable dans le cas de (79) :

(79) Tous les étudiants ont lu quelques livres de Chomsky

Pour expliquer cette différence, je vais maintenant faire l’hypothèse que les alternatives

d’une phrase donnée ne sont pas uniquement déterminées par les mécanismes de

substitution décrits plus haut, mais dépendent aussi de l’existence d’une certaine

question sous-jacente. Je propose ici un mécanisme très rudimentaire, qui demanderait à

être explicité et affiné. L’idée est la suivante : lorsqu’une phrase contient plusieurs

termes scalaires, alors, pour qu’un ensemble de termes scalaires soit activé, au sens où

l’on en tient compte pour calculer les alternatives de la phrase, il faut que les

alternatives correspondantes puissent toutes être une réponse partielle à une question

sous-jacente. Plus exactement, l’on dira que l’ensemble des alternatives élémentaires

doit appartenir à l’ensemble des propositions qui constituent l’interprétation d’une

question dans une sémantique du genre de celle de Kartunnen (1977). Il s’agit là d’une

condition exactement équivalente à celle utilisée pour décrire le phénomène de

congruence entre structure de l’information (assignation du focus) et phrases

interrogatives.

Dans le cas de la phrase Chaque étudiant a lu quelques livres de Chomsky, la question

sous-jacente pourrait être l’une des deux suivantes :

(80) a. Quels étudiants ont lu quels livres ?

b. Quels livres est-ce que chaque étudiant a lu ?

(80)b, en particulier, a deux lectures distinctes. La première lecture peut se paraphraser

ainsi :

- Quels livres ont la propriété que tous les étudiants les ont lus ?

La seconde lecture, qui est celle qui nous intéresse, parfois appelée lecture pair-list, et

qui est par ailleurs l’unique lecture de (80)a, est la suivante :

- Pour quels couples (x,y), où x est un étudiant et y est un livre, est-il vrai que x a lu y ?

Page 97: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

97

On voit que l’ensemble des alternatives proposé pour (76) correspond, en un sens

intuitif, à cette seconde lecture : chacune de ces alternatives est une réponse partielle a

cette question, ainsi qu’à la question (80)a (qui est approximativement synonyme). Il

faut noter que la forme logique de (80)b est par ailleurs proche de celle de (76), en ce

que le quantificateur universel utilisé est le même. Ce qui est frappant, dans le cas de

(76), c’est que, en formant à partir de cette phrase une question où l’élément wh- ne

correspond qu’à un seul des deux termes scalaires, on peut néanmoins obtenir une

question qui a une lecture pair-list. Il n’en n’irait pas de même pour (79) :

(81) Quels livres est-ce que tous les étudiants ont lu ?

(81) n’a pas de lecture pair-list, mais seulement la lecture paraphrasable par Quels

livres sont tels que tous les étudiants les ont lu. Je suggère donc que la plus grande

facilité à obtenir la lecture « forte » observée par Chierchia pour (76), relativement à

(79), tient à ce que l’activation des deux termes scalaires qui y apparaissent est d’autant

plus facile que, même en formant une question où l’élément wh- correspond en réalité à

un seul des termes scalaires, on peut obtenir une interprétation telle que les alternatives

obtenues en considérant les deux termes scalaires soient des réponses partielles à la

question. Bien entendu, rien n’interdit cependant d’interpréter (79) comme se rapportant

à la question sous-jacente (80)a, et dans un tel contexte, on s’attend à obtenir, même

pour (79), la lecture observée par Chierchia. C’est, me semble-t-il, le cas :

(82) a. Quels étudiants ont lu quels livres ?

b. Tous les étudiants ont lu quelques livres de Chomsky

L’interprétation équivalente à Tous les étudiants ont lu quelques livres de Chomsky, et

pas tous me paraît accessible dans un tel contexte.

Bien entendu, il serait nécessaire, pour établir des données solides, de faire appel à des

études expérimentales. Le point important, à ce stade, est que j’admets la possibilité

que, étant donnée une phrase qui contient plusieurs termes scalaires, tous ne soient pas

pris en compte dans le calcul des alternatives de cette phrase. L’ensemble des

alternatives élémentaires va ainsi dépendre non seulement des termes scalaires

appartenant à la phrase, mais également à un ensemble de facteurs contextuels, et aussi

prodosiques. Il est raisonnable de penser, en effet, que la focalisation d’un terme

Page 98: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

98

scalaire entraîne automatiquement sa prise en compte dans le calcul des alternatives

(cela est entièrement attendu si l’on prend au sérieux l’idée que l’activation de tel ou tel

terme scalaire est, au moins partiellement, dépendante de la présence d’une question

sous-jacente). Il est par ailleurs probable que la caractérisation de la valeur focale d’une

expression scalaire (au sens de la sémantique du focus) soit, par défaut, entièrement

dépendante de ses alternatives scalaires. En effet, la focalisation d’un terme scalaire a

pour effet de renforcer les implicatures scalaires associées :

(83) Marie a vu Jacques ouF Pierre

Dans le cas de (83), la lecture exclusive de la disjonction me semble quasiment

obligatoire. (83) est d’ailleurs d’autant plus naturelle qu’elle est suivie de …Marie a vu

Jacques et Pierre.

Ayant admis la possibilité qu’un seul des termes scalaires présents dans une

phrase contribue à la définition des alternatives (et ayant suggéré que c’est cela qui se

produit dans le cas de (79)), il me faut maintenant considérer les lectures renforcées que

l’on prédit en un tel cas. Considérons maintenant la phrase (79) (je souligne le mot

quelques pour indiquer que seul ce mot contribue à la définition des alternatives

élémentaires) :

(84) Tous les étudiants ont lu quelques livres de Chomsky

ALT*((84)) = {Tous les étudiants ont lu quelques livres de Chomsky, Tous les étudiants

ont lu tous les livres de Chomsky}

L’application de l’opérateur d’exhaustivité conduit, en ce cas, au même résultat que

l’approche néo-gricéenne standard, c’est-à-dire à l’inférence selon laquelle il est faux

que tous les étudiants aient lu tous les livres de Chomksy. L’exemple suivant, plus

intéressant, contient une disjonction sous la portée de tous les ; à nouveau, je

m’intéresse aux prédictions que l’on fait dans le cas où l’expression disjonctive

contribue seule à la définition des alternatives :

(85) Tous les étudiants ont lu Ulysse ou Madame Bovary

Page 99: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

99

Les alternatives élémentaires de cette phrase sont les membres de l’ensemble suivant :

ALT*((85)) = {Tous les étudiants on lu Ulysse, Tous les étudiants ont lu Madame

Bovary, Tous les étudiants ont lu Ulysse ou Madame Bovary, Tous les étudiants ont lu

Ulysse et Madame Bovary}. Les relations de conséquence logique existant entre ces

différentes alternatives peuvent être représentées ainsi :

Tous les étudiants ont lu U et MB

Tous les étudiants ont lu U Tous les étudiants ont lu MB

Tous les étudiants ont lu U ou MB

Voici le tableau donnant toutes les distributions de valeur de vérité possibles – la

colonne de (85) est marquée en gras :

Tous les étudiants ont lu U et MB Tous… ont lu U Tous … ont lu MB Tous … ont lu U ou MB

a 1 1 1 1

b 0 1 0 1

c 0 0 1 1

d 0 0 0 1

e 0 0 0 0

On voit qu’il est possible que (85) soit la seule alternative vraie. Cela tient à ce qu’il est

possible que, d’une part, tous les étudiants aient lu Ulysse ou Madame Bovary, et que,

d’autre part, tous les étudiants n’aient pas lu Ulysse, et tous n’aient pas lu Madame

Bovary. De ce fait, l’opérateur d’exhaustivité, appliqué à (85), renvoie la proposition

correspondant à la classe de situations d., c'est-à-dire : Tous les étudiants ont lu Ulysse

ou Madame Bovary, les étudiants n’ont pas tous lu à la fois Ulysse et Madame Bovary,

ils n’ont pas tous lu Ulysse, et ils n’ont pas tous lu Madame Bovary. Cela s’avère

équivalent à :

Page 100: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

100

(86) Tous les étudiants ont lu Ulysse ou Madame Bovary, certains n’ont lu qu’un seul

des deux, certains ont lu Ulysse et certains ont lu Madame Bovary.

Il faut observer que ce genre d’exemple se distingue des énoncés disjonctifs simples de

la forme A ou B, où A et B ne contiennent pas de termes scalaires eux-mêmes ; en ces

cas, en effet, il n’y a aucune situation dans laquelle la phrase est vraie et où les deux

alternatives {A, B} seraient fausses. Pour cette raison, on ne peut pas passer, moyennant

l’hypothèse de compétence, de l’inférence selon laquelle le locuteur ne croit pas que A,

à la conclusion que le locuteur croit que non-A. Le fait que la disjonction soit sous la

portée d’un quantificateur universel permet en revanche ce pas supplémentaire. La

prédiction est-elle correcte ? Il me semble en tout cas que, lorsqu’on est dans un

contexte dans lequel il est manifeste que l’auteur de la phrase est bien informé, alors on

obtient effectivement la lecture paraphrasée en (86). Pour obtenir un tel contexte, il

suffit d’imaginer que la phrase est prononcée par un professeur, à propos des étudiants

de son cours. On considère spontanément un contexte de ce genre lorsque l’on

interprète la phrase suivante, qui contient un pronom de première personne :

(87) Tous mes étudiants ont lu Ulysse ou Madame Bovary

Il me semble que, face à une telle phrase, on comprend très naturellement que tous les

étudiants du locuteur ont lu l’une ou l’autre des deux œuvres, que tous ne les ont pas lu

toutes les deux, que certains ont lu Ulysse et d’autres Madame Bovary. Un dernier fait

remarquable est que lorsque on considère qu’à la fois la disjonction et le quantificateur

universel contribuent aux alternatives, on ne dérive en réalité nullement la conséquence

que certains étudiants ont lu Ulysse et d’autres Madame Bovary ; considérons à

nouveau :

(88) a. Quels étudiants ont lu quoi ?

b. Chaque étudiant a lu Ulysse ou Madame Bovary.

La lecture prédite, en ce cas, est, ni plus ni moins, celle qu’on obtient en interprétant la

disjonction comme étant exclusive. Mais de la phrase Chaque étudiant a lu Ulysse ouexcl

Madame Bovary ne s’ensuit nullement que nécessairement chacun des deux romans ait

été lu par un étudiant ; sous l’interprétation exclusive de la disjonction, la phrase est

Page 101: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

101

notamment vraie si chaque étudiant à lu Ulysse et aucun n’a lu Madame Bovary. Elle

n’exclut pas non plus, bien sûr, qu’en réalité certains aient lu Ulysse sans lire Madame

Bovary et d’autres Madame Bovary mais pas Ulysse. Les jugements sont bien entendus

très délicats. Je mentionne toutes ces prédictions parce qu’il s’agit là d’une nécessité

pour évaluer la valeur empirique de la théorie que je propose. Il faudrait mettre à

l’épreuve ces prédictions par des travaux expérimentaux en psycholinguistique49.

Un dernier type d’exemples doit être examiné ; il s’agit de cas où une disjonction se

trouve sous la portée d’un opérateur modal universel :

(89) Jacques a l’obligation de lire Ulysse ou Madame Bovary

Notons que avoir l’obligation est aussi une expression scalaire, dont l’échelle est <avoir

le droit, avoir l’obligation> (puisque, de Jacques a le droit de venir, on infère que

Jacques n’a pas l’obligation de venir). De ce fait, il nous faut à nouveau considérer deux

options, selon que l’on tient compte ou nom de l’échelle de avoir l’obligation.

Examinons d’abord le cas où seule l’expression disjonctive contribue à la définition des

alternatives élémentaires. L’ensemble des alternatives élémentaires, et leurs relations

logiques, peuvent être représentées ainsi :

Jacques a l’obligation de lire U et MB

Jacques a l’obligation de lire U Jacques a l’obligation de lire MB

Jacques a l’obligation de lire U ou MB

On se retrouve dans une situation entièrement analogue à celle qui prévalait pour (85).

A nouveau, il existe des mondes où il est vrai que Jacques a l’obligation de lire U ou

49 Les travaux expérimentaux sur les implicatures scalaires sont déjà très nombreux, mais, à ma connaissance, n’examinent pas de phrases contenant plusieurs termes scalaires, et, de manière générale, n’ont pas pour but d’établir ce genre de données. Bart Geurts, dans un travail en cours, étudie expérimentalement l’interprétation de la disjonction sous la portée des quantificateurs. Les résultats de ces expériences ne me sont pas connus.

Page 102: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

102

MB, et où toutes les autres alternatives sont fausses. L’opérateur d’exhaustivité renvoie

exactement la proposition constituée de telle mondes, c'est-à-dire : Jacques a

l’obligation de lire U ou MB, il n’a pas l’obligation de lire U et n’a pas l’obligation de

lire MB, ni de lire les deux. En d’autres termes :

(90) Jacques a l’obligation de lire Ulysse ou Madame Bovary, il a le droit de n’en lire

qu’un seul des deux, et en ce cas il peut choisir lequel.

On dérive ainsi l’interprétation dite free-choice de la disjonction sous un opérateur

modal de nécessité. La prédiction est donc correcte.

En revanche, si l’on considère également les alternatives induites par la présence

de avoir l’obligation, on obtient un résultat différent (par analogie avec ce qu’on obtient

pour chaque étudiant a lu U ou MB en réponse à Qui a lu quoi ?). Les alternatives

élémentaires, en effet, contiennent alors aussi : {Jacques a le droit de lire U, Jacques a le

droit de lire MB, Jacques a le droit de lire U ou MB, Jacques a le droit de lire U et MB}.

Et les relations de conséquence logique existant au sein de l’ensemble des alternatives

sont alors beaucoup plus complexes (Je représente maintenant « Jacques a l’obligation

de » par NEC, et « Jacques a le droit de par POS, et la proposition infinitive enchâssée

simplement par A et B, A ou B, A, B, selon les cas) :

NEC(A et B) POSS(A et B)

NEC A NEC B POSS A POSS B

NEC(A ou B) POSS (A ou B)

Le tableau des distributions de valeur de vérité possibles prend alors la forme suivante ;

je ne donne qu’un tableau partiel, dans lequel ne figurent que les distributions de valeur

de vérité rendant vraie la phrase qui nous intéresse, à savoir NEC(A ou B), dont la

colonne est marquée en gras ; il faut noter, pour bien voir que ce tableau est complet,

que NEC(A ou B) et POS(B), pris ensemble, entraînent NEC A. Par conséquent, il

n’y aura aucune ligne où à la fois NEC(A ou B) est vrai et POS(B) et NEC(A) sont faux ;

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103

de même, il n’y aura aucune ligne où à la fois NEC(A ou B) est vrai et POS(A) et

NEC(B) sont faux

NEC(A et B) NEC A NEC B NEC (A ou B) POSS (A et B) POS A POS B POS (A ou B)

a 1 1 1 1 1 1 1 1

b 0 1 0 1 1 1 1 1

c 0 1 0 1 0 1 0 1

d 0 0 1 1 1 1 1 1

e 0 0 1 1 0 0 1 1

f 0 0 0 1 1 1 1 1

g 0 0 0 1 0 1 1 1

Ce tableau permet de voir que les classes de modèles minimaux (c'est-à-dire les lignes L

telles qu’il n’y pas de ligne L’ dans le tableau dans laquelle l’ensemble des alternatives

vraies est strictement inclus dans l’ensemble des alternatives vraies en L) sont les

classes c, e et g. L’opérateur d’exhaustivité renvoie la proposition qui est constituée de

l’union de ces trois classes ; dans chacune de ces trois classes, on a NEC(A ou B)

POS(A B). Elles diffèrent cependant pour les colonnes NEC A, NEC B, POS A et

POS B. En fait, la proposition correspondante est équivalente à l’énoncé suivant :

(91) NEC(A ou B) POS(A B)

((NEC A NEC B POS A POS B) ( NEC A NEC B POS A POS B)

( NECA NEC B POS A POS B))

Cela peut se simplifier en la formule suivante :

(92) NEC(A ou B) POS(A B)

((NEC A POS B) (NEC B POS A) ( NECA NEC B POS A POS

B))

Il s’avère que cette formule est équivalente à

(93) NEC(A ou B) POS(A B)

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104

Il suffit pour cela de montrer que NEC(A ou B) POS(A B) entraîne :

((NEC A POS B) (NEC B POS A) ( NECA NEC B POS A POS B))

Supposons donc NEC(A ou B) POS(A B).

- Supposons que NEC A et NEC B soient tous deux faux. Comme NEC (A ou B) est vrai,

tous les mondes accessibles sont des mondes où (A ou B) est vrai. Si POS A était faux,

aucun monde accessible ne serait un monde où A est vrai, et donc tous les mondes

accessibles seraient des mondes où B est vrai, ce qui contredit l’hypothèse que NEC B

est faux. Donc POS A est vrai, et, par symétrie, POS B est vrai. On a donc prouvé la

vérité de la formule

( NEC A NEC B) (POS A POS B)

- Supposons maintenant que NEC A et NEC B ne soient pas tous deux faux : si NEC A

est vrai, alors nécessairement POS B est faux ; en effet, si POS B était vrai, il y aurait un

monde accessible où B est vrai, et comme NEC A est vrai, (A et B) serait vrai dans ce

monde, et l’on aurait POS(A B), ce qui contredit l’hypothèse initiale. Par symétrie, si

NEC B est vrai, alors POS A est faux. On a donc prouvé :

(NEC A POS B) et

(NEC B POS A)

Comme nous sommes nécessairement dans une des trois situations mentionnées (c'est-à-

dire dans une situation où NEC A et NEC B sont tous deux faux, ou bien une situation

dans laquelle NEC A est vrai, ou bien une situation dans laquelle NEC B est vrai), il

s’ensuit que la disjonction suivante est vraie :

((NEC A POS B) (NEC B POS A) ( NECA NEC B POS A POS B))

CQFD

L’application de l’opérateur d’exhausitivité renvoie donc bien la proposition exprimée

par (93), qui est elle-même équivalente à :

(94) NEC(A ouexcl B)

Page 105: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

105

SI l’on revient à la phrase initiale, on obtient donc l’interprétation suivante :

(95) Jacques a l’obligation de lire Ulysse ou Madame Bovary et n’a pas le droit de

lire les deux.

On obtient donc, à nouveau, un effet « local », mais sans avoir fait appel à une

procédure localiste. La question se pose de savoir si une telle interprétation est possible.

Cette question est d’autant plus complexe que la phrase (89) est sans doute

indépendamment ambiguë, en ce que la disjonction qui y apparaît peut prendre portée

large, de sorte que l’on comprenne :

(96) Jacques a l’obligation de lire Ulysse ou il a l’obligation de lire Madame Bovary.

On s’attend alors, toutes théories confondues, à une interprétation renforcée dans

laquelle la disjonction est exclusive, interprétation distincte de celle dont nous

cherchons à savoir si elle existe (en effet, de manière générale, NEC A ouexcl NEC B

n’est pas équivalent à NEC (A ouexcl B)).

Il me semble que la lecture exclusive de la disjonction soit assez difficile dans le cas de

(89) (sous la lecture à portée étroite de la disjonction). Cela suggère qu’il ne faut pas

autoriser la prise en compte de l’échelle de avoir l’obligation. S’agit-il là d’une

contrainte ad hoc ? Je ne pense pas, en particulier si l’on impose la contrainte que

l’ensemble des alternatives d’une phrase donnée doit pouvoir correspondre à une

question sous-jacente. Ici, la question sous-jacente devrait être du type :

(97) Pour quelle modalité X et pour quels livres Y est-il vrai que Jacques est dans la

relation X à la proposition qu’il lit Y ?

Il ne semble tout simplement pas qu’une question de ce genre soit formulable dans une

langue naturelle, sauf peut-être au moyen d’une question coordonnée du genre suivant :

(98) Quels livres Jacques a-t-il le droit de lire et quels livres a-t-il l’obligation de

lire ?

Page 106: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

106

Dans un tel contexte, on pourrait s’attendre à ce qu’à la fois l’échelle de la disjonction et

celle de avoir l’obligation soient activée, et donc à obtenir la lecture exclusive de la

disjonction sous la portée du modal. Même dans un tel contexte, pourtant, il ne me

semble pas clair qu’on puisse obtenir pour (89) une lecture exclusive pour la

disjonction, sauf peut-être en focalisant à la fois avoir l’obligation et ou. Mais il faudrait

davantage étudier les effets indépendants du marquage prosodique des termes scalaires.

Il est possible que ce marquage permette, de manière plus générale, d’obtenir des effets

« locaux », c'est-à-dire des lectures renforcées pour un terme scalaire sous la portée d’un

autre opérateur, et ce indépendamment de toute question sous-jacente. On le voit, les

données empiriques qui permettraient de trancher la question de savoir ce qui détermine

la prise en compte de tel ou tel terme scalaire lorsqu’il y en a plusieurs sont difficiles à

établir. Notons cependant, et c’est là le point important, que j’ai montré qu’il est

possible de rendre compte de la lecture exclusive de la disjonction (si elle existe) sous la

portée d’un modal universel dans une perspective purement pragmatique, et ce sans

faire appel au moindre mécanisme « localiste » (je rappelle en effet que l’usage de la

notion d’exhaustivité n’est ici vu que comme un raccourci et non pas un substitut au

raisonnement proprement pragmatique)

Je conclus par un dernier exemple pour lequel l’approche standard, aussi bien

que l’approche de Chierchia, échoue à faire les bonnes prédictions. Considérons ainsi la

phrase suivante :

(99) Jacques a vu Pierre, ou Marie et Suzanne

Dans la perspective néo-gricéenne standard, comme d’ailleurs dans l’approche de

Chierchia, on dérive simplement une lecture dans laquelle la disjonction est interprétée

comme exclusive, c'est-à-dire :

(100) Jacques a vu Pierre ouexcl Jacques a vu Marie et Suzanne

Sous cette lecture, la phrase est vraie si Jacques a vu à la fois Pierre et Marie et n’a pas

vu Suzanne ; en effet, dans une telle situation, il est, d’un côté, vrai que Jacques a vu

Pierre, et, de l’autre, faux qu’il ait vu Marie et Suzanne. Pourtant, la lecture pragmatique

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107

de cette phrase est nettement plus forte, et exclut, en particulier, que Jacques ait vu à la

fois Pierre et Marie. On comprend plutôt quelque chose comme :

(101) Ou bien Jacques a vu Pierre et n’a vu ni Marie ni Suzanne, ou bien Jacques a vu

Marie et Suzanne et n’a pas vu Pierre.

Or l’approche que j’ai développée dans ce chapitre fait exactement cette prédiction. En

effet, les alternatives élémentaires de (99) sont données par l’ensemble {Jacques a vu

Pierre, Jacques a vu Marie et Suzanne, Jacques a vu Pierre, et Marie et Suzanne,

Jacques a vu Pierre, ou Marie et Suzanne, Jacques a vu Pierre ou Marie, Jacques a vu

Pierre et Marie, Jacques a vu Pierre et Suzanne, Jacques a vu Pierre ou Suzanne,

Jacques a vu Marie, Jacques a vu Suzanne,…}. De ce fait, les alternatives tout court de

(99) sont simplement la clôture sous la conjonction et la disjonction de {Jacques a vu

Pierre, Jacques a vu Marie, Jacques a vu Suzanne}, et ce dernier ensemble peut de ce

fait nous tenir lieu d’ensemble des alternatives élémentaires. Le tableau représentant les

distributions de valeur de vérité possibles pour les membres de cet ensemble, restreint à

celles qui rendent (99) vraie, est le suivant :

Page 108: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

108

Jacques a vu Pierre Jacques a vu Marie Jacques a vu Suzanne Jacques a vu Pierre, ou

Marie et Suzanne

a 1 1 1 1

b 1 1 0 1

c 1 0 1 1

d 1 0 0 1

e 0 1 1 1

Ces classes de distributions de valeurs de vérité sont les unes par rapport aux autres

dans les relations suivantes :

e < a

d < c < b < a

Par conséquent, l’application de l’opérateur d’exhaustivité retient l’ensemble des

mondes correspondant aux lignes e et d, c'est-à-dire l’ensemble des mondes où soit

Jacques a vu Marie et Suzanne et n’a pas vu Pierre, soit Jacques a vu Pierre et n’a vu ni

Marie ni Suzanne. Il s’agit là précisément de la lecture donnée en (101).

Conclusion

L’examen des prédictions empiriques de la théorie que je propose permet en tout

cas de conclure que la majorité des arguments directs de Chierchia en faveur d’une

approche localiste du calcul des implicatures ne résistent pas à une formalisation plus

rigoureuse de l’approche globaliste50 ; dans l’ensemble, je parviens en effet à prédire

des lectures dans lesquelles un terme scalaire conserve sa lecture renforcée sous la

portée d’un opérateur logique, sans faire appel à une procédure localiste. De plus, je

prédis également des lectures particulières pour certaines phrases (notamment (87)) que

50 Je n’ai pas abordé les arguments indirects de Chierchia, qui concernent l’interaction entre la distribution des items à polarité négatives et les implicatures scalaires ; ils me semblent plus probants. Dans le chapitre portant sur les questions numériques discontinues, j’exposerai l’argument principal de Chierchia, et j’avancerai moi-même un argument indirect du même type que celui que propose Chierchia, pour montrer que le traitement des numéraux, contrairement selon moi aux autres termes scalaires, nécessite une approche localiste.

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109

l’approche standard ou celle de Chierchia ne parvient pas à prédire51. Bien entendu, le

succès de l’approche que j’ai proposée a un prix : celle-ci postule que l’ensemble des

alternatives d’une phrase donnée est clos sous la conjonction et la disjonction. De

manière générale, toute théorie gricéenne des implicatures scalaires contient deux

éléments : un ensemble d’hypothèses concernant la conduite de locuteurs rationnels

(maximes de qualité, quantité, hypothèse de compétence), et une caractérisation, pour

chaque phrase, de sa classe de comparaison, laquelle peut éventuellement prendre en

compte des facteurs contextuels et prosodiques. Pour chacun de ces deux éléments, il

existe une certaine liberté de choix ; la formulation exacte des maximes n’est pas

connue a priori (même s’il existe des limites assez naturelles à ce que l’on peut

raisonnablement proposer), et la caractérisation des classes de comparaison est encore

moins contrainte. La théorie ici proposée est donc simplement un exemple d’une théorie

possible, parmi de nombreuses autres ; on pourrait en étudier des variantes, selon que

l’on modifie la caractérisation des classes de comparaison ou la formulation des

maximes ; elle a le mérite d’être presque entièrement formalisée, et de pouvoir par

conséquent se prêter à un examen rigoureux ; ses faiblesses conceptuelles et empiriques

sont également, de ce fait, plus apparentes que cela ne serait le cas pour une théorie plus

vague52. J’ai ainsi voulu contribuer à définir l’espace des possibles théoriques dans ce

champ relativement nouveau qu’est la pragmatique formelle. De nombreux travaux en

cours participent de ce mouvement53.

Avant de conclure ce chapitre, j’aimerais mentionner une dernière objection

énoncée par Chierchia contre l’approche néo-gricéenne, objection que ma propre

analyse, en tant que telle, ne parvient pas lever. Il s’agit de l’interprétation des termes

scalaires sous la portée des verbes d’attitude, en particulier croire. J’esquisse dans

l’appendice 2 quelques solutions possibles pour résoudre ce problème, liée à quelques

observations concernant la sémantique de croire, solution qui est indépendante de mon

51 La théorie proposée par Sauerland (2004a), proche de la mienne, fait les mêmes prédictions pour (87), bien qu’il n’examine pas lui-même ce type d’exemple. En revanche, Sauerland (2004a) ne parvient pas à prédire le maintient possible de la lecture renforcée d’un terme scalaire sous la portée d’un quantificateur universel, même quand on prend en compte les alternatives propres du quantificateur universel (comme en (76) et (78)) 52 Gazdar (1979) fournit un bon exemple d’une tentative, l’une des premières en son genre, pour développer une véritable théorie pragmatique formelle. Les limites empiriques de ce travail, reconnues par l’auteur, sont la conséquence directe de cette quête de rigueur. 53 Je pense, bien sûr, à tous les travaux récents de Van Rooy et Van Rooy & Schulz, mais aussi aux recherches actuelles d’Uli Sauerland, Danny Fox, Martin Hackl, Nathan Klinedinst, Manfred Krifka, et bien d’autres, sans oublier, évidemment, Chierchia. Cette liste est non-exhaustive.

Page 110: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

110

approche générale. Dans l’appendice 1, je donne un argument en faveur de l’idée que

les alternatives d’une phrase donnée doivent être closes sous la conjonction et la

disjonction.

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111

Appendice 1

De la clôture sous la conjonction et la disjonction de l’ensemble des alternative

L’hypothèse selon laquelle les alternatives scalaires d’une phrase donnée forment un

ensemble sémantiquement clos sous la disjonction et la conjonction est une hypothèse

en elle-même peu motivée. Je cherche ici à montrer que cette hypothèse est néanmoins

nécessaire, en ce qu’elle conduit à éviter certaines prédictions manifestement

incorrectes qui résulteraient de la définition standard des alternatives. L’argument se

fonde sur la considération d’expressions comme entre quatre et sept livres :

(102) (Hier,) Jacques a acheté entre quatre et sept livres

D’une telle phrase, on infère généralement que le locuteur est totalement incertain

concernant le nombre de livres lus par Jacques, au-delà du fait que ce nombre est

compris entre 4 et 7.

Si l’on considère, comme il est usuel, que l’échelle d’un numéral est simplement

l’ensemble des numéraux, et que les alternatives s’obtiennent par substitution d’un

numéral quelconque aux numéraux présents dans la phrase, alors les alternatives de

(102) sont simplement toutes les phrases de la forme Jacques a lu entre m et n livres,

avec m < n (la condition ‘m < n’ ne suit pas de la définition des alternatives, mais

correspond à une contrainte pesant sur toute expression de la forme entre m et n) .

J’admets aussi que zéro ne fait pas partie de l’échelle des numéraux, mais cela ne joue

pas ici de rôle particulier.

Parmi ces alternatives, celles qui entraînent a-symétriquement (102) sont toutes les

phrases de cette forme telles que 4 < m < n 7 ou 4 m < n < 7. L’algorithme néo-

gricéen conduit à dériver la négation de ces alternatives, et donc, en particulier, de :

(103) a. Jacques a acheté entre quatre et six livres

b. Jacques a acheté entre cinq et sept livres

Page 112: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

112

Comme la fausseté de ces deux phrases entraîne la fausseté de toutes les autres

alternatives strictement plus fortes que (102), il suffit de nous en tenir à elles. Mais s’il

est faux que Jacques a acheté entre quatre et six livres, alors, compte tenu du fait que la

vérité de (102) est admise, Jacques doit avoir lu sept livres. Mais en ce cas, (103)b ne

peut pas être fausse, de sorte que l’algorithme néo-gricéen conduit à une contradiction.

Que donne l’analyse de Sauerland ? Elle permet de dériver les implicatures

primaires suivantes :

a. K (Jacques a lu entre quatre et cinq livres)

b. K (Jacques a lu entre quatre et six livres)

c. K( Jacques a lu entre cinq et six livres)

d. K(Jacques a lu entre cinq et sept livres)

Il faut ensuite en tirer toutes les conséquences logiques, compte tenu du fait qu’on a

aussi K(Jacques a lu entre quatre et sept livres) (= K((102))). En particulier, on dérive

aussi K (Jacques a lu entre quatre et six livres). En effet, si le locuteur croyait que

Jacques n’a pas lu entre quatre et six livres, il s’ensuivrait, du fait qu’il croit que

Jacques en a lu entre quatre et sept, qu’il croit que Jacques a lu exactement sept livres,

ce qui contredit K(Jacques a lu entre cinq et sept livres). Par conséquent, on ne peut

pas faire passer la négation à droite de K dans b. Il en va de même pour d. En revanche,

rien n’empêche de faire passer la négation à droite de K dans c. Supposons en effet que

K (Jacques a lu entre cinq et six livres) soit vrai ; cela n’entre nullement en

contradiction avec a., c, et d : en effet, supposons que le locuteur croit que Jacques a lu

soit exactement quatre livres, soit exactement sept livres, et n’en sait pas plus (les deux

options sont pour lui possibles). Alors a. ci-dessus est vrai (le locuteur n’a pas la

croyance que Jacques a lu entre quatre et cinq livres, puisqu’il n’exclut pas que Jacques

en ait lu sept), tout comme b. et d. (le locuteur n’a pas la croyance que Jacques a lu

entre cinq et sept livres, puisqu’il croit possible que Jacques en ait lu quatre). Enfin, la

phrase (102) est elle aussi crue par le locuteur dans une telle situation. K (Jacques a lu

entre cinq et six livres) étant compatible avec la vérité de toutes les implicatures

primaires et de K((102)), elle ne permet donc pas de dériver une contradiction, de sorte

que l’on peut l’admettre comme implicature secondaire. On se retrouve donc avec :

- K(Jacques a lu entre quatre et sept livres) (= K((102)), maxime de qualité)

-K (Jacques a lu entre cinq et six livres)

Page 113: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

113

Mais ces deux énoncés sont équivalents à :

K (Jacques a lu exactement quatre livres ou exactement sept livres).

La procédure de Sauerland conduit donc ainsi à prédire que cette phrase tend à

déclencher l’inférence selon laquelle Jacques a lu exactement quatre ou exactement sept

livres, ce qui est manifestement incorrect. On obtiendrait le même résultat en se fondant

sur la procédure que j’ai moi-même développée plus haut. En effet, comme nous le

verrons tout de suite, ce résultat indésirable provient du fait qu’on ne considère pas

assez d’alternatives.

Supposons maintenant que l’ensemble des alternatives soit en fait donné par la clôture

sous la conjonction et la disjonction de l’ensemble des phrases obtenues par substitution

d’un numéral quelconque à quatre et à sept. On peut alors montrer que, pour tout n

compris entre 4 et 7, il existe une alternative équivalente à Jacques a lu exactement n

livres et une autre équivalente à Jacques a lu entre un et cent livres et il n’a pas lu

exactement n livres

- Jacques a lu exactement n livres :

« Jacques a lu entre (n-1) livres et n livres et Jacques a lu entre n livres et (n+1) livres »

- Jacques a lu entre un et cent livres et n’a pas lu exactement n livres :

« Jacques a lu entre 1 et (n-1) livres ou Jacques a lu entre (n+1) et 100 livres »

Il suit immédiatement que l’incertitude du locuteur concernant le nombre de livres lus

par Jacques est aussi grande que possible étant donné le fait que le locuteur croit que

Jacques a lu entre quatre et sept livres. En particulier, si le locuteur avait cru que

Jacques a lu exactement quatre ou exactement sept livres, il aurait dû le dire, puisqu’il

existe une alternative ayant exactement cette signification (puisque les alternatives sont

closes sous la disjonction et la conjonction et qu’il existe une alternative équivalente à

« Jacques a lu exactement n livres », pour tout n entre quatre et sept).

Page 114: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

114

On pourra vérifier qu’on dérive comme implicatures primaires le fait que le locuteur est

incertain concernant toutes les alternatives qui entraînent a-symétriquement (102)

(autrement dit, il ne sait rien de plus que ce qu’il a explicitement dit).

Dans la mesure où cet argument est convaincant, nous avons une raison d’admettre que

les alternatives d’une phrase donnée sont closes sous la conjonction et la disjonction.

Page 115: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

115

Appendice 2

Verbes d’attitudes propositionelles et implicatures scalaires

Parmi les problèmes relevés par Chierchia concernant l’approche néo-gricéenne

standard, on trouve celui de l’interprétation des termes scalaires sous la portée des

verbes d’attitudes. Chierchia s’intéresse ainsi à des exemples du type suivant :

(104) Jacques croit que quelques-uns des étudiants attendent dehors

Il note que (104) s’interprète facilement ainsi : Jacques croit que quelques-uns des

étudiants, mais pas beaucoup, attendent dehors. Or l’analyse standard prédit seulement

une inférence plus faible : Jacques n’a pas la croyance que beaucoup d’étudiants

attendent dehors. La théorie proposée dans le chapitre 1 ne permet pas de rendre compte

de ce fait. Je tâche ici de montrer que ce fait peut s’expliquer sans qu’on fasse appel à

une théorie localiste des implicatures scalaires ; pour ce faire, il faut examiner de plus

près la sémantique d’un verbe comme croire. Mon intention n’est pas de proposer une

sémantique particulière pour croire, mais plutôt de montrer que plusieurs des

sémantiques envisageables (et indépendamment motivées) permettent de rendre compte

du fait problématique qui nous occupe. Cette stratégie, pour être viable, suppose que le

phénomène en question n’est pas général, et que son existence dépend du verbe

d’attitude utilisé. Si l’approche localiste de Chierchia était correcte, au contraire, on

s’attend à observer une “implicature enchâssée” sous la portée de tous les prédicats

d’attitude, et, donc, notamment, dans les exemples suivants :

(105) a. Jacques est certain que quelques-uns des étudiants attendent dehors

b. Jacques est convaincu que quelques-uns des étudiants attendent dehors

On s’attend, dans une perspective localiste, à ce que ces deux phrases déclenchent les

inférences suivantes

(106) a. Jacques est certain qu’il n’y a pas beaucoup d’étudiants qui attendent dehors

Page 116: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

116

b. Jacques est convaincu qu’il n’y a pas beaucoup d’étudiants qui attendent

dehors

Or les locuteurs consultés jugent que ces inférences ne sont pas permises. On obtient en

revanche les inférences prédites par l’approche standard (et aussi par la mienne), à

savoir :

(107) a. Jacques n’est pas certain que beaucoup d’étudiants attendent dehors

b. Jacques n’est pas convaincu que beaucoup d’étudiants attendent dehors

Ce comportement différentiel de différents prédicats d’attitude propositionelle demande

une explication ; il paraît difficile d’en rendre compte dans une perspective localiste ; en

revanche, on peut espérer que l’examen détaillé de la sémantique de ces différents

verbes donnera l’ébauche d’une solution.

I. Une solution envisageable mais incorrecte : l’explication en termes de neg-

raising

Une des premières hypothèses qui vient à l’esprit est que le comportement

particulier de croire tient au fait que croire a la propriété que l’on nomme neg-raising :

dans la phrase suivante, la négation porte, syntaxiquement, sur la phrase matrice, mais

est interprétée préférentiellement comme s’appliquant à la phrase subordonnée :

(108) Jacques ne croit pas que Marie soit là

>> interprétation préférée : Jacques croit que Marie n’est pas là

Pourquoi le phénomène de neg-raising jouerait-il un rôle ? L’idée sous-jacente

est la suivante : d’après l’analyse néo-gricéenne standard, la phrase (104) a pour

implicature la proposition selon laquelle Il est faux que Jacques croit que beaucoup

d’étudiants attendent dehors. Mais le processus de neg-raising, qui conduit à interpréter

la négation comme ayant portée sur la subordonnée, et non sur la phrase matrice, est

peut-être lui-même susceptible d’une analyse pragmatique ; supposons donc que nous

ayons une explication pragmatique de l’inférence de Jacques ne croit pas que Marie

soit là à Jacques croit que Marie n’est pas là ; on pourrait espérer que la même

Page 117: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

117

explication permette de rendre compte du passage de la conclusion tirée de la maxime

de quantité (littéralement : Jacques ne croit pas que beaucoup d’étudiants attendent

dehors) à une conclusion plus forte, correspondant aux prédictions localistes : Jacques

croit qu’il est faux que beaucoup d’étudiants attendent dehors. Le mécanisme sous-

jacent pourrait mettre en jeu une extension de l’hypothèse de compétence : celle-ci

consiste à supposer que le locuteur est maximalement informé relativement à ce dont il

parle ; il est imaginable que l’hypothèse de compétence puisse être étendue de manière

à s’appliquer non seulement au locuteur effectif d’une phrase donnée, mais aussi à

l’agent auquel on attribue une croyance au moyen d’une phrase du type X croit que. En

ce cas, on passerait naturellement de Jacques n’a pas la croyance que beaucoup

d’étudiants attendent dehors à Jacques croit qu’il est faux que beaucoup d’étudiants

attendent dehors. Cette analyse, malgré tout, à cela d’insatisfaisant qu’elle devrait

s’appliquer uniformément à tous les prédicats d’attitude propositionelle, alors que le

phénomène de neg-raising n’est pas uniforme54. Je donne néanmoins un argument en

faveur d’une explication pragmatique du phénomène de neg-raising : on observe que,

dans les contextes monotones décroissants, l’interprétation de type neg-raising cesse

d’être la plus naturelle55. Considérons ainsi :

(109) a. Si Jacques n’avait pas cru que Marie est là, alors il serait venu

b. Si Jacques ne croit pas que Marie est là, il ne viendra pas

c. Il est impossible que Jacques ne croie pas que Marie soit là

Sous l’interprétation neg-raising, ces phrases seraient équivalentes aux phrases

suivantes :

(110) a. Si Jacques avait cru que Marie n’est pas là, alors il serait venu

b. Si Jacques croit que Marie n’est pas là, il ne viendra pas

c. Il est impossible que Jacques croie que Marie n’est pas là

Or, même si ces interprétations sont peut-être possibles pour les phrases en (109), elles

ne sont pas les plus naturelles. Ainsi, de (109)a, on infère facilement que Jacques, en

54 Ci-dessous, cependant, nous examinerons plus en détail une variante de cette idée, qui consiste à étendre le champ d’application de l’hypothèse de compétence, mais indépendamment du phénomène de neg-raising.55 A ma connaissance, cette observation est nouvelle.

Page 118: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

118

fait, croit que Marie est là. Or un conditionnel de ce type, qui a une interprétation

contre-factuelle, conduit généralement à inférer la négation de l’antécédent du

conditionnel. Sous la lecture neg-raising, cette négation serait Jacques n’a pas la

croyance que Marie n’est pas là, c'est-à-dire Jacques n’exclut pas que Marie soit là. Or

on obtient une inférence plus forte, à savoir Jacques croit que Marie est là. De même,

(109)b s’interprète facilement comme signifiant que toutes les situations dans lesquelles

Jacques n’a pas la croyance que Marie est là, soit parce qu’il pense qu’elle n’est pas là,

soit simplement parce qu’il n’en sait rien, sont telles qu’il ne viendra pas. Enfin, (109)b

paraît équivalente à Nécessairement, Jacques croit que Marie est là. Or cette

équivalence s’explique seulement si la négation, dans (109)c, prend portée sur le verbe

croire. L’interprétation de (110)c est différente, puisque cette phrase est équivalente à

Nécessairement, Jacques n’a pas la croyance que Marie n’est pas là, c'est-à-dire

Nécessairement, Jacques n’exclut pas que Marie soit là. Ce court développement a

simplement pour but de montrer qu’il est plausible que l’analyse correcte du phénomène

de neg-raising mette en jeu elle-même la maxime de quantité de Grice (puisque ce

phénomène est sensible à la monotonie du contexte syntaxique), auquel cas

l’observation initiale de Chierchia recevrait un début d’explication56 : le renforcement

faisant passer la négation sous la portée du verbe d’attitude pourrait aussi s’appliquer à

la conclusion d’un raisonnement gricéen, puisque ce renforcement serait lui-même

intégré au calcul du « sens renforcé » des phrases.

Cependant, une explication en termes de neg-raising est suspecte, parce qu’elle

devrait conduire, par parité, à prédire des phénomènes de localité pour tous les prédicats

présentant le phénomène de neg-raising. On s’attendrait donc à un contraste minimal

entre les deux phrases suivantes :

(111) a. Marie doit parler à quelques-uns des étudiants

56 La suspension possible des lectures de type neg-raising dans les contextes monotones décroissants reste néanmoins mystérieuse. Il semble que ce phénomène fasse partie d’une classe de phénomènes plus générale, jusqu’ici ignorée : soit une phrase S contenant deux opérateurs O et O’, et qui, en isolation, autorise seulement la lecture dans laquelle O prend portée sur O’. Bien souvent, l’enchâssement de S dans un contexte monotone décroissant rend possible la lecture dans laquelle O’ prend portée sur O. Dans Spector (2004b), je donne l’exemple de la portée relative des indéfinis sujets et de la négation. Alors que Beaucoup d’étudiants ne sont pas venus ne permet quasiment que l’interprétation dans laquelle beaucoupporte sur la négation, une phrase comme Si beaucoup d’étudiants n’étaient pas venus, j’aurais été déçu,ou Il est impossible que beaucoup d’étudiants ne soient pas venu, permet une lecture où la négation porte sur beaucoup. Comme je le remarquais, ce fait rappelle le comportement des items à polarité positive (voire Szabolsci 2004), à ceci près que beaucoup n’est pas précisément pas un item à polarité positive, puisqu’il peut prendre portée sous la négation lorsqu’il est dans une position d’objet direct, quel que soit le contexte syntaxique plus large.

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119

b. Marie a l’obligation de parler à quelques-uns des étudiants

En effet, devoir a la propriété de donner lieu au phénomène de neg-raising,

contrairement à avoir l’obligation :

(112) a. Marie ne doit pas parler à Paul

>> On comprend qu’il est interdit à Marie de parler à Paul

b. Marie n’a pas l’obligation de parler à Paul

>> On comprend simplement que Marie a le droit de ne pas parler à Paul

Or l’on n’obtient d’implicature « enchâssée » ni pour (111)a ni (111)b. Ces deux

phrases déclenchent l’inférence prédite par une approche globaliste, à savoir que Marie

n’a pas l’obligation de parler à beaucoup d’étudiants (il suffit qu’elle parle à quelques-

uns), et ne permet en revanche pas d’inférer qu’il lui est interdit de parler à beaucoup

d’étudiants. Ce fait est d’ailleurs, lui aussi, problématique pour une approche localiste

comme celle de Chierchia.

On peut par conséquent conclure que l’approche en termes de neg-raising ne

permet pas de résoudre le problème noté par Chierchia ; j’ai choisi de la mentionner

parce que cette hypothèse m’a été régulièrement suggérée lorsque j’abordais ce

problème.

II. Une sémantique quasi citationnelle pour certains verbes d’attitude

Considérons maintenant la phrase suivante :

(113) Jacques a dit que quelques-uns des étudiants attendent dehors

Il ne semble nullement que l’on infère de cette phrase que Jacques ait dit que quelques-

uns des étudiants mais pas beaucoup attendent dehors. Ceci n’est guère surprenant,

même du point de vue de Chierchia, parce qu’une telle phrase est généralement

interprétée comme signifiant plus ou moins :

(114) Jacques a dit : « quelques-uns des étudiants attendent dehors »

Page 120: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

120

Mais il se trouve qu’on peut inférer de (113) la proposition suivante :

(115) Selon Jacques, quelques-uns des étudiants mais pas beaucoup attendent dehors

Cette inférence s’explique aisément, sans faire appel à une approche localiste, sur la

base de la paraphrase donnée en (114). Une phrase comme (113), quand elle est

acceptée comme vraie, conduit à penser que Jacques a prononcé une phrase ressemblant

à « quelques-uns des étudiants attendent dehors ». Comme cette phrase tend elle-même

à déclencher l’inférence selon laquelle il est faux que beaucoup d’étudiants attendent

dehors, on peut conclure que Jacques croit que cette dernière proposition est vraie ; cela

revient simplement à attribuer à l’auteur d’une phrase l’interprétation pragmatique de la

phrase, ce qui paraît entièrement naturel. Pour être plus précis, le raisonnement de

l’interlocuteur serait le suivant :

a) Le locuteur a affirmé que Jacques a dit : « quelques-uns des étudiants attendent

dehors »

b) Comme le locuteur croit ce qu’il a dit, il croit que Jacques a dit : « quelques-uns des

étudiants attendent dehors »

c) Le locuteur sait que la phrase « quelques-uns des étudiants attendent dehors » a pour

implicature « il est faux que beaucoup d’étudiants attendent dehors » ; il pense que

Jacques le sait aussi.

d) Comme le locuteur croit que Jacques est coopératif, il croit que Jacques voulait

communiquer, en disant « quelques-uns des étudiants des étudiants attendent dehors »,

la proposition que l’on comprend généralement en entendant cette phrase, c'est-à-dire

« quelques-uns des étudiants mais pas beaucoup attendent dehors ».

e) Comme le locuteur croit que Jacques voulait communiquer une proposition qu’il juge

vraie, le locuteur croit que selon Jacques, quelques étudiants mais pas beaucoup

attendent dehors.

Je donne une variante possible de ce raisonnement – le changement intervient à partir de

c) :

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121

c’) Le locuteur pense que Jacques est coopératif. Par conséquent, le locuteur pense que

la phrase « quelques étudiants attendent dehors » est la phrase la plus informative que

Jacques croit vraie au sein de ses alternatives.

d’) Le locuteur peut en déduire que Jacques n’a pas la croyance que beaucoup

d’étudiants attendent dehors

e’) Le locuteur applique à Jacques lui-même (qu’il perçoit comme un locuteur) la

maxime de compétence, c'est-à-dire l’hypothèse selon laquelle Jacques est

maximalement informé

f’) Il en résulte que le locuteur croit que Jacques croit que quelques étudiants, mais pas

beaucoup, attendent dehors.

Cette variante est proche de la stratégie mentionnée plus haut, qui consiste à étendre le

champ d’application de l’hypothèse de compétence aux agents dont on rapporte les

croyances. Mais, en ce cas, une telle extension est motivée, parce que la phrase

considérée, qui contient le verbe « dire », traite précisément Jacques comme un

locuteur. L’hypothèse de compétence peut donc aussi bien s’appliquer à Jacques, auteur

d’un acte de langage rapporté, qu’au locuteur effectif.

La question qui se pose est de savoir si l’équivalence ente (113) et (114) est admissible.

Pour un ensemble de raisons, cette sémantique citationnelle pour dire que ne peut pas

suffire57. Ainsi, si Jacques n’a pas dit « Marie est contente », mais a dit « Jeanne et

Marie sont contentes », on peut tout de même affirmer : Jacques a dit que Marie est

contente. De même, si Jacques n’a pas prononcé la phrase : « un ministre est venu »,

mais a prononcé la phrase : « un ministre français est venu », il est tout de même vrai

que Jacques a dit qu’un ministre est venu.

Il semble donc qu’une sémantique adéquate pour dire que doit avoir la conséquence

suivante :

57 J’ignore, faute de place (et aussi, je dois l’avouer, de temps), l’importante littérature qui discute la possibilité d’une analyse citationnelle pour dire que et croire que, me contentant de quelques remarques élémentaires. Les travaux les plus classiques sont l’œuvre de philosophes ; voir notamment Carnap (1947, 1956), Chuch (1950), Cresswell (1980). La thèse de Paul Egré (2004) aborde aussi cette question.

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122

soient S et S’ tels que S entraîne S’. Alors si X a prononcé la phrase S, la phrase X a dit

S’ est vraie58.

En d’autre termes, la sémantique de dire que serait close sous la conséquence logique. Il

se peut qu’une telle hypothèse soit trop forte, en particulier quand la relation de

conséquence logique entre l’énoncé effectivement prononcé par celui dont on rapporte

les paroles (le « locuteur indirect ») et l’énoncé qu’on lui attribue au style indirect (c'est-

à-dire au moyen de dire que) est difficile à apercevoir, ou plus exactement, quand on ne

peut pas attribuer au locuteur indirect la conscience de cette relation de conséquence

logique. Ainsi, si Jacques a prononcé tous les énoncés qui constituent les axiomes de

l’arithmétique de Peano, il ne s’ensuit pas que la phrase suivante soit vraie (et cela bien

que l’existence d’une infinité de nombres premiers soit une conséquence logique des

axiomes de Peano) :

(116) Jacques a dit qu’il existe une infinité de nombres premiers

Si une sémantique citationnelle pour dire que paraît insuffisante, une sémantique qui a

la propriété de clôture sous la conséquence logique peut donc être trop forte. C’est là un

aspect du problème philosophique dit de l’omniscience logique59.

On voit que la sémantique de dire que mériterait une étude en tant que telle. Ce

qui m’importe ici, c’est qu’il est au moins plausible que la sémantique de dire que ait

une composante citationnelle, au sens où elle doit rendre compte de la relation entre dire

que S et dire « S », relation plus complexe qu’il n’y paraît. Il suffit, pour que l’analyse

proposée ci-dessus soit acceptable, d’admettre qu’une phrase comme X dit que S tende à

suggérer la vérité de X a dit « S »¸ au moins par défaut, même si cela ne suit pas

logiquement de la sémantique de dire que.

58 Bien entendu, le passage de X a dit « S » à X a dit que S est souvent par ailleurs rendu impossible par les phénomènes de concordance des temps ou la présence d’expressions indexicales dans S. Si l’on veut être plus précis, alors il faut dire que l’on peut passer de X a dit « S » à X a dit que T, où T est obtenue à partir de S par l’application de règles systématiques (remplacement des indexicaux par des pronoms de troisième personne si X est à la troisième personne, concordance des temps, etc.) 59 Carnap (1947, 1956), Hintikka (1975)

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123

La question qui se pose maintenant est celle de savoir si l’on peut étendre à d’autres

verbes d’attitude cette stratégie citationnelle. Par exemple, pour croire que, on pourrait

proposer :

(117) X croit que S est vraie si X est prêt à approuver la phrase S

On pourrait alors raisonner comme suite : si Jacques est prêt à approuver la phrase

« Quelques étudiants attendent dehors », cela signifie qu’il la croit non seulement vraie,

mais appropriée ; pour que cela soit le cas, il faut qu’il soit prêt à accepter non

seulement la vérité de la phrase S comprise dans son sens littéral, mais également

l’ensemble de ses effets pragmatiques (si, en fait, tous les étudiants attendent dehors,

alors il serait pour le moins trompeur de dire « Quelques étudiants attendent dehors », et

la phrase ne pourrait pas être approuvée). Par ce raisonnement, on dérive l’inférence de

Jacques croit que quelques étudiants attendent dehors vers Jacques croit que quelques

étudiants mais pas beaucoup attendent dehors.

Bien entendu, pour que cette stratégie soit explicative, il faut que le genre de

paraphrase donnée en (117) ne soit pas possible pour n’importe quel prédicat d’attitude

(puisque certains prédicats d’attitude ne permettent pas les implicatures enchâssées).

Notons que je ne propose pas ici que (117) tienne lieu de sémantique pour le verbe

croire. Il suffit, pour que l’esquisse d’analyse proposée ici fonctionne, que le fait que X

est prêt à approuver la phrase S, au sens fort du mot approuver, puisse être, au moins

dans certains cas, inféré de la phrase X croit que S.

L’analyse citationnelle que je viens de suggérer est bien sûr seulement une

ébauche ; je la mentionne parce qu’il s’agit en tout cas d’une des stratégies possibles

pour résoudre le problème des implicatures enchâssées sous la portée du verbe croire.

Dans la section suivante, j’examine une dernière analyse possible, qui cette fois-ci, n’a

pas de composante citationnelle.

III. Une sémantique probabiliste pour croire

Comparons les deux phrase suivantes :

(118) a. Jacques croit que Marie est là

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124

b. Jacques est certain que Marie est là

Dans une sémantique classique pour les verbes d’attitudes, ces deux phrases sont

équivalentes : toutes deux affirment que l’ensemble des mondes compatibles avec ce

que Jacques juge possible sont des mondes dans lesquels Marie est là. En réalité, il est

manifeste que (118)b est un énoncé plus « fort » que (118)a, en ce qu’il attribue à

Jacques une adhésion ferme à la proposition que Marie est là, tandis que (118)a n’exclut

pas que l’adhésion de Jacques a cette proposition soit faible. Ce point peut être illustré

par le caractère contradictoire de (119)b, mais pas de (119)a :

(119) a. Jacques croit que Marie est là, mais il n’en est pas sûr

b. # Jacques est certain que Marie est là, mais il n’en est pas sûr

Notons enfin qu’à la première personne, l’usage de croire permet justement au locuteur

d’affirmer qu’il ne s’engage pas fermement sur la vérité de la proposition enchâssée :

(120) Je crois que Marie est là

>> On infère que le locuteur n’est pas certain que Marie est là.

Comme me le suggère Paul Egré (c.p) il se pourrait même que <croire, être certain>

constitue une échelle, ce qui expliquerait l’inférence associée à (120).

Pour rendre compte de ces différences entre des prédicats d’attitude qui sont tous

traditionnellement traités comme des expressions modales épistémiques universelles, on

peut choisir d’associer à différents verbes d’attitudes différentes relations

d’accessibilité. Par exemple, pour « être certain », on choisirait la relation

d’accessibilité la plus restreinte possible :

(121) a. X croit que S est vrai en w si les mondes qui, d’après l’état d’information de X

en w, ont une probabilité significative d’être le monde actuel sont des mondes où S est

vraie.

b. X est certain que S est vrai en w si le mondes qui, d’après l’état d’information

de X en w, ont une probabilité non nulle d’être le monde actuel sont des mondes où S

est vraie.

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125

Du fait que la relation d’accessibilité associé à croire est plus restreinte que celle

associée à être certain, il est alors possible qu’une proposition soit vraie dans tous les

mondes accessibles au sens de la relation d’accessibilité de croire mais ne soit pas vraie

dans tous les mondes accessibles au sens de la relation d’accessibilité de être certain.

Une manière plus directe de faire entrer en ligne de compte les probabilités que

les agents attribuent à différents mondes qu’ils n’excluent pas est de proposer une

sémantique probabiliste pour croire. L’idée est la suivante : au lieu de représenter l’état

d’information d’un agent en w simplement par l’ensemble des mondes que cet agent

croit être possibles en w, on le représente comme une distribution de probabilités sur

l’ensemble des mondes possibles60. Dès qu’un monde se voit assigner une probabilité

non-nulle, cela signifie que l’agent n’exclut pas que ce monde soit le monde actuel61.

On pourrait alors proposer les sémantiques suivantes pour croire et être certain :

(122) a. X croit que S est vrai en w si l’ensemble des mondes où S est vrai a une

probabilité élevée dans la distribution de probabilités associée à X en w

b. X est certain que S est vrai en w si l’ensemble des mondes où S est vrai a une

probabilité 1 dans la distribution de probabilités associée à X en w

Considérons à nouveau la phrase (104) :

(123) Jacques croit que quelques-uns des étudiants attendent dehors

Celle-ci signifie que, dans la distribution de probabilités associée à Jacques, la

proposition que quelques-uns des étudiants attendent dehors a une probabilité élèvée –

disons, d’au moins 0,8.

Parmi les mondes dans lesquels quelques-uns des étudiants attendent dehors, il existe

des mondes dans lesquels tous les étudiants attendent dehors ; ceux-ci, néanmoins, sont

60 Dans la perspective classique, les connaissances d’un agent peuvent être représentées par un modèle de Kripke dans laquelle la relation d’accessibilité associe à tout monde w l’ensemble des mondes qu’un certain agent croit possible en w ; ici, il s’agit de remplacer la relation d’accessibilité épistémique par un fonction qui, à tout monde w, associe une distribution de probabilités sur l’ensemble des mondes possibles, laquelle représentera les probabilités qu’un certain agent, en w, attribue à chaque monde. 61 Pour une exploration d’une sémantique en termes probabilistes, voir les travaux très novateurs de Merin, qui fait usage de la théorie de la décision pour rendre compte de nombreux phénomènes sémantiques et pragmatiques (Merin 1999), et aussi Van Rooij (2004).

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126

(en un sens purement intuitif), nettement moins nombreux que ceux dans lesquels

quelques-uns des étudiants attendent dehors, mais pas tous ; plus précisément, si l’on

considère que chaque monde dans lequel quelques-uns des étudiants attendent dehors a

a priori la même probabilité, alors il est a priori plus probable que quelques-uns des

étudiants attendent dehors mais pas tous que tous attendent dehors : supposons qu’il y

ait 10 étudiants, et que, pour chacun d’eux, la probabilité qu’il attende dehors soit

indépendante de ce qu’il en est pour un autre ; supposons de plus qu’en l’absence

d’information contraire, tous les étudiants aient une probabilité égale d’attendre dehors.

Quand on apprend que quelques étudiants attendent dehors, on altère sa distribution de

probabilité pour assigner la valeur 0 à tous les mondes dans lesquels aucun n’étudiant

n’attend, et on augmente, de manière corrélative, la probabilité de tous les autres

mondes, tout en maintenant entre eux les rapports qui existaient déjà (je ne décris pas

formellement ce mécanisme, qui doit être formalisé en termes bayesien, comme dans la

riche littérature traitant de la révision des croyances). Si maintenant on sait que

quelques-uns des étudiants attendent dehors mais pas tous, on attribue aussi la valeur 0

aux mondes où tous attendent dehors ; mais l’ensemble de ces mondes avait de toute

façon une probabilité a-priori faible. On peut alors raisonner comme suit : si (123) est

vraie, alors Jacques attribue une probabilité supérieure à 0,8 à la proposition que

quelques-uns des étudiants attendent dehors. De ce fait, la proposition que quelques-uns

des étudiants attendent dehors mais pas tous se voit attribuer une probabilité certes

moins élevée, mais néanmoins assez élevée tout de même (puisque l’ajout de mais pas

tous élimine des mondes dont la probabilité initiale était faible) ; ceci est d’autant plus

vrai que, par ailleurs, on dérive, par les mécanismes gricéens usuels, l’inférence selon

laquelle Jacques n’a pas la croyance que tous les étudiants attendent dehors, ce qui

implique que la probabilité que tous les étudiants attendent dehors soit, d’après Jacques,

relativement faible62.

62 En fait, la sémantique probabiliste pour croire rencontre un problème potentiel pour traiter la négation. Si Jacques croit que P signifie que la probabilité que Jacques attribue à P est, par exemple, supérieure à 0,8, alors Jacques n’a pas la croyance que P doit signifier que la probabilité de P est inférieure à 0,8. Mais cela n’exclut nullement que la probabilité de P soit tout de même supérieure à 0, 5. En réalité, on comprend que la probabilité de P est, d’après Jacques, faible. Ce problème est tout à fait analogue à celui qu’on observe pour l’interprétation d’une expression comme pas beaucoup. En principe, Pas beaucoup d’étudiants sont là devrait simplement vouloir dire que le nombre d’étudiants qui sont là ne permet pas de dire que beaucoup d’étudiants sont là ; si contextuellement, beaucoup signifie plus de 80%, alors pas beaucoup devrait vouloir dire moins de 80% . En réalité, pas beaucoup paraît synonyme de peu. On pourrait envisager une solution qui exploiterait le caractère vague de la sémantique de beaucoup,caractère que partage la version probabiliste de la sémantique de croire.

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127

Si jamais la probabilité que quelques-uns des étudiants attendent dehors était, pour

Jacques, non seulement supérieure à 0,8, mais même à 0, 9, alors il est probable que la

probabilité, selon Jacques, que quelques-uns des étudiants, mais pas tous, attendent

dehors, soit elle-même supérieure à 0,8, et donc qu’il soit vrai que Jacques croit que

quelques-uns des étudiants, mais pas tous, attendent dehors. On dérive ainsi non pas

exactement l’implicature enchâssée prédite par Chierchia, mais plutôt l’inférence

suivante, qui se trouve très difficile à distinguer de la première empiriquement :

(124) Il est probable que Jacques croit que tous les étudiants n’attendent pas dehors

A nouveau, j’ai tout juste ébauché une analyse possible, de manière très rapide. Mon but

était seulement de montrer que la stratégie mettant en jeu une sémantique probabiliste

pour croire pourrait peut-être, si elle était explorée, rendre compte du phénomène des

implicatures enchâssées ; le fait d’attribuer à croire une sémantique de ce type me paraît

en tout cas indépendamment motivé, en raison des contrastes existants entre croire et

être certain. Il se trouve que cette analyse fait une prédiction directe : si l’on attribue à

un agent une degré exact d’adhésion à une proposition, on doit voir disparaître les

phénomènes d’implicatures enchâssées :

(125) Jacques estime à exactement 52% la probabilité que quelques étudiants attendent

dehors

Le raisonnement informel esquissé ci-dessus échoue dans ce cas à prédire une

implicature enchâssée : si la probabilité que quelques étudiants attendent dehors est de

52%, alors la probabilité que quelques-uns des étudiants attendent dehors mais pas tous

est, en général, strictement plus faible, et donc différente de 52% (même si elle reste

assez proche de cette valeur). De ce fait, on ne peut pas inférer que Jacques estime à

exactement 52% la probabilité que quelques étudiants attendent dehors mais pas tous.

Cette prédiction (absence d’implicature enchâssée en ce cas) me paraît correcte ; pour

autant que je puisse voir, l’approche localiste devrait permettre la présence d’une

implicature enchâssée en un tel cas.

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128

Conclusion

Dans cet appendice, je n’ai pas proposé un traitement solide du phénomène noté par

Chierchia, à savoir le maintien apparent des implicatures scalaires sous la portée de

croire. J’ai en revanche montré, il me semble, que ce fait ne constitue pas un argument

létal contre l’approche développée dans le corps du chapitre, et surtout qu’il ne fournit

pas un argument décisif en faveur d’une théorie localiste des implicatures scalaires :

d’une part, le fait que ce phénomène ne soit pas uniforme, c'est-à-dire ne s’observe pas

avec tous les prédicats d’attitude propositionnelle, constitue en soi une difficulté pour

l’approche localiste ; d’autre part, malgré le caractère préliminaire des remarques faites

dans cet appendice, j’ai en tout cas montré qu’il existe au moins un espoir raisonnable

de rendre compte du phénomène en question au moyen d’une analyse fine de la

sémantique de croire, sans qu’on ait besoin d’adopter l’approche localiste ; le caractère

sans doute en partie ad hoc du type de solution proposée ne me paraît pas rédhibitoire :

si tel est le prix à payer pour sauvegarder une approche authentiquement pragmatique

des implicatures scalaires (une approche qui soit donc globaliste), le jeu peut en valoir

la chandelle.

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129

Chapitre 2

L’interprétation des réponses et la sémantique des questions

I. Introduction : sous quelles conditions une réponse est-elle interprétée

comme exhaustive ?

Considérons la situation suivante : deux personnes connaissent la liste nominale des

personnes qui ont été invitées à un dîner organisé par Pierre. Ils savent de plus que

chacun des invités est soit chimiste, soit linguiste, soit philosophe, et, pour chacun

d’entre eux, à laquelle de ces catégories il (ou elle) appartient. Mais eux n’étaient pas

présents. A priori, il se peut d’ailleurs qu’un seul des invités soit réellement venu. L’un

demande à l’autre :

(1) Parmi les linguistes, les philosophes, et les chimistes, qui est-ce que Pierre a reçu à

dîner ?

L’interlocuteur pourrait par exemple utiliser l’une des réponses suivantes (que je

regroupe en quatre classes distinctes ci-dessous, pour des raisons qui seront bientôt

apparentes) :

(2) a. Paul, Jacques et Suzanne

b. Jacques ou Suzanne

c. Quelques-uns des chimistes et la plupart des linguistes

(3) a. Pas Marie

b. Aucun des linguistes

(4) a. Jacques, mais pas Marie (a’. # Jacques, et pas Marie)

b. Quelques-uns des chimistes et aucun des linguistes

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130

(5) a. Entre trois et cinq linguistes

b. Quelques chimistes, et entre trois et cinq linguistes

c. Ou bien Pierre ou bien Marie, et pas les deux.

Dans un tel contexte1, les réponses données en (2) tendent à être interprétées comme

exhaustives, au sens suivant : (2)a suggère que personne d’autre que Paul, Jacques et

Suzanne n’a été reçu par Pierre ; (2)b, que personne d’autre que Jacques ou Suzanne

n’était présent (et aussi que Jacques et Suzanne ne sont pas tous deux venus - lecture

exclusive de la disjonction) ; (2)c, qu’aucun philosophe n’est venu (et qu’il y avait

relativement peu de chimistes, et que tous les linguistes ne sont pas venus). Autrement

dit, chacune de ces réponses potentielles tend à déclencher une inférence négative

concernant les individus pertinents dont elle ne parle pas explicitement. Ce que ces

réponses ont en commun est qu’elles sont, intuitivement, des réponses positives ; elles

utilisent d’ailleurs, des quantificateurs généralisés monotones croissants.

Les réponses en (3), en revanche, ne déclenchent pas d’inférences aussi nettes

concernant les individus qu’elles ne mentionnent pas. (3)a ne suggère ni que les

personnes autres que Marie étaient absentes, ni qu’elles étaient présentes ; en réalité,

une telle réponse produit, d’après la plupart des locuteurs consultés, les impressions

suivantes :

- elle ne paraît pas très naturelle, bien qu’elle le soit évidemment plus qu’une phrase qui

serait sans aucun rapport intuitif avec la question, comme Il fait beau à Paris. On

pourrait, pour la rendre plus naturelle, lui adjoindre la locution en tout cas.

- elle peut suggérer par ailleurs l’une de ces deux choses :

1. Le locuteur considère que les personnes autres que Marie peuvent être ignorées, par

exemple parce qu’il sait que le questionneur s’intéresse en réalité exclusivement à la

présence ou l’absence de Marie, intérêt qu’il cherche maladroitement à cacher en posant

une question plus générale. Autrement dit, le locuteur répondrait en réalité à une autre

question, celle de savoir si Marie est venue.

1 Et j’insiste sur cette restriction : les réponses données en (2) tendent à être interprétées comme exhaustives dans ce contexte. Je ne soutiens nullement, évidemment, que de telles réponses sont toujoursinterprétées comme exhaustives. De plus, certains facteurs prosodiques peuvent aussi altérer ces jugements.

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131

2. Le locuteur ignore ce qu’il en est des personnes autres que Marie. L’ajout de en tout

cas, d’ailleurs, rend cette inférence plus saillante.

Pour l’instant, j’ignorerai l’effet décrit en 1, dont l’analyse suppose une théorie articulée

du dialogue, domaine fort riche qui ne sera pas systématiquement abordé dans ce

travail. Je m’intéresserai au contraire à l’interprétation 2, qui devient la seule possible

si, par exemple, le dialogue en question se produit au cours d’un interrogatoire de

police, et qu’il est manifeste que le questionneur souhaite réellement obtenir la liste

exhaustive des personnes qui étaient présentes. En revanche, le caractère légèrement

peu naturel d’une telle réponse doit de toute façon être expliqué.

Quant à la réponse (3)b., elle suscite des inférences tout à fait analogues. Elle aussi

paraît plus indirecte qu’une réponse positive, et suggère soit que le locuteur considère

les non-linguistes comme non-pertinents, soit qu’il ne sait pas du tout qui est venu en

dehors des linguistes. Ici encore, l’ajout de en tout cas rend une telle réponse plus

naturelle.

Il semble donc, à première vue, que les réponses positives soient les réponses les

plus directes, et qu’elles seules déclenchent une lecture exhaustive, au sens d’une

inférence négative concernant les individus qu’elles ne mentionnent pas. Stechow &

Zimmermann (1984), quant à eux, affirment que les réponses négatives du type de

celles données en (3) donnent lieu à des inférences positives relativement aux individus

non mentionnés dans la réponse, de sorte que réponses positives et négatives se

comporteraient finalement de manière analogue, les réponses positives conduisant à des

inférences négatives, et les réponses négatives conduisant à des inférences positives. Ils

prédisent en particulier qu’une réponse comme Pas Marie déclenche l’inférence selon

laquelle tous les invités autres que Marie sont venus. Les locuteurs consultés sont

unanimes à contester cette prédiction, bien que certains d’entre eux indiquent qu’une

inférence plus faible, plus ou moins équivalente à un certain nombre de personnes

autres que Marie sont venues, est naturelle.

Les réponses données en (4) et en (5) ne sont ni purement positives, ni purement

négatives. Toutes s’expriment au moyen d’un quantificateur généralisé non monotone.

Cependant, alors que, de manière très nette, les réponses données en (4) suggèrent soit

que le locuteur considère les individus non-mentionnés comme non pertinents, soit qu’il

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132

est incertain concernant les individus non-mentionnés, les réponses en (5) permettent,

au moins d’après certains informateurs (dont moi-même), une inférence négative

concernant les individus qu’elles ne mentionnent pas2. Un fait peut-être plus net, et qui

va dans le même sens, concerne la possibilité d’enchâsser ces réponses dans la

construction il n’y a que X qui soit venu :

(6) a. ?? Il n’y a que Pierre et pas Marie qui soit venu

b. ?? Il n’y a que quelques chimistes et aucun linguiste qui soient venus

(7) a. Il n’y a qu’entre trois et cinq linguistes qui soient venus

b. Il n’y a que quelques chimistes et entre trois en cinq linguistes qui soient venus

c. Il n’y a que Pierre ou Marie, et pas les deux, qui soit venu.

Encore une fois, les jugements des locuteurs sont loin d’être uniformes. Ce qui semble

acquis, c’est que les réponses positives sont, d’une part, les plus naturelles, et, d’autre

part, celles qui donnent le plus naturellement lieu à des inférences (négatives)

concernant les individus qu’elles ne mentionnent pas ; les réponses négatives, elles, sont

moins naturelles, et suggèrent que le locuteur est relativement ignorant concernant les

individus non-mentionnés. Les réponses ni positives ni négatives, enfin, se comportent,

selon les cas, comme les réponses négatives, ou, quoique de manière moins nette,

comme les réponses positives.

Ces faits nous conduisent à poser les questions suivantes :

a) Comment caractériser les lectures exhaustives ? Autrement dit, quelle sémantique

exacte faudrait-il donner à un opérateur qui, s’appliquant à une réponse donnée,

renverrait sa lecture exhaustive ?

b) Quelles sont les généralisations descriptives adéquates ? Nous avons vu qu’un

classement des réponses selon qu’elles sont positives ou non-positives échouerait à

prédire l’existence d’une différence de statut entre les réponses en (3), et (4), d’un côté,

et en (5), de l’autre. De plus, le fait de distinguer entre réponses négatives et réponses ni

négatives ni positives ne suffirait pas non plus à décrire correctement les faits, si du

2 Cette dernière intuition semble n’être pas partagée suffisamment pour que l’on puisse construire un argument convaincant à partir d’elle. Je présenterai donc d’abord cette partie de mon analyse qui ne dépend pas, pour sa validité, de la correction de cette observation. Autrement dit, je commencerai par m’intéresser aux contrastes entre réponses positives et négatives, qui, eux, semblent clairs.

Page 133: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

133

moins il est vrai que les réponses données en (5), contrairement à celles données en (4),

peuvent donner lieu à une interprétation exhaustive3.

c) Enfin, quels principes généraux de rationalité conversationnelle, et quelle analyse

sémantique des question, permettent de rendre compte de ces généralisations ?

Plusieurs travaux récents4 ont établi que la lecture exhaustive des réponses peut être vue

comme le résultat d’un renforcement pragmatique du sens littéral des réponses, en

admettant que les participants au dialogue raisonnent à partir des hypothèses suivantes:

- Maxime de quantité positive : Etant donné une question dont la forme logique est

« Pour quel x, P(x) ? », la phrase donnée comme réponse exprime la proposition P-

positive la plus informative que le locuteur croit vraie, où une proposition est P-positive

si elle appartient à la clôture sous la disjonction et la conjonction de l’ensemble des

propositions exprimables par P(c), où c parcourt le domaine des individus pertinents.

- Hypothèse de compétence : le locuteur est aussi informé qu’il est possible,

relativement à ce sur quoi porte la question, étant donné le premier principe.

Bien entendu, l’expression « relativement à ce sur quoi porte la question » ne peut

pas acquérir de signification précise en l’absence d’une sémantique précise pour les

phrases interrogatives. Les travaux mentionnés ci-dessus (et que le présent travail, entre

autres choses, expose) se fondent sur la sémantique des questions proposées par

Groenendijk & Stockhof (d’abord dans leur article de 1984, puis en 1990 et 1997 – ci-

dessous, l’abréviation G&S fait référence à la théorie des questions de ces deux auteurs,

telle qu’elle est exposée dans ces trois travaux). Dans la section suivante, j’en rappelle

les traits essentiels, en m’intéressant exclusivement aux questions-wh.

II. Sémantique des questions et lectures exhaustives selon G&S

Avant d’en venir à la présentation de la théorie des questions de G&S, je dois préciser

une fois pour toutes certains aspects du cadre général que je vais utiliser dans

l’ensemble de ce chapitre.

Dans tout le chapitre, je me restreint à l’examen d’un cas particulier : celui où une

question-wh se rapporte à un domaine fini d’individus connu par l’ensemble des

3 Mais voir la note 2. 4 Spector (2003, 2005), Van Rooy & Schulz (2004a, 2004b)

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134

interlocuteurs. De plus, je supposerai que la question-wh doit être comprise comme

exigeant du locuteur une réponse totale. Alors qu’une question comme Où trouve-t-on

des cigarettes ? n’est pas généralement comprise comme réclamant de l’interlocuteur

qu’il spécifie tous les lieux où l’on trouve des cigarettes (on parle alors d’une question

de type mention-some), la question (1) se comprend au contraire de manière

préférentielle comme indiquant que l’interlocuteur souhaite connaître l’extension

complète du prédicat x.Pierre a reçu x à dîner. C’est seulement lorsque la question est

totale en ce sens que l’on obtient des interprétations exhaustives5. Enfin, j’ignore

entièrement les problèmes que pose l’interprétation du restricteur du mot interrogatif

dans une question comme Quels linguistes sont venus ? A chaque fois que je parlerai

d’une question de ce type, je supposerai que l’extension de linguistes est connaissance

commune, ce qui rend la question équivalente à Qui est venu parmi les linguistes ? Or la

théorie des questions de G&S vise aussi à rendre compte des questions de type mention-

some, de l’interprétation des restricteurs des mots interrogatifs, et ne suppose pas, par

ailleurs, que le domaine des individus auquel la question se rapporte soit fini et

mutuellement connu. Je présente donc seulement un aspect de leur théorie. Il s’agit bien

évidemment d’une limite importante de ce travail, même si les conditions que j’impose

peuvent correspondre à des situations réelles (comme dans le scénario présenté au début

du chapitre). J’espère que cette insuffisance sera compensée par le fait que ce cas

particulier se trouve en revanche exploré de manière très détaillée et systématique.

* * *

Dans tout ce qui suit, on suppose que les questions et les réponses sont interprétées

relativement à un ensemble de mondes possibles. Les mondes possibles peuvent être vus

simplement comme des modèles, tous basés sur le même ensemble d’individus, dont on

admet ici qu’il est fini. L’ensemble des mondes possibles doit ici être considéré comme

5 Selon la terminologie que j’adopte, la propriété d’être totale est une propriété d’une question dans un contexte. La propriété d’être exhaustive est une propriété de l’interprétation pragmatique d’une réponse. En revanche, le fait d’être une réponse complète est une propriété d’une proposition dans le contexte d’une certaine question. Il n’y a donc pas de sens à affirmer qu’une question exige une réponse exhaustive ; en revanche, l’interprétation exhaustive d’une certaine réponse peut équivaloir à une réponse complète (mais, comme nous le verrons, n’est pas nécessairement équivalente à une réponse complète).

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135

représentant ce qui est croyance commune6 ; il s’agit là de ce que Stalnaker (1973)

appelle le context-set : tout monde possible représente un état de fait compatible avec

les croyances communes des locuteurs. Il s’ensuit que lorsque, dans ce chapitre,

j’envisage que linguiste puisse être sémantiquement rigide, je veux simplement dire

que, dans tous les mondes compatibles avec les croyances communes des locuteurs,

linguiste a la même extension, c'est-à-dire que l’extension de linguiste est connaissance

commune. Je ne veux évidemment pas dire par là que linguiste est spécifié lexicalement

comme étant sémantiquement rigide, comme cela est le cas des noms propres d’après

Kripke (Naming and Necessity, 1980). Enfin, je supposerai toujours que l’auteur d’une

question–wh portant sur un prédicat P (une question du type Pour quel x est-ce que

P(x) ?, qui sera dorénavant représentées par ?xP(x)) est totalement ignorant concernant

l’extension de P, ce qui a pour conséquence que, du point de vue des croyances

communes, l’extension de P est totalement non déterminée ; en d’autres termes,

l’ensemble des mondes possibles est tel que, pour tout ensemble X d’individus du

domaine, il existe un monde dans lequel l’extension de P est X. Si w est un monde, je

note P(w) l’extension de P en w (P(w) est un ensemble d’individus quand P est un

prédicat à une place). Il s’agit là d’une simplification, en réalité sans conséquence

majeure, mais qui permet d’éviter certaines difficultés dans la présentation qui va

suivre. J’en viens maintenant à la présentation de la théorie des questions de G&S :

Si Q est une phrase interrogative, elle représente, d’après la sémantique de G&S, une

relation d’équivalence sur l’ensemble des mondes possibles7. L’idée est que deux

mondes sont équivalents, relativement à Q, lorsque la réponse complète à Q est la même

dans ces deux mondes. Nous notons RQ la relation d’équivalence induite par Q. Si Q est

Qui est venu ?, alors deux mondes w et w’ sont dans la relation RQ si et seulement si

l’extension du prédicat venir est la même dans w et dans w’. Une question est ainsi vue

comme demandant au locuteur qu’il spécifie à quelle classe d’équivalence appartient le

monde réel, c’est-à-dire qu’il caractérise totalement l’extension du prédicat qui sur

lequel porte le mot interrogatif.

6 Au sens de Lewis (1969), qui parle lui de connaissance commune : une proposition S est croyance commune entre deux agents A et B si A et B croient que S est vraie, savent chacun que l’autre croit que S est vraie, et si chacun sait que l’autre sait qu’il croit que S est vraie, etc. 7 Plus exactement, G&S définissent la dénotation de Q comme une fonction qui à tout monde w associe un ensemble de mondes notés Q(w), de telle façon que la relation « w’ appartient à Q(w) » soit une relation d’équivalence (voir plus bas).

Page 136: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

136

Notation :

- w RQ w’ : w et w’ appartiennent à une même classe d’équivalence

- w et w’ sont Q-équivalents : w RQ w’.

- RQ(v) = {w : w RQ v} : RQ(v) est l’ensemble des mondes dans lesquels l’extension du

prédicat questionné est la même qu’en v, c'est-à-dire la classe d’équivalence de v. En

d’autres termes, RQ(v) représente la proposition qui spécifie totalement l’extension du

prédicat questionné, celle qui exprime la réponse complète à Q8. G&S notent en fait cet

ensemble Q(v).

- w A , ou w(A) = 1 : A est vrai en w.

- A B : A est inclus dans B, c’est-à-dire, si A et B sont des propositions, A entraîne B

- A B : A est strictement inclus dans B, c’est-à-dire, si A et B sont des propositions, A

entraîne a-symétriquement B

Une question Q représente ainsi une certaine requête : elle demande à celui qui

est interrogé d’aider le questionneur à se localiser dans l’espace logique ; il ne s’agit pas

néanmoins, pour celui qui va répondre (dorénavant appelé le répondant), d’apprendre

au questionneur dans quel monde exactement il se trouve, ce qui supposerait que le

répondant fût omniscient. Au contraire, la relation d’équivalence représentée par la

question sert à imposer une certaine perspective qui rend équivalents des mondes

distincts, pour peu qu’ils contiennent la même information « pertinente » du point de

vue de ce qui fait l’objet de la question. C’est sur cette base que G&S définissent

ensuite la notion de pertinence (ou encore, et plus simplement, de ce qu’est une réponse

possible). Etant donné une proposition S, qui peut par ailleurs être vue comme

représentant un certain état d’information, sa partie pertinente sera la proposition, notée

S/Q, qui a les propriétés suivantes :

- S S/Q (S entraîne S/Q)

- S/Q ne distingue pas entre deux mondes Q-équivalents. En d’autres termes :

w w’ (w RQ w’) (w S/Q w’ S/Q)

8 G&S notent en fait cet ensemble Q(v) : pour eux, une question dénote une fonction qui, appliquée au monde v, renvoie la proposition qui est la réponse complète à v. Je n’adopte pas cette notation parce que je serai amené, par la suite, à proposer une modification de la sémantique des questions de G&S, qui aura pour conséquence que Q(v) ne dénotera pas la même chose que pour G&S.

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137

On peut prouver que S/Q existe toujours et peut-être défini, de manière équivalente, de

la manière suivante :

S/Q = {w : w’ S (w RQ w’)}

ou encore :

S/Q = w S {w’ : wRQw’}

Une réponse, pour être pertinente, doit au minimum permettre au questionneur de

mieux savoir où il se situe dans l’espace logique vu sous l’angle de la question Q ; elle

doit donc au minimum exclure une des classes d’équivalence. D’où la définition

suivante :

Une proposition S est faiblement Q-pertinente9 si :

w (S RQ(w)) = Ø

Pour illustrer cette définition, comparons ainsi les deux phrases suivantes, dans le

contexte de la question Qui est venu ?

(8) a. Pierre ou Marie est venu, et il fait beau à Paris

b. Il fait beau à Paris

La phrase (8)a. exclut tout monde dans lequel ni Pierre ni Marie ne serait venu, et, par

conséquent, toutes les classes d’équivalences dans lesquelles l’extension de venir ne

contient ni Pierre ni Marie. Elle est donc faiblement pertinente. En revanche, la phrase

(8)b., bien qu’elle soit informative, est en tant que telle compatible avec n’importe

quelle extension pour le prédicat venir, et n’exclut donc aucune classe d’équivalence.

Elle n’est donc pas faiblement pertinente.

L’exemple (8)a suffit à faire comprendre pourquoi la notion de pertinence faible

n’est pas suffisante pour caractériser la notion intuitive de pertinence. Bien que cette

dernière phrase exclut plusieurs classes d’équivalence, elle contient aussi de

l’information « superflue », à savoir l’indication qu’il fait beau à Paris. Pour être

fortement pertinente, une proposition doit non seulement exclure au moins une classe

9 voir plus bas les raisons qui justifient l’ajout de l’adverbe faiblement.

Page 138: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

138

d’équivalence, mais également ne rien faire de plus que cela. En d’autres termes, elle ne

doit contenir que de l’information pertinente, ce qui peut se formuler en disant qu’elle

doit être égale à sa partie pertinente. D’où la définition suivante de la pertinence forte :

S est fortement Q-pertinente si :

a) S est faiblement Q-pertinente et

b) S = S/Q

On peut montrer que la définition qui précède est équivalente à la définition suivante :

S est fortement Q-pertinente si :

a) S n’est pas la tautologie et

b) w w’ (w et w’ sont Q-équivalents (w S w’ S))

(cela est équivalent à S = S/Q)

Dans tout ce qui suit, nous dirons qu’une proposition S est Q-pertinente si la condition

b) est satisfaite :

S est Q-pertinente si w w’ (w et w’ sont Q-équivalents (w S w’ S))

Sous cette définition, une proposition S est Q-pertinente si elle ne contient pas

d’information superflue, ce qui n’exclut pas qu’elle n’apporte aucune information – en

d’autres termes, la proposition tautologique est nécessairement Q-pertinente. Une

proposition est Q-pertinente si sa valeur de vérité ne peut pas dépendre d’autre chose

que de l’extension du prédicat questionné (mais, dans le cas de la tautologie ou de la

contradiction, celle-ci ne dépend tout simplement de rien du tout).

Pour illustrer la notion de pertinence forte, on peut comparer la phrase (8)a à la

phrase (9) :

(9) Pierre ou Marie est venu

Cette dernière phrase non seulement exclut toutes les classes d’équivalence dans

lesquelles l’extension de venir ne contient ni Pierre ni Marie, mais, de plus, ne distingue

Page 139: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

139

pas entre deux mondes équivalents, c'est-à-dire ne contient pas d’information superflue.

Elle est donc fortement pertinente (dans le contexte de la question Qui est venu ?).

Une fois brièvement présentée la sémantique des questions selon G&S, il faut en

venir à la sémantique et à la pragmatique des réponses, et, plus particulièrement, au

traitement proposé du phénomène des lectures exhaustives.

Le cadre proposé par G&S permet de formaliser de manière précise les deux

sous-maximes qui, ensemble, chez Grice, constituent la maxime dite de quantité. Les

deux sous-maximes en questions sont, en substance, les suivantes :

a) Donnez toute votre information pertinente

b) Ne donnez pas d’information non-pertinente

G&S traduisent ces deux maximes de la manière suivante, en y intégrant également la

maxime de qualité (« Dis seulement ce que tu crois vrai ») :

Si S est utilisé par un locuteur dont l’état d’information est i, pour répondre à une

question Q, alors :

a) i S et S i/Q (i entraîne S, c'est-à-dire S est vrai d’après le locuteur, et S

entraîne la partie pertinente de i)

b) Pour tout T tel que i T et T i/Q, (S T) (Si T est crue par le locuteur et

entraîne la partie pertinente de son état d’information, alors S n’est pas plus

informative que T)

La condition b) signifie que, toutes choses égales par ailleurs, le locuteur choisit la

proposition la moins informative parmi celles qu’il croit vraies et qui entraînent la partie

pertinente de son état d’information. La condition a) impose que S soit au moins aussi

informative que la proposition correspondant à la partie pertinente de l’état

d’information du locuteur. La condition b) impose que S ne soit pas plus informative

que ne l’exige la condition a).

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140

En réalité, ces deux contraintes s’avèrent équivalentes à la contrainte selon laquelle S

doit être la proposition qui exprime la partie pertinente de l’état d’information du

locuteur, c’est-à-dire à la contrainte suivante :

S = i/Q.

Jusqu’à ce point, la démarche de G&S est quasiment une démarche a-prioriste.

Le fait de représenter une question comme une demande de localisation dans l’espace

logique, et de caractériser la conduite du répondant au moyen de la contrainte S = i/Q

correspond à une caractérisation naturelle de la manière la plus rationnelle de satisfaire

de façon coopérative une certaine requête d’information. Quand il s’agit de confronter

ces définitions à l’observation empirique, G&S rencontrent immédiatement un certain

nombre de problèmes, lesquels vont servir à motiver, en particulier, l’introduction d’un

opérateur d’exhaustivité.

Considérons en effet le dialogue suivant :

(10) a. Parmi Pierre, Jacques et Marie, qui est-ce que Suzanne connaît ?

b. Suzanne connaît Pierre.

En général, on infère d’une telle réponse que le répondant pense que Suzanne connaît

Pierre et ne connaît ni Jacques ni Marie (lecture exhaustive). Ce fait conduit à poser les

deux questions suivantes, qui sont, de manière très évidentes, liées :

- Comment se fait-il que le locuteur n’ait pas explicitement communiqué toute son

information pertinente ?

- Comment se fait-il que cette réponse donne lieu à une lecture exhaustive ?

Il semble aller de soi que le deuxième fait (la lecture exhaustive de la réponse) peut

servir d’explication au premier. Si, après tout, la réponse Suzanne connaît Pierre

signifie, dans le contexte de la question (10)a. que Suzanne connaît Pierre et ne connaît

personne d’autre, alors le répondant, en fin de compte, a effectivement communiqué

toute l’information pertinente dont il disposait. G&S proposent donc que le sens littéral

d’une telle réponse soit sa lecture exhaustive. Ils introduisent un opérateur

d’exhaustivité, qui, s’appliquant à n’importe quel quantificateur généralisé, renvoie sa

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141

valeur exhaustive. Plutôt que de donner la définition de cet opérateur proposée par

G&S, nous décrivons la variante proposée par Van Rooil & Schulz (2004b), dans

laquelle l’opérateur s’applique non pas à un quantificateur généralisé, mais à une

proposition entière, et prend pour argument, d’une part, la proposition, et, d’autre part,

le prédicat qui figure dans la question sous-jacente. Nous notons cet opérateur exhRS :

Si P est un prédicat et A est une proposition (un ensemble de mondes), alors :

exhRS(A,P) = {w : w A w’(w’ A, P(w’) P(w) w et w’ attribuent la même

dénotation à toutes le vocabulaire non logique excepté P)}10

Exemple :

(11) Tous les linguistes sont blonds

P = blond

A = la proposition que tous les linguistes sont blonds.

Prenons deux mondes w1 et w2 qui assignent la même dénotation à tous les mots non-

logiques sauf le prédicat blond, et tels que l’extension de blond en w1 contient

exactement tous les individus qui sont linguistes en w1, tandis que l’extension de blond

en w2 contient non seulement tous les individus qui sont linguistes en w2, mais

également un ensemble de non-linguistes noté E. On a alors :

- w1 A

- w2 A

- blonds(w1) = linguistes(w1)

- blonds (w2) = linguistes(w2) E.

Comme linguistes(w2) = linguistes(w1) (puisque w1 et w2 assignent la même dénotation

à tous les prédicats autres que blonds), on a blonds(w1) blonds(w2).

La définition qui précède entraîne que w2 exhRS(A,P) (en effet, il existe un monde, à

savoir w1, tel que blond(w1) blond(w2) et w1 et w2 attribuent la même dénotation à

10 Rappelons que P(w) représente l’extension de P en w.

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142

toutes le vocabulaire non logique excepté blond.) En revanche, on a w1 exhRS(A,P)

puisque tout monde w’ qui s’accorderait avec w1 sur tout le vocabulaire non logique

excepté blond, et tel que blond(w’) blond(w1), serait tel que tous les linguistes n’y

seraient pas blonds, et par conséquent n’appartiendrait pas à la proposition A. Comme le

raisonnement qui vient d’être fait pour w1 et w2 peut être généralisé à toute paire

comparable, il en résulte que exhRS(A,P) contiendra exactement les mondes dans

lesquels tous les linguistes sont blonds et personne d’autre n’est blond. En d’autre

termes, exhRS(A,P) est la proposition selon laquelles tous les linguistes sont blonds et

tous les blonds sont linguistes.

Considérons maintenant la phrase suivante :

(12) Jacques ou Pierre est blond

L’exhaustification de cette phrase conduit à retenir, parmi les mondes qui la rendent

vraie, ceux dans lesquels la dénotation de blond est la plus petite. On se retrouve alors

avec la proposition selon laquelle ou bien Jacques ou bien Pierre est blond, les deux ne

sont pas blonds, et personne d’autre n’est blond.

Si l’introduction d’un opérateur d’exhaustivité, tel un deus ex machina, répond d’un

coup aux deux questions que nous posions, il ne s’agit pas d’une réponse satisfaisante,

pour des raisons à la fois conceptuelles et empiriques.

D’un point de vue conceptuel, on voudrait comprendre pourquoi un tel opérateur

existe dans la langue, et pourquoi il a cette sémantique-là plutôt qu’une autre. La plupart

des auteurs, à commencer par G&S eux-mêmes, indiquent que la lecture exhaustive des

réponses relève sans doute d’un mécanisme pragmatique, sans pour autant donner de

traitement explicite de ce mécanisme (Ce sont Spector (2003) et Van Rooy& Schulz

(2004a, 2004b) qui, les premiers à ma connaissance, ont montré que les lectures

exhaustives pouvaient être vues comme le résultat d’un processus pragmatique

essentiellement comparable à celui qui régit la dérivation des implicatures scalaires11).

J’ai donné dans la partie précédente un certain nombre d’arguments pour montrer qu’il

11 Même si l’idée d’une unification possible des phénomènes d’implicatures scalaires et de lectures exhaustives apparaît antérieurement, par exemple dans Hirschberg (1985), elle n’avait pas été explorée de manière systématique dans toutes ses conséquences.

Page 143: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

143

était raisonnable de rechercher une explication unifiée des phénomènes d’exhaustivité et

de celui des implicatures scalaires.

D’un point de vue empirique, il s’avère que l’opérateur de Van Rooy & Schulz fait

des prédications incorrectes dès lors que la proposition à laquelle il s’applique n’est pas

une réponse positive. Considérons ainsi :

(13) Parmi les linguistes, les philosophes, et les chimistes, qui est-ce que Pierre a

reçu à dîner ?

(14) a. Pierre n’a pas reçu Marie/Pas Marie

b. Pierre a reçu entre deux et cinq linguistes/entre deux et cinq linguistes

L’application de l’opérateur d’exhaustivité à ces phrases, relativement au prédicat

questionné (à savoir x.Pierre a reçu x) donne comme résultat :

(15) a. Pierre n’a reçu personne

b. Pierre a reçu exactement deux linguistes, et personne d’autre

Ces prédictions sont manifestement erronées. Les réponses purement négatives ne

conduisent à aucune inférence négative à propos des individus qu’elles ne mentionnent

pas. Quant à une réponse comme (14)b., qui fait usage d’un quantificateur non-

monotone, elle tend bien à déclencher l’inférence selon laquelle seuls des linguistes sont

venus, mais ne conduit évidemment pas à la conclusion que seuls deux linguistiques

sont venus. Ce dernier fait montre qu’il ne serait pas suffisant de restreindre

l’applicabilité de l’opérateur d’exhaustivité pour que celui-ci donne des résultats

empiriques satisfaisants : la lecture pragmatique de (14)b, en effet, n’est équivalente ni à

sa lecture littérale ni à la proposition que renvoie l’opérateur d’exhaustivité. Je conclus

donc qu’il s’agit de dériver les lectures exhaustives par un mécanisme pragmatique, de

manière qui rende compte de la possibilité d’une lecture exhaustive dans certains cas

seulement, et qui caractérise ces lectures de telle manière à ce que l’on puisse rendre

compte de la lecture pragmatique de réponses du type de celle de (14)b.

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144

III. La dérivation pragmatique des lectures exhaustives et le privilège

de l’information positive

L’un des résultats principaux de ce chapitre s’énonce ainsi : si l’on suppose, d’une

part, que toute réponse positive exprime la proposition positive la plus forte que le

locuteur croit vraie, et, d’autre part, que l’auteur d’une réponse positive est, d’autre part,

maximalement informé, étant donné cette contrainte, concernant ce sur quoi porte la

question, alors on peut déduire que l’état d’information du locuteur entraîne la lecture

exhaustive de la réponse. Mais ces deux hypothèses posent le problème théorique

suivant : en principe, la maxime de quantité de Grice devrait consister à présumer que le

locuteur a communiqué tout ce qu’il sait de pertinent ; mais si la maxime en question

enjoint seulement le locuteur de communiquer toute son information positive, on devrait

conclure que pertinent signifie la même chose que positif. En ce cas, cependant,

l’hypothèse de compétence (« le locuteur est aussi informé que possible relativement à

ce qui est pertinent ») consisterait à supposer que le locuteur possède autant

d’information positive qu’il est possible, étant donné que sa réponse satisfait la maxime

de quantité : mais une telle supposition est alors vide, puisque, si la réponse contient

toute l’information positive que détient le locuteur, alors il ne peut de toute façon pas

détenir plus d’information positive que celle qu’il a explicitement communiquée. Pour

dériver les lectures exhaustives, il est nécessaire de renforcer les conditions de vérité de

la réponse par des inférences négatives, ce qui suppose en fait que l’information

négative soit également pertinente – il faut que le locuteur soit supposé avoir autant

d’information négative que cela est possible, étant donné la première contrainte. En

d’autres termes, nous avons besoin, lorsque nous formulons l’hypothèse de compétence,

de conserver la notion de pertinence proposée par G&S, alors même que la maxime de

quantité ne fait pas référence à la quantité d’information pertinente dont dispose le

locuteur, mais seulement à son information positive. Cette difficulté théorique était en

réalité déjà présente dans le chapitre précédent, comme elle l’est d’ailleurs dans

l’approche gricéenne standard. Dans le chapitre précédent, nous définissions comme

pertinente tout proposition dont la valeur de vérité dépend exclusivement de la valeur de

vérité des alternatives ; il s’ensuivait que la fausseté d’une alternative est une

information pertinente ; en revanche, lorsque nous formulions la maxime de quantité,

nous disions que la réponse du locuteur devait être la proposition la plus informative

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145

parmi les alternatives qu’il croit vraie, et non pas parmi les propositions pertinentes. Et

il en va de même dans l’approche néo-gricéenne standard : pour que l’on puisse enrichir

les conditions de vérité d’un énoncé en lui adjoignant la négation des alternatives les

plus fortes, il faut que l’énoncé négatif que l’on adjoint ne fasse pas lui-même partie des

alternatives, bien qu’il soit intuitivement pertinent. Il s’agit en réalité d’une version

particulière du problème de la classe de comparaison. Nous notions en effet dans le

chapitre 1 que toute théorie des implicatures scalaires devait stipuler, pour tout énoncé,

l’ensemble de ses alternatives. Nous voyons maintenant que, quand bien même on

considérerait seulement les énoncés pertinents, les alternative d’une phrase donnée ne

peuvent pas même contenir l’ensemble des énoncés pertinents dans le contexte de

l’énonciation.

Dans la section qui suit, je m’efforcerai de résoudre cette difficulté

conceptuelle, de la façon suivante : dans un premier temps, je proposerai une nouvelle

sémantique pour les questions-wh, selon laquelle la réponse complète à une question-

wh n’est pas la proposition qui spécifie totalement l’extension du prédicat questionné

dans le monde actuel, mais plutôt la proposition positive la plus informative qui soit

vraie dans le monde actuel (la notion de positivité sera définie explicitement, et relative

au prédicat questionné). Cette sémantique, que je nomme (pour des raisons qui seront

apparentes ci-dessous), « sémantique en termes de pré-ordre » a une forte affinité avec

celle proposée par Karttunen (1977). Dans un deuxième temps, je montrerai que

l’interprétation des questions telle que la définit G&S (désormais appelée

« l’interprétation partitionnelle des questions ») peut être vue comme dérivée

pragmatiquement de l’interprétation en termes de pré-ordre. Il en résultera que l’on

dérivera à la fois l’existence d’une asymétrie entre information positive et négative, et

une notion de pertinence équivalente à celle de la sémantique partitionnelle. Je

discuterai ensuite les conséquences de la sémantique en termes de pré-ordre pour

l’interprétation des questions enchâssées. Enfin, j’aborderai l’analyse des réponses non-

positives.

III. 1. Réponses positives et négatives

Jusqu’ici, j’ai utilisé les concepts d’information positive et d’information

négative de manière informelle. Cela était nécessaire parce que, d’une part, les réponses

qui sont, intuitivement, positives, et celles qui sont négatives, comme nous l’avons vu,

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146

se conduisent de manière très différentes du point de vue du genre d’inférences qu’elles

permettent, et, d’autre part, parce que la formulation exacte de la maxime de quantité

met en jeu la notion d’information positive alors que celle de l’hypothèse de

compétence fait seulement référence au concept plus inclusif de pertinence. Il convient

à présent de caractériser en termes formellement exacts la notion de réponse positive à

une question. Pour ce faire, nous allons nous restreindre aux situations dans lesquelles le

domaine des individus est contextuellement fixé et est fini, c’est-à-dire que nous

considérons que tous les modèles partagent un certain domaine D fini. Nous admettons

de plus que chaque élément de D peut être nommé par une constante sémantiquement

rigide (dont l’interprétation est la même dans tous les modèles). {d1,…, dn} est

l’ensemble de ces constantes. Enfin, étant donné une phrase S, nous notons ^S la

proposition exprimée par S12. En d’autre termes, ^S est l’ensemble de mondes suivant :

{w : [[S]]w = 1} (ce que, par un abus délibéré, nous notons aussi w.([[S]]w= 1))

Si P est le prédicat qui figure dans une question Q, alors l’ensemble des réponses

élémentaires à Q, noté RE(Q) est donné par :

RE(Q) = {P(d1), P(d2),….,P(dn)}

Nous notons de plus ^RE(Q) = {^P(d1),….,^P(dn)}. ^RE(Q) est ainsi l’ensemble des

propositions exprimées par les réponses élémentaires.

On peut facilement prouver qu’une phrase S est Q-pertinente (au sens où nous l’avions

défini ci-dessus) si et seulement si elle est équivalente à une phrase appartenant au

langage propositionnel basé sur RE(Q) (c'est-à-dire à un énoncé qui combine les

éléments de RE(Q) au moyen de la conjonction, la disjonction et la négation). En termes

sémantiques, S est Q-pertinente si et seulement si ^S appartient à la clôture booléenne

de ^RE(Q). Intuitivement, la notion voulue de positivité peut également se définir

syntaxiquement : on dira qu’une phrase est Q-positive, au sens strict, si elle n’utilise pas

la négation, c'est-à-dire, dans cette situation très simple, si elle est une combinaison que

l’on peut obtenir à partir de RE(Q) en utilisant la conjonction et la disjonction

seulement. Cependant, la notion que nous recherchons ne saurait être purement

syntaxique. Nous voulons que la phrase Il est faux que Marie ne soit pas venue, qui est

équivalente à Marie est venue soit comptée comme positive, dans le contexte d’une

12 je fais un usage informel d’une notation de Montague (1973)

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147

question comme Qui est venu ?. Il sera donc nécessaire de dire que S est Q-positive si S

est équivalente à une phrase S’ qui est une combinaison obtenue à partir des membres

de RE(Q) en utilisant seulement la conjonction et la disjonction. En termes sémantiques,

S est Q-positive si S n’est pas tautologique et ^S appartient à la clôture sous l’union et

l’intersection de ^RE(Q). Par convention, nous admettrons qu’un énoncé tautologique

est positif, ce qui simplifiera les définitions. Comme la notion de Q-positivité est définie

relativement au prédicat P qui figure dans Q, on parlera simplement de P-positivité :

Déf. 4 ( préliminaire) : Pour toute phrase S et pour tout prédicat P, S est P-positive si et

seulement si ^S appartient à la clôture sous l’union et l’intersection de { : il existe une

constante d telle que = ^P(d)}

On peut prouver le fait suivant :

FAIT 1 : Pour toute phrase S et tout prédicat P, S est P-positive si et seulement si ^S a

la propriété suivante :

w w’ (w ^S P(w) P(w’)) (w’ ^S)

Ce fait est un cas particulier du FAIT 1 du chapitre 1. Je rappelle ici ce fait :

Si les alternatives de S sont closes sous la disjonction et la conjonction, alors une

proposition P est (équivalente à un) membre de ALT(S) si et seulement si P a la

propriété suivante :

w w’ (w P w Sw’) w’ P , où w Sw’ si tous les membres de ALT(S) vrais

en w sont vrais en w’.

Nous montrions aussi, dans la dernière section du chapitre 1, qu’il était équivalent de

définir w S w’ ainsi : toutes les alternatives élémentaires de S (avant clôture sous la

disjonction et la conjonction) vraies en w sont vraies en w’. Dans le cas qui nous

occupe, les alternatives élémentaires de n’importe quelle réponse positive sont données

par l’ensemble {P(d1),…,P(dn)}, où les d1, …, dn épuisent le domaine des individus D.

De ce fait, w S w’ est équivalent à d (d P(w) d P(w’)), c'est-à-dire à P(w)

P(w’).

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148

D’où la définition suivante :

Déf. 5 : une proposition est P-positive si :

w w’(w P(w) P(w’)) (w’ ).

A l’aide de ces définitions, on peut, pour tout état d’information i (représenté comme

un ensemble de mondes possibles), caractériser de manière précise la proposition P-

positive la plus forte que i entraîne, que nous appelons la partie P-positive de i :

Déf. 6 : si i est une proposition non contradictoire, la partie P-positive de i, notée

PosP(i), se définit ainsi :

Posp(i) = {w : w’ i P(w’) P(w)}

Fait 2 (prouvé dans la deuxième partie de l’appendice 1) : Pour toute proposition i non

contradictoire :

a) i PosP(i) (i entraîne Posp(i))

b) Posp(i) est P-positive

c) Pour tout proposition B telle que i B et B est P-positive, PosP(i) B

Les maximes de qualité et de quantité positive s’avèrent équivalentes à la contrainte

suivante :

Si A est une proposition donnée comme réponse par un locuteur dont l’état

d’information est i, dans le contexte d’une question dont le prédicat est P, alors i A

PosP(i)

Cette dernière condition est elle-même équivalente à i A et Posp(A) = Posp(i) (voir, à

nouveau, l’appendice).

Dans le cas particulier où A est elle-même P-positive, tout ceci revient simplement à :

A = PosP(i).

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149

On conclut donc que l’ensemble des états d’information compatibles avec la réponse

donnée par le locuteur à une réponse dont le prédicat est P est, étant donné que celui-ci

respecte les maximes de qualité et de quantité, est donné par :

I(A,P) = {i : A = PosP(i)} (si A est P-positive)

L’hypothèse de compétence, quant à elle, signifie que, parmi les états d’information de

I(A,P), le locuteur se trouve en fait dans un de ceux qui est maximalement informatif,

relativement à ce sur quoi porte la question. Si Q est la question sous-jacente, cela

signifie la chose suivante :

L’état d’information i0 du locuteur est tel que :

a) i0 I(A,P)

b) Pour tout i’ dans I(A,P), i’/P n’entraîne pas a-symmétriquement i0/P

Avec : pour tout i, i/P = {w : w’ i, P(w) = P(w’)}

Il en résulte que, moyennant l’hypothèse de compétence, l’état d’information du

locuteur doit faire partie de l’ensemble suivant :

Max(A,P) = {i : i I(A,P) i’ (i’ I(A,P) i’/P i/P}

On trouve dans l’appendice une preuve que, pour toute proposition P-positive A,

Max(A,P) = {i : i/P = exh(A,P)}, avec

exh(A,P) = {w : w A w’ (w’ A (P(w’) P(w))}

Ce résultat est bien entendu un cas particulier du résultat principal du chapitre 1.

En ce sens, nous dérivons les lectures exhaustives des réponses positives comme une

conséquence des maximes gricéennes et de l’hypothèse selon laquelle le répondant est

maximalement informé.

Page 150: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

150

III. 2. Une note sur les deux définitions de l’opérateur d’exhaustivité

L’opérateur d’exhaustivité qui vient d’être défini n’est pas identique à celui proposé par

Van Rooij & Shultz (2004b), dont je rappelle ici la définition :

exhRS(A,P) = {w : w A w’(w’ A, P(w’) P(w) w et w’ attribuent la même

dénotation à toutes le vocabulaire non logique excepté P)}

Considérons d’abord un cas où les deux opérateurs donnent un résultat identique :

(16) Jacques ou Pierre est venu

Nous supposons que la question sous-jacente est Qui est venu ?, et par conséquent, nous

nous intéressons à la valeur de exh(Jacques ou Pierre est venu, venir) et exhRS(Jacques

ou Pierre est venu, venir). Nous supposons de plus que Jacques et Pierre sont des

désignateurs rigides, au sens où leur dénotation est constante d’un monde à l’autre. En

ce cas, l’application des deux opérateurs non donne : Jacques ou Pierre est venu, ils ne

sont pas tous deux venus, et personne d’autre n’est venu.

Cela se montre ainsi :

exhRS((16))={w : Jacques ou Pierre est venu en w, et il n’existe pas de monde w’

identique à w pour tout le vocabulaire non logique sauf venir tel que Jacques ou Pierre

est venu en w’ et, en w’, l’extension de venir est strictement incluse dans celle de w}

Prouvons que exhRS((16)) = {w : venir(w) = {Pierre} venir(w) = {Marie})

Soit un monde w tel que venir(w)= {Pierre}. Dans tout monde w’ identique à w pour

tout le vocabulaire non logique sauf venir, et tel que venir(w’) venir(w), alors

venir(w’) = Ø. Dans un tel monde w’, par conséquent, (16) est fausse, de sorte que w’

ne peut pas appartenir à (16). Il en résulte qu’il n’existe pas de monde « plus petit » que

w parmi les mondes rendant (16) vrai, et donc w exhRS((16)). Le même raisonnement

nous montre que tout monde w tel que venir(w) = {Marie} appartient également à

exhRS((16)). Enfin, soit un monde w rendant vrai (16) dans lequel l’extension de venir

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151

contient plus d’un individu, dont Pierre ou Marie ; ce monde rend (16) vraie, mais il

existe un monde w’ tel que venir(w’) contient Pierre ou Marie, seulement l’un des deux,

et aucun autre élément, identique à w pour tout le reste du vocabulaire non-logique ;

comme w’ rend (16) vraie et venir(w’) venir(w), w n’appartient pas à exhRS((16)).

CQFD.

Un raisonnement pratiquement identique nous mène au même résultat pour exh((16))

Considérons maintenant :

(17) Chaque linguiste est venu

L’application de exh nous conduit à retenir, parmi les mondes rendant (17) vrai, tous

ceux dans lesquels l’extension de venir est la plus petite. Dans un monde sans linguistes

et dans lequel personne n’est venu, alors (17) est trivialement vraie ; l’application de

exh conduit à ne conserver que ces mondes (puisque dans ceux-là l’extension de venir

est la plus petite possible), d’où l’interprétation Personne n’est venu et il n’existe pas de

linguiste . Par contraste, l’application de exhRS donne : Chaque linguiste est venu, et

aucun non-linguiste n’est venu. exh((17)) implique donc a-symétriquement exhRS((17)).

Cela pourrait sembler un grave problème, puisque, clairement, l’interprétation naturelle

de (17) dans le contexte de la question Qui est venu ? est Chaque linguiste est venu, et

personne d’autre, ce qui est contraire à ce que nous donne l’opérateur exh. Cependant,

ce problème est immédiatement résolu si l’on présuppose de plus que toute réponse est,

par principe, pertinente (au sens de la page 138). On peut prouver, en effet, que, pour

toute question Q dont le prédicat est P et toute réponse A Q-pertinente, exh(A,P) =

exhRS(A,P). La preuve est donnée dans la première section de l’appendice 1. La raison

pour laquelle la condition de Q-pertinence est, en général, nécessaire pour que l’on ait

cette égalité peut être illustrée comme suit : dans une situation où l’on ignore tout de

l’extension de linguiste, la réponse Chaque linguiste est venu n’est ni pertinente ni

même faiblement pertinente ; en effet, en tant que telle, elle est compatible avec

n’importe quelle extension pour le prédicat venir, et donc n’élimine aucune classe

d’équivalence au sein de la partition induite par la question Qui est venu ?. Supposons,

cependant, qu’il soit connaissance commune qu’il existe des linguistes, mais qu’on ne

sache rien de plus concernant l’extension de linguiste. Alors cette réponse devient

Page 152: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

152

faiblement pertinente, puisqu’elle exclut au moins la classe d’équivalence dans laquelle

l’extension de venir est vide. Elle n’est pas, en revanche, fortement pertinente ; en effet,

elle est compatible avec toute extension non-vide pour venir : pour tout ensemble X

non-vide, on peut considérer le monde dans lequel l’extension de venir et celle de

linguiste est X, monde dans lequel la phrase est vraie, de sorte que la phrase chaque

linguiste est venu est compatible avec n’importe quel extension pour venir. De ce fait,

sa partie pertinente (c'est-à-dire la proposition qui inclut toutes les classes d’équivalence

avec lesquelles la phrase est compatible) sera simplement la proposition qu’au moins

une personne est venue. Ainsi, chaque linguiste est venu, dans un contexte où on sait

seulement qu’il y a des linguistes, est faiblement pertinente mais non fortement

pertinente, et donc non-pertinente en notre sens.

Notons, en revanche, que si la dénotation de linguiste est connaissance commune, c'est-

à-dire si linguiste a la même extension dans tous les mondes (l’ensemble des mondes

représentant, en réalité, l’ensemble des mondes compatibles avec ce qui est

connaissance commune au moment où la phrase est prononcée), les deux opérateurs

donnent le même résultat13.

III. 3. De la sémantique de Karttunen (1977) à la sémantique en termes de pré-

ordre

L’existence d’une asymétrie entre réponses positives et réponses négatives n’est pas

prédite dans le cadre d’une sémantique partitionnelle. En fait, les notions mêmes de

réponse positive et négative ne sont pas caractérisables dans les seuls termes de la

dénotation d’une question dans une telle sémantique. En particulier, lorsque le domaine

de quantification est fixé et fini, la dénotation de Qui est venu ? et celle de Qui n’est pas

venu ? est la même, du point de vue de la sémantique partitionnelle.

En revanche, une sémantique comme celle de Karttunen (1977) introduit de manière

intrinsèque une telle a-symétrie. Ce que nous allons montrer, c’est qu’il existe une

relation naturelle entre une variante de la sémantique de Karttunen (la sémantique en

13 La rigidité sémantique de linguiste, qui est une condition suffisante pour que la phrase Chaque linguiste est venu soit pertinente relativement à la question Qui est venu ?, n’est cependant pas une condition nécessaire. Par ailleurs, le fait qu’une telle phrase ne soit pas pertinente quand on ne sait pas du tout qui est linguiste mais que l’on a, par exemple, une idée générale de ce qu’est un linguiste, est évidemment une limite importante de la sémantique de G&S, dont nous héritons. Voir Aloni (2000) pour une solution partielle à ce problème, qui concerne uniquement l’interprétation des réponses aux questions d’identité du type Qui est le Président de la République ?.

Page 153: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

153

termes de pré-ordre, définie plus bas) et la sémantique partitionnelle, qui permet de voir

celle-ci comme le produit d’un raisonnement pragmatique effectué à partir de celle-là.

L’aspect formel de cette relation a déjà été exploré par Heim (1994) ; je montrerai de

plus qu’il est naturel de concevoir l’interprétation partitionnelle d’une question comme

étant pragmatiquement dérivée de l’interprétation que lui assigne une sémantique (du

genre de celle) de Karttunen.

Pour Karttunen, une question Q de la forme ‘ ?xP(x)’ a pour interprétation, dans un

monde w, l’ensemble des membres de ^RE(Q) qui sont vrais en w. En d’autres termes :

[[ K?x P(x)]] = w. s,t>.( (w) = 1 d D ( = ^P(d))14

N.B. : le -abstract ci-dessus représente une fonction qui à tout monde w associe un

ensemble de propositions, à savoir l’ensemble des réponses élémentaires vraies en w.

J’utilise indifféremment les notations [[K?xP(x)]](w) et [[K?xP(x)]]w pour représenter le

résultat de l’application de la dénotation d’une question au monde w, c'est-à-dire, en ce

cas-ci, l’ensemble des propositions exprimées par les réponses élémentaires vraies en w.

On voit que si une question comme Qui est venu ? dénote, dans un monde w,

l’ensemble des propositions vraies de la forme x est venu, la question Qui n’est pas

venu ? dénote elle l’ensemble des propositions vraies de la forme x n’est pas venu, et

ces deux ensembles ne sont jamais identiques.

La notion la plus importante, dans notre perspective, est celle de réponse complète. Pour

Karttunen, la réponse complète à la question ‘?xP(x)’ en w est la conjonction

généralisée de tous les membres la dénotation de ‘ ?xP(x)’ en w. En d’autres termes, la

réponse complète en w est la proposition qui affirme, pour tout d tel que P(d) est vrai,

que P(d) est vrai.

14 On voit que j’utilise la variable d à la fois pour nommer les individus de D (le domaine d’individus communs à tous les mondes) et pour construire une expression qui, dans le méta-langage, nomme la proposition que d a la propriété P. Il s’agit là d’une confusion délibérée entre usage et mention (au sens de Quine). L’indice K sert à indiquer qu’il s’agit là de la sémantique des questions selon Karttunen.

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154

Notons RCK un opérateur qui, lorsqu’il s’applique à une question Q, renvoie la fonction

qui à tout monde w associe la réponse complète (telle que la définit Karttunen) à Q en

w :

Je note K-Q(w) la dénotation d’une question Q selon Karttunen, c'est-à-dire l’ensemble

des membres de ^RE(Q) vrais en w. On a alors :

[[RCK Q]] = w. w’( K-Q(w) (w) = 1))

(N.B. : il s’agit cette-fois ci d’une fonction qui à tout monde w associe un ensemble de

mondes – ou plutôt la fonction caractéristique d’un ensemble de mondes15 -, c'est-à-dire

une proposition)

Tant que le domaine D de quantification est reste le même d’un monde à l’autre (ou

d’un modèle à l’autre – monde étant dans notre cadre équivalent à modèle), alors cette

dernière définition est équivalente à la suivante :

[[RCK ?xP(x)]] = w. w’(P(w) P(w’))16

Illustration : supposons en effet, que, dans le monde w, l’extension de P soit {a, b, c}.

Alors la réponse complète au sens de Karttunen en w est la conjonction de toutes les

réponses élémentaires vraies en w, c'est-à-dire la proposition P(a) P(b) P(c). Or

cette proposition est constituée de tous les mondes dans lesquels l’extension de P

contient {a, b, c}, c'est-à-dire est égale à w’.(P(w) P(w’)).

Compte tenu des définitions 5 et 6 et du Fait 2, il s’avère que la réponse complète (au

sens de Karttunen) à ?xP(x) en un monde w est la proposition P-positive la plus

informative qui soit vraie en w.

15 Dans tout le chapitre, je fais comme si un ensemble et la fonction caractéristique d’un ensemble étaient le même objet. Ceci sous-tend mon usage indifférencié des notations w A et A(w) = 1 pour A est vrai dans w.16 La réponse complète à Q en w selon Karttunen est la conjonction de tous les membres vrais en w de ^RE(Q). Cette conjonction est équivalente à la proposition qui affirme pour tout d tel que P(d) est vrai en w, que P(d) est vrai ; celle-ci est donc par définition constituée de tous les mondes dans lesquels la dénotation de P contient tous les individus qui ont la propriété P en w. Donc la réponse complète en w exprime la proposition w’(P(w) P(w’)) ; on obtient la formule énoncée par une -abstraction sur w.

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155

La sémantique de G&S, quant à elle, se formule ainsi :

[[GS?xP(x)]] = w. w’(P(w) = P(w’))

Explication : il s’agit là de la fonction qui à tout monde w associe l’ensemble des

mondes dans lesquels l’extension de P est la même qu’en w. Appliquée au monde

actuel, cette fonction renvoie donc la proposition qui identifie de manière unique la

classe d’équivalence du monde actuel, c'est-à-dire la réponse complète au sens de G&S.

Cette fonction permet de définir la relation d’équivalence sur l’ensemble des mondes

induite la question : deux mondes w et w’ sont Q-équivalents si GSQ(w)(w’) = 117.

On observe donc deux différences, l’une superficielle, et l’autre substantielle, entre la

sémantique de Karttunen et celle de G&S : d’une part, elles diffèrent par leur format ;

alors que G&S associent à une question une fonction qui à tout monde associe une

proposition (à savoir la proposition qui exprime ce qu’eux définissent comme la

réponse complète), Karttunen associe à une question une fonction qui à tout monde

associe un ensemble de propositions. D’autre part, les deux approches définissent de

manière différente la notion de réponse complète, ce qui représente une différence

substantielle.

Pour permettre une comparaison, il est donc raisonnable de modifier la sémantique de

Karttunen, tout en en préservant l’esprit, et de caractériser une question comme

représentant une fonction qui à tout monde associe la proposition qui exprime la

réponse complète en ce monde, au sens de Karttunen. Nous adoptons dès à présent cette

sémantique, d’où la définition suivante :

[[ ?xP(x)]] = w. w’(P(w) P(w’))

Dorénavant, cette définition est notre sémantique « officielle », et, lorsque nous

écrivons Q(w), nous désignons, si P est le prédicat figurant dans la question Q, la

proposition w’.(P(w) P(w’)).

17 Je note GSQ pour bien signifier qu’il s’agit là de la dénotation de Q selon G&S, et non de celle qui résulte de la sémantique que je vais bientôt proposer moi-même.

Page 156: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

156

Cette sémantique revient à voir toute question-wh comme représentant une relation de

pré-ordre partiel sur l’ensemble des mondes possibles. Un pré-ordre est une relation

binaire transitive et réflexive, mais pas nécessairement anti-symétrique (comme l’est

toute relation d’ordre). La relation Q de pré-ordre dénotée par une question Q se définit

ainsi : w Q w’ si [[Q]](w)(w’) = 1. Si Q = ?xP(x), alors w Q w’ est équivalent à P(w)

P(w’), et l’on écrira aussi, en un tel cas, w P w’. En un monde w, la réponse complète

(au sens de Karttunen comme en mon sens) à une question Q est simplement Q(w). Si Q

est ?xP(x), la réponse complète en w est donc w’(w Pw’), c'est-à-dire la proposition P-

positive la plus informative qui soit vraie en w’.

Comme nous voulons comparer cette sémantique en termes de pré-ordre à la

sémantique partitionnelle de G&S, nous introduisons un opérateur, GS, qui,

s’appliquant à la dénotation d’une question telle que la définit la sémantique des ordres

partiels, associe la dénotation que lui attribuent G&S :

[[GS Q]] = w w’(w Q w’ w’ Q w)

Si Q est ‘ ?xP(x)’, alors cela donne bien, comme nous le souhaitons :

[[GS ?xP(x)]] = w w’(P(w) = P(w’))

L’opérateur GS peut être vu comme associant à un pré-ordre une relation d’équivalence.

Si Q est la question, la relation d’équivalence en question, notée Q est définie par : w

Q w’ ssi w Qw’ et w’ Qw.

Le fait que nous puissions définir l’interprétation partitionnelle d’une question en

fonction de sa dénotation en termes de pré-ordre nous permet déjà d’entrevoir que, tout

en adoptant une sémantique proche de celle de Karttunen, nous pouvons au moins

définir une notion de pertinence équivalente à celle de la sémantique partitionnelle

(Rappelons que nous souhaitons, d’une part, rendre compte de l’asymétrie entre

information positive et négative, et, d’autre part, maintenir une notion de pertinence

d’après laquelle l’information négative est tout autant pertinente que l’information

Page 157: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

157

positive). Mais il ne nous suffit pas de pouvoir définir la notion de pertinence dont nous

avons besoin pour dériver les implicatures scalaires, il faut aussi pouvoir la motiver du

point de vue même de la sémantique en termes de pré-ordre. C’est-là l’objet de la

section suivante.

III. 4. L’interprétation partitionnelle comme implicature de l’interprétation en

termes de pré-ordre

D’après la sémantique que nous proposons, la requête d’information exprimée par une

question de la forme ‘?xP(x)’ peut se décrire de la manière suivante : l’auteur d’une

telle question (le questionneur) indique qu’il souhaite que le répondant lui communique

la proposition qui se trouve être la dénotation de la question dans le monde actuel, c’est-

à-dire la proposition P-positive la plus informative qui soit vraie dans le monde actuel -

la réponse complète au sens de Karttunen. Considérons maintenant la proposition

exprimée par Marie est venue. Relativement à la question Qui est venu ?, cette réponse

est la réponse complète dans tout monde w tel que Marie est venue en w, et personne

d’autre n’est venu en w. En ce sens, Marie est venue est une réponse complète

potentielle. Mais cette réponse complète potentielle peut parfaitement être vraie dans un

monde w’ sans être la réponse complète en w’ ; supposons en effet qu’en w’ Marie et

Pierre soient venus, et personne d’autre. Alors la phrase Marie est venue est vraie, mais

n’est pas la réponse complète en ce monde (celle-ci serait exprimée par Marie et Pierre

sont venus). Il suit que, en répondant que Marie est venue lorsqu’il pense que Marie est

venue et personne d’autre, le répondant a satisfait la requête d’information

explicitement contenue dans la question (s’il est cru, alors il aura communiqué la

proposition qui, selon lui, est la proposition positive la plus informative qui soit vraie),

sans cependant que le questionneur puisse être sûr que sa requête a été effectivement

satisfaite (le questionneur, s’il accepte la réponse, croira que Marie est venue, mais ne

suffira pas à ce qu’il sache que cette proposition est en fait la réponse complète). Or

lorsqu’un agent exprime une certaine requête d’information, il est probable qu’il

souhaite non seulement obtenir l’information qu’il recherche, mais également savoir,

lorsqu’il obtient une telle information qu’il s’agissait bien de l’information qu’il

recherchait. Il suit que le questionneur peut, au moyen d’un raisonnement naturel,

déduire que, dans un monde où Marie est venue et personne d’autre, le questionneur lui

demande non seulement de lui dire que Marie est venue, mais également que la

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158

proposition que Marie est venue se trouve être la réponse complète. Imaginons alors que

le répondant, au lieu de simplement indiquer que Marie est venue, indique que la

proposition que Marie est venue est la réponse complète ; en ce cas, le questionneur

aurait en fait appris que Marie est venue et personne d’autre, ce qui se trouve être la

réponse complète à la question du point de vue de la sémantique partitionnelle. En un

certain sens, donc, le répondant peut déduire que, bien que la requête d’information

exprimée explicitement par la question soit une requête d’information positive, le

questionneur a également un intérêt à obtenir toute l’information négative qui lui

permettrait d’être sûr que la proposition donnée comme réponse est bien la réponse

complète. De ce point de vue, le répondant peut finalement déduire que la véritable

requête d’information du questionneur est en fin de compte celle qu’exprimerait

l’interprétation partitionnelle de la question.

Je m’efforce maintenant de rendre ce raisonnement plus explicite, en examinant les

relations formelles existant entre la sémantique en termes de pré-ordre et la sémantique

partitionnelle.

Déf. 7 : Une proposition A est une réponse complète potentielle à une question Q s’il

existe un monde w tel que A = Q(w)

Fait 3: Une réponse complète potentielle peut être vraie en un monde w sans être la

réponse complète en w.

Ce fait a été précédemment illustré : Marie est venue est une réponse complète

potentielle à Qui est venu ?, mais peut être vraie en un monde w sans être la réponse

complète en w.

Déf. 8 : Une proposition A est une réponse GS-complète potentielle à une question Q si

il existe w tel que A = GS-Q(w)

Fait 4 : Pour tout monde w, et tout proposition A, si A est une réponse GS-complète

potentielle et vraie en w, alors A est la réponse GS-complète en w (où A est la réponse

GS-complète en w si A = GS-Q(w)).

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159

Preuve : Soit A une réponse GS-complète potentielle à Q. Alors il existe w tel que

A = w’.(w’ Qw). Soit w1 tel que A(w1) = 1. Alors ( w’(w’ Qw)).w1 = 1, c'est-à-dire

w1 Qw. Comme Q est une relation d’équivalence, pour tout monde w’, w’ w1 si et

seulement si w’ Qw. Comme GS-Q(w1) = w’(w’ Qw1), on a finalement GS-Q(w1) =

w’(w’ w), c'est-à-dire GS-Q(w1) = A. A est donc la réponse GS-complète en w1. QED

Une différence majeure, par conséquent, entre l’interprétation en termes de pré-ordre et

l’interprétation partitionnelle est que toute réponse complète potentielle, au sens de la

sémantique partitionnelle, est nécessairement la réponse complète à chaque fois qu’elle

est vraie. En d’autres termes, une réponse complète au sens de G&S est toujours connue

comme étant la réponse complète quand elle est acceptée comme vraie.

La relation « pragmatique » qui existe entre l’interprétation partitionnelle des questions

et l’interprétation en termes de pré-ordre se fonde sur le fait suivant :

Fait 5 : Etant donné deux mondes w1 et w2, Q(w1) = Q(w2), si et seulement si GS-Q(w1)

= GS-Q(w2). Comme GS-Q(w1) = GS-Q(w2) est équivalent à w2 GS-Q(w1), on a aussi,

pour tout w, GS-Q(w) = w’(Q(w’) = Q(w))

(en d’autres termes : si la réponse complète, au sens de Karttunen, est la même dans

deux mondes, alors la réponse complète au sens partitionnel est également la même

dans ces deux mondes, et réciproquement)

Preuve : Notons d’abord que, pour tous w1 et w2, GS-Q(w1) = GQ-Q(w2) si et seulement

si w1 Qw2. Cela suit directement des définitions.

a) Montrons que si deux mondes w1 et w2 sont tels que Q(w1) = Q(w2), alors w1 w2

Soient w1 et w2 tels que Q(w1) = Q(w2). Cela signifie que w.(w1 Qw) = w(w2 Qw)

En termes ensemblistes, {w : w1 Qw} = {w : w2 Qw}. Montrons qu’alors w1 Qw2. On

a, d’une part, w2 {w : w2 Qw} (la relation Q est réflexive) et donc, d’après l’égalité

ci-dessous, w2 {w : w1 Qw}, c'est-à-dire w1 Qw2. Par un raisonnement symétrique,

on a également w2 Qw1, d’où finalement w1 Qw2.

b) Réciproquement, si deux mondes w1 et w2 sont tels que w1 Qw2, alors Q(w1) =

Q(w2). Cela suit immédiatement du fait que si w1 Qw2, alors, par définition, pour tout

w w1 Qw si et seulement si w2 w, de sorte que w(w1 Qw) = w(w2 w).

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160

Du fait 5 suit la conséquence suivante : pour toute réponse complète potentielle A, la

proposition selon laquelle A est la réponse complète est vraie en w si et seulement si

cette proposition est équivalente à la réponse GS-complète en w. C’est ce qu’exprime le

Fait 6 (ci-dessous), dont la formulation présuppose la définition 9 :

Déf. 9 : l’opérateur OpQ, qui prend pour argument une proposition et affirme que cette

proposition est la réponse complète à Q est défini ainsi :

(OpQ (S))(w) = 1 si et seulement si S = Q(w)

Ou encore : OpQ (S )= w(S = Q(w)), et OpQ = S<s,t> w(S = Q(w))

(en d’autres termes, ‘OpQ S’ est équivalente à ‘S est la réponse complète à Q)

Fait 6 : pour tout monde w et toute réponse complète potentielle S, alors (OpQ(S))(w) =

1 si et seulement si OpQ(S) = GS-Q(w)

(c'est-à-dire : La proposition que S est la réponse complète est vraie en w si et

seulement si elle est équivalente à la réponse GS-complète en w)

Preuve : Soient S une réponse complète potentielle et w1 tel que (OpQ(S))(w1) = 1. Cela

signifie que S = Q(w1). Comme OpQ(S) = w(S = Q(w)), on a aussi

OpQ(S) = w(Q(w1) = Q(w)), et donc18, d’après le fait 5, on a OpQ(S) = w(w1 Q w),

c'est-à-dire OpQ(S) = GS-Q(w).

La dérivation pragmatique de l’interprétation partitionnelle à partir de la sémantique en

termes de pré-ordre se décrit alors ainsi : comme le questionneur souhaite non

seulement croire la proposition qui se trouve en fait être la réponse complète à la

question, mais désire aussi savoir qu’elle est la réponse complète, c'est-à-dire que la

proposition qui, en fait, est la réponse complète, est bien la réponse complète, on peut

18 Je souligne les -termes dont l’égalité est affirmée, pour éviter la confusion entre les signes d’égalité qui apparaissent à l’intérieur des -termes, et ceux qui servent à affirmer l’égalité de deux -termes. Les signes d’égalité non soulignés affirment l’égalité des deux -termes soulignés qui se trouvent de part et d’autre.

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161

interpréter sa requête d’information comme demandant au répondant d’affirmer, à

propos de la réponse complète, qu’il s’agit bien de la réponse complète. Notons *Q

l’interprétation renforcée de la question Q, au sens où *Q représente la requête

d’information qui découle du raisonnement précédent. On définit l’opérateur * par :

(*Q)(w) = OpQ(Q(w)). Cela nous donne, d’après le Fait 6, (*Q)(w) = GS-Q(w), d’où

*Q = GS-Q. On a donc dérivé pragmatiquement l’interprétation partitionnelle à partir de

l’interprétation en termes de pré-ordre.

III. 5. La dérivation des lectures exhaustives dans les cas les plus simples

Supposons que, par défaut, le questionneur présume que la réponse qui a été donnée à la

question Q est la réponse complète. En ce cas, il interprètera toute réponse S comme

signifiant OpQ(S). Si S n’est pas une réponse complète potentielle, comme OpQ(S)

affirme que S est la réponse complète, OpQ(S) est nécessairement contradictoire, et le

questionneur sera contraint de renoncer à l’hypothèse selon laquelle S était la réponse

complète. Mais, dans le cas où S est une réponse complète potentielle, on peut prouver

qu’alors OpQ(S) est équivalent à l’interprétation exhaustive de S. Avant de prouver ce

dernier fait en toute généralité, je commence par l’illustrer dans un cas simple.

Supposons, à nouveau, que Marie est venue soit donnée comme réponse à Qui est

venu ? ; alors, comme nous l’avons vu, la proposition que Marie est venue est la

réponse complète s’avère équivalente à Marie est venue, et personne d’autre, ce qui

n’est autre que la réponse exhaustive à la question. Passons maintenant au cas général :

Rappelons la définition de l’exhaustivité dans le cas d’une question de la forme

‘?xP(x)’. Si A est une proposition pertinente relativement à cette question, alors on a :

exh(A,P) = {w : w A w’(w’ A w’<Pw }, avec w’<pw si et seulement si P(w’)

P(w).

Si Q est la question ‘ ?xP(x)’, on peut redéfinir la lecture exhaustive directement en

fonction de la dénotation de Q en termes de pré-ordre. En effet, si l’on définit

« w<Qw’ » par «w Qw’ (w’ Qw) », alors w <Q w’ si et seulement si w<Pw’. On

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162

peut donc définir la lecture exhaustive de A relativement à une question-wh Q comme

suit :

exh(A,Q) = {w : w A w’(w’ A w’<Qw }

Il s’agit maintenant de prouver le fait suivant :

Fait 7 : Si S est une réponse complète potentielle à Q, alors OpQ(S) = exh(S,Q)

Preuve : Supposons que S soit une réponse complète potentielle à Q.

On a OpQ(S) = w(S = Q(w)). Comme S est une réponse complète potentielle à Q, il

existe w1 tel que S = Q(w1). Soit un tel w1 ; on a w1 OpQ(S). D’après le Fait 6, cela

signifie que OpQ(S) = GS-Q(w1), c'est-à-dire OpQ(S) = {w : w Q w1}. Par ailleurs, on a

S = Q(w1), et donc S ={w : w1 Qw}. Il suffit donc de montrer que exh({w : w1 Q w},

Q) = {w : w Qw1}

Or exh({w : w1 Qw}, Q} retient, parmi l’ensemble des mondes qui sont « plus grands »

que w1, ceux qui sont les plus petits. Ce ne peut être que ceux qui sont équivalents à w1,

c’est-à-dire les membres de {w : w Qw1}.

Plus formellement, montrons d’abord que {w : w Qw1} exh({w : w1 Q w}, Q).

Supposons que cela ne soit pas le cas ; alors il existe w2 tel que w2 Q w1 et w2

exh({w : w1 Q w}, Q). Comme w2 {w : w1 Q w}, cela signifie, par définition de exh,

qu’il existe w3 {w : w1 w} tel que w3 <Q w2 ; mais alors on aurait à la fois w1 Q w3

(puisque w3 {w : w1 w}) et w2 Q w1, d’où w2 <Q w3, ce qui contrediraitt w3 <Q w2.

Dans l’autre sens, montrons que exh({w : w1 Q w}, Q) {w : w Qw1}. Supposons que

ce ne soit pas le cas. Alors il existe w2 exh({w : w1 Q w}, Q) tel qu’il est faux que

w1 w2. Comme exh({w : w1 Q w}, Q) {w : w1 Q w} (par définition de exh), on a

w2 {w : w1 Q w}, d’où w1 Q w2. Comme il est faux que w1 Q w2, on a aussi w1 <Q

w2. Comme de plus w1 {w : w1 Q w}, cela contredit le fait que w2 exh({w : w1 Q

w},Q), par définition de exh. CQFD

Nous pouvons donc rendre compte en partie du phénomène des lectures exhaustives

d’une manière nouvelle : lorsque la réponse donnée est potentiellement complète, le

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163

questionneur présume que la réponse est la réponse complète, et dérive de ce fait une

lecture exhaustive. Comment cette présomption pourrait-elle être justifiée ? D’une part,

elle pourrait se fonder sur l’hypothèse que le répondant connaît la réponse complète. Il

ne serait pas rationnel pour le questionneur de poser une question au répondant s’il ne

croyait pas que le répondant est capable de satisfaire sa requête. D’autre part, elle

pourrait tenir lieu à une convention qui indique que, sous son intonation normale, une

réponse élidée comme « Pierre et Marie » doit se comprendre comme signifiant

« ‘Pierre et Marie sont venus’ est la réponse complète ». L’idée serait ici que, bien que

la question ne demande pas explicitement que la réponse contienne de l’information

négative, on comprend par défaut toute réponse S comme une manière elliptique

d’affirmer « S est la réponse complète ».

Bien entendu, cette approche souffre d’un défaut majeur : elle ne peut pas prédire

les lectures exhaustives des réponses qui, bien que positives, ne sont pas des réponses

complètes potentielles. Ainsi, une réponse comme Jacques ou Pierre est venu (toujours

dans le contexte de la question Qui est venu ?) n’est la réponse complète dans aucun

monde. Dans tout monde où cette phrase est vraie, en effet, ou bien Jacques est venu

sans Pierre, et alors la réponse complète doit impliquer que Jacques est venu, ou bien

Pierre est venu sans Jacques, et alors elle doit impliquer que Pierre est venu, ou bien

encore Jacques et Pierre sont tous deux venus, et la réponse complète doit impliquer que

Jacques et Pierre sont tous deux venus. Il suit qu’en appliquant OpQ à une telle réponse,

on obtient nécessairement la proposition contradictoire. Pourtant, nous avons vu qu’une

réponse de ce genre déclenche généralement l’inférence selon laquelle Jacques et Pierre

ne sont pas tous deux venus, et que personne d’autre qu’eux n’est venu.

Dans l’appendice 2 de ce chapitre, j’explore une manière de raffiner l’analyse qui

précède, laquelle permet, au moins dans certains cas, de faire de meilleures prédictions

que l’approche générale que nous défendons, mais qui, en fin de compte, souffre d’un

certain nombre de défauts –ce pourquoi nous n’intégrons pas ce développement dans le

corps de ce chapitre.

III. 6. Retour à la maxime de quantité positive et à l’hypothèse de compétence

La sémantique des questions-wh en termes de pré-ordre, ainsi que la dérivation

pragmatique de l’interprétation partitionnelle à partir de l’interprétation en termes de

pré-ordre, donne un fondement aux deux hypothèses nécessaires à la dérivation

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164

pragmatique des lectures exhaustives, à savoir la maxime de quantité positive et

l’hypothèse de compétence qui, dans sa formulation précise, fait référence à la notion de

pertinence au sens partitionnel.

Commençons par examiner à nouveau la maxime de quantité positive. Etant donné

une question Q de la forme ‘?xP(x)’, si i est l’état d’information du répondant, alors sa

réponse doit exprimer la proposition P-positive la plus forte qu’il croit vraie, c’est-à-dire

PosP(i), défini par :

PosP(i) = {w : w’ i w Pw’}

avec w Pw’ si P(w) P(w’)

D’après la sémantique en termes de pré-ordre, il se trouve que la relation de pré-ordre

P est exactement la même que la relation induite par la question elle-même, c'est-à-dire

Q. La maxime de quantité positive peut donc être formulée directement en termes de

l’interprétation de la question elle-même (ce n’était pas le cas dans la sémantique de

G&S, puisque pour eux, une fois le domaine de quantification fixé, ‘ ?xP(x)’ et

‘ ? P(x)’ dénotent la même chose, bien que la pré-ordre pertinent dans le second cas

soit la relation inverse de P.)

On peut donc réécrire la maxime de quantité positive comme suit :

Si Q est une question-wh et i est l’état d’information du répondant, alors la réponse doit

exprimer la proposition PosQ(i), avec :

PosQ(i) = {w : w’ i, w Qw’}, et w Qw’ si Q(w)(w’) = 1.

Comment dériver une telle règle à partir de la sémantique que nous proposons pour les

questions-wh ?

Du point de vue qui est maintenant le nôtre, une question-wh dont le prédicat est P

demande au répondant de communiquer la proposition positive la plus forte qui soit

vraie dans le monde actuel. En d’autres termes :

[[?xP(x)]]w = w’(w Pw’)

Ou encore, Q étant une question-wh, et Q(w) représentant la réponse complète en w :

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165

Q(w) = w.(w Qw’)

Supposons maintenant que le répondant ne sache pas exactement quelle est la réponse

complète, par exemple parce que son état d’information i contient exactement deux

mondes w1 et w2 dans lesquels la réponse complète à Q est différente. Il est naturel de

supposer que le répondant indiquera alors qu’il se trouve dans un monde où la réponse

complète est ou bien Q(w1) ou bien Q(w2). Interprétée littéralement, cette dernière

supposition revient à dire que le locuteur communiquera la proposition que « la réponse

complète à Q est Q(w1) ou la réponse complète à Q est Q(w2) ». Mais on peut montrer

que cela reviendrait alors, pour le locuteur, à asserter la proposition i/Q, c'est-à-dire la

proposition pertinente la plus informative qu’il croit vraie, et, par conséquent à donner

son information négative. Nous pouvons voir les choses différemment : le locuteur se

contente d’affirmer que Q(w1) ou Q(w2) est vraie. En généralisant à partir de ce cas

particulier, on s’attend à ce qu’un locuteur se trouvant dans un certain état

d’information i donne comme réponse la proposition suivante :

w i(Q(w))

Cette dernière proposition se trouve être équivalente à PosQ(i).

En effet, PosQ(i) = {w’ : w i, w Qw’} et {w’ : w i, w Qw’} = w i{w’ : w w’}

= w i(Q(w))

L’idée que je veux défendre est que les locuteurs sont, certes, coopératifs, mais

seulement au sens où ils essayent de satisfaire le contenu explicite de la requête

d’information qu’est une question ; ils ne sont pas tenus d’en dire plus que ce qui est

explicitement exigé d’eux, c'est-à-dire, en ce cas, de communiquer leur information

négative. Une question du type ‘ ?xP(x)’ demande explicitement au locuteur de

communiquer la proposition P-positive la plus forte qui soit vraie ; elle demande de

plus, mais seulement implicitement, de spécifier que cette proposition est la réponse

complète. Le locuteur, coopératif mais paresseux, peut s’en tenir à exprimer la

proposition P-positive la plus forte qu’il croit vraie, c’est-à-dire, si son état

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166

d’information est i, PosQ(i)19. La formulation de la maxime de quantité se trouve ainsi

justifiée à partir de la sémantique des questions.

Venons-en à l’hypothèse de compétence. Elle revient à affirmer que le locuteur a autant

d’information qu’il est possible étant donné qu’il a observé la maxime de quantité

concernant l’identité de la proposition qui se trouve être la réponse complète. Dans le

cas où la réponse produite est une réponse complète potentielle, l’hypothèse de

compétence revient à supposer que le répondant sait que la réponse complète est la

réponse complète. Lorsque la réponse produite n’est pas une réponse complète

potentielle, elle revient à dire que le locuteur possède autant d’information pertinente

que possible étant donné sa réponse. La formulation précise de l’hypothèse peut rester

la même que précédemment, parce qu’elle repose sur la même notion de pertinence,

laquelle se trouve justifiée même du point de vue de la sémantique en termes de pré-

ordre, du fait de la relation pragmatique existant entre cette sémantique et la sémantique

partitionnelle.

IV. Sémantique en termes de pré-ordre et interprétation des questions

enchâssées

Avant d’en venir à l’examen des réponses non-positives, je veux explorer certaines

conséquences possibles de la sémantique en termes de pré-ordre pour l’interprétation

des questions enchâssées. Pour ce faire, je commence, à nouveau, par présenter

l’approche de G&S.

G&S distinguent deux classes deux verbes parmi ceux qui enchâssent les questions. Les

verbes de la classe de se demander sont appelés intensionnels, parce qu’ils expriment

une relation entre un individu et une question, alors que les verbes de la classe savoir ou

deviner sont appelés extensionnels, parce qu’ils expriment une relation entre un individu

19 Dans un contexte très différent, Green (1995) insiste sur le fait que la maxime de quantité n’enjoint pas en principe le locuteur de communiquer tout ce qu’il sait de pertinent (ce serait alors une maxime de volubilité), mais seulement de communiquer tout ce qu’il a l’obligation de communiquer du point de vue de la conversation en cours. La notion de ce qui est « obligatoire », cependant, est en elle-même vague. Ici, je propose qu’il est obligatoire de donner toute l’information disponible qui se trouve explicitement réclamée par la question sous-jacente (à savoir l’information positive), mais qu’il n’est pas obligatoire de donner de l’information qui se trouve seulement implicitement réclamée.

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et une proposition, la proposition qui se trouve être la réponse complète à la question

enchâssée dans le monde d’évaluation :

(18) Pierre se demande qui est venu

(19) Pierre sait qui est venu

- Interprétation de (18) : la question Qui est venu ? fait partie des questions auxquelles

Pierre souhaite souhaitent obtenir une réponse

- Interprétation de (17) : Pierre est dans la relation savoir à la proposition qui se trouve

être la réponse complète à la question Qui est venu ? dans le monde actuel.

Une propriété caractéristique des verbes extensionnels est qu’ils peuvent aussi

enchâsser des phrases déclaratives, de sorte que l’on peut exprimer leur sens quand ils

enchâssent une question en fonction de leur sens quand ils enchâssent une phrase

déclarative. G&S proposent ainsi la règle d’interprétation suivante pour savoir, quand

savoir enchâsse une question, c'est-à-dire un constituant de type <s, <s,t>> (puisqu’une

question représente une fonction de mondes à propositions) :

[[savoir<<s,<s,t>, <e,t>>]]w = Q<s, <s,t>>. x<e>.([[savoir<<s,t>,<e,t>> ]]w(GS-Q(w))(x)

(où [[savoir<<s,t>,<e,t>>]] est le sens de savoir lorsqu’il enchâsse une déclarative)

Ainsi, pour Pierre sait qui est venu, évalué dans le monde w, cela nous donne :

a. [[GS-qui est venu]] = w. w’(venir(w) = venir(w’))

b. [[GS-qui est venu]](w) = w’ (venir(w) = venir(w’))

c. [[savoir<<s,t>,<e,t>>]]w([[GS-qui est venu]](w))(Pierre) , ce qui est équivalent à

d. [[savoir<<s,t>,<e,t>>]]w ( w’(venir(w’) = venir(w)) (Pierre), c'est-à-dire

e. Pierre est, en w, dans la relation savoir à la proposition [ w’(venir(w’) = venir(w))],

c'est-à-dire

f. Pierre sait en w quelle est l’extension de venir dans le monde w, c'est-à-dire

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168

g. Pour tout x tel que x est venu en w, Pierre sait que x est venu, et pour tout x tel que

x n’est pas venu en w, Pierre sait que x n’est pas venu (NB : sous l’hypothèse que

le domaine d’individus est connu de Pierre)

Par analogie, pour deviner, nous aurons la paraphrase (20)b pour (20)a :

(20) a. Pierre a deviné qui est venu

b. Pour tout x qui est venu, Pierre a deviné que x est venu, et pour tout x qui

n’est pas venu, Pierre a deviné que x n’est pas venu

Et, pour n’importe quel verbe V qui enchâsse une déclarative (V est alors de type

<<s,t>,<e,t>>), l’interprétation de V quand V enchâsse une question (si V peut

enchâsser une question) est donnée par :

[[V<<s,<s,t>>,<e,t>>]]w = Q<s,<st>>. xe. [[V<<s,t>,<e,t>>]]w(GS-Q(w))(x)

L’un des attraits de la sémantique de G&S tient ainsi à ce qu’elle permet un traitement

systématique de la sémantique des verbes extensionnels enchâssant des questions, dans

laquelle, d’une part, l’interprétation des questions reste la même qu’elles soient directes

ou enchâssées, et, d’autre part, celle des verbes extensionnels reste aussi la même selon

qu’ils enchâssent une déclarative ou une interrogative, si ce n’est du point de vue de

leur type sémantique20.

Mais ces aspects de cette analyse peuvent être préservés dans le cadre de la

sémantique en termes de pré-ordre, si ce n’est que le sens que nous prédisons pour les

phrases en question est différent de ce que prédisent G&S. Ainsi, nous pouvons nous

aussi poser le schéma suivant ; soit V un verbe qui enchâsse aussi bien les déclaratives

que les questions. V, lorsqu’il enchâsse une déclarative, est de type <<s,t>,<e,t>>. Son

interprétation lorsqu’il enchâsse une question est alors donnée par :

20 Savoir, quand il enchâsse une déclarative, est de type <<s,t>,<e, t>, mais, quand il enchâsse une question, est de type <<s,<s,t>,<e,t>>. Mais il n’est pas nécessaire de postuler deux entrées lexicales distinctes. La relation entre ces deux sens, pour n’importe quel verbe extensionnel V, est exprimable par le schéma suivant : x V<s,<st>,<et>> Q est vrai en w, si x est dans la relation V<<st>,<et> à la proposition GS-Q(w).

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x V Q est vrai en w si et seulement si x est dans la relation V<<s,t>,<e,t>> à la proposition

Q(w), c'est-à-dire la proposition w’(w Qw’). Cela est équivalent à :

[[V<<s,<s,t>>,<e,t>>]]w = Q<s,<st>>. xe. [[V<<s,t>,<e,t>>]]w(Q(w))(x)

La seule différence avec la variante de G&S est que Q(w) dénote la réponse complète à

Q en w d’après la sémantique en termes d’ordre partiel, alors que GS-Q(w) dénote la

réponse complète à Q en w d’après la sémantique partitionnelle.

Quelle prédiction faisons-nous alors pour (19) ?

(21) Pierre sait qui est venu

Interprétation prédite : (21) est vraie en w si Pierre est, en w, dans la relation savoir à la

proposition qui se trouve être, en w, la réponse complète à Qui est venu ? Or la réponse

complète à Qui est venu ?, en w, est la proposition venir-positive la plus forte vraie en

w, c'est-à-dire celle qui affirme, pour tout x qui est venu en w, que x est venu en w. Cela

s’avère donc équivalent à

(22) Pour tout x tel que x est venu en w, Pierre sait en w que x est venu

Par contraste, G&S prédisent une interprétation plus forte, puisque leur sémantique

implique aussi, pour la même phrase, que pour tout x tel que x n’est pas venu, Pierre

sait que x n’est pas venu.

Pour résumer :

(23) Pierre sait qui est venu

a. G&S : Pour tout x, Pierre sait si x est venu

b. pré-ordre : Pour tout x qui est venu, Pierre sait que x est venu

Nous retrouvons là un débat ancien, qui consiste à savoir si une phrase comme (23)

peut être ambiguë entre ces deux interprétations. L’interprétaion a. est appelée

interprétation exhaustive forte, et l’interprétation b. interprétation exhaustive faible

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(voir notamment Berman 1991, Heim 1994, Beck & Rullman 1999, Lahiri 2002). Ce

débat a surgi a plusieurs reprises, précisément lorsqu’il s’agissait de comparer la

sémantique partitionnelle à celle de Karttunen. Rappelons que la sémantique en termes

de pré-ordre est en fait une variante de celle de Karttunen. L’une des objections de

G&S à Karttunen (1977) était précisément que, selon eux, seule la lecture a. est

possible, alors que la sémantique de Karttunen prédit qu’on doit obtenir la lecture b. (en

effet, la notion de réponse complète chez Karttunen est la même que celle que postule

la sémantique en termes de pré-ordre). Heim (1994), cependant, montre que l’on peut

parfaitement obtenir le même résultat que G&S pour les questions enchâssées à partir

de la sémantique de Karttunen. Cela suit en réalité des remarques de la section

précédente, qui montrent que l’interprétation partitionnelle d’une question peut être

définie en termes de l’interprétation en termes de pré-ordre. Rappelons en effet le Fait

5 : pour toute question Q et tout couple de mondes {w1, w2}, GS-Q (w1) = GS-Q(w2) si

et seulement si Q(w1) = Q(w2). Comme GS-Q(w1) = GS-Q(w2) est équivalent à w2

GS-Q(w1), on a aussi, pour tout w, GS-Q(w) = w’(Q(w’) = Q(w)). Dans une certaine

mesure, d’ailleurs, mon étude des relations logiques entre la sémantique en termes de

pré-ordre et la sémantique partitionnelle systématise certaines observations dues à Irene

Heim (Heim 1994) concernant les rapports entre la sémantique de Kartunnen et celle de

de G&S.

Rien n’empêche donc de postuler l’entrée lexicale suivante pour savoir, qui est

équivalente à celle proposée par G&S :

[[savoir<<s,<st>>,<et>>]]w = Q<s,<st>>. xe.[[savoir<<st>,<et>>]]w( w’.(Q(w’) = Q(w))(x)

Heim (1994) et Beck & Rullmann (1999) remarquent que la démarche inverse, qui

consisterait à tenter de définir l’interprétation en termes de pré-ordre (en mes propres

termes) en termes de la sémantique partitionnelle, n’est pas une option possible. Si donc

il existe certains verbes donnant lieu, de manière claire, à l’interprétation exhaustive

faible, nous avons un argument en faveur d’une sémantique en termes de pré-ordre,

laquelle permet par ailleurs, quand c’est nécessaire, de prédire l’existence des

interprétations exhaustives fortes, au moyen d’entrées lexicales appropriées. Heim

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(1994) et Beck & Rullman(1999) suggèrent ainsi que le verbe deviner (guess) donne

facilement lieu aux lectures exhaustives faibles :

supposons ainsi que, dans la réalité, seuls Jacques et Marie soient venus à une fête à

laquelle Gertrude se trouvait également invitée, et que Pierre avait deviné que Jacques

et Marie viendraient, et n’avait rien deviné concernant la venue ou la non-venue de

Gertrude. Alors la phrase suivant est vraie, ou, du moins, n’est pas clairement fausse :

(24) Pierre a deviné qui viendrait

Il semble en tout cas que sa négation ne soit pas vraie :

(25) Pierre n’a pas deviné qui viendrait

De plus, lorsqu’on ajoute un adverbe de quantification, comme en partie, on retrouve de

manière assez nette une asymétrie entre information positive et négative. Supposons

ainsi, dans le même scénario, que Pierre avait simplement deviné que Jacques viendrait,

sans rien deviner sur Marie et Gertrude. Il semble que l’on peut alors dire :

(26) Pierre a deviné en partie qui viendrait

Supposons en revanche que Pierre avait deviné que Gertrude ne viendrait pas, sans

deviner que Jacques et Marie viendrait. Alors, en un tel cas, (26) semble fausse. En

d’autres termes, pour deviner en partie qui est venu, il faut avoir deviné, pour au moins

une personne qui est venue, que cette personne est venue, mais le fait d’avoir deviné,

pour au moins une personne, que cette personne ne viendrait pas, ne suffit pas (voir à ce

sujet Lahiri 2002). L’existence d’une telle asymétrie suffit à justifier l’idée que la

sémantique des questions enchâssées doit distinguer entre information positive et

négative, ce que permet la sémantique en termes de pré-ordre. Sur la base de tels faits,

Beck & Rullman (1999) argumentent en faveur d’une approche flexible de la

sémantique des questions, selon laquelle la sémantique partitionnelle comme la

sémantique Karttunen sont nécessaires pour rendre compte des différentes lectures

possibles des questions enchâssées, selon le type de verbe présent ; ils exploitent les

relations formelles entre les deux types d’interprétation, ce qui suppose de prendre pour

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sémantique de base celle de Karttunen. Or tous ces arguments peuvent en fait être vus

comme des arguments en faveur de la sémantique en termes de pré-ordre, qui est un

raffinement de la sémantique de Karttunen.

Je m’efforce maintenant de montrer que la considération de la maxime de quantité

telle que nous l’avons formulée permet d’améliorer les prédictions de Karttunen

concernant l’interprétation des questions enchâssées.

Comparons les deux scénarios suivants :

-Scénario a. : Jacques, Marie et Gertrude étaient invités, Jacques et Marie sont venus, et

Pierre avait deviné que Jacques et Marie viendrait, et n’avait fait aucune prédiction

concernant Gertrude

- Scénario b : Jacques, Marie et Gertrude étaient invités, Jacques et Marie sont venus, et

Pierre avait deviné que Jacques et Marie viendrait, et avait fait la prédiction fausse

que Gertrude viendrait aussi (Pierre avait dit : « ils viendront tous les trois »)

Considérons à nouveau la phrase suivante :

(27) Pierre a deviné qui viendrait

Dans le scénario a., (27) tend à être jugée vraie, ou, en tant cas, pas clairement fausse, et

sa négation (Pierre n’a pas deviné qui viendrait) est jugée fausse. Dans le scénario b.,

en revanche, (27) est clairement jugée fausse.

Or, sous la lecture exhaustive faible, (27) devrait être jugée vraie dans les deux

scénarios.

En effet, cette lecture est paraphrasable de la manière suivante :

(28) Pour tout x tel que x est venu, Pierre a deviné que x viendrait.

Dans les deux scénarios, ce sont les mêmes personnes, à savoir Jacques et Marie, qui

sont venues, et Pierre a deviné, pour chacune d’elles, qu’elle viendrait, ce qui devrait

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suffire à rendre (27) vraie. En réalité, il semble que le fait que Pierre ait fait une

prédiction erronée, dans le scénario b, rend (27) fausse21.

La modification qui je souhaite apporter à la définition de la lecture exhaustive

faible est la suivante. Au lieu de dire que Jacques a deviné Q est vraie si Jacques a

deviné la vérité de la proposition qui se trouve être la réponse complète à la question Q,

c'est-à-dire la vérité de la proposition Q-positive vraie logiquement la plus forte, je dirai

plutôt que, pour que cette phrase soit vraie, il faut que l’information positive totale

contenue dans les prédictions de Jacques soit la proposition positive vraie logiquement

la plus forte. En termes formels :

Notons DEV(Pierre,w) la proposition qui représente tout ce que Pierre a prédit, c'est-à-

dire l’ensemble des mondes compatibles avec les prédictions de Pierre. DEV est en

principe totalement définissable à partir de l’interprétation de deviner quand deviner

enchâsse une déclarative :

DEV(Pierre, w) = {S : S est une proposition telle que Pierre a prédit que S est vraie}

Si Q est une question, d’après les définitions précédentes, PosQ(DEV(Pierre, w))

représente toute l’information Q-positive contenue dans DEV(Pierre, w). On pose

ensuite :

Pierre a deviné Q est vraie en w si et seulement si PosQ(DEV(Pierre,w)) = Q(w).

Plaçons-nous maintenant dans le scénario b. Dans ce scénario, Pierre a prédit que

Jacques, Marie et Gertrude viendraient. Par conséquent, avec Q = Qui viendra ?,

PosQ(DEV(Pierre,w)) = Jacques, Marie et Gertrude viendront. Comme, en réalité, seuls

21 On pourrait se demander si ce dernier fait ne pourrait pas simplement tenir au fait que deviner, comme la plupart des verbes extensionnels au sens de G&S, est un verbe factif. Il est cependant loin d’être trivial d’expliquer la fausseté de (27) dans le scénario b. sur la base, a) de l’interprétation exhaustive faible au sens standard, et b) de la factivité de deviner quand deviner enchâsse une déclarative. Après tout, dans le scénario b., Pierre a deviné la proposition qui se trouve être la réponse positive la plus forte qui soit vraie, cette proposition est vraie, et cela devrait suffire à rendre (27) vraie. La factivité de deviner n’entraîne nullement que pour qu’une phrase comme Pierre a deviné que S soit vraie, il faut que Pierre n’ait pas fait la moindre prédiction fausse. Cette dernière phrase présuppose seulement que S est vraie et que Pierre a prédit S, et ne présuppose rien sur les autres prédictions de Pierre. De plus, tous les verbes extensionnels ne sont pas factifs : ainsi, dire n’est pas factif. Voir cependant Egré (2004) pour une tentative de lier de manière systématique factivité et capacité à enchâsser les questions, en dépit des contre-exemples apparents.

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174

Jacques et Marie sont venus, Q(w) est la proposition Jacques et Marie sont venus. Par

conséquent, dans cette situation, (27) est fausse.

Dans le scénario a., en revanche, Pierre a prédit que Jacques et Marie viendraient, et

n’a rien prédit concernant Gertrude, de sorte que PosQ(DEV(Pierre,w)) = Jacques et

Marie sont venus, qui est identique à la proposition Q(w), de sorte que (27) est vraie.

Notons enfin que si Pierre avait prédit non seulement que Jacques et Marie

viendraient, mais aussi que Gertrude ne viendrait pas, alors Dev(Pierre,w) = Jacques et

Marie viendront et Gertrude ne viendra pas, mais l’application de PosQ, qui retient de

cette proposition sa partie positive, donne encore Jacques et Marie viendront, de sorte

que (27) est vraie. Plus généralement, voici les trois prédictions que font,

respectivement, la théorie de G&S, celle de Karttunen, et celle que je viens d’esquisser :

(29) Pierre a deviné qui viendrait

a. G&S (lecture exhaustive forte): Pour tout x tel que x est venu, Pierre a deviné que x

viendrait, et pour tout x tel que x n’est pas venu, Pierre a deviné que x ne viendrait pas

>> faux dans les deux scénarios a. et b.

b. Karttunen (lecture exhaustive faible au sens standard) : Pour tout x tel que x est venu,

Pierre a deviné que x viendrait >> vrai dans les deux scénarios a. et b.

c. Mon analyse : Pour tout x tel que x est venu, Pierre a deviné que x viendrait, et, pour

tout x tel que x n’est pas venu, Pierre n’a pas faussement deviné que x viendrait >>

vrai en a, faux en b.

Comme auparavant, cette analyse peut être généralisée et formalisée pour tout verbe

extensionnel :

Soit V un verbe extensionnel (c'est-à-dire qui enchâsse à la fois les déclaratives et les

questions). On considère que le sens de V quand V enchâsse une déclarative est déjà

donné, et l’on pose :

[[V<s,<st>,<e,t>>]]w = Q<s,<st> . xe. (PosQ(V(x,w)) = Q(w)

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175

avec V(x,w) = {S : V(S)(x)(w) = 1} (c'est-à-dire V(x,w) contient tous les mondes

compatibles avec les propositions avec lesquelles x est en relation via l’attitude

propositionnelle V dans le monde w).

L’une des objections fréquentes (voir par exemple G&S 1984, Lahiri 2002) contre

l’existence de lectures exhaustives faibles pour savoir se trouve alors levée. Cette

objection classique est la suivante :

(30) Pierre sait quels nombres entre 2 et 10 sont des nombres premiers

Supposons que Pierre sache, d’une part, que 2, 3, 5 et 7 sont des nombres premiers, et

croie par ailleurs à tort que 8 est premier. Sous la lecture exhaustive faible, (30) est

vraie, puisque, pour tout nombre premier entre 2 et 10, Pierre sait que ce nombre est

premier. Le fait que Pierre ait par ailleurs des croyances fausses concernant d’autres

mondes ne joue aucun rôle. Il est intuitivement clair que (30) est fausse dans cette

situation. Le point important est que notre analyse, contrairement à la définition

standard de la lecture exhaustive faible, prédit cette intuition ; dans une telle situation,

en effet, la partie positive des croyances de Pierre s’exprime par la proposition « 2,3, 5,

7 et 8 sont premiers » ; mais la réponse complète à la question enchâssée, c'est-à-dire la

proposition positive la plus forte qui soit vraie, est « 2,3,5 et 7 sont premiers ».

Supposons en revanche que Pierre sache, d’une part, que 2, 3, 5, et 7 sont premiers, et

qu’il est incertain concernant le caractère premier ou non de 8 (et que, pour les autres

nombres, il sache ce qu’il en est). Alors, en ce cas, selon notre analyse, (30) pourrait

être vraie sous sa lecture exhaustive faible. C’est sans doute là un résultat indésirable :

la plupart des locuteurs estiment que même en ce cas, (30) est fausse. En d’autres

termes, l’interprétation exhaustive faible, même sous la définition que nous en

proposons, semble être impossible dans le cas de savoir. Il se peut que cela soit dû à une

propriété spécifique du verbe savoir : le savoir est classiquement défini comme une

croyance vraie et justifiée ; il est probable qu’un individu simplement incertain sur le

caractère premier ou non du nombre 8, quand bien même il sait que 2,3,5 et 7 sont

premiers, ne dispose cependant pas d’une croyance justifiée (il ignore probablement la

définition d’un nombre premier). Il se peut aussi, simplement, que certains verbes soient

spécifiés, dans le lexique, comme ne pouvant donner lieu qu’à la lecture exhaustive

Page 176: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

176

forte (il suffit de donner l’entrée lexicale appropriée)22. Si maintenant l’on remplace

savoir par dire, mon analyse semble faire exactement les bonnes prédictions :

(31) Pierre a dit quels nombres entre 2 et 10 étaient premiers

- scénario a : Pierre a dit « 2, 3, 5, 7, et 8 sont premiers »

- scénario b : Pierre a dit « 2,3,5,et 7 sont premiers »

- scénario c : Pierre a dit « 2,3,5, et 7 sont les seuls nombres premiers entre 2 et

10»

Sous la lecture exhaustive forte, (31) ne peut être vraie que dans le scénario c. Sous la

lecture exhaustive faible au sens habituel, (31) est vraie dans les trois scénarios. Selon

mon analyse, (31) est vraie dans les scénarios b. et c., et fausse dans le scénario a. Cette

prédiction semble tout à fait correcte.

Dans le mesure où les arguments qui précèdent sont valides, nous avons donc désormais

deux arguments en faveur d’une sémantique pour les questions qui pose une asymétrie

entre information positive et négative. Le premier, développé précédemment, tient à ce

que la dérivation pragmatique des lectures exhaustives suppose que la maxime de

quantité fasse seulement référence à l’information positive contenue dans l’état

d’information du répondant, et, plus généralement, au fait que les réponses positives

sont généralement perçues comme les plus directes ; le deuxième concerne

l’interprétation des questions enchâssées : contrairement à ce que prédit la sémantique

partitionnelle, l’asymétrie entre information positive et négative est également visible

dans certains phrases dans lesquelles apparaissent des questions enchâssées. Ce point

peut d’ailleurs être illustré également par le caractère non-contradictoire de la phrase

22 Une piste à explorer peut aussi être la suivante : elle consisterait à imposer que le schéma suivant soit valide, pour toute question Q : Jacques sait Q Jacques sait que Jacques sait Q.Supposons en effet que Jacques sache que 2, 3, 5, et 7 sont premiers et ignore ce qu’il en est concernant les autres nombres entre un et dix. Sous la lecture exhaustive faible (dont l’existence est en ce cas douteuse), la phrase Jacques sait quels nombres entre 2 et 10 sont premiers est vraie. Supposons de plus que Jacques soit conscient qu’il ne sait pas que 8 est premier (ce serait une conséquence du principe d’introspection négative discuté en logique épistémique, qui est donné par l’axiome suivant, où K représente un modal de nécessité épistémique : KS K KS). Alors Jacques sait qu’il ne sait pas si 8 est premier. De ce fait, il sait qu’il ne sait pas que la proposition « 2, 3, 5 et 7 sont premiers » est la réponse complète à la question enchâssée. Et donc, il ne sait pas qu’il sait quels nombres entre 2 et 10 sont premiers, ce qui invalide le schéma ci-dessus.

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177

suivante, même dans un contexte dans lequel le domaine de quantification sous-jacent

est fini et connu du locuteur :

(32) Savoir qui est venu m’intéresse plus que savoir qui n’est pas venu

Selon quelques locuteurs consulté, cette phrase est non-contradictoire, et se comprend

comme signifiant que l’auteur de la phrase préfèrerait, au cas où il ne pourrait obtenir la

réponse complète à la question qui est venu ?, disposer d’une réponse partielle positive

que d’une réponse partielle négative. Ainsi, l’auteur d’une telle phrase indique qu’une

information du type Jacques est venu est pour lui plus précieuse qu’une information du

type Marie n’est pas venue. Bien entendu, l’auteur de cette phrase souhaiterait sans

doute connaître la réponse complète à la question qui est venu ?, en sachant qu’il s’agit

là de la réponse complète, auquel cas il saurait à la fois qui est venu et qui n’est pas

venu.

Enfin, notre modification de la définition des lectures exhaustives faibles fait référence,

de manière analogue à la maxime de quantité elle-même, à la partie positive de

l’information détenue par un individu auquel on attribue une certaine attitude

propositionnelle vis-à-vis d’une question. On pourrait se demander à ce point ce

qu’apporte la sémantique en termes de pré-ordre par rapport à celle de Karttunen, dont,

on un sens, elle dérive. L’avantage principal, à mes yeux, est le suivant : en représentant

la dénotation d’une question dans un monde w non pas comme l’ensemble des réponses

élémentaires vraies en w, mais comme la proposition positive la plus forte en w (où la

notion de positivité est relative au prédicat questionné), on parvient de manière

entièrement motivée à la maxime de quantité telle que nous l’avons présentée, mais

aussi à une définition intuitivement correcte de la pertinence. Nous préservons un aspect

attirant de la sémantique de G&S, à savoir le fait que la valeur sémantique d’une

question est la même qu’elle soit enchâssée ou non-enchâssée. Surtout, nous faisons

jouer à la notion d’information positive contenue dans un état d’information un rôle

crucial à la fois en ce qui concerne la pragmatique des réponses et la sémantique des

questions enchâssées.

V. Les réponses négatives

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178

J’en viens maintenant à l’examen des réponses non-positives, et, pour commencer, à

celui des réponses négatives. Considérons donc à nouveau :

(33) a. Parmi les linguistes, les philosophes, et les chimistes, qui est-ce que

finalement Pierre a reçu à dîner ?

b. Pas Marie (en tout cas)

c. Moins de trois philosophes (en tout cas)

Nous observions au début du chapitre que, d’une part, de telles réponses, pour être

totalement appropriées, réclament soit une intonation particulière, soit l’adjonction

d’une locution comme en tout cas, et que, d’autre part, elles ne donnent lieu à aucune

inférence concernant les individus non-mentionnés, si ce n’est que le locuteur est, à lors

égard, ignorant ou indifférent23. La deuxième de ces observations est d’ores et déjà en

partie explicable : puisqu’un locuteur est censé, d’après la maxime de quantité, donner

toute son information positive, l’emploi d’une réponse purement négative indique qu’il

ne dispose d’aucune information positive, ce qui bloque toute inférence positive

concernant les individus non-mentionnés. Mais il nous faut aussi expliquer pourquoi on

obtient pas non plus d’inférences négatives ; après tout, un locuteur pensant, par

exemple, que Pierre n’a reçu à dîner personne n’aurait pas violé la maxime de quantité

positive en répondant Pas Marie ou Moins de trois philosophes ; en effet, en ce cas, la

partie positive de son état d’information est simplement la tautologie, de sorte qu’il

aurait bien communiqué (trivialement) toute son information positive, et aurait de plus

énoncé des phrases qu’il croit vraies. De ce fait, en l’absence d’une autre contrainte,

l’hypothèse de compétence (selon laquelle le locuteur est maximalement informé étant

donné la réponse qu’il a produite et qu’il a respecté la maxime de quantité) prédit en

réalité qu’on devrait inférer, à partir de telles réponses, que, selon le répondant, Pierre

n’a reçu personne à dîner.

23 Certains locuteurs, cependant, peuvent comprendre la réponse c. comme signifiant : « il y a un groupe de moins de trois philosophes qui a été reçu à dîner par Pierre, et personne d’autre n’a été reçu par Pierre ». Selon moi, cela tient à ce que certains quantificateurs monotones décroissants peuvent en réalité avoir une lecture existentielle, du type « il y a un groupe de moins de trois philosophes qui… », auquel cas ces quantificateurs ne sont plus à proprement parler monotones décroissants. L’existence de telles lectures est manifeste dans des phrases contenant un prédicat collectif, ou dans les lectures cumulatives, comme pour Moins de trois linguistes ont, ensemble, soulevé un piano, et moins de 40 poules ont pondu plus de 60 œufs. Plusieurs auteurs, comme, par exemple, Landman (2000), admettent la possibilité de telles lectures existentielles. Je discute moi-même ce point dans l’appendice 2 du présent chapitre.

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179

De manière provisoire, je rends compte de l’absence d’une telle inférence au moyen

d’une seconde maxime de quantité, nommée maxime de quantité négative (par

contraste, la maxime de quantité précédente se nommera désormais maxime de quantité

positive) :

(34) Maxime de quantité négative : Soit Q une question wh. Soit i l’état

d’information du répondant, et soit A la proposition exprimée par la réponse du

répondant. Alors :

Si A est Q-négative, A NegQ(i),

avec :

-NegQ(i) est la partie Q-négative de i, définie ainsi (par symétrie avec la partie

positive) :

NegQ(i) = {w : w’ i, w Q w’}

- Une proposition A est Q-négative si NegQ(A) = A

Illustration :

Q = Qui est venu ?

i = Pierre est venu et Marie n’est pas venue

Alors NegQ(i) = {w : Marie n’est pas venue en w}

Preuve : Soit w tel que Marie n’est pas venue en w. Considérons le monde w’ identique

à w sauf que Pierre est de plus venu en w’ (si ce n’était pas déjà le cas en w). Alors

venir(w) venir(w’), donc w Q w’ ; d’autre part w’ i (puisqu’en w’ Pierre est venu

et Marie n’est pas venu). Et donc, par définition, w NegQ(i). Cela montre que {w :

Marie n’est pas venue en w} NegQ(i). Dans l’autre direction, soit w NegQ(i). Par

définition, il existe w’ i tel que w Qw’, c'est-à-dire venir(w) venir(w’). Comme en

w’ Marie n’est pas venue, il suit que Marie n’est pas venue en w, d’où w {w : Marie

n’est pas venue en w}. Et donc NegQ(i) {w : Marie n’est pas venue en w}.

Il suit de la maxime de quantité négative que l’auteur des réponses (33)b. et (33)c. n’a

pas plus d’information négative que ce que sa réponse exprime. Comme par ailleurs, il

ne doit possèder aucune information positive, il s’ensuit qu’un tel locuteur ne possède

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180

aucune information pertinente de plus que ce qu’il a explicitement communiqué. En

particulier, on peut inférer de (33)c (Moins de trois linguistes) que le locuteur n’a pas la

croyance que moins de deux linguistes sont venus, puisqu’alors il aurait dû énoncer

cette dernière phrase – il est donc incertain concernant la question de savoir si aucun,

un ou deux linguistes sont venus.

A ce point, il convient de discuter un problème potentiel pour notre analyse. Il est

généralement admis que des phrases comme (35)a. et (35)b. ont pour implicature (35)c

(35) a. Peu de linguistes sont venus

b. Moins de dix linguistes sont venus

c. un ou plusieurs linguistes sont venus

Or nous prédisons que ces phrases, si elles sont utilisées comme réponses à Qui est

venu ?, conduisent à inférer que le locuteur ne dispose d’aucune information positive, ce

qui devrait bloquer ces inférences. En revanche, nous prédisons des implicatures

primaires du type : le répondant n’exclut pas que des linguistes soient venus, ou encore,

il est possible que des linguistes soient venus. En effet, si le répondant excluait que des

linguistes soient venus, alors,

il aurait dû dire, compte tenu de la maxime de quantité négative, Aucun linguiste n’est

venu. Selon moi, ce problème (le fait que nous ne prédisons pas d’implicatures

secondaires) est loin d’être fatal pour l’analyse proposée, pour la raison suivante : il a

été observé depuis longtemps (voir notamment Horn 1972, 1989) que les contextes

négatifs donnent lieu à des implicatures beaucoup plus faibles que ce qu’on attendrait

dans l’optique néo-gricéenne. Considérons ainsi :

(36) a. Jacques n’a pas lu dix livres

b. Jacques n’a pas lu tous les livres

Dans l’analyse néo-gricéenne standard, l’une des alternatives de Jacques n’a pas lu dix

livres est Jacques n’a pas lu neuf livres. Et comme cette alternative est strictement plus

forte que la phrase qui nous intéresse ((36)a), on devrait en inférer la fausseté, c'est-à-

dire inférer Jacques a lu neuf livres. En fin de compte, la lecture pragmatique que l’on

obtiendrait serait Jacques a lu exactement neuf livres, ce qui est manifestement erroné.

Page 181: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

181

On pourrait objecter, à ce stade, que, de toute façon, (36)a peut facilement être

interprétée simplement comme Jacques n’a pas lu exactement dix livres, auquel cas le

mécanisme gricéen est de toute façon inopérant – nous montrons dans le chapitre sur les

numéraux que l’on doit, d’une manière ou d’une autre, accepter que les phrases

contenant des numéraux sont ambiguës, de sorte que la lecture exacte est une des

lectures possibles des numéraux, indépendamment de tout raisonnement pragmatique. Il

reste cependant que la lecture « exacte » n’est jamais qu’une seule des lectures, et qu’il

est possible de comprendre (36)a comme équivalent à Jacques a lu moins de dix livres,

auquel cas le mécanisme donnant lieu à l’implicature Jacques a lu exactement neuf

livres devrait fonctionner. Le fait que ce ne soit pas le cas suggère, selon nous, que, de

manière plus systématique, on n’obtient pas, dans les contextes négatifs, des

implicatures aussi fortes que ce qu’on pourrait attendre. Ceci se trouve confirmé par

l’examen de (36)b. L’une des alternatives de (36)b, dans la perspective classique, est

Jacques n’a pas lu la plupart des livres ; en effet, il faut admettre que la plupart et tous

appartiennent à la même échelle pour prédire que Jacques a lu la plupart des livres a

pour implicature Jacques n’a pas lu tous les livres. Mais comme Jacques n’a pas lu la

plupart des livres entraîne a-symétriquement Jacques n’a pas lu tous les livres, on

devrait en inférer la fausseté, c'est-à-dire Jacques a lu la plupart des livres. Or il ne

nous semble pas que (36)b déclenche une implicature aussi forte. De (36)b, on infère

quelque chose de nettement plus faible, comme par exemple : Jacques a lu une partie

des livres. Bien sûr, cela n’exclut nullement qu’en fait Jacques ait lu la plupart des

livres, mais on semble plutôt conclure que l’auteur d’une telle phrase ne pourrait pas

jurer que Jacques a lu la plupart des livres. Cela suggère une solution possible à notre

problème : l’idée serait que, dans les contextes négatifs, on obtient en réalité seulement

des implicatures primaires. Dans le cas précédent, par exemple, on conclut que le

locuteur ne sait pas si Jacques a lu la plupart des livres, ni s’il a lu une partie des livres,

ni s’il a lu ou n’a pas lu de livres. Mais, en réalité, une telle situation est telle qu’il est en

fait au moins probable que Jacques ait lu un ou deux livres : l’idée serait que si Jacques

n’en avait lu aucun, alors le locuteur pourrait au moins savoir qu’il n’en a pas lu

beaucoup ; l’inférence très faible selon laquelle Jacques a dû lire quelques livres (où

devoir est un modal epistémique) n’est pas irréaliste si l’on sait que le répondant

n’exclut pas que Jacques a lu la plupart des livres, et que, d’autre part, le questionneur

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182

est dans un état d’information initial tel qu’il attribue une probabilité relativement

élevée à la proposition que Jacques a lu au moins un livre24. Je ne prétends nullement ici

développer une analyse exacte, ni même prédictive (après tout, bien entendu, le

répondant n’exclut pas non plus que Jacques n’a pas lu la plupart des livres); il s’agit

seulement d’une piste possible, qui supposerait, en réalité, des outils formels plus

subtils, qui permettraient de représenter l’état d’information des interlocuteurs non pas

simplement comme un ensemble de mondes, mais plutôt comme une distribution de

probabilités sur l’ensemble des mondes possibles ; les mécanismes d’inférence

pragmatiques devraient alors eux-mêmes être formalisés en termes probabilistes, et

l’hypothèse de compétence aurait alors elle aussi une composante probabiliste. Les

travaux récents de Merin (1999) et Van Rooy (2004), entre autres, proposent de tels

outils théoriques.

Ce qui compte, en tout cas, est que la théorie que je propose, sans être parfaite, n’est

pas moins bonne que l’approche néo-gricéenne standard ; elle fait des prédictions trop

faibles (l’inférence Jacques a dû lire un ou deux livres n’est pas prédite pour (36)a et

(36)b, dans le contexte d’une question comme Quels livres Jacques a-t-il lu ? ou

Combien de livres Jacques a-t-il lu ?), mais l’approche néo-gricéenne fait elle des

prédictions trop fortes (Jacques a lu exactement 9 livres, Jacques a lu la plupart des

livres). De plus, l’approche ici suggérée établit un lien direct entre la relative faiblesse

des inférences auxquels donnent lieu les termes scalaires dans les contextes négatifs et

l’absence d’inférence positive concernant les individus non-mentionnés pour une

réponse du type Pas Marie.

Par ailleurs, une autre solution possible à ce problème consisterait à exploiter le fait

que les quantificateurs comme peu de linguistes et moins de quatre linguistes peuvent,

comme nous le soulignions dans la note 23 , recevoir une interprétation existentielle (de

telle manière que peu de linguistes ont, ensemble, soulevé un piano signifie il y a un

groupe constitué d’un petit nombre de linguistes et les membres de ce groupe ont

ensemble soulevé un piano), auquel cas l’inférence selon laquelle un linguiste est venu

(toujours pour les réponses en (35)) serait simplement une conséquence logique. Il sera

également question de l’interprétation existentielle des quantificateurs monotones

décroissants dans l’appendice 2.

24 L’idée serait qu’une question comme Quels livres Jacques a-t-il lu ? présuppose faiblement que Jacques a lu un des livres. Je n’ai pas de définition explicite de cette notion de présupposition faible ; j’exprime simplement une intuition. Peut-être que la présupposition réelle d’une telle question est il est envisageable que Jacques a lu au moins un des livres.

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183

VI. Les réponses non-monotones et le principe de symétrie épistémique

Considérons maintenant les réponses non-monotones :

(37) Qui est-ce que Pierre a reçu, parmi les philosophes, les linguistes et les

chimistes ?

a. Entre trois et cinq chimistes

b. Quelques chimistes et aucun linguiste

c. Jacques, mais pas Marie

Comme nous l’observions au début de ce chapitre, une réponse comme (37)a tend à

déclencher l’inférence selon laquelle aucun non-chimiste n’est venu ; en revanche, les

réponses (37)b et (37)c ne peuvent pas conduire à de telles inférences négatives. Dans le

cas de (37)a, il pourrait être tentant d’analyser cette réponse comme équivalente à il

existe un groupe de chimistes de cardinalité comprise entre trois et cinq, et Pierre a

reçu ce groupe à dîner. En interprétant la question sous-jacente comme quantifiant non

seulement sur des « individus atomiques », mais également sur les individus complexes

que sont les groupes (voir l’appendice 2 pour une formalisation exacte d’une telle

sémantique, qui suppose que le domaine d’individus contiennent des « individus

pluriels »), alors cette réponse serait en fait une réponse positive, puisqu’elle affirmerait

simplement qu’au moins un groupe ayant une certaine propriété a été reçu par Pierre. Et

la lecture exhaustive de cette réponse serait alors : un groupe de chimistes de cardinalité

comprise entre trois et cinq est venu, et aucun autre groupe n’est venu (si ce n’est, bien

entendu, les groupes qui sont des sous-groupes du groupe contenant entre trois et cinq

linguistes qui sont venus). Une telle stratégie ne serait pas applicable à (37)b et (37)c, ce

qui permettrait d’expliquer de manière motivée les différences entre (37)a et (37)b et

(37)c ; nous dirions alors que seules les réponses positives donnent lieu à une lecture

exhaustive, ce qui s’expliquerait pragmatiquement à partir de la maxime de quantité

positive, et que, par ailleurs, la maxime de quantité négative s’applique uniformément à

toutes les réponses non-positives :

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184

Maxime de quantité négative (seconde version, informellement) : Si A est une réponse

non-positive, alors A doit contenir toute l’information négative dont dispose le locuteur.

Cette dernière formulation, en effet, bloque toute inférence négative pour les réponses

non-positives25.

Malheureusement, une telle stratégie n’est pas viable, nous semble-t-il, pour la raison

suivante : la sémantique proposée ici pour entre trois et cinq linguistes fait des

prédictions manifestement erronées du point de vue des conditions de vérité littérale des

phrases. Considérons ainsi une situation où dix linguistes se trouvent dans une certaine

pièce. Dans une telle situation, il y a bien un groupe comprenant entre trois et cinq

linguistes tel que tous les membres de ce groupe se trouvent dans la pièce en question (il

suffit de prendre n’importe quel sous-groupe du groupe des dix linguistes). Il en résulte

que, du point de vue de son sens littéral, la phrase suivante est vraie dans une telle

situation :

(38) Entre trois et cinq linguistes sont dans la pièce

En réalité, cette phrase est jugée fausse dans une telle situation - elle est incompatible

avec une situation dans laquelle il y a plus de cinq linguistes. On pourrait suggérer que

cela tient à ce que, lorsqu’on considère les implicatures scalaires de cette phrase, on

ajoute précisément l’inférence selon laquelle il n’y a pas plus de cinq linguistes. Mais

cette analyse échouerait alors à prédire l’interprétation de cette même phrase lorsqu’elle

se trouve enchâssée dans un contexte monotone décroissant :

(39) A chaque fois qu’entre trois et cinq linguistes sont dans la pièce, il pleut

D’après les locuteurs consultés, on ne peut pas déduire de cette phrase qu’à chaque fois

qu’il y a, par exemple, dix linguistes dans la pièce, il pleut, alors, que, sous l’analyse

esquissée ici, toute situation où dix linguistes sont dans la pièce serait une situation où

entre trois et cinq linguistes sont dans la pièce. En fait, on comprend cette phrase

25 Notons cependant que, de ce fait, elle est incompatible avec le fait qu’une réponse comme I(37)b a pour implicature scalaire : Pierre n’a pas reçu à dîner tous les chimistes.

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185

comme quantifiant exclusivement sur les situations dans lesquels il y a au moins trois

linguistes et au plus cinq linguistes dans la pièce.

Il faut donc admettre qu’une réponse comme entre trois et cinq linguistes est

véritablement équivalente à plus de deux et moins de dix linguistes, et n’est donc pas

une réponse positive26.

Il nous faut donc examiner une autre stratégie. Comparons à nouveau (37)a, d’un côté, à

(37)b et (37)c. Bien que ces trois réponses sont non-monotones - elles comportent toutes

trois à la fois de l’information positive et de l’information négative -, nous avons le

sentiment que les réponses (37)b et (37)c se distinguent de (37)a en ce que, en un sens,

elles contiennent de l’information purement négative à propos d’une partie du domaine

pertinent d’individus. (37)b, ainsi, contient de l’information purement négative

concernant les linguistes, et (37)c concernant Marie. A l’inverse, (37)a contient à la fois

de l’information positive et de l’information négative concernant les chimistes (entre

trois et cinq chimistes = plus de deux et moins de six) , et ne contient aucune

information d’aucune sorte concernant les non-chimistes. Le but de cette section est

d’abord de rendre précises ces notions (que veut dire, d’un point de vue modèle-

théorique, « contenir de l’information positive à propos d’un individu » ?), puis de

formuler des principes conversationnels qui puissent expliquer les faits observés.

Commençons par comparer les deux réponses suivantes :

(40) Qui est venu, parmi Pierre, Marie et Jacques ?

a. Pierre

b. Pierre, et pas Marie

La réponse (40)a déclenche une lecture exhaustive, à savoir Pierre est venu, et ni Marie

ni Jacques ne sont venus. Cela ne se produit pas, en revanche, pour la réponse (40)b. Il

est frappant que l’on se retrouve, dans le cas de (40)a, avec une interprétation renforcée

26 Une telle réponse n’est pas positive, puisqu’elle n’a pas la propriété suivante (cf. Fait 1) : w w’(entre trois et cinq linguistes sont venus en w venir(w) venir(w’)) (entre trois et cinq

linguistes sont venus en w’). En effet, supposons qu’exactement cinq linguistes soit venus en w. Alors la réponse en question est vraie en w, mais elle est fausse dans le monde w’ identique à w sauf qu’un sixième linguiste est venu en w’. Elle n’est pas non plus négative. Voir plus bas.

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186

strictement plus forte que la lecture que l’on obtient pour (40)b, alors même que, si l’on

en reste aux significations littérales, (40)b entraîne a-symétriquement (40)a. Plusieurs

locuteurs interrogés se trouvent avoir une intuition assez claire concernant la source de

cette différence. Ils réagissent en substance comme suit : si l’auteur de la réponse (40)b

savait que Gertrude n’était pas venue non plus, alors pourquoi aurait-il dit explicitement

que Marie n’est pas venue, sans communiquer une information négative du même type

concernant Gertrude ? En d’autres termes, pourquoi aurait-il traité différemment Marie

et Gertrude, alors qu’il disposerait en ce cas exactement du même type d’information

les concernant ? Si l’on prend ce raisonnement au sérieux, on peut conclure que l’auteur

de cette réponse ne peut être dans le même état épistémique vis-à-vis de Marie et de

Gertrude. Soit il considère que la question de savoir si Gertrude est venue, pour une

raison quelconque, n’est pas réellement pertinente (ce pourquoi il ignore simplement

Gertrude), soit il ne dispose pas du même genre d’information à propos de Gertrude

qu’à propos de Marie ; en l’occurrence, cela signifie qu’il n’a pas la croyance que

Gertrude n’est pas venue. Pourrait-il néanmoins avoir une croyance positive concernant

Gertrude ? Si cela avait été le cas, il aurait été dans le même état épistémique vis-à-vis,

cette fois-ci, de Pierre et de Gertrude. A nouveau, en un tel cas, on ne voit pas pourquoi

il aurait choisi de différencier entre les deux, en communiquant l’information dont il

dispose concernant Pierre, mais pas concernant Gertrude (si du moins, comme on le

suppose ici, la venue de Jacques et celle de Gertrude sont également pertinentes). De ce

fait, on peut également déduire que l’auteur de (40)b n’a pas de croyance positive

concernant Gertrude. Notons cependant qu’on obtient déjà le même résultat au moyen

de la maxime de quantité positive : d’après cette maxime, si le répondant avait eu une

croyance positive concernant Gertrude, il aurait dû la communiquer. Je suggère par

conséquent l’adoption du principe suivant, pour l’instant exprimé de manière

informelle, qui concerne exclusivement l’information négative dont dispose le

répondant. Je nomme ce principe principe de symétrie épistémique :

Principe de symétrie épistémique (version informelle)27 :

Soit une question Q. Si le répondant dispose, à propos de deux individus d et d’,

d’informations purement négatives concernant d et d, et s’il considère d et d’ comme

27 L’idée d’un tel principe m’est venue à l’esprit grâce à une remarque de François Récanati.

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187

également pertinents, alors sa réponse A doit soit mentionner à la fois d et d’, soit ne

mentionner ni d ni d’.

Considérons maintenant les réponses données en (37), répétées ci-dessous :

(41) Qui est-ce que Pierre a reçu, parmi les philosophes, les linguistes et les chimistes

a. Entre trois et cinq chimistes

b. Quelques chimistes et aucun linguiste

c. Pierre, mais pas Marie

Dans le cas de (41)c, nous savons déjà pourquoi aucune inférence, ni positive, ni

négative, n’est déclenchée à propos des individus autres que Pierre et Marie. L’auteur

de cette réponse n’a pas traité symétriquement Marie et, disons, Gertrude. Comme sa

réponse contient de l’information purement négative concernant Marie, il suit que, soit

il juge que Gertrude n’est pas aussi pertinente que Marie, soit il ne dispose pas

d’information négative concernant Gertrude. Dans le cas où Gertrude fait bien partie du

domaine de quantification pertinent (c’est-à-dire, par exemple si Gertrude était

susceptible d’être reçue par Pierre, et est philosophe ou linguiste ou chimiste), le

répondant ne peut pas non plus disposer d’information positive à son propos, du fait de

la maxime de quantité positive. D’où l’on conclut : ou bien le répondant considère que

Gertrude n’est pas pertinente, ou bien il ne sait pas si elle a été reçue par Pierre.

Considérons maintenant (41)b : il faut comprendre pourquoi cette réponse ne

déclenche aucune inférence particulière, ni négative, ni positive, concernant les

philosophes. Très informellement, cela suit du raisonnement suivant : si l’auteur de

cette réponse avait disposé d’information positive à propos des philosophes, il aurait dû

la communiquer, du fait de la maxime de quantité positive. Donc il ne dispose pas

d’information positive à leur propos. Pourrait-il disposer d’information négative à

propos des philosophes ? Si cela était le cas, alors il disposerait à propos d’eux

d’information purement négative (puisqu’il n’a pas à leur propos d’information

positive), ce qui permet au principe de symétrie épistémique de s’appliquer. La réponse

(41)b contient elle-même de l’information purement négative à propos des linguistes. Il

suit que l’état d’information de l’auteur de cette réponse contient lui-même, à propos

des linguistes, de l’information négative et aucune information positive (d’après la

maxime de quantité, l’auteur de la réponse doit croire qu’aucun linguiste n’a été reçu

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188

par Pierre, et d’après la maxime de quantité positive, il ne doit avoir aucune information

positive sur les linguistes). Si le répondant avait eu de l’information purement négative

concernant les philosophes, alors sa réponse ((41)b) aurait violé le principe de symétrie

épistémique, puisqu’elle aurait traité différemment des individus (à savoir les linguistes

et les philosophes) à propos desquels il ne détient que de l’information purement

négative, et que les linguistes et les philosophes sont, étant donnée la question posée,

également pertinents. Par conséquent, il faut que le locuteur ne dispose, à propos des

philosophes, d’aucune information d’aucune sorte.

Examinons enfin (41)a. Cette réponse contient à la fois de l’information négative

et positive à propos des chimistes (notions qui seront plus loin formellement définies).

Un locuteur qui disposerait d’information négative à propos de tous les non-chimistes,

et seulement d’information négative (qui croirait, par exemple, qu’aucun non-chimiste

n’est venu) n’aurait pas violé le principe de symétrie épistémique en utilisant cette

réponse. En effet, ce principe dit que la réponse doit traiter symétriquement deux

individus à propos desquels le répondant dispose d’information purement négative

(c'est-à-dire d’information négative seulement). Or dans un tel état d’information, les

individus à propos desquels le répondant disposerait d’information négative pure

seraient l’ensemble des non-chimistes ; comme sa réponse n’en mentionnerait aucun, le

principe serait respecté. De ce fait, la maxime de quantité positive, le principe de

symétrie épistémique, et la maxime de compétence (le locuteur est aussi informé qu’il

est possible étant donné qu’il a respecté toutes les maximes conversationelles, principe

de symétrie inclus), permettent d’inférer que l’auteur d’une telle réponse croit qu’aucun

non-chimiste n’est venu. Cette prédiction est correcte.

On pourrait donc croire que la maxime de quantité négative devient entièrement

inutile une fois admis le principe de symétrie épistémique. Il n’en n’est rien. Dans le cas

de la réponse (41)a, en absence de la maxime de quantité négative, on aboutirait à

l’inférence selon laquelle exactement trois chimistes sont venus, et personne d’autre. En

effet, un locuteur ayant cette croyance aurait, en donnant (41)a comme réponse, satisfait

à tous les principes : il aurait communiqué toute son information positive (laquelle est

simplement « au moins trois linguistes sont venus ») et aurait satisfait au principe de

symétrie épistémique. Un tel état d’information (celui représenté par « exactement trois

linguistes sont venus ») serait l’état d’information logiquement le plus fort parmi ceux

compatibles avec la réponse produite, et la maxime de compétence conduirait à attribuer

cet état d’information au répondant. Dans l’appendice 1, nous montrons que si l’unique

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189

maxime de conversation est la maxime de quantité positive, alors l’hypothèse de

compétence conduit à une lecture exhaustive pour toutes les réponses pertinentes. D’un

autre côté, l’adoption de la maxime de quantité négative, étendue à l’ensemble des

réponses non-monotones, prédirait à tort que (41)a ne donne lieu à aucune inférence

négative (puisque l’auteur de cette réponse serait censé avoir explicitement

communiqué toute son information négative). Il est donc nécessaire d’adopter une

forme affaiblie de la maxime de quantité négative. A nouveau, je présente de manière

tout à fait informelle, en un premier temps, l’idée que je veux maintenant explorer. Au

lieu d’imposer que toute réponse non-positive doit contenir toute l’information négative

dont le locuteur dispose, je propose une contrainte plus faible :

Maxime de quantité négative (troisième version, informelle) :

Soit A la réponse donnée à une question Q. Soit D l’ensemble des individus que la

réponse A « mentionne » négativement (sans exclure que A en mentionne aussi certains

positivement). Alors A doit contenir toute l’information, positive et négative, que le

locuteur possède à propos des membres de D.

Considérons maintenant les réponses suivantes :

(42) Qui est-ce que Pierre a reçu, parmi les philosophes, les linguistes et les chimistes

a. Moins de quatre linguistes

b. Entre trois et cinq chimistes

c. Un linguiste, et moins de quatre chimistes

- Analyse de (42)a : cette réponse mentionne négativement, et seulement négativement,

l’ensemble des linguistes, et ne parle pas des non-linguistes. Le principe de symétrie

épistémique exclut donc que le locuteur ait la moindre information négative à propos

des non-linguistes. Par ailleurs, la maxime de quantité positive exclut que le locuteur ait

la moindre information positive. Enfin, la maxime de quantité négative, sous sa

nouvelle version, exclut que le locuteur ait plus d’information concernant les linguistes

que ce qu’il a explicitement dit (en particulier, il ne peut pas croire, par exemple, qu’en

fait aucun linguiste n’est venu, car alors il n’aurait pas dit tout ce qu’il sait sur les

linguistes). De ce fait, l’interprétation pragmatique de cette réponse est exactement son

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190

interprétation littérale : on peut en déduire que le locuteur croit que moins de quatre

linguistes sont venus, et ne sait rien de plus.

- Analyse de (42)b : Cette réponse mentionne les chimistes à la fois négativement et

positivement. De ce fait, le principe de symétrie épistémique n’exclut pas que le

répondant ait des informations négatives concernant les non-chimistes. Par ailleurs, la

maxime de quantité négative entraîne que le répondant a donné explicitement toute

l’information dont il dispose concernant les chimistes. Enfin, il ne peut pas avoir

d’information positive concernant les non-chimistes Moyennant l’hypothèse de

compétence, à savoir que le locuteur est aussi informé qu’il est possible étant donné les

conclusions précédentes, on conclut que la partie pertinente de l’état d’information du

locuteur est équivalente à entre trois et cinq chimistes sont venus, et personne d’autre

n’est venu.

- Analyse de (42)c : Cette réponse mentionne positivement, et seulement positivement,

les linguistes (elle affirme que l’ensemble des linguistes contient quelqu’un qui a été

reçu par Pierre)28, et mentionne négativement, et seulement négativement, les chimistes.

Le principe de symétrie épistémique exclut que le locuteur ait des croyances négatives à

propos des philosophes, et la maxime de quantité positive exclut qu’il ait à leur propos

des croyances positives. On infère donc que le locuteur ne sait absolument rien de

pertinent sur les philosophes (à moins qu’il ait choisi de les ignorer). Par ailleurs, la

maxime de quantité positive entraîne que le locuteur n’a pas la croyance que deux

linguistes soient venus (il aurait mieux fait, sinon, de dire deux linguistes…, plutôt

qu’un linguiste…). Moyennant l’hypothèse de compétence, on conclut qu’il croit

qu’exactement un linguiste est venu. Enfin, la maxime de quantité négative impose que

le locuteur ait dit tout ce qu’il sait sur les chimistes. La lecture pragmatique de la phrase

sera dès lors : exactement un linguiste est venu et moins de quatre chimistes sont venus ;

on obtient de plus les implicatures primaires suivantes : le locuteur ne sait pas combien

de chimistes sont venus, et il ne sait pas du tout si des philosophes sont venus, ni

lesquels.

28 la notion sous-jacente à notre usage de mentionner positivement (ou négativement), définie explicitement ci-dessous, aura pour effet qu’une réponse du type un linguiste a été reçu par Pierre « mentionne » positivement tous les linguistes (mais nous éviterons, par la suite, le mot « mentionne »). Cela peut sembler contre-intuitif.

Page 191: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

191

Notons que les interprétations pragmatiques que nous prédisons sont, dans les deux

derniers cas, distinctes de l’interprétation que renverrait l’opérateur d’exhaustivité. Pour

(42)b et (42)c, cet opérateur produirait les résultats suivants, respectivement :

(43) b. Pierre a reçu à dîner exactement trois chimistes, et personne d’autre

c. Pierre a reçu à dîner exactement un linguiste, et n’a reçu aucun chimiste ni

aucun philosophe

Je passe maintenant à la formalisation des idées qui viennent d’être présentées.

VII. Formalisation

VII. 1. En quel sens une réponse « parle-t-elle » d’un individu ?

Il est maintenant nécessaire de donner une définition précise du sens que nous donnons

aux expressions mentionner positivement et mentionner négativement. Le terme

mentionner n’est en réalité pas entièrement approprié, en ce qu’il suggère que la notion

sous-jacente est de nature syntaxique (au sens où mentionner un individu, dans l’usage

ordinaire, signifie plus ou moins utiliser une forme linguistique contenant un terme qui

désigne cet individu, typiquement un nom propre ou une expression définie). Ce que

nous recherchons, c’est plutôt en quel sens l’on peut dire qu’une certaine phrase

« parle » d’un certain individu, ou encore « concerne » cet individu. La terminologie

que j’adopte est donc désormais la suivante : étant donné un prédicat P, on dira qu’une

certaine phrase P-concerne positivement ou P-concerne négativement un certain

individu d (où P est le prédicat interrogé).

Définitions

Dans tout ce qui suit, P est un prédicat, et d est un individu. Nous parlons de mondes

pour désigner des modèles. Tous les mondes considérés partagent le même domaine

d’individus D. Un monde est donc une fonction qui assigne une dénotation à tout mot

non-logique du langage. Si w est un monde, P(w) désigne la dénotation de P dans le

monde w. Quand P est un prédicat à une place, P(w) est un sous-ensemble de D.

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192

1. Définitions préliminaires :

a) étant donné un monde w, w-P(d) désigne le monde identique à w, sauf peut-être pour la

dénotation de P, et tel que P(w-P(d)) = P(w) - {d}. En d’autres termes :

- Pour tout terme non logique X distinct de P, X(w-P(d)) = X(w)29

- P(w-P(d)) = P(w) – {d}.

b) étant donné un monde w, w+P(d) désigne le monde identique à w, sauf peut-être pour

la dénotation de P, et tel que P(w+P(d)) = P(w) {d}. En d’autres termes :

- Pour tout terme non logique X distinct de P, X(w+P(d)) = X(w)

- P(w+P(d)) = P(w) {d}.

NB : si d P(w), alors w+P(d) = w et si d w, w-P(d) = w.

2. Une proposition A P-concerne positivement un individu d si :

Il y a un monde w tel que w A et w-P(d) A

3. Une proposition A P-concerne négativement un individu d si :

Il y a un monde w tel que w A et w+P(d) A

4. Une proposition A P-concerne d si A P-concerne positivement d ou A P-concerne

négativement d.

Pour bien faire comprendre le sens de ces définitions30, je donne ci-dessous une

illustration à partir d’énoncés de logique du premier ordre ; les lettres a, b, c,… sont des

29 Pour toute expression non-logique X, X(w) représente la dénotation de X en w. 30 L’idée intuitive que ces définitions visent à expliciter est la suivante : une phrase comme Pierre ou Marie est venu « parle de Pierre » et « parle de Marie », et nous fournit à leur propos de l’information positive. En mes termes, si P est le prédicat venir, elle P-concerne positivement Pierre et Marie. von Stechow & Zimmermann (1984) définissent quant à eux une notion qu’ils appellent aboutness et qui vise, me semble-t-il, à saisir la même intuition. Leur but, d’ailleurs, comme ici, est de rendre compte de la présence ou l’absence de lectures exhaustives. Mais leurs définitions sont différentes ; une première différence, mineure, est que la relation d’aboutness est une relation entre quantificateurs généralisés et individus, et non pas une relation ternaire, comme ici, entre une phrase, un prédicat et un individu. Cette différence est mineure, parce que l’on pourrait adapter leurs définitions de manière à faire disparaître cette différence de format. Mais il y a aussi une différence majeure : ainsi, selon leurs définitions, alors que le quantificateur généralisé Peter and Mary est à la fois positively about Peter et positively about Mary, il n’en va pas de même pour Peter or Mary, qui n’est ni about Peter ni about Mary.

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193

constantes rigides (elles ont la même référence dans tout monde), et je les utilise aussi

bien pour désigner ces constantes que pour désigner la référence de ces constantes

(c'est-à-dire que a, b, c, etc. me servent aussi à désigner des individus de D) ; je continue

de me restreindre à une classe modèles, ou mondes, partageant le même domaine

d’individus.

(44) a. P(a)

b. (P(a) P(b)) P(c)

c. xP(x)

d. x P(x)

(45) a. P(a)

b. (P(a) P(b)) P(c)

c. x P(x)

d. x P(x)

(46) a. (P(a) P(b)) (P(a) P(b))

b. x( P(a) P(x)) x(P(a) P(x))

- (44)a P-concerne positivement a, et ne P-concerne aucun autre individu. En effet, étant

donné un modèle w qui rend cet énoncé vrai, a P(w), et, par définition, a P(w-P(a)),

et donc cette phrase est fausse dans w-P(a). En revanche, pour tout individu x distinct de

a, on a x P(w) et x P(w-P(d)) et w P(w+P(d)).

- (44)b P-concerne positivement à la fois a, b, et c. Considérons un monde w dans lequel

a et c, mais pas b, appartiennent à la dénotation de w. (44)b est vrai en w, mais faux

aussi bien en w-P(a) et en w-P(c). De même, un monde w’ dans lequel b, c mais pas a,

appartiennent à la dénotation de w est tel que (44)b est vrai w’ mais faux en w’-P(b) et

w’-P(c). Donc (44)b P-concerne positivement a, b, et c. (44)b ne les P-concerne pas

négativement : partant d’un modèle w dans lequel (44)b est vrai, on ne peut obtenir de

modèle w’ rendant (44)b faux en ajoutant a, b, ou c à la dénotation de P. Enfin, le fait

qu’un individu d distinct de a, b, et c appartiennent où n’appartienne pas à la dénotation

de P ne peut pas influencer la valeur de vérité de (44)b.

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- (44)c P-concerne positivement tous les éléments de D. Pour tout élément d de D,

considérons le monde wd dans lequel la dénotation de P est simplement {d}. Dans le

monde wd-P(d), la dénotation de P est l’ensemble vide, et donc (44)c est faux. En

revanche, cet énoncé ne P-concerne négativement aucun individu : partant d’un monde

w où (44)c est vrai, le monde w’ qu’on obtient en ajoutant un élément de plus à

l’extension de P est encore un monde où (44)c est vrai.

- Pour les exemples suivants, je me contente d’indiquer quels individus sont

positivement et négative P-concernés :

(44)d : tous les individus sont positivement P-concernés ; aucun n’est négativement P-

concerné

(45) a : a est négativement P-concerné ; aucun autre individu n’est P-concerné

b : a, b, et c sont négativement P-concernés ; aucun autre individu n’est P-concerné

c et d : tous les individus sont négativement P-concernés ; aucun n’est positivement

P-concerné

(46)a : a et b sont P-concernés à la fois positivement et négativement. Aucun autre

individu n’est concerné. Je montre simplement ce qu’il en est pour a. Considérons un

monde w tel que P(w) = {a}. (46)a est vrai dans un tel monde, mais n’est pas vraie dans

w-P(a). Donc (46)a P-concerne positivement a. Considérons maintenant un monde w’ tel

que P(w’) = {b}. A nouveau, (46)a est vrai dans un tel monde. Mais (46)a est faux dans

w’+P(a), puisque P(w’+P(a)) = {a,b}. Donc (46)a P-concerne négativement a.

(46)b (c'est-à-dire x( P(a) P(x)) x(P(a) P(x))) P-concerne à la fois

positivement et négativement tous les individus du domaine. En effet, soit d un élément

quelconque de D distinct de a. Considérons un monde w dans lequel la dénotation de P

est D - {d}. (46)b est vrai en un tel monde, puisque, pour tout d’ distinct de d, P(d’)

P(d) est vrai (et donc x(P(a) P(x) est vrai). Mais (46)b est faux dans le monde

w+P(d), dans lequel le domaine D entier fait partie de l’extension de P. Donc (46)b P-

concerne négativement d. Considérons maintenant un monde w’ dans lequel la

dénotation de P est simplement {d}. En un tel monde, x( P(a) P(x)) est vrai, et donc

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195

(46)b est vrai. Mais le monde w’-P(d), dans lequel l’extension de P est l’ensemble vide,

rend (46)b faux. Et donc (46)b P-concerne positivement d. Comme ce raisonnement ne

dépend pas du choix de d, tout individu distinct de a est à la fois positivement et

négativement P-concerné. Il est facile de voir que a est également P-concerné.

Ces propriétés purement sémantiques se trouvent être équivalentes à certaines propriétés

sémantico-syntaxiques qui, elles, mettent en jeu la notion de mention, ou plutôt

d’occurrence, au sens intuitif. On peut ainsi prouver les faits suivants (voir Spector

2003, annexé au présent travail, pour les preuves – la terminologie utilisée est un peu

différente, mais il est aisé de s’y retrouver, les définitions étant identiques). Je

mentionne ces faits pour rendre les définitions sémantiques présentées ci-dessus plus

facilement appréhendables. Ils ne jouent pas de rôle en tant que tels dans la théorie

proposée.

FAITS :

Soit D le domaine d’individu, par hypothèse fini, et {d1,….,dn} un ensemble de

constantes rigides telles que tout élément de D est nommé par l’une d’entre elles.

Comme auparavant j’utilise les constantes di pour me référer (dans le métalangage lui-

même) aux éléments de D, aussi bien qu’aux constantes du langage31. Soit P un

prédicat. On considère le langage propositionnel dont l’ensemble des propositions

atomiques est {P(di) : 1 i n}, dont les connecteurs sont , et et tel que la négation

( ) précède toujours une proposition atomique (c'est-à-dire que (P(d1) P(d2)) n’est

pas un énoncé du langage, mais ( P(d1) P(d2)) en est un). Alors on a les

équivalences suivantes, pour tout énoncé A et pour tout di :

1. A P-concerne di si et seulement si tout énoncé A’ équivalent à A contient une

occurrence de P(di).

2. A P-concerne positivement di si et seulement si tout énoncé A’ équivalent à A

contient une occurrence de P(di) qui n’est pas précédée de .

3. A P-concerne négativement di si et seulement si tout énoncé A’ équivalent à A

contient une occurrence de P(di).

31 me rendant ainsi coupable d’une confusion entre usage et mention, au sens de Quine.

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196

4. A est P-positif si et seulement si A est P-pertinente et ne P-concerne négativement

aucun élément de D32

5. A est P-négatif si et seulement si A est P-pertinente et ne P-concerne positivement

aucun élément de D.

Je conjecture aussi la vérité des faits suivants, sans fournir de preuve :

Soit Q un déterminant obéissant aux contraintes usuelles des déterminants dans les

langues naturelles (conservativité, extension, quantité, non-trivialité, cf. Partee et

al.1990) ; soit E un prédicat dont la dénotation est constante d’un monde à l’autre (on

utilisera E aussi pour désigner la dénotation de E, c'est-à-dire pour désigner l’ensemble

des éléments qui ont la propriété représentée par E), et F un prédicat quelconque, alors

on a les faits suivants :

6. (Q E F) ne peut F-concerner di que si di E.

7. (Q E F) F-concerne positivement tous les éléments de E et n’en concerne aucun

négativement si et seulement si Q est monotone croissant à droite.

8. (Q E F) F-concerne négativement tous les éléments de E et n’en concerne aucun

positivement si et seulement si Q est monotone décroissant à droite

9. (Q E F) F-concerne à la fois positivement et négativement les éléments de E si et

seulement si Q est non-monotone à droite.

Conséquence :

- Si Q est monotone croissant (resp. décroissant) à droite et E est un prédicat dont la

dénotation est constante d’un monde à l’autre, alors (Q E F) est F-positive (resp. F-

négative).

-Si Q est non-monotone à droite, alors (Q E F) est ni F-positive ni F-négative.

J’illustre à nouveau ces faits et ces définitions, mais en utilisant, cette fois-ci, des

phrases en français.

(47) Trois linguistes sont venus

32 Rappels : - A est P-pertinente si : w w’ (P(w) = P(w’) (w A) (w’ A)) - A est P-positive si : w w’(w A P(w) P(w’)) (w’ A)

- A est P-négative si : w w’(w A P(w’) P(w)) (w’ A)

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197

(48) Moins de quatre linguistes sont venus

(49) Trois linguistes et moins de quatre chimistes sont venus

(50) Entre trois et cinq linguistes sont venus

Je suppose ici que la dénotation de linguiste et de chimistes est connaissance commune,

ce qui permet de se restreindre à une classe de mondes dans laquelle la dénotation de

linguistes et de chimistes est constante d’un monde à l’autre.. Il en résulte que toutes

ces phrases sont venir-pertinentes. La lettre V représente le prédicat venir. Je suppose

aussi qu’il y a plus de cinq linguistes et plus de quatre linguistes (si tel n’était pas le cas,

la phrase (50) serait en fait contextuellement équivalente à au moins trois linguistes sont

venus et (49) à trois linguistes sont venus).

- (47) V-concerne positivement tout linguiste, ne V-concerne négativement aucun

individu, et ne V-concerne négativement aucun linguiste. En effet, pour tout linguiste li,

considérons un monde w dans lequel V(w) = {l1, l2,li} (où l1 avec i 1 et i 2). (47) est

vraie en w, mais fausse en w-V(li), et donc (47) V-concerne positivement li. En revanche,

la présence ou l’absence d’un non-linguiste dans l’extension de V ne détermine en rien

la valeur de vérité de (47). Enfin, étant donné un monde w tel que (47) est vrai en w,

(47) est également vrai en w+P(li), puisqu’il y a plus de linguistes qui sont venus en w+P(li)

qu’en w, et que donc, s’il y en a au moins trois en w, il y en a aussi au moins trois en

w+P(li) (je suppose ici que trois linguistes sont venus est équivalent à au moins trois

linguistes sont venus).

- (48) V-concerne négativement tous les linguistes, n’en V-concerne positivement

aucun, et ne V-concerne aucun non-linguiste (je laisse au lecture le soin de vérifier)

- (49) V-concerne positivement tous les linguistes, n’en V-concerne négativement

aucun, V-concerne négativement tous les chimistes, et n’en V-concerne positivement

aucun. Enfin, elle ne V-concerne aucun individu qui n’est ni chimiste ni linguiste.

- (50) V-concerne à la fois positivement et négativement tous les linguistes, et ne V-

concerne aucun non-linguiste.

VII. 2. Le principe de symétrie épistémique en termes formels

Une fois ces définitions posées et explicitées, j’en viens à la définition formelle du

principe de symétrie épistémique :

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Principe de symétrie épistémique (version finale):

Soit une question Q dont le prédicat est P. Soit A la réponse donnée par un locuteur

dont l’état d’information est i.

Pour toute paire d’individus x et y de D, si i P-concerne négativement x et y et ne P-

concerne positivement ni x ni y, alors soit A P-concerne négativement (et pas

positivement) à la fois x et y, soit A ne P-concerne ni x ni y.

Reformulation :

Définition : A est P-symétrique relativement à d et d’ si :

A P-concerne négativement à la fois x et y, et ne les P-concerne pas positivement, ou A

ne P-concerne ni x ni y, que ce soit négativement ou positivement.

Alors le principe de symétrie s’exprime comme suit :

Si i est P-symétrique relativement à d et d’, alors A est P-symétrique relativement à d et

d’

VII. 3. Formulation finale de la maxime de quantité

Comme je l’expliquais plus haut, il s’agit d’imposer la contrainte selon laquelle, d’une

part, la réponse du locuteur doit fournir toute son information positive, et d’autre part,

doit fournir toute l’information, positive et négative, dont il dispose concernant les

individus qu’il a choisi de « mentionner » négativement. L’idée sous-jacente est qu’un

locuteur qui choisit d’en faire plus que ce que la maxime de quantité positive requiert

choisit alors de dire tout ce qu’il sait à propos de certains individus.

Soit i l’état d’information du locuteur, et A la réponse donnée à une question dont le

prédicat est P. D est l’ensemble des individus. Soit A-P l’ensemble des éléments de D

que A P-concerne négativement :

A-P = {d D : A P-concerne négativement d}

Posons A = {a1,…., ak} et D = {a1,…,ak, d1,…, dm}

Alors A doit être la proposition la plus forte qui soit entraînée par i et qui soit

équivalente à un membre de la clôture sous la conjonction et la disjonction de :

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199

{P(a1), P(a1), P(a2), P(a2), …, P(ak), P(ak), P(d1), P(d2), …, P(dm}

En d’autres termes, les alternatives « élémentaires » (avant clôture sous la conjonction

et la disjonction) d’une phrase A contiennent toujours, d’une part, toutes les réponses

élémentaires (c'est-à-dire toutes les réponses de la forme P(d)), et, d’autre part, toutes

les négations de réponses élémentaires de la forme P(d) si A P-concerne négativement

d. L’idée sous-jacente est que, d’une part, le répondant doit communiquer toute son

information positive, et, d’autre part, s’il choisit de donner de l’information négative

concernant un individu d, alors il doit communiquer, à propos de d, toute son

information pertinente (positive et négative).

Cette nouvelle formulation de la maxime de quantité s’avère équivalente à :

A = {w : w’ i ((P(w) A-P) = (P(w) A-P) P(w) P(w’)}

On peut le prouver, à nouveau, sur la base des faits 1 et 2 prouvés dans le premier

chapitre : rappelons en effet que pour toute phrase S, si ALT(S) est clos sous la

disjonction, la maxime de quantité revient à affirmer que, si i est l’état d’informaition

du locuteur et A la phrase qui a été prononcée, on a A = {w : w’ i, w’ S w}, où w’ S

w signifie que toutes les alternatives vraies en w’ sont vraies en w. Notons de plus que

si l’ensemble des alternatives est défini comme la clôture d’un ensemble d’alternatives

élémentaires sous la conjonction et la disjonction, alors la relation w’ S w équivaut en

fait à toutes les alternatives élémentaires vraies en w’ sont vraies en w (cela suffit à ce

que toutes les alternatives vraies en w’ soient vraies en w, puisque la valeur de vérité

des alternatives élémentaires détermine la valeur de vérité de toutes les autres

alternatives)

Dans le cas qui nous occupe, comme l’ensemble des alternatives élémentaires est

{P(a1), P(a1), P(a2), P(a2), …, P(ak), P(ak), P(d1), P(d2), …, P(dm}, cela nous donne:

A = {w : w’ (w’ i et pour tout d, si d P(w’), alors d P(w), et pour tout d A-P,

si d P(w’), alors d P(w)}

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200

Or la condition pour tout d, si d P(w’), alors d P(w), et pour tout d A-P, si d

P(w’), alors d P(w) est équivalente à (P(w’) P(w) (P(w) A-P) (P(w’) A-P)

Mais ceci s’avère par ailleurs équivalent à : (P(w) A-P) = (P(w) A-P) P(w) P(w’)

En posant : w *A,P w’ si (P(w) A-P) = (P(w) A-P) P(w) P(w’), la maxime de

quantité sous sa version finale, s’exprime ainsi :

A = {w : w’ i, w *A,P w’}

Dans le cas particulier où A est P-positive, la relation *A,P est équivalente à la relation

P.

Notons PosA,P*(i) = {w : w’ i w *A,P w’}.

(dans le cas où A est P-positive, PosA,P*(i) = PosP(i))

Alors les maximes de quantité et de qualité, et le principe de symétrie épistémique, pris

ensemble, sont équivalents à la condition suivante :

L’état d’information du locuteur appartient à l’ensemble I(A,P) suivant :

I(A,P) = {i : A = PosA,P*(i) et pour tous d, d’, si A n’est pas P-symétrique relativement à

d et d’, alors i n’est pas P-symétrique relativement à d et d’}

(NB : comme i PosA,P*(i), la maxime de qualité est respectée si i I(A,P))

Et l’hypothèse de compétence prend, comme auparavant, la forme suivante :

i appartient à l’ensemble Max(A, P) suivant :

Max(A,P) = {i : i I(A,P) i’(i’ I(A,P) i’/P i/P}

J’exprime maintenant ce qui n’est qu’une conjecture, que je laisse sans preuve :

Page 201: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

201

Définition : Etant donné un prédicat P, une réponse A pertinente est quasi-P-positive s’il

n’existe pas d’élément d tel que A P-concerne négativement d et ne P-concerne pas

positivement d.

Définition : Une réponse pertinente A à une question dont le prédicat est P est

interprétée exhaustivement si et seulement si tous les membres de Max(A,P) entraînent

la négation de toute réponse élémentaire P(d) si A ne P-concerne pas d.

Conjecture 1 : Pour toute réponse A pertinente, A donne lieu à une interprétation

exhaustive (étant donné les différentes maximes et l’hypothèse de compétence) si et

seulement si A est quasi-P-positive.

Plus précisément, je définis maintenant un opérateur d’exhaustivité distinct de celui que

nous avons utilisé jusqu’ici, en ce qu’il s’exprime au moyen de la relation A,P* :

exh*(A,P) = {w : w A w’ (w’ A w’ <A,P* w)}

A nouveau, lorsque A est P-positive, on a exh*(A,P) = exh(A,P)

Conjecture 2 :

A est quasi-P-positive si et seulement si Max(A,P) = {i : i/P = exh*(A,P)}

J’illustre maintenant cette conjecture, en reprenant les réponses non-montones dont

nous étions partis :

(51) Qui est-ce que Pierre a reçu, parmi les philosophes, les linguistes et les

chimistes ?

a. Entre trois et cinq chimistes

b. deux chimistes et aucun linguiste

On pose P = x.x a été reçu par Pierre

La réponse (51)a est quasi P-positive. Elle P-concerne positivement et négativement

tous les chimistes (toujours sous l’hypothèse que la dénotation de chimiste est

Page 202: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

202

connaissance commune), et ne P-concerne aucun non-chimiste. Lorsqu’on applique

exh* à cette phrase, on doit retenir, parmi tous les mondes qui la rendent vrais, ceux qui

sont minimaux relativement à la relation A,P*. Dans ce cas précis, on a w A,P* w’ si et

seulement si, d’une part, les chimistes qui sont venus sont les mêmes en w et en w’, et,

d’autre part, tous les individus qui sont venus en w sont venus en w’. Soit un monde w1

dans lequel sont venus entre trois et cinq chimistes, et personne d’autre. Alors, dans tout

monde strictement plus petit que w1 relativement à A,P*, les mêmes chimistes sont

venus qu’en w1, d’une part, et, d’autre part, l’ensemble des individus qui sont venus est

strictement inclus dans l’ensemble des individus venus en w1, ce qui est contradictoire

(puisqu’en w1 aucun non-chimiste n’est venu). Donc il n’existe pas de monde « plus

petit » que w1, et donc w1 appartient à exh((51)a, P). Il suit que tout monde dans lequel

entre trois et cinq chimistes sont venus et aucun non-chimiste n’est venu appartient à à

exh((51)a, P). En revanche, tout monde dans lequel, d’une part, entre trois et cinq

chimistes sont venus, et d’autre part, un ou plus d’un non-chimiste est venu est non-

minimal parmi les mondes qui rendent (51)a vraie, puisque, pour n’importe quel de ces

mondes, les mondes où les mêmes linguistes seraient venus et où aucun non-linguiste ne

seraient venu sont strictement plus petits, et continuent de rendre la phrase vraie. Il en

résulte que exh((51)a, P) contient exactement tous les mondes où entre trois et cinq

linguistes sont venus et aucun autre linguiste n’est venu. C’est là le résultat que nous

voulions.

(51)b, en revanche, n’est pas quasi P-positive. On s’attend donc, d’après la conjecture 1,

à ne pas avoir d’interprétation exhaustive pour cette réponse, ce qui est le cas. C’est le

principe de symétrie épistémique qui en est responsable.

VII. 4. Sur la locution en tout cas

Un dernier point reste à expliquer : nous observions plus haut que les réponses

négatives non seulement bloquent toute inférence concernant les individus non-

mentionnés, mais aussi semblent demander, pour être parfaitement naturelle, soit une

intonation particulière, soit l’adjonction de l’expression en tout cas. Il me semble que

l’effet de en tout cas se trouve précisément être de bloquer toute inférence, quelle

qu’elle soit, concernant les individus non-mentionnés, et ce même dans le contexte

d’une réponse positive :

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203

(52) a. Qui est venu ?

b. Pierre, en tout cas

On infère de (52)b que le locuteur ne sait absolument pas qui, hormis Pierre, est venu.

Mieux encore, il semble même que l’adjonction de en tout cas (ou un équivalent

intonatif) soit requise lorsque locuteur donne une réponse positive mais ne veut pas

communiquer la lecture exhaustive de cette réponse. Cela pourrait s’expliquer ainsi : par

défaut, le questionneur comme le répondant admettent la validité de l’hypothèse de

compétence. Celle-ci serait une convention sous-jacente aux échanges

questions/réponses, fondée sur le fait que le questionneur, en posant sa question, doit

présupposer le répondant bien informé, et que le répondant, en donnant une réponse,

confirme indirectement cette présomption. De ce fait, il est nécessaire, pour un

répondant qui s’estime peu informé, de le signaler explicitement ; telle est la fonction de

la locution en tout cas, ou de certains contours intonatifs. J’admets donc la

généralisation suivante, qui, idéalement, devrait suivre d’une formalisation de l’idée qui

précède :

Lorsque le répondant ne possède aucune information concernant les individus que sa

réponse ne concerne pas explicitement, il doit le signaler par l’adjonction de en tout cas

ou le choix d’une certaine intonation.

Il en résulte que l’auteur d’une réponse négative (et aussi, d’ailleurs, de toute autre

réponse qui n’est pas quasi-positive) est obligé d’adjoindre en tout cas ou d’utiliser un

équivalent intonatif, parce que, compte tenu des maximes de la conversation telles que

nous les avons formalisées, il est nécessairement totalement ignorant concernant les

individus que sa réponse ne concerne pas explicitement, En l’absence de ces procédés,

une réponse négative sera considérée comme légèrement déviante. Une confirmation de

cette hypothèse provient d’une exception à la généralisation selon laquelle toutes les

réponses négatives favorisent l’adjonction de en tout cas ; comparons ainsi :

(53) Qui est venu parmi les philosophes et les chimistes ?

a. Aucun philosophe #(en tout cas)

b. Aucun philosophe et aucun chimiste (# en tout cas)

Page 204: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

204

La réponse a. favorise l’ajout de en tout cas, ce qui s’explique parce que l’auteur d’une

telle réponse est nécessairement ignorant concernant les chimistes. En revanche, la

réponse b. rend au contraire déviant l’ajout de en tout cas, ce qui s’explique par le fait

que l’auteur de cette réponse est nécessairement, au contraire, totalement informé.

Conclusion

Dans ce chapitre, j’ai appliqué les idées développées dans le chapitre précédent à

l’interprétation des réponses aux questions-wh. J’ai montré que, dans le contexte d’une

question-wh, la caractérisation des alternatives d’une réponse positive pouvait suivre de

manière naturelle de la sémantique des phrases interrogatives, ce qui permettait un

traitement élégant du phénomène des lectures exhaustives des réponses. Pour ce faire,

j’ai proposé une sémantique qui, comme celle de Karttunen, et à l’inverse de celle de

G&S, détermine une a-symétrie entre information positive et information négative. J’ai

montré que cette sémantique, qui associe à toute question wh un pré-ordre sur

l’ensemble des mondes possibles, et non une relation d’équivalence, permet, dans le

même temps, de dériver pragmatiquement l’interprétation partitionnelle des questions,

et pouvait éclairer l’interprétation des questions enchâssées. Enfin, l’examen détaillé de

l’interprétation des réponses non-positives a donné lieu à la formulation d’un principe

de symétrie épistémique et à une reformulation plus générale de la maxime de quantité,

qui fait référence à la fois à l’information positive et à l’information négative dont

dispose le locuteur.

Il reste cependant un certain nombre de problèmes en suspens. J’en mentionne ici deux :

a) L’application de l’opérateur d’exhaustivité à une réponse comme plus de trois

linguistes, dans le contexte de la question Qui est venu ?, renvoie la proposition

exactement quatre linguistes sont venus, ce qui est manifestement incorrect. Dans

l’appendice 2, j’explore un traitement alternatif du phénomène de l’exhaustivité,

capable de résoudre cette difficulté. Dans les deux chapitres sur les numéraux (le

chapitre sur les numéraux nus et celui sur les numéraux modifiés), je retourne à ce

problème.

Page 205: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

205

b) Le lien entre la caractérisation des alternatives en termes d’échelles (comme dans le

premier chapitre) et la caractérisation en termes de question sous-jacente demande à être

analysé en profondeur : lorsque l’on construit les alternatives en termes d’échelles, on

fait la prédiction qu’une phrase comme Quelques linguistes sont venus a pour lecture

pragmatique la proposition quelques linguistes, mais pas beaucoup, sont venus. En

revanche, si quelques linguistes sont venus est donné en réponse à Qui est venu ?, et si

le sens littéral de cette réponse est au moins deux linguistes sont venus, l’application de

l’opérateur d’exhaustivité renvoie la proposition selon laquelle exactement deux

linguistes sont venus, ce qui est empiriquement incorrect.

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206

Appendice 1

I. Preuve que, étant donnée une question Q dont le prédicat est P et une

proposition A Q-pertinente, alors exh(S,P) = exhRS(S,P).

Soit Q une question de la forme ‘ ?xP(x)’, et A une proposition Q-pertinente.

Rappelons les définitions :

- exh(A,P) = {w : w A, w’ A (P(w’) P(w)}

- exhRS(A,P) = {w : w A, w’ A (w’ et w assignent la même dénotation à tout le

vocabulaire non-logique sauf P et P(w’) P(w)}

- A est Q-pertinente si et seulement si w w’((P(w’) = P(w)) (w A w’ A))

Il est clair, d’après les définitions, que exh(A,P) entraîne exhRS(A,P). Il suffit donc de

montrer que exhRS(A,P) entraîne exh(A,P), c'est-à-dire exhRS(A,P) exh(A,P).

Soit w exhRS(A,P). Nous voulons montrer qu’alors w exh(A,P). Raisonnons par

l’absurde : supposons que w exh(A,P). Alors il existe un monde w1 tel que P(w1)

P(w) et w1 A. Soit w2 le monde dans lequel P(w2) = P(w1) et w2 attribue la même

dénotation que w à tout le vocabulaire non-logique autre que P. On a P(w1) = P(w2).

Comme A est Q-pertinente et que w1 A, w2 A. Mais w2 est tel que P(w2) P(w) et

w2 et w assignent la même dénotation à tout le vocabulaire non-logique sauf P ; de ce

fait, w exhRS(A,P), ce qui est contradictoire.

II. La dérivation des lectures exhaustives

Il s’agit de prouver que, pour toute réponse Q-pertinente positive A, si le répondant a

respecté la maxime de quantité positive, et moyennant l’hypothèse de compétence, la

partie Q-pertinente de l’état d’information du locuteur est égale à l’interprétation

exhaustive de A.

En réalité, nous prouvons un résultat plus général, à savoir que, pour tout réponse Q-

pertinente A, si la seule maxime de conversation est la maxime de quantité positive,

alors, moyennant l’hypothèse de compétence, la partie Q-pertinente de l’état

d’information du locuteur est l’interprétation exhaustive de A. Bien sûr, il s’agit là d’un

résultat trop fort, puisque les réponses négatives, ne donnent pas lieu à une

Page 207: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

207

interprétation exhaustive. C’est la raison pour laquelle, dans le corps du chapitre, nous

avons ajouté d’autres maximes de la conversation (comme la maxime de quantité

négative).

Dans tout ce qui suit, on suppose que le domaine de quantification est fini et

mutuellement connu. Toute question-wh Q induit une relation transitive et réflexive (un

pré-ordre) sur l’ensemble des mondes possibles, notée Q : si Q est de la forme ?xP(x),

alors w Q w’ si P(w) P(w’). On note w < w’ si l’on a w Qw’ mais pas w’ Q w. Enfin,

on note w Q w’ si l’on a à la fois w Q w’et w’ Q w. La relation Q est une relation

d’équivalence : w Q w’ si et seulement si P(w) = P(w’).

De ce que le domaine d’individus est constant d’un monde à l’autre, et fini, il suit que,

étant donné une question-wh Q, il ne peut pas exister de suite strictement décroissante

de mondes, i.e. de séquence infinie (w1,…,wn,…) telle que, pour tout n, wn+1<Q wn (ce

fait joue un rôle crucial dans la preuve ci-dessous).

Définitions:

1. pour toute question Q et toute proposition A,

exh(A,Q) = {w: w A w’ (w’ A w’<Qw)}

2. Etant données une proposition A et une question Q, A est Q-positive si :

w w’(w A et w Qw’) (w’ A)

3. Etant données une proposition A et une question Q, on note :

PosQ(A) = {w : w’ A w’ Qw}

4. Etant données une proposition A et une question Q, la partie pertinente de A

relativement à Q, notée A/Q, se définit ainsi :

A/Q = {w : w’ A w Qw’}

5. Etant données une proposition A et une question Q, A est Q-pertinente si :

w w’(w Qw’ (w A <=> w’ A}.

Page 208: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

208

De manière équivalente, A est Q-pertinente si A = S/Q. Notons que toute proposition Q-

positive est Q-pertinente (évident d’après la définition)

FAIT 1 : pour toute proposition S et toute question Q, PosQ(S) est la proposition Q-

positive la plus forte parmi les propositions Q-positives entraînées par S. En d’autres

termes :

a) PosQ(S) est Q-positive

b) S PosQ(S)

c) Toute proposition S’ telle que S’ est Q-positive et S S’ est telle que PosQ(S) S’

Preuve :

a) : évident d’après les définitions

b) : évident d’après les définitions

c) : Supposons que S’ soit Q-positive et que S S’. Soit w PosQ(S). Alors il existe w’

tel que w’ S et w’ Q w ; comme S’ est Q-positive, w S’. Donc PosQ(S) S’.

Maximes de qualité et de quantité positive : Si A est la proposition qu’exprime une

réponse donnée à la question Q, alors l’état d’information du répondant appartient à

l’ensemble suivant :

I(A,Q) = {i : i A & A PosQ(i)},

(c'est-à-dire A est crue par le locuteur, et entraîne la proposition positive la plus forte

qu’il croit vraie)

Hypothèse de compétence : l’état d’information du répondant appartient à l’ensemble

Max(A,Q) suivant :

Max(A,Q) = {i: i I(A,Q) & i’ I(A,Q) (i’/Q i/Q)}

(c'est-à-dire : l’état d’information du locuteur est maximal dans l’ensemble I(A, Q))

A prouver :

Page 209: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

209

Pour toute proposition Q-pertinente A et toute question Q, Max(A,Q) = {i: i/Q =

exh(A,Q)}

Dans tout ce qui suit, Q désigne une question et A une proposition Q-pertinente.

FAIT 2 : La fonction PosQ est croissante, c'est-à-dire : pour toutes propositions X et Y,

si X Y, alors PosQ(X) PosQ(Y).

Preuve : Supposons X Y. Soit w PosQ(X). Alors il existe w’ X tel que w’ Qw.

Comme X Y, on a aussi w’ Y, et, finalement, w PosQ(Y).

FAIT 3 : Pour tout A, PosQ(PosQ(A)) = PosQ(A).

Preuve : Pour tout A, PosQ(A) est positive, et donc PosQ(A) est la proposition positive la

plus forte qui soit entraînée par elle-même, c'est-à-dire PosQ(PosQ(A)) = PosQ(A).

FAIT 4 : I(A,Q) = {i: i A & PosQ(i) = PosQ(A)}

Preuve :

Par définition, I(A,Q) = {i: i A & A PosQ(i)}.

Supposons i I(A,Q). Alors i A et A PosQ(i). Comme PosQ est une fonction

croissante (FAIT 2), on a PosQ(i) PosQ(A) et PosQ(A) PosQ(PosQ(i)). Mais

PosQ(PosQ(i)) = PosQ(i) (FAIT 3), et finalement on a PosQ(i) PosQ(A) PosQ(i), d’où

PosQ(A) = PosQ(i). Donc i est bien tel que i A & PosQ(i) = PosQ(A). Réciproquement,

supposons que i A et PosQ(i) = PosQ(A). Comme on a, par définition de PosQ, A

PosQ(A), on a aussi A PosQ(i), et donc i I(A,Q).

FAIT 5 : exh(A,Q) A.

Evident d’après la définition

Théorème 1 :

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210

Soit A une proposition et i un état d’information. Alors si i/Q = exh(A,Q),

PosQ(i) =PosQ(A).

La preuve repose sur deux lemmes :

Lemme 1.1 :

Pour tout proposition S, PosQ(S) = PosQ(S/Q)

Preuve :

Par définition de la fonction /Q, S S/Q, et donc, comme PosQ est croissante (FAIT 2),

on a PosQ(S) PosQ(S/Q). Il suffit donc de montrer que PosQ(S/Q) PosQ(S). Soit

w PosQ(S/Q). Alors il existe un monde w1 tel que w1 S/Q et w1 Qw. Comme w1

S/Q, il existe w2 dans S tel que w2 Qw1. Nécessairement w2 Q w1, et par transitivité de

Q, on a w2 Q w, d’où finalement w PosQ(S).

Lemme 1.2 : Pour toute proposition A, PosQ(exh(A,Q)) = PosQ(A)

Preuve :

Comme exh(A,Q) A (FAIT 5), et comme PosQ est croissante (FAIT 2), on a

PosQ(exh(A,Q)) PosQ(A). Il suffit donc de montrer PosQ(A) PosQ(exh(A,Q)).

Supposons que cela soit faux. Alors il existe w PosQ(A) tel que w PosQ(exh(A,Q).

Nécessairement, w exh(A,Q) (sinon, on aurait w PosQ(exh(A,Q)), par définition de

PosQ).

Et donc il existe w1 A tel que w1 <Q w. Mais w1 ne peut pas non plus appartenir à

exh(A,Q), puisque si w1 appartenait à exh(A,Q), alors on aurait w PosQ(exh(A,Q)),

contrairement à notre hypothèse. Et donc il existe w2 tel que w2 A et w2 <Q w1. Et w2,

à son tour, ne peut pas appartenir à exh(A,Q), puisque sinon, comme w2<Qw1<Qw, w

appartiendrait en fin de compte à PosQ(exh(A,Q)). On voit que ce raisonnement peut

être continué indéfiniment, et qu’il doit exister une suite (wi)i N tel que, pour tout n,

wn+1 Q wn. Mais comme l’ensemble des individus est fini, et que wn+1 wn signifie

P(wn+1) P(wn), où P est le prédicat qui figure dans Q, l’extension de P, qui est finie,

contient de moins en moins d’éléments à mesure que l’on avance dans la suite. Il doit

Page 211: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

211

donc exister un entier m tel que P(wm) = Ø ; mais alors on ne peut avoir P(wm+1)

P(wm), ce qui est contradictoire. CQFD.

Preuve du théorème 1 : Supposons i/Q = exh(A,Q). Comme, d’après le lemme 1.1.,

PosQ(i) = PosQ(i/Q), on a PosQ(i) = PosQ(exh(A,Q)). Comme, d’après le lemme 1.2,

PosQ(exh(A,Q)) = PosQ(A), on a PosQ(i) = PosQ(A). CQFD.

Théorème 2 : Pour toute proposition B, si PosQ(B) = PosQ(A), alors exh(A,Q) B/Q

Lemme 2.1 : Pour toutes propositions B et C, B entraîne PosQ(C) si et seulement si

B/Q PosQ(C).

Preuve :

a) Montrons que si B PosQ(C), alors B/Q PosQ(C)

Supposons B PosQ(C). Soit w1 B/Q. Alors il existe w2 tel que w2 Qw1 et w2 B.

Comme B PosQ(C), w2 PosQ(C). Donc il existe w3 C tel que w3 Q w2. Comme

w2 Qw1, on a aussi, w3 Qw1, et donc w1 PosQ(C). Et donc B/Q PosQ(C)

b) Dans l’autre sens, si B/Q PosQ(C), alors, comme B B/Q, on a B PosQ(C)

CQFD

Lemme 2.2 : Pour tout w et toute proposition Q-pertinente S, si w exh(S,Q), alors tout

w’ tel que w’ Qw appartient également à exh(S,Q). Réciproquement si w exh(S,Q),

alors tout w’ tel que w’ Qw’ est tel que w’ exh(S,Q). En d’autres termes, pour toute

proposition Q-pertinente S, exh(S,Q) est Q-pertinente

Preuve :

Soit S une proposition Q-pertinente.

a) Montrons que pour tout w, si w exh(S,Q), alors tout w’ tel que w’ Qw appartient

aussi à exh(S,Q)

- Soit w exh(S,Q). Par définition de exh, w S. Soit w’ tel que w’ Qw. Comme S est

Q-pertinente et que w S, on a aussi w’ S. Supposons que w’ exh(S,Q). Alors il

existerait w’’ S t.q. w’’<Q w’. Mais comme w’ Qw, on aurait aussi w’’<Q w, ce qui

contredirait le fait que w exh(S,Q). Donc nécessairement w’ exh(S,Q).

Page 212: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

212

b) Dans l’autre sens, montrons que si w exh(S,Q), alors pour tout w’ tel que w’ Qw,

w’ exh(S,Q)

Soit w exh(S,Q). On considère deux cas :

- 1er cas : w S. En ce cas, pour tout w’ tel que w’ Q w, w’ S (puisque S est Q-

pertinente), et w’ exh(S,Q) (puisque exh(S,Q) S)

- 2ème cas : w S. Alors, comme w exh(S,Q), il existe w’ S tel que w’ <Q w. Alors

pour tout w’’ Q w, on a, d’une part, w’’ S (puisque S est Q-pertinente), et d’autre

part w’< w’’. Et donc w’’ exh(S,Q)

Lemme 2.3 : Pour toute proposition Q-positive S et pour tout monde w tel que w

exh(S,Q), la proposition S – {w: w’ Qw} est elle-même Q-positive.

(où la notation X –Y, lorsque X et Y sont des ensembles, sert à désigner X privé de Y)

Preuve : Soit S une proposition Q-positive et soit w exh(S,Q). Soit w1 S – {w:

w’ Qw}. Toute proposition Q-positive étant Q-pertinente, S est Q-pertinente. Soit w2 tel

que w1 Q w2. Il s’agit de montrer qu’alors w2 S – {w: w’ Qw}. Necessairement w2

S, puisque S est Q-positive. Il suffit donc de montrer que w2 {w: w’ Qw}. Supposons

que cela ne soit pas le cas. Alors w2 {w: w’ Qw}, et, comme w exh(S,Q), d’après

le lemme 2.2, on a w2 exh(S,Q). Il n’existe donc pas de w3 S t.q. w3 <Q w2. Comme

w1 Qw2, nécessairement w1 Qw2. Mais alors,comme w2 {w: w’ Qw}, on a w1 Q w,

ce qui contredit le fait que w1 S – {w: w’ Qw}. CQFD.

Preuve du théorème 2 (“Pour toute proposition B, si PosQ(B) = PosQ(A), alors

exh(A,Q) B/Q”)

Supposons que le théorème soit faux. En ce cas il existe une proposition B telle que

PosQ(B) = PosQ(A) et telle qu’on n’ait pas exh(A,Q) B/Q. Alors il existe w

exh(A,Q) tel que w B/Q. Par définition de la fonction /Q, {w’: w’ Q w} B/Q = .

Puisque B PosQ(B), d’après le lemme 2.1, on a aussi B/Q PosQ(B), et donc, comme,

par hypothèse, PosQ(B) = PosQ(A), on a B/Q PosQ(A). Puisque {w’: w’ Q w} B/Q

= , on a aussi B/Q PosQ(B) - {w’: w’ w}. Finalement, on obtient

Page 213: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

213

B/Q (PosQ(B) –{w’: w’ Q w}) PosQ(B). D’après le lemme 2.3, comme PosQ(B) est

Q-positive (FAIT 1), PosQ(B) –{w’: w’ Q w} est également Q-positive. Mais en ce cas

PosQ(B) ne serait pas la proposition Q-positive la plus forte parmi celles qui sont

entraînées par B, ce qui contredirait le FAIT 1. Donc le théorème 2 est vrai. CQFD.

Théorème 3 : Pour toute proposition Q-pertinente A, Max(A,Q) = {i: i/Q=exh(A,Q)}.

Soit A une proposition Q-pertinente.

- Montrons d’abord que {i: i/Q=exh(A,Q)} Max(A,Q)} :

Soit i tel que i/Q = exh(A,Q). Alors, d’après le théorème 1, PosQ(i) = PosQ(A), et, par

ailleurs, comme de plus i i/Q, on a i exh(A,Q). Donc, d’après le FAIT 4, i

I(A,Q). Par ailleurs, d’après le théorème 2, toute proposition B appartenant à I(A,Q) (

c’est-à-dire telle que B A et PosQ(B) = PosQ(A)), est telle que i/Q B, et donc i

Max(A,Q). Il suit que {i: i/Q=exh(A,Q)} Max(A,Q).CQFD

- Montrons ensuite que Max(A,Q) {i: i/Q=exh(A,Q)}

Il suffit de montrer que, étant donné un état d’information i, si i I(A,Q) et est tel que

i/Q ne soit pas égal à exh(A,Q), alors i Max(A,Q). Soit un tel i. Alors, comme i

I(A,Q), d’après le FAIT 4, PosQ(i) = PosQ(A). D’où il suit, d’après le théorème 2, que

exh(A,Q) i/Q. Comme exh(A,Q), par hypothèse, n’est pas égal à i/Q, on a exh(A,Q)

i/Q. Par ailleurs, exh(A,Q) I(A,Q) ; en effet, comme A est Q-pertinente, exh(A,Q)

l’est aussi (Lemme 2.2), et donc exh(A,Q)/Q = exh(A,Q), ce qui, d’après le théorème 1,

assure que exh(A,Q) I(A,Q). Donc il existe i’ I(A,Q) tel que i’/Q i/Q (à savoir i’ =

exh(A,Q)), d’où il suit que i Max(A,Q). CQFD.

Remarque :

On peut aussi, de manière très analogue, prouver qu’en l’absence de l’hypothèse selon

laquelle A est Q-pertinente, on a : Max(A,Q) = { i : i/Q = exh(A,Q)/Q}

Page 214: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

214

Appendice 2

Une approche alternative des lectures exhaustives

Nous voulons ici examiner une approche alternative des lectures exhaustives, suggérée,

mais non développée, dans le corps du chapitre.

Cette approche alternative est supérieure en ce qu’elle permet de faire des prédictions

exactes, contrairement à l’analyse proposée dans le corps du chapitre, à propos des

réponses présentées ci-dessous :

(1) Qui est venu ?

a. plus de trois linguistes

b. Pierre, ou Pierre et Marie

c. Pierre ou Marie ou les deux

De (1)a, on n’infère pas qu’exactement quatre linguistes sont venus. Pourtant,

l’application de l’opérateur d’exhaustivité renverrait exactement cette proposition. De

(1)b, on infère que soit Pierre est venu et personne d’autre n’est venu, soit Pierre et

Marie sont venus et personne d’autre n’est venu. Pourtant, si cette réponse élidée est

équivalente à Pierre est venu, ou Pierre et Marie sont venus, elle est, du point de vue de

son sens littéral, équivalente à Pierre est venu, et la lecture pragmatique que l’on

escompte est donc Pierre est venu et personne d’autre n’est venu. Ce genre d’exemple

peut servir à justifier une approche localiste de l’exhausitivité, puisque l’on obtient la

lecture souhaitée en analysant la réponse comme équivalente à exh(Pierre est venu) ou

exh(Pierre et Marie sont venus). La théorie alternative présentée ci-dessous permettra

de faire la prédiction correcte sans avoir recours à un opérateur d’exhaustivité enchâssé.

Enfin, de (1)c, on n’infère pas que Pierre et Marie ne sont pas tous les deux venus (bien

évidemment, l’adjonction de ou les deux semble précisément destinée à bloquer cette

inférence). A nouveau, cependant, une telle réponse étant équivalente à Pierre ou Marie

est venu, l’approche précédent conduit à prédire une lecture exclusive pour la

disjonction (puisque le résultat produit par l’application de l’opérateur d’exhaustivité

dépend seulement du sens littéral de la réponse et de la question sous-jacente). En ce

cas aussi, l’insertion de l’opérateur d’exhaustivité sous la portée de la disjonction

Page 215: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

215

principale pourrait résoudre ce problème33. La solution qui va être proposée ici partage

avec une analyse en termes d’opérateur d’exhaustivité enchâssé le fait qu’elle est de

nature sémantique, et non purement pragmatique ; cependant, elle dérive les résultats

souhaités de manière beaucoup plus directe et élégante. Comme nous le verrons, cette

analyse présente néanmoins des difficultés lorsqu’on en vient aux réponses négatives.

L’idée fondamentale est de partir du fait remarqué dans la section III. 5:

Soit Q une question-wh. Alors si A est une réponse complète potentielle à Q, on a

OpQ(A) = exh(A,Q), où OpQ est définit de telle manière que, pour tout S, « OpQS »

affirme la proposition selon laquelle S est la réponse complète à Q.

(Rappel : [[OpQ S]]w = 1 si et seulement si S = Q(w), c'est-à-dire si, lorsque P est le

prédicat qui figure dans Q, si S = w’(P(w) P(w’))

Comme nous le remarquions, on pourrait soutenir que l’interprétation exhaustive des

réponses provient tout simplement de ce que l’on présume, par défaut, que la

proposition qu’exprime la réponse est la réponse complète. Mais nous remarquions

immédiatement que, comme cette supposition menait à une contradiction à chaque fois

que la réponse ne se trouve pas être une réponse complète potentielle, on ne pouvait pas

utiliser cette idée pour rendre compte des lectures exhaustives dans le cas général. En

particulier, une réponse disjonctive comme Pierre ou Marie, qui n’est pas une réponse

complète potentielle, peut néanmoins donner lieu à une lecture exhaustive.

L’objet de cet appendice est de développer une version plus raffinée de cette approche,

qui nous permettra également de rendre compte des lectures exhaustives des réponses

positives qui ne sont pas potentiellement complète. Nous verrons que cette nouvelle

approche est dans certains cas supérieure, sur le plan empirique, à celle que nous avons

développée, mais présente aussi des inconvénients.

33 Moyennant, cela dit, une généralisation de la sémantique de exh qui lui permettrait de s’appliquer à un constituant de n’importe quel type sémantique, et non pas seulement à ceux de type propositionnels (les ajustements nécessaires sont alors comparables à ce qu’il est de toute façon nécessaire de faire pour la sémantique de seulement). On pourrait alors analyse la réponse I(1)c comme correspondant à exh(Pierre ou Marie) ou (Pierre et Marie) sont venus, ce qui donnerait : ou bien Pierre ouexcl Marie est venu, ou bien Pierre et Marie sont venus. Le fait que cette forme logique soit la seule possible resterait encore à expliquer (sans doute en termes pragmatiques : l’ajout de ou les deux signale que le sens voulu par le locuteur est distinct de celui que l’on aurait eu avec une disjonction simple.

Page 216: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

216

I. Le mécanisme général

Dans tout ce qui suit, on considère que la question sous-jacente Q est Qui est venu ?.

Considérons à nouveau la réponse disjonctive Pierre ou Marie. Si l’on considère que la

proposition correspondante est Pierre ou Marie est venu, alors l’application de OpQ

donne un résultat contradictoire. L’idée que nous voulons explorer est qu’une manière

possible d’interpréter une telle réponse soit équivalente à : ‘Pierre est venu’ est la

réponse complète, ou ‘Marie est venue’ est la réponse complète, ce qui s’avèrerait

équivalent à ou bien Pierre est venu, et personne d’autre, ou bien Marie est venue, et

personne d’autre, ce qui se trouve être l’interprétation exhaustive de cette réponse.

Plus précisément, si l’on admet que Pierre ou Marie dénote un quantificateur

généralisé, à savoir l’ensemble des ensembles qui contiennent Pierre ou Marie, nous

dirons qu’on interprète la réponse de la manière suivante : la propriété d’être un

individu x tel que la proposition que x est venu est la réponse complète appartient à la

dénotation de Pierre ou Marie. Autremement dit, l’ ensemble des individus x tels que ‘x

est venu’ est la réponse complète contient Pierre ou Marie. Ce qui nous donne en fait :

l’ensemble des individus x tels que x est venu et personne d’autre n’est venu contient

Pierre ou Marie. On remarque d’emblée que cet ensemble ne peut pas contenir plus d’un

individu ; il sera donc soit le singleton {Pierre}, soit le singleton {Marie}, et la lecture

correspondante sera la proposition selon laquelle l’un des deux est venu et personne

d’autre.

Formalisons cette dernière approche. Nous définissons maintenant un opérateur, noté

exh-pred, qui s’applique à un prédicat P, et qui a la propriété que pour toute constante c,

exh-pred(P)(c) est vrai si et seulement si P(c) est la réponse complète à ‘ ?xP(x)’. Pour

l’instant, le domaine de tout modèle est constitué d’un ensemble d’individus au sens

strict, c'est-à-dire ne contient pas d’individus « pluriels », comme se sera le cas lorsque

nous modifierons notre ontologie sous-jacente.

Si Q est une question dont le prédicat est P, on a, par définition, pour tout S,

OpQ(S) = w(S = Q(w)). Dire qu’un certain individu x est tel que ^P(x) est la réponse

complète, c’est donc affirmer que OpQ(^P(x)) est vrai, c'est-à-dire que, si w est le

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217

monde actuel, Q(w) = w’’.(w’’ P(w’’)), soit w’(P(w) P(w’) = w’’(w’’

P(w’’)). Il en résulte que l’opérateur exh-pred doit être défini comme suit :

[[exh-pred P]]w = x( w’.P(w) P(w’)) = ( w’’.x P(w’’)).

Cette dernière formule s’avère équivalente à la suivante :

[[exh-pred P]]w = x. (x P(w) y (y x y P(w)), c'est-à-dire

[[exh-pred P]]w = x.(P(w) = {x})34

Autrement dit, dans un monde w, le prédicat exh-pred P a pour extension l’unique

individu appartenant à P(w), s’il existe, ou bien l’ensemble vide. Si l’on pose de plus :

[[Pierre ou Marie]] = X(X(m) = 1 X(p) = 1)

Alors on a :

[[(Pierre ou Marie)(exh-pred(P)]]w = 1 si et seulement si

[[exh-pred(P)]]w(m) = 1 ou [[exh-pred(P)]]w(p) = 1, c'est-à-dire

P(w) = {m} ou P(w) = {p}, c'est-à-dire si

Marie a la propriété P et personne d’autre, ou Pierre a la propriété P et personne d’autre.

Lorsque nous considérons d’autres quantificateurs généralisés, par exemple Au moins

trois étudiants, nous rencontrons un problème potentiel. Admettons en effet la

sémantique suivante pour Au moins trois étudiants :

[[Plus de trois étudiants]]w = X(| X [[étudiants]]w | > 3)

34 Preuve : Soi t w et x tels que ( w’.P(w) P(w’)) = ( w’’.x P(w’’)). Montrons a) que x P(w) et b) que x est le seul membre de w.

a) x P(w) : la proposition w’(P(w) P(w’) contient nécessairement le monde w. Si elle se trouve être égale à w’’. x P(w’’), alors w ( w’’.x P(w’’), et donc x P(w).

b) Supposons y P(w). Alors, dans tout monde w’’ appartenant à w’.P(w) P(w’), y P(w’’). En vertu de l’égalité dont nous partons, il suit que dans tout monde w’’ appartenant à ( w’’.x P(w’’)), y P(w’’). Mais comme tout monde w’’ où P(w’’) = {x} appartient à ( w’’.x P(w’’)), on a nécessairement y = x.

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218

Considérons alors l’interprétation de Au moins trois étudiants exh-pred(P) :

[[Au moins trois étudiants exh-pred(P)]]w = 1 si

|[[exh-pred(P)]]w [[étudiants]]w| > 3

Mais comme [[exh-pred(P)]]w a pour cardinalité 1 au maximum, la condition ci-dessus

n’est jamais réalisée, et toute énoncé de cette forme est, sous cette analyse,

contradictoire. La raison intuitive en est que cette phrase (sous cette analyse) affirme

qu’il y a plus de trois individus tels que, pour chacun d’eux, la proposition qu’il a la

propriété P est la réponse complète, c'est-à-dire que lui seul à la propriété P.

Du fait que le prédicat exh-pred(P) ne peut pas être vrai de plus d’un individu, on aura

des prédictions acceptables pour des réponses du type Pierre ou Marie ou un étudiant,

mais pas pour plus de deux étudiants, ou tout autre quantificateur pluriel. On aura aussi

un résultat contradictoire pour une réponse comme chaque étudiant, qui devrait se

comprendre comme signifiant que tout étudiant est tel que lui seul est venu, ce qui est

contradictoire dès qu’il existe plus d’un étudiant.

Il existe pourtant une manière motivée de résoudre presque tous ces problèmes.

En réalité, la sémantique proposée pour Au moins trois étudiants est de toute façon

incorrecte.

Nous verrons que les amendements minimaux qu’il faut apporter à notre sémantique

pour pouvoir rendre compte des faits les plus simples concernant la sémantique des

expressions plurielles et des prédicats collectifs, amendements inspirés par les

nombreux travaux portant sur la sémantique du pluriel, mais n’atteignant pas leur

sophistication, permet non seulement de résoudre ces problèmes, mais aussi améliorent

l’analyse proposée dans le corps du chapitre sous un certain rapport.

Avant d’en venir à une formalisation en bonne et due forme, je présente l’idée

sous-jacente principale de mon analyse ; au lieu d’analyser une réponse élidée comme

Plus de trois étudiants comme signifiant (ce qui serait contradictoire), qu’il y a plus de

trois étudiants tels que, pour chacun, la proposition qu’il est venu est la réponse

complète, je dirai plutôt qu’il faut l’interpréter de la façon suivante : il y a un groupe X

d’étudiants de cardinalité supérieure à 3, tel que la proposition que X est venu (c'est-à-

dire que chaque individu de X est venu) est la réponse complète. Ceci s’avère

équivalent à : il y a plus de trois étudiants qui sont venus, et aucun non-étudiant n’est

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219

venu, ce qui se trouve être l’interprétation que l’on observe effectivement. Notons que

cette prédiction est supérieure à celle qui dérive de notre théorie précédente, puisque

l’application de l’opérateur d’exhaustivité à la proposition Plus de trois étudiants sont

venus renvoie la proposition Exactement quatre étudiants sont venus et aucun non-

étudiant n’est venu, alors même qu’en réalité une telle réponse indique que le répondant

est incertain concernant le nombre exact d’étudiants qui sont venus.

II. Sémantique du pluriel et maximalité

Dans cette section, nous rappelons un certain nombre d’observations élémentaires qui

motivent les aspects les plus fondamentaux des traitements contemporains du pluriel.

Commençons par remarquer que la sémantique ci-dessus proposée pour plus de trois

étudiants est manifestement incorrecte, puisqu’elle ne peut pas prédire l’interprétation

de la phrase suivante :

(2) Plus de trois étudiants ont formé un cercle

L’entrée lexicale ci-dessus conduirait à l’interprétation suivante : l’ensemble des

individus qui ont, chacun, formé un cercle est supérieur à trois. Mais, comme, de toute

façon, former un cercle est un prédicat collectif, qui ne peut jamais être vrai d’un

individu séparé, cela s’avère incorrect. Classiquement, nous admettrons qu’un prédicat

collectif est un prédicat de groupe, qui ne peut être vrai que d’un ensemble d’au moins

deux individus pris comme un tout. Cela suppose d’enrichir notre ontologie.

Conformément à de nombreux travaux concernant la sémantique du pluriel, nous

adoptons une ontologie en termes de semi-treillis. Ce qui importe ici, c’est que le

domaine de tout modèle soit composé d’individus qui peuvent être atomiques ou

complexes. Les individus atomiques sont les individus stricto sensu. Les entités

complexes sont la somme d’un ensemble d’individus atomiques. On dit que x est une

partie de y, s’il existe un z tel que y = x+z. La relation être partie de est une relation

d’ordre partielle. Enfin, un semi-treillis est clos pour l’opération de sommation (c'est-à-

dire pour tous x, y dans le domaine, x+y est dans le domaine). Pour bien se représenter

un semi-treillis, on peut prendre l’exemple de l’ensemble de tous les sous-ensembles

d’un ensemble donné privé de l’ensemble vide, lequel satisfait tous les axiomes qui

Page 220: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

220

caractérisent un semi-treillis si l’on traite l’opération ensembliste d’union comme jouant

le rôle de l’opérateur de sommation, et la relation d’inclusion comme jouant le rôle de la

relation être partie de.

Ce qui distingue un prédicat distributif d’un prédicat non-distributif, c’est qu’un

prédicat distributif, s’il est vrai d’un individu X, est vrai de toute partie de X. Un

prédicat collectif est un prédicat qui n’est vrai d’aucun individu atomique. Enfin,

lorsque l’on considère un prédicat qui, intuitivement, ne peut être vrai que d’individus

atomiques, comme, par exemple, le prédicat avoir les yeux bleus ou venir, on admettra

ici, par un postulat de signification, que ce prédicat est également vrai de tout individu

dont les parties atomiques ont les yeux bleus (on pourrait, tout aussi bien, admettre, à la

suite de Landman 2000 par exemple, un opérateur qui transforme un prédicat qui n’est

vrai que d’entités atomiques en un prédicat qui est vrai de toutes les sommes des entités

atomiques dont le premier prédicat est vrai). Un tel prédicat est donc nécessairement

distributif. Cette ontologie entraîne une complication concernant notre traitement de la

sémantique d’une question comme Qui est venu ? Supposons que le domaine

contextuellement fixé contienne les individus atomiques Pierre, Marie, et Jacques. Alors

l’ensemble des individus du domaine sera le suivant :

{Pierre, Marie, Jacques, Pierre+Marie, Pierre+Jacques, Marie+Jacques,

Pierre+Marie+Jacques}

Supposons que dans le monde w, Pierre et Marie sont venus et que Jacques n’est pas

venu. Alors l’extension de venir dans w n’est pas simplement {Pierre, Marie}, mais

plutôt {Pierre, Marie, Pierre+Marie}. Et la réponse complète à la question devient la

proposition qui affirme que Pierre est venu, Marie est venue et Pierre+Marie est venu. Il

se trouve que, comme venir est distributif, cette proposition est simplement équivalente

à celle qui affirme que Pierre+Marie est venu, qui se trouve exprimée par Pierre et

Marie sont venus. En réalité, tant que tous les prédicats que l’on considère sont

distributifs, tout fonctionne comme précédemment, et l’on peut ignorer les individus

non-atomiques.

Mais, et c’est le point le plus important pour tout ce qui suit, étant donné un

prédicat distributif P, le prédicat exh-pred(P) n’est pas un prédicat distributif.

Supposons en effet que Pierre+Marie soit dans l’extension de exh-pred(P) dans un

monde w. Cela signifie que la proposition selon laquelle Pierre et Marie sont venus est

Page 221: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

221

la réponse complète à la question ?xP(x). De ce fait, la proposition Pierre est venu, bien

que vraie dans w, n’est pas la réponse complète la question ?xP(x), et donc exh-pred(P),

qui est vrai de Pierre+Marie, n’est pas vrai de Pierre, et donc n’est pas distributif. On

voit donc que l’adoption des outils utilisés pour la sémantique du pluriel est nécessaire.

On peut par ailleurs montrer le fait suivant : si P est un prédicat distributif (et

nous nous limitons ici à ce cas), alors comme précédemment l’extension de exh-pred(P)

ne peut pas contenir plus d’un élément, à savoir l’individu maximal, relativement à la

relation « être partie de », qui est dans l’extension de P. Mais comme cet élément est

maintenant décomposable en parties, alors si P est distributif, l’extension de P ne

contiendra pas nécessairement, quant à elle, un seul élément. Si, par exemple, en w,

seuls Pierre et Marie sont venus, alors l’unique élément x tel que la proposition que x

est venu est la réponse complète à Qui est venu ? est l’individu Pierre+Marie. De ce fait,

l’extension de exh-pred(venir) en w est le singleton {Pierre+Marie}. Mais, comme

venir est distributif, il suit qu’en w, l’extension de venir est {Pierre, Marie,

Pierre+Marie}, et l’on échappe à la contradiction que nous avions précédemment. En

adoptant une ontologie admettant des individus pluriels, la sémantique que nous

proposons pour exh-pred (P) reste telle que l’extension de exh-pred(P) contient au plus

un seul élément, mais ce fait n’entraîne plus (contrairement à précédemment), que P lui-

même doive avoir pour extension un singleton pour que exh-pred(P) soit non vide. En

fait, l’extension de exh-pred(P) sera soit l’ensemble vide (si personne n’a la propriété

P), soit le singleton qui contient l’individu maximal qui a la propriété P, c'est-à-dire

l’individu qui a la propriété P et qui a pour partie tout autre individu ayant la propriété

P.

Pour être plus précis, étant donné un ensemble d’individus E, nous disons que E

contient un élément maximal si et seulement si il existe X dans E tel que, pour tout Y

dans E, Y est une partie de X (ce qu’on note X Y). Si cela est le cas, alors on note X

cet élément maximal. On peut alors prouver, dans le cas où P est un prédicat distributif,

le fait suivant :

[[exh-pred(P)]]w = x.(x = P(w))35

35 Preuve : soit w. soit x. On veut prouver l’équivalence entre ( w’.P(w) P(w’)) = ( w’’.x P(w’’)) et x = P(w), où P est distributif. a) Supposons ( w’.P(w) P(w’)) = ( w’’.x P(w’’)). Dans tout monde w’ tel que P(w) P(w’), x P(w’).

Page 222: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

222

En d’autres termes, étant donné l’ensemble des individus atomiques dont P est

vrai (ce que, précédemment, nous appelions l’extension de P), l’extension de exh-

pred(P) est la somme de tous ces individus : si, par exemple, seuls Pierre et Marie sont

venus, alors la réponse complète se trouve être Pierre et Marie sont venus, et la

proposition qui affirme que cette dernière proposition est la réponse complète est

équivalente à l’individu maximal X tel que X est venu est Pierre+Marie. On voit ici que

la sémantique de exh-pred est extrêmement proche de celle proposée par Link (1983)

pour l’article défini. Pour Link, les chevaux dénote l’individu maximal dont toutes les

parties sont un ou plusieurs chevaux. Pour nous, exh-pred(P) dénote le prédicat qui est

vrai de l’individu maximal tel que toutes ses parties appartiennent à l’extension de P.

Ainsi, si C est la dénotation de les chevaux, alors exh-pred(être un cheval ou des

chevaux) a pour dénotation le singleton {C}. Etant donné un ensemble X, je note X

l’individu maximal dont toutes les parties appartiennent à X (s’il y a un tel individu

maximal). En d’autres termes, est une fonction partielle qui est définie lorsque son

argument X contient un élément maximal, c'est-à-dire est tel que tout élément de X est

une partie de cet élément. Si l’on pose [[chevaux]] = X(tout élément atomique de X est

un cheval), on a [[les chevaux]]w = chevaux]]w, et, en termes de notation :

[[exh-pred(être un cheval ou des chevaux)]]w = x.(x = chevaux]]w).

( = x.(x = les chevaux]]w) ).

Pour rendre manifeste la relation entre la sémantique de l’article défini pluriel et celle de

exh-pred, notons simplement qu’un énoncé comme ‘Pierre et Marie, et personne

En particulier, on doit avoir x P(w). Supposons x P(w). Soit w1 tel que P(w1) = {x}. On a w1

( w’’.x P(w’’)). En vertu de l’égalité dont nous partons, on doit donc avoir w1 ( w’.P(w) P(w’)), et donc P(w) P(w1). Mais comme, par définition, P(w) P(w) et comme, par ailleurs, P(w) P(w1),ceci est contradictoire. Donc x = P(w).b) Dans l’autre sens, supposons x = P(w). On veut montrer l’égalité w’.(P(w) P(w’)) et de w’.x P(w’).Soit w’ tel que x P(w’). On a alors P(w) P(w’). Comme P est distributif, {y : y P(w)} P(w’). Or

{y : y P(w)} = P(w) (du fait de la distributivité de P), et donc P(w) P(w’). Et donc ( w’.x P(w’)) ( w’.(P(w) P(w’))). Par ailleurs, soit w1 tel que P(w) P(w1). Comme P(w)P(w), on a P(w) P(w1), et donc w1 ( w’(w P(w’))), d’où ( w’.(P(w) P(w’))) ( w’.x P(w’)). Et donc

( w’.(P(w) P(w’))) = ( w’.x P(w’)).

Page 223: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

223

d’autre, n’est venu’ est équivalent à ‘Les gens qui sont venus sont Pierre et Marie’. exh-

pred(être venu) peut ainsi se paraphraser par être les gens qui sont venus.

III. Le traitement des numéraux modifiés du type plus de n

La sémantique de plus de trois étudiants doit être telle que la phrase Plus de

trois étudiants ont formé un cercle signifie qu’il existe un individu X tel que l’ensemble

de ses parties atomiques est de cardinalité 3 et ne contient que des étudiants. Par

convention, on note |X| la cardinalité de l’ensemble des parties atomiques de X, c'est-à-

dire :

|X| = |{x : x est une partie atomique de X}|

On peut ensuite poser :

[[Plus de trois étudiants]]w = P. X (X [[étudiants]]w |X| > 3 P(X) = 1)

On peut vérifier que cette sémantique, lorsqu’on combine plus de trois étudiants avec

un prédicat distributif, donne le même résultat que la définition précédente : supposons

en effet qu’un certain VP dénote un prédicat distributif. Alors on a :

[[(Plus de trois étudiants) VP]]w = 1 ssi

( P. X (X [[étudiants]]w |X| > 3 P(X) = 1)) ([[VP]]w), c'est-à-dire si

X (X [[étudiants]]w |X|>3 et [[VP]]w(X) = 1)

Du fait que VP est distributif, on a l’équivalence suivante :

[[VP]]w(X) = 1 si et seulement si x (x est une partie atomique de X, [[VP]]w(x) = 1)

Et donc [[(Plus de trois étudiants) VP]]w = 1 ssi

X (X [[étudiants]]w |X|>3 et ( x (x est une partie atomique de X x [[VP]]w),

c'est-à-dire , compte tenu du fait qu’étudiant est également distributif, cela est

équivalent à :

|{x : atomique(x) x [[VP]]w} {x : atomique(x) x [[étudiants]]w}| > 3

Page 224: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

224

Que se passe-t-il, en revanche, lorsqu’on combine plus de trois étudiants et le prédicat

exh-pred(VP) ?

[[(Plus de trois étudiants) (exh-pred(VP))]]w = 1 ssi

( P. X (X [[étudiants]]w |X| > 3 P(X) = 1)) ([[exh-pred(VP)]]w) = 1, c'est-à-dire

si

X (X [[étudiants]]w |X|>3 [[exh-pred(VP)]]w(X) = 1), c'est-à-dire si

X (X [[étudiants]]w |X|>3 ( x.(x = [[VP]]w))(X) = 1), c'est-à-dire

X (X [[étudiants]]w |X|>3 X = [[VP]]w), c'est-à-dire,

Il existe un groupe X d’étudiants, de cardinalité supérieure à trois, tel que X est le

groupe des individus qui sont venus, c'est-à-dire :

Plus de trois étudiants sont venus, et aucun non-étudiant n’est venu

On fait donc ici une prédiction plus fine que ne le ferait l’application à la même phrase

de l’opérateur d’exhaustivité exh, défini dans le corps du chapitre,. En effet, si Q est une

question de la forme ‘ ?xP(x)’, alors exh(Plus de trois étudiants P, Q) est la proposition

qui inclut ceux des mondes qui rendent vrais Plus de trois étudiants P dans lesquels

l’extension du prédicat P est la plus petite possible. Or les mondes « les plus petits » qui

rendent vrais Plus de trois étudiants P sont ceux dans lesquels l’extension de P contient

exactement trois étudiants, et rien d’autre. On obtient donc la proposition selon laquelle

Exactement trois étudiants ont la propriété P, et personne d’autre, ce qui est incorrect.

En revanche, comme nous l’avons montré ci-dessus, l’utilisation de exh-pred au lieu de

exh ne conduit pas à ce résultat indésirable.

Qu’en est-il, cependant, des numéraux non-modifiés ?

Admettons la sémantique suivante pour quatre étudiants (à la suite de Krifka 1999) :

[[quatre étudiants]]w = P( X [[étudiants]]w(X) = 1 |X| = 4 P(X) = 1)

Page 225: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

225

Le lecteur vérifiera qu’alors, étant donné un prédicat P, la forme logique

quatre étudiants exh-pred(P) représente la proposition selon laquelle exactement quatre

étudiants sont venus, et personne d’autre. Nous parvenons donc à prédire le fait que

quatre étudiants et plus de trois étudiants déclenchent des implicatures différentes,

prédiction qui échappe à la fois à l’approche précédente et à l’approche néo-gricéenne

standard (dans laquelle, puisque plus de quatre étudiants est une alternative de plus de

trois étudiants, on dérive également, et de manière erronée, une lecture « exacte » pour

plus de trois étudiants). Notons que la sémantique proposée ci-dessus pour quatre

étudiants n’est pas telle qu’elle rend une phrase du genre quatre étudiants sont venus

équivalente (en l’absence de exh-pred) à exactement trois étudiants sont venus. En effet,

si P est un prédicat distributif, les entrées lexicales que nous avons proposées sont telles

que Quatre étudiants sont venus est équivalent (toujours si exh-pred n’est pas présent) à

Plus de trois étudiants sont venus. Informellement, la phrase Quatre étudiants sont

venus est vraie si et seulement si il y a un groupe qui contient exactement quatre

étudiants qui sont venus. Mais comme venir est distributif, toute situation dans laquelle

plus de trois étudiants (c'est-à-dire au moins quatre) sont venus est telle qu’il existe un

groupe contenant exactement quatre étudiants qui sont venus, et donc la phrase est vraie

dans toute situation où il y a au moins quatre étudiants. Je renvoie au chapitre consacré

aux numéraux pour plus de détails.

Le même résultat s’étend à plusieurs. L’application de l’opérateur d’exhaustivité

à Plusieurs linguistes sont venus donnerait Exactement deux linguistes sont venus, et

personne d’autre. Si, comme cela est indépendamment motivé, nous donnons à

plusieurs la sémantique de plus d’un, alors on obtient simplement, lorsqu’on insère exh-

pred, la proposition selon laquelle plusieurs linguistes sont venus, et aucun non-

linguiste n’est venu.

IV. Le traitement des réponses disjonctives redondantes

J’appelle réponses disjonctives redondantes des réponses du type de (1)b et (1)c,

répétées ci-dessous :

(3) Qui est venu ?

b. Pierre, ou Pierre et Marie

c. Pierre ou Marie ou les deux

Page 226: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

226

Tant que l’on ignore les subtilités de la sémantique du pluriel, l’expression Pierre, ou

Pierre et Marie est considérée comme synonyme de Pierre, sur la base de l’équivalence

logique entre A ou (A et B) et A. Cependant, il s’agit là en réalité d’une vue erronée,

comme on le voit dès que l’on considère une phrase mettant en jeu un prédicat non-

distributif. Considérons ainsi :

(4) Pierre a soulevé un piano sans aucune aide extérieure

(5) Pierre, ou Pierre et Marie, ont soulevé un piano sans aucune aide extérieure

La phrase (5) peut avoir la lecture suivante :

(6) Pierre a, seul, soulevé un piano sans aucune aide extérieure, ou Pierre et Marie

ont ensemble soulevé un piano sans aucune aide extérieure.

Même sous une lecture inclusive de la disjonction, cette dernière paraphrase n’est pas

équivalente à Pierre a soulevé un piano sans aucune aide extérieure. En fait, la vérité

de (6) n’entraîne pas celle de (4) ; si, par exemple, Pierre et Marie ont ensemble soulevé

un piano sans aucune aide extérieure, et si Pierre n’a pas par ailleurs soulevé de piano

seul, alors (6) est vraie et (4) est fausse. Une autre manière de dire la même chose

consiste à remarquer que la phrase (7)a, sous la lecture dans laquelle le prédicat n’est

pas distributif, n’entraîne pas logiquement (7)b :

(7) a. Pierre et Marie ont soulevé un piano sans aide de quiconque

b. Pierre a soulevé un piano sans aide de quiconque

Ces observations élémentaires s’expliquent aisément si l’on traite l’expression Pierre et

Marie comme se référant à la somme de Pierre et de Marie, ou encore, en termes de

quantificateurs généralisés, comme dénotant l’ensemble des ensembles qui contiennent

l’individu Pierre+Marie (comme Montague, je traite simultanément un nom propre

comme une expression de type e et comme un quantificateur généralisé), et la

disjonction comme représentant l’union ensembliste. On aura alors :

[[Pierre<<e,t>,t>]] = P. Pierre P

Page 227: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

227

[[ (Pierre et Marie)<<e,t>,t> ]] = P. Pierre+Marie P

[[Pierre ou (Pierre et Marie) ]] = P.(Pierre P ou Pierre+Marie P)

Lorsque qu’un certain prédicat P n’est pas distributif, il en résulte immédiatement que

Pierre ou (Pierre et Marie) (P) n’est pas équivalent à Pierre(P), parce que l’inférence

de (Pierre et Marie) (P) vers Pierre (P) n’est pas en général permise.

Il se trouve, précisément, que l’insertion de exh-pred transforme tout prédicat distributif

en prédicat non-distributif. Considérons alors la forme logique suivante :

(8) [Pierre ou [Pierre et Marie]] [exh-pred (sont venus)]

Cette forme logique exprime la proposition suivante : la propriété « être le groupe

maximal des individus qui sont venus » a dans son extension l’élément Pierre ou

l’élément Pierre+Marie. Comme l’extension de cette propriété contient au plus un seul

élément, on voit que cela est équivalent à : ou bien Pierre est le groupe maximal des

individus qui sont venus, ou bien Pierre+Marie est le groupe maximal des individus qui

sont venus, soit :

(9) Pierre est venu et personne d’autre n’est venu, ou Pierre et Marie sont venus et

personne d’autre n’est venu

On dérive de manière entièrement analogue la lecture voulue pour (3)c, répétée ci-

dessous

(10) Pierre ou Marie ou les deux <sont venus>

L’insertion de exh-pred conduit en effet a la proposition suivante : le groupe de tous les

individus qui sont venus est ou bien Pierre, ou bien Marie, ou bien Pierre+Marie. On

obtient donc pas de lecture exclusive pour la disjonction. En revanche, on obtient une

telle lecture pour Pierre ou Marie est venu, comme nous l’avons montré plus haut. Ici

encore, tout repose sur le fait qu’un examen plus précis du sens de Pierre ou Marie ou

les deux montre que cette expression n’est pas équivalente à Pierre ou Marie, même du

point de vue de son sens littéral ; c’est seulement lorsque le prédicat P est distributif que

Page 228: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

228

l’on a une équivalence logique entre Pierre ou Marie P et Pierre ou Marie ou les deux

P.

Il n’est pas certain, cependant, que nous ayons résolu le problème posé en toute

généralité. Après tout, on observe le même genre de phénomènes pour des phrases du

type suivant :

(11) a. Il y a du café, ou il y a du café et il y a du thé

c. Il pleut ou il vente ou les deux

Or, en ce cas, il ne va plus de soi de traiter la conjonction et comme correspondant à

l’opération de sommation, plutôt que comme une conjonction au sens de la logique

classique. En effet, et, dans (10)a, relie deux phrases, et non pas deux termes

référentiels. Pour étendre l’analyse proposée à ce type de cas, il faudrait sans doute

admettre la possibilité que les phrases soient des noms de propositions, et que les

propositions fassent elles-mêmes partie du domaine propre à tout modèle (ou monde) ;

en ce cas, on pourrait définir la somme de deux propositions comme étant leur

conjonction au sens logique. L’usage de l’expression les deux, dans (10)c, montre

qu’une expression définie peut servir à se référer à une ou plusieurs propositions. Mais

cette perspective reste spéculative.

Par ailleurs, et c’est là un point important, le chapitre 3 montrera que, de toute façon,

l’approche proposée ici ne peut pas entièrement se substituer à une analyse pragmatique

en termes d’implicatures scalaires. En effet, nous verrons que les numéraux modifiés et

les disjonctions redondantes peuvent déclencher des implicatures scalaires dès lors

qu’ils se trouvent enchâssés sous un modal de nécessité : s’il est vrai que Jacques a lu

plus de trois livres n’a pas pour implicature que Jacques n’a pas lu plus de quatre livres,

en revanche la phrase (12)a déclenche l’inférence (12)b :

(12) a . Jacques a l’obligation de lire plus de trois livres de Balzac

b. Jacques n’a pas l’obligation de lire plus de quatre livres de Balzac

De même, (13)a permet l’inférence vers (13)b

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229

(13) a. Jacques est certain que Marie ou Pierre ou les deux sont venus

b. Jacques n’est pas certain que Marie et Pierre soient tous deux venus

V. Le problème des réponses négatives

L’analyse en termes de maximalité rencontre un problème dès lors que la réponse est

une réponse négative, c'est-à-dire quand le quantificateur généralisé utilisé est monotone

décroissant. Nous pouvons illustrer ce problème comme suit :

(14) Qui est venu ?

Aucun linguiste

En principe, pour n’importe quel prédicat P, nous voulons que Aucun linguiste P soit la

négation de Au moins un linguiste P. On voit que si P est, par exemple, exh-pred(venir),

alors l’interprétation prédite est : il n’existe pas de groupe X constitué de linguistes tel

que X est l’ensemble maximal des individus qui sont venus ; mais cela n’exclut pas que

des linguistes soient venus, puisque une situation dans laquelle sont venus des linguistes

et des non-linguistes est telle que le groupe maximal des individus qui sont venus n’est

pas exclusivement constitué de linguistes, et est donc tel que l’ensemble maximal des

individus qui sont venus n’est pas un groupe de linguistes. En fait, cette proposition

s’avère équivalente à : si un linguiste est venu, alors il y a aussi eu au moins un non-

linguiste qui est venu. Ceci est très manifestement incorrect. De même, une réponse du

type Pas Marie signifiera que Marie est venue n’est pas la réponse complète, ce qui

signifie simplement que si Marie est venue, alors quelqu’un d’autre est venu aussi.

Considérons le cas de moins de trois linguistes. Pour savoir quelle est la sémantique

exacte de cette expression, il faut, compte tenu des remarques que nous avons faites,

considérer son interprétation à la fois lorsqu’elle se combine avec un prédicat collectif

et lorsqu’elle se combine avec un prédicat distributif :

(15) Moins de trois linguistes ont formé un cercle

(16) Moins de trois linguistes sont venus

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230

Si nous voulons que (16) soit équivalente à « Il est faux qu’au moins trois linguistes

soient venus », nous sommes amenés à la sémantique suivante :

[[Moins de trois linguistes]]w = P( X (X [[linguistes]]w |X| < 3 P(X) = 1).

Si l’on applique cette sémantique à (15), on prédit l’interprétation suivante :

« Il n’existe pas de groupe constitué d’au moins trois linguistes tel que ce groupe a

formé un cercle ». (15) serait donc vraie aussi bien s’il y avait un groupe contenant

moins de trois linguistes qui ont formé un cercle, que s’il n’y avait simplement aucun

groupe de linguistes ayant formé un cercle. Nous reviendrons bientôt sur la validité de

cette prédiction.

La sémantique que nous venons de proposer à pour conséquence que, lorsqu’on

applique exh-pred au prédicat venir, on se retrouve, pour la phrase moins de trois

linguistes sont venus, avec la proposition selon laquelle l’ensemble maximal des

individus qui sont venus n’est pas un groupe de linguistes de cardinalité supérieure ou

égale à trois, c’est-à-dire, finalement : si au moins trois linguistes sont venus, alors des

non-linguistes sont venus aussi. A nouveau, cette prédiction est incorrecte. Nous

sommes donc obligés de stipuler, semble-t-il, que, lorsque le quantificateur généralisé

utilisé est décroissant, l’insertion de exh-pred est impossible, sans que nous ayons de

motivation claire pour cela.

Existe-t-il un moyen de modifier la sémantique des quantificateurs généralisés

monotones décroissants qui permette de sauvegarder notre hypothèse ? Toute

modification de ce genre devra renoncer à ce que, en toute généralité, Aucun linguiste P

soit la négation de Un linguiste P, ou Moins de trois linguistes P celle de au moins trois

linguistes P.

Je présente maintenant une telle modification, qui préservera les équivalences en

question tant que P est distributif, mais pas quand P n’est pas distributif.

Nous supposons maintenant que Aucun linguiste P doit signifier plutôt :

Pour tout X tel que X est dans l’extension de P, X n’a pas de partie atomique qui soit un

linguiste.

Page 231: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

231

Dans le cas où P est distributif, il s’ensuivra en fait qu’il n’existe aucun individu

atomique x tel que x est un linguiste et x est dans l’extension de P, ce qui est le résultat

voulu.

En revanche, dans le cas d’un prédicat collectif comme former un cercle, on parviendra

à l’interprétation selon laquelle il n’existe pas de groupe d’individus X tel que X forme

un cercle et X contient un linguiste. En d’autre termes, si, par exemple, il existe un

groupe de cinq personnes contenant un linguiste et quatre non-linguistes qui, ensemble,

ont formé un cercle, alors il sera faux de dire qu’aucun linguiste n’a formé de cercle,

bien qu’il sera également faux de dire qu’un linguiste a formé un cercle. Dans le cas de

exh-pred(venir), la phase Aucun linguiste exh-pred(venir) signifiera que pour tout objet

X qui est le groupe maximal des individus qui sont venus, X ne contient aucun

linguiste, ou encore, que l’ensemble des gens qui sont venus ne contient pas de

linguiste, ce qui, cette fois-ci, semble être correct. Nous pouvons étendre cette stratégie

à d’autres quantificateurs monotones décroissants. Ainsi, moins de trois linguistes P

signifiera que tout membre X de l’extension de P contient moins de trois linguistes

parmi les individus atomiques qui le compose, et Pas Marie P qu’aucun membre X de

l’extension de P n’a pour partie atomique Marie. A nouveau, lorsque P est distributif, on

obtient les conditions de vérité standard. En revanche, moins de trois linguistes ont

formé un cercle sera jugé comme faux s’il y a un groupe de dix personnes, dont quatre

linguistes et six non-linguistes, qui, ensemble, ont formé un cercle, et qu’aucun autre

cercle n’a été formé, alors même que la phrase plus de trois linguistes ont formé un

cercle sera également fausse. Lorsque le prédicat est exh-pred(venir) (qui est un

prédicat collectif), on obtiendrait, dans le cas de Pas Marie, la proposition selon

laquelle l’ensemble des individus qui sont venus ne contient pas Marie, et, dans les cas

de moins de trois linguistes, celle selon laquelle l’ensemble des individus qui sont venus

contient moins de trois linguistes, et ces deux prédictions sont correctes. En fait, ces

sémantiques alternatives pour les quantificateurs monotones décroissants permettent de

« neutraliser » l’effet de exh-pred, puisqu’on obtient la même interprétation que celle

qu’on aurait eu en l’absence de exh-pred. Contrairement à l’analyse proposée dans le

corps du chapitre, nous rendons compte de l’asymétrie entre réponses positives et

négatives non pas en termes pragmatiques, mais au moyen d’un sémantique non

standard pour les réponses négatives – sémantique qui, néanmoins, est équivalente à la

Page 232: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

232

sémantique standard à chaque fois que le prédicat avec lequel le quantificateur

décroissant se combine est distributif.

Il est donc crucial, pour estimer la valeur de cette hypothèse, de considérer de

près la validité de ses prédictions dans les cas qui mettent en jeu des prédicats collectifs.

Avant d’en venir à ce point, il est nécessaire d’exprimer en termes formels cette

approche « non-standard » de la sémantique des quantificateurs monotones décroissants.

Formellement, on peut exprimer ces hypothèses de la manière suivante :

[[Aucun linguiste]]w = P. X(P(X) = 1 x (atomique(x) x X x

[[linguistes]]w))

[[Pas Marie]]w = P. X (P(X) = 1 (Marie X))

[[Moins de trois linguistes]]w = P. X (P(X) = 1 Y (P(Y) = 1 |Y| 3 Y X)

Dans quelle mesure ces entrées sont-elles correctes ?

Considérons à nouveau le prédicat collectif former un cercle. Supposons un monde dans

lequel un unique cercle a été formé, par exactement dix personnes, dont quatre

linguistes et six non-linguistes ; la phrase plus de trois linguistes ont formé un cercle y

est fausse, parce que il n’y a pas de groupe de linguistes tel que ce groupe a formé un

cercle. Mais la phrase moins de quatre linguistes ont formé un cercle semble également

être jugée fausse, ce qui suggère qu’elle n’exprime pas la négation logique de la

première. Notre analyse fait cette prédiction, puisqu’elle assigne à cette dernière phrase

l’interprétation suivante : tout groupe ayant formé un cercle contient moins de quatre

linguistes. Cela ne suffit pas cependant à confirmer notre analyse, pour plusieurs

raisons. D’abord, dans cette même situation, notre analyse prédit que la phrase Moins de

cinq linguistes ont formé un cercle est vraie, ce qui est loin d’être clair. Ensuite, il

semble de toute façon que cette analyse échoue complètement dans le cas de Pas Marie.

Supposons que Jacques, Marie, et Pierre aient, ensemble, soulevé un piano, et que

personne d’autre n’a soulevé de piano. Considérons la question Qui a soulevé un piano

Page 233: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

233

sans aide de quiconque ? La réponse complète sera alors Jacques, Pierre, et Marie.

Considérons alors la réponse Pas Marie. Selon notre sémantique non-standard, cette

réponse devrait exprimer la proposition selon laquelle l’ensemble des gens qui,

ensemble, ont soulevé un piano sans aide de quiconque, ne contient pas Marie, et

devrait donc être jugée fausse. Pourtant, il semble que cette réponse, bien que partielle,

soit jugée vraie dans un tel contexte.

Par ailleurs, il existe une autre manière d’expliquer pourquoi, dans le scénario

précédent, les phrase Moins de quatre linguistes ont formé un cercle, et Moins de cinq

linguistes ont formé un cercle sont toutes deux jugées fausses (alors que notre

sémantique ne rend compte de cette intuition que pour la première de ces phrases). Cela

consisterait à analyser ces phrases selon la règle suivante :

Moins de n linguistes ont formé un cercle est vraie s’il y a un groupe de linguistes de

cardinalité inférieure à n qui a formé un cercle.

On traiterait alors ces expressions comme des quantificateurs existentiels. Nommons

une telle sémantique existentielle. Une telle sémantique ne peut pas être correcte en

toute généralité. Supposons ainsi que 100 linguistes soient venus. Alors, comme venir

est distributif, il y a un groupe de 50 linguistes tel que ce groupe est venu, et par

conséquent il y a un groupe de moins de 100 linguistes qui est venu, et la phrase Moins

de cent linguistes sont venus devrait être vraie, ce qui est incorrect. Cependant, comme

le montre notamment Landman (2000), une sémantique existentielle pour les

quantificateurs monotones décroissants semble être nécessaire pour rendre compte de

leur interprétation dans les contextes collectifs et cumulatifs. Considérons par exemple :

(17) Chaque fois que moins de dix linguistes forment un cercle, il fait beau

Sous l’analyse standard qui traite moins de dix linguistes comme un quantificateur

monotone décroissant, cette phrase signifie qu’à chaque fois qu’il n’y a pas un groupe

de dix linguistes qui forment un cercle, il fait beau. Cela aurait pour conséquence qu’il

fait beau presque tout le temps. En réalité, on interprète plutôt cette phrase comme

signifiant qu’à chaque fois qu’il y a un groupe de moins de dix linguistes formant un

cercle, il fait beau. Admettons donc que l’interprétation existentielle est possible, et

même privilégiée, dans les contextes collectifs. Si cela est vrai, certains quantificateurs

Page 234: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

234

habituellement considérés comme monotones décroissants, comme moins de trois

linguistes, ne le serait en fait pas lorsque le prédicat avec lesquels ils se combinent est

collectif. De ce fait, on pourrait s’attendre à ce qu’il soit difficile, de légitimer un item à

polarité négative à l’intérieur d’un VP dénotant un prédicat collectif sous la portée d’un

quantificateur de ce type ; cela semble être le cas :

(18) ?? Moins de quatre linguistes se sont réunis dans la moindre pièce

Notons, par contraste, l’acceptabilité de (17), qui s’explique alors par le fait que « lire

un livre » peut être interprété comme un prédicat distributif :

(19) Moins de quatre linguistes ont lu le moindre livre

Si l’on admet, en tout cas, la simple possibilité d’une interprétation existentielle, une

phrase comme Moins de trois linguistes exh-pred(venir) sera interprétée de la façon

suivante : il existe un groupe de moins de trois linguistes tel que ce groupe est

l’ensemble des gens qui sont venus, soit Des linguistes sont venus, aucun non-linguiste

n’est venu, et ils étaient moins de trois. Il nous semble qu’il s’agit là d’une des

interprétations possibles de Moins de trois linguistes, dans le contexte de la question

« qui est venu ? ». Notons en particulier que nous faisons la prédiction qu’une telle

réponse entraîne qu’au moins un linguiste est venu.

L’autre interprétation est simplement : « il y a moins de trois linguistes qui sont venus »,

sans aucun effet d’exhaustivité. Voici l’hypothèse que nous proposons maintenant :

lorsqu’un quantificateur monotone décroissant prend pour argument un prédicat non-

distributif, son interprétation est nécessairement existentielle. De ce fait, l’application de

exh-pred au prédicat, qui le rend non-distributif, conduit automatiquement à une lecture

de type « Il y a des linguistes qui sont venus, ils étaient moins de trois, et aucun non-

linguiste n’est venu ». L’autre lecture, dans laquelle rien n’est inféré concernant les non-

linguistes, tiendrait alors simplement au fait que l’insertion de exh-pred est de toute

façon optionnelle. Quand exh-pred n’est pas présent, le prédicat avec lequel moins de

quatre linguistes se combine est simplement venir, c'est-à-dire un prédicat distributif, et

l’interprétation de moins de quatre linguistes est son interprétation standard (non-

existentielle), de sorte que la phrase affirme simplement qu’il est faux que plus de trois

linguistes sont venus

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235

Cette approche, cependant, continue d’échouer, me semble-t-il, dans le cas de réponses

du type Pas Marie et Aucun linguiste. En ce cas, en effet, même dans les contextes

collectifs, il est évidemment impossible d’assigner à ces expressions une sémantique

existentielle. Pourtant, au moins dans une langue dans laquelle le mot équivalent à

aucun peut se combiner avec un nom pluriel, un tel quantificateur peut parfaitement

apparaître dans un contexte collectif

(20) a. ?? Aucun linguiste ne s’est réuni

b. (anglais) ?? No linguist gathered

c. (anglais) No linguists gathered

Puisque No linguists est compatible avec un prédicat collectif, il devrait être possible de

le combiner avec exh-pred(P). Comme une sémantique existentielle est impossible pour

No linguists, on obtiendrait alors, pour No linguists exh-pred(came) la proposition selon

aucun groupe de linguistes n’est le groupe maximal des individus qui sont venus, ce qui

est équivalent à : Si un linguiste est venu, alors un-non linguiste est venu. Nous sommes

donc contraints de stipuler que l’insertion de exh-pred est prohibée en un tel cas. Il

faudrait peut-être même admettre que cette prohibition s’étend à tous les cas où le

quantificateur utilisé est monotone décroissant ; par rapport à l’analyse présentée dans

le corps du chapitre, on perd alors les avantages conceptuels d’une analyse purement

pragmatique des asymétries entre réponses positives et négatives. Par ailleurs, l’analyse

proposée dans cet appendice n’est pas suffisante pour rendre compte de la lecture

exhaustive d’une réponse du type suivant :

(21) Qui est venu parmi les linguistes et les philosophes ?

Chaque linguiste

L’interprétation chaque linguiste est venu et aucun philosophe n’est venu, qui est

possible, ne peut pas être prédite comme dérivant de l’insertion de exh-pred. En effet,

comme nous l’observions plus haut, étant donné la nature intrinsèquement distributive

de chaque, la forme logique Chaque linguiste exh-pred(venir) ne pourra qu’être

équivalente à la proposition selon laquelle chaque linguiste x a la propriété d’être le seul

à être venu, ce qui est contradictoire dès qu’il existe plus d’un linguiste. En ce cas, par

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236

conséquent, nous aurons de toute façon besoin de faire appel à l’opérateur

d’exhaustivité standard.

En fin de compte, si l’analyse alternative explorée dans cet appendice permet de

distinguer entre les lectures occasionnées par les numéraux nus et celles que l’on obtient

avec des numéraux modifiés, et également de rendre compte élégamment de

l’interprétation des phrases qui comportent une disjonction redondante, elle présente

aussi un inconvénient : pour rendre compte de l’absence de lecture exhaustive dans le

cas de réponses négatives et de certaines réponses ni positives ni négatives, on a en effet

besoin d’une stipulation arbitraire, selon laquelle l’insertion de exh-pred est prohibée

dans de tels cas ; à l’inverse, l’approche poursuivie dans le corps du chapitre rend

compte des lectures de tous les types de réponse au moyen de principes qui sont

indépendamment plausibles. Je continue, dans la suite de ce travail, d’adopter

l’approche présentée dans le corps du chapitre. Les chapitres sur les numéraux nus et les

numéraux modifiés proposeront une autre explication des différences interprétatives

existant entre des expressions comme trois et plus de deux. Nous envisagerons

cependant une hypothèse proche de celle suggérée ici pour rendre compte des

ambiguïtés que les numéraux nus occasionnent.

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237

SECONDE PARTIE

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238

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239

Introduction à la seconde partie

Deux questions ouvertes :

De la nécessité des échelles

Les implicatures intrusives

Dans le premier chapitre, le raisonnement pragmatique menant à l’interprétation

renforcée d’une phrase S dépend, d’une part, du sens littéral de S, et de l’ensemble des

alternatives de S. Il était donc nécessaire, comme dans l’approche standard, de stipuler,

pour toute phrase S, quel est son ensemble d’alternatives, et la notion d’échelle jouait un

rôle central. Pour que cette approche soit viable, il est donc nécessaire d’inclure dans le

lexique la caractérisation des échelles propres à différents termes. Il s’agit là, à n’en pas

douter, d’une limite conceptuelle de l’approche néo-gricéenne ; il faudrait, idéalement,

disposer d’une théorie des échelles, c’est-à-dire de principes qui expliquent pourquoi tel

terme appartient à telle échelle plutôt qu’à une autre. Une hypothèse fréquente, due

notamment à Horn (1989) et Matsumoto (1995), est que les échelles contiennent

toujours des termes de même direction de monotonie98 ; mais cette contrainte ne suffit

pas, en tant que telle, à déterminer quelles échelles sont possibles. La question se pose

donc de savoir s’il serait possible de se dispenser entièrement de la notion d’échelle, ou

alors de la dériver à partir de quelque chose de plus primitif. Dans cette courte note, je

commence par discuter brièvement une piste possible pour aller dans cette direction, qui

prend appui sur les résultats du chapitre 2 : dans ce chapitre, en effet, l’interprétation

pragmatique d’une réponse dépend exclusivement du contenu propositionnel de la

réponse et du contenu de la question, sans qu’on fasse appel à la notion d’échelle. Il

s’agit de montrer que le traitement de certains quantificateurs doit faire appel à la notion

de vague, et que cela permet, pour partie, de se dispenser la notion d’échelle Je montre

néanmoins qu’il n’est pas possible, en l’état actuel de ma réflexion, de se dispenser

totalement de la notion d’échelle. Par ailleurs, j’examinerai brièvement le phénomène

des implicatures intrusives, c'est-à-dire certains exemples dans lesquels la lecture

renforcée d’un certain terme se trouve préservée bien que ce terme apparaisse dans un

98 Ceci sera en fait remis en cause dans le chapitre 3 et le chapitre 5

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240

contexte monotone décroissant, pour peu qu’une certaine intonation soit utilisée. Le cas

des numéraux sera brièvement abordé. Le débat entre localisme et globalisme s’en

trouvera éclairé.

I. Peut-on remplacer les échelles par une notion contextuelle de

positivité ?

I.1. La notion de question sous-jacente

Dans le chapitre 2, la maxime de quantité prenait la forme suivante :

La proposition exprimée par une réponse à une question doit être la proposition

positive la plus forte que le locuteur croit vraie, où la notion de positivité est relative à

la question.

Ce principe équivaut à dire que l’ensemble des alternatives d’une réponse positive est

l’ensemble des réponses positives. Mais on peut le voir comme tout à fait indépendant

de la notion d’alternatives, puisque la notion de positivité, comme nous l’avons montré,

dérive directement de la sémantique en termes de pré-ordre proposée pour l’analyse des

questions-wh. Si l’on suppose que toute phrase est prononcée dans un contexte qui rend

saillant une question sous-jacente, on peut alors espérer rendre compte de tous les

phénomènes d’implicatures scalaires en ces termes. Prenons l’exemple de la phrase

suivante :

(1) Jacques a invité Pierre, Marie ou Gertrude

Il est plausible de dire qu’une telle phrase, même lorsqu’elle n’est pas donnée en

réponse à une question explicite, rend malgré tout saillante la question Qui est-ce que

Jacques a invité ? L’idée est que le fait d’énoncer une phrase déclarative peut rendre

saillante une certaine question (une phrase raises an issue, comme permet de le dire

plus simplement l’anglais). Cette idée est souvent explorée dans les travaux portant sur

la théorie des échanges discursifs (voir par exemple Roberts 2004). Dans certains cas,

c’est d’ailleurs la structure prosodique de la phrase qui indique quelles peuvent être les

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241

questions sous-jacentes ; on pourrait envisager que, dans d’autres cas, la simple

présence de certains termes rende une certaine question saillante ; au lieu de spécifier

dans le lexique que tel ou tel terme appartient à telle ou telle échelle, on spécifierait

plutôt que, en l’absence d’indication contraire, ce terme doit être compris, dans toute

phrase où il apparaît, comme focalisé, c'est-à-dire comme contribuant à la définition de

la question sous-jacente : par exemple, l’usage d’un numéral n dans une phrase de la

forme [S…..n…..] rendrait saillante la question [Pour quel m [S’……m…..]] ?, où S’

s’obtient en remplaçant le numéral n par un variable de même type sémantique m. La

présence d’une expression de type e, ou d’un quantificateur généralisé (type <<e,t>,t>),

rendrait saillante la question qu’on obtient par extraction de l’expression en question. Et

une phrase disjonctive comme Marie est venue ou Jacques est content rendrait saillantes

les deux questions Marie est-elle venue ? et Jacques est-il content ?, lesquelles seraient,

prises ensemble, équivalentes, à la question Quelles phrases sont vraies parmi les deux

phrases « Marie est venu » et « Jacques est content ?99 Comme je ne fais ici que

mentionner une piste, je ne propose pas une théorie explicite du discours, qui serait bien

entendu nécessaire.

Dans cette perspective, on peut aussi imaginer que le domaine d’individus pertinents, en

l’absence de toute autre indication, soit lui-même déterminé par la phrase prononcée, de

sorte que la question sous-jacente à (1) soit comprise comme étant Qui est-ce que

Jacques a invité parmi Pierre, Marie et Gertrude ? Et l’interprétation pragmatique de

la réponse sera alors la proposition qu’on obtient en appliquant l’opérateur

d’exhaustivité à (1), relativement à cette dernière question, c'est-à-dire la proposition

suivante :

(2) Jacques a invité ou bien Pierre sans Marie ni Gertrude, ou bien Marie sans Pierre

ni Gertrude, ou bien Gertrude sans Pierre ni Marie.

Pour attirante que soit une telle perspective, elle se heurte immédiatement à un

ensemble de faits qui ont motivé, initialement, la notion d’échelle, et qui montrent

d’ailleurs, de manière indépendante, les limites de l’approche développée dans le

99 La notion d’une question unique équivalente à un ensemble de questions est standard dans les travaux portant sur la dynamique du discours. Dans la sémantique partitionnelle, la question induite par un ensemble de questions est simplement l’intersection de toutes les partitions correspondantes.

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242

chapitre 2 (mais en partie surmontées dans l’appendice de ce chapitre, qui propose une

théorie alternative de l’exhaustivité) :

(3) Qui est venu parmi les linguistes et les philosophes ?

Quelques linguistes, et Pierre (dans un contexte où on sait que Pierre est un

philosophe)

Sous l’hypothèse que Quelques linguistes est équivalent à au moins deux linguistes,

l’opérateur d’exhaustivité renvoie, en ce cas, la proposition suivante :

(4) Exactement deux linguistes sont venus, Pierre est venu, et aucun philosophe à

l’exception de Pierre n’est venu

Or, bien entendu, l’interprétation qu’on obtient en fait est la suivante :

(5) Quelques linguistes, mais pas beaucoup, sont venus, Pierre est venu, et aucun

philosophe à l’exception de Pierre n’est venu.

Pour rendre compte de ce dernier fait, il serait nécessaire de modifier la formulation de

la maxime de quantité de telle manière qu’elle prenne en compte non seulement la

question sous-jacente, mais également les échelles des termes qui apparaissent dans la

réponse100. Je ne propose pas ici de procédure explicite permettant de faire cela. Le

point important est que, même en présence d’une question sous-jacente explicite, il

semble que l’on ne puisse pas se dispenser de la notion d’échelle. Malgré cette

apparence, je propose cependant ci-dessous une analyse alternative qui permettrait de

100 Van Rooij & Schulz (2005) proposent cependant une solution à ce problème en termes de sémantique dynamique. Leur solution a une certaine affinité avec les idées explorées dans l’appendice du chapitre 2 : comme dans cet appendice, ils exploitent le fait que, bien que some students et two students contribuent de la même manière aux conditions de vérité des phrases dans lesquelles ils apparaissent, dans les contextes distributifs du moins, leur sémantique lexicale est différente. Se plaçant dans le cadre de la théorie de la représentation du discours, ils exploitent le fait qu’une expression comme two studentsintroduit un référent de discours associé à la condition « être de cardinalité 2 », alors que some studentsintroduit un référent de discours associé à la condtion « être de cardinalité au moins 2 » ; même si les conditions de vérité qu’on obtient lorsque ces expressions se combinent avec un prédicat distributif sont alors identiques, les significations dynamiques des deux phrases qu’on obtient ainsi ne sont pas les mêmes. Ainsi, l’usage d’un pronom anaphorique dans une phrase suivante pour se référer aux étudiants mentionnés fait référence, dans le premier cas, à un ensemble de deux étudiants, et, dans le deuxième cas, à un ensemble d’au moins deux étudiants. Van Rooij & Schulz définissent ensuite l’opérateur d’exhaustivité de telle manière qu’il soit sensible à cette différence. Mais cette modification n’est pas elle-même motivée en termes pragmatiques.

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243

faire l’économie de cette notion au moins dans certains cas, et qui suppose une analyse

fine de la sémantique d’un terme comme quelques.

I.2. Le salut par le vague ?

J’ai supposé jusqu’ici qu’une phrase comme quelques linguistes sont venus était, du

point de vue de son sens littéral, équivalente à deux linguistes sont venus, ou encore au

moins deux linguistes sont venus. Je montre maintenant qu’il s’agit là sans doute d’une

simplification. La thèse que je défends est qu’une expression comme quelques

linguistes a une sémantique vague, exactement au sens où cela est vrai de l’adjectif

chauve, ou, ce qui est davantage pertinent, du quantificateur beaucoup. Il est

généralement admis que la phrase Beaucoup de linguistes sont venus signifie l’une des

deux choses suivantes, selon que beaucoup est traité comme proportionnel ou non-

proportionnel :

(6) lecture cardinale, non-proportionnelle : n linguistes sont venus (où n est « assez

grand », dépend du contexte, mais n’est jamais exactement connu)

(7) lecture proportionnelle : une proportion n des linguistes sont venus (où n est

« assez grand », et dépend du contexte)

Il faut comprendre ici la paraphrase n linguistes sont venus comme équivalente à il y a

un groupe de n linguistes qui sont venus, ce qui est équivalent, du fait de la distributivité

du prédicat venir, à au moins n linguistes sont venus (voir à ce sujet le chapitre 3)

Je soutiens que l’interprétation de quelques est analogue à la lecture cardinale de

beaucoup, la différence tenant au fait que le nombre n à partir duquel une phrase

contenant quelques est vraie est spécifié comme étant relativement petit, et laissé pour

le reste non-spécifié :

(8) Quelques linguistes sont venus :

>> n linguistes sont venus (où n est relativement petit)

Supposons que la valeur de n associée à quelques soit fixés à 5. Alors Quelques

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244

linguistes sont venus est équivalent à 5 linguistes sont venus, et déclenchera

l’implicature scalaire Exactement 5 linguistes sont venus. Or la lecture « exacte » des

numéraux suit directement de la définition de l’opérateur d’exhaustivité dans le chapitre

2, sans qu’on ait besoin de la notion d’échelle. Mais comme, en pratique, la valeur de

« n » reste toujours indéterminée (c’est en ce sens que quelques a une sémantique

vague), on peut seulement comprendre Exactement n linguistes sont venus, où n est

relativement petit, ce qui est finalement équivalent à Des linguistes sont venus, et leur

nombre était petit. On échappe ainsi à la prédiction selon laquelle on devrait

comprendre Exactement deux linguistes sont venus. La théorie proposée dans le chapitre

2 suffirait alors ; en l’absence d’indication contraire, la question sous-jacente à (8) serait

Quels linguistes sont venus ?, ou peut-être Combien de linguistes sont venus ?, et

l’application de l’opérateur d’exhaustivité renverrait une lecture de type « exact »

(comme pour un numéral), mais partiellement sous-déterminée (de même qu’on ne sait

jamais à partir de quand exactement on peut dire qu’il y a beaucoup de linguistes, on ne

sait pas exactement quelle est la valeur précise de ce cardinal vague que serait

quelques).

Existe-t-il des arguments indépendants pour une telle analyse ? J’en propose ci-

dessous deux.

Considérons l’expérience de pensée suivante : plusieurs feuilles de papier sont

présentées à un sujet, sur lesquels figurent un, deux, trois, ou plus de trois points. Pour

chacune des feuilles présentées, on demande au sujet d’évaluer la vérité des phrases

suivantes :

(9) a. Il y a quelques points sur la feuille

b. Il y a plusieurs points sur la feuille

c. Il y a plus de deux points sur la feuille

J’ai fait passer cette expérience de manière totalement informelle à quelques sujets, et

j’obtiens les résultats suivants : dans le cas où la feuille ne contient qu’un seul point, les

trois phrases sont jugées fausses sans hésitation. Dans les cas où il y a exactement deux

points, la phrase b est jugée vraie, la phrase c est jugée fausse, et, c’est là le point

important, la phrase a déclenche des réactions variées ; certains la jugent la vraie,

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245

d’autres fausse, et d’autres encore hésitent, sont embarrassés. Enfin dans le cas où

figurent trois points, les trois phrases tendent à être jugées vraies, avec tout de même un

reste d’hésitation pour a. Or cela est entièrement attendu si la sémantique de quelques

est intrinsèquement vague. La phrase (9)a est censée, en effet, être vraie, si et seulement

si il y a (au moins) n points sur la feuille, où n est un nombre supérieur ou égal à deux,

relativement petit, et partiellement sous-déterminé. On s’attend dès lors à ce que la

phrase soit jugée clairement fausse quand il n’y a qu’un point, et suscite en revanche

des jugements variés et potentiellement embarrassés lorsqu’il y en a exactement deux :

après tout, n pourrait valoir deux, comme il pourrait valoir trois ou quatre.

Un deuxième fait, qui nous donne un argument plus direct, concerne l’interprétation des

trois phrases suivantes, dans un contexte où il est connu qu’un grand nombre de

personnes vont entrer une à une dans une certaine pièce :

(10) a. Dès que plus de deux personnes seront rentrées, il y aura une explosion

b. Dès que plusieurs personnes seront rentrées, il y aura une explosion

c. Dès que quelques personnes seront rentrées, il y aura une explosion

La phrase (10)a entraîne que dès qu’exactement trois personnes seront entrées, il y aura

une explosion. La phrase (10)b entraîne que dès qu’exactement deux personnes seront

entrées, il y aura une explosion (les jugements sont un peu moins nets, mais vont tout de

même dans cette direction). Il s’agit, dans ces deux cas, de l’interprétation attendue : si

les personnes entrent une à une dans la pièce, le premier moment où plus de deux

personnes seront rentrées est celui où la troisième personne vient de rentrer ; et si

plusieurs personnes est synonyme de plus d’une personne, le premier moment où

plusieurs personnes seront entrées est celui où la deuxième personne vient de rentrer. En

revanche, la phrase (10)c n’entraîne pas que l’explosion aura lieu avant que la troisième

personne soit rentrée, ce qui serait attendu si quelques voulait dire au moins deux. En

fait (10)c s’interprète plutôt comme signifiant que l’explosion aura lieu immédiatement

après qu’un certain nombre, relativement petit, de personnes seront entrées, et ce

nombre n’est pas précisément déterminé. Ceci, à nouveau, est attendu si quelques a une

sémantique vague. Les faits suivants vont dans le même sens :

(11) a. Pour réussir l’examen, il suffit d’avoir fait plusieurs exercices

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246

b. Pour réussir l’examen, il suffit d’avoir fait quelques exercices

Alors qu’(11)a entraîne qu’il suffit d’avoir fait deux exercices pour avoir réussi

l’examen, ce n’est pas le cas pour (11)b : en ce cas, on comprend que le nombre n le

plus petit tel qu’il suffit d’avoir fait n exercices pour réussir l’examen est relativement

petit, mais pas nécessairement égal à 2.

La caractérisation sémantique des termes vagues est un sujet de recherche en

tant que tel, qui plus est très épineux. Je ne propose pas ici de traitement formel, en

raison des grandes difficultés liées à cette question. Je renvoie aux travaux existants101.

L’important est qu’une réponse comme Quelques linguistes sont venus soit équivalente

à n linguistes sont venus, où n n’est pas totalement déterminé, même si l’on sait que n

est relativement petit.

En d’autres termes, je propose de traiter quelques comme un numéral vague. De ce fait,

la lecture exhaustive prédite est Exactement n linguistes sont venus et personne d’autre ;

comme la valeur de n est partiellement sous-déterminée, cette interprétation est

équivalente à Des linguistes sont venus, ils étaient peu nombreux, et personne d’autre

n’est venu. Cette analyse peut être étendue à tous les quantificateurs pour lesquels il est

raisonnable d’admettre une sémantique vague, et donc, en particulier, à beaucoup de, la

plupart de. L’intérêt de le faire tient à ce que l’on peut alors, jusqu’à un certain point, se

dispenser des échelles (et formuler la maxime de quantité directement en termes de la

notion d’information positive, notion qui est toujours définie relativement à une

question sous-jacente), tout en adoptant pour ces termes une sémantique

indépendamment justifiée.

I.3. La nécessité des échelles

Cependant, l’analyse en termes de vague ne peut pas entièrement se substituer à

l’analyse en termes d’échelle. La raison principale tient précisément aux différences que

l’on observe, d’une part, entre quelques et plusieurs, et, d’autre part, entre les numéraux

nus et les numéraux modifiés. Il s’agit d’expliquer pourquoi une phrase comme

plusieurs linguistes sont venus, en réponse à Qui est venu ?, ne donne pas lieu à la

lecture exactement deux linguistes sont venus, ni même d’ailleurs a une lecture du type

101 Voir entre autres Van Fraasen (1966), Williamson (1994), Kennedy (2003), et aussi la présentation très pédagogique des théories du vague dans Chierchia & Mc Connell-Ginet (1990)

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247

peu de linguistes sont venus, et pourquoi la phrase plus de quatre linguistes sont venus

n’a pas pour implicature exactement cinq linguistes sont venus. Comme ces expressions,

elles, n’ont pas une sémantique vague, il faut rendre compte de ces faits différemment.

Une manière possible de le faire est d’adopter les hypothèses présentées dans

l’appendice du chapitre 2. J’y renvoie le lecteur. Cependant, l’approche présentée dans

cet appendice laisse échapper une observation importante : il est inexact d’affirmer que

les numéraux modifiés et plusieurs ne donnent jamais lieu aux implicatures qu’on

attendrait dans le cadre néo-gricéen standard. Considérons ainsi :

(12) a. Pour réussir l’examen, il faut avoir résolu plus de quatre problèmes

b. Pour réussir l’examen, il faut avoir résolu plusieurs problèmes

(12)a déclenche l’inférence selon laquelle, pour réussir l’examen, il n’est pas nécessaire

d’avoir résolu plus de cinq problèmes (tout particulièrement dans le contexte d’une

question comme Que faut-il faire pour réussir l’examen ?). L’interprétation

pragmatique de cette phrase est ainsi équivalente à Pour réussir l’examen, il est

nécessaire et suffisant d’avoir résolu plus de quatre problèmes. Cette inférence est

attendue si plus de cinq est une alternative de plus de quatre. Dans la deuxième partie

du chapitre 3, consacrée aux numéraux modifiés, je montre qu’en supposant, d’une part,

que les numéraux forment une échelle, et, d’autre part, que les expressions <plus de,

exactement > forment elles aussi une échelle102, on rend compte à la fois du fait qu’une

phrase comme plus de quatre linguistes sont venus n’a pas pour implicature exactement

cinq linguistes sont venus (en fait, on infère au contraire que le locuteur ne sait pas

combien de linguistes exactement sont venus), et du fait que, lorsque cette expression

est enchâssée sous un modal de nécessité, on retrouve les inférences prédites par

l’approche standard. Dans la mesure où l’on accepte cette explication, on voit que la

notion d’échelle reste nécessaire. Les données sont moins nettes pour (12)b. Il me

semble malgré tout qu’on peut inférer, au moins dans certains contextes (en particulier

si la question sous-jacente est, à nouveau, Que faut-il faire pour réussir l’examen ?),

que pour réussir l’examen, il est nécessaire et suffisant d’avoir résolu plusieurs

problèmes, c'est-à-dire d’avoir résolu deux problèmes. Je propose que plusieurs soit

analysé comme une version lexicalisée de plus d’un, comme sa morphologie (qui

102 ce qui est tout à fait inhabituel : habituellement les termes figurant dans une échelle sont au moins partiellement ordonnés du point de vue de leur force logique.

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248

contient le morphème plus) y invite. Il se peut que, comme l’expression un ne figure pas

dans plusieurs, les alternatives induites par la présence implicite du numéral un soient

cognitivement moins saillantes, ce qui expliquerait pourquoi l’inférence décrite pour

(12)b est moins accessible. Notons que, dans le cas de plusieurs, même l’inférence du

type pas beaucoup, très facile pour quelques, est relativement peu naturelle. On observe

ainsi un contraste minimal entre les deux phrases suivantes :

(13) a. Jacques a arrêté après quelques tentatives

b. Jacques a arrêté après plusieurs tentatives

La phrase (13)a laisse entendre que Jacques n’a pas été très persévérant, qu’il a arrêté

après un petit nombre de tentatives. En revanche, la phrase (13)b peut au contraire être

utilisée pour insister sur le fait que Jacques ne s’est pas arrêté après une seule tentative,

qu’il a fait preuve de constance. On a même l’impression (comme je l’ai déjà remarqué

dans une note du premier chapitre) que plusieurs est typiquement utilisé par opposition

à un, c'est-à-dire dans ce cas, pour insister sur le fait que Jacques ne s’est pas arrêté

après une seule tentative. On observe un effet comparable dans la phrase suivante :

(14) Jacques a arrêté après plus d’une tentative

Cette phrase est vraie si Jacques a arrêté après seulement deux tentatives, mais son

« orientation argumentative » semble plutôt devoir être décrite comme suit : le locuteur,

en utilisant l’expression plus d’un, insiste surtout sur le fait que Jacques ne s’est pas

contenté d’une tentative, et peut donc suggérer par là qu’il a fait montre d’une certain

persévérance. Par contraste, la phrase (13)a, bien qu’elle entraîne que Jacques ait fait

plusieurs tentatives, tend plutôt, au contraire, à insister sur le petit nombre d’essais faits

par Jacques. Les faits suivants vont dans la même direction

(15) a. #Jacques est persévérant ! Il a abandonné, mais après quelques tentatives

b. Jacques est persévérant ! Il a abandonné, mais après plusieurs tentatives

c. Jacques est persévérant ! Il a abandonné, mais après plus d’une tentative

A l’inverse :

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249

(16) a. Jacques est très paresseux ! Il a abandonné après quelques tentatives

b. # Jacques est très paresseux ! Il a abandonné après plusieurs tentatives

c. #Jacques est très paresseux ! Il a abandonné, mais après plus d’une tentative

Or tous ces faits peuvent se ramener à l’hypothèse selon laquelle quelques est un terme

scalaire qui a pour alternative beaucoup, ce qui déclenche, par défaut, l’inférence pas

beaucoup, tandis que plusieurs et plus d’un auraient, eux, un ensemble d’alternatives

différent (plus d’un et plusieurs auraient pour alternatives à la fois les expressions du

type plus de n et les numéraux modifiés du type exactement n). L’existence de

connotations différentes associées à des termes qui ont pratiquement la même

contribution véri-conditionnelle serait alors réduite au fait que ces termes diffèrent, dans

le lexique, du point de vue des alternatives qu’ils évoquent. Je conclus donc que, quelle

que soit par ailleurs la valeur d’une sémantique vague pour certains quantificateurs,

celle-ci ne peut pas jouer entièrement le rôle joué par la notion d’alternatives scalaires :

en effet, les quantificateurs plusieurs et plus de n ne se prêtent pas à une analyse en

termes de vague, et, néanmoins, ne donnent pas lieu aux lectures prédites par

l’application de l’opérateur d’exhaustivité au sens du chapitre 2. Le mot quelques, quant

à lui, bien qu’il ne donne pas lieu à une lecture équivalente à exactement deux,

déclenche généralement une inférence du type pas beaucoup (dont on peut soit rendre

compte en disant que quelques est un numéral vague, ce qui est de toute façon

indépendamment motivé, soit simplement en admettant l’échelle <quelques,

beaucoup>)

II. Implicatures intrusives et focalisation – brèves remarques

Comme nous le montrerons plus en détail dans le chapitre sur les numéraux, le sens

renforcé d’une phrase contenant un numéral peut être préservé dans des contextes

monotones décroissants, même quand le sens renforcé en question est distinct de ce que

donnerait l’interprétation exacte du numéral. Je donne immédiatement l’exemple

pertinent :

(17) Chaque fois qu’il a fallu faire trois exercices, Jacques a été content

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>> Interprétation possible : Chaque fois qu’il a fallu faire trois exercices et qu’il n’était

pas nécessaire d’en faire plus, Jacques a été content.

En réalité, on observe ce phénomène pour toutes les autres expressions scalaires, pour

peu qu’elles soient explicitement focalisées :

(18) Chaque fois qu’il a fallu faire quelquesF exercices, Jacques a été content.

On peut facilement comprendre que Jacques a été content quand il était suffisant de

faire seulement quelques exercices, c'est-à-dire quand il n’était pas nécessaire d’en faire

beaucoup. On peut même comprendre que Jacques n’était pas content quand il fallait en

faire beaucoup.

De même :

(19) Chaque fois qu’il a fallu lire Ulysse ouF Madame Bovary, l’année scolaire a été

réussie.

On peut inférer, sous cette intonation, que l’année scolaire n’était pas réussie quand il

fallait lire à la fois Ulysse et Madame Bovary. Pourtant, sous l’interprétation inclusive

de la disjonction, la seule permise en principe dans un contexte monotone décroissant, il

suit logiquement de (19) que chaque fois qu’il a fallu lire Ulysse et Madame Bovary,

l’année scolaire à été réussie. Cela ne signifie pas que la disjonction focalisée soit

interprétée comme exclusive ; plutôt, on obtient l’interprétation Chaque fois qu’il a fallu

lire Ulysse ou Madame Bovary et qu’il n’était pas nécessaire de lire les deux, l’année

scolaire a été réussie. A nouveau, l’implicature normalement associée à la phrase il a

fallu lire Ulysse ou Madame Bovary, se trouve conservée dans un contexte monotone

décroissant. Nous sommes là confrontés à un véritable cas d’implicature enchâssée, qui

légitime une approche « localiste ». La théorie de Chierchia, cependant, excluait

précisément les implicatures intrusives dans les contextes monotones décroissants (La

procédure de calcul des implicatures proposée dans Chierchia (2002), bien que localiste,

est formulée de telle manière qu’elle préserve la prédiction de l’analyse standard selon

laquelle les lectures renforcées disparaissent dans ces contextes). Ces faits, à mes yeux,

suggèrent que l’opérateur d’exhaustivité, tel que nous l’avons défini dans le chapitre 1,

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251

peut en fait être inséré dans la forme logique des phrases, sous la portée éventuelle d’un

opérateur monotone décroissant. Mais il faut concevoir cet opérateur comme sensible

au focus, ce qui explique pourquoi la focalisation est nécessaire pour obtenir les lectures

renforcées dans les contextes monotones décroissants. Le cas des numéraux serait

particulier, en ce que l’opérateur en question pourrait s’associer avec un numéral (au

sens de l’association avec le focus) sans que celui-ci soit focalisé au moyen d’un

marquage prosodique. La raison d’être de cette exception demanderait à être comprise ;

cela pourrait tenir au fait que l’échelle des numéraux serait cognitivement plus

accessible que les autres échelles.

Nous serions donc en présence d’un double système : d’un côté, un système

véritablement pragmatique, fondé sur les maximes de la conversation et l’hypothèse de

compétence, tel que décrit au chapitre 1 et 2 ; ce système produit des lectures

équivalentes à celles qu’on obtient en appliquant l’opérateur d’exhaustivité à la phrase

dans son ensemble ; il ne peut pas véritablement produire d’implicatures enchâssées,

même s’il est capable de rendre compte de certaines lectures qui, dans l’approche de

Chierchia, justifiaient l’approche localiste (voir la fin du chapitre 1). Dans les contextes

monotones décroissants, en tout cas, ce système ne permet pas que la lecture renforcée

d’un terme scalaire soit préservée. D’un autre côté, il existerait aussi un système

proprement grammatical, qui rend possible l’insertion d’un opérateur d’exhaustivité

sous la portée d’un autre opérateur ; ce procédé permet d’obtenir des implicatures

intrusives, mais son usage a pour conséquence, excepté dans le cas des numéraux, le

marquage prosodique des termes scalaires103. Bien entendu, il faudrait dégager des

contraintes précises concernant la distribution syntaxique de cet opérateur. Dans le

chapitre 4, je propose que la distribution de cet opérateur soit très largement identique à

celle de l’adverbe seulement ; rappelons d’ailleurs la très forte affinité sémantique entre

l’opérateur d’exhaustivité et le mot seulement.

Dans les chapitres qui suivent, j’examine les conséquences de la théorie

présentée dans les chapitres 1 et 2 pour rendre compte de phénomènes empiriques

variés. Je serai amené, dans plusieurs cas, à postuler des échelles non-standard, qui se

trouveront, je l’espère, justifiées par la finesse des prédictions empiriques que ces choix

103 Voir Sauerland (2005) pour une discussion d’un « double système » du type qui se trouve évoqué ici. Sauerland étudie en détail le rôle de l’intonation. Il suggère aussi que le système proprement pragmatique ne donne lieu aux implicatures attendues que lorsque l’hypothèse de compétence (en ses propres termes, l’hypothèse que le locuteur est opinionated) est contextuellement justifiée.

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rendent possibles. J’envisagerai également à plusieurs reprises la possibilité qu’un

opérateur d’exhaustivité soit présent dans la forme logique des phrases, sous la portée

d’un autre opérateur.

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253

Chapitre 3

Aspects de la sémantique et de la pragmatique des numéraux

nus et modifiés

Jusqu’ici, j’ai considéré que la lecture « exacte » des numéraux était le produit d’une

implicature scalaire. Ainsi, la phrase Marie a mangé trois pommes aurait pour sens

littéral Marie a mangé au moins trois pommes, et la lecture Marie a mangé exactement

trois pommes proviendrait de la comparaison de la phase avec Marie a mangé quatre

pommes. Mais cette vue pose deux problèmes :

a) Les numéraux semblent pouvoir facilement conserver leur lecture exacte dans les

contextes monotones décroissants

b) On s’attend à ce que la phrase Marie a mangé plus de trois pommes, qui aurait alors

les mêmes conditions de vérité littérales que Marie a mangé quatre pommes, ait pour

sens pragmatique Marie a mangé exactement quatre pommes, ce qui n’est pas le cas.

Dans les pages qui suivent, je vais examiner successivement le cas des numéraux nus et

celui des numéraux modifiés. Les hypothèses que je proposerai concernant les

numéraux modifiés me conduiront également à revenir sur le problème des disjonctions

redondantes, abordé dans l’appendice 2 au chapitre 2.

I. Sur la sémantique et la pragmatique des numéraux nus

I. 1. La lecture « exacte » des numéraux est-elle vraiment dérivée

pragmatiquement ?

Dans l’approche néo-gricéenne standard, l’interprétation littérale d’une phrase comme

(1) est « Marie a mangé au mois trois pommes », et la lecture exacte (« Marie a mangé

exactement trois pommes ») est une implicature scalaire, provenant de la comparaison

avec (2), qui est une alternative strictement plus forte :

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(1) Marie a mangé trois pommes

(2) Marie a mangé quatre pommes

Comme c’est le cas pour les autres termes scalaires, cette analyse prédit la disparition de

ce sens renforcé dans les contextes monotones décroissants, c'est-à-dire, en ce cas, la

disparition de la lecture exacte.

(3) Tous ceux qui ont mangé trois pommes ont assez mangé

(3) se comprend ainsi comme signifiant que tous ceux qui ont mangé trois pommes ou

plus ont assez mangé.

Cependant, cette analyse a été contestée par de nombreux auteurs (notamment

Carston 1988, 1998, Horn 1992, Geurts 1998, Breheny 2005), qui soulignent que

l’interprétation exacte peut se maintenir dans des contextes monotones décroissants ;

certains de ces auteurs (Carston 1988 notamment104) proposent ainsi une analyse dans

laquelle les numéraux sont ambigus (trois pourrait signifier aussi bien exactement trois

qu’au moins trois) ; la plupart ne tranchent pas la question, d’autres (Breheny 2005)

suggèrent même que le sens littéral unique d’un numéral est sa lecture exacte, et que les

lectures de type au moins n sont le produit d’une inférence pragmatique105. Quels

arguments viennent justifier ce doute concernant l’approche néo-gricéenne standard des

numéraux ? Je présente ces arguments ci-dessous, étant bien entendu qu’ils sont

dispersés chez les différents auteurs que je viens de mentionner. Nous verrons ensuite

qu’une clarification conceptuelle est nécessaire concernant la notion de « lecture

exacte ».

I. 1. 1. Maintien de la lecture exacte dans les contextes interrogatifs

104 En fait, Carston (1988) utilise la notion de sous-spécification, plutôt que d’ambiguïté. 105 Kratzer (2003) est un cas à part : elle soutient que tous les termes scalaires ont pour unique sens ce que Chierchia appelle leur sens « renforcé » ; ainsi, le sens littéral de ou est, selon elle, celui de la disjonction exclusive. Elle utilise une certaine formalisation de la sémantique des situations pour rendre compte des cas où la lecture traditionnellement considérée comme « littérale » (lecture inclusive de la disjonction, par exemple) est la plus saillante. Comme le note Breheny (2005), cette analyse ne rend donc pas compte de la différence de comportement entre les numéraux et les autres termes scalaires.

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255

A l’inverse d’un terme scalaire comme la plupart, les numéraux peuvent facilement

conserver leur « sens renforcé » dans les contextes interrogatifs :

(4) a. Paul a-t-il lu la plupart des romans de Balzac ?

- Oui, il les a lus tous / #Non, il les a lus tous <négation métalinguistique

seulement>

b. Paul a-t-il lu trois romans de Balzac

- Oui, il en a lu quatre / Non, il en a lu quatre

Les locuteurs que j’ai interrogés ont le sentiment très net que la réponse non, il les a lu

tous, en (4)a., est d’une certaine manière marquée, que son auteur « joue sur les mots ».

Cela est attendu dans la perspective néo-gricéenne, selon laquelle une telle réponse,

pour être cohérente, doit faire un usage métalinguistique de la négation. En revanche, la

réponse non, il en a lu quatre semble tout à fait naturelle en (4)b106.

I. 1. 2. Maintien de la lecture exacte sous la portée de la négation

(5) Jacques n’a pas quatre enfants

La phrase (5) peut naturellement se comprendre comme signifiant que Jacques n’a

pas exactement quatre enfants, et être jugée vraie s’il en a cinq. De plus, la lecture que

l’on attendrait sous l’interprétation de type au moins n, équivalente à Jacques a moins

de quatre enfants, bien qu’elle existe, semble moins accessible. Il pourrait être tentant

d’analyser cet effet comme un cas mettant en jeu l’usage métalinguistique de la

négation, comme le suggère par exemple Kadmon (2001). Selon cette analyse, il existe

un usage spécial de la négation, appelé usage métalinguistique, dans lequel la négation

ne sert pas à nier la proposition sur laquelle elle prend portée, mais à exprimer le fait

que la phrase affirmative correspondante est, pour une raison quelconque,

inappropriée107. Un exemple typique en est l’usage de la négation pour corriger une

faute de prononciation ou une erreur grammaticale chez un locuteur étranger :

106 Breheny (2005) soutient même que la réponse oui, il en a lu quatre, est déviante. Cela n’est pas corroboré par les locuteurs que j’ai interrogés 107 Sur la négation métalinguistique, voir par exemple Horn (1989)

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256

(6) a. Paul n’a pas acheté [un]F chaise, il a acheté [une]F chaise

b. Paul n’a pas rendi le livre, il l’a rendu

Il a été remarqué par Horn (1989) que la négation méta-linguistique peut aussi

servir à nier une implicature scalaire normalement associée à la phrase niée :

(7) a. Paul n’a pas vu Marie ou Pierre, il a vu Marie et Pierre

b. Paul n’a pas lu la plupart des livres de Chomsky, il a lu tous les livres

de Chomsky

Dans ces deux exemples, le premier membre de la phrase est interprété, respectivement,

comme signifiant : « Il est faux que Paul ait vu Marie ou Pierre mais pas les deux à la

fois », et « Il est faux que Paul ait lu la plupart des livres de Chomsky mais pas tous ».

En d’autres termes, l’inférence pragmatique qui fait passer d’une lecture inclusive de la

disjonction vers une lecture exclusive, et de la plupart vers la plupart mais pas tous,

inférence qui, normalement, doit être annulée dans les contextes négatifs, et ce pour des

raisons entièrement gricéennes, se trouve, dans le cas de l’usage métalinguistique de la

négation, conservée. Cela n’est guère étonnant, puisque, sous l’analyse

métalinguistique, ces phrases signifient alors quelque chose comme « il n’est pas

approprié de dire que Paul a vu Marie ou Pierre », et « il n’est pas approprié de dire que

Paul a lu la plupart des livres de Chomsky », et l’une des raisons du caractère

inapproprié des phrases niées peut justement être qu’elles ne se conforment pas à la

maxime gricéenne de quantité. En tant que telle, l’analyse métalinguistique prédit

finalement que les implicatures scalaires peuvent être conservées sous la portée de la

négation, prédiction qui pourrait mettre en partie à mal l’analyse gricéenne standard,

dont la principale justification empirique est précisément le fait de la disparition des

implicatures scalaires dans les contextes décroissants. Fort heureusement, l’usage

métalinguistique de la négation est un usage marqué, qui se trouve généralement

accompagné d’indices prosodiques (représentés plus haut par le marquage en gras des

termes scalaires), et fortement facilité lorsque, d’une part, la phrase niée a été

effectivement prononcée antérieurement dans le même échange discursif (la négation

méta-linguistique a généralement un caractère échoïque), et d’autre part, lorsque la

phrase se trouve être contrastée avec une phrase positive donnée comme appropriée,

comme c’est le cas en (7) (il est d’ailleurs plausible que le marquage prosodique des

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257

termes scalaires, dans les deux membres de la phrase, soit une instance de focus

contrastif). Ces observations nous permettent de conclure qu’avant d’accepter l’analyse

métalinguistique de la lecture « exacte » des numéraux sous la portée de la négation, il

convient de s’assurer que cette lecture exige la présence des différents éléments qui

caractérisent l’usage métalinguistique de la négation. Il nous semble que tel n’est pas le

cas : en d’autres termes, cette lecture exacte ne suppose, selon nous, ni marquage

prosodique du numéral, ni situation échoïque, ni établissement d’un contraste. Nous

concluons donc que la lecture exacte des numéraux sous la portée d’une négation existe

indépendamment de l’usage métalinguistique de la négation.

Je mentionne ici une deuxième difficulté que rencontre l’analyse qui dérive les

lectures exactes comme des implicatures scalaires. Considérons la phrase (5) (Jacques

n’a pas quatre enfants), sous sa lecture équivalente à Jacques a moins de quatre

enfants. D’après l’analyse en termes d’implicatures, les numéraux forment une échelle,

et, par conséquent, l’une des alternatives de (5) est (8):

(8) Jacques n’a pas trois enfants

Sous l’interprétation qui nous intéresse, cette phrase signifie que Jacques a moins de

trois enfants, et par conséquent entraîne a-symétriquement (5). Qu’on utilise la

procédure néo-gricéenne standard, celle de Sauerland, ou la mienne, on prédit en ce cas

(si les seules alternatives sont celles qu’on obtient en remplaçant le numéral par un autre

numéral) que la lecture pragmatiquement renforcée de (5) sera la conjonction de son

sens littéral et de la négation de (8), c'est-à-dire Jacques a moins de quatre enfants et il

n’a pas moins de trois enfants, ce qui est équivalent à Jacques a exactement trois

enfants. Or il est manifeste que (5) ne peut pas être interprétée ainsi. Nous avons déjà

noté dans le chapitre 2 qu’il s’agit là d’un problème plus général : les implicatures

engendrées dans les contextes négatifs sont systématiquement plus faibles que ce que

l’on attend. Ainsi, une phrase comme Tous les étudiants ne sont pas venus ne semble

pas toujours avoir pour implicature que la plupart des étudiants sont venus, ce qui serait

attendu si la plupart et tous appartiennent à la même échelle ; on semble plutôt dériver

quelque chose de plus faible, à savoir qu’il a dû y avoir un nombre non-négligeable

d’étudiants. De même, une phrase comme Jacques n’a pas lu dix livres de Balzac (sous

l’interprétation Jacques a lu moins de dix livres de Balzac), si elle ne déclenche pas

Page 258: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

258

l’inférence selon laquelle Jacques a lu exactement neuf livres de Balzac, conduit

néanmoins à conclure que Jacques a dû lire quelques livres de Balzac.

I. 1. 3. Maintien de la lecture exacte et apparition d’une lecture de type au plus n dans

les antécédents de conditionnels et les restrictions de quantificateurs universels

Rappelons que l’antécédent des conditionnels et la restriction d’un quantificateur

universel constituent des contextes monotones décroissants ; par conséquent, sous

l’hypothèse que la lecture exacte des numéraux est une implicature scalaire, cette

lecture exacte devrait disparaître dans ces contextes, au profit de la lecture de type au

moins n.

Considérons maintenant les deux phrases suivantes :

(9) Tous les élèves qui ont rendu deux devoirs doivent en rendre un

troisième d’ici la fin du semestre

(10) Si Marie a rendu deux devoirs, elle en rendra un troisième

L’interprétation la plus naturelle des numéraux dans chacune de ces phrases est une

interprétation de type exactement n. De plus, il arrive même que l’on obtienne, en

apparence du moins, une interprétation du type au plus n :

(11) Si vous avez deux enfants, vous n’avez pas droit aux allocations

familiales

On comprend naturellement, nous semble-t-il, que si l’on a deux enfants ou moins, on

n’a pas droit aux allocations familiales. Notons cependant que point n’est besoin de

supposer que cette inférence fasse partie des conditions de vérité de (11). Elle peut être

une conséquence contextuelle de la proposition selon laquelle si vous avez exactement

deux enfants, alors vous n’avez pas droit aux allocations familiales : les règles usuelles

qui régissent l’attribution des allocations familiales fixent en général un seuil à partir

duquel on a droit aux allocations familiales, c’est-à-dire que, pour tout numéral n, nos

connaissances contextuelles rendent valide le schéma suivant : si, avec exactement n

Page 259: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

259

enfants, on a droit aux allocations familiales, alors on y a aussi quand on a m enfants,

pour tout m supérieur à n108.

I. 1. 4. Lectures exactes sous la portée d’un verbe d’attitude

Nous observions dans le chapitre 1 que l’enchâssement d’une phrase sous le prédicat

certain ne préservait pas, en général, les implicatures scalaires. Ainsi, par exemple, la

phrase Il est certain que la plupart des étudiants attendent dehors n’a pas pour

implicature Il est certain que tous les étudiants n’attendent pas dehors, mais,

conformément d’ailleurs à ce que prédit la théorie standard des implicatures scalaires,

déclenche une inférence nettement plus faible, à savoir, il n’est pas certain que tous les

étudiants attendent dehors. En revanche, la lecture exacte des numéraux peut se

maintenir dans le même contexte :

(12) Il est certain que Marie a lu trois livres

Il est semble-t-il possible d’interpréter cette phrase comme signifiant qu’il est certain

que Marie a lu exactement trois livres.

I. 1. 5. Disjonctions de numéraux

Considérons la phrase suivante :

(13) Marie a lu deux ou trois livres

Si l’interprétation des numéraux est de type au moins n, alors cette phrase est

équivalente à Marie a lu deux livres. Et le raisonnement néo-gricéen nous donnera alors

comme valeur renforcée la même chose que pour cette dernière phrase, à savoir Marie a

lu exactement deux livres. Mais, manifestement, on comprend plutôt d’une phrase

comme (13) que Marie a lu exactement deux livres ou qu’elle a lu exactement trois

livres. Cela suivrait immédiatement si les numéraux avaient une lecture exacte.

108 Breheny (2005) soutient que les lectures de type au moins n peuvent être, de manière analogue, être dérivée de la lecture exacte des numéraux, quand les inférences correspondantes sont des conséquences de certaines lois générales.

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260

Il existe un problème entièrement similaire mettant en jeu la disjonction ; il s’agit du

problème des disjonctions redondantes :

(14) Marie a vu Pierre ou Suzanne ou les deux

Du point de vue des significations littérales, (14) est équivalente à Marie a vu Pierre ou

Suzanne. Mais alors que cette dernière phrase permet une lecture exclusive pour la

disjonction (qui est en fait le résultat d’une implicature), cela n’est évidemment pas le

cas de (14). Nous avons ici clairement l’intuition que l’ajout de ou les deux a

précisément pour objet de suspendre les implicatures que l’on dériverait en principe

(c’est ce que dit par exemple Gazdar 1979). Bien que le mécanisme de cette annulation

soit en réalité loin d’être clair il est raisonnable d’espérer que le même mécanisme sera

capable de rendre compte de l’interprétation de (13).

I. 1. 6. Données psycholinguistiques

Plusieurs travaux en psycholinguistique (Noveck 2001, Papafragou & Musolino 2003,

Musolino 2004, Breheny, Katsos & Williams 2004) corroborent l’analyse pragmatique

de la lecture exclusive de la disjonction et de la lecture du type « quelques mais pas

tous » pour le mot quelques. Ces travaux montrent, d’une part, que la perception de ces

lectures réclame plus de temps que celle du sens littéral, ce qui correspondrait à l’effort

nécessaire pour produire les inférences pertinentes sur la base des maximes de la

conversation ; d’autre part (Noveck 2001), ils établissent que les jeunes enfants (Noveck

2001) et les autistes (Noveck 2003, et aussi Surian, Baron-Cohen & Van der Lely

1996109) interprètent les phrases présentées lors des expériences seulement sous leur

sens littéral (c’est-à-dire, par exemple, comprennent la disjonction comme inclusive, là

où les adultes normaux l’interprètent comme exclusive) ; ces derniers faits, d’après ces

travaux, témoignent indirectement de ce que les lectures « fortes » que ces sujets ne

dérivent pas mettent en jeu une inférence à propos des intentions des locuteurs, ce qui

suppose de disposer d’une théorie de l’esprit, c'est-à-dire d’une capacité à inférer les

intentions et les états mentaux d’autrui sur la base de son comportement perceptible,

109 Ce dernier article ne traite pas à proprement parler des implicatures scalaires, mais d’autres types d’inférences mettant en jeu la maxime de quantité de Grice.

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261

théorie de l’esprit dont l’absence ou la faiblesse, précisément, caractérise l’autisme, et

est par ailleurs considérée comme probable chez les très jeunes enfants.

Or certains de ces travaux (Papafragou & Musolino 2003, Musolino 2004)

décèlent une différence significative entre le traitement des numéraux et celui des autres

termes scalaires ; en substance, l’interprétation exacte des numéraux ne nécessite pas

plus de temps que l’interprétation de type au moins n, et est tout à fait accessible aux

autistes et aux jeunes enfants, ce qui donne une raison de les traiter différemment du

point de vue de la théorie linguistique.

Notons cependant que l’interprétation de ces résultats expérimentaux, comme

c’est la règle en général, donne lieu à d’importantes controverses. Il n’est pas exclu que

les différences entre adultes normaux, d’un côté, et enfants et autistes, de l’autre, soient

dues davantage à une différence dans la compréhension des tâches que les sujets ont à

accomplir qu’à une différence intrinsèque concernant le traitement des termes scalaires.

Le comportement différent des numéraux, qui doit de toute façon être expliqué, pourrait

également se comprendre si l’on admettait simplement, par exemple, que le sens

« renforcé » des numéraux est simplement plus saillant que le sens renforcé d’une

disjonction, et cela parce que l’échelle des numéraux serait plus immédiatement

accessible d’un point de vue cognitif (c’est ce que suggère notamment Chierchia, c.p.).

I. 2. Une clarification préliminaire110

La présentation usuelle de la dérivation pragmatique de la lecture exacte des numéraux

se fonde souvent, au moins implicitement, sur l’idée que la signification littérale d’un

numéral comme trois est la même que celle de plus de deux. On aurait ainsi :

[[trois]] = [[plus de deux]] = P. Q.|{x : P(x) = 1} {y : Q(y) = 1}| 3

(ou encore, de manière équivalente : P. Q.|{x : P(x) = 1} {y : Q(y) = 1}| > 2)

110 Cette section concerne l’interprétation des numéraux lorsqu’ils se combinent avec des prédicats non-distributifs. Elle utilise donc certains des outils développés dans les travaux portant sur la sémantique du pluriel et sur les lectures collectives. Elle ne rend cependant pas justice à ces travaux, en ce qu’elle ignore, en particulier, l’existence de lectures ni purement distributives ni purement collectives, mais intermédiaires (« Dix personnes ont formé un cercle » est vrai si six personnes, d’un côté, ont formé un cercle, et quatre personnes, d’un autre, ont formé un autre cercle). Je ne traite pas non plus des lectures cumulatives.

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262

Or cela n’est ni une hypothèse nécessaire, ni même une hypothèse souhaitable, et cela

même lorsque l’on souhaite dériver la lecture exacte comme une implicature.

Ce dont on a besoin, à coup sûr, c’est que les deux phrases suivantes soient

équivalentes (du point de vue de leur sens littéral):

(15) a. Trois étudiants sont venus

b. Plus de deux étudiants sont venus

Cependant, cette équivalence ne nécessite nullement d’admettre les entrées lexicales ci-

dessus, et peut dériver de propriétés plus « globales » des phrases considérées (pas plus

que l’équivalence entre A ouincl nonA et A ouexcl nonA, qui sont toutes deux des

tautologies, ne devrait nous conduire à dire que la disjonction inclusive et la disjonction

exclusive sont identiques !)

Voici deux entrées lexicales (informelles), cette fois-ci distinctes, pour trois et plus de

deux, qui néanmoins assurent que les deux phrases de (15) soient équivalentes :

[[trois]] = P. Q. Il existe un groupe X tel que P(X) = 1, X contient exactement trois

individus, et Q(x) = 1

[[Plus de deux]] = P. Q. Il existe un groupe X tel que P(X) = 1, X contient plus de

deux individus, et Q(x) = 1

L’équivalence entre (15)a et (15)b se montre alors ainsi : Supposons que plus de deux

étudiants, c'est-à-dire au moins trois étudiants, sont venus. Soit X le groupe de tous les

étudiants qui sont venus. X appartient à la dénotation de venir. Comme X contient au

moins trois étudiants, il y a un sous-groupe Y de X qui contient exactement trois

étudiants, et tel que Y est dans la dénotation de venir. Et donc Trois étudiants sont

venus est vraie dans toute situation où Au moins trois étudiants sont venus est vraie. La

réciproque est évidente.

On pourrait croire que ces nouvelles entrées lexicales sont simplement des variantes

notationnelles des premières ; mais il n’en est rien ; le raisonnement informel que je

viens de présenter s’appuie sur une prémisse restée cachée : celle selon laquelle, pour

Page 263: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

263

tout groupe X, si X est dans la dénotation de venir, alors tout sous-groupe Y de X est

également dans la dénotation de venir. Cette hypothèse est correcte, parce que venir est

un verbe distributif. Lorsque l’on passe à un prédicat non-distributif, c’est-à-dire

n’autorisant pas l’inférence d’un groupe vers un sous groupe, les deux entrées lexicales

produisent des résultats distincts. Ainsi, elles excluent l’équivalence des deux phrases

suivantes :

(16) a. Trois étudiants ont soulevé ensemble le piano sans aide de quiconque

b. Plus de deux étudiants ont soulevé ensemble le piano sans aide de

quiconque111

Supposons qu’un groupe composé d’exactement quatre étudiants a collectivement

soulevé le piano sans aide de quiconque, et qu’il s’agisse là du seul cas où un piano a

été soulevé. Alors il existe un groupe X constitué d’étudiants et de cardinalité

strictement supérieure à 2, tel que les membres de X ont ensemble soulevé le piano sans

aide de quiconque. En revanche, il n’existe pas de groupe Y composé d’exactement

trois étudiants ayant soulevé ensemble le piano sans aide de quiconque. Le fait que ces

deux phrases ne soient pas équivalentes tient à ce que le prédicat soulever ensemble un

piano sans aide de quiconque est non-distributif.

L’explication qui vient d’être présentée doit en réalité s’appuyer sur une

sémantique capable de distinguer entre prédicats distributifs, collectifs, et non-

distributifs, et une ontologie qui admet des entités plurielles et des entités atomiques,

ainsi qu’une relation « être partie de » qui représente la notion informelle de « sous-

groupe ». C’est ce à quoi se sont consacrés de nombreux spécialistes de la sémantique

du pluriel. A leur suite, il nous faut donc considérer des modèles dans lesquels le

domaine d’individus n’est pas simplement un ensemble sans structure préalable, mais

plutôt un ensemble muni de certaines relations ; nous admettons ici une ontologie en

termes de semi-treillis.

Un semi-treillis est un ensemble D, muni d’une relation d’ordre , et tel que,

pour toute paire d’individus de D {x, y}, il existe un unique z tel que :

111 Plus exactement, ces deux phrases ne seront pas équivalentes sous la lecture authentiquement « collective », c'est-à-dire équivalente, pour la première phrase, à « il y a un groupe de trois étudiants qui ont, ensemble et sans aide extérieure, soulevé le piano ». Nous ignorons ici la lecture « Il y a trois étudiants qui ont, chacun, soulevé le piano (à tour de rôle) sans aide de quiconque »

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264

x z, y z et pour tout z’ tel que x z’ et y z’, z z’ (en d’autres termes, pour toute

paire {x,y}, il y a un élément de D qui est sa borne supérieure). On définit alors

l’opération d’addition (aussi appelée join) comme une fonction, qui à tout couple

d’éléments de D, associe l’élément de D qui est sa borne supérieure. On peut vérifier

qu’on a alors, pour tous x, y, et z dans D : x+y = y +x et (x+y)+z = x+(y+z)

Dans l’usage que nous faisons d’une telle structure, nous voulons que la relation

corresponde à la relation intuitive « être partie de ». Il faut remarquer que l’ensemble

des parties d’un ensemble donné, privé de l’ensemble de vide, est, lorsque l’on lui

associe la relation d’ordre qu’est l’inclusion ensembliste, un semi-treillis :

Soit E un ensemble, et soit D l’ensemble de toutes ses parties non vides. Alors, pour

tous x et y dans D, on a x x y, y x y, et, pour tout z tel que x z et y z, x

y z. L’addition correspond donc ici à l’opération ensembliste d’union.

Dans tout ce qui suit, étant donné un semi-treillis, nous disons qu’une entité x est

atomique s’il n’existe pas d’entité y distincte de x telle que y x. Nous ajoutons la

condition selon laquelle tout objet est la somme de ses parties atomiques112.

Etant donné un prédicat P, son extension, dans un monde donné, est un sous-ensemble

du domaine d’individus D. Certains prédicats ne sont, en toute rigueur, vrais que

d’individus atomiques, comme, par exemple, le prédicat « avoir les yeux bleus ». Nous

adoptons le postulat de signification selon laquelle un tel prédicat est également vrai de

tout objet dont toutes es parties atomiques ont les yeux bleus113. Il suit qu’un prédicat

comme avoir les yeux bleus valide le schéma suivant :

X Y(X P Y X) Y P

Nous appelons aussi un tel prédicat distributif.

112 Ce qui est sans doute en fait problématique pour la sémantique des termes massifs. 113 Alternativement, à la suite par exemple de Landman (2000), nous pourrions postuler un opérateur, noté *, transformant un prédicat d’individus atomiques P en un prédicat s’appliquant à tout type d’individu, et soit vrai d’un individu X si et seulement si P est vrai de chaque partie atomique de X. * = P. X. x (atomique(x) x X) (P(x) = 1)

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265

Etant donné un objet X, la cardinalité de X, notée |X| est égale au nombre d’objets

atomiques qui sont parties de X, c'est-à-dire |X| = |{x : x est atomique et x X}|

Une fois muni d’une telle ontologie, on peut donner l’entrée lexicale suivante pour un

numéral comme trois :

(17) [[trois]] = P. Q( X (X P X Q |X| = 3)

Pour plus de deux, on aura :

(18) [[plus de deux]] = P. Q( X (X P X Q |X| > 2)

Considérons alors les deux phrases suivantes :

(19) a. Trois linguistes ont formé un cercle

b. Plus de deux linguistes ont formé un cercle

Former un cercle n’est pas un prédicat distributif. Si, par exemple, Jacques et Paul

forment ensemble un cercle, il ne suit pas que Pierre a, seul, formé un cercle. D’après

nos entrées lexicales, (19)a. sera vraie s’il y a un groupe d’exactement trois linguistes

tel que ce groupe a formé un cercle. Supposons que quatre linguistes, aient, ensemble,

formé un cercle. Si aucun autre cercle n’a été formé, alors (19)a est fausse dans cette

situation. En revanche, (19)b. sera vraie : il y aura bien, en effet, un groupe constitué de

plus de deux linguistes qui aura formé un cercle. (19)a entraîne (19)b, mais pas

réciproquement.

En revanche, quand le prédicat avec lequel plus de deux linguistes ou trois linguistes se

combine est distributif, alors on obtient des phrases équivalentes :

(20) a. Trois linguistes ont les yeux bleus

b. Plus de deux linguistes ont les yeux bleus

Il est clair que (20)a entraîne (20)b. Montrons que (20)b entraîne (20)a :

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266

Trois linguistes ont des yeux bleus est vrai s’il existe un groupe X contenant exactement

trois linguistes tel que X a les yeux bleus, c'est-à-dire, étant donné notre postulat de

signification, tel que chaque partie atomique de X a les yeux bleus. Supposons

maintenant que (20)b soit vraie. Alors il existe un groupe X contenant plus de deux

linguistes tel que chaque partie atomique de X a les yeux bleus. De ce fait, comme X

contient au moins trois linguistes, il existe une partie X’ de X contenant exactement

trois linguistes telle que chaque partie atomique de X’ a les yeux bleus. Mais alors (20)a

est vraie.

Cette longue digression avait pour objet de montrer que, quand bien même on

attribue aux numéraux une sémantique qui contient, en un sens, une notion d’exactitude,

et ce afin de traiter convenablement les contextes non-distributifs, on ne s’est pas pour

autant dispensé de rendre compte de l’existence d’une lecture exacte dans les contextes

distributifs114. En effet, comme le sens littéral de trois linguistes ont les yeux bleus est le

même que celui de plus de deux linguistes ont les yeux bleus, on doit recourir à

l’analyse gricéenne standard pour rendre compte du fait que la phrase en question est

néanmoins comprise comme signifiant qu’exactement trois linguistes ont les yeux bleus.

Nous verrons plus loin qu’il est possible d’exploiter la différence entre les entrée

lexicales de trois et de plus de deux pour rendre compte sémantiquement, et non

pragmatiquement, du fait qu’ils sont interprétés différemment dans les contextes

distributifs, mais au prix de stipulations additionnelles.

I. 3. Contre une analyse exclusivement bi-latérale des numéraux

Dorénavant, lorsque nous parlons d’une lecture exacte pour les numéraux, nous parlons

de la lecture de type exactement trois linguistes ont les yeux bleus, et lorsque nous

parlons de la lecture de type au moins n, ou non-exacte, nous parlons de la lecture

équivalente à au moins trois linguistes ont les yeux bleus, qu’on obtient par exemple

dans :

(21) Je doute que trois linguistes aient les yeux bleus.

114 Ce point me paraît ignoré par Geurts (1998) ou Breheny (2005) ; j’ai pu comprendre imparfaitement ces travaux, mais je suis en tout cas certain qu’ils n’abordent pas le point que je viens de développer de manière explicite.

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267

Ce choix terminologique ne doit pas se comprendre comme suggérant que trois

linguistes, sous l’interprétation dans laquelle (21) est équivalente à Je doute que plus de

deux linguistes aient les yeux bleus, aurait la même sémantique que plus de deux

linguistes, pour les raisons exposées dans la précédente section. Ce sont les mécanismes

compositionnels d’interprétation, et, en particulier, le fait que avoir les yeux bleus est

distributif, qui sont responsables de cette équivalence.

Face aux difficultés que rencontre l’analyse néo-gricéenne standard, selon

laquelle les numéraux ont pour sens littéral la lecture non-exacte, trois stratégies sont en

principe possibles :

a) affirmer que les numéraux sont tout simplement ambigus entre la lecture exacte

et la lecture non-exacte

b) affirmer que le sens littéral unique des numéraux correspond à la lecture exacte,

et que c’est la lecture non-exacte qui provient d’un renforcement pragmatique.

On appelle cette analyse l’analyse bilatérale des numéraux (Breheny 2005)

c) refuser que les numéraux soient lexicalement ambigus, et localiser la source des

ambiguïtés dans les mécanismes compositionnels d’interprétation

Breheny (2005) choisit la seconde option, que nous nous efforçons ici de critiquer. Ce

que soutient Breheny, c’est que tous les cas où l’on obtient la lecture de type au moins n

peuvent s’expliquer par l’existence de connaissances d’arrière-plan qui déclenchent

certaines inférences aboutissant à renforcer le sens littéral de la phrase, en faisant passer

d’une interprétation exacte à une interprétation non-exacte ; remarquons que pour qu’un

tel « passage » représente bien un renforcement du sens, il faut que le numéral se trouve

dans un contexte monotone décroissant (dans un contexte croissant, la lecture du type

au moins n est plus faible, et non plus forte, que la lecture exacte). Il s’ensuit que toute

situation dans laquelle l’interprétation au moins n est saillante bien que le numéral ne se

trouve pas dans un contexte décroissant sera problématique pour Breheny. Pour

comprendre l’argumentation de Breheny, considérons les exemples qu’il donne :

(22) Everyone who has two children receives tax benefits <6a in Breheny

(2005)>

(23) a. No one who has two children receives tax benefits <6c in Breheny

(2005)>

Page 268: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

268

b. No one who has two children received tax benefits <6d in Breheny (2005)>

Breheny reconnaît que (22) se comprend comme signifiant que toute personne qui a

deux enfants ou plus bénéficie de réductions d’impôts. Mais il montre que cette lecture

peut tout à fait s’expliquer même si le sens littéral de (22) est, comme il le suppose,

équivalent à toute personne qui a exactement deux enfants bénéficie de réductions

d’impôts. En effet, on peut légitimement supposer que, parmi nos connaissances

d’arrière-plan, figure notamment l’hypothèse selon laquelle les règles qui définissent les

réductions d’impôts en fonction du nombre d’enfants fixent le nombre minimal

d’enfants à partir duquel on a droit a une réduction, de telle sorte que toute personne

dont le nombre d’enfants est supérieur à ce seuil bénéficie de réductions. En d’autres

termes, d’après nos connaissances d’arrière-plan, si l’on bénéficie de réductions

d’impôts quant on a exactement deux enfants, alors on bénéficie aussi de réductions

d’impôts quand on a trois, quatre, ou plus d’enfants. Considérons maintenant

(23)a (dont la traduction serait Aucune personne ayant deux enfants n’a bénéficié de

réductions d’impôts). A nouveau, le numéral se trouve dans un contexte monotone

décroissant ; pourtant, remarque Breheny, on ne comprend pas cette phrase comme

signifiant qu’aucune personne ayant deux enfants ou plus n’a bénéficié de réductions

d’impôts. Selon Breheny, cela tient à ce que nos connaissances d’arrière-plan

concernant les réductions d’impôts n’autorisent pas cette inférence à partir de la lecture

exacte ; si l’on sait qu’ aucune personne ayant exactement deux enfants n’a bénéficié de

réduction, on infère simplement que le seuil à partir duquel on reçoit des réductions est

supérieur à deux, et cela n’exclut pas que ceux qui ont trois enfants aient eu droit à une

réduction. Mais, précisément, sous la lecture de type au moins n, (23)a devrait entraîner

logiquement qu’aucune personne ayant trois enfants n’a eu droit à une réduction. Et nul

raisonnement pragmatique ne devrait pouvoir faire émerger la lecture exacte, puisque le

numéral se situe ici dans un contexte monotone décroissant, et que la lecture exacte est

donc logiquement plus faible que la lecture de type au moins n. Dans le cas de (23)b,

Breheny remarque qu’on tend même à inférer que tous ceux qui ont plus de deux

enfants ont droit à une réduction ; cela s’expliquerait facilement si l’on pense que cette

phrase, qui est générique, sert à caractériser le nombre d’enfants en-deçà duquel on n’a

pas droit à une réduction. L’idée, ici, serait la suivante : si aucun de ceux qui a

exactement deux enfants n’a droit à une réduction, on peut inférer qu’il en va de même

pour tous ceux qui ont exactement un enfant ou n’en ont aucun ; par conséquent, nos

Page 269: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

269

connaissances d’arrière-plan nous conduisent en ce cas à renforcer le sens, par

hypothèse « exact », du numéral, vers une lecture du type au plus n (et non au moins

n). Dans une deuxième étape, de l’assertion selon laquelle aucun de ceux qui ont deux

enfants ou moins n’a droit à une réduction, on infère, en appliquant la maxime de

quantité de Grice, que le locuteur n’était pas en mesure d’affirmer qu’aucun de ceux qui

ont trois enfants ou moins n’a droit à une réduction, et donc, en fin de compte, qu’on a

droit à une réduction si et seulement si on a au moins trois enfants. L’existence de

lectures de type au plus n, qui n’est absolument pas prédite par l’approche néo-

gricéenne standard, et l’existence d’une corrélation entre les connaissances d’arrière-

plan et le caractère plus ou moins saillant des lectures de type au moins n et au plus n

rendent l’argument de Breheny très convaincant. Breheny affirme aussi que, en

l’absence de connaissances d’arrière-plan autorisant le genre d’inférence décrit ci-

dessus, on obtient toujours la lecture exacte, même dans les contextes monotones

décroissants.

(24) Everyone who has two children is happy <7 in Breheny (2005)>

D’une telle phrase, soutient Breheny, on infère simplement que tous ceux qui ont

exactement deux enfants sont heureux, sans qu’on en déduise rien concernant ceux qui

ont un seul enfant ou qui ont en exactement trois. Enfin, il note que, pour les autres

termes scalaires, comme par exemple la disjonction, les interprétations obtenues sont,

elles, conformes à ce que prédit l’analyse néo-gricéenne standard (lecture inclusive dans

les contextes monotones décroissants).

Il nous semble que les arguments de Breheny permettent de conclure qu’on ne doit pas

traiter les numéraux d’une manière identique aux autres termes scalaires. Cependant, si

Breheny donne des arguments contre l’idée selon laquelle les numéraux ont pour seule

interprétation une lecture de type au moins n, tout ce qu’il dit est en soi compatible avec

la thèse selon laquelle les numéraux seraient authentiquement ambigus (sauf peut-être

son commentaire sur (24), puisqu’il soutient, avec tout de même beaucoup de

précautions -…the most accessible reading -, que cette phrase permet seulement la

lecture exacte ; les locuteurs que j’ai consultés perçoivent une véritable ambiguïté).

L’argument principal contre la thèse de l’ambiguïté nous semble être un principe de

parcimonie méthodologique, en lui-même convaincant. Mais nous voulons montrer

Page 270: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

270

maintenant qu’il existe des cas où la lecture de type au moins n existe et ne peut pas

s’expliquer en termes d’inférences liées à nos connaissances d’arrière-plan.

Considérons donc la phrase suivante :

(25) Pour réussir cet examen, il est nécessaire de répondre correctement à

trois questions

L’interprétation la plus naturelle de cette phrase est que, pour réussir l’examen, il faut

répondre correctement à au moins trois questions. Cette lecture de type au moins est-

elle dérivable, moyennant nos connaissances d’arrière-plan, à partir de la proposition

selon laquelle il est nécessaire, pour réussir l’examen, de répondre correctement à

exactement trois questions ? Contrairement à ce qu’on pourrait croire à première vue, il

n’en est rien. En effet, sous l’interprétation exacte du numéral, la phrase (25) signifie

que, pour réussir cet examen, il faut répondre correctement à exactement trois questions,

et, par conséquent, implique que, en répondant correctement à quatre questions, on ne

peut pas réussir l’examen. Sous l’interprétation « exacte », par conséquent, (25) est

logiquement incompatible avec la proposition selon laquelle pour réussir cet examen, il

est nécessaire et suffisant de répondre correctement à au moins trois questions,

interprétation qui se trouve être, néanmoins, la plus naturelle pour (25). Ce dernier fait

est donc problématique pour la vue selon laquelle les numéraux auraient pour seule

lecture la lecture « exacte ». Conscient de ce problème (qui a été soulevé notamment par

Kadmon 2001), Breheny propose une solution qui dépend, d’une part, de l’adoption

d’une sémantique en termes de situations et, d’autre part, d’une analyse particulière de

la notion de spécificité. Très informellement, Breheny analyse la phrase Pour réussir

l’examen, tu dois répondre correctement à deux exercices comme équivalente à :

Dans tous les mondes où tu réussis l’examen, tu réponds correctement à exactement

deux exercices dans une certaine situation que le locuteur a en tête (la situation variant

d’un monde à l’autre), ou encore (sans doute) : il y a une manière d’associer à tout

monde dans lequel tu réussis l’examen une certaine situation dans laquelle tu réponds

correctement à exactement deux exercices.

Page 271: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

271

L’idée principale est que toutes les propositions ont un argument implicite de situation,

et qu’elles affirment qu’une certaine propriété est vraie d’une « certaine » situation, la

« situation identifiante » que le locuteur a en tête. Mais de même que les indéfinis

spécifiques comme une certaine femme peuvent être dépendants d’un quantificateur

(comme dans d’après Freud, chaque homme aime une certaine femme – sa mère), ce

qui suggère qu’ils contiennent une variable susceptible d’être liée par un quantificateur

(une certaine femme(x) = la femme qu’une certaine fonction que le locuteur a en tête

associe à x)115, l’argument de « situation identifiante » peut contenir une variable de

monde liée par le modal de nécessité (vu comme un quantificateur universel sur les

mondes), de sorte que la situation identifiante peut varier d’un monde à l’autre. De ce

fait, la phrase précédente, sous cette paraphrase informelle, peut très bien être vraie, si,

en fait, on réussit aussi l’examen en répondant correctement à plus de deux exercices ;

dans un monde où l’interlocuteur réussit, par exemple, trois exercices, on peut

sélectionner une « certaine situation » (qui peut être vue comme une « partie » du

monde en question) dans laquelle il en réussit exactement deux.

J’ai eu beaucoup de difficulté à comprendre la théorie que propose Breheny ; il me

semble en tout cas qu’il se donne des outils tellement puissants qu’il parviendra en effet

à prédire l’existence d’une lecture au moins n dans tous les cas où cela est nécessaire.

C’est donc au prix d’une extrême complication des mécanismes compositionnels

d’interprétation que Breheny parvient à justifier l’hypothèse selon laquelle les

numéraux ont pour seule lecture la lecture « exacte » ; et, dans une certaine mesure, il

me semble qu’à l’aide de tels outils, Breheny peut engendrer toutes les lectures qui

seraient prédites par un traitement en termes d’ambiguïté, et sans doute même d’autres

lectures encore. En ce sens, par conséquent, cette théorie peut être vue comme

postulant, de manière indirecte, que les numéraux sont ambigus, ou, plus exactement,

que les phrases dans lesquelles ils apparaissent le sont. Elle serait alors une version de

l’option c) ci-dessus p. 267, plutôt que de l’option b). Elle reviendrait en réalité à

reconnaître l’existence d’ambiguïtés systématiques, liées aux procédures interprétatives

globales (relativisation à une « certaine » situation, variable selon les intérêts des

locuteurs et les connaissances d’arrière-plan).

115 Pour les analyses récentes de la sémantique des indéfinis spécifiques, voir notamment Hintikka (1986), Reinhart (1997), Winter (1997), Matthewson (1998), Kratzer (1998), Schlenker (1998), Chierchia (2001). Dans Spector (2004a), j’ai discuté certaines contraintes concernant la possibilité des interprétations dépendantes des indéfinis spécifiques.

Page 272: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

272

Il faudrait bien sûr, pour en avoir une évaluation juste, voir quelles sont les

conséquences du genre de formalisme adopté dans d’autres domaines empiriques. Il me

semble que cette évaluation est très difficile étant donné le relatif manque de clarté de

l’article en question.

Autres arguments pour l’existence d’une lecture de type au moins n

Les arguments de Breheny tendant à montrer que la lecture exacte des numéraux se

maintient très facilement dans les contextes monotones décroissants, alors qu’ils

devraient disparaître selon la vue néo-gricéenne standard, sont en eux-mêmes

convaincants. Ce qui est moins convaincant, ce sont les arguments tendant à montrer

que les numéraux ont en réalité pour seule lecture la lecture exacte. Par delà les

arguments que j’ai déjà donnés en faveur de l’existence d’une lecture de type au moins

n (dans les contextes distributifs seulement), j’en présente ici un dernier :

Breheny soutient que la plupart des lectures de type au moins n sont liées à l’existence

de connaissances d’arrière-plan qui justifient l’inférence de exactement n vers au moins

n. Il est clair que ces observations sont robustes et pertinentes. Mais elles sont en elles-

mêmes compatibles avec un traitement en termes d’ambiguïté ; il est tout à fait naturel

dans un tel cadre que nos connaissances d’arrière-plan jouent un rôle important dans les

processus de désambiguätion. Breheny soutient de plus que, en l’absence de motivations

contextuelles particulières, la lecture exacte est obligatoire. Il nous semble que tel n’est

pas le cas. Pour ce faire nous considérons l’exemple du discours suivant, qui, de

manière délibérée, est construit de telle manière qu’il ne peut pas faire intervenir de

manière plausible nos connaissances d’arrière-plan, en raison de sa relative bizarrerie :

(26) Tous ceux qui ont trois cousins sont sortis par la gauche ; tous les autres

sont sortis par la droite

D’après quelques locuteurs consultés, ce discours est ambigu entre les deux lectures

suivantes, sans qu’une préférence pour l’une ou l’autre lecture soit perçue :

a) lecture exacte : tous ceux qui ont exactement trois cousins sont sortis par la gauche ;

tous ceux qui ont un autre nombre de cousins sont sortis par la droite

Page 273: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

273

b) lecture de type au moins n : tous ceux qui ont trois cousins ou plus sont sortis par la

gauche : tous ceux qui ont moins de trois cousins sont sortis par la droite

L’établissement des faits demanderait sans doute de faire appel à des techniques

expérimentales ; sur la base d’une enquête malheureusement peu rigoureuse, je conclus

provisoirement à l’existence d’une ambiguïté authentique.

I. 4. La source de l’ambiguïté

I. 4. 1. L’option lexicaliste

Nous tenons donc pour acquis qu’une phrase comme (27) est ambiguë entre les deux

lectures indiquées ci-dessous :

(27) Cinq étudiants ont les yeux bleus

a) Exactement cinq étudiants ont les yeux bleus

b) Au moins cinq étudiants ont les yeux bleus

Dans ce cas précis, la préférence nette pour la lecture exacte provient du fait que, même

sous sa lecture de type au moins n, cette phrase a de toute façon pour implicature la

lecture exacte.

La question qui se pose est celle de la source de cette ambiguïté : tient-elle à une

ambiguïté lexicale des numéraux ? Ou bien peut-on la localiser ailleurs ? Je montre pour

commencer qu’un traitement en termes d’ambiguïté lexicale n’est pas techniquement

aisé. Si l’on adopte la perspective la plus simple, dans laquelle on ignore l’existence de

prédicats collectifs et d’entités plurielles, une sémantique de type exact pour les

numéraux prend la forme suivante :

(28) [[Troisexact]] = P. Q(|{x : P(x) = 1} {x : Q(x) = 1}| = 3

Cependant, une telle sémantique produit un résultat incohérent dès que l’on considère

un prédicat collectif, comme soulever un piano sans aide de quiconque. Supposons en

effet que Jacques, Marie et Paul aient soulevé ensemble un piano sans aide de

quiconque, et qu’aucun autre piano n’ait été soulevé. Alors la phrase Trois personnes

Page 274: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

274

ont soulevé un piano sans aide de quiconque est vraie. Cependant, la sémantique

proposée ci-dessus donnerait pour cette phrase l’interprétation suivante : l’ensemble des

individus qui, chacun, ont soulevé un piano sans aide de quiconque est de cardinalité 3,

c'est-à-dire, il y a exactement trois personnes qui ont chacun soulevé un piano sans aide

de quiconque. Mais, bien que cette lecture soit certainement possible, elle n’est pas

unique, et de telles conditions de vérité rendent la phrase en question fausse dans le

scénario que nous considérons. Ce qu’il nous faut, comme nous l’avons déjà remarqué,

c’est qu’une des interprétations possibles soit : il y a un groupe d’exactement trois

personnes et ce groupe a collectivement soulevé un piano sans aide de quiconque. La

sémantique proposée dans la section I. 2. nous donne bien ce résultat. Cependant,

comme nous l’avons montré, cette sémantique ne prédit pas une lecture exacte dans les

contextes distributifs, mais une lecture de type au moins n. Dans la mesure, cependant,

où l’on postule de toute façon une ambiguïté, on pourrait conserver l’entrée lexicale ci-

dessus (ou plutôt, d’une variante de celle-ci tenant compte du fait que notre ontologie

contient des individus pluriels), et nous satisfaire du fait qu’elle nous donne les résultats

voulus dans les contextes distributifs, à savoir une lecture exacte :

(29) [[troisexact]] = P. Q|{x : atomique(x) P(x) = 1} {x : atomique(x)

Q(x) = 1}| = 3

Sur cette base, la phrase troisexact linguistes ont soulevé un piano sans aide de quiconque

aurait nécessairement une lecture distributive et sera vraie si exactement trois linguistes

ont, chacun, soulevé un piano sans aide de quiconque. Quand on considère un prédicat

collectif, ne pouvant pas s’appliquer à des individus atomiques, comme former un

cercle, on obtiendrait pour troisexact linguistes ont formé un cercle, une interprétation

contradictoire, ou en tout cas peu plausible (à savoir celle selon laquelle il y a

exactement trois linguistes tels que chacun d’entre eux a, seul, formé un cercle) ; cette

interprétation serait donc automatiquement rejetée.

Une autre option consiste à proposer une entrée lexicale « exacte » qui soit aussi

applicable dans les contextes collectifs.

Voici une tentative :

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275

(30) [[Troisexact2 linguistespl]]w = P( X(X [[linguistes]]w |X| = 3 X P

Y(Y [[linguistes]]w Y P |Y| > 3)

Lorsque le prédicat avec lequel cette expression se combine est distributif, on obtient la

lecture « exacte ». Examinons ainsi ce qui se produit pour Troisexact2 linguistes ont les

yeux bleus :

[[Troisexact2 linguistes ont les yeux bleus]]w = 1 ssi

X(X [[linguistes]]w |X| = 3 X [[avoir les yeux bleus]] Y(Y

[[linguistes]]w Y [[avoir les yeux bleus]]w |Y| > 3)

Compte tenu de la distributivité de avoir les yeux bleus et de linguistes, cela est

équivalent à :

X( x((atomique(x) x X) x [[linguiste]]w [[avoir les yeux bleus]]w) | X| =

3) Y( y(atomique(y) y Y) y [[linguiste]]w [[avoir les yeux bleus]]w)

|X| > 3)

c'est-à-dire :

Il y a un groupe de trois linguistes tel que chacun a les yeux bleus, et il n’y a pas de

groupe de plus de trois linguistes tels que chacun a les yeux bleus, c'est-à-dire :

exactement trois linguistes ont les yeux bleus.

Que se passe-t-il lorsque le prédicat avec lequel septexact2 linguistes se combine est

collectif et non-distributif ? Le lecteur vérifiera qu’on obtient la lecture suivante pour

septexact2 linguistes ont formé un cercle :

Il y a un groupe de sept linguistes qui a formé un cercle, et il n’y a pas de groupe de

plus de sept linguistes qui ait formé un cercle

Cette lecture, notons le, n’exclut pas l’existence d’un groupe composé de six autres

linguistes qui auraient, indépendamment des sept linguistes mentionnés par la phrase,

formé un autre cercle. Le problème que nous voyons est qu’il ne nous semble pas

qu’une telle lecture existe. En fait, on tend à comprendre quelque chose de plus fort, à

Page 276: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

276

savoir qu’il n’existe pas d’autre groupe de linguistes, de cardinalité quelconque, ayant

formé un cercle. Il s’agit là, semble-t-il, d’un phénomène de lecture exhaustive. La

phrase affirme que l’extension du prédicat « former un cercle » contient un groupe de

sept linguistes ; la lecture exhaustive de cette phrase s’obtient en ajoutant la proposition

selon laquelle il s’agit là du seul groupe ayant formé un cercle. Mais, et c’est cela qui

nous importe ici, il ne s’agit pas exactement de la lecture prédite par l’entrée lexicale ci-

dessus. Par ailleurs, cette inférence (il n’y a pas d’autre groupe qui…) se trouve

suspendue, comme on s’y attend, dans les contextes monotones décroissants :

(31) Chaque fois que sept linguistes forment un cercle, il pleut

On tend à comprendre que chaque fois qu’un groupe de sept linguistes forme un cercle

et que, par exemple, huit autres linguistes forment un autre cercle, il pleut (et non

pas : « Chaque fois que sept linguistes forment un cercle et qu’il n’y a pas de groupe de

huit linguistes formant un cercle, il pleut »). En tout état de cause, la lecture « exacte »,

ou, plus exactement, celle qui dériverait de notre entrée lexicale pour septexact2, n’est pas

présente dans ce cas. Mais elle devrait être possible si les numéraux étaient

authentiquement ambigus.

Si, donc, nous optons pour la thèse de l’ambiguïté lexicale, nous devons plutôt choisir la

variante (28) pour la lecture exacte.

I. 4. 2. Un opérateur commode

Je veux maintenant brièvement explorer une autre piste pour rendre compte de

l’ambiguïté des phrases dans lesquelles apparaît un numéral. Il ne s’agit pas de localiser

cette ambiguïté dans la sémantique même des numéraux, mais plutôt de la dériver de

mécanismes compositionnels plus généraux. Toute solution de ce genre doit veiller à ne

pas engendrer de lectures inexistantes dans les cas où aucun numéral n’apparaît. L’idée

générale est la suivante : étant donné la sémantique standard pour les numéraux,

correspondant à celle donnée en (17), on cherche à définir un opérateur OP prenant pour

argument un quantificateur, tel que, pour tout numéral n et tous prédicats distributifs P

et Q, ‘OP(n) P Q’ soit équivalent à exactement n P Q, mais aussi tel que lorsque le

quantificateur auquel OP s’applique n’est pas un numéral nu, mais par exemple un

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277

numéral modifié (plus de n, par exemple) ou un autre quantificateur, l’application de OP

ne change rien aux conditions de vérité des énoncés. Le gain conceptuel, alors, tiendrait

à ce que nous pourrions, sans postuler aucune ambiguïté lexicale ni aucune restriction

sur la distribution syntaxique de cet opérateur, rendre compte de l’ambiguïté des phrases

dans lesquelles apparaissent des numéraux, et de la non-ambiguïté des autres phrases

(mis à part bien entendu, les ambiguïtés sans rapport avec la sémantique des termes

scalaires, occasionnées par d’autres propriétés des phrases considérées – ambiguïtés

structurales, lexicales, etc.)

L’idée de base est la suivante. Nous avons vu qu’il est de toute façon raisonnable

d’inclure dans la caractérisation sémantique des numéraux une forme de condition

d’exactitude, pour rendre compte de leur interprétation dans les contextes non-

distributifs. Nous avons également observé, cependant, que la sémantique que la

considération des contextes non-distributifs nous conduisait à adopter, prédisait, dans le

cas de contextes distributifs, des lectures du type au moins n. Le problème est donc de

rendre compte de la possibilité de lectures exactes même dans les contextes distributifs,

et cela indépendamment de tout raisonnement pragmatique (puisque cette lecture se

maintient aisément dans les contextes monotones décroissants). Il s’agit ici d’exploiter

le fait que la notion d’exactitude se trouve de toute façon contenue dans l’entrée lexicale

des numéraux, même si cela ne se voit pas dans les contextes distributifs.

Rappelons à nouveau la sémantique « de base » pour les numéraux :

(32) [[trois]] = P. Q( X |X| = 3 P(X) = 1 Q(X) = 1)

Considérons maintenant la phrase trois linguistes ont les yeux bleus

Sur la base de cette entrée lexicale, les conditions de vérité prédites rendent cette phrase

équivalente à au moins trois linguistes ont les yeux bleus (encore une fois, cela parce

que l’interprétation prédite est « il y a un groupe composé d’exactement trois linguistes

ayant les yeux bleus », ce qui est notamment vrai quand quatre linguistes ont les yeux

bleus). L’intuition que je veux maintenant explorer se base sur le fait suivant : la lecture

exacte peut être paraphrasée ainsi : Les linguistes qui ont les yeux bleus sont trois.

Le prédicat « trois », en ce cas, attribue la propriété « être de cardinalité trois » au

groupe des linguistes qui ont les yeux bleus, et cette paraphrase est donc équivalente à

Page 278: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

278

Exactement trois linguistes ont les yeux bleus. En appliquant le même genre de

paraphrase à plus de deux linguistes ont les yeux bleus, on obtient :

Les linguistes qui ont les yeux bleus sont plus de deux, ce qui est, cette fois-ci,

équivalent plus de deux linguistes ont les yeux bleus, et ne déclenche donc pas de

lecture « exacte »

Pour rendre cette idée précise, je suppose maintenant l’existence d’un opérateur, que je

note $, prenant pour argument un déterminant, et dont la sémantique, informellement,

peut se décrire comme suit :

(33) ($ DET) P Q est vrai si et seulement si DET P (P Q)) est vrai, où,

pour tout prédicat R, R est le prédicat qui est vrai au plus d’un individu, à

savoir l’individu maximal M appartenant à la dénotation de R (si celui-ci existe),

c'est-à-dire tel que tout autre élément de la dénotation de R est une partie de M

(au sens de la relation ).

En d’autres termes (j’utilise maintenant les lettres de prédicats pour dénoter l’extension

des prédicats, c'est-à-dire des ensembles d’individus) :

R = X.(X R Y (Y R Y X))

Cela étant dit, la sémantique de $ est la suivante :

(34) $ = D<<e,t>, <<e,t>,t>>. P. Q.(D(P)) .(P Q))

La sémantique de cet opérateur a une grande affinité avec elle de l’opérateur exh-pred

introduit dans l’appendice 2 du chapitre 2. En fait, on a :

(35) (($ DET) P) Q est équivalent à (DET P) (exh-pred (P Q))

Pour être plus concret, examinons les conditions de vérité de (36) :

(36) ($trois)(linguistes)(ont les yeux bleus)

Page 279: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

279

Cette phrase sera vraie si trois(linguistes)( .(linguistes qui ont les yeux bleus) est

vraie, c'est-à-dire si il existe un groupe composé d’exactement trois linguistes qui soit

dans l’extension de .(linguistes qui ont les yeux bleus), c'est-à-dire qui soit l’individu

maximal ayant la propriété linguistes qui ont les yeux bleus, c'est-à-dire qui soit le

groupe de tous les linguistes ayant les yeux bleus. En fin de compte, cette phrase est

équivalente à il y a un groupe d’exactement trois linguistes qui est le groupe de tous les

linguistes qui ont les yeux bleus, c'est-à-dire exactement trois linguistes ont les yeux

bleus.

Si maintenant on considère ($ plus de deux)(linguistes)(ont les yeux bleus), on

obtient l’interprétation suivante : il y a un groupe composé de plus de deux linguistes

qui est le groupe de tous les linguistes qui ont les yeux bleus, ce qui est équivalent à plus

de deux linguistes ont les yeux bleus. Autrement dit, l’insertion de $, dans ce cas, ne

produit aucun effet sémantique. Nous pouvons donc espérer que cet opérateur satisfasse

la condition que nous décrivions au début de cette section, à savoir qu’on puisse

postuler qu’il s’applique librement à tout quantificateur, et obtenir ainsi la lecture exacte

pour les numéraux sans jamais l’obtenir pour les autres quantificateurs. Cela est déjà

assuré pour les numéraux modifiés du type plus de n et au moins n. Il en ira de même

pour les numéraux modifiés du type moins de n.

Admettons en effet la sémantique suivante pour moins de quatre :

(37) [[moins de quatre]] = P. Q. X (X| 4 P(X) = 1 Q(X) = 1)

Alors la phrase ($ moins de quatre)(linguistes)(ont les yeux bleus) sera équivalente à il

est faux qu’ un groupe de linguistes de cardinalité au moins égale à quatre constitue le

groupe de tous les linguistes qui ont les yeux bleus, ce qui est équivalent à il y a moins

de quatre linguistes qui ont les yeux bleus.

Dans le cas du quantificateur universel chaque, qui est intrinsèquement distributif, on

obtient, pour ($chaque)(linguiste)(a les yeux bleus) : chaque linguiste x est tel que le

groupe maximal des linguistes qui ont les yeux bleus est égal à x. Cela est contradictoire

dès qu’il existe plus d’un linguiste ; on peut en déduire que l’opérateur ne sera de ce fait

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280

jamais appliqué à chaque (ou, plus exactement, que l’auditeur infèrera que la phrase

chaque linguiste a les yeux bleus ne contient pas $, parce que sinon le locuteur aurait

proféré une contradiction).

I. 4. 3. L’analyse en termes d’opérateur d’exhausitivité enchâssé

Une troisième option possible consiste à admettre la présence possible, dans la forme

logique de phrases contenant des numéraux, d’un opérateur d’exhaustivité. Comme les

numéraux se distinguent des autres termes scalaires en ce que la lecture exacte peut être

préservée dans les contextes monotones décroissants, il est nécessaire de contraindre cet

opérateur à ne pouvoir être associé qu’aux numéraux, et non à d’autres termes scalaires.

Cette approche fait des prédictions différentes de celles de l’approche précédente et de

l’analyse en termes d’ambiguïté lexicale ; en effet, elle peut permettre d’obtenir des

lectures nouvelles, qui ne sont ni des lectures du type au moins n ni des lectures exactes.

J’illustre maintenant ce point116.

Considérons la phrase suivante :

(38) Il faut faire trois exercices pour réussir l’examen

La lecture la plus naturelle de cette phrase est la suivante :

(39) Il faut faire au moins trois exercices pour réussir l’examen, et il n’est pas

nécessaire d’en faire quatre

Il s’agit de la lecture que l’on attend dans la perspective néo-gricéenne standard,

laquelle est également prédite par la théorie présentée dans le chapitre 1. Enchâssons

maintenant cette phrase dans un contexte monotone décroissant :

(40) Chaque fois qu’il a fallu faire trois exercices pour réussir l’examen,

Jacques a été content.

116 Je dois l’argument présenté ci-dessous à Danny Fox.

Page 281: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

281

Une lecture possible de cette phrase est la suivante :

(41) Chaque fois qu’il a fallu faire trois exercices pour réussir l’examen et

qu’il n’était pas nécessaire d’en faire plus, Jacques a été content.

Or cette lecture ne peut être prédite ni en termes purement pragmatiques, ni en termes

d’ambiguïté lexicale pour les numéraux. En effet, sous cette lecture, la phrase il fallait

faire trois exercices pour réussir l’examen conserve sa lecture « renforcée » dans un

contexte monotone décroissant, contrairement à ce que toute analyse gricéenne (sous

n’importe quelle variante) prédirait. Et, d’un autre côté, la lecture qui nous intéresse

n’est pas équivalente à ce que donnerait une analyse dans laquelle le numéral aurait

pour sens littéral exactement trois ; en effet, une telle analyse prédirait plutôt :

(42) Chaque fois qu’il a fallu faire exactement trois exercices pour réussir

l’examen, Jacques a été content.

Cette dernière phrase quantifie non pas sur toutes les occasions où il fallait faire trois

exercices et où il n’était pas requis d’en faire plus (sans que cela soit non plus

prohibé), mais plutôt sur toutes celles où il fallait faire trois exercices et où il était

requis de ne pas en faire plus, c'est-à-dire où il était interdit d’en faire plus. Que cette

lecture ne soit de toute façon pas naturelle se comprend aisément du point de vue de nos

connaissances d’arrière-plan (il est peu probable qu’il y ait des occasions où il soit

interdit de faire plus de trois exercices pour réussir un examen) ; mais cela ne nous

dispense pas de rendre compte de la lecture donnée en (41).

Or, s’il est possible d’insérer un opérateur d’exhaustivité sous la portée de Chaque fois,

mais au-dessus de il a fallu, alors la lecture donnée en (41) est attendue ; cette lecture

peut d’ailleurs être paraphrasée par la phrase suivante, dans laquelle l’adverbe

seulement se trouve sous la portée de Chaque fois, mais a portée sur falloir :

Page 282: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

282

(43) Chaque fois qu’il a seulement fallu faire troisF exercices, Jacques a été

content117

Cet exemple nous donne donc un argument direct pour une approche dans laquelle les

numéraux ne sont pas ambigus, mais où il est possible d’insérer dans la forme logique

des phrases un opérateur d’exhaustivité sensible au focus, dont la sémantique est proche

de celle de seulement. La sémantique précise de cet opérateur a été décrite en détail dans

le chapitre 1.

On pourrait sembler avoir ici un argument direct en faveur d’une théorie localiste des

implicatures scalaires, mais en un sens nettement plus fort que ce que Chierchia (2002)

suggère, puisque cette approche prédirait le maintien possible des implicatures scalaires

dans les contextes monotones décroissants118. Empiriquement, il semble que cette

possibilité soit réservée, pourtant, aux numéraux. Considérons ainsi la phrase suivante :

(44) Chaque fois qu’il a fallu lire Madame Bovary ou Ulysse pour réussir

l’examen, Jacques a été content

Il est très difficile de comprendre cette phrase comme signifiant :

(45) Chaque fois qu’il a fallu lire Madame Bovary ou Ulysse et qu’il n’était

pas requis de lire les deux, Jacques a été content

Ce point est délicat, puisque par ailleurs (45) est une conséquence logique de (44). Mais

alors qu’on comprend facilement, pour (42) que Jacques a été content quand il suffisait

de faire trois exercices, et sans doute pas quand il fallait faire plus de trois exercices, il

est difficile, pour (44), de conclure que Jacques a été content chaque fois qu’il suffisait

de lire un seul des deux romans, et sans doute pas quand il fallait lire les deux. A vrai

dire, cette dernière lecture devient sans doute plus accessible si l’on met un accent sur

117 Curieusement, il est possible d’obtenir cette lecture, dans laquelle seulement prend portée sur il a fallu…, même quand seulement apparaît, d’un point de vue syntaxique, dans le domaine de c-commande de il a fallu … : Il a fallu faire seulement trois exercices.On peut comprendre : il a fallu faire trois exercices et il n’était pas nécessaire d’en faire plus.118 Alors que Chierchia a construit son algorithme de telle manière que le sens renforcé d’un constituant X se trouve ignoré dans le calcul du sens renforcé d’un syntagme qui contient X si ce syntagme constitue un contexte monotone décroissant pour X.

Page 283: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

283

ou, et que l’on fait suivre explicitement la phrase d’une autre qui affirme que Jacques

était mécontent quand il fallait lire les deux romans :

(46) Chaque fois qu’il a fallu lire Madame Bovary ouF Ulysse, Jacques a été

content, mais pas quand il a fallu lire les deux.

Ce fait pourrait suggérer qu’il faut permettre, de manière plus générale, la présence d’un

opérateur d’exhaustivité enchâssé dans la forme logique des phrases, et décrire un tel

opérateur comme sensible au focus. En ce cas, le marquage prosodique des termes

scalaires serait en principe nécessaire pour obtenir les lectures dans lesquelles une

implicature est préservée dans un contexte décroissant ; la différence entre les numéraux

et les autres termes scalaires se réduirait alors au fait que le marquage prosodique ne

serait pas nécessaire dans le cas des numéraux ; cela pourrait tenir, par exemple, au fait

que l’échelle des numéraux soit cognitivement beaucoup plus accessible que les autres

échelles, de sorte que la focalisation des numéraux (au sens sémantique : un numéral est

focalisé si ses alternatives contribuent à définir la valeur focale des constituants dans

lesquels il apparaît) ne nécessiterait pas, ou en tout cas moins, de marquage prosodique.

Bien entendu, pour rendre une telle approche viable, il faudrait étudier en détail les

contraintes syntaxiques régissant la distribution syntaxique de l’opérateur

d’exhaustivité. J’en reste pour l’instant à la conclusion qu’il est au moins envisageable

que les lectures exactes des numéraux dans les contextes monotones décroissants

s’expliquent en termes d’un opérateur d’exhaustivité enchâssé, ce qui permet aussi

d’expliquer l’existence de certaines lectures qui ne sont ni des lectures exactes, ni des

lectures de type au moins n. Dans le chapitre sur les questions numériques discontinues,

j’adopterai cette hypothèse.

II. Sur la sémantique et la pragmatique des numéraux modifiés

II. 1. Les numéraux modifiés peuvent-ils donner lieu à des implicatures ?

Dans la section précédente sur l’interprétation des numéraux nus, nous avons abouti à la

conclusion suivante : les phrases contenant des numéraux nus sont systématiquement

ambiguës, sans que cette ambiguïté, cependant, doive être rapportée à une ambiguïté

Page 284: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

284

lexicale des numéraux. Nous avons envisagé deux manières de dériver ces ambiguïtés

de manière plus « globale », c'est-à-dire en les réduisant à l’interaction entre les

numéraux et d’autres éléments figurant dans la forme logique des phrases. J’ai d’abord

défini un opérateur qui, s’appliquant à la dénotation d’un déterminant, renvoie, dans le

cas d’un numéral nu comme trois, la dénotation de exactement trois, mais qui,

s’appliquant à tout autre déterminant, ne change rien à sa dénotation. J’ai ensuite montré

que les ambiguïtés occasionnées par les numéraux ne se réduisent pas à la distinction

entre lectures de type au moins n et lectures de type exactement n, au sens où il existe

des lectures qui ne sont équivalentes à aucune de ces deux interprétations ; cela m’a

conduit à proposer une théorie partiellement localiste des implicatures scalaires : il

existe un opérateur d’exhaustivité dans le lexique, qui peut donc figurer sous la portée

d’un opérateur, et cet opérateur est contraint à ne pouvoir apparaître que si un numéral

se trouve dans sa portée (c'est-à-dire dans son domaine de c-commande), où il s’il peut

s’associer avec un terme focalisé (au sens de l’association avec le focus).

Mais ces développements laissent encore sans solution un autre problème, qui

est celui de l’absence de lecture exacte pour les numéraux modifiés du type plus de n et

au moins n, alors que la lecture « exacte » devrait, pour ces expressions, être dérivée

comme une implicature. Considérons ainsi :

(47) Marie a lu plus de trois livres

Les alternatives élémentaires de (47) contiennent toutes les phrases du type Marie a lu

plus de n livres. Quelle que soit la théorie exacte des implicatures scalaires que l’on

adopte, on prédit que la signification renforcée de cette phrase s’obtient en lui

conjoignant la négation de Marie a lu plus de quatre livres, de sorte que l’on obtienne

Marie a lu exactement quatre livres. Ce n’est bien sûr jamais le cas. Dans le même

temps, il est clair que l’on dérive l’implicature primaire suivante :

(48) Le locuteur n’a pas la croyance que Marie a lu plus de quatre livres

Ce dernier fait suggère que, malgré tout, la phrase Marie a lu plus de quatre livres fait

partie des alternatives de (47). Le même problème se pose, de manière apparemment

analogue, pour une phrase comme (49) :

Page 285: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

285

(49) Marie a lu au moins quatre livres

Si les alternatives de (49) s’obtiennent en substituant à quatre n’importe quel numéral,

on devrait s’attendre, à nouveau, à ce que cette phrase conduise à inférer que Marie a lu

exactement quatre livres, contrairement à ce qu’on observe en fait.

Je vais en réalité entièrement ignorer les syntagmes du type au moins n dans la

suite de ce chapitre. La raison en est qu’un travail récent, dû à Geurts & Nouwen

(2005), établit, d’une manière que je crois convaincante, que le modificateur au moins

est un opérateur modal épistémique, et que, dans le cas de (49) l’inférence selon

laquelle il est possible que Marie ait lu exactement quatre livres et il est possible

qu’elle en ait lu plus de quatre est en réalité une conséquence logique du sens littéral de

la phrase. Geurts & Nouwen (2005) proposent que toute phrase de la forme Au moins S,

où S est une proposition, soit équivalente à :

Nécessairement S et pour toute alternative S’ de S plus forte que S, il est possible que

S’.

Le problème que nous posions est donc, en ce cas, résolu d’une manière purement

sémantique. Même si les détails de l’analyse proposée dans cet article ne sont pas

incontestables, l’idée générale qui s’y trouve défendue me paraît correcte.

J’en reviens donc aux numéraux modifiés du type plus de trois. Un article plus ancien

de Krifka (Krifka 1999), qui concernait également, d’ailleurs, l’interprétation des

expressions du type au moins n, propose d’expliquer l’absence de lectures de type exact

aussi bien pour au moins trois et plus de deux à partir des deux principes très généraux

suivants :

a) Les implicatures scalaires sont dérivées au moyen d’un opérateur pragmatique,

ASSERT, sensible au focus, et qui calcule les implicatures associées à a phrase

relativement à l’ensemble des alternatives engendrées par le terme focalisé.

b) Les expressions au moins et plus de sont elles-même sensibles au focus. Quand elles

se combinent avec un numéral, elles rendent les alternatives de ce numéral inacessibles

à l’opérateur ASSERT. Elles ont aussi une sémantique propre, que je ne présente pas

ici.

Page 286: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

286

Le point que je veux souligner est que, dans la mesure où je comprends correctement

l’analyse proposée par Krifka119, cette approche ne permet pas (en l’absence du moins

de mécanismes additionnels) de prédire les inférences pragmatiques auxquelles donnent

lieu les discours suivants (ce sont les inférences de la phrase b) qui m’intéressent ; la

phrase a) sert à introduire un certain contexte) :

(50) a. Que faut-il faire pour réussir cet examen ?

b. Il faut avoir résolu plus de cinq problèmes

(51) a. Voici, pour chacun des cours de l’année, la liste des étudiants présents

b. A chaque cours, il y avait plus de cinq étudiants

Dans le cas de (50)b, on peut tirer, me semble-t-il, les conclusions suivantes :

- Il n’est pas nécessaire d’avoir résolu plus de six problèmes

- Il n’est pas requis d’avoir résolu exactement six problèmes

Ce qui est équivalent à : Il suffit d’avoir résolu six problèmes, et il est permis d’en

résoudre plus.

Dans le cas de (51)b, on conclut facilement qu’à certains cours, il y avait exactement

six étudiants, et qu’à d’autre, il y en avait plus de six, en particulier dans le contexte

présenté en (51)a. Cela est en fait équivalent à :

- Il est faux qu’à chaque cours il y ait eu plus de six étudiants

- Il est faux qu’à chaque cours il y ait eu exactement six étudiants

En l’absence d’un contexte particulier comme celui donné en (51)a, cette inférence est

moins nette, bien qu’on obtienne certainement les implicatures primaires

correspondantes :

- le locuteur n’a pas la croyance qu’il y avait plus de six étudiants à chaque cours

119 L’article en question n’examine pas explicitement les cas que je vais mentionner, et, étant donné le caractère très sophistiqué, et également difficile, de l’analyse proposée, je ne suis pas absolument certain des prédictions faites à propos des exemples qui vont suivre, lesquels ne sont pas traités dans l’article.

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287

- le locuteur n’a pas la croyance qu’il y avait exactement six étudiants à chaque

cours

II. 2. Analyse : des échelles non-standard

L’analyse que je propose se fonde sur une intuition très élémentaire. Considérons à

nouveau :

(52) Marie a lu plus de trois livres

L’intuition dont je pars est que le fait d’utiliser un numéral comme plus de trois sert

précisément à bloquer la lecture exacte qu’on obtiendrait en utilisant simplement le

numéral nu quatre. Ce pourrait être la maxime de manière qui soit responsable d’un tel

phénomène. Néanmoins, comme la lecture exacte d’un numéral est elle-même

classiquement analysée comme résultant d’une inférence pragmatique, ce phénomène

de blocage doit prendre en compte non seulement le sens littéral, mais également le sens

pragmatiquement renforcé du numéral. Le mécanisme intuitif serait le suivant : si le

locuteur à dit Marie a lu plus de trois livres, c’est qu’il n’était pas en mesure d’affirmer

Marie a lu quatre livres, et, comme ces deux phrases ont les mêmes conditions de vérité

littérales, ce ne peut qu’être parce qu’il ne peut pas souscrire à la phrase Marie a lu

quatre livres comprise sous son interprétation pragmatique, c'est-à-dire comme

équivalente à Marie a lu exactement quatre livres. Il s’agirait là, en un sens, d’une

implicature d’ordre supérieur. Dans le chapitre 5 consacré à la pragmatique de la

morphologie plurielle, je présente de manière détaillée une formalisation de cette

notion. Ici, je me contente de supposer que l’expression plus de quatre a pour

alternatives élémentaires les membres de l’ensemble suivant : {exactement n : n est un

numéral} {plus de n : n est un numéral}. Comment cet ensemble pourrait-il être

engendré ? Il suffit d’admettre, d’une part, l’échelle usuelle pour les numéraux, et,

d’autre part, l’échelle suivante pour plus de : <exactement, plus de >. Pour maintenir

l’ensemble des alternatives fini, je considère que seuls les numéraux voisins du numéral

utilisé contribuent à la définition des alternatives. Voyons maintenant quelles

prédictions peuvent être faites à partir de ces hypothèses. Je commence par m’appuyer,

pour rendre compte des faits observés, sur la procédure proposée par Sauerland (2004) ;

Page 288: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

288

elle donne, en l’occurrence, les mêmes résultats que l’approche développée dans le

chapitre 1.

(53) Marie a lu plus de trois livres

Il suffit de considérer les alternatives suivantes (les autres sont entraînées par (53)) :

{Marie a lu plus de quatre livres, Marie a lu exactement quatre livres}

On dérive donc les implicatures primaires suivantes :

K(Marie a lu plus de trois livres) (maxime de quantité)

a) K(Marie a lu plus de quatre livres) (le locuteur n’a pas la croyance que Marie a lu

plus de quatre livres)

b) K(Marie a lu exactement quatre livres) (le locuteur n’a pas la croyance que Marie a

lu exactement quatre livres)

La règle dérivant les implicatures secondaires consiste à faire passer la négation à droite

de K si, ce faisant, on n’obtient pas une contradiction. Or, K( (Marie a lu plus de

quatre livres) et K(Marie a lu plus de trois livres) entraînent K(Marie a lu exactement

trois livres), ce qui contredit K(Marie a lu exactement quatre livres). Donc on ne peut

pas faire passer la négation à gauche de K dans a). Symétriquement, K(Marie a lu

exactement quatre livres) et K(Marie a lu plus de trois livres) entraîne K(Marie a lu

plus de quatre livres), ce qui contredit K(Marie a lu plus de quatre livres). Donc on ne

peut pas non plus faire passer la négation à droite de K dans b). En fin de compte, on ne

dérive aucune implicature secondaire.

Considérons maintenant le cas où le numéral modifié se trouve sous la portée d’un

modal universel :

(54) Il faut avoir résolu plus de cinq problèmes

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289

Alternatives à considérer : {Il faut avoir résolu exactement six problèmes, Il faut avoir

résolu plus de six problèmes}.

On dérive les implicatures primaires suivantes :

K(Il faut avoir résolu plus de cinq problèmes)

K(Il faut avoir résolu exactement six problèmes)

K(Il faut avoir résolu plus de six problèmes)

Cette fois-ci, on n’obtient pas de contradiction en faisant passer les négations à droite de

K : de fait, il est concevable que, d’une part, il soit nécessaire et suffisant de résoudre

plus de cinq problèmes, ce qui implique qu’il est possible, pour réussir l’examen, aussi

bien d’en résoudre exactement six que d’en résoudre davantage. On peut donc dériver

les implicatures secondaires suivantes :

K (Il faut avoir résolu exactement six problèmes)

K (Il faut avoir résolu plus de six problèmes)

En fin de compte, la lecture prédite est :

(55) Il faut avoir résolu plus de cinq problèmes, il suffit d’en résoudre six, et il

est possible d’en résoudre plus

Cette prédiction nous semble entièrement correcte. Les choses fonctionnent de manière

tout à fait analogue dans le cas où l’on remplace le modal de nécessité par un

quantificateur universel (ce qui n’est guère surprenant : après tout, un modal de

nécessité est un quantificateur universel). Considérons donc :

(56) A chaque cours, il y avait plus de cinq étudiants

De manière tout à fait analogue à l’exemple précédent, on dérive les implicatures

secondaires suivantes :

a) K (A chaque cours, il y avait plus de six étudiants)

b) K (A chaque cours, il y avait exactement six étudiants)

Page 290: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

290

Conjointement avec K(A chaque cours, il y avait plus de cinq étudiants), a) et b)

entraînent :

c) K(A au moins un cours, il y avait exactement six étudiants)

d) K(A au moins un cours, il y avait plus de six étudiants)

Et la lecture finalement prédite est la suivante :

(57) A chaque cours, il y avait plus de cinq étudiants, il est arrivé qu’il y en ait

exactement six, et il est arrivé qu’il y en ait plus de six.

A nouveau, cette prédiction semble correcte, au moins dans certains contextes. On a

malgré tout le sentiment que ces inférences ne sont pas aussi naturelles que dans le cas

précédent. Le contexte présenté plus haut (Voici, pour chacun des cours de l’année, la

liste des étudiants présents) sert à rendre l’hypothèse de compétence, selon laquelle le

locuteur est bien informé, la plus naturelle possible. Il faudrait bien sûr comprendre

pourquoi, dans certains cas, l’hypothèse de compétence est présente par défaut, alors,

que dans d’autres, elle nécessiterait d’être justifiée par le contexte précis de

l’énonciation.

Mais il existe une manière plus élégante de rendre compte du fait que, souvent,

on n’obtient pas ces inférences ; il s’agit de tenir compte aussi des alternatives

introduites par chaque et d’utiliser le résultat principal du chapitre 1. Tant qu’on ignore

les alternatives propres introduites par à chaque cours, l’application de l’opérateur

d’exhaustivité donne le même résultat que la procédure de Sauerland (2004). En effet,

l’opérateur d’exhaustivité sélectionne, parmi les scénarios qui rendent la phrase

prononcée vraie, ceux dans lesquels l’ensemble des alternatives vraies est le plus petit

possible. Par conséquent, s’il est possible, sans contradiction, de nier simultanément

toutes les alternatives qui ne sont pas conséquences logiques de la phrase prononcée, on

obtiendra précisément la proposition qui exprime la conjonction de la phrase prononcée

et de la négation de toutes ces alternatives. En revanche, l’opérateur d’exhaustivité

produit un résultat différent quand on considère également l’échelle propre de chaque

(je me restreins ici à l’échelle <un, chaque>, et je considère seulement le numéral

immédiatement supérieur à celui présent dans (56), à savoir six). Les alternatives de

(56) sont alors les suivantes :

Page 291: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

291

a) A chaque cours, il y avait plus de six étudiants (dorénavant représenté par : , > 6)

b) A chaque cours, il y avait plus de cinq étudiants ( , > 5)

c) A chaque cours, il y avait exactement six étudiants ( , = 6)

d) A chaque cours, il y avait exactement cinq étudiants ( , = 5)

e) A un cours, il y avait plus de six étudiants ( , > 6)

f) A un cours, il y avait plus de cinq étudiants ( , > 5)

g) A un cours, il y avait exactement six étudiants ( , =6)

h) A un cours, il y avait exactement cinq étudiants ( , =5)

Le tableau des distributions de valeur de vérité possibles pour l’ensemble de ces

alternatives, restreint à celles qui rendent (56) (c'est-à-dire , > 5) vraie, et compte tenu

des relations logiques existant entre les différentes alternatives, est présenté ci-dessous

, > 6 , > 5 , = 6 , = 5 , >6 , > 5 = 6 = 5

a 1 1 0 0 1 1 0 0

b 0 1 1 0 0 1 1 0

c 0 1 0 0 1 1 1 0

Aucune de ces trois lignes n’est telle que l’ensemble des alternatives qui y sont vraies

soit strictement inclus dans l’ensemble des alternatives vraies dans une autre ligne.

Rappelons la définition de l’exhaustivité, donnée dans le chapitre 1 :

exh(S) = {w : w S w’(w’ S w’ <S w)}, avec :

w <S w’ si l’ensemble des alternatives de S vraies en w est strictement inclus dans

l’ensemble des alternatives de S vraies en w’.

Dans le cas que nous considérons, on voit que tous les mondes rendant (56) vraie sont

conservés par l’opérateur d’exhaustivité : en effet, chacun de ces mondes correspond à

l’une des trois lignes du tableau ci-dessus, et est donc tel qu’aucun autre monde rendant

(56) vraie soit strictement « plus petit ». Nous prédisons donc, en ce cas, une absence

totale d’implicature secondaire, ou en d’autres termes, l’inférence selon laquelle le

locuteur ne sait rien de plus que ce qu’il a explicitement communiqué.

Il se pourrait donc que les différents types de jugements que l’on obtient soient

tributaires de la manière exacte donc on détermine les alternatives d’une phrase donnée,

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292

selon que l’on tient compte ou pas de la contribution propre de tel ou tel terme scalaire.

A la fin du chapitre 1, j’avais conclu qu’il était difficile d’activer simultanément

l’échelle associée à un modal de nécessité et celle associée à un quantificateur ou à une

disjonction. Le fait de considérer uniquement les alternatives induites par le numéral

dans (54), mais de tenir compte à la fois du numéral et de chaque dans (56) est donc

entièrement cohérent.

II. 3. Une note sur les disjonctions redondantes

Un problème analogue à celui que posent les numéraux modifiés est celui de

l’interprétation des disjonctions redondantes :

(58) Hier, Marie a rencontré Pierre ou Gertrude ou les deux

Sur la base de la théorie présentée dans le chapitre 1, cette phrase devrait déclencher

l’inférence selon laquelle Marie n’a pas rencontré à la fois Pierre et Gertrude, alors qu’il

est clair que l’adjonction de ou les deux a précisément pour effet de bloquer cette

inférence.

En revanche, lorsqu’une disjonction redondante se trouve sous la portée d’un

quantificateur universel ou d’un modal de nécessité, on retrouve les implicatures

prédites, notamment, par la procédure néo-gricéenne standard

(59) Marie a l’obligation rencontrer Paul ou Jacques ou les deux

(60) A chacun de mes cours, il y avait Paul ou Jacques ou les deux

De (59), on infère que Marie n’a pas l’obligation de rencontrer à la fois Paul et Jacques.

On infère aussi qu’elle a le droit de rencontrer les deux. Cette dernière inférence,

d’ailleurs, n’est pas déclenchée dans le cas d’une disjonction simple :

(61) Marie a l’obligation de rencontrer Paul ou Jacques

Même si (61) n’exclut nullement que Marie ait le droit de rencontrer à la fois Paul et

Jacques, elle n’est pas incompatible, même sous sa lecture renforcée, avec une situation

Page 293: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

293

dans laquelle Marie aurait l’obligation de ne rencontrer qu’une seule de ces deux

personnes.

Dans le cas de (60), on comprend, d’une part, qu’il n’est pas vrai que Paul et Jacques

aient été présents à chacun des cours, c'est-à-dire qu’il y a eu au moins un cours où seul

Paul était présent, et au moins un cours où seul Jacques était présent, mais également

qu’il a dû aussi y avoir un ou plusieurs cours où à la fois Paul et Jacques étaient

présents.

L’ensemble de ces faits reçoit une explication directe si l’on présume que l’expression

Paul ou Jacques ou les deux a pour alternatives élémentaires l’ensemble suivant :

{Paul ouexcl Jacques, Paul et Jacques, Pierre ou Jacques, Pierre, Jacques}

A nouveau, il s’agit de prendre ou pied de la lettre l’intuition commune selon laquelle

l’ajout de ou les deux sert précisément à bloquer l’interprétation exclusive de la

disjonction. Mais le mécanisme précis engendrant cet ensemble d’alternatives reste

malgré tout mystérieux ; à l’inverse du cas précédent, dans lequel il était possible

d’assigner à l’opérateur comparatif plus de une échelle propre, on ne voit pas, ici, par

quel procédé cet ensemble d’alternatives pourrait être engendré. On pourrait proposer

l’explication suivante : j’ai déjà admis la possibilité que l’opérateur d’exhaustivité

puisse être enchâssé dans la forme logique des phrases, sous la portée d’un autre

opérateur. Il se trouve que, généralement, une expression de la forme A ou B est

déviante lorsque l’un des disjoints entraîne logiquement l’autre. Il en va ainsi dans la

phrase suivante120 :

(62) #Marie a été mordue par un chien ou un animal

Or une disjonction redondante du type A ou B ou les deux a précisément cette propriété.

En revanche, si elle correspond en réalité à la forme logique (exh(A ou B) ou (A et B)),

alors aucun des deux disjoints n’entraînent l’autre (en effet, exh(A ou B) est équivalent à

120 Le mot entraîne est impropre lorsque les expressions concernées ne sont pas de type propositionnel. Nous dirons qu’une expression en entraîne une autre si sa dénotation est incluse dans celle de l’autre ; dans le cas particulier d’une phrase, la dénotation de l’expression est un ensemble de mondes possibles, et la relation d’inclusion est alors la relation de conséquence logique.

Page 294: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

294

A ouexcl B)121). Une fois ceci admis, les alternatives élémentaires d’une expression

comme exh(A ou B) ou (A et B) seront, d’après la définition présentée dans le chapitre

1, les membres de l’ensemble suivant : {exh(A ou B), exh(A et B), exh(A), exh(B), A, B,

A ou B, A et B, exh(A ou B) et (A et B)}. En général, lorsque A et B eux-mêmes ne

contiennent pas de terme scalaire, exh(A) et exh(B) sont équivalents, respectivement, à A

et à B122, et l’on peut donc se ramener à {A ouexcl B, A ou B, A et B, A, B}123

Considérons alors :

(63) Marie a rencontré Pierre ou Gertrude ou les deux

Alternatives de (63) (hormis (63) elle-même) :

(64) a. Marie a rencontré Pierre ouexcl Gertrude

b. Marie a rencontré Pierre et Gertrude

c. Marie a rencontré Pierre

d. Marie a rencontré Gertrude

Toutes ces alternatives entraînent a-symétriquement (63) ; on infère donc que le

locuteur, pour chacune d’elle, ne croit pas qu’elle est vraie (autrement, il aurait

prononcé celle qu’il croit vraie). Est-il possible que le locuteur croie, par exemple, (64)a

fausse ? S’il croyait (64)a fausse, alors il croirait que Marie a ou bien rencontré ni Pierre

ni Gerturde, ou bien a rencontré les deux. Mais, comme il croit par ailleurs que Marie a

rencontré Pierre ou Gertrude (ou sens inclusif), puisqu’il a affirmé (63), il devrait alors

croire que Marie a rencontré les deux ; mais en ce cas, il aurait dû affirmer (64)b. Par

conséquent, il ne peut pas croire (64)a fausse ; un raisonnement symétrique montre qu’il

ne peut pas non plus croire (64)b fausse, ce qui conduit finalement aux inférences

suivantes :

121 L’opérateur d’exhaustivité ici utilisé est celui qui se trouve défini au chapitre 1. A nouveau, il serait nécessaire d’étendre la sémantique de l’opérateur d’exhaustivité de telle manière qu’il puisse s’appliquer à des expressions dont la valeur sémantique n’est pas une proposition. Cela est possible. 122 Cela ne serait pas le cas si l’on raisonnait en termes de questions sous jacentes : si A est une réponse élémentaire à une question, alors exh(A) renvoie la proposition qui affirme que A est vraie et que toutes les autres réponses élémentaires sont fausses. Mais je me place ici dans le cadre qui était celui du premier chapitre. 123 L’alternative exh(A ou B) et (A et B) est contradictoire, et donc ne peut jouer aucun rôle.

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295

(65) Le locuteur n’exclut ni que Marie ait rencontré Pierre sans Gertrude ou

Gertrude sans Pierre, ni qu’elle ait rencontré les deux.

On obtient donc bien le résultat voulu, à savoir, une lecture inclusive pour la

disjonction. Par ailleurs, on dérive aussi le fait que le locuteur est incertain concernant

la valeur de vérité de chacune de ces deux phrases (comme c’est déjà le cas pour une

phrase employant une disjonction simple, comme Marie a rencontré Pierre ou

Gertrude).

Observons maintenant les prédictions que nous faisons dans le cas où A ou B ou les

deux se trouve enchâssé sous un modal universel :

(66) Marie a l’obligation de rencontrer Paul ou Jacques ou les deux

(Nous nous intéressons uniquement à la lecture dans laquelle les deux disjonctions sous

interprétées sous la portée de avoir l’obligation de)

Schématisons cette phrase de la manière suivante:

(67) NEC (A ou B ou les deux)

Par hypothèse, les alternatives élémentaires de cette phrase peuvent se ramener à

l’ensemble suivant :

ALT((67)) = {NEC(A ouexcl B), NEC(A et B), NEC(A ou B), NEC(A), NEC(B) }

Imaginons maintenant que Marie ait, d’une part, l’obligation de rencontrer Paul ou

Jacques, mais que, d’autre part, elle n’ait ni l’obligation spécifique de rencontrer Paul

sans Jacques ou Jacques sans Paul, ni celle de rencontrer à la fois Jacques et Paul.

Formellement, cela signifie que le monde actuel w* est tel que la relation d’accessibilité

R associée au modal de nécessité relie au monde w* tous les mondes dans lesquels (A

ou B) est vrai, sans en exclure aucun. En ce cas, en effet, en w*, tous les énoncé suivants

sont faux : NEC(A), NEC(B), NEC(A ouexcl B), NEC(A et B). Par définition,

l’opérateur d’exhaustivité va précisément retenir, parmi les mondes dans lesquels (67)

est vraie, ceux dans lesquels aussi peu d’alternatives que possibles soient vraies, c'est-à-

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296

dire en ce cas, tous les mondes dans lesquels (67) est la seule alternative vraie124. On

dérive donc exactement la lecture selon laquelle Marie a l’obligation de rencontrer Paul

ou Jacques, n’a pas l’obligation de rencontrer Paul sans Jacques, ni celle de rencontrer

Jacques sans Pierre, ni celle de rencontrer à la fois Paul et Jacques. En d’autres termes :

(68) Marie a l’obligation de rencontrer Paul ou Jacques et a le droit de

rencontrer à la fois Paul et Jacques, comme elle a le droit de ne rencontrer qu’un

seul des deux.

Cette prédiction me semble entièrement correcte. De manière entièrement similaire, on

obtient, pour la phrase (60) (répétée ci-dessous en (69)), la lecture donnée en (70)

(69) A chacun de mes cours, il y avait Paul ou Jacques ou les deux

(70) A au moins un des mes cours, il y avait Paul sans Jacques, et à un autre

de mes cours, il y avait Jacques sans Paul, et à d’autres cours encore, il y avait à

la fois Paul et Jacques

Nous parvenons ainsi à expliquer pourquoi, malgré la présence de l’expression ou les

deux, ces expressions peuvent donner lieu, lorsqu’elles sont enchâssées, aux

implicatures qu’on obtiendrait avec une disjonction simple.

Obtient-on pour autant les mêmes interprétations que celles auxquelles on aurait abouti

avec une disjonction simple ? Considérons donc :

(71) a. Marie a l’obligation de rencontrer Paul ou Jacques

b. NEC (A ou B)

Alternatives élémentaires: {NEC(A), NEC(B), NEC(A ou B), NEC(A et B) }

124 Il faut bien sûr supposer que le modèle de Kripke qui nous sert à représenter les connaissances communes des interlocuteurs contienne un tel monde. Dans un tel modèle, la relation d’accessibilité doit se comprendre, par exemple, comme étant celle qui se trouve associée aux modaux déontiques. Si l’on suppose que les interlocuteurs sont totalement ignorants, y compris concernant tout ce qui est interdit ou autorisé, alors un tel modèle doit être un modèle canonique au sens de la logique modale ; un modèle canonique est un modèle dans lequel les seuls énoncés vrais sont ceux qui sont valides dans tout modèle (c'est-à-dire vrais dans tout monde et dans tout modèle), c'est-à-dire qui sont des théorèmes du système axiomatique K. Dans un modèle canonique, il existe nécessairement un monde dans lequel (67) est vrai et toutes les alternatives de (67) sont fausses.

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297

A nouveau, il n’est pas contradictoire de conjoindre à la phrase qui nous intéresse la

négation de toutes les autres alternatives, ce qui donnerait : NEC(A ou B) NEC(A)

NEC(B), NEC(A et B), c'est-à-dire Marie a l’obligation de rencontrer Paul ou

Jacques, mais elle n’a ni l’obligation de rencontrer Jacques, ni celle de rencontrer

Paul, ni celle de rencontrer les deux.

Cette interprétation est très proche de celle qu’on obtenait pour (66) (et (67)), mais

diffère néanmoins sur un point : alors que, de (66), on infère notamment que Marie n’a

pas l’obligation de rencontrer seulement Paul ou seulement Jacques, autrement dit,

qu’elle a le droit de rencontrer les deux, on ne prédit rien de tel pour (71). En d’autres

termes, (71), même sous sa lecture enrichie, est supposée être compatible avec une

situation dans laquelle, en fait, Marie n’aurait pas le droit de rencontrer à la fois Paul et

Jacques. Il me semble que cette prédiction est correcte ; la légère nuance que l’on

perçoit entre (66) et (71) semble être que (66) exclut que Marie ait l’obligation de

rencontrer seulement un seul des deux individus {Paul, Jacques}, bien qu’elle en ait le

droit, alors que (71) n’exclut pas que Marie ait non seulement le droit, mais même

l’obligation, de ne rencontrer qu’un seul des deux (sans toutefois entraîner l’existence

d’une telle obligation).

Conclusion

Dans ce chapitre, j’ai voulu montrer, d’une part, que bien que les phrases contenant des

numéraux nus soient authentiquement ambiguës, il ne s’ensuivait pas que les numéraux

doivent être traités comme lexicalement ambigus. J’ai abouti a la conclusion que les

numéraux nécessitaient d’adopter une approche localiste du phénomène des

implicatures scalaires : les différentes lectures que les numéraux nus occasionnent

peuvent être prédites si l’on admet la présence possible, dans la forme logique des

phrases, d’un opérateur d’exhaustivité, éventuellement enchâssé ; il faut en revanche

que cette possibilité soit restreinte aux numéraux. J’ai par ailleurs montré que toute

analyse des numéraux modifiés devait être capable de prédire que, dans certains

contextes, ceux-ci peuvent donner lieu aux implicatures que l’on obtient avec des

numéraux nus. J’ai montré qu’une certaine caractérisation des alternatives des

numéraux modifiés permettait de rendre compte aussi bien des cas dans lesquels ceux-ci

ne déclenchent aucune implicature secondaire que de ceux dans lesquels une

Page 298: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

298

implicature secondaire est possible. Bien entendu, cette solution a un caractère ad hoc,

puisqu’il n’existe pas de principe indépendant qui puisse nous assurer que les échelles

postulées sont correctes.

Page 299: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

299

Chapitre 4

Un argument en faveur du localisme : sur les questions

numériques discontinues

La vue la plus simple de la division du travail entre sémantique et pragmatique

est la suivante : la grammaire assigne aux phrases une interprétation et certaines

conditions d’appropriation –par exemple, les éléments qui déclenchent des

présuppositions, comme une description définie, ont une entrée lexicale qui spécifie

qu’une certaine condition doit être satisfaite par le contexte d’emploi pour que leur

usage soit approprié -, tandis que des mécanismes inférentiels additionnels, fondés sur

nos connaissances encyclopédiques, le contexte de l’énonciation et la connaissance de

certains principes généraux de rationalité qui régissent la communication linguistique,

viennent enrichir le « sens proprement linguistique », ou encore « sens littéral », pour

finalement déterminer le « sens pour le locuteur ». Selon cette caractérisation, le

domaine de la sémantique est celui des conditions de vérité telles qu’elles découlent des

propriétés proprement linguistique des énoncés et des présuppositions125, tandis que la

pragmatique s’occupe des implicatures conversationnelles qui, par hypothèse, ne jouent

pas de rôle dans la dérivation compositionnelle du sens (même si elles jouent en

revanche un rôle dans les conditions de vérité finales de l’énoncé).

Cette vision modulaire, bien que très naturelle, a néanmoins été l’objet de

critiques depuis fort longtemps, certains auteurs soutenant qu’on ne peut pas déterminer

clairement, dans le cadre d’une sémantique modèle-théorique, cet aspect des conditions

de vérité qui ne tiendrait qu’aux propriétés strictement linguistiques des énoncés, en

ignorant les processus d’inférences. Sans vouloir entrer davantage dans ce débat, je

m’attacherai ici à mentionner un type d’argument empirique en faveur de l’idée que

certains processus inférentiels considérés habituellement comme relevant de la

« pragmatique » ne sont pas simplement surajoutés aux mécanismes proprement

grammaticaux, mais interagissent avec eux d’une manière surprenante. Plus

125 Pour être plus exact, des présuppositions qui sont conséquences de la sémantique de certains items lexicaux particuliers (comme l’article défini). En réalité, certains auteurs (voir par exemple Mandy Simons 2002 et Abusch 2005) soutiennent que de nombreux phénomènes présuppositionnels doivent se comprendre en termes purement pragmatiques, comme le pensait d’ailleurs Stalnaker (1973)

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300

précisément, alors que la vision « modulaire » exposée sommairement ci-dessus

considère que le résultat des mécanismes inférentiels ne peut pas servir d’input à un

algorithme de calcul compositionnel du sens, l’argument en question soutient que les

conditions de nature sémantique qui gouvernent certains phénomènes proprement

grammaticaux s’appliquent non pas simplement au sens « littéral » des expressions,

mais à leur sens « renforcé ». Il s’agit d’un argument exposé par Chierchia (2002), et

qui concerne les effets d’intervention qui bloquent la légitimation des items à polarité

négative ; le contraste de base qu’il s’agit d’expliquer est le suivant :

(1) Marie doute qu’un étudiant ait lu le moindre livre

(2) *Marie doute que tous les étudiants aient lu le moindre livre

Le problème que ce contraste pose pour la théorie des items à polarité négative est que,

dans les deux cas, le moindre livre, se trouvant dans la portée du verbe douter, apparaît

dans un contexte monotone décroissant, et devrait donc être légitimé. Une simple

contrainte de distance entre l’élément légitimant (doute) et l’élément légitimé ne

servirait ici à rien, de sorte qu’il faut apparemment stipuler, en sus de la condition

sémantique bien connue, portant sur la monotonie du contexte syntaxique, que certains

éléments bloquent la relation de légitimation entre douter et la moindre chose lorsqu’ils

interviennent entre eux. Chierchia propose, lui, l’explication suivante :

Supposons que la condition sur la distribution des NPI, à savoir le fait qu’ils

doivent apparaître dans un contexte monotone décroissant, soit en fait évaluée non pas

sur la base du sens littéral de l’énoncé, mais sur la base de son sens « renforcé », c’est-

à-dire, pour Chierchia, du sens de l’énoncé enrichi de ses implicatures scalaires

éventuelles. Il se trouve qu’une phrase comme (3) déclenche généralement l’inférence

énoncée en (4), en vertu des mécanismes habituels de dérivation des implicatures

scalaires, de sorte que le sens renforcé de (3) est celui qui se trouve exprimé en (5)

(3) Marie doute que tous les étudiants aient lu un livre

(4) Marie croit que quelques étudiants ont lu un livre

(5) Marie doute que tous les étudiants aient lu un livre mais croit que quelques

étudiants ont lu un livre

Page 301: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

301

Il devient alors clair que, si l’on considère le sens renforcé de (3), un livre n’y apparaît

pas dans un contexte monotone décroissant (puisque la seconde occurrence de un livre

dans (5) se trouve dans un contexte croissant). Il s’ensuit que, sous l’hypothèse que la

contrainte régissant la distribution des NPI s’applique aux énoncés, ou aux parties

d’énoncés, une fois qu’a été calculé le sens renforcé, on s’attend au jugement de non-

acceptabilité donné en (2). Chierchia propose un certain nombre d’arguments

additionnels en faveur de cette explication, que je n’aborderai pas ici, m’intéressant

simplement à la logique de l’argument, qui est la suivante : la distribution des NPI

appartient de plein droit à la grammaire ; la contrainte régissant cette distribution, qui

est de nature sémantique, s’avère prendre pour input une représentation sémantique

correspondant non au sens littéral, mais au sens renforcé de certaines inférences de

nature (apparemment) pragmatique ; la thèse modulaire selon laquelle tous les processus

inférentiels prennent pour input le produit des mécanismes proprement grammaticaux,

et que les résultats de processus inférentiels ne peuvent pas, quant à eux, servir d’input à

une règle ou une contrainte grammaticale est donc erronée.

Dans ce chapitre, je m’attacherai en premier lieu à présenter un argument du

même type, mais qui concernera cette fois-ci le rapport entre le calcul des

présuppositions associées aux questions numériques et les implicatures scalaires

associées aux numéraux. Je montrerai en un second temps que certaines expressions

sensibles au focus peuvent se comprendre comme intégrant dans le sens littéral certains

aspects de ce qui serait, en leur absence, le sens proprement « pragmatique », inféré. Je

discuterai enfin les conséquences de ces résultats en ce qui concerne l’architecture

générale des rapports entre la sémantique compositionnelle et les mécanismes

d’inférences pragmatiques.

I. Le problème empirique : exceptions aux effets d’intervention

Dans ce chapitre, j’aimerais montrer qu’on peut donner une analyse sémantique

de certains effets d’intervention observés dans les questions en combien, que

j’appellerai dorénavant « questions numériques ». Le contraste de base qu’il s’agit

d’expliquer sont les suivants :

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302

(6) Combien Marie a-t-elle lu de livres ?

(7) *Combien Marie n’a-t-elle pas lu de livres ?

Je m’attacherai donc en particulier à la construction que l’on trouve en (6), dans laquelle

le restricteur du syntagme interrogatif se trouve séparé de celui-ci, et apparaît dans la

position d’où le syntagme interrogatif a été extrait. J’appelle ce genre de questions

« questions numériques discontinues ». Je m’intéresserai en premier lieu aux cas

comparables à l’exemple (7), dans lesquels l’élément qui intervient est la négation.

Il faut noter d’emblée que l’effet d’intervention en (7) est spécifiquement lié à la

construction « discontinue ». Il disparaît lorsque le restricteur n’est pas séparé de

combien :

(8) Combien de livres Marie n’a-t-elle pas lus ?

Il existe bien entendu une riche littérature destinée à rendre compte des effets

d’intervention de ce type. L’approche adoptée par la plupart des syntacticiens depuis

Obenauer (1983) et Rizzi (1990) consiste à aborder ces effets d’intervention dans le

cadre de la théorie de la minimalité relativisée. Selon cette théorie, que je n’aborderai

pas ici en détail, (7), est une instance de la contrainte suivante :

(9) * [XPi [….YP…..ti]], si XP et YP sont du même type.

La notion de type en jeu ici doit bien sûr être spécifiée pour donner un contenu à (9). Ce

qu’il faut ici admettre, c’est que l’élément extrait combien et la négation sont, en un

sens à préciser, du même type (sont par exemple, insérés dans des positions A-barre).

Le point important est que, dans cette approche, la distance entre l’élément intervenant

et la position d’arrivée du syntagme extrait ne joue aucun rôle : il suffit que l’élément

déplacé « croise »126, au cours de la dérivation, l’élément intervenant, pour qu’on

aboutisse à une violation. Considérons ainsi d’autres exemples typiques de violations du

principe de minimalité relativisée :

(10) *Pourquoii crois-tu ti que Marie n’est pas [venue ti]?

126 où la notion de « croisement » est définie en termes de c-commande plutôt qu’en termes d’ordre linéaire.

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303

(11) *Pourquoii voudrais-tu n’être pas [venu ti] ?

(comme l’indiquent le placement des traces, ces questions sont inacceptables sous les

lectures Quelle est la raison telle que tu crois qu’il est faux que Marie soit venue pour

cette raison ?, et Quelle est la raison telle que tu voudrais qu’il soit faux que tu sois

venu pour cette raison ?)

Sous l’hypothèse usuelle qu’un syntagme adjoint comme pourquoi et la négation

appartiennent au même type (en l’occurrence, sont tous deux insérés dans une position

A-barre), l’inacceptabilité de (10) est prédite, puisque le premier pas du déplacement,

c’est-à-dire le déplacement vers la position intermédiaire au dessus du complémenteur

de la phrase enchâssée, viole la minimalité relativisée. Dans (11), quelles que soient les

étapes précises par lesquelles s’effectue le déplacement de pourquoi, le fait qu’à un

certain moment l’élément interrogatif ait croisé une négation suffit à rendre la question

non grammaticale.

Mais, précisément, cette prédiction n’est pas systématiquement vérifiée dans le

cas des questions numériques discontinues, un fait remarqué par Fox & Hackl (2005)127

:

(12) Combien es-tu sûr de ne pas vouloir d’enfants ?

(13) ( ?) Combien es-tu prêt à ne pas avoir d’enfants ?

Supposons par exemple que je sois sûr de vouloir moins de trois enfants, sans être

encore fixé sur le nombre exact d’enfants que je désire avoir. Alors trois est la réponse

la plus naturelle à (12). (12) est interprétée approximativement comme signifiant « Pour

quel nombre n es-tu sûr de ne pas vouloir n enfants ?». Pour (13), il nous faut imaginer

qu’alors que mon désir le plus cher est d’avoir autant d’enfants que possible, je suis prêt

à renoncer partiellement à la satisfaction de ce désir, en acceptant, par exemple, d’avoir

moins de 6 enfants, mais sans m’engager à ne pas en avoir 5. Dans cette situation, (13)

se comprend aisément et appelle la réponse ‘6’.

127 Ce sont Fox & Hackl qui ont remarqué qu’il y avait des exceptions systématiques aux effets d’intervention. Le travail présenté ici doit beaucoup à mes échanges avec Danny Fox. Certaines des idées qui y sont présentées sont proches de celles de Fox & Hackl (2005), même si l’explication globale que je propose en est distincte, et fait, dans certains cas assez complexes, des prédictions différentes.

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304

Il existe d’autres exemples où une négation intervenant entre combien et le

restricteur ne rend pas pour autant la question inacceptable, même si on peut croire le

contraire à première vue; il s’agit de questions qui, en réalité, déclenchent des

présuppositions très particulières, rarement satisfaites, de sorte qu’il n’y a presque

aucun contexte les rendant appropriées. Mais il s’avère qu’on peut en réalité construire

des contextes dans lesquels ces questions deviennent naturelles:

(14) ?? Combien es-tu sûr que Paul n’a pas lu de livres ?

Même si (14) n’est pas totalement naturelle hors de tout contexte, la plupart des

locuteurs s’accordent à trouver (14) nettement meilleure que (7). On peut présenter au

moins deux contextes rendant la question relativement naturelle :

a) Supposons que Paul devait lire entre un et dix livres non spécifiés, et qu’il a dû

ensuite indiquer sur un formulaire le nombre exact de livres qu’il a lus. Le formulaire

comporte dix cases, correspondant chacune à un nombre entre un et dix. Supposons de

plus que j’aie aperçu très rapidement le formulaire après que Paul l’a rempli, et que la

seule chose que j’aie vue soit que la case correspondant au nombre ‘6’ n’a pas été

cochée. Alors je peux répondre ‘6’. En ce cas, la question est interprétée comme

signifiant « pour quel nombre n es-tu sûr que Paul n’a pas lu exactement n livres ?», et

présuppose qu’un tel nombre existe et est unique, ce qui restreint bien évidemment la

classe des contextes rendant (14) appropriée.

b) Supposons que je ne sache pas exactement combien de livres Paul a lus, mais que je

sache qu’il en a lu en tout cas moins de 4. De mon point de vue, il a pu en lire 0, 1, 2, ou

3. Alors je peux interpréter (14) et répondre ‘4’. En ce cas, (14) signifie

approximativement «Quel est le plus petit nombre n tel que tu es sûr que Paul n’a pas lu

n livres ?».

Ces faits montrent qu’une explication purement syntaxique basée sur une contrainte

locale sur les opérations de déplacement fait des prédictions incorrectes. C’est en effet

en ajoutant de la structure (en l’occurrence, un verbe d’attitude) que l’on parvient dans

ces cas à échapper à l’effet d’intervention. Or, selon la théorie de la minimalité

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305

relativisée, l’ajout de structure ne devrait pas avoir cet effet : comme les règles de

déplacement opèrent de manière cyclique, les contraintes qui les régissent ne prêtent

attention qu’au contexte local du déplacement, autrement dit, à la structure minimale

qui contient le site d’arrivée du déplacement et le site de départ (en termes minimalistes,

une phase). Dans le cas de (14), le déplacement intermédiaire du syntagme interrogatif

vers le spécificateur de la phrase enchâssée devrait être bloqué, puisque le même type de

déplacement se trouve bloqué dans le cas de (7).

Un exemple du même type est le suivant:

(15) Combien n’a-t-on pas le droit d’avoir d’enfants en Chine ?

(15) n’est certes pas extrêmement naturelle, mais est néanmoins parfaitement

compréhensible, tout spécialement dans un contexte où il est connaissance commune

que la législation chinoise impose aux Chinois d’avoir moins d’un certain nombre n

d’enfants. Si, par exemple, la législation stipule qu’il est obligatoire d’avoir moins de 3

enfants, mais autorise à en avoir 0, 1 ou 2 , alors ‘3’ est la réponse naturelle. A nouveau,

l’absence d’effet d’intervention ne s’explique pas dans une théorie fondée sur une

contrainte locale sur le mouvement.

Pour des raisons indépendantes, Szabolcsi & Zwarts (1997) ont proposé de

rendre compte de certains effets d’ilôts faibles en termes sémantiques. Considérons une

question de la forme suivante :

(16) Qui n’est pas venu ?

Dans le système de Szabolcsi & Zwarts, la négation dénote l’opération ensembliste de

complémentation128.

La question (16) requiert de l’interlocuteur qu’il décrive l’extension du prédicat ‘n’être

pas venu’, laquelle extension est l’ensemble complémentaire de l’ensemble dénoté par

‘être venu’. Ce que proposent Szabolcsi & Zwarts, c’est que la structure algébrique de

128 Soit D le domaine du modèle dans lequel on évalue une phrase, c’est-à-dire le domaine des objets qui peuvent servir de valeur pour les variables. Soit E un sous-ensemble de D. Le complémentaire de E est l’ensemble E’ qui contient tous les individus de D qui n’appartiennent pas à E.

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306

certains domaines de quantification rend cette opération de complémentation non

définie. La forme logique de (7) est, informellement, la suivante129 :

(17) [Quel nombre n] [Neg n(Marie a lu n livres)] ?

Pour Szabolcsi & Zwarts, si l’extension du prédicat ‘ n (Marie a lu n livres)’ est un

objet bien défini, à savoir, étant donné ses hypothèses, le nombre n maximal tel que

Marie a lu n livres, le complémentaire de cette extension n’est pas défini. Szabolcsi &

Zwarts ne proposent pas de traitement explicite des cas qui nous intéressent, et le

traitement qu’ils proposeraient pour un exemple comme (14) n’est pas entièrement clair,

dans la mesure où ils ne spécifient pas de sémantique récursive s’appliquant en toute

généralité. Le système est néanmoins construit de façon à faire globalement les mêmes

prédictions que l’analyse syntaxique, ce qui, en l’occurrence, n’est pas désirable.

II. Les effets sémantiques produits par la séparation de combien et du

restricteur

Avant d’en venir à mon analyse, il me faut présenter certains faits essentiels

concernant la sémantique des questions numériques discontinues.

Bien que (18) et (19) ci-dessous soient sémantiquement équivalentes, il n’est pas

généralement vrai que les questions numériques discontinues aient le même contenu

sémantique que leurs contreparties continues :

(18) Combien de livres Marie a-t-elle lus ?

(19) Combien Marie a-t-elle lu de livres ?

Comparons en effet :

(20) Combien de copies peux-tu corriger en moins de cinq minutes ?

(21) Combien peux-tu corriger de copies en moins de cinq minutes ?

129 voir plus bas pour une justification d’une telle forme logique.

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307

Supposons que j’aie à corriger un ensemble de 100 copies ; 50 copies sont telles que je

peux corriger chacune d’entre elles en 4 minutes ; les cinquante autres réclament

chacune 6 minutes. Il y a par conséquent 50 copies que je peux corriger en moins de 5

minutes, et, pour cette raison, je peux répondre ‘50’ à la question (20). Il me serait en

revanche impossible de donner la même réponse pour (21) sans mentir. (21) me

demande quel est le nombre n tel que je peux corriger n copies en moins de cinq

minutes. En tout état de cause, la réponse est, au maximum ‘1’. Il est important de noter

ici que la lecture de (21) est en fait une des lectures possibles de (20), qui est

authentiquement ambiguë. Il faut aussi noter que la différence de lecture en question est

sans rapport direct avec le notion de lien discursif (D-linking)130 : le syntagme

interrogatif « combien de copies », dans (20), est interprété, quelle que soit la lecture,

comme un opérateur s’appliquant à un ensemble de copies contextuellement saillant. La

différence d’interprétation est essentiellement une différence de portée, comme le

suggèrent les deux paraphrases informelles suivantes :

a) Pour quel nombre n existe-t-il un ensemble X de n copies telles que tu

peux corriger chaque élément de X en moins de cinq minutes ?

b) Pour quel nombre n est-il vrai que tu peux corriger n copies en moins de

cinq minutes ?

Ces deux paraphrases suggèrent que les syntagmes de type combien-NP doivent

s’analyser comme des opérateurs complexes composés de deux « parties »,

correspondant, respectivement, à « pour quel nombre n » et à « n NP». En b), la partie

n-NP est interprétée sous la portée du verbe pouvoir et de l’adjoint temporel en moins

de cinq minutes. J’admets ici que cette lecture à portée étroite pour le restricteur tient à

ce que celui-ci peut être reconstruit dans la position d’où le syntagme a été extrait. Cette

analyse a été proposée et motivée131 par Heycock (1995) et Fox (1999). Ces deux

auteurs notent incidemment que la construction discontinue du français peut-être vue

comme un cas de reconstruction visible, c’est-à-dire manifestée dans la syntaxe de

130 Contrairement à certains auteurs qui distinguent une lecture « référentielle » et une lecture « non-référentielle » des syntagmes interrogatifs en combien et réduisent ainsi l’ambiguïté qui nous occupe à une ambiguïté des syntagmes interrogatifs eux-mêmes, nous pensons, à la suite de Heycock (1995) et Fox (1999), que l’ambiguïté qui nous intéresse peut se réduire à une ambiguïté de portée. Cela ne signifie pas que la notion de D-linking soit inutile pour caractériser toutes les exceptions au principe de minimalité relativisée dans les questions numériques discontinues. Les différences de comportement entre Combien de livres et Combien de ces livres ne sont pas traitées dans ce chapitre. 131 Sur la base d’une corrélation entre les effets de condition C et la portée du restricteur.

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308

surface. L’idée sous-jacente est que dans un syntagme de la forme combien de NP, la

partie de NP doit s’analyser comme dénotant un syntagme numérique (NumP) dont la

tête est une variable numérique, tandis que combien est un opérateur qui lie cette

variable. Dans la construction discontinue, la position de surface où apparaît de NP est

celle où ce syntagme numérique doit être interprété. Nous ne voulons pas en fait adopter

l’hypothèse selon laquelle les questions numériques discontinues représentent un cas de

reconstruction visible ; nous dirons plutôt que, dans le cas des questions numériques

discontinues, le restricteur ne s’est tout simplement pas du tout déplacé vers le

spécificateur du CP, et que seul l’élément combien s’est déplacé. Sous cette analyse,

néanmoins, la forme logique des questions numériques discontinues se trouve être

équivalente à celle que donne l’analyse par reconstruction.

Une prédiction directe de l’approche en termes de reconstruction visible est que

l’acceptabilité de la construction discontinue implique toujours l’existence de la lecture

reconstruite pour sa contrepartie non discontinue. Nous conservons cette hypothèse.

Une thèse plus forte, que nous admettons comme hypothèse de base, est que la

réciproque est également vraie : l’impossibilité de la construction discontinue implique

l’absence de la lecture correspondante pour sa contrepartie continue132. Cette hypothèse

se trouve confirmée par l’exemple suivant :

(22) a. Combien de livres n’as-tu pas lus ?

- lecture possible : pour quel nombre n, il existe n livres que tu n’as pas lus ?

- lecture impossible : pour quel nombre n, tu n’as pas lu n livres ?

b. *Combien n’as-tu pas lu de livres ?

Cette corrélation suggère la stratégie suivante pour expliquer les effets d’intervention :

si nous parvenons à montrer que, dans certains cas, la lecture reconstruite est bloquée

pour des raisons pragmatiques ou sémantiques, nous aurons expliqué du même coup

pourquoi, dans les mêmes contextes syntaxiques, la variante discontinue est

inacceptable. C’est la stratégie que je poursuivrai dans la suite de ce chapitre. En

substance, il s’agira de montrer que les effets d’intervention s’observent lorsque la

question déclenche des présuppositions qui ne peuvent être satisfaites, pour des raisons

132 En fait, cette hypothèse n’est pas totalement correcte : certaines des questions numériques discontinues considérées dans ce chapitre comme acceptables sont en fait seulement relativement moins dégradées que celles que nous donnons comme inacceptable, mais tout de même déviantes. Dans tous ces cas, la contrepartie continue peut, quant à elle, avoir l’interprétation que l’on obtient par reconstruction.

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309

strictement logiques, dans aucun contexte. Nous prédirons aussi l’existence d’un certain

nombre de cas intermédiaires, comme (14) : il s’agit de questions dont les

présuppositions ne sont pas logiquement impossibles à satisfaire, mais ne sont de fait

satisfaites que dans des contextes très particuliers et improbables, qui ne sont pas ceux

qui viennent immédiatement à l’esprit lorsque l’on cherche à interpréter une phrase

indépendamment d’un contexte d’énonciation réel. Enfin, l’analyse proposée s’avérera

avoir certaines conséquences inattendues et empiriquement correctes.

Mais il convient d’abord de spécifier de manière moins vague la sémantique exacte des

questions numériques, laquelle, on va le voir, est plus mystérieuse qu’il n’y paraît.

III. L’analyse sémantique des questions numériques et ses difficultés

III. 1. Une première tentative pour rendre compte des effets d’intervention : une

sémantique incluant une condition d’exactitude

Supposons que la sémantique d’une phrase comme (6) ((23) ci-dessous), soit plus ou

moins celle donnée informellement en (23):

(23) Combien Marie a-t-elle lu de livres ?

(24) Quel est l’unique nombre n tel que Marie a lu exactement n livres ?

(23) présupposerait alors qu’il existe un unique nombre n tel que Marie a lu exactement

n livres. Il est aisé de voir que cette présupposition est en fait satisfaite dans tout

contexte, puisque ce nombre existe toujours (ce sera zéro si Marie n’a lu aucun livre133).

Et en effet, on répond normalement à (23) en indiquant le nombre n tel que Marie a lu

exactement n livres. Cela pourrait suggérer que la restriction de la forme de-NP doit

être sémantiquement équivalente à exactement n livres, où n est une variable numérique

liée par combien. En ce cas, (7) ((25) ci-dessous) sera paraphrasé par (26) :

(25) *Combien Marie n’a-t-elle pas lu de livres ?

(26) Quel est l’unique nombre n tel que Marie n’a pas lu exactement n livres ?

133 Il n’est pas certain, cependant, que zéro soit un numéral au même titre que les autres.

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310

(25) présupposerait donc qu’il y a un unique nombre tel que Marie n’a pas lu

exactement ce nombre de livres, ce qui ne peut jamais être le cas. (25) ne serait pas à

proprement parler mal-formée d’un point de vue syntaxique, mais plutôt nécessairement

ininterprétable, parce que ses présuppositions ne pourraient jamais être satisfaites.

Notons qu’une telle explication rendrait aussi compte de l’une des interprétations de

(14) ((27) ci-dessous), celle qui se trouve explicitée en (28) :

(27) ? Combien es-tu sûr que Paul n’a pas lu de livres ?

(28) Quel est l’unique nombre n tel que tu es sûr que Paul n’a pas lu

exactement n livres ?

En ce cas, (27) présuppose qu’il y a un unique nombre n tel que je ne suis pas sûr que

Paul ait lu exactement n livres. Cette présupposition peut être satisfaite, par exemple

dans un contexte où j’ignore combien de Paul a lu de livres mais où j’aurais la certitude

qu’il n’en pas lu exactement 6, et ne saurais rien d’autre, comme dans le scénario décrit

plus haut (scénario a)). Notons cependant qu’il existe une autre lecture de (27), que

cette analyse ne parvient pas à prédire (voir plus haut, scénario b)).

Malheureusement, cette analyse ne peut pas être correcte, en tout cas pas sous

cette forme. Considérons en effet (29) :

(29) Combien est-il nécessaire d’avoir fait d’exercices pour réussir l’examen ?

Supposons qu’il faut et qu’il suffit d’avoir fait au moins 5 exercices pour réussir

l’examen. En ce cas, on réussira aussi l’examen en faisant, par exemple, 6 exercices. Il

s’ensuit donc qu’il n’existe pas de nombre n unique tel qu’il faut avoir fait exactement n

exercices. Par conséquent, (29) devrait conduire dans un tel contexte à un échec

présuppositionnel, contrairement à ce que l’on observe. Il est clair, en effet, que cette

question est parfaitement naturelle dès lors que l’on sait qu’il y a un nombre minimal

d’exercices à faire pour réussir l’examen.

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311

III. 2. Deuxième tentative : une sémantique incluant une condition de maximalité

Une solution possible, adoptée notamment par Rullmann (Rullmann 1995), serait la

suivante : au lieu de dire que (23) reçoit l’interprétation indiquée en (24), la paraphrase

pertinente (dans ce cas équivalente) serait la suivante :

(30) Quel est le nombre n maximal tel que Marie a lu n livres ?

Si Marie a lu exactement 5 livres, alors elle a, bien sûr, lu 4 livres, mais aussi 3 livres, 2

livres, et 1 livres. ‘5’ est dès lors le nombre n maximal tel que Marie a lu n livres134.

Par analogie, (25) sera informellement représentée ainsi :

(31) Quel est le nombre n maximal tel que Marie n’a pas lu n livres ?

Supposons que Marie ait lu exactement 4 livres. En ce cas, elle n’a pas lu 5 livres, mais

elle n’a pas non plus lu 6 livres, ni aucun nombre de livres supérieur. Par conséquent, il

n’existe pas de nombre n maximal tel que Marie n’a pas lu n livres, et nous prédisons à

nouveau un échec présuppositionnel.

Notons cependant que cette seconde hypothèse ne permet pas de prédire que

(27) puisse être acceptable.

De manière générale, cette analyse fait la prédiction suivante :

(32) Il y a échec présuppositionnel dès lors que la restriction de-NP se trouve

dans un contexte monotone décroissant.

134 Comme nous le verrons plus bas, une phrase comme « Paul a lu trois livres » est en fait comprise comme signifiant que Paul a lu exactement trois livres, mais il est généralement admis que cette interprétation est le produit d’une inférence pragmatique, et que le sens « littéral » de la phrase est que Paul a lu au moins trois livres. Cette analyse ne va pas de soi. Cependant, lorsque nous cherchons à spécifier la sémantique d’une phrase quelconque, autrement dit lorsque nous proposons des paraphrases qui sont censées représenter de manière informelle la forme logique d’une phrase, nous utilisons toujours les numéraux en ayant en tête leur lecture « littérale ». De même, alors que la phrase « Paul n’a pas lu trois livres » peut être comprise comme signifiant que Paul n’a pas lu exactement trois livres, lorsque nous utilisons des phrases comparables pour expliciter une forme logique, nous avons en tête exclusivement l’interprétation « Paul a lu moins de trois livres ».

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312

Cela suit en effet du fait suivant :

(33) Soit une phrase S dans laquelle apparaît un numéral n : […….n……]. Si

n est dans un contexte monotone décroissant, alors S entraîne logiquement

[…….n+1……].

La formulation de ce dernier fait est quelque peu contre-intuitive : après tout, nous

parlons des contextes qui autorisent l’inférence de n vers n+1, ce, qui intuitivement,

devrait les caractériser comme contextes croissants. Mais le fait est que ce genre

d’inférence est en fait licite dans les contextes qu’on appelle plus généralement

décroissants, c'est-à-dire qui autorisent l’inférence de ou vers et. Il en va ainsi des

contextes négatifs : s’il est faux que Marie a quatre enfants, alors il est faux qu’elle en a

cinq.

Il se trouve que la prédiction (32) est infirmée par l’exemple (34), dû à Rullmannn &

Beck (1999), et également l’exemple (35) (inspiré par un travail en cours de Danny Fox

& Martin Hackl) :

(34) Combien suffit-il d’avoir d’œufs pour faire ce gâteau ?

(35) Combien es-tu sûr de ne pas vouloir d’enfants ?

Supposons en effet que je sois sûr de ne pas vouloir plus de 5 enfants. Alors je suis sûr

de ne pas vouloir 6 enfants, d’où il suit que je suis sûr de ne pas en vouloir 7, et ainsi de

suite. Néanmoins, (35) est parfaitement interprétable, et suscitera, en ce cas, la réponse

‘6’. De même, supposons qu’il faille et qu’il suffise d’avoir 3 œufs pour faire le gâteau

dont il est question dans (34) ; en cas, il est également vrai qu’il suffit d’avoir 4 œufs,

mais aussi 5 œufs et ainsi de suite.135 Pourtant, à nouveau, la question est tout à fait

appropriée.

135 La sémantique de suffire est en fait plus complexe. Ainsi, il serait étrange de dire Il suffit de trois-cents œufs pour faire ce gateau, parce que cela suggèrerait que 300 œufs représentent une quantité relativement petite d’œufs. Beck & Rullmann (1999) suggèrent que la sémantique de suffire a beaucoup en commun avec celle de seulement (il est également étrange de dire Il y a seulement trois-cents œufs, pour la même raison semble-t-il).

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313

Dans le section suivante, j’expose la modification de la sémantique des questions

numériques proposée par Rullmann & Beck, laquelle, en tant que telle, ne permet pas de

prédire les effets d’intervention, contrairement aux deux hypothèses qui viennent juste

d’être explorées : nous serons dans une situation paradoxale, en ce sens que l’analyse

précédemment critiquée s’avère capable de prédire certains effets d’intervention de

manière relativement convaincante, alors qu’elle est en tant que telle incorrecte, tandis

qu’une analyse plus plausible échoue quant à elle à prédire les effets d’intervention. Le

but de ce chapitre est de proposer une unification de ces deux analyses apparemment

incompatibles.

III. 3. Une sémantique en termes d’informativité

Toute analyse sémantique des questions numériques doit rendre compte de la

généralisation suivante :

(36) Soit une question numérique dont la forme logique est la suivante :

‘[CPCombienn [C’………..n-NP………..]]’ (où ‘n-NP’ correspond au restricteur du

syntagme en combien).

- Si la déclarative correspondante constitue pour ‘n-NP’ un contexte monotone

croissant, alors la question demande à l’interlocuteur de répondre par le nombre

maximal satisfaisant la propriété n.[……………n-NP………….].

- Si la déclarative correspondante constitue pour ‘n-NP’ un contexte monotone

décroissant, alors la question demande à l’interlocuteur de répondre par le nombre

minimal satisfaisant la propriété n[………….n-NP…………].

Illustration :

(37) Combien faut-il lire de livres (pour réussir l’examen) ?

(38) [CPCombienn [c’il faut lire n livres]]

‘Il faut lire n livres’ constitue un contexte monotone croissant pour ‘n livres’. (36)

prédit donc qu’il faut répondre à (37) en donnant le nombre n maximal tel qu’il faut lire

n livres. Si par exemple, il faut et il suffit de lire 6 livres, il s’ensuit que ‘6’ est le

nombre maximal satisfaisant la propriété n. il faut lire n livres (s’il faut et suffit de lire

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314

6 livres, alors il faut lire 5 livres, 4, livres, etc., mais il n’est pas nécessaire de lire 7

livres). Or ‘6’ est en effet la réponse requise en ce cas.

(39) Combien suffit-il de lire de livres (pour réussir l’examen) ?

(40) [CPCombienn [c’il suffit de lire n livres]]

‘Il suffit de lire n livres’ constitue un contexte monotone décroissant pour ‘n livres’136.

(36) indique qu’il faut répondre à (39) en indiquant le nombre n minimal tel qu’il suffit

de lire n livres. Dans le même scénario que précédemment, ‘6’ est à nouveau la réponse

adéquate : s’il faut et suffit de lire 6 livres, il est clair, d’un côté, qu’il ne suffit pas de

lire 5 livres, mais que, de l’autre, l’examen sera également réussi par ceux qui liront,

disons, 7 livres. De manière générale « Il suffit de lire n livres » entraîne logiquement

« il suffit de lire n +1 livres », et par conséquent ‘6’ est bien le nombre minimal

satisfaisant n. il suffit de lire n livres

La généralisation (36) suit en fait du principe suivant :

(41) Soit une question numérique Q dont la forme logique est de la forme

‘[CPCombienn [C’………..n-NP………..]]’. Alors un numéral n comptera comme

réponse correcte à Q si :

a) [……….n-NP………] exprime une proposition vraie, et

b) Pour tout nombre numéral n’ tel que [………..n’-NP……..] exprime une

proposition vraie, [……..n-NP………..] entraîne logiquement

[…………n’-NP……..]

Plus formellement, en identifiant la dénotation d’une question numérique à une fonction

qui à chaque monde associe un unique nombre n (correspondant à la réponse correcte à

la question dans le monde en question), on peut reformuler (41) comme suit :

(42) Pour tout monde w0, [[[CPCombieni [C’………ti-NP…..]]]] w0, g =

n.([[[C’…..ti-NP…….]]]] w0, g(i n) = 1 &

136 En témoigne le fait que ce contexte légitime les items à polarité négative : Il suffit de lire le moindre livre pour réussir l’examen

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315

pour tout numéral n’ tel que [[[C’…..ti-NP…….]]]] w0, g(i n’) = 1,

w.([[[C’…….ti-NP…..]]]]w, g(i n) = 1) w.([[[C’…….ti-NP…..]]]] w, g(i n’) = 1)

Le sens intuitif de (41) et de (42) est le suivant :

(43) Le numéral n donné comme réponse doit être tel qu’en remplaçant le

restricteur dans la phrase déclarative correspondante par n-NP, la phrase obtenue

soit vraie et qu’elle soit aussi la phrase la plus informative parmi l’ensemble des

phrases vraies de la même forme.

En réalité, (43) est un cas particulier de la sémantique en termes de pré-ordre

proposée dans le chapitre 2. Rappelons en-effet cette sémantique :

[[?xP(x)]] = w w’(P(w) P(w’))137

Une question numérique a ceci de particulier que la variable qui se trouve liée par le

mot interrogatif combien est une variable numérique, qui prend donc sa valeur dans le

domaine des nombres entiers, lequel a une structure particulière. Supposons ainsi que P

soit un prédicat de nombre (par exemple n. Jacques a n enfants). Alors la réponse

complète à la question ‘ ?nP(n)’ dans un monde w est la proposition qui affirme, pour

tout n tel que P(n) est vrai, que P(n) est vrai. Supposons cependant que, pour tout n, P(n)

entraîne P(n+1). Alors l’ensemble des nombres n tels que P(n) est vrai est l’ensemble

des nombres supérieurs à m, où m est le plus petit nombre tel que P(m) est vrai ; et

comme P(m) entraîne logiquement, pour tout m’ plus grand que m, P(m’), la

proposition exprimée par P(m) est en fait la proposition qui affirme, pour tout nombre n

tel que P(n) est vrai, que P(n) est vrai. P(m) est donc alors la réponse complète à la

question. Inversement, si P est tel que pour tout n, P(n+1) entraîne P(n), alors, si m est

le nombre le plus grand tel que P(m) est vrai, P(m) est la réponse complète. Plus

formellement, on a :

[[ ?nP(n)]]w = w’. n (n P(w) n P(w’)}

137 J’utilise une notation qui pourrait introduire une confusion : P(w) représente l’extension de P dans le monde w. Quand P est un prédicat de nombre, il s’agit d’un ensemble de nombres. P(n), en revanche, où n est un numéral, représente la proposition selon laquelle n a la propriété P, c'est-à-dire w. n P(w).

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316

Supposons que P(w) = {m, m+1,….,}, et que pour tout n, P(n) entraîne P(n+1).

Alors on a :

[[ ?nP(n)]]w = w’. n(n m n P(w’))

Alors la réponse complète, c'est-à-dire la proposition w’.( n m n P(w’))

contient tous les mondes dans lesquels l’extension de P contient tous les nombres

supérieurs ou égaux à m. Et la négation de cette proposition contient tous les mondes

dans lesquels l’extension de P contient seulement des nombres strictement inférieurs à

m. La négation de cette proposition est donc équivalente à P(m), d’où il suit que la

proposition qui correspond à la réponse complète est la proposition P(m).

Inversement, si P permet au contraire l’inférence de P(n+1) vers P(n), la réponse

complète à la question, en un monde w, est la proposition P(m), où m est le plus grand

nombre qui se trouve dans l’extension de P en w.

Dans ce chapitre, je soutiendrai que les questions numériques imposent une

contrainte supplémentaire : elles doivent être telles que la réponse complète puisse

s’exprimer au moyen d’un unique numéral. Il se trouve que cette condition ne sera pas

réalisée lorsque le restricteur se trouve dans un contexte non monotone. Je laisse de côté

le cas des contextes non monotones138, qui demandent de toute façon une étude

particulière.

Sur cette base, l’effet d’intervention produit par la négation ne peut être prédit.

La question (7) (répétée ci-dessous) ne devrait en effet pas poser de problème

particulier : si, par exemple, Marie a lu exactement 3 livres, alors la phrase « Marie n’a

138 En fait, une question comme « Combien est-ce qu’entre 3 et 5 étudiants ont-ils lu de livres ? » n’est pas nécessairement inappropriée. Mais cela tient à ce qu’on obtient en ce cas une lecture mention-some,c’est-à-dire une lecture de la question selon laquelle celle-ci nous demande juste de choisir une réponse possible parmi l’ensemble des réponses vraies, et non pas de donner une réponse exhaustive, comme dans le cas de « Où puis-je trouver des cigarettes », question qui n’est pas généralement comprise comme exigeant de l’interlocuteur qu’il fasse la liste exhaustive des lieux où l’on vend des cigarettes.

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317

pas lu quatre livres » devrait être la réponse la plus appropriée, puisqu’elle est alors la

plus informative des phrases vraies de la forme « Marie n’a pas lu n livres ».

(44) a.*Combien Marie n’a-t-elle pas lu de livres ?

b. Pour quel nombre n est-il vrai que Marie n’a pas lu n livres ?

Nous nous trouvons donc dans une situation quelque peu paradoxale : d’un côté,

en effet, l’hypothèse formulée en III.1, s’avère capable de prédire certains effets

d’intervention, mais, d’un autre côté, nous avons montré qu’elle est inadéquate. La

sémantique proposée en (42), en revanche, quoique motivée indépendamment, est

incapable de prédire les effets d’intervention. Dans la section suivante, je proposerai

une généralisation empirique concernant l’interprétation des numéraux dans les phrases

déclaratives, qui permettra de jeter une lumière nouvelle sur les questions numériques

discontinues.

IV. Sur l’interprétation des réponses aux questions numériques

Aucune des approches précédemment exposées ne parvient à saisir un aspect

crucial de la sémantique des questions numériques discontinues : le fait qu’elles sont

très souvent ambiguës.

(45) Combien Marie est-elle sûre de ne pas vouloir d’enfants ?

Cette phrase peut avoir les deux interprétations suivantes :

a) Pour quel nombre n Marie est sûre de ne pas vouloir exactement n

enfants ?

b) Pour quel nombre n Marie est sûre de ne pas vouloir n enfants ou plus ?

Cette ambiguïté, vais-je soutenir, est liée au fait que la phrase déclarative suivante est

elle-même ambiguë :

(46) Marie est sûre de ne pas vouloir cinq enfants

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318

a) Marie est sûre de ne pas vouloir exactement cinq enfants

b) Marie est sûre de vouloir moins de cinq enfants, mais n’exclut pas d’en

avoir quatre

Bien entendu, aucune de ces deux interprétations n’est celle prédite par la sémantique

compositionnelle usuelle : dans a), l’interprétation de cinq livres comme équivalent à

exactement cinq livres n’est pas conforme à l’entrée lexicale communément admise

pour les numéraux139 ; l’interprétation b), quant à elle, correspond en fait à ce que

Chierchia appelle le « sens renforcé », en ce que la deuxième partie (« Marie n’exclut

pas... ») est communément analysée comme étant une implicature scalaire, produit d’un

mécanisme d’inférence pragmatique. Admettons cependant, sans en dire davantage sur

la façon dont ces interprétations sont dérivées, qu’elles représentent bien certaines

valeurs sémantiques possibles de (46). Plus généralement, pour tout numéral n, nous

admettrons que (47) ci-dessous admet les interprétations données en a) et b) :

(47) Marie est sûre de ne pas vouloir n enfants

a) Marie est sûre de ne pas vouloir exactement n enfants

b) Marie est sûre de vouloir moins de n enfants et n’exclut pas d’en avoir n-1

Faisons maintenant les deux hypothèses suivantes :

(48) a. les valeurs sémantiques paraphrasées en a) et b) peuvent être intégrées

à la forme logique d’une question numérique comme (45)

b. les syntagmes interrogatifs en combien déclenchent une présupposition

selon laquelle il existe un unique nombre qui soit la réponse correcte à la question.

En d’autres termes, une question de la forme « Combien....... de NPs..... ? » est

interprétée comme « Quel est l’unique nombre n tel que ........ n NPs........ ? »

Intégrons maintenant ces deux valeurs sémantiques dans la forme logique de (45) :

(49) a. Quel est l’unique nombre n tel que Marie est sûre de ne pas vouloir

exactement n enfants ?

139 Voir à ce sujet le chapitre 3

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319

b. Quel est l’unique nombre n tel que Marie est sûre de vouloir moins de

n enfants, sans exclure d’en avoir n-1 ?

La présupposition d’unicité associée à chacune de ces représentations

sémantiques peut être satisfaite. Dans le cas a), la question présuppose qu’il y a un

nombre tel que Marie est sûre que de ne pas vouloir exactement ce nombre d’enfants,

mais ne sait rien de plus. Comme nous l’avons vu, cette présupposition peut être

satisfaite, mais seulement dans des contextes très particuliers, et en pratique rares. Dans

le cas b), la présupposition de la question est que Marie est capable de fixer une borne

supérieure au nombre d’enfants qu’elle souhaite avoir.

Nous avons donc montré que, si l’on autorise les valeurs sémantiques

« pragmatiques » à être intégrées dans le sens d’une question numérique, et sous

l’hypothèse que celles-ci contiennent une présupposition d’unicité concernant leur

réponse correcte, on peut expliquer pourquoi une question comme (45) peut être

appropriée, et pourquoi elle est ambiguë. Cependant, nous ne voulons pas stipuler que le

sens littéral d’une phrase de la forme de (47) ne peut pas lui-même servir d’input pour

une question numérique. Mais nous observons simplement que la représentation

sémantique correspondante conduit nécessairement à un échec présuppositionnel, quel

que soit le contexte d’énonciation. Le sens littéral de (47), et la représentation

sémantique (informelle) de la question numérique correspondante sont donnés ci-

dessous :

(50) a. Marie est sûre de ne pas vouloir n enfants

b. Quel est l’unique nombre n tel que Marie est sûre de ne pas vouloir n

enfants ?

On voit que la présupposition d’unicité associée à (50)b., à savoir qu’il y a un

unique nombre n tel que Marie est sûre de ne pas vouloir n enfants, est contradictoire (si

Marie est sûre de ne pas vouloir cinq enfants, par exemple, alors elle est également sûre

de ne pas en vouloir six, ni sept, etc.), de sorte que la question ne peut être appropriée

dans aucun contexte. Ainsi, si nos hypothèses sont correctes, on en vient à dériver le fait

que le ou les sens non-littéraux doivent pouvoir être intégrés à la sémantique

compositionnelle pour pouvoir rendre compte du caractère approprié et ambigu de

certaines questions numériques discontinues.

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320

Comment, dans cette perspective, expliquer le caractère toujours inapproprié

d’une question comme (7), répétée ci-dessous :

(51) * Combien Marie n’a-t-elle pas lu de livres ?

Il nous faut considérer les interprétations possibles des déclaratives correspondantes du

type suivant :

(52) Marie n’a pas lu cinq livres

Les deux interprétations saillantes de cette phrase sont les suivantes :

(53) a. Marie a lu moins de cinq livres, (mais en a sans doute lu un ou deux)

b. Marie n’a pas lu exactement cinq livres

La deuxième partie de a) (« mais en a sans doute lu un ou deux... ») est communément

analysée comme une implicature scalaire. Notons cependant que l’approche néo-

gricéenne prédit en fait que (53) devrait pouvoir s’interpréter comme voulant dire que

Marie a lu exactement quatre livres, comme nous le montrerons un peu plus loin ; cette

prédiction n’est évidemment pas réalisée.

Selon notre hypothèse, la question (51) peut donc correspondre aux deux

représentations sémantiques suivantes :

(54) a. Quel est l’unique nombre n tel que Marie a lu moins de n livres (et en

a sans doute lu un ou deux) ?

b. Quel est l’unique nombre n tel que Marie n’a pas lu exactement n

livres

(54)a. présuppose qu’il existe un unique nombre n tel que Marie a lu moins de n livres.

Cette présupposition ne peut pas être satisfaite si le domaine de quantification sous-

jacent est l’ensemble des nombres entiers (si Marie a lu moins de n livres, elle en a aussi

lu moins de n+1). Supposons cependant que le contexte rende saillant un ensemble fini

de nombres, par exemple l’ensemble des nombres compris entre 1 et 10. Pour que la

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321

présupposition soit satisfaite, il faudrait alors qu’il soit connaissance commune que

Marie ait lu exactement 9 livres ; en effet, en ce cas, et en ce cas seulement, il y a bien

un unique nombre n dans l’ensemble considéré tel que Marie a lu moins de n livres, et

ce nombre est 10. Mais nous serions alors dans une situation où la réponse correcte à la

question est déjà connaissance commune. Autrement dit, la question ne peut pas être

simultanément présuppositionnellement appropriée (au sens où ses présuppositions sont

satisfaites) et informative (au sens où la réponse à la question n’est pas déjà connue), de

sorte qu’elle ne peut jamais être appropriée au sens général. Dans le cas de (54)b, la

question présuppose qu’il y a un unique nombre tel que Marie n’a pas lu exactement ce

nombre de livres, présupposition contradictoire, à moins que le contexte d’énonciation

ne rende saillant un ensemble d’exactement deux nombres. Nous prédisons donc, en

réalité, que la question devrait être utilisable dans une situation où il est connaissance

commune, par exemple, que Marie a nécessairement lu ou bien exactement 7 livres ou

bien exactement 10 livres. Il nous semble qu’en effet, la question (51) se trouve

légèrement améliorée dans un tel contexte. Mais même dans ce contexte, elle reste tout

de même déviante ; nous pensons que cela s’explique aisément, dans la mesure où, en

ce cas, (51) devient équivalente à sa contrepartie positive ((55), ci dessous), en ce sens

qu’on ne peut connaître la réponse correcte à (51) que si l’on connaît la réponse correcte

à sa contrepartie positive. Sous l’hypothèse selon laquelle on ne doit pas utiliser une

tournure plus complexe sans motif, le caractère dégradé de (51), même dans ce contexte

très spécifique, se comprend.

(55) Combien Marie a-t-elle lu de livres ?

Examinons maintenant de façon plus systématique l’interprétation des numéraux

dans les phrases déclaratives.

Considérons d’abord (56) :

(56) Paul a lu cinq livres

(56) est généralement comprise comme signifiant que Paul a lu exactement cinq livres.

Nous avons admis dans le chapitre sur les numéraux que cette lecture pouvait non

seulement être dérivée par un mécanisme purement pragmatique, mais également

Page 322: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

322

correspondre au sens littéral de la phrase ; les phrases contenant des numéraux se sont

révélées être authentiquement ambiguës. Cependant, nous n’avons pas localisé la source

de cette ambiguïté dans le numéral lui-même, mais plutôt à la présence possible, dans la

forme logique des phrases, d’un opérateur d’exhaustivité au sens du chapitre 1.

Considérons maintenant le cas, plus complexe, de (57) :

(57) Marie est sûre que Paul a lu cinq livres

L’insertion de l’opérateur d’exhaustivité sous la portée de être sûr que engendre la

proposition selon laquelle Marie est sûre que Paul a lu exactement cinq livres. Son

insertion au niveau de la phrase entière produit la proposition Marie est sûre que Paul a

lu au moins cinq livres, et n’est pas sûre qu’il en a lu plus.

Considérons maintenant, cependant, quelles prédictions peuvent être faites quand le

numéral se trouve immédiatement sous la portée de la négation ; Il a été depuis

longtemps observé (Horn 1989, par exemple) que les implicatures scalaire dites

indirectes, celles qu’on observe dans les contextes monotones décroissants, sont

nettement moins fortes que les implicatures directes, qui sont déclenchée par les termes

scalaires dans les contextes croissants (voir aussi le chapitre 2) :

(58) Paul n’a pas lu cinq livres

Selon l’approche néo-gricéenne aussi bien que selon la théorie présentée dans le

chapitre 1, (58) doit être comparée à (59), qui est l’une de ses alternatives, et qui

l’entraîne a-symétriquement :

(59) Paul n’a pas lu quatre livres

On prédit donc que (58) a pour implicature scalaire la négation de (59), c’est-à-dire :

(60) Paul a lu quatre livres

Page 323: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

323

Or cette prédiction est manifestement inexacte ; (58) déclenche en réalité une

implicature beaucoup plus faible, paraphrasée ci-dessous :

(61) Paul a lu au moins un livre.

Par ailleurs, (58) peut aussi recevoir l’interprétation suivante :

(62) Paul n’a pas lu exactement cinq livres.

Or il se trouve que le raisonnement gricéen tel que nous l’avons formalisé dans le

chapitre 1 conduit précisément à la lecture (60), qui pourtant n’existe pas. Et il s’agit

aussi de la proposition que renverrait l’application de l’opérateur d’exhaustivité à la

phrase prise dans son entier. L’absence de cette inférence est donc problématique ; il se

peut que les développements consacrés, dans le second chapitre, à l’interprétation des

réponses négatives puissent nous aider à la comprendre ; mais si, dans ce chapitre, nous

prédisions l’absence d’implicatures secondaires pour les réponses négatives, il faut se

rappeler que la notion même de négativité était relative à une question sous-jacente ; or,

précisément, si la question sous-jacente à (59) pouvait être la question (par ailleurs

impossible) Combien Jacques n’a-t-il pas lu de livres ?, alors (59) serait une réponse

positive. On pourrait donc imaginer que l’absence d’implicature forte pour (59) tienne à

l’absence d’une question sous-jacente grammaticale à laquelle (59) serait une réponse

positive. Mais, dans ce chapitre, nous procédons de manière inverse : nous voulons

expliquer le caractère déviant de cette question à partir du fait que la phrase déclarative

correspondante ((59)) ne déclenche pas l’implicature scalaire attendue. La voie suggérée

par les remarques du chapitre 2 sur les réponses négatives nous est donc bouchée. En

tout cas, sur un plan purement empirique, il est raisonnable de conclure que l’opérateur

d’exhaustivité qui s’associe avec un numéral ne peut pas apparaître immédiatement au-

dessus de la séquence négation-verbe-numéral. Il se trouve que cette contrainte se

trouve observée pour l’adverbe seulement, dont nous avons vu qu’il est proche, par sa

sémantique, de l’opérateur d’exhaustivité :

(63) a.*Paul seulement n’a pas lu cinqF livres

b. Paul n’a pas seulement lu cinqF livres

Page 324: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

324

Considérons maintenant le cas où le numéral apparaît à la fois sous la négation et dans

un contexte d’attitude propositionnelle, comme en (46) ((64), ci-dessous) :

(64) Marie est sûre que Paul n’a pas lu cinq livres

a) Marie est sûre que Paul n’a pas lu exactement cinq livres

b) Marie est sûre que Paul a lu moins de cinq livres, et n’exclut pas qu’il en

ait lu quatre

Il est clair que l’interprétation a) ne peut pas être dérivée par l’approche néo-gricéenne

standard. Celle-ci, en revanche, prédit l’interprétation b) ; en effet, l’alternative scalaire

pertinente dans le cas de (64) est la suivante :

(65) Marie est sûre que Paul n’a pas lu quatre livres

Comme (65) entraîne a-symétriquement (64), l’interlocuteur doit inférer que, dans

l’esprit du locuteur qui énonce (64), (65) est fausse. Or la conjonction de cette inférence

et de (64) nous donne :

(66) Marie est sûre que Paul n’a pas lu cinq livres, et Marie n’est pas sûre que

Paul n’a pas lu quatre livres

ce qui est équivalent à :

(67) Marie est sûre que Paul a lu moins de cinq livres, et elle n’exclut pas que

Paul ait lu quatre livres.

Or, cette fois-ci, les deux lectures possibles peuvent être paraphrasées en insérant

l’adverbe seulement :

(68) a. Marie est seulement sûre que Paul n’a pas lu cinqF livres

>> elle n’exclut pas qu’il en ait lu quatre

b. Marie est sûre que Paul n’a pas seulement lu cinqF livres

>> présuppose : Paul a lu au moins cinq livres

Page 325: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

325

>> asserte : Marie est sûr que Paul n’a pas lu exactement cinq livres

(en ignorant la présupposition, il s’agit donc de la lecture exacte)

V. L’opérateur MAX

Admettons donc l’existence d’un opérateur silencieux, noté MAX s’appliquant à des

propositions contenant un numéral focalisé et dont la sémantique est celle de l’opérateur

d’exhaustivité (je le distingue de exh, pour signifier qu’il s’agit cette fois-ci d’un

élément du lexique, lequel est de plus restreint dans sa distribution). Comme nous

considérons seulement des phrases contenant des numéraux, on peut simplifier la

sémantique de l’opérateur d’exhaustivité, et définir la sémantique de Max comme

suit (ALT(S) est l’ensemble des phrases qu’on obtient par substitution d’un numéral à

un autre dans S):

(69) [[Max S]]0 = w.([[S]](w) = 1 S’ ALT(S) ([[S’]](w) = 1 [[S]]

[[S’]]}

c'est-à-dire :

(70) ‘Max S’ est vraie ssi S est vraie et S entraîne logiquement toutes les

alternatives scalaires de S qui sont vraies

Illustration :

(71) ‘Max (Paul a lu trois livres)’ est vraie ssi

a) Paul a lu trois livres

b) Pour tout n tel que Paul a lu n livres, ‘Paul a lu trois livres’ entraîne ‘Paul

a lu n livres’

On peut conclure de (71) que Paul n’a pas lu quatre livres : en effet, si Paul avait lu

quatre livres, alors la phrase ‘Paul a lu quatre livres’ serait vraie, et d’après b., elle

devrait être une conséquence logique de ‘Paul a lu trois livres’, ce qui n’est pas le cas.

Par conséquent :

Page 326: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

326

(72) ‘Max(Paul a lu trois livres)’ est vraie ssi Paul a lu exactement trois livres

L’opérateur MAX peut être vu comme un opérateur qui intègre au sens linguistique

d’une proposition, éventuellement enchâssée, l’implicature scalaire qui lui est

normalement associée. S’il peut être introduit dans la structure syntaxique au niveau

d’un sous-constituant d’une phrase donnée, alors les effets ‘locaux’ remarqués par

Chierchia sont attendus, du moins pour les numéraux. Considérons par exemple :

(73) [Marie est sûre [que [Max [Paul a lu cinq livres]]]]

La proposition enchâssée signifiera alors ‘Paul a lu exactement cinq livres’, et la

proposition exprimée par (73) est alors ‘Marie est sûre que Paul a lu exactement cinq

livres’.

Supposons maintenant que Max soit inséré plus haut, au niveau de la phrase

principale :

(74) [Max[Marie est sûre [que [Paul a lu cinq livres]]]]

(74) sera vraie si, d’une part, Marie est sûre que Paul a lu cinq livres, et si d’autre part,

pour tout numéral tel que Marie est sûre que Paul a lu n livres, ‘Marie est sûre que Paul

a lu cinq livres’ entraîne logiquement ‘Marie est sûre que Paul a lu n livres’. Il s’ensuit

que (74) a pour conséquence logique que Marie n’est pas sûre que Paul a lu six livres.

En effet, ‘Marie est sûre que Paul a lu cinq livres’ n’entraîne pas qu’elle soit sûre que

Paul en ait lu six (mais, entraîne en revanche qu’elle est sûre qu’il en lu quatre).

Considérons maintenant le cas des contextes négatifs :

(75) Paul n’a pas lu cinq livres

Admettons que (75) puisse correspondre à la forme logique suivante :

(76) [Neg[Max [Paul a pas lu cinq livres]]]

Page 327: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

327

(76) est vraie si et seulement si il est faux que Paul ait lu exactement cinq livres. On

obtient ainsi la lecture exacte des numéraux sous la portée de la négation.

Que se passerait-il si Max était inséré au dessus de la négation ?

(77) [Max [Neg [Paul a lu cinq livres]]]

(77) est vraie si :

a) Paul n’a pas lu cinq livres, c’est-à-dire si Paul a lu moins de cinq livres

b) Pour tout numéral n tel que ‘Paul n’a pas lu n livres’ est vraie, ‘Paul n’a

pas lu cinq livres’ entraîne ‘Paul n’a pas lu n livres’, ou encore :

b’) Pour tout numéral n tel que Paul a lu moins de n livres, alors ‘Paul a lu

moins de cinq livres’ entraîne logiquement ‘Paul a lu moins de n livres’

Il s’ensuit de a) et b’) que tout numéral n tel que Paul a lu moins de n livres doit dénoter

un nombre supérieur ou égal à cinq. En particulier, il est nécessairement faux que Paul

ait lu moins de quatre livres, puisque ‘Paul a lu moins de cinq livres’ n’entraîne pas

‘Paul a lu moins de quatre livres’. D’où l’on conclut que (77) affirme que Paul a lu

moins de cinq livres, mais pas moins de quatre livres, c’est-à-dire :

(78) Paul a lu exactement quatre livres

Il s’agit, bien entendu, de l’interprétation que prédit l’analyse néo-gricéenne

classique140, et dont nous avons déjà vu qu’elle n’est pas en fait accessible. Il faut donc

postuler que MAX ne puisse pas être inséré immédiatement au-dessus de la négation. Il

ne faudrait pas conclure, en revanche, que MAX ne peut jamais prendre portée sur la

négation. Considérons à nouveau (64) (répété en (79)) :

(79) Marie est sûre que Paul n’a pas lu cinq livres

140 En fait, celle-ci prédit que l’interprétation pragmatique (c’est-à-dire la conjonction du sens littéral d’une phrase et de l’implicature scalaire associée) d’une phrase contenant un terme scalaire sera celle que l’on obtient en appliquant l’opérateur MAX à l’ensemble de la phrase.

Page 328: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

328

Comme nous l’avons déjà remarqué, cette phrase peut être naturellement comprise

comme signifiant que a) Marie est sûre que Paul a lu moins de cinq livres et b) Marie

n’est pas sûre que Paul a lu moins de quatre livres, ou encore elle n’exclut pas qu’elle

en ait lu quatre. Cette lecture, comme nous l’avons vu, est exactement celle que prédit

l’approche gricéenne classique. Selon l’hypothèse ici avancée, cela signifie que MAX

peut prendre portée sur l’ensemble de la phrase.

Je n’ai pour l’instant donné aucun argument indépendant en faveur de l’existence de

MAX141, et, en particulier, aucun principe rendant compte de sa distribution, en

particulier du fait qu’une structure comme (77) n’existe pas. L’usage que je fais ici de

cet opérateur est pour l’instant purement descriptif. Je propose maintenant la

généralisation suivante, qui est aussi un début de motivation pour MAX :

(80) La distribution syntaxique de MAX est la même que celle de l’adverbe

seulement lorsque celui-ci est associé (au sens de l’association avec le focus)

avec un numéral.

En faveur de cette généralisation, considérons les exemples suivants :

(81) Paul a seulement lu quatreF livres

(82) Paul n’a pas seulement lu quatreF livres

(83) Marie est sûre que Paul (n’) a (pas) seulement lu cinqF livres

(84) Marie est seulement sûre que Paul (n’) a (pas) lu cinqF livres

(85) *Marie (n’) a seulement pas lu cinqF livres

(86) *Marie seulement (n’) a pas lu cinqF livres

(87) *Seulement Marie n’a pas lu cinqF livres

Une difficulté apparente, malgré tout, tient au fait que MAX est défini de manière à ce

qu’il ne puisse prendre portée que sur un constituant propositionnel, à l’inverse de

seulement. Du point de vue de la syntaxe de surface, seulement dans les exemples

précédents prend portée non sur la phrase entière, mais sur des syntagmes verbaux.

Dans ce cas particulier, on pourrait soutenir de manière plausible soit que le sujet est

reconstruit dans la position sujet interne au syntagme verbal, soit que celui-ci dénote en

141 voir cependant le chapitre consacré aux numéraux, section I. 4. 3.

Page 329: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

329

réalité une proposition ouverte dont le sujet est une variable (une trace) liée par le sujet.

Mais cette difficulté est plus générale, puisque seulement est très fréquemment adjoint,

par exemple, à des syntagmes nominaux. Ce problème, cependant, peut facilement être

résolu ; techniquement, il s’agit de généraliser l’entrée lexicale de MAX en lui

permettant de s’appliquer à n’importe quel constituant. La notion de conséquence

logique, définie seulement pour des propositions, est alors vue comme un cas particulier

de la notion ensembliste d’inclusion. Lorsque seulement s’applique à une proposition

contenant un numéral focalisé, sa sémantique est extrêmement proche de celle de MAX ;

la seule différence entre seulement et MAX tient à ce que seulement déclenche une

présupposition qui est absente dans le cas de MAX :

(88) Paul a seulement lu quatreF livres

>> Présupposition : Paul a lu quatre livres

>> Assertion : Paul n’a pas lu cinq livres

(89) Paul a MAX quatre livres

>>Assertion : Paul a lu quatre livres et il n’a pas lu cinq livres

(90) Entrée lexicale informelle de seulement :

‘Seulement S’ présuppose S et asserte que S entraîne logiquement toutes ses

alternatives vraies.

(91) Entrée lexicale informelle de MAX :

‘MAX S’ asserte que S est vraie et entraîne logiquement toutes ses alternatives

vraies

Cette entrée lexicale informelle pour seulement est en elle-même insuffisante,

comme nous l’avons expliqué en détail dans le premier chapitre. Mais, dans le cas où

l’élément focalisé est un numéral, elle est équivalente à notre définition « officielle ».

VI. La solution proposée : une sémantique présuppositionnelle pour les

questions numériques

Page 330: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

330

L’existence de MAX et les contraintes sur sa distribution étant admises, on

parvient à prédire la présence ou l’absence d’effets d’intervention au moyen d’une

simple modification de la sémantique des questions numériques :

(92) Une question dont la forme logique est du type ‘[CPCombienn [C’..n-

NP…….]] présuppose qu’il existe un unique numéral n tel que [C’..n-NP…….]

est vrai, et demande à l’interlocuteur d’indiquer quel est le numéral en question.

Cette hypothèse revient à analyser les questions en combien comme contenant une

description définie de nombre :

(93) ‘[CPCombienn [C’..n-NP…….]]’ est interprété comme équivalent à ‘quel

est le nombre n tel que ‘[C’..n-NP…….]’ est vrai.

Il suit de cette hypothèses que, de manière générale, une question en combien ne

contenant pas l’opérateur MAX sera inappropriée, conduisant à un échec

présuppositionnel :

(94) Combien Paul a-t-il lu de livres ?

Supposons que MAX ne soit pas présent dans (94) ; alors (94) présuppose qu’il y a un

unique nombre n tel que Paul ait lu n livres. Mais, mis à part le cas où Paul n’a lu aucun

livre (car alors il y a bien un unique nombre n tel que Paul a lu n livres, à savoir zéro), la

condition d’unicité ne peut pas être remplie : si Paul a lu 2 livres, par exemple, alors il

en a aussi lu 1. Supposons maintenant que MAX soit présent dans (94) ; alors (94)

s’interprètera ainsi :

(95) Quel est l’unique nombre n tel que ‘MAX (Paul a lu n livres)’ est vrai ?

Ce qui présuppose qu’il y a un unique nombre n tel que ‘MAX(Paul a lu n livres)’ soit

vrai. Cette condition se trouve être équivalente à :

(96) Il y a un unique nombre n tel que Paul a lu exactement n livres

Page 331: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

331

On voit qu’elle est satisfaite dans n’importe quel contexte.

Considérons maintenant à nouveau (7) :

(97) *Combien Marie n’a-t-elle pas lu de livres ?

Si MAX n’est pas présent, alors cette question présuppose qu’il y a un unique nombre n

tel que Marie a lu moins de n livres. Cela ne peut évidemment jamais être le cas,

puisque si, par exemple, Marie a lu moins de 5 livres, alors elle a aussi lu moins de 6

livres. On pourrait cependant objecter ici que, bien souvent, le domaine de

quantification sous-jacent à une question se trouve contextuellement restreint à un

ensemble fini d’objets, de sorte que (97) s’analyserait par exemple, dans un certain

contexte, ainsi :

(98) Quel est l’unique nombre n parmi tous les nombres inférieurs à 10 tel que

Marie n’a pas lu n livres ?

(97) présupposerait alors qu’il existe un unique nombre n entre 0 et 10 tel que Marie a

lu moins de n livres. Mais cette condition se trouve être équivalente à la présupposition

que Marie a lu exactement 9 livres. De sorte que (97) ne sera appropriée que lorsque la

réponse à la question posée est déjà connaissance commune. Par conséquent, comme

nous l’observions plus haut, même en considérant la possibilité d’une restriction du

domaine de quantification, (97) ne pourra pas être simultanément appropriée (i.e.

produite dans un contexte satisfaisant ses présuppositions) et informative (i.e. produite

dans un contexte dans lequel la réponse correcte à la question n’est pas déjà connue par

le locuteur).

Supposons maintenant que MAX soit présent. Comme nous l’avons vu, MAX

apparaît nécessairement sous la portée de la négation. (97) est donc interprété de la

façon suivante :

(99) Quel est l’unique nombre n tel que ‘MAX (Marie a lu n livres)’ est faux ?

Ce qui est équivalent à :

Page 332: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

332

(100) Quel est l’unique nombre n tel que Marie n’a pas lu exactement n livres ?

(97) présupposerait donc qu’il y a un unique nombre n tel que Marie n’a pas lu

exactement n livres. Il est clair que cette présupposition ne peut jamais être satisfaite,

puisqu’il y a une infinité de nombres n tels que Marie n’a pas lu exactement n livres.

Supposons cependant que l’ensemble des nombres pertinents soit contextuellement

restreint. Nous observions plus haut qu’en ce cas la présupposition d’unicité ne pourra

en fait être satisfaite que si cet ensemble se trouve restreint à seulement deux nombres

m et n, de sorte que, si Marie a lu exactement m livres, alors n sera l’unique nombre

dans cet ensemble tel que Marie n’a pas lu exactement ce nombre de livres. Imaginons,

par exemple, qu’il soit connaissance commune que Marie devait lire soit exactement un

livre, soit exactement deux livres. En ce cas, la présupposition d’unicité est bien

satisfaite. De fait, la question s’améliore dans un tel contexte. Mais on peut alors

déduire de la réponse donnée à la question ce que serait la réponse à sa contrepartie

positive « combien de livres Marie a-t-elle lu ». J’admets que le caractère inapproprié de

(97), même dans un contexte où la présupposition d’unicité est satisfaite, provient de ce

que le locuteur pourrait, en ce cas, présenter sa requête d’information de façon plus

directe, sans utiliser de négation.

Venons-en maintenant aux cas dans lesquels la présence de la négation ne

produit pas systématiquement un effet d’intervention :

(101) Combien Marie est-elle sûre de ne pas vouloir d’enfants ?

MAX peut être introduit dans deux positions distinctes :

(102) a. Quel est l’unique nombre n tel que Marie est sûre de ne pas vouloir

MAX n enfants ?

b. Quel est l’unique nombre n tel que Marie est MAX sûre de ne pas

vouloir n enfants ?

Cas a) : la présupposition de la question est alors qu’il y a un unique nombre n tel que

Marie est sûre de ne pas vouloir exactement n enfants. Cette présupposition n’est pas

contradictoire ; elle peut être satisfaite, par exemple dans le cas où l’on sait Marie

Page 333: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

333

superstitieuse, de sorte qu’il y a un certain nombre n tel qu’elle refuse d’avoir

exactement n enfants.

Cas b) : la présupposition de la question est alors qu’il y a un unique nombre n tel que,

d’une part, Marie est sûre de ne pas vouloir n enfants, et tel que, d’autre part, elle n’est

pas sûr d’en vouloir moins de n-1. Cette présupposition, à nouveau, est non-

contradictoire, et sera réalisée si l’on sait que Marie a fixé une borne supérieure au

nombre d’enfants qu’elle souhaite avoir, sans pour autant avoir déterminé le nombre

exact d’enfants qu’elle veut.

Je propose une explication comparable pour :

(103) ?? Combien es-tu sûr que Paul n’a pas lu de livres ?

a. Quel est l’unique nombre n tel que tu es sûr que ‘Paul a MAX lu n

livres’ est faux ?

b. Quel est l’unique nombre n tel que ‘MAX (tu es sûr que Paul n’a pas

lu n livres)’ est vrai ?

Je précise à nouveau que je ne soutiens pas que (103) soit totalement acceptable. De

manière générale, il est clair que les questions dans lesquelles intervient la négation sont

toutes quelque peu déviantes. Tout ce qui précède concerne l’existence de contrastes

entre différentes questions de ce type ; il se peut qu’il existe une contrainte purement

syntaxique rendant toutes ces questions déviantes, mais que certaines d’entre elles

soient de plus déviantes sémantiquement, et soit de ce fait, encore plus dégradées. Je

perçois un contraste de ce type entre (103) et une question comme Combien Jacques

n’a-t-il pas lu de livres ? Le lecteur dubitatif pourra considérer, par analogie,

l’interprétation de la description définie dans les phrases suivantes:

(104) a. Le nombre de livres que je suis sûr que Paul n’a pas lus, c’est treize, parce

que je sais qu’il est superstitieux

b. Le nombre de livres que je suis sûr que Paul n’a pas lus, c’est cinq, parce que

je sais qu’il en a lu moins de cinq, et je n’exclus pas qu’il en ait lu quatre.

Page 334: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

334

Dans le cas a), on comprend que la description définie se réfère au nombre unique tel

que j’exclus que Paul ait lu ce nombre de livres. Dans le cas b), la description définie se

réfère au nombre le plus petit tel que je suis sûr que Paul n’a pas lu ce nombre de livres.

Analyse :

Cas a) : la question (103), comme la description définie dans (104), présuppose qu’il y a

un unique nombre n tel que je sois sûr que Paul a lu n livres et ne soit pas sûr qu’il n’en

n’a pas lu n-1. Cette condition peut-être satisfaite. Et la question demande alors à

l’interlocuteur de spécifier ce nombre

Cas b) : la question , comme la description définie dans (104), présuppose qu’il y a un

unique nombre n tel que je sois sûr que Paul n’a pas lu exactement n livres. Cette

condition peut également être satisfaite, comme nous l’avons illustré plus haut. Il faut

noter, cependant, que cette seconde lecture réclame la présence d’une restriction du

domaine de quantification : pour des raisons tenant à mon savoir général sur le monde,

je suis toujours sûr que Paul n’a pas lu exactement 10000000 de livres, et aussi qu’il n’a

pas lu exactement 20000000 de livres, de sorte que la présupposition d’unicité ne peut

pas être satisfaite si l’on considère que combien quantifie sur l’ensemble infini des

nombres entiers. Mais nous avons vu plus haut que si l’on sait à l’avance que Paul

devait lire entre 1 et 10 livres, alors on peut comprendre combien comme quantifiant sur

l’ensemble des nombres entre 1 et 10. Et la présupposition de la question, dès lors, est

qu’il y a un unique nombre n entre 1 et 10 tel que je sois sûr que Paul n’a pas lu

exactement n livres.

Considérons maintenant, plus brièvement, les deux exemples suivants :

(105) ? Combien es-tu prêt à ne pas avoir d’enfants ?

(106) ?Combien n’a-t-on pas le droit d’avoir d’enfants en Chine ?

Ces deux questions, bien que certainement déviantes, sont néanmoins perçues par les

locuteurs comme meilleures qu’une question comme Combien n’as-tu pas d’enfants ?.

(105) ne pose pas de problème particulier. Considérons d’abord les sites ou seulement

peut apparaître dans une déclarative de même structure :

Page 335: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

335

(107) Je suis (seulement) prêt à ne pas (seulement) avoir (seulement) 4 enfants

Les deux positions « basses » sont équivalentes en termes de conditions de vérité (une

fois admis que seulement se trouve « associé » au numéral, au sens de l’association avec

le focus).

Si l’on substitue MAX à seulement dans (107), on obtient les deux lectures suivantes :

(108) a. Je suis prêt à avoir moins de quatre enfants, mais je ne suis pas prêt à

en avoir moins de trois (c’est-à-dire, approximativement : ‘je veux bien renoncer

à avoir quatre enfants, mais je veux en avoir trois)

b. Je suis prêt à ne pas avoir exactement quatre enfants

Par hypothèse, par conséquent, (105) peut avoir les deux lectures suivantes :

(109) a. Quel est l’unique nombre n tel que tu es prêt à avoir moins de n enfants

et tel que tu n’es pas prêt à ne pas en avoir n-1 ?

b. Quel est l’unique nombre n tel que tu es prêt à ne pas avoir exactement

quatre enfants ?

Chacune des présuppositions correspondantes est satisfiable, ce qui explique l’absence

d’effet d’intervention.

(106), cependant, pose potentiellement un problème : intuitivement, (106) est

appropriée à partir du moment où l’on sait que la législation chinoise interdit d’avoir

plus d’un certain nombre d’enfants, et s’interprète alors ainsi :

(110) Quel est l’unique n tel qu’on n’a pas le droit d’avoir n enfants et tel qu’on

a le droit d’avoir n-1 enfants ?

Si par exemple, la législation impose d’avoir au plus deux enfants, ‘trois’ est la réponse

requise. Or cette interprétation est exactement celle qu’on obtient lorsque MAX se

trouve inséré juste au dessus de la négation :

Page 336: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

336

(111) Quel est l’unique n tel que ‘MAX (on n’a pas le droit d’avoir n enfants)’

soit vrai ?

Mais nous avons précédemment indiqué que MAX, comme seulement, ne peut pas être

inséré juste au–dessus d’une négation. D’après plusieurs locuteurs, néanmoins,

seulement peut plus facilement apparaître juste au-dessus de la négation dans le cas de

« n’avoir pas le droit » que dans d’autres cas :

(112) ?? Paul a seulement pas le droit d’avoir quatreF enfants ; il peut en avoir

trois

(113) * Paul a seulement pas lu quatre4 livres ; il en a lu trois

Plus généralement, il semble qu’alors que la séquence avoir-seulement-pas-participe

passé soit tout à fait prohibée, il n’en va pas de même lorsque la négation ne précède

pas un participe passé, mais par exemple la locution verbale « avoir le droit ». Cette

dernière remarque implique que la phrase suivante, bien que très proche

sémantiquement de (112), ne devrait pas être possible :

(114) *La législation chinoise n’autorise seulement pas à avoir quatreF

enfants ?

D’où il suit que la question suivante devrait être perçue comme nettement plus dégradée

que (106) :

(115) * Combien la législation chinoise n’autorise-t-elle pas à avoir d’enfants ?

Je ne sais pas dans quelle mesure cette prédiction se trouve réalisée.

VII. Quelques conséquences

VII. 1. Questions numériques discontinues contenant un quantificateur universel

Considérons la question suivante :

Page 337: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

337

(116) Combien chaque étudiant a-t-il lu de livres ?

Cette phrase a, entre autres, une interprétation de type pair-list, interprétation qui exige

que la réponse soit du type Pierre a lu quatre livres, Marie en a lu cinq, … Mais on

s’attend en principe à ce qu’existe une autre lecture, paraphrasée ci-dessous :

(117) Pour quel nombre n chaque étudiant a-t-il lu n livres ?

Or, dans l’approche standard, la réponse correcte à cette question, sous cette

interprétation, doit préciser le nombre n le plus petit tel que chaque étudiant a lu n

livres ; en d’autres termes, la réponse quatre devrait s’interpréter comme signifiant que

l’étudiant qui a lu le moins de livres parmi l’ensemble des étudiants en a lu exactement

quatre. Or telle n’est pas l’interprétation qu’on obtient. D’une réponse comme quatre,

on comprend généralement que chaque étudiant a lu exactement quatre livres. Je montre

maintenant que la théorie proposée ci-dessus fait exactement cette prédiction.

Pour que la question soit appropriée, il faut qu’il y ait un unique numéral n tel que

chaque étudiant a lu n livres. En général ce n’est le cas, puisque, si l’un des étudiants a

lu quatre livres, alors il en a aussi lu trois. Il faut donc que la forme logique de la

question contienne l’opérateur MAX. Or MAX a la même distribution que seulement :

(118) a. * Seulement chaque étudiant a lu quatreF livres

b. Chaque étudiant a (seulement) lu (seulement) quatreF livres

De ce fait, la forme logique de la question (117) est nécessairement la suivante (les deux

positions possibles pour MAX produisent en fait un résultat équivalent) :

(119) Quel est l’unique nombre n tel que [chaque étudiant a MAX lu n

livres] ?

Or cette dernière forme logique présuppose qu’il existe un unique nombre n tel que

chaque étudiant a lu exactement n livres, ce qui rend compte de l’effet noté plus haut.

Dans le cas où cette présupposition n’est pas satisfaite, il devient nécessaire

Page 338: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

338

d’interpréter la question sous sa lecture pair-list, et l’on comprend que la question

demande d’associer à chaque étudiant le nombre exact de livres qu’il a lus. Considérons

maintenant :

(120) Combien tous les étudiants ont-ils lu de livres ?

Quelques locuteurs consultés jugent cette question peu naturelle. En fait, cette intuition

s’explique quand on remarque que la substitution de chaque par tous les supprime la

lecture pair-list (cela est vrai en général : Qui est-ce que tous les étudiants aiment ? n’a

pas de lecture pair-list). De ce fait (120) ne peut être appropriée que dans un contexte

où il est connaissance commune que tous les étudiants ont lu le même nombre de livres

(pour que la présupposition soit satisfaite), mais sans qu’on sache quel est ce nombre

(puisque sinon la question n’aurait pas lieu d’être). En fait, les mêmes locuteurs jugent

que, dans un tel contexte, (120) devient naturelle.

Mais poursuivons : si le quantificateur se trouve enchâssé sous un verbe

d’attitude, le fait qu’une nouvelle position soit disponible pour MAX devrait modifier les

choses. Considérons donc :

(121) Combien es-tu sûr que tous les étudiants ont lu de livres ?

L’insertion de MAX au-dessus de sûr donne lieu à l’interprétation suivante :

(122) Quel est l’unique nombre n tel que tu es sûr que tous les étudiants ont lu

au moins n livres, et tels que tu n’es pas sûr que tous aient lu plus de n livres ?

Supposons maintenant que je sois sûr que tous les étudiants ont lu au moins quatre

livres, que certains en ont lu sept, et que je ne sache rien de plus. D’après (122), je

devrais alors répondre par le numéral quatre. Cette prédiction semble correcte. D’une

réponse comme quatre d’ailleurs, on infère que je suis sûr que tous les étudiants ont lu

au moins quatre livres, et que je juge possible que l’un d’entre eux en ait lu exactement

quatre.

VII. 2. Un parallélisme avec les phrases comparatives

Page 339: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

339

Considérons maintenant :

(123) Jacques a lu plus de livres que chaque étudiant

Cette phrase est équivalente à :

(124) Pour chaque étudiant x, le nombre n de livres tel que Jacques a lu

exactement n livres est supérieur au nombre m tel que x a lu exactement m livres

Dans les nombreux travaux portant sur la sémantique des phrases comparatives, ce fait

est considéré comme problématique. Mon intention n’est pas ici d’entrer dans le détail

de la sémantique des phrases comparatives, mais de poser, sans discussion, le minimum

qui est requis pour expliquer le problème que pose l’interprétation de (123). La phrase

Jacques a lu plus de livres que Marie peut être paraphrasée ainsi:

(125) m (Jacques a lu m livres n (Marie a lu n livres m > n)

L’idée que la clause comparative contienne une variable numérique liée par un

opérateur est cohérent avec le fait que la construction comparative du français présente

des analogies avec les questions numériques discontinues, comme l’illustre la phrase

suivante, qui illustre ce qu’on pourrait nommer la « construction comparative

discontinue » :

(126) Jacques a lu plus de livres que Marie a lu de bandes dessinées

A la suite de nombreux auteurs (Von Stechow 1984, 2003, Larson 1988, Heim 2000,

Kennedy 2004, Schwarzschild & Wilikinson 2002, Bhatt & Pancheva 2004), je

considère que le mot qui introduit la clause comparative (que en français, than ou as en

anglais) est un opérateur qui vient lier une variable numérique dans la clause enchâssée.

La sémantique de cet opérateur peut être décrite ainsi (en termes informels, mais

suffisants pour mon propos) :

[[quen Marie a lu n de livres]] = le nombre unique m tel que Marie a lu m livres soit la

phrase la plus informative qui soit vraie parmi les phrases de la même forme.

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340

Et l’on donne alors à plus l’entrée lexicale suivante : [[plus]] = m. n(n > m).

Ainsi, plus que Marie a lu de livres dénote l’ensemble de nombres supérieurs au

nombre le plus grand tel que Marie a lu ce nombre de livre. Comme les auteurs

mentionnés ci-dessus, je considère donc que plus que Marie a lu de livres est un

constituant à un certain niveau de représentation, et que Jacques a lu [plus que Marie a

lu de livres] de livres s’interprète comme signifiant que Jacques a lu un nombre de

livres appartenant à l’ensemble de nombres dénoté par [plus que Marie a lu de livres].

Enfin, il faut interpréter les clauses comparatives comme [que Marie] comme produites

par une ellipse à partir de [que Marie a lu de livres].

Sous cette analyse, la phrase (123) devrait s’interpréter comme suit :

a. [[quen chaque étudiant a lu n de livres]] = m .m est le plus grand nombre tel que

chaque étudiant a lu m livres

b. Jacques lu plus de livres que chaque étudiant a lu de livres est vrai si le nombre

de livres lu par Jacques est supérieur au nombre m tel que m est le plus grand

nombre tel que chaque étudiant a lu m livres.

Mais quel est le plus grand nombre tel que chaque étudiant a lu ce nombre de livres ? Il

s’agit en fait du nombre de livres lus par l’étudiant qui a lu le moins de livres : ainsi, si

Pierre a lu exactement 4 livres et Marie a lu exactement six livres, et si ce sont les seuls

étudiants, alors il est vrai que chaque étudiant a lu (au moins) quatre livres, mais il est

faux que chaque étudiant ait lu (au moins) cinq livres. De ce fait, l’interprétation prédite

pour (123) dans une telle situation est : Jacques a lu plus de quatre livres, alors qu’on

comprend en fait Jacques a lu plus de six livres. Face à cette difficulté, mise en

évidence par Schwarschild & Wilkinson (2002), on peut proposer que les

quantificateurs universels doivent, dans un tel cas, subir la montée des quantificateurs

de manière à prendre portée sur l’ensemble de la clause comparative, ce qui donnerait

alors la paraphrase donnée en (124). Bhatt & Pancheva (2004) y voient un cas

particulier de ce qu’ils appellent, à la suite de Irene Heim (2000), la généralisation de

Kennedy : aucun quantificateur ne peut intervenir, au niveau de la forme logique, entre

un opérateur de degré et une variable de degré. Dans ce cas précis, l’opérateur de degré

est l’opérateur comparatif que, et la variable de degré correspond à la position attendue

Page 341: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

341

d’un numéral dans la clause comparative élidée. Pour respecter cette contrainte, le

quantificateur chaque étudiant doit donc se déplacer, en forme logique, vers une

position qui c-commande l’opérateur que.

Je montre maintenant que l’approche proposée pour l’interprétation des questions

numériques peut être étendue pour rendre compte différemment de l’interprétation de

(123), et permettra de rendre compte également d’une exception à la généralisation de

Kennedy. Je propose que l’interprétation d’une clause comparative comme plus que

Marie a lu de livres soit très proche de celle que j’attribue à une question numérique :

[[que Marie a lu de livres]] = l’unique nombre n tel que Marie a lu n livres.

A nouveau, la présupposition d’unicité n’est pas satisfaite à moins d’insérer MAX. En

insérant MAX, on obtient :

[[quen Marie a MAX lu n de livres]] = le nombre maximal n tel que Marie a lu n livres.

Dans ce cas précis, on obtient exactement la même dénotation que précédemment. Mais

on peut immédiatement rendre compte du caractère inacceptable de la phrase suivante :

(127) *J’ai lu plus de livres que Marie n’en a pas lu

En effet, l’expression [[que Marie n’en a pas lu]] conduit toujours à un échec

présuppositionnel, exactement pour les raisons déjà exposées à propos de *Combien de

livres n’as-tu pas lu ? : on ne peut insérer MAX que sous la négation, et l’on obtient

alors, pour que Marie n’en a pas lu :

[[quen Marie n’a pas MAX lu n de livres]] = l’unique nombre n (s’il existe) tel que

Marie n’a pas lu exactement n livres.

Or un tel nombre n’existe pas.

Examinons maintenant à nouveau (123), répété ci-dessous sans ellipse :

Page 342: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

342

(128) Jacques a lu plus de livres que chaque étudiant a lu de livres

En ce cas, la clause comparative a la dénotation suivante :

[[quen chaque étudiant a lu n livres]] = l’unique nombre n tel que chaque étudiant a lu n

livres

Pour que la présupposition d’unicité soit satisfaite, il faut insérer MAX, et cela

nécessairement sous la portée de chaque étudiant, ce qui donne :

[[quen chaque étudiant a MAX lu n livres]] = l’unique nombre n tel que chaque étudiant

a lu exactement n livres

Cette forme logique présuppose donc que les étudiants ont tous lu le même nombre de

livres. Quand cette présupposition n’est pas satisfaite, il devient dès lors obligatoire

d’interpréter la phrase comme correspondant à une forme logique dans laquelle chaque

étudiant s’est déplacé au dessus de que, ce qui donne lieu à la lecture paraphrasée en

(124). Et, dans le cas où la présupposition est satisfaite, on obtient de toute façon une

lecture indiscernable de (124) (dans tous les contextes où il est connu que chaque

étudiant a lu le même nombre de livres, il devient équivalent d’affirmer que, pour

chaque étudiant, Jacques a lu plus de livre que cet étudiant, et de dire que Jacques a lu

un nombre de livres supérieur au nombre de livre tel que tous les étudiants ont lu

exactement ce nombre de livres).

Mais nous faisons aussi une nouvelle prédiction :

(129) ? Jacques a lu plus de livres que je suis sûr que chaque étudiant en a lu

Cette fois-ci, il est possible d’insérer MAX sur la portée de sûr, ce qui donne lieu à

l’interprétation suivante :

(130) Le nombre de livres lus par Jacques est plus grand que l’unique nombre

n tel que je suis sûr que chaque étudiant a lu au moins n livres et ne suis pas sûr

que chaque étudiant ait lu plus de n livres.

Page 343: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

343

Supposons que je sois sûr que chaque étudiant a lu au moins cinq livres, et que je

n’exclue pas que l’un d’entre eux en ait lu exactement cinq. Alors il est prédit que la

phrase (129) pourra s’interpréter comme signifiant que Jacques a lu plus de cinq livres.

Cette prédiction me semble correcte ; il s’agit d’une lecture très différente de celle

qu’on obtiendrait si le quantificateur prenait portée sur la clause comparative :

(131) Pour chaque étudiant x, Jacques a lu plus de livres que je suis sûr que x a

lu de livres.

En effet, en ce cas, on s’attendrait à ce que, si je sais de plus que l’étudiant qui a lu le

plus grand nombre de livres en a lu au moins 10, à ce que la phrase entraîne que Jacques

a lu plus de 10 livres. Cette interprétation est très peu naturelle ; elle est peut-être

marginalement disponible, à condition de focaliser chaque ; il se pourrait que cela soit

dû à ce que l’opération de montée du quantificateur ne puisse pas, pour des raisons de

localité, déplacer chaque étudiant suffisamment haut ; on sait par ailleurs que la

focalisation permet parfois de forcer des lectures à portée large.

L’interprétation la plus naturelle pour (129) est un contre-exemple à la généralisation de

Kennedy ; en ce cas, en effet, chaque étudiant est interprété sous la portée de

l’opérateur comparatif, mais sur la portée de la variable numérique liée par cet

opérateur.

Cette courte section sur la sémantique des structures comparatives est loin de fournir

une explication à tous les phénomènes surprenants qui ont été remarqués concernant la

portée des quantificateurs figurant dans la clause comparative. Il a été remarqué en

particulier (voir notamment Schwarzschild & Wilkinson 2002) que différents modaux

de nécessité donnent lieu à des lectures différentes :

(132) a. Marie a lu plus de livres qu’elle devait

b. Marie a lu plus de livres qu’elle en avait l’obligation

Alors que (132)b signifie que Marie a lu plus de livres que le nombre minimal de livres

qu’elle avait l’obligation de lire (lecture facilement prédite), (132)a peut se comprendre

Page 344: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

344

comme indiquant que Marie a lu trop de livres, c'est-à-dire plus que le nombre maximal

de livres qu’elle avait le droit de lire (même si la lecture de (132)b est possible aussi).

Cette dernière lecture est équivalente à une lecture à portée large pour le modal : « tous

les mondes w compatibles avec les obligations de Marie sont tels que, dans le monde

actuel, Marie a lu plus de livres qu’en w ». En ce cas, cependant, il est exclu de faire

appel à un mécanisme du type montée des quantificateurs (rien de tel n’est motivé pour

les modaux) ; et, de toute façon, le contraste entre les deux phrases ne peut nullement

être expliqué dans les termes que j’utilise pour rendre compte de l’interprétation de

(123).

Conclusion

Dans ce chapitre, j’ai voulu rendre compte de l’interprétation des questions numériques

discontinues, et, en particulier, de certains exemples dans lesquels la présence d’une

négation ne produit pas d’effet d’intervention aussi fort qu’une analyse purement

syntaxique pourrait le laisser attendre. L’enjeu théorique de ce chapitre était de montrer

qu’il existe des faits proprement grammaticaux (comme les présuppositions associées

aux questions numériques) qui ne peuvent se comprendre sans faire appel au sens

pragmatique d’une partie de la structure globale qui se trouve interprétée. Le point

essentiel est qu’il est possible, pour satisfaire la présupposition d’unicité associée aux

questions numériques, de calculer cette présupposition en tenant compte du sens

renforcé des phrases déclaratives correspondantes. Si l’analyse proposée est correcte,

elle fournit donc un argument en faveur d’une vue localiste de la pragmatique des

numéraux : les lectures renforcées auxquelles ceux-ci donnent lieu (la lecture exacte

dans les cas les plus simples, mais également d’autres lectures lorsque le numéral se

trouve enchâssé) doivent pouvoir servir d’input pour la sémantique compositionnelle.

La manière la plus naturelle de formaliser ce phénomène consiste à admettre

l’existence, dans la forme logique des phrases contenant un numéral, d’un opérateur qui

calcule le sens renforcé du constituant qui se trouve dans sa portée et contient un

numéral focalisé. J’avais déjà, dans le chapitre consacré plus spécifiquement aux

numéraux, avancé cette hypothèse. La distribution de cet opérateur, de plus, doit être

parallèle à celle de l’adverbe seulement qui en est quasiment (quand on ignore les

présuppositions induites par seulement), d’ailleurs, une version lexicalisée. J’ai de plus

montré que cette approche nous permettait de rendre compte sans stipulation

Page 345: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

345

additionnelle de l’interprétation des questions numériques discontinues dans lesquelles

un quanficateur universel intervient entre combien et le restricteur, et pouvait aussi

éclairer certains aspects de la sémantique et de la syntaxe des constructions

comparatives.

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346

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347

Chapitre 5

Sur la pragmatique de la morphologie plurielle : les

implicatures d’ordre supérieur

I. Lectures plurielles et lectures numériquement neutres des indéfinis

pluriels

La sémantique des syntagmes de la forme des NP pose un problème bien connu1,

dont nous voulons montrer ici qu'il relève de la théorie des implicatures scalaires.

Considérons les phrases suivantes :

(1) Marie possède des chevaux

(2) a. Toute personne qui possède des chevaux aime les animaux

b. Il est impossible que Jacques possède des chevaux

c. Jacques ne possède pas de chevaux

Le problème en question est le suivant : (1) se comprend comme indiquant que

Marie possède plusieurs chevaux, et cela semble être, à première vue, la contribution

de la morphologie plurielle du DP. La négation de cette proposition devrait donc être

équivalente à "Il est faux que Marie possède plusieurs chevaux", et être notamment

vraie si Marie possède exactement un cheval. Pourtant, (2)c ne peut pas se comprendre

ainsi, et est vraie si et seulement si Jacques ne possède aucun cheval. En d'autres termes,

(2)c semble avoir exactement les mêmes conditions de vérité que (3), même si l'on croit

percevoir une légère nuance de sens entre les deux phrases, au demeurant assez difficile

à caractériser:

(3) Marie ne possède pas de cheval

1 discuté notamment par Corblin (1987)

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348

Sans doute la phrase (2)c est-elle plus appropriée dans un contexte où l'hypothèse

que Marie possède plusieurs chevaux est relativement naturelle que dans un contexte où

tel n'est pas le cas – ces deux phrases diffèreraient donc du point de vue de leurs

présuppositions seulement, et, en tout état de cause, la morphologie plurielle ne semble

pas contribuer aux conditions de vérité de (2)c. Les mêmes observations s'appliquent

également à (2)a et (2)b: on comprend (2)a comme impliquant que toute personne qui

possède ne serait-ce qu'un cheval aime les animaux, et (2)b comme équivalent à "il est

impossible que Jaques possède un ou plusieurs chevaux". Dans ces deux cas, à nouveau,

la substitution du singulier au pluriel ne modifie pas les conditions de vérité de manière

claire, bien qu'on perçoive là encore certaines nuances de sens selon le choix du

singulier ou du pluriel.

Pour résumer, dans certains contextes, des semble impliquer la pluralité; dans

d'autres, la morphologie plurielle n'implique pas la pluralité, même si quelque chose du

concept intuitif de pluralité demeure présent, non pas sur le plan des conditions de

vérité, mais plutôt en ce que la morphologie plurielle impose une contrainte (difficile

par ailleurs à caractériser) sur le genre de contextes dans lesquels la phrase est

appropriée, ce qui relève du domaine des présuppositions (compris en un sens assez

large)2.

D'un point de vue descriptif, on pourrait postuler une ambiguïté des syntagmes

de la forme des-NP, et chercher à déterminer quels contextes favorisent telle ou telle

lecture. Nous verrons bientôt que ceci est inutile, et que l'on peut rendre compte de tous

les faits pertinents à partir d'une entrée lexicale unique. Nous donnons ces deux entrées

ici afin de clarifier les idées, et également pour fixer le cadre formel que nous

utiliserons tout au long de ce chapitre :

Nous admettons une ontologie en termes de semi-treillis, désormais familière dont les

caractéristiques importantes pour ce qui suit sont les suivantes : l'ensemble des objets de

l'univers est muni d'une relation d'ordre "être partie de", notée (comme il s’agit d’une

relation d’ordre, tout objet est donc partie de lui-même); il existe des objets atomiques,

2 Dans les contextes négatifs, des-NP se trouve remplacé par de-NPs, de sorte qu’on pourrait croire que la perte de la lecture plurielle tient simplement à la disparition de des. Mais cela n’est pas vrai : on obtient exactement les mêmes conditions de vérité si, au lieu d’une négation normale, on fait précéder la phrase de « Il est faux que », ce qui permet de maintenir la forme des.

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349

c'est-à-dire qui n'ont pas d'autre partie qu'eux-mêmes, et des objets non-atomiques. Pour

deux objets x et y, il existe un unique z, appelé somme de x et y, noté x+y, tel que toutes

les parties de x sont des parties de z, toutes les parties de y sont des parties de z, et toute

partie de z est une partie de x ou de y. L'opérateur de sommation est commutatif et

associatif. Par ailleurs, tout objet est décomposable en parties atomiques, en ce sens

qu'il est égal à la somme de ses parties atomiques. Enfin, on admet ici que la dénotation

d'un NP singulier dans un monde donné est un ensemble d'objets atomiques. La

dénotation de la morphologie plurielle est la suivante :

[[NP – pl]]w = X. toute partie atomique x de X appartient à [[NP]]w

En d'autres termes, [[NP – pl]]w est l'ensemble des objets dans les parties atomiques

appartiennent à la dénotation de NP dans le monde w

Ceci étant posé, les deux entrées lexicales correspondant aux deux lectures de

des seraient les suivantes3 :

[[ des – NPpl]]w1 = P<s <e,t>>. il existe X appartenant à [[NP –pl]]w tel que X appartient à

P(w)

[[des – NPpl]]w2 = P<s,<e,t>>. il existe X appartenant à [[NP –pl]]w tel que |X| 2 et X

appartient à P(w)

La première entrée correspond à la lecture "numériquement neutre", dans

laquelle "des-NP" signifie "un ou plusieurs NPs", la seconde correspond à la lecture

équivalente à plusieurs NPs, que nous nommons désormais "lecture plurielle".

3 Nous ne souhaitons pas aborder ici les nombreux débats concernant la sémantique exacte des indéfinis, singuliers ou pluriels. Dans la théorie de la représentation du discours (DRT), de tels syntagmes ne sont pas traités comme des quantificateurs existentiels, mais simplement comme introduisant des variables (voir Kamp & Reyle 1993, Corblin 2002). Certains auteurs (McNally 1998, Dayal 2003, entre autres) soutiennent par ailleurs que les indéfinis dénotent simplement des propriétés, et que c’est un mécanisme d’incorporation sémantique qui engendre les lectures existentielles. Tout ce que nous disons dans ce chapitre est compatible avec chacune de ces deux approches, pourvu que l’on procède aux ajustements nécessaires en ce qui concerne les entrées lexicales proposées. C’est uniquement par souci de clarté et d’explicitation que nous tenons à caractériser de manière précise (modèle-théorique) la sémantique des termes singuliers et pluriels, mais le choix d’un traitement « classique » (dans lequel les indéfinis sont des quantificateurs existentiels) est un pur choix d’exposition. Par ailleurs, l’ontologie que nous admettons est nettement plus simple que celle qui se trouve proposée dans de nombreux travaux sur la sémantique du pluriel ; il y a bien sûr des noms singuliers qui dénotent des groupes, et non pas des entités atomiques (comité), et il ne va pas de soi, par ailleurs, que tout objet est décomposable en parties atomiques, notamment lorsque l’on considère les objets qui tombent sous la dénotation de certains noms de masse comme lait. Nous nous permettons d’ignorer ces questions, dans la mesure où il nous semble que l’analyse proposée ici peut être « importée » dans ces formalismes plus adéquats.

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350

Dans le cas d'une phrase de la forme [des NP] VP, la première entrée donne

donc "Il y a un groupe contenant un ou plusieurs NPs et ce groupe a la propriété VP", et

la deuxième "Il y a un groupe contenant au moins deux NPs et ce groupe a la propriété

VP".

II. Les contextes dans lesquels on obtient la lecture numériquement

neutre

La généralisation que nous proposons maintenant est la suivante : la

neutralisation totale de la lecture plurielle s'observe dans les contextes interrogatifs et

monotones décroissants ; nous illustrons cette généralisation par la série d'exemples

suivants (pour chaque exemple, nous mettons en évidence le fait que la substitution de

plusieurs à des conduit à modifier les conditions de vérité, ou, dans le cas des questions,

le type de réponse appropriée) :

(4) a. Marie a-t-elle vu des chevaux ?

- # Non, elle n'en a vu qu'un/ ok Oui, elle en a vu un

b. Marie a-t-elle vu plusieurs chevaux

- ok Non, elle n'en a vu qu'un/ # Oui, elle en a vu un

(5) a. Il est impossible que Marie ait vu des chevaux

>> on comprend qu'il est impossible que Marie ait vu ne serait-ce qu'un cheval

b. Il est impossible que Marie ait vu plusieurs chevaux

>> cela n'exclut pas qu'il soit possible que Marie ait vu exactement un cheval

(6) a. Toute personne qui possède des chevaux aime les animaux

>> en particulier, si quelqu'un possède ne serait-ce qu'un cheval, il aime les animaux

b. Toute personne qui possède plusieurs chevaux aime les animaux

>> cela n'exclut pas qu'il y ait une personne possèdant exactement un cheval et n'aimant

pas les animaux

(7) a. S'il y a des chevaux dans le pré, Marie aura peur

>> Si, notamment, il y a un cheval (et pas plus), Marie aura peur

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351

b. S'il y a plusieurs chevaux dans le pré, Marie aura peur

>> On tend à comprendre que la présence d'un seul cheval ne suffira pas à effrayer

Marie

III. Une première hypothèse

La suspension de la lecture plurielle dans les contextes interrogatifs et

monotones décroissants évoque immédiatement la distribution, d'une part, des éléments

à polarité négative, et, d'autre part, la suspension des implicatures scalaires dans les

mêmes contextes. Ma thèse sera ici que la suspension de la lecture plurielle est en fait

un cas de suspension d'une implicature scalaire, ce qui a pour conséquence que la

lecture plurielle elle-même soit considérée comme une implicature scalaire.

Dans cette perspective, les des-NPs ont une seule signification, et leur

contribution aux conditions de vérité des phrases dans lesquelles ils apparaissent est

donc la même d'un contexte syntaxique à l'autre. La signification des des-NPs

correspond à la première entrée donnée plus haut (signification "numériquement

neutre"), et ce qu'il s'agit donc de comprendre n'est pas tant la question de savoir

pourquoi la lecture plurielle est absente dans certains contextes, mais plutôt pourquoi

elle est parfois simplement possible.

L'hypothèse de base est la suivante : une expression comme des-NP entre en

compétition avec une expression équivalente à exactement un-NP. Considérons alors à

nouveau :

(8) Marie possède des chevaux

Du point de vue de son sens littéral, (8) est équivalent à "Marie possède un ou plusieurs

chevaux". Mais elle entre en compétition avec la phrase suivante :

(9) Marie possède exactement un cheval

Or la phrase (9) entraîne a-symétriquement la phrase (8) (si Marie possède exactement

un cheval, alors il est vrai qu'elle en possède un ou plusieurs, mais pas réciproquement),

de sorte que l'on déduit que le locuteur n'a pas la croyance que (9) est vraie, et

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352

moyennant l'hypothèse de compétence du locuteur, qu'il la croit en fait fausse, ce qui

donne lieu à une signification inférée finalement équivalente à la lecture plurielle. On

n'a pas besoin, en ce cas précis, de préciser quelle procédure de calcul des implicatures

scalaires se trouve admise, puisque, lorsque les compétiteurs d'une phrase donnée se

trouvent totalement ordonnés en termes de force logique, comme c'est le cas ici,

l'algorithme néo-gricéen standard, celui de Sauerland, et ma propre formalisation

donnent des résultats identiques. Notons tout de suite que cette hypothèse, en elle-

même, peut apparaître totalement ad hoc, pour deux raisons essentielles :

a) Tout d'abord, on peut se demander pourquoi le des-NP entrerait en compétition avec

un syntagme équivalent à exactement un-NP; cela, en effet, doit être stipulé sans autre

raison que celle d'obtenir les résultats voulus; et, si l'on admet que les échelles de termes

qui servent à définir les classes de comparaison sont notamment telles que tous les

membres d'une échelle sont de la même catégorie syntaxique, cela n'a rien de naturel.

Notons en particulier qu'il ne serait pas suffisant, du moins sur la base de ce que nous

avons admis jusqu'ici, de postuler que des-NP entre en compétition avec un-NP

(hypothèse qui, elle, serait tout à fait naturelle), puisque un-NP n'est pas en principe

équivalent à exactement un-NP. La lecture "exacte" de un dans une phrase comme

"Jacques a vu un cheval" est elle-même censée être une implicature scalaire, dérivée à

partir de la comparaison de cette dernière phrase avec "Jacques a vu deux chevaux". En

fait, la théorie que je présente maintenant a pour conséquence que les phrases "Jacques a

vu un cheval" et "Jacques a vu des chevaux" sont, du point de vue de leur sens littéral,

équivalentes, mais que leurs significations inférées sont distinctes, et cela parce que

leurs classes de comparaison respectives seraient différentes.

b) Un deuxième aspect problématique, qui tient toujours au caractère quelque peu

arbitraire de la caractérisation des classes de comparaison, est le fait qu'il soit nécessaire

d'exclure plusieurs-NP de la classe de comparaison de des-NP; si des-NP était en

compétition à la fois avec exactement un-NP et plusieurs-NP, alors la phrase "Marie

possède des chevaux" devrait déclencher l'inférence que le locuteur ne sait pas si Marie

possède un ou plusieurs chevaux (s'il le savait, il aurait pu utiliser ou bien "exactement

un cheval" ou "plusieurs chevaux").

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Face à ces problèmes conceptuels, je m'efforcerai d'abord de montrer la valeur

empirique de l'hypothèse proposée. Je discuterai ensuite ses implications pour la théorie

des implicatures scalaires.

IV. Quelques prédictions de la première hypothèse

La première des prédictions de mon hypothèse se trouve précisément être que la lecture

plurielle (qui est donc, dans notre perspective, une implicature) doit disparaître dans les

contextes interrogatifs et non-monotones croissants, comme cela s'observe pour les

implicatures scalaires en général. Dans le cas des contextes monotones décroissants,

cela tient simplement au fait que la relation de conséquence logique de "exactement un"

à "un ou plusieurs" se trouve renversée. Dans le cas des contextes non-monotones, cette

relation se trouve non pas renversée mais simplement rompue, mais cela doit suffire à

rendre le raisonnement gricéen inopérant, et donc à suspendre la lecture plurielle. Il me

semble que tel est bien le cas :

(10) Entre trois et cinq étudiants ont lu des livres de Chomsky

Cette phrase nous semble être exactement équivalente à "Entre trois et cinq étudiants

ont lu au moins un livre de Chomsky" (elle mériterait néanmoins plus ample

discussion).

Une deuxième prédiction est la suivante : lorsque le des-NP se trouve dans un

contexte monotone croissant mais est interprété sous la portée d'un autre opérateur, nous

nous attendons à une lecture qui ne soit équivalente ni à la lecture plurielle ni à la

lecture numériquement neutre; considérons en effet la phrase suivante :

(11) Jacques est certain que Marie a récité des poèmes

Par hypothèse, (11) entre en compétition avec (12) :

(12) Jacques est certain que Marie a récité exactement un poème

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Comme (12) entraîne a-symétriquement (11) (puisque (11) signifie littéralement qu'il

est certain que Marie a récité au moins un poème), on doit inférer la négation de (12),

c'est-à-dire "Jacques n'est pas certain que Marie ait récité exactement un poème". Le

sens inféré de (11) doit donc être "Jacques est certain que Marie a récité un ou plusieurs

poèmes et il n'est pas certain qu'elle ait récité exactement un poème", ce qui est

équivalent à "Jacques est certain que Marie a récité un ou plusieurs poèmes, et il croit

possible qu'elle en ait récité plusieurs". Cette lecture est de toute façon très proche de

celle de "Jacques est certain que Marie a récité un ou plusieurs poèmes", phrase qui a

elle-même pour implicature que, selon Jacques, Marie peut avoir récité exactement un

poème et peut avoir récité plusieurs poèmes. La seule différence est qu'on ne déclenche

pas l'implicature "Jacques croit possible que Marie ait récité exactement un poème",

bien que ce dernier énoncé ne se trouve pas non plus exclu. Cette prédiction nous

semble correcte : (11) nous semble en effet indiquer que Jacques est certain que Marie a

récité un ou plusieurs poèmes, et qu'il est, selon lui, probable qu'elle en ait récité

plusieurs (ce dernier élément tenant alors au fait que l'on déclenche l'inférence "Jacques

croit possible qu'elle en ait récité plusieurs", mais pas "Jacques croit possible qu'elle en

ait récité exactement un", une asymétrie qui pourrait elle-même conduire à une

inférence additionnelle selon laquelle, pour Jacques, la probabilité que Marie ait récité

plusieurs poèmes est plus forte que la probabilité qu'elle n'en ait récité qu'un). Les

jugements des locuteurs (y compris moi-même) sont en fait assez peu stables ; d’un

côté, la phrase à question conduit certainement à comprendre que le contenu de la

croyance de Jacques est que Marie a récité plusieurs poèmes. D’un autre côté, au cas,

où, en fait, Marie n’aurait récité qu’un seul poème, nous ne dirons pas que ce fait

invalide la certitude qu’avait Jacques. On observe, me semble-t-il, le même genre

d’hésitation à propos d’une phrase comme :

(13) Jacques était convaincu que Marie réciterait des poèmes

Selon notre hypothèse, cette phrase entre en compétition avec :

(14) Jacques était convaincu que Marie réciterait exactement un poème (et pas

plus d’un poème)

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Comme nous considérons (13) comme équivalent à « Dans tous les mondes compatibles

avec ce dont Jacques était convaincu, Marie récitera un ou plusieurs poèmes », et (14)

comme signifiant (du point de vue de son sens littéral) « dans tous les mondes

compatibles avec ce dont Jacques était convaincu, Marie récitera exactement un

poème », (13) se trouve a-symétriquement impliqué par (14), de sorte que le sens inféré

de (13) s’obtiendra en conjoignant au sens littéral de (13) la négation de (14), ce qui

donnera en fin de compte :

« Dans tous les mondes compatibles avec ce dont Jacques était convaincu, Marie

récitera un ou plusieurs poèmes, et dans au moins un de ces mondes, Marie récitera

plusieurs poèmes ». En langage ordinaire, nous prédisons donc en fin de compte une

lecture équivalente à Jacques était convaincu que Marie réciterait au moins un poème,

et considérait comme possible qu’elle en lise plusieurs. Nous nous attendons donc, à

nouveau, à la perte de la lecture plurielle, mais au maintien d’une lecture plus faible que

la lecture plurielle, mais qui n’est pas équivalente pour autant à la lecture

numériquement neutre. Ainsi, (13) doit différer de (15) (ci-dessous), mais cela de

manière très subtile, en ce que (15) n’exclut pas que Jacques ait en fait eu la conviction

que Marie ne réciterait qu’un seul poème, contrairement à (13).

(15) Jacques était convaincu que Marie réciterait un poème

A nouveau, ces prédictions nous semblent approximativement exactes, bien que

difficiles à tester avec précision. Supposons que (13) ait été acceptée comme vraie, et

qu’il s’avère que Marie n’a finalement récité qu’un seul poème ; alors on ne peut pas

conclure clairement que Jacques était dans l’erreur, contrairement à ce qui se passerait si

la phrase considérée était Jacques était convaincu que Marie réciterait plusieurs

poèmes. D’un autre côté, on tend malgré tout à comprendre que le contenu de la

conviction de Jacques, si la phrase est vraie, était que Marie réciterait plusieurs poèmes.

Ces incertitudes peuvent par ailleurs tenir au fait que les deux exemples

considérés (être certain que, être convaincu que) sont des attributions de croyances à

Jacques, et peuvent donner lieu à l’inférence que la phrase enchâssée (Marie réciterait

des poèmes) correspond à la phrase qu’emploierait Jacques pour exprimer ses certitudes

ou sa conviction ; en ce cas, on s’attend évidemment à ce que les implicatures de la

phrase enchâssée fassent partie de la croyance attribuée à Jacques ; comme cette phrase

enchâssée, elle, engendre clairement une lecture authentiquement plurielle, on peut

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finalement inférer que la croyance attribuée est équivalente à « Marie récitera plusieurs

poèmes ». Si l’on suppose que, face à une phrase de ce type, cette stratégie

d’interprétation (qu’on pourrait nommer stratégie d’interprétation citationnelle)

cohabite avec la sémantique standard admise plus haut, on peut expliquer le caractère

instable de nos intuitions. La stratégie citationnelle justifierait, en ce cas précis, une

approche localiste du calcul des implicatures scalaires, selon laquelle les implicatures

en général serait préservée dans les contextes d’attitude propositionnelle. Nous verrons

par ailleurs plus bas qu’en modifiant quelque peu notre hypothèse initiale, nous pouvons

rendre compte de la possible préservation de la lecture plurielle d’une autre manière

encore. En tout cas, il convient maintenant d’examiner ce qui se produit lorsque nous ne

sommes pas dans un contexte d’attitude, puisqu’en un tel cas, la stratégie

d’interprétation citationnelle est en principe absente. Considérons donc :

(16) Chaque jour de cette semaine, Marie a lu des poèmes

Si l’on admet que cette phrase doit être comparée avec « Chaque jour de cette

semaine, Marie a lu exactement un poème », alors nous prédisons que (16) ne sera pas

interprétée comme équivalente à « Chaque jour de cette semaine, Marie a lu plusieurs

poèmes », mais plutôt comme signifiant que chaque jour de cette semaine, Marie a lu au

moins un poème, et qu’il est faux que chaque jour de cette semaine elle n’en ait lu

qu’un, c'est-à-dire, en fin de compte, qu’au moins certains jours, elle en a lu plusieurs.

Les jugements sont, à nouveau, peu clairs ; la phrase n’est pas jugée fausse si Marie a lu

plusieurs poèmes le lundi, le mercredi et le samedi, et qu’elle n’en a lu qu’un seul tous

les autres jours ; d’un autre côté, on tend malgré tout à comprendre par défaut que Marie

a lu plusieurs poèmes chaque jour. En réalité, même si nous ne pouvons plus invoquer

ici la stratégie d’interprétation citationnelle, la possible préservation de la lecture

plurielle n’est pas en elle-même un argument contre notre approche, dans la mesure où,

comme Chierchia (2002) l’observait, il arrive que la lecture pragmatique à laquelle

donne lieu un terme scalaire lorsqu’il n’est pas enchâssé soit préservée sous la portée

d’un quantificateur universel :

(17) Chaque jour de cette semaine, Marie a parlé à Pierre ou à Suzanne

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On peut, dans une telle phrase, interpréter ou comme une disjonction exclusive, et

comprendre que Marie a parlé certains jours à Pierre mais pas à Suzanne, et les autres

jours à Suzanne mais pas à Paul. Par analogie, on peut s’attendre à ce que la lecture

« renforcée » de des, c'est-à-dire la lecture plurielle, soit préservée dans les mêmes

contextes. Nous discuterons plus bas des différentes manières possibles de rendre

compte de ces faits, et nous examinerons plusieurs modifications possibles de notre

hypothèse, ainsi que leurs conséquences pour le genre de cas examinés dans cette

section.

A ce point, rappelons quelles étaient les prédictions de notre hypothèse : la

lecture plurielle disparaît dans les contextes non monotones croissants et interrogatifs ;

dans les contextes croissants, si l’indéfini pluriel est sous la portée d’un autre opérateur,

on prédit en principe la perte de la lecture plurielle, mais la présence d’une implicature,

de sorte qu’on ne doit pas avoir non plus une lecture équivalente à la lecture

numériquement neutre. La discussion qui précède montre que cette dernière prédiction

n’est pas entièrement correcte, bien qu’elle ne soit pas non plus totalement erronée ; ce

que l’on peut dire, c’est qu’il est en effet avéré que la perte totale de la lecture plurielle

s’observe dans les contextes non monotones croissants et interrogatifs, et est préservée,

quoique sous une forme affaiblie, lorsque le des-NP est sous la portée d’un autre

opérateur, dans les contextes monotones croissants.

Ces observations nous donnent en fin de compte un argument en faveur de notre

hypothèse (ou, comme on verra plus bas, d’une version un peu plus sophistiquée de

notre hypothèse), en particulier parce qu’elles rendent cette hypothèse supérieure à une

autre possible4, selon laquelle la lecture numériquement neutre s'observe exactement

quand le des-NP se trouve interprété sous la portée d'un opérateur logique ; cette

dernière approche prédit la disparition totale de la lecture plurielle dans tous les

contextes discutés dans la section présente, alors qu’on observe en réalité ou bien que

4 Francis Corblin, c.p. Francis Corblin suggère que la lecture neutre s'observe chaque fois que, en termes de la théorie de la représentation du discours (voir Kamp & Reyle 1993, et Corblin 1987 sur ce sujet précis), le des-NP se trouve dans un DRS (Discourse Representation Structure) subordonné. Cela est équivalent à dire que le des-NP doit se trouver sous la portée syntaxique immédiate d'un opérateur qui ne soit pas un indéfini. Ma propre hypothèse fait la prédiction que, dans de tels contextes, et seulement dans ceux-là, la lecture plurielle disparaît, mais elle distingue néanmoins selon la monotonie des contextes syntaxiques. Dans les contextes non-monotones croissants, je prédis une lecture numériquement neutre et l'absence de toute inférence additionnelle liée à la morphologie plurielle. Dans les contextes croissants, je prédis la disparition de la lecture plurielle, mais la présence d'implicatures plus complexes, comme il sera expliqué plus bas.

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cette lecture est préservée, ou que la présence d’un des-DP déclenche des effets

interprétatifs assez fins dont notre hypothèse rend directement compte.

V. Une énigme qui vaut aussi confirmation

V. 1. Le contenu présuppositionnel des des-NP

Dans les contextes monotones décroissants, nous l’avons dit, notre hypothèse

fait la prédiction correcte que la lecture plurielle disparaît totalement, du moins lorsque

l’on considère seulement les conditions de vérité. Les faits qui suivent montrent

cependant que le choix du singulier ou du pluriel, même dans ces contextes, peut mener

à des effets interprétatifs tout à fait opposés, mais qui ne relèvent pas de la

caractérisation du contenu véri-conditionnel5. Comparons ainsi6 :

(18) a. Jacques n’a pas de frères

b. Jacques n’a pas de frère

c. # Jacques n’a pas de pères

d. Jacques n’a pas de père

(19) a. Toute personne qui commande des livres sera servie en temps et en

heures

b.# Toute personne qui commande des passeports sera servie en temps et

en heures

c. Toute personne qui commande un passeport sera servie en temps et en

heures

Le lecteur doit d’abord se convaincre, contre ses intuitions, que, étant donné ce qui a

été montré précédemment, ces contrastes constituent bel et bien une énigme. Voici

pourquoi: un locuteur naïf rend compte, correctement selon moi, de la bizarrerie de

5 Francis Corblin (1987) discute de faits comparables à ceux présentés dans cette section, sans toutefois en proposer la même analyse. 6 Ici, nous nous appuyons exclusivement sur les intuitions orthographiques des locuteurs. C’est un fait que ces intuitions existent, et ne sont pas uniquement acquises par apprentissage scolaire, mais reflètent (aussi) la maîtrise de ce dialecte qu’est le français écrit. On obtient les mêmes résultats lorsque l’on compare les phrases anglaises correspondantes (« Jack has no father/#Jack has no fathers).

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(18)c, par constraste avec (18)a, en disant qu’ « on ne peut pas avoir plusieurs pères ».

Et nous admettons comme un fait, en effet, que la phrase (18)c déclenche l’inférence

selon laquelle il serait possible d’avoir plusieurs pères. Ce qui est surprenant ici, c’est

que cet effet interprétatif semble tout à fait indépendant des conditions de vérité de

l’énoncé. Puisque (18)a, de l’avis général, signifie que Jacques n’a aucun frère (et est

donc équivalent à Jacques n’a pas de frère), et que (19)a se comprend comme signifiant

que toute personne ayant commandé un ou plusieurs livres sera servie en temps et en

heures, il suit que (18)c doit simplement signifier que Jacques n’a aucun père (cette

formulation est elle-même étrange, nous l’admettons, mais nous nous en servons ici

uniquement pour spécifier les conditions de vérité), et être équivalente à Jacques n’a

pas de père, tandis que (19)b devrait être vraie exactement dans les mêmes conditions

que la phrase (19)c ; mais elle est en fait inappropriée dans la mesure où elle suggère

qu’il est naturel, étant donné le cours des choses, de commander plusieurs passeports,

alors que tel n’est pas le cas.

Notons que cette énigme en est une quelle que soit l’analyse proposée des lectures

numériquement neutres : en effet, nous considérons ici des contextes où, quelle que soit

l’explication que l’on puisse en donner, l’interprétation que l’on obtient se trouve être

l’interprétation « numériquement neutre », et non l’interprétation plurielle ; que quelque

chose du concept intuitif de pluralité demeure doit donc être expliqué.

Nous l’avons dit, ces effets concernent le caractère approprié ou non-approprié des

phrases considérées ; ils relèvent donc non pas des conditions de vérité, mais plutôt du

domaine des présuppositions. Il faudrait donc, sur un plan descriptif, admettre une

entrée lexicale ayant pour conséquence que les des-NP soient sémantiquement

équivalents à un ou plusieurs, mais déclenchent une présupposition retenant quelque

chose de la lecture plurielle. Plus exactement, la phrase « Pierre a lu des livres » devrait,

d’une part, signifier (du point de vue de sa signification littérale) qu’il existe un

ensemble de livres que Pierre a lu (ensemble pouvant se réduire à un seul livre), et,

d’autre part, présupposer qu’étant donné nos connaissances d’arrière-plan, il serait

possible que Pierre ait lu plusieurs livres. La négation préservant les présuppositions,

cette présupposition sera conservée même dans les contextes négatifs. Cela conduirait

donc à l’entrée lexicale suivante pour des :

Notation : soit un monde w, alors C(w) dénote l’ensemble des mondes compatibles

avec les connaissances générales communes en w. La notion de connaissance générale

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360

commune doit se comprendre ainsi : C(w) peut contenir des mondes dont les locuteurs

savent qu’il ne sont pas le monde actuel, tant que ces mondes sont des mondes

imaginables, au sens où il sont compatibles avec le cours normal des choses. C(w) n’est

donc pas équivalent à ce que Stalnaker (1973), par exemple, nomme le Context Set, à

savoir l’ensemble des mondes compatibles avec les connaissances communes des

locuteurs, c'est-à-dire qui sont tous conformes à ce que les locuteurs croient pouvoir être

effectivement le cas.

- [[des-NPs]]w =P<s <e,t>> : w’ C(w) x y (x y & {x,y} ([[NP]]w’ P(w)). z (z ([[NP-pl]]w

P(w))

J’adopte ici (comme ailleurs) les notations de Heim & Kratzer (1998), que je

m’efforce maintenant d’expliciter. Si l’on omettait la partie en italique, on se

retrouverait avec simplement P<s <e,t>>. z (z ([[NP-pl]]w P(w)). Cette dernière

expression dénote la fonction qui, lorsqu’on l’applique à un prédicat P, renvoie le vrai

dans le monde w si et seulement s’il existe un élément de [[NP-pl]]w qui a aussi la

propriété P en w. Comme NP-pl, évalué en w, dénote l’ensemble des objets dont les

parties atomiques sont des NP en w, cela signifie que la fonction renvoie le vrai quand

la propriété à laquelle elle s’applique est vraie d’un ou plusieurs NP. Cette entrée

correspond donc à la lecture numériquement neutre. La formule en italique sert,

conformément à la notation utilisée dans Heim & Kratzer (1998), à transformer cette

fonction totale (qui renvoie le vrai ou le faux quel que soit le prédicat auquel elle

s’applique) en fonction partielle : la fonction ne sera définie que si la condition w’

C(w) x y (x y & {x,y} ([[NP]]w’ P(w)) se trouve satisfaite. Celle-ci se lit

ainsi : dans au moins un monde compatible avec les connaissances générales

communes, il y a deux objets distincts qui appartiennent à la dénotation du NP dans ce

monde et qui ont la propriété P. Autremement dit, un énoncé de la forme [des-NP]VP

aura une valeur de vérité bien définie seulement s’il est possible, étant donné les

connaissances générales communes, que deux NP aient la propriété VP (c’est en ce sens

que ce dernier fait se trouve présupposé), et si cette condition est satisfaite, sera vraie si

et seulement si un ou plusieurs NP ont la propriété VP.

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Cette entrée permet, jusqu’à un certain point (mais jusqu’à un certain point

seulement), de rendre compte d’un certain nombre de faits additionnels concernant

l’usage du singulier ou des pluriels dans les phrases interrogatives. Considérons ainsi les

deux paires de questions suivantes :

(20) a. Avez-vous des enfants ?

b. Avez-vous un enfant ?

(21) a. Avez-vous des cigarettes ?

b. Avez-vous une cigarette ?

Dans chacune des paires, les deux questions sont équivalentes, au sens où l’on y

répond affirmativement exactement dans les mêmes situations. Il faut et il suffit d’avoir

un ou plusieurs enfants pour répondre oui aux deux questions en (20), et il faut et il

suffit d’avoir une ou plusieurs cigarettes pour répondre oui aux deux questions en (21).

Cependant, dans la plupart des contextes, (20)a est plus naturelle que (20)b. Dans un

contexte où l’on demande à un passant de bien vouloir vous donner une cigarette, (21)b

est plus naturelle que (21)a ; en revanche, s’il s’agit de contrôler un lieu dans lequel la

possession de cigarettes est interdite, (21)a est plus naturelle que (21)b. Cela peut se

comprendre ainsi : d’après ce que nous avons dit précédemment, (20)a et (20)b diffèrent

par leurs présuppositions. (20)a présuppose qu’il est conforme au cours général des

choses que l’interlocuteur ait plusieurs enfants, alors que (20)b ne présuppose rien de

tel. La préférence relative pour (20)a peut donc tenir à un principe général, défendu

notamment par Sauerland (2003) à partir d’une remarque de Irene Heim, selon lequel,

entre deux phrases dont le contenu véri-conditionnel est identique7, les locuteurs

choisissent celle dont les présuppositions sont les plus fortes, si ces présuppositions sont

évidemment satisfaites dans le contexte de l’énonciation (principe de maximisation des

7 La notion de « contenu véri-conditionnel » n’a bien sûr pas de sens clair dans le cas de questions ; conformément à l’analyse proposée dans le chapitre 2, nous considérons que l’équivalent de cette notion pour les phrases interrogatives peut se définir de la manière suivante : une phrase interrogative dénote une fonction de mondes à propositions, qui associe à chaque monde la proposition qui est la réponse complète correcte à la question en ce monde. Pour une question de type oui/non, il s’agira donc d’une fonction qui associera l’affirmation de la phrase déclarative correspondante à certains mondes, et sa négation à d’autres ; en d’autres termes, une question oui/non divise l’espace logique en deux parties disjointes, l’une dans laquelle la réponse correcte est oui, l’autre dans laquelle la réponse correcte est non. En ce sens, les deux phrases qui composent chacune des paires (20) et (21) ont bien le même « contenu » si notre hypothèse est correcte.

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présuppositions)8. Le caractère d’évidence de l’affirmation selon laquelle il est

conforme au cours naturel des choses d’avoir plusieurs enfants conduit donc à préférer

(20)a. Les exemples en (21) ne se prêtent pas de manière immédiate à une analyse du

même genre. En principe, (21)a déclenche la présupposition qu’il est conforme au cours

normal des choses que l’interlocuteur ait plusieurs cigarettes ; comme il s’agit là

clairement de quelque chose que nous savons être vrai en toute généralité, on prédit

donc une préférence pour (21)a, et ce quel que soit le contexte (toujours en raison du

principe sauerlandien de « maximisation des présuppositions ») ; mais nous avons vu

que cela n’est pas toujours le cas. Il est manifeste que la raison pour laquelle, dans le

contexte d’une « demande de cigarettes », on emploie le singulier plutôt que le pluriel

est que l’utilisation du pluriel ne serait pas loin de suggérer que l’on demande en fait

plusieurs cigarettes. Il s’avère donc que le caractère approprié de l’usage du singulier et

du pluriel ne dépend pas seulement du contenu littéral de la question, mais également

des buts sous-jacents que l’on attribue au locuteur. Nous ne pouvons donc pas rendre

compte de ce cas sans hypothèses auxiliaires. Une possibilité serait de réanalyser les

deux questions en (21) comme suit :

(22) a. Avez-vous des cigarettes à me donner ?

b. Avez-vous une cigarette à me donner ?

En ce cas, la préférence pour (22)a s’explique aisément : (22)b présuppose en effet,

d’après l’analyse proposée, qu’il est conforme au cours général des choses que

l’interlocuteur donne au locuteur plusieurs cigarettes, ce qui n’est clairement pas le cas

dans les contextes dont nous parlons. La bizarrerie de (22)a et (21)a serait alors

réductible à un cas d’échec présuppositionel. En pratique, l’emploi de l’une de ces deux

questions est une manière indirecte d’affirmer (en tenant cela pour acquis) qu’il serait

normal que l’interlocuteur sacrifie plusieurs cigarettes au profit du locuteur, et n’est

donc pas loin de se comprendre comme une demande de plusieurs cigarettes, d’où le

caractère impoli d’une telle question.

Je mentionne encore deux faits qui viennent à l’appui de l’analyse proposée :

8 Pour illustrer ce principe, nous recourons à l’exemple initial que Sauerland attribue à Heim. Supposons qu’il soit connaissance commune que Marie possède une et une seule voiture ; alors il sera étrange d’affirmer que «Jacques a volé une voiture de Marie », et l’on préfèrera dire « Jacques a volé la voiture de Marie ». Si au contraire on sait que Marie possède plusieurs voitures, on devra dire plutôt « Jacques a volé une voiture de Marie ».

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a) Francis Corblin (c.p.) remarque que, bien que la question Avez-vous des

enfants ? soit en général plus naturelle que Avez-vous un enfant ?, cette dernière

s’emploierait de façon appropriée si elle était adressée à une très jeune fille, en

âge de procréer, mais trop jeune pour qu’il soit plausible qu’elle ait plusieurs

enfants. Cela suit directement de ce qui vient d’être proposé : en un tel contexte,

la présupposition qu’ il est conforme au cours naturel des choses que

l’interlocuteur ait plusieurs enfants n’est pas manifestement satisfaite.

b) Supposons que nous soyons dans un pays où la loi dissuade fortement les

individus d’avoir plus d’un enfant (comme c’est le cas en Chine populaire), de

sorte qu’il n’est pas conforme au cours naturel des choses d’avoir plusieurs

enfants. On prédit qu’en un tel contexte, la question Avez-vous un enfant ? sera

plus appropriée que la question Avez-vous des enfants ? Cela nous semble être le

cas.

L’entrée lexicale que nous avons proposée pour des et le principe de maximisation

des présuppositions permettent donc de rendre compte d’un ensemble de faits

interprétatifs subtils liés au choix du singulier ou du pluriel. Mais nous nous trouvons

néanmoins dans une situation conceptuellement peu satisfaisante : d’un côté, nous

avons affirmé que le contenu véri-conditionnel littéral d’un des-NP est le même que

celui d’un un-NP, et que la lecture plurielle est une sorte d’implicature scalaire ; de

l’autre, nous avons postulé que le contenu présuppositionel d’un des-NP fait intervenir

directement la notion intuitive de pluralité. Il serait naturel de rechercher un lien entre

ces deux ordres de faits, c’est-à-dire d’explorer une hypothèse tout à fait différente,

selon laquelle les lectures plurielles (au plan véri-conditionnel) sont explicables à partir

du contenu présuppositionnel, selon un mécanisme qui resterait à décrire, où à l’inverse,

que le contenu présuppositionnel des des-NP est lui-même déductible de leur

contribution aux conditions de vérité. Ce que nous voulons montrer maintenant, c’est

que l’énigme que nous avons mise en évidence (l’existence de cette présupposition en

rapport avec l’interprétation plurielle, alors même que le contenu véri-conditionnel du

des-NP est clairement numériquement neutre) est un exemple d’un phénomène plus

général que l’on retrouve avec tous les termes donnant lieu à des implicatures scalaires.

Bien que la raison d’être de ce phénomène demeure mystérieuse, il reste que cette

similitude additionnelle entre les des-NP et les termes qui déclenche des implicatures

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364

scalaires nous donne en fin de compte un argument de plus en faveur de notre hypothèse

initiale.

V. 2. Le cas des autres termes scalaires

Nous pouvons résumer les observations précédentes comme suit ; le sens littéral

d’un des-NP est équivalent à « un ou plusieurs NP » ; son sens « enrichi », qu’on obtient

dans les contextes monotones croissants, en particulier lorsque le des-NP n’est dans la

portée d’aucun opérateur, est équivalent à « plusieurs NP » ; enfin, une phrase de la

forme [[des –NP] VP] (resp. de la forme [Sujet [V [des-NP]]]) enchâssée dans

n’importe quel contexte syntaxique, et donc, en particulier, ceux dans lesquels on

n’obtient pas la lecture enrichie, déclenche la présupposition suivante : « il serait

conforme au cours normal des choses que [[plusieurs-NP] VP] (resp. que [Sujet [V

[plusieurs-NP]]]) » ; cette présupposition peut également se décrire ainsi : « il serait

conforme au cours normal des choses que la phrase [[des-NP] VP](resp. [Sujet [V [des-

NP]]]), dans son sens enrichi, soit vraie »

Supposons maintenant que tous les termes déclenchant des implicatures scalaires

fonctionnent de façon analogue ; prenons alors l’exemple de ou. Son « sens enrichi » est

le sens exclusif. Par analogie, on s’attend à ce qu’une phrase de la forme X ou Y

déclenche, même dans les contextes ou l’on perd la lecture exclusive (contextes

monotones décroissants en particulier), la présupposition selon laquelle il serait

conforme au cours normal des choses que « X ou Y » soit vraie sous la lecture exclusive

de la disjonction. Le tableau suivant clarifiera peut-être l’hypothèse :

Sens littéral Sens enrichi (seulement dans les contextes croissants)

Présupposition (dans tous les contextes)

[des-NPs] VP Au moins un NP a la propriété dénotée par VP

Au moins deux NPs ont la propriété dénotée par VP

Il aurait pu se faire qu’au moins deux NPs aient la propriété dénotée par VP

A ou B A ouincl B A ouexcl B Il aurait pu se faire que A ouexcl B soit vrai.

Comment tester cette prédiction ? Il faut simplement trouver un contexte qui

exclut la possibilité que « X ou Y » soit vraie sous la lecture exclusive (autrement dit, la

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365

fausseté de « X ou Y » sous la lecture exclusive doit faire partie des connaissances

générales communes). Un tel contexte est tel que les quatre énoncés suivants sont

contextuellement équivalents9 : X, Y, X ou Y, X et Y. En effet, s’il est impossible que la

lecture exclusive soit vraie, il suit que X ne peut pas être vrai sans que Y le soit, et que

Y ne peut pas être vrai sans que X le soit. Un tel contexte peut être présenté par le

scénario suivant :

Il est connu que Pierre et Jacques sont des frères siamois ; il s’ensuit que la

phrase « Marie a vu Pierre par la fenêtre » est contextuellement équivalente à « Marie

a vu Jacques par la fenêtre »10, ainsi qu’à « Marie a vu Pierre ou Jacques par la

fenêtre » et à « Marie a vu Pierre et Jacques par la fenêtre ».

On s’attend donc à ce que toute occurrence de la phrase « Marie a vu Pierre ou

Jacques par la fenêtre », dans un contexte enchâssé comme dans un contexte non-

enchâssé, soit perçue, dans ce contexte imaginaire, comme inappropriée, puisque ce

contexte ne satisfait pas la présupposition selon laquelle il est conforme au cours

général des choses que Marie ait vu Pierre sans Jacques ou Jacques sans Pierre. Tel est

bien le cas :

(dans le contexte présenté ci-dessus…)

(23) a. #Marie a vu Jacques ou Pierre par la fenêtre

b. # Si Marie voit Jacques ou Pierre par la fenêtre, qu’elle me téléphone

c. # Il est impossible que Marie ait vu Jacques ou Pierre par la fenêtre

Encore une fois, ce qui paraît évident au locuteur naïf ne va en fait pas de soi. Dans

le contexte en question, les quatre phrases « Marie a vu Jacques », « Marie a vu

Pierre », « Marie a vu Jacques ou Pierre » et « Marie a vu Jacques et Pierre » sont

contextuellement équivalentes, de sorte qu’il n’existe aucune raison véri-conditionelle

de préférer l’une des quatre à toutes les autres ; en réalité il y a toujours une préférence

très marquée pour la quatrième possibilité (« Marie a vu Jacques et Pierre »).

On peut donc proposer la généralisation suivante : l’usage d’un terme scalaire

n’est pas approprié lorsque l’usage d’un terme plus haut dans la même échelle produit

9 Au sens où nous employons l’expression, ici, deux phrases X et Y sont contextuellement équivalentes dans un contexte c si X et Y ont la même valeur de vérité dans tous les mondes de C, où C contient les mondes compatibles avec les croyances générales communes en c. 10 Nous idéalisons un peu : en toute rigueur, Marie pourrait voir Jacques sans Paul, si une partie du continuum spatial qu’occupent Jacques et Paul lui était cachée.

Page 366: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

366

une phrase contextuellement équivalente. En d’autres termes, pour une même

interprétation, il faut préférer les termes les plus « hauts ». Reprenant la terminologie

utilisée par Horn (1972, 1989), nous disons qu’un terme scalaire A est plus « haut »

qu’un terme B dans une échelle donnée si, dans tous les contextes monotones croissants,

la substitution de B à A donne une phrase qui est a-symétriquement impliquée par la

première. Pour montrer que le phénomène évoqué est tout à fait général, je m’intéresse

maintenant à un autre terme scalaire, à savoir la plupart, dont nous supposons qu’il

appartient à la même échelle que tous, lequel est un terme plus haut : une phrase de la

forme La plupart des NP VP déclenche l’inférence selon laquelle Il est faux que tous les

NP VP, de sorte que le sens « enrichi » d’une telle phrase est La plupart des NP, mais

pas tous, VP. La généralisation proposée conduit à prédire la présupposition suivante,

pour toute phrase contenant La plupart des NP VP : il est possible, étant donné le cours

normale des choses, que la plupart des NP mais pas tous VP. Pour tester cette

hypothèse, il faut à nouveau construire un contexte dans lequel la présupposition en

question n’est pas satisfaite. Imaginons donc un ensemble d’objets physiquement

solidaires, par exemple un ensemble d’atomes formant une molécule, non séparables les

uns des autres. Considérons alors les phrases suivantes :

(24) a. # La plupart des atomes se sont déplacés vers la droite

b. # Si la plupart des atomes se déplacent vers la droite, alors une lumière

s’allumera

c. # Il est faux que la plupart des atomes se soient déplacés vers la droite

Chacune de ces phrases est jugée déviante dans un tel contexte.

VI. Une seconde hypothèse : les implicatures d’ordre supérieur

Je reviens maintenant à mon hypothèse initiale, pour me demander de quels

principes naturels elle pourrait dériver, ce qui m’amènera à la modifier. Comme on l’a

déjà vu, la supposition qu’un syntagme de type des NP entre en compétition avec

exactement un-NP n’a rien d’attendu ; ce qui serait plus naturel, en revanche, c’est

qu’un tel syntagme entre en compétition avec un-NP. Il convient à ce point de rappeler

la sémantique communément admise pour un DP indéfini singulier :

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367

[[un – NP]]w = P<s, <et>. x [[NP]]w P(w)

Rappelons à nouveau notre hypothèse concernant celle de des-NP, en omettant la partie

présuppositionelle discutée plus haut :

[[ des – NPpl]]w1 = P<s <e,t>>. x [[NP –pl]]w P(w)

Ces deux entrées sont presque identiques ; en fait, il est possible de donner la même

entrée pour un et des, et de faire reposer toute la différence interprétative sur la

présence ou l’absence de la morphologie plurielle. Partant d’un NP singulier qui, nous

l’admettons ici, dénote un ensemble d’atomes, on caractérise la sémantique de la

marque de pluriel comme celle d’un opérateur qui, s’appliquant à une expression qui

dénote un ensemble d’atomes A, renvoie l’ensemble des objets dont toutes les parties

atomiques appartiennent à A. On a ainsi :

[[pl]]w = Q. x. tout élément atomique de x appartient à Q(w)

et, de ce fait,

[[NP-pl]]w = [[pl]]w([[NP]]w) = x. tout élément atomique de x appartient à [[NP]]w

Il est alors possible d’attribuer à un et des exactement le même contenu sémantique,

celui d’un quantificateur existentiel, la différence morphologique ne jouant aucun rôle

(si l’on adopte cette analyse, l’impossibilité d’une expression comme un NP-pl tient à

une simple règle d’accord, et le trait pluriel des des n’est pas interprété). Cela donnerait

donc :

[[un]]w = [[des]]w = Q P. x Q(w) P(w)

L’interprétation de un-NP VP serait alors :

- Il existe un membre de [[NP]] qui a la propriété VP

Et celle de des-NP VP :

- il existe un membre de [[NP-pl]] et qui a la propriété VP, soit :

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368

- il existe un objet X dont toute partie atomique appartient à [[NP]] et tel que X a la

propriété VP

Ces deux paraphrases ne sont pas en général équivalentes, en particulier lorsque nous

considérons un VP qui n’est pas distributif. Supposons que le VP en question soit

soulever un piano sans aide de quiconque. Supposons que Jacques et Pierre ont,

ensemble, soulevé un piano sans l’aide de quiconque ; il sera alors vrai de l’objet

Jacques+Pierre, lequel est tel que chacune de ses partie atomiques est un homme, qu’il

a soulevé un piano sans aide de quiconque ; la phrase Des hommes ont soulevé un piano

sans aide de quiconque serait donc vraie dans cette situation, mais pas, en revanche, la

phrase Un homme a soulevé un piano sans aide de quiconque. D’un autre côté, s’il est

vrai qu’un homme a soulevé un piano sans aide de quiconque, alors il y a bien un objet

dont tout membre atomique est un homme et tel que cet objet a soulevé un piano sans

aide. On est donc bien dans une situation où la phrase contenant un entraîne a-

symétriquement la phrase contenant des, étant donné les entrées lexicales proposées.

Encore faut-il ajouter qu’il en va ainsi seulement sous une des interprétations de Des

hommes ont soulevé un piano sans aide de quiconque, celle dans laquelle soulever un

piano sans aide de quiconque n’est pas interprété distributivement (dans l’interprétation

distributive, cette phrase signifie qu’il y a un ensemble d’hommes tel que chacun d’eux

a soulevé un piano sans aide). Cette relation d’implication a-symétrique existera à

chaque fois que le VP dénote un prédicat non-distributif11. Quand cela est le cas, notre

hypothèse est donc réductible à celle d’une compétition entre le singulier et le pluriel, ce

qui est parfaitement naturel.

Cependant, la lecture plurielle des des-NP dans les contextes monotones

croissants s’observe aussi lorsque le prédicat avec lequel des-NP se trouve combiné est

interprété distributivement, de sorte que l’analyse proposée ci-dessus ne rend finalement

pas compte des faits observés. Lorsque l’on considère, par exemple, le prédicat être

blond, il s’avère que, d’après les entrées lexicales données ci-dessus, les phrases Un

étudiant est blond et Des étudiants sont blonds sont équivalentes. Cela tient au caractère

11 Nous ne voulons pas ici nous engager dans une discussion pointue concernant l’opposition collectif/distributif. Nous dirons simplement qu’un prédicat P est distributif lorsqu’il valide le schéma suivant, pour tout objet X : P(X) si et seulement si pour toute partie x de X, P(x). Il faut noter qu’un prédicat non-distributif n’est pas pour autant un prédicat collectif ; soulever un piano, dans son interprétation non-distributive, peut représenter une propriété vraie d’un objet atomique. Ces points ont déjà été illustrés dans l’appendice 2 du chapitre 2, et dans le chapitre 3.

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369

intrinsèquement distributif du prédicat blond (du moins lorsqu’il sert à caractériser la

couleur des cheveux d’un être humain), c'est-à-dire le fait que ce prédicat respecte le

schéma suivant :

X (Blond(X) x ((atomique(x) x X) Blond(X)))

En ce cas, en effet, Des étudiants sont blonds est interprété comme signifiant qu’il

existe un objet X dont chaque partie atomique est un étudiant et tel que X est blond,

c’est-à-dire tel que toute partie atomique de X est blond ; en d’autres termes, la phrase

signifie qu’il existe un ou plusieurs étudiants blonds, ce qui équivaut à Un étudiant est

blond (étant donné l’entrée lexical admise pour un). Dans toute la suite de ce chapitre,

nous considérons uniquement les cas dans lesquels les conditions de vérité selon que

l’on emploie des ou un sont les mêmes, étant données les entrées lexicales admises plus

haut.

A ce point, il paraît naturel de supposer qu’en réalité, comme les locuteurs en

ont d’ailleurs l’intuition, une phrase comme Un étudiant est blond signifie Exactement

un étudiant est blond. Mais nous considérons, comme cela est admis par la plupart des

linguistes, que cette dernière lecture ne correspond pas au sens littéral de cette phrase,

mais est elle-même une implicature scalaire. Il faudrait donc admettre que la lecture

plurielle des des-NP dans une phrase S provient de la comparaison de la phrase S avec

la phrase S’ obtenue en substituant un à des, étant admis qu’on considère alors le sens

enrichi de S’, et non son sens littéral. L’idée serait, finalement, que la lecture plurielle

de des serait une « implicature de second-ordre », en ce sens qu’elle proviendrait d’un

raisonnement qui tiendrait compte non seulement des significations littérales des

phrases en compétition, mais également de leurs significations pragmatiques, elles-

mêmes issues d’un raisonnement analogue. Dans l’optique gricéenne, qu’un tel

phénomène existe est a priori attendu : ce que nous appelons le « sens inféré », en effet,

est non seulement le produit d’un raisonnement de l’interlocuteur à propos des

intentions du locuteur, mais fait également partie de ce que le locuteur a l’intention de

communiquer, de « ce qui est dit » ; du fait que les maximes de la conversation sont

connaissance commune (au sens que donne à ce mot David Lewis 196912), le locuteur

sait que l’interlocuteur va aboutir au « sens inféré », l’interlocuteur lui-même sait que le

12 Une proposition S est connaissance commune entre deux agents A et B si A croit que S et B croit que S, A sait que B croit que S, B sait que A croit que S, A sait que B sait que A croit que S, etc.

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370

locuteur le sait, et ainsi de suite, de sorte qu’en fin de compte le sens inféré correspond,

dans l’esprit de l’interlocuteur, à une proposition dont il a déduit que le locuteur non

seulement doit la croire vraie, mais aussi qu’il veut, au moyen de son assertion, la

communiquer. De ce fait, le « sens inféré », bien que n’étant pas directement produit par

les mécanismes compositionnels d’interprétation, est néanmoins le sens finalement

conventionnellement associé à l’énoncé. Il est donc parfaitement attendu que cette

signification inférée puisse elle-même servir de base à de nouvelles inférences.

Mais revenons à l’objet initial de cette discussion. Nous supposons maintenant,

d’une part, qu’un des-NP entre en compétition avec le un-NP correspondant (autrement

dit, on admet l’échelle <un, des>), et d’autre part, qu’un un-NP entre par ailleurs en

compétition avec tous les syntagmes numériques correspondants (on admet l’échelle

<un, deux, trois…..>13) Voici alors comment l’on pourrait décrire le raisonnement

conduisant à l’interprétation plurielle ; considérons à nouveau :

(25) Marie a vu des chevaux

(26) Marie a vu un cheval

Par hypothèse, (25) entre en compétition avec (26). L’interlocuteur doit donc se

demander pour quelle raison le locuteur qui a prononcé (25) a pu préférer (25) à (26).

Comme les deux phrases sont véri-conditionellement équivalentes (du point de vue de

leur sens littéral), l’interlocuteur peut conclure qu’il doit aussi considérer le sens inféré

de (26) ; du fait que (26) (mais pas (25)) a aussi pour alternative la phrase Marie a vu

deux chevaux, le sens inféré de (26) sera « Marie a vu exactement un cheval ». On se

ramène ainsi, quoique de manière indirecte, à l’hypothèse initiale. Supposons à l’inverse

que (26) ait été prononcée. Le locuteur doit alors se demander pourquoi (26) a été

préférée à (25) ; une réponse naturelle est précisément que, bien que les deux phrases

soient véri-conditionellement équivalentes, elles n’ont pas les mêmes alternatives, de

13 Il existe des raisons de penser que la forme un, en français, correspond en fait à deux entrée distinctes, selon qu’il est employé comme article indéfini singulier, ou comme numéral (ces deux éléments étant effectivement distingués dans le lexique de nombreuses langues, à commencer par l’anglais). Cela ne pose pas de difficulté particulière : si l’on suppose que des entre en compétition non pas avec le numéral un, mais avec l’article un, il suffit d’admettre que l’article un est dans la même échelle que plusieurs.Cette dernière supposition est indépendamment motivée, par des exemples comme Marie n’a pas lu UN livre, elle en a lu PLUSIEURS, dans lesquels l’emploi métalinguistique, ou encore « rhétorique », de la négation sert à nier le sens « enrichi » de « Marie a lu un livre », tandis que le deuxième membre de phrase vient préciser ce que l’interlocuteur aurait dû dire à la place de ce qu’il a effectivement dit, ce qui nous semble être un test possible pour déterminer la nature exacte des échelles.

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371

sorte que la préférence pour (26) doit tenir au fait que, en considérant les alternatives

autres que (25), on obtient un renforcement du sens de la phrase (la lecture

« exactement un ») que l’on ne pourrait pas obtenir à partir de (25). Cette description

très informelle, si elle est correcte, fait une prédiction en réalité différente de notre

hypothèse initiale dans le cas où le des-NP se trouve sous la portée, par exemple, d’un

quantificateur universel :

(27) Chacun des élèves a récité des poèmes.

Notre hypothèse initiale était que cette phrase entre en compétition avec Chacun des

élèves a récité exactement un poème, de sorte que l’on devait inférer qu « il est faux que

chacun des élèves a récité exactement un poème », et le sens inféré était finalement

paraphrasable par « Chacun des élèves a récité au moins un poème, et au moins un en a

récité plusieurs ».

Mais notre hypothèse présente est plutôt que (27) entre en compétition avec (28),

dans son sens « renforcé »:

(28) Chacun des élèves a récité un poème

Or, le sens renforcé de (28) est (au moins dans certains contextes – voir la

discussion plus bas) obtenu en prenant la négation de Chacun des élèves a récité deux

poèmes, ce qui nous donne finalement Chacun des élèves a récité un ou plusieurs

poèmes, et au moins un n’en a récité qu’un seul. L’interprétation « renforcée » de (27)

est elle-même exprimable par la conjonction de (27) (dans son sens littéral : chacun des

élèves a récité un ou plusieurs poèmes) de la négation du sens renforcé de (28), ce qui

nous donne en fin de compte :

Chacun des élèves a récité un ou plusieurs poèmes et il est faux que chacun des élèves a

récité un ou plusieurs poèmes et qu’au moins un n’en a récité qu’un seul, ce qui est

équivalent à chacun des élèves a récité un ou plusieurs poèmes et il est faux qu’au

moins un élève n’en a récité qu’un seul, ce qui est équivalent à chacun des élèves a

récité plusieurs poèmes. Nous faisons donc maintenant la prédiction que la lecture

« plurielle » du des-NP se maintiendra lorsque le des-NP est sous la portée d’un

quantificateur universel. De manière plus générale, cette interprétation est prédite, sous

certaines conditions (voir la discussion plus bas), tant que le des-NP se trouve dans un

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372

contexte monotone croissant. Sur la base de l’approche néo-gricéenne standard des

implicatures scalaires (qui suffit à une présentation informelle), en effet, on peut

raisonner comme suit : soit une phrase S contenant un des-NP et telle que S définisse un

contexte monotone croissant pour le des-NP. Nous notons S(X) la phrase obtenue en

substituant l’expression X au des-NP. Considérons alors S(un-NP) ; comme, par

hypothèse, un-NP y apparaît dans un contexte monotone croissant, il suit que le sens

renforcé de S(un-NP) sera S(un-NP) et S(deux-NP). Comme S(des-NP) entre en

compétition avec cette lecture renforcée et se trouve a-symétriquement impliquée par

elle, le sens renforcé de S(des-NP) s’obtient en lui conjoignant la négation du sens

renforcé de S(un-NP) ; on obtient finalement le sens renforcé suivant pour S(des-NP) :

S(des-NP) (S(un-NP) S(deux-NP)), ce qui est équivalent à S(des-NP) ( S(un-

NP) S(deux-NP)). Comme S(un-NP) est par hypothèse équivalent à S(des-NP), cette

dernière formule se trouve elle-même équivalente à S(des-NP) S(deux-NP), c'est-à-

dire à S(deux-NP) (sous l’interprétation littérale de deux qui, dans les contextes que

nous considérons, est équivalente à celle de plusieurs). On obtient donc en fin de

compte une lecture plurielle pour le des-DP.

Il convient ici, cependant, d’apporter un correctif à ce qui vient d’être montré ; ce

dernier résultat repose sur la présomption que S(un-NP) a pour sens renforcé S(un-NP)

S(deux-NP), ce que prévoit la procédure néo-gricéenne standard ; or cela peut n’être

pas le cas lorsque un-NP est lui-même sous la portée d’un terme scalaire qui contribue

lui aussi à définir les alternatives pertinentes. Considérons ainsi à nouveau :

(29) Chacun des élèves a récité un poème

Nous avons supposé que la seule alternative pertinente était Chacun des élèves a

récité deux poèmes. Mais, si l’on admet du fait que chacun des est lui-même membre

d’une échelle (celle de quelques et de un), alors on doit aussi tenir compte des

alternatives suivantes :

- Un élèves a récité un poème

- Un élève a récité deux poèmes

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373

Si, comme on l’a supposé dans le Chapitre 1, les alternatives de toute phrase sont closes

sous la disjonction et la disjonction, la sens inféré sera alors équivalent, comme cela a

été prouvé, à la lecture exhaustive de la phrase considérée. En ce cas précis, il se trouve

que cette lecture exhaustive est équivalente à Chacun des élèves a récité exactement un

poème (tous les mondes dans lesquels ne serait-ce qu’un élève aurait récité plusieurs

poèmes seraient des mondes qui rendraient vraies davantage d’alternatives). On

retrouverait donc notre hypothèse initiale, et l’on prédirait donc à nouveau, semble-t-il,

que (27) a pour interprétation renforcée Chacun des élèves a récité au moins un poème,

et au moins l’un d’entre eux en a récité plusieurs. Mais cela n’est qu’une apparence : en

effet, en ce cas, la phrase (27) elle-même aurait non seulement pour alternative Chacun

des élèves a récité exactement un poème, mais aussi la phrase Un élève a récité

exactement un poème ; et, en fin de compte, toujours sous l’hypothèse de la clôture des

alternatives sous la conjonction et la disjonction, on pourrait raisonner ainsi : s’il était

vrai qu’un élève a récité exactement un poème, et d’autres plusieurs, le locuteur aurait

pu dire « Chacun des élèves a récité des poèmes, et quelques élèves en ont récité un

seul » ; comme cette phrase, qui fait partie des alternatives, n’a pas été choisie, on

conclurait finalement qu’elle est fausse pour le locuteur, et qu’aucun élève n’a récité

exactement un poème, d’où finalement une lecture à nouveau équivalente à Chacun des

élèves a récité plusieurs poèmes. On voit donc que le fait que la lecture plurielle soit

préservée, en général, sous la portée qu’un quantificateur universel, est attendu quelle

que soit la manière de caractériser les alternatives (toujours du point de vue de notre

hypothèse modifiée, selon laquelle on compare la phrase contenant le des-NP au sens

renforcé de celle qu’on obtient en substituant au des-NP un un-NP). Dans le cas de la

phrase (27), cela semble correspondre aux intuitions des locuteurs. Rappelons

cependant que la phrase (16) (Chaque jour de cette semaine, Marie a récité des

poèmes), pourtant analogue, ne donne pas lieu à un jugement aussi net. En un tel cas, il

semble possible que la phrase soit jugée vraie même si, certains jours de la semaine,

Marie n’a récité qu’un seul poème (tant qu’elle en a récité plusieurs d’autres jours).

Considérons maintenant d’autres contextes monotones croissants, comme la

phrase (13), répétée ci-dessous :

(30) Jacques était convaincu que Marie réciterait des poèmes

Page 374: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

374

En ce cas, comme l’on peut supposer que le seul élément contribuant à la définition des

alternatives pertinentes est des poèmes, le raisonnement présenté plus haut conduit

encore à prédire l’interprétation Jacques était convaincu que Marie réciterait plusieurs

poèmes. Or nous avons remarqué, lorsque nous discutions cette phrase, que

l’interprétation précise de cette phrase est loin d’être claire ; d’un côté, on tend à

conclure, quand on accepte cette phrase comme vraie, que le contenu de croyance de

Jacques était que Marie réciterait plusieurs poèmes ; d’un autre, on ne conclut pas

nécessairement que les croyances de Jacques étaient erronées s’il s’avérait que Marie

n’a récité qu’un seul poème. Par mesure de clarification, nous énonçons ci-dessous les

deux lectures possibles de cette phrase, ainsi que les prédictions faites par chacune des

deux hypothèses considérées (selon l’hypothèse initiale, un DP de la forme des-NP a

pour alternative le syntagme correspondant de la forme exactement un-NP ; selon

l’hypothèse examinée dans cette section, une phrase contenant un DP de la forme des-

NP est en compétion avec la lecture renforcée de la phrase correspondante obtenue en

substituant un-NP à des-NP) :

1re hypothèse :

Jacques était convaincu que Marie réciterait des poèmes a pour alternative Jacques

était convaincu que Marie réciterait exactement un poème

>> Prédiction : Jacques était convaincu que Marie réciterait au moins un poème, et

croyait possible qu’elle en récite plusieurs

2ème hypothèse :

Jacques était convaincu que Marie réciterait des poèmes a pour alternative le sens

renforcé de Jacques était convaincu que Marie réciterait un poème, c'est-à-dire

Jacques était convaincu que Marie réciterait un poème et n’était pas convaincu qu’elle

en réciterait plusieurs.

>> Prédiction : Jacques était convaincu que Marie réciterait plusieurs poèmes

Devant la difficulté à décider de ce que sont les faits dans les cas qui, en principe,

pourraient trancher en faveur de l’une des deux hypothèses, je m’efforce dans ce qui

suit de les concilier, au moyen d’une formalisation faisant appel à un opérateur

d’exhaustivité présent dans la forme logique des phrases considérées.

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375

VII. L’application récursive de l’opérateur d’exhaustivité14

Nous supposons maintenant que la lecture renforcée d’une phrase contenant un

ou plusieurs termes scalaires provient de l’application à la phrase d’un opérateur

d’exhaustivité au sens du chapitre 1. Lorsque plusieurs termes scalaires sont présents

dans la phrase, il peut arriver, selon les contextes, et également en fonction du type de

prosodie utilisée, que certains des termes scalaires ne contribuent pas à la définition des

alternatives pertinentes. Le fait qu’un terme scalaire, dans un contexte donné, contribue

à la définition des alternatives sera indiqué, dans les exemples qui suivent, par le

soulignement du terme en question (ce soulignement peut être vu comme l’expression

de la focalisation de l’expression considérée, même si nous ignorons entièrement la

contribution spécifique de la prosodie). Considérons ainsi la forme suivante :

(31) exh(La plupart des étudiants ont vu Pierre ou Paul)

L’interprétation de cette phrase sera la lecture exhaustive de La plupart des étudiants

ont vu Pierre ou Paul, relativement à l’ensemble d’alternatives obtenues en substituant

(éventuellement de manière simultanée) à chacun des termes soulignés un terme de la

même échelle. Rappelons la sémantique de exh, une fois donné l’ensemble des

alternatives élémentaires ALT(S), où S est la phrase à laquelle s’applique exh :

(32) exh(S) = {w : w S w’ S w’<S w}

avec w<Sw’ si et seulement si l’ensemble des membres de ALT(S) vrais en w est

strictement inclus dans l’ensemble des membres de ALT(S) vrais en w’.

D’un point de vue intuitif, l’opérateur exh calcule le sens renforcé de la phrase à

laquelle il s’applique, relativement à un certain ensemble d’alternatives.

14 Dans cette section, j’exploite une idée qui, dans un tout autre contexte, m’a été suggérée par Danny Fox (c.p.). J’en fais un usage sans rapport avec la raison qui l’avait amené à cette suggestion (il s’agissait pour lui de rendre compte de l’interprétation dite free-choice de la disjonction dans les contextes modaux), et j’utilise d’ailleurs un opérateur d’exhaustivité distinct de celui qu’il avait besoin de postuler lors de cette discussion. Voir notamment les notes des cours donnés par D. Fox lors du LSA Institute 2005, à Cambridge-USA (Hand-out 2-3).

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376

Supposons maintenant que tout NP singulier est dans la même échelle que sa

contrepartie plurielle, et, du même coup, que toute phrase contenant un des-NP a pour

unique alternative la phrase obtenue en lui substituant le un-NP correspondant (nous

considérons un et des comme étant des variantes de la même forme, le trait pluriel de

des étant alors une pure marque d’accord liée au trait pluriel – qui est lui interprété – du

NP pluriel qui le suit ; mais on pourrait admettre tout aussi bien que l’échelle pertinente

est en fait <un, des>, plutôt que <NPsing, NPpluriel), sans que cela ne change rien15).

Considérons alors :

(33) exh(Marie a vu des chevaux)

La phrase Marie a vu des chevaux (appelons cette phrase S) a pour unique alternative

Marie a vu un cheval. Ces deux alternatives sont équivalentes, et signifient toutes deux

«Marie a vu au moins un cheval». De ce fait, dans tout monde, ou bien elles sont toutes

deux vraies, ou bien elles sont toutes deux fausses. Il s’ensuit que étant donné un monde

w dans lequel S est vraie, il n’existe pas de monde w’ tel que w’ rend S vraie et tel que

w’<Sw ; en effet, si S est vrai en w’, alors ce sont exactement les mêmes alternatives qui

sont vraies en w’ et w. De ce fait, on a :

(34) [[exh(Marie a vu des chevaux)]] = [[Marie a vu des chevaux]]

En d’autres termes, l’application de exh n’a ici aucun effet (ce qui était évidemment

attendu puisque les deux alternatives sont équivalentes). Mais considérons maintenant

ce qui se produit lorsque l’on applique à nouveau exh à la phrase (33) :

(35) exh(exh(Marie a vu des chevaux))

15 Deux précisions importantes : premièrement, dans la perspective adoptée ici, la relation « être une alternative de » n’est pas nécessairement symétrique, et surtout n’est pas non plus forcément transitive. Ainsi, des a pour alternatives un, et rien d’autre, un a pour alternative plusieurs, mais des n’a pas pour alternative plusieurs (en revanche, on peut admettre que un compte aussi des parmi ses alternatives, mais cela ne joue en fait aucun rôle). Deuxièmement, ce n’est qu’indirectement que un est une alternative de des. Je penche plutôt pour l’hypothèse selon laquelle les échelles pertinentes, en ce cas, concernent les traits morphologiques de nombre : la marque de singulier et celle du pluriel sont en compétition. Les mécanismes usuels qui construisent, de manière récursive, les alternatives d’une expression qui contient une marque de nombre ont alors pour effet que l’expression un cheval soit une alternative à des chevaux.

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377

Pour bien comprendre ce qui suit, il faut prêter attention au fait que, bien que exh(Marie

a vu des chevaux) soit équivalent à Marie a vu des chevaux, ces deux phrases n’ont pas

pour autant des alternatives équivalentes. L’unique alternative de exh(Marie a vu des

chevaux) est exh(Marie a vu un cheval). Or en admetttant que un appartient à l’échelle

<un, plusieurs> (ou d’ailleurs, cela n’a aucune importance ici, à l’échelle <un, deux,

trois,…>), il se trouve que exh(Marie a vu un cheval) est équivalent à Marie a vu

exactement un cheval. La seconde application de exh, donc, se fait donc relativement à

un ensemble d’alternatives paraphrasables par {Marie a vu des chevaux, Marie a vu

exactement un cheval}. Parmi les mondes rendant exh(Marie a vu des chevaux) vraie,

certains rendent aussi vraie Marie a vu exactement un cheval, et d’autres rendent cette

dernière phrase fausse. L’opérateur d’exhaustivité est défini de manière à retenir, parmi

les mondes qui rendent vraie exh(Marie a vu des chevaux), ceux dans lesquels la

seconde alternative est fausse. On se retrouve donc avec l’ensemble des mondes dans

lesquels, d’une part, Marie a vu des chevaux (phrase dont le sens littéral est « Marie a

vu au moins un cheval »), et, d’autre part, Marie n’a pas vu exactement un cheval. Il

s’avère donc que (35) est finalement équivalente à Marie a vu plusieurs chevaux, ce qui

était le résultat recherché. L’idée d’implicature de second ordre, discutée plus haut, se

trouve ici explicitée comme provenant d’une itération de l’opérateur d’exhaustivité. Il

faut bien sûr stipuler que l’on choisit d’interpréter la phrase en lui appliquant le dit

opérateur de manière itérée. En réalité, cette dernière contrainte n’est pas réellement une

stipulation si l’on voit dans le fait d’itérer (potentiellement indéfiniment) l’opérateur

comme une manière abrégée de décrire un processus pragmatique, qui, a priori, n’a

aucune raison d’en rester aux inférences du premier ordre, mais doit produire à partir

d’elles des inférences de deuxième ordre, puis de troisième ordre, etc. ; évidemment, ce

processus ne donnerait pas de résultat final si l’on ne parvenait à un état stable, au sens

suivant : étant donné une paire <S, i>, où S est une phrase et i l’interprétation de la

phrase, on dit que <S,i> est stable si, pour tout n, exhn(S) = i (c'est-à-dire que pour que

<S, i> soit stable, il faut que l’application, un nombre quelconque de fois, de exh à S ne

soit pas capable d’en changer la valeur sémantique). On trouvera dans l’appendice une

preuve que, sous certaines conditions (qui se trouvent réalisées dans le cas qui nous

occupe), cela est bien le cas.

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378

VIII. Prédictions empiriques de l’hypothèse localiste

VIII. 1. Prédictions de la seconde hypothèse si l’opérateur d’exhaustivité peut être

inséré localement

Cette manière de voir ouvre de nouvelles perspective pour l’analyse des phrases

dans lesquelles le des-NP se trouve sous la portée d’un autre opérateur. En effet, en un

tel cas, il existe théoriquement plusieurs sites possibles où l’on peut insérer exh, avec un

résultat sémantique potentiellement différent selon les options choisies ; de plus, on peut

aussi jouer sur la définition des alternatives, selon que l’on choisit d’ « activer » ou de

ne pas « activer » tel ou tel terme scalaire. Nous voulons pour l’instant considérer toutes

les possibilités théoriques, étant entendu que si l’on admet la possibilité d’appliquer exh

sous la portée d’un opérateur, on adopte de ce fait une théorie localiste du calcul des

implicatures. Il convient tout de suite de remarquer que si l’on ne met aucune restriction

sur les sites d’insertion de l’opérateur, on perd la prédiction selon laquelle les

implicature scalaires sont suspendues dans les contextes monotones décroissants et non-

monotones. Si, en revanche, l’on met en place les contraintes nécessaires pour

« récupérer » cette prédiction, on court le risque que la théorie localiste soit beaucoup

plus ad hoc que les théories proprement pragmatiques et globalistes, qui, elles, font

cette prédiction sans qu’on ait besoin d’hypothèse particulière spécialement destinée à

ces cas.

Considérons à nouveau, par conséquent, le cas où le des-NP se trouve sous la

portée d’un quantificateur universel :

(36) Chaque jour de cette semaine, Marie a récité des poèmes

Il nous faut considérer toutes les formes suivantes (nous ignorons les cas dans

lesquels des poèmes n’est pas souligné, cas qui ne donnent lieu à aucune inférence

spéciale liée à la présence de la morphologie plurielle – il nous faudrait, en toute

rigueur, expliquer pourquoi ces cas sont semble-t-il exclus) :

(37) a. exh(exh(Chaque jour de cette semaine, Marie a récité des poèmes)

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379

b. exh(Chaque jour de cette semaine, exh(Marie a récité des poèmes))

c. Chaque jour de cette semaine, exh(exh(Marie a récité des poèmes)

d. exh(exh(Chaque jour de cette semaine, Marie a récité des poèmes)

e. exh(Chaque jour de cette semaine, exh(Marie a récité des poèmes))

(37)a. : Lorsqu’on applique le second opérateur, les alternatives pertinentes sont

exh(Chaque jour….des poèmes) (qui a pour sens « Chaque jour….au moins un

poème ») et exh(Chaque jour…un poème) (qui a pour sens « Chaque jour … un poème

et non(chaque jour….plusieurs poèmes ») ; le résultat de cette application donne donc :

« Chaque jour de cette semaine, Marie a récité plusieurs poèmes » (l’application de

deux opérateurs d’exhaustivité successifs correspond en fait au mécanisme de

dérivation discuté dans la section 6)

(37)b. : L’application du second opérateur se fait relativement aux alternatives

suivantes :

Chaque jour, exh(Marie a récité des poèmes), Chaque jour, exh(Marie a récité un

poème), qui signifient, respectivement : « Chaque jour, Marie a récité au moins un

poème », « chaque jour, Marie a récité exactement un poème ». On se retrouve donc

dans la situation correspondant à notre hypothèse initiale, selon laquelle des poèmes

entre en compétition avec exactement un poème, et l’application du second opérateur

donne comme résultat la conjonction de Chaque jour de cette semaine, Marie a récité

au moins un poème et de la négation de Chaque jour de cette semaine, Marie a récité

exactement un poème, c'est-à-dire :

Chaque jour de cette semaine, Marie a récité au moins un poème, et au moins un jour

de cette semaine, elle en a récité plusieurs.

Pour les exemples qui suivent, je donne simplement le résultat final du calcul :

(37)c. : Chaque jour de cette semaine, Marie a récité plusieurs poèmes

(37)d. : Chaque jour de cette semaine, Marie a récité plusieurs poèmes

(37)e. : Chaque jour de cette semaine, Marie a récité plusieurs poèmes

On voit que les formes a, c, d, e donnent lieu finalement à la même interprétation. Si

nous souhaitons répondre à la question de savoir s’il est nécessaire de postuler des

opérateurs d’exhaustivité enchâssés, par conséquent, l’existence de cette lecture ne nous

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380

sera d’aucune aide, puisqu’elle peut être obtenue au moyen des formes a. et d. ; de plus,

l’application (même itérée) de l’opérateur d’exhaustivité à l’ensemble de la phrase peut

être vue non pas comme reflétant la forme linguistique sous-jacente, mais simplement

comme un procédé permettant de calculer le sens inféré d’une phrase, sans que l’on

doive abandonner l’idée que le processus conduisant à ce sens inféré soit purement

pragmatique ; l’itération de l’opérateur est alors une manière de calculer le sens inféré

en admettant, comme cela est tout à fait naturel, que le sens inféré des alternatives d’une

phrase donnée peut lui-même servir d’input à un processus pragmatique inférentiel16.

De ce fait, il devient crucial de déterminer si oui ou non la lecture plus faible (Chaque

jour de cette semaine, Marie a récité au moins un poème, et elle en a récité plusieurs au

moins un jour) existe, puisque cette lecture quant à elle, ne peut correspondre qu’à la

forme (37)b, et que nous avons donc besoin, pour l’engendre d’adopter une approche

localiste (au sens où un opérateur d’exhaustivité se trouve inséré sous la portée d’un

quantificateur). Il nous semble que cette lecture est possible, bien que marginale, ce qui

pourrait s’expliquer si deux systèmes distincts cohabitaient, l’un, purement

pragmatique, et utilisé par défaut, engendrant les lectures produites par l’application

d’un ou plusieurs opérateurs d’exhaustivité à la phrase entière, l’autre, grammatical, et

soumis à certaines contraintes à déterminer, fondé sur l’existence d’un item lexical

invisible ayant la sémantique de l’opérateur d’exhaustivité, et dont la distribution

syntaxique serait déterminée par des principes purement syntaxiques.

L’examen de la phrase suivante, dont l’analyse est plus simple, nous conduira

dans la même direction :

(38) Jacques était certain que Marie réciterait des poèmes

Nous admettons ici que certain (dans le sens employé ici) n’est pas un terme scalaire, ce

qui limite les possibilités :

(39) a. exh(exh(Jacques était certain que Marie réciterait des poèmes))

b. exh(Jacques était certain que exh(Marie réciterait des poèmes))

c. Jacques était certain que exh(exh(Marie réciterait des poèmes))

16 Voir dans l’appendice une formalisation différente mais équivalente, suggérée par Philippe Schlenker (c.p) , qui se présente directement sous la forme d’une analyse purement pragmatique.

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381

Lectures associées à chacune de ces formes :

(39)a : Jacques était certain que Marie réciterait plusieurs poèmes (lecture forte)

(39)b. : Jacques était certain que Marie réciterait au moins un poème, et il croyait

possible qu’elle en récite plusieurs (lecture faible)

(39)c. : Jacques était certain que Marie réciterait plusieurs poèmes (lecture forte)

A nouveau, la lecture faible ne peut être engendrée qu’au moyen de la forme dans

laquelle un opérateur d’exhaustivité se trouve enchâssé (ici, sous la portée d’un prédicat

d’attitude). Là encore, il nous semble qu’il faille admettre cette possibilité, bien que, par

défaut, semble-t-il, ce soit la lecture forte qui est naturelle.

VIII. 2. L’hypothèse initiale revisitée

Si maintenant nous admettons la possibilité que l’opérateur d’exhaustivité soit appliqué

sous la portée d’un opérateur, il nous faut également en discerner les conséquences dans

le cas où l’on maintiendrait notre hypothèse initiale, c’est-à-dire en admettant l’échelle

<des, exactement un>

Considérons donc à nouveau :

(40) Chaque jour de cette semaine, Marie a récité des poèmes

Les formes à considérer sont les suivantes (dans le cadre de l’hypothèse initiale, le fait

d’itérer l’opérateur, quel que soit son site d’insertion, n’a aucun effet, et peut n’être pas

pris en compte) :

(41) a. exh(Chaque jour de cette semaine, Marie a récité des poèmes)

b. Chaque jour de cette semaine, exh(Marie a récité des poèmes)

c. exh(Chaque jour de cette semaine, Marie a récité des poèmes)

Voici leurs interprétations respectives :

(41)a. : Chaque jour de cette semaine, Marie a récité au moins un poème, et au moins

un jour, elle en a récité plusieurs

(41)b. : Chaque jour de cette semaine, Marie a récité plusieurs poèmes

(41)c. : Chaque jour de cette semaine, Marie a récité plusieurs poèmes

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382

Examinons également le cas suivant :

(42) Jacques était certain que Marie réciterait des poèmes

Les formes à considérer sont les suivantes :

(43) a. exh(Jacques était certain que Marie réciterait des poèmes)

b. Jacques était certain que exh(Marie réciterait des poèmes)

Et les interprétations obtenues sont :

(43)a. : Jacques était certain que Marie réciterait au moins un poème et croyait possible

qu’elle en récite plusieurs

(43)b. : Jacques était certain que Marie réciterait plusieurs poèmes

Comment trancher entre l’hypothèse initiale, selon laquelle des est lexicalement spécifié

comme entrant en compétation avec exactement un, et la deuxième hypothèse, dans

laquelle on admet l’échelle <un, des>, d’une part, et l’échelle <un, plusieurs>, d’autre

part ?

Si l’on rejette l’option localiste, il nous faut considérer uniquement les formes dans

lesquelles les opérateurs prennent portée sur l’ensemble de la phrase, et alors les deux

théories font des prédictions opposées : l’hypothèse initiale prédit des « lectures

faibles » (lectures du type Jacques était certain que Marie réciterait un poème et

n’excluait pas qu’elle en lise plusieurs) et la seconde hypothèse des « lectures fortes »

(Jacques était certain que Marie réciterait plusieurs poèmes). Les deux hypothèses,

toujours lorsqu’on exclut l’insertion locale de l’opérateur d’exhaustivité, prédisent

l’absence de lectures plurielles dans les contextes monotones décroissants. Comme il

nous semble que les deux lectures, fortes et faibles, existent, il est raisonnable

d’admettre l’option localiste. En ce cas, les deux théories font les mêmes prédictions,

mais de manière très différente. Pour la phrase (42) (= (38)), par exemple, l’hypothèse

initiale permet d’obtenir la lecture forte par l’insertion de l’opérateur sous la portée de

certain, et donne la lecture faible lorsqu’on l’applique à toute la phrase ; c’est

exactement l’inverse lorsqu’on considère la seconde hypothèse. Pour la phrase (40) (=

(36)), l’hypothèse initiale permet d’obtenir les deux lectures lorsqu’on applique

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383

l’opérateur à toute la phrase, selon que chaque se trouve ou ne se trouve pas souligné,

tandis que la second hypothèse ne permet d’obtenir la lecture faible que par l’insertion

de l’opérateur sous la portée du quantificateur universel.

Il nous semble que l’on peut néanmoins trouver des raisons de préférer la

seconde hypothèse, celle pour laquelle la possibilité d’itérer les opérateurs est cruciale ;

une première raison de préférer cette hypothèse, purement conceptuelle, est qu’elle est

moins ad hoc que l’hypothèse initiale : on ne voit pas pourquoi des serait en

compétition avec exactement un, mais il est naturel de penser qu’une forme plurielle est

en compétition avec sa contrepartie singulière. Une seconde raison, de nature

empirique, est la suivante : quoique les intuitions soient assez instables, la lecture

« forte » nous semble en général préférée ; comme par ailleurs, l’option localiste est

elle-même peu motivée conceptuellement, et, en tout cas, ne peut pas correspondre à un

processus purement pragmatique, il est raisonnable de supposer que, par défaut, on n’en

fait pas usage17 ; or, lorsqu’on restreint l’application de l’opérateur de telle manière

qu’il ne puisse s’appliquer qu’à la phrase entière, la seconde hypothèse engendre

uniquement les lectures fortes, ce qui pourrait expliquer leur statut privilégié. Aucune

explication de la préférence relative pour la lecture forte ne semble possible dans le

cadre de notre hypothèse initiale. Enfin, il faut remarquer que l’option localiste permet

aussi, en principe, le maintien de la lecture plurielle dans les contextes monotones

décroissants, ce qui contredit nos observations initiales. Il est donc nécessaire qu’elle

soit fortement contrainte. Je suggère, mais seulement à titre d’hypothèse provisoire, que

l’insertion de l’opérateur sous la portée d’un opérateur monotone décroissant doit

toujours être signalée par la focalisation du terme avec lequel il s’associe, en

l’occurrence l’indéfini pluriel, ou, pour être plus exact, le trait de morphologie plurielle

(car c’est lui, en fait, qui engendre la compétition avec le singulier). En français, c’est

l’article des lui-même qui porte de manière visible cette marque. On peut donc

s’attendre au maintien de la lecture plurielle dans les contextes décroissants si le mot

des est accentué. Cela me semble être le cas :

(44) Tous ceux qui ont DESF enfants ont droit aux allocations (pas ceux qui

n’en ont qu’un seul)

17 L’option localiste, de plus, pose potentiellement des difficultés théoriques lorsqu’on considère les contextes monotones décroissants.

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384

IX. Une note sur la notion de présupposition implicitée

Plusieurs travaux très novateurs d’Uli Sauerland18 ont pour but, comme ce chapitre, de

rendre compte de certains aspects de l’interprétation des morphèmes fonctionnels

comme les morphèmes de nombre en termes pragmatiques. Je veux simplement

indiquer que l’approche présentée ici diffère de manière importante de celle de

Sauerland (tout en étant compatible avec elle). J’illustre brièvement la notion de

présupposition implicitée, dans le cas de la morphologie plurielle :

(45) a. Marie a amené sa voiture

b. Marie a amené ses voitures

L’idée de Sauerland est la suivante : (45)a présuppose que Marie possède une unique

voiture. Et (45)b présuppose simplement que Marie a une ou plusieurs voitures. Mais,

en raison d’un principe dit de maximisation des présuppositions, l’emploi de (45)b est

inapproprié lorsque les présuppositions de (45)a sont satisfaites, parce que ces

présuppositions sont logiquement plus fortes, et que les deux phrases, dans les contextes

où la présupposition de (45)a est satisfaite, ont nécessairement la même valeur de vérité.

De ce fait, l’emploi de (45)b conduit à inférer que la présupposition de (45)a n’est pas

satisfaite, c'est-à-dire que le contexte n’est pas tel que l’existence d’une unique voiture

de Marie est connaissance commune ; il est alors naturel de conclure que Marie possède

plusieurs voitures, ce que Sauerland appelle une implicated presupposition. Si ce

mécanisme paraît extrêmement proche de ce qui est présenté dans ce chapitre, il faut

bien voir qu’il en diffère fondamentalement sur un point important : le mécanisme de

compétition pragmatique qui dérive les présuppositions implicitées ne distingue pas

entre les contextes monotones croissants et les contextes monotones décroissants.

Considérons ainsi :

(46) a. Il est impossible que Marie ait amené sa voiture

b. Il est impossible que Marie ait amené ses voitures

18 Sauerland (2003, 2004b)

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385

Bien que sa voiture et ses voitures se trouvent dans un contexte monotone décroissant,

ces deux phrases continuent de présupposer, respectivement :

(47) a. Marie possède une et une seule voiture

b. Marie possède une ou plusieurs voitures

C’est précisément le maintien des présuppositions sous la négation qui contribuent à les

distinguer empiriquement des implicatures scalaires. De ce fait, le principe de

maximisation des présuppositions a le même effet que précédemment, et l’on conclut, à

nouveau, que Marie possède plusieurs voitures ; cette prédiction est d’ailleurs exacte.

En revanche, le phénomène principal que ce chapitre visait a expliquer était la perte de

l’interprétation plurielle des indéfinis pluriels dans les contextes monotones

décroissants ; parce que la compétition entre le pluriel et le singulier, lorsque des

indéfinis sont en jeu, conduit à comparer des phrases qui diffèrent non pas par leurs

présuppositions, mais par leurs conditions de vérité (une fois tenu compte du « sens

renforcé » des indéfinis singuliers), la distribution de la lecture plurielle est sensible à la

monotonie du contexte syntaxique. Il se trouve que la présupposition que Sauerland

associe à ses voitures dans (45)b (« il existe une ou plusieurs voitures de Marie) suit

directement des idées que j’ai présentées : si voitures dénote tous les groupes de

voitures (y compris les groupes contenant une unique voiture), alors les mécanismes

compositionnels usuels devraient conduire à ce que les voitures présuppose simplement

que voitures a une extension non-vide, et dénote le groupe maximal de voitures (cf.

Link 1983).

Quelles que soient les différences entre les mécanismes décrits dans ce chapitre

et ceux qui gouvernent les présuppositions implicitées, il reste que les deux types de

phénomènes éclairent d’un jour nouveau l’interprétation de la morphologie

fonctionnelle : à partir de l’idée, en elle-même banale, que différents morphèmes de

même catégorie sont, en un sens intuitif, en compétition, on peut utiliser les résultats

obtenus dans le champ de la pragmatique formelle pour rendre compte de la sémantique

fine de nombreux morphèmes. Sauerland (2004b) applique ces idées aux traits de

personne, de genre, de nombre, et de temps. Schlenker (2005) tente de les appliquer aux

traits de mode (subjonctif vs. autres modes).

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386

Conclusion

Dans ce chapitre, nous avons montré que la distribution des lectures plurielles et

numériquement neutres des indéfinis pluriels étaient prédictible à partir de l’hypothèse

selon laquelle le contenu sémantique littéral des indéfinis pluriels correspondait à la

lecture neutre, tandis que les lectures plurielles sont en réalité des implicatures. Nous

avons examiné deux hypothèses distinctes : selon la première, un syntagme de la forme

des-NP se trouve en compétition avec un syntagme dont la signification est équivalente

à exactement un-NP. Selon la seconde, qui nous paraît mieux motivée, un indéfini

pluriel est en compétition avec l’indéfini singulier correspondant, et c’est un mécanisme

d’implicature d’ordre supérieur qui permet de dériver les lectures plurielles. Nous

avons montré que ces deux hypothèses font des prédictions légèrement différentes dans

les cas où l’indéfini pluriel se trouve enchâssé sous un autre opérateur logique ; les

prédictions de la deuxième hypothèse semblent meilleures ; mais, sous l’hypothèse que

les implicatures scalaires puissent être calculées localement, les deux approches font des

prédictions identiques ; le caractère relativement plus saillant de certaines lectures,

cependant, nous conduit encore à préférer la seconde hypothèse.

Je joins un appendice qui établit que, sous certaines hypothèses, l’itération du

raisonnement donnant lieu aux implicatures scalaires –itération qui permet l’existence

d’implicatures du second ordre- conduit, au bout d’un nombre fini d’itérations, à une

interprétation stable.

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Appendice

Comme nous l’avons dit, nous considérons que l’itération d’opérateurs

d’exhaustivité portant sur l’ensemble d’une phrase représente le fait qu’en principe, les

processus d’inférences pragmatiques ne s’arrêtent pas dès qu’on a produit un

renforcement du sens, mais peuvent aussi prendre pour base les sens inférés au moyen

d’un premier raisonnement pour produire de nouvelles inférences. C’est donc une

hypothèse en principe entièrement motivée que de supposer que l’interprétation

pragmatique d’une phrase est donnée par l’itération, un nombre quelconque de fois, de

l’opérateur d’exhausitivité. Mais bien entendu, cela n’aurait pas de sens si cette itération

ne finissait pas par aboutir à un résultat qui ne soit pas modifiable par une application

additionnelle de l’opérateur, c’est-à-dire conduise à un point à partir duquel

l’application du raisonnement gricéen ne modifie plus les conditions de vérité. En

d’autres termes, il nous faut espérer que la conjecture suivante est vraie :

Conjecture du point fixe :

Pour tout S, il existe un entier n, tel que pour tout entier m supérieur à n, [[exhm(S)]] =

[[exhn(S)]], où ‘exhnS’ représente la phrase obtenue en appliquant n fois exh à S.

Je présente maintenant une preuve de ce fait, dans le cas où l’ensemble des alternatives

de n’importe quel terme scalaire est fini, et où l’ensemble des échelles possibles est lui-

même fini.

I. Formalisation du problème

Dans tout ce qui suit, ‘ ’dénote l’inclusion, et ‘ ’ l’inclusion stricte

Nous allons procéder comme suit : étant donné un énoncé S, on note ALT(S)

l’ensemble de ses alternatives et i0(S) l’interprétation littérale de S. Lorsqu’on applique

une première fois l’opérateur d’exhaustivité, on obtient une nouvelle interprétation pour

S, nommée ii(S). Par hypothèse, i1(S) = exh(S). Pour toute alternative T de S, on note

i0(T) et ii(T), respectivement, l’interprétation littérale de T et exh(T). Lorsqu’on

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388

applique à nouveau exh à S, il faut tenir compte cette fois-ci du sens renforcé des

alternatives de S, et donc notamment, de ii(T). Comme i1(T) dépend lui-même de

l’interprétation des alternatives de T, on voit que le calcul de i2(S) fera intervenir non

seulement les alternatives de S, mais également celles de T, puis, à l’étape suivante, les

alternatives des alternatives de T, etc. Plus généralement, la suite des in(S) va dépendre

de la clôture transitive de ALT(S), notée ALTTRANS(S), c’est-à-dire de l’ensemble des

alternatives de S, des alternatives des alternatives de S, etc. Nous supposons que

ALTTRANS(S) est fini (une hypothèse qui ne va pas de soi). Ce que nous voulons

montrer, c’est qu’au bout d’un certain temps les valeurs sémantiques des membres de

ALTTRANS(S) ne varient plus.

Pour ce faire, on définit par récurrence une suite d’ensembles Li(S), de la manière

suivante :

L0(S) = {<P,i0(P)> : P ALTTRANS(S) }

Ln+1(S) = {<P, in+1(P)> : P ALTTRANS(S)}

L0(S) contient donc toutes les paires du type <phrase X, interpretation littérale de X>,

pour chaque alternative de S. Et Ln(S) contient toutes les paires du type <phrase X,

interprétation de X après n itérations de l’opérateur d’exhaustivité>.

Nous voulons que pour tout P, in+1(P) soit égal à l’interprétation exhaustive de P

relativement à la valeur sémantique des alternatives de P à l’étape n. En d’autres

termes :

- in+1(P) = {w : w in(P) w’ in(P), (w’<P,nw)},

avec :

- w’ P,nw si : X ALT(P) (w’ in(X) w in(X))

(c'est-à-dire w’ P,n w si l’ensemble des alternatives de P vraies en w’ (sous leur

interprétation à l’étape n) est contenu dans l’ensemble des alternatives de P vraies en w

(sous leur interprétation à l’étape n)

- w’ <P,n w si w’ P,nw et (w P,n w’).

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389

A prouver : Pour tout S, si ALTTRANS(S) est fini, alors il existe n tel que pour tout m

supérieur à n, Lm(S) = Ln(S).

II. Preuve

Dans tout ce qui suit, on considère que ALTTRANS(S) est fini.

Lemme : Soit S. Pour tout P ALTTRANS(S), il existe n tel que pour tout m tel que m

n, im(P) = in(P)

Sous-lemme :

Pour tout P ALTTRANS(S), pour tout n, in(P) a la propriété suivante :

w w’ (w *S w’ (w in(P) w’ in(P))

avec : w *S w’ si pour tout X dans ALTTRANS(S), io(X) est vrai en w si et

seulement si i0(X) est vrai en w’.

(En d’autres termes, la valeur de vérité d’un membre P de ALTTRANS(S) à l’étape

n dépend exclusivement de la valeur de vérité des membres de ALTTRANS(S) compris

sous leur sens littéral)

Preuve du sous-lemme:

Par récurrence :

- la propriété en question est trivialement vraie de i0(P), pour tout P ALTTRANS(S) :

étant donné P ALTTRANS(S), soit deux mondes w et w’ qui rendent vrais exactement

les mêmes i0(X), où X parcourt ALTTRANS(S). Alors ou bien i0(P) est vrai à la fois en w

et w’, ou bien i0(P) est faux à la fois en w et w’.

- Supposons que : P ALTTRANS(S), w w’ (w *S w’ (w in(P) w’ in(P)).

On veut montrer qu’alors :

P ALTTRANS(S), w w’ (w *S w’ (w in+1(P) w’ in+1(P)).

Soit P ALTTRANS(S). Soient deux mondes w et w’ tels que w *Sw’.

Il faut montrer a) que si w in+1(P), alors w’ in+1(P), et b) que si w’ in+1(P), alors w

in+1(P). Comme a) et b) sont des énoncés identiques une fois que l’on substitue w à w’

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390

et w’ à w, et comme la seule hypothèse de départ est w *S w’, w et w’ jouent des rôles

entièrement symétriques, et il suffit de prouver a).

Supposons que w in+1(P). Il faut montrer qu’alors w’ in+1(P). Supposons que cela ne

soit pas le cas. Alors, par définition de la suite des ij(P), il existe w’’ in(P) tel que

w’’<P,n w’. Cela signifie que tous les in(X) vrais en w’’ (avec X parcourant

ALTTRANS(S)) sont vrais en w’, et pas réciproquement. Comme w *S w’, par hypothèse

de récurrence, pour tout X de ALTTRANS(S), w rend vrai in(X) si et seulement si w’ rend

également vrai in(X). Par conséquent, on a aussi w’’ <P,n w. Mais cela contredit le fait

que w in+1(P).

Preuve du lemme : Soit S. Soit P ALTTRANS(S). Notons d’abord que, pour tout n, on a

in+1(P) in (P).. La suite (ii(P))i N est donc décroissante, et donc pour tout couple (m,n)

tel que m n, im(P) in(P).

Pour tout w, nous notons w/S la classe d’équivalence de w relativement à la relation

d’équivalence *S. Il suit du sous-lemme que, pour tout w et tout n, ou bien w/s in(P)

ou bien w/S in(P) = Ø. On peut donc décrire in(P) comme une union de classes

d’équivalences. Comme ALTTRANS(S) est par hypothèse fini, il n’y a qu’un nombre fini

de classes d’équivalence, et donc pour tout n, in(S) est l’union d’un ensemble fini de

classes d’équivalences. Supposons que le lemme soit faux, c’est-à-dire que pour tout n,

il existe m n tel que im(P) in(P). Comme pour tout couple (m,n) tel que m n, im(P)

in(P), il s’ensuit que pour tout n, il existe m tel que m n et im(P) in(P). On peut donc

extraire de la suite des ij(P) une sous-suite strictement décroissante. Notons cette sous-

suite (ui)i N. Comme (ui)i N est strictement décroissante, l’ensemble des classes

d’équivalences contenues dans un+1 est toujours strictement inclus dans l’ensemble des

classes d’équivalences contenues dans un. Comme le nombre de classes d’équivalence

est fini, il y a de moins en moins de classes d’équivalence à mesure que l’on avance

dans la suite (ui)i N, et il doit exister un entier p tel que up ne contient aucune classe

d’équivalence, c'est-à-dire est l’ensemble vide ; mais alors il est impossible que up+1

up, ce qui est contradictoire. CQFD

Théorème : pour tout S, il existe n tel pour tout m tel que m n, Lm(S) = Ln(S).

Preuve :

Page 391: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

391

Soit S. D’après le lemme, pour chaque P dans ALTTRANS(S), il existe un entier p tel que

pour tout q tel que q p, iq(P) = ip(P).

Soit n = MAX {p N : il existe P ALTTRANS(S) tel que p est le plus petit nombre tel

que pour tout q supérieur à p, iq(P) = ip(P)}. Alors pour tout P ALTTRANS(S), on a :

m n, im(P)=in(P), et l’on a donc aussi m n, Lm(S) = Ln(S). CQFD

Page 392: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

392

Page 393: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

393

Chapitre 6

Sémantique non-monotone des conditionnels et alternatives

scalaires

I. Le problème

Dans ce chapitre, nous examinons un problème potentiel pour les analyses non-

monotones des énoncés conditionnels ; nous montrons que ce problème est lié à une

généralisation qui relie la présence ou l’absence d’implicatures scalaires dans les

antécédents des conditionnels et la légitimité de certaines inférences. Nous proposerons

deux solutions possibles à ce problème. Pour commencer, je présente brièvement ce

qu’est une analyse non-monotone des conditionnels.

I. 1. L’analyse non-monotone des conditionnels

Depuis les travaux fondateurs de Lewis (1973) et Stalnaker (1968), la plupart des

sémanticiens adoptent, sous une forme ou sous une autre, une analyse non-monotone

des énoncés conditionnels des phrases naturelles. Dans une sémantique classique, que

l’on interprète la construction conditionnelle comme équivalente à l’implication

matérielle de la logique propositionnelle (« Si A, B » est vrai si A est faux ou B est

vrai), ou à l’implication stricte de la logique modale (« si A, B » est vrai dans un monde

w si tous les mondes accessibles à w où A est vrai sont des mondes où B est également

vrai1), la construction conditionnelle valide le schéma suivant :

Soit et deux énoncés tels que entraîne logiquement et soit un troisième

énoncé sans rapport avec les deux premiers : alors (2) entraîne logiquement (1)

(1) Si alors

1 l’implication stricte a été définie par C.I Lewis, qu’on ne doit pas confondre avec David Lewis, cité ci-dessus.

Page 394: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

394

(2) Si alors

Illustration, avec demain il fait beau et chaud, demain il fait beau et = Marie

sera contente

(3) Si demain il fait beau et chaud, Marie sera contente

(4) Si demain il fait beau, Marie sera contente

Intuitivement, (4) entraîne (3)

On appelle cette sémantique monotone parce que, selon cette sémantique, si un certain

conditionnel est vrai, l’ajout d’information dans l’antécédent du conditionnel maintient

sa vérité . De fait, la caractérisation de l’antécédent des conditionnels comme

définissant un contexte monotone décroissant, qui permet notamment d’expliquer la

possibilité d’items à polarité négative dans ces contextes, suppose une sémantique de ce

genre.

Par contraste, l’adoption d’une sémantique non-monotone ne garantit pas la

validité du schéma ci-dessus. Pour quelles raisons Lewis et Stalnaker proposent-ils une

révision ? Ils remarquent simplement que le schéma ci-dessus n’est en fait pas

systématiquement valide, sur la base d’exemples du genre suivant :

(5) Si il y a du sucre dans le café, Marie l’appréciera, mais s’il y a du sucre et de

l’essence dans le café, alors elle ne l’appréciera pas

(6) Si Pierre vient à la fête, Marie sera contente, mais si Pierre vient à la fête avec

Jeanne, elle sera triste

Sous une sémantique monotone des conditionnels, les deux phrases ci-dessus sont

contradictoires. La révision que proposent Lewis et Stalnaker, en partant de la

sémantique du conditionnel strict, peut se présenter comme suit, de manière très

informelle :

Evalué dans un monde w (qui joue le rôle du monde actuel), une phrase comme si A

alors B est vraie si et seulement si les mondes les plus similaires à w parmi les mondes

dans lesquels A est vrai sont des mondes où B est vrai. La raison pour laquelle (5) n’est

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395

pas contradictoire est qu’il est parfaitement possible (et même, en l’occurrence, très

plausible) que, d’un côté les mondes les plus similaires au monde actuel dans lesquels il

y a du sucre dans le café sont des mondes où Marie appréciera le café, et que, d’un autre

côté, les mondes les plus similaires au monde actuel dans lesquels il y a du sucre et de

l’essence dans le café soient des mondes où Marie n’appréciera pas le café. La raison en

est que les mondes les plus similaires au monde actuel dans lesquels il y a du sucre et de

l’essence dans le café ne sont pas en principe les mêmes que les mondes les plus

similaires au monde actuel dans lesquels il y a du sucre dans le café ; en l’occurrence, il

est plausible que dans les mondes les plus similaires au monde actuel où il y a du sucre

dans le café, il n’y a pas d’essence. Dans la sémantique du conditionnel strict, le

renforcement de l’antécédent d’un conditionnel (remplacement de A par A et B) affaiblit

la phrase (c'est-à-dire la rend vraie dans plus de mondes, ce pourquoi la vérité d’un

conditionnel se trouve préservée lorsqu’on renforce l’antécédent); dans la sémantique

non-monotone, cela n’est en général pas le cas, parce qu’un tel renforcement peut

augmenter la « distance » à laquelle se trouvent les mondes les plus similaires au monde

actuel dans lesquels l’antécédent est vrai : ainsi, les mondes les plus similaires au

monde actuels où A est vrai peuvent ne contenir aucun monde dans lesquels B est vrai,

et en ce cas les mondes les plus similaires au monde actuel ou à la fois A et B sont vrais

sont nécessairement plus distants du monde actuel que ne l’étaient les mondes les plus

similaires au monde actuel où A est vrai.

D’un point de vue formel, la sémantique non-monotone proposée par Lewis

s’appuie sur une modification de la sémantique de Kripke. Alors qu’un modèle de

Kripke pour la logique modale propositionnelle est un triplet <W, R, V>, où W est

l’ensemble des mondes possibles, R une relation binaire sur W (la relation

d’accessibilité) et V une valuation, c'est-à-dire une fonction, qui, à chaque monde,

associe une distribution de valeurs de vérité sur les propositions atomiques, les modèles

qu’il faut considérer sont maintenant du type <W, , V}, où est une fonction qui, à

chaque monde w, associe une relation de pré-ordre, notée w, représentant la relation de

plus ou moins grande similitude par rapport au monde w ; ainsi, w1 w w2 se lit, w1 est

au moins aussi proche de w que w2. Il faut imposer que, pour tout monde w’, (w’ <w

w), c'est-à-dire qu’il n’existe pas de monde w’ qui soit plus proche de w que ne l’est w

lui-même. Pour tout monde w’, soit w et w’ ne sont pas comparables, soit w w w’.

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396

La notion d’accessibilité peut être construite en termes de cette relation de pré-ordre :

un monde w’ est accessible à w si w w w’, c'est-à-dire si w et w’ sont comparables.

La sémantique de Si A, alors B est alors la suivante :

Si A, alors B est vrai en w si :

ou bien a) pour tout w’ tel que w w w’, A est faux en w’

ou bien b) Il existe w’ tel que A est vrai en w’, w’ est comparable à w, et, pour tout

monde w’’ tel que w’’ W w’ et A est vrai en w’’, B est vrai en w’’.

Lewis discute par ailleurs ce qu’il nomme la « limit assumption », selon laquelle, pour

tout monde w et toute proposition A telle qu’il existe w’ rendant A vraie, il y existe un

ensemble de mondes E qui sont les mondes les plus proches de w où A est vraie, c'est-à-

dire :

w’(w’ E) (A est vraie en w’ et w’’ (A est vraie en w’’ w’’<w w’))

Nous adoptons nous-mêmes la limit assumption. Voir Schlenker (2004) pour une

défense de cette condition. A tout monde w, on associe l’ensemble SIM(A,w) qui

contient les mondes les plus proches de w où A est vraie (cet ensemble est vide si A est

faux dans tout monde).

Une fois cette condition admise, la sémantique non-monotone pour le conditionnel peut

se reformuler ainsi :

[[Si A, B]]w = 1 si et seulement SIM(A,w) B2

I. 2. Une énigme

Le problème que je veux maintenant aborder est le suivant. Sur la base d’une

sémantique non-monotone, on s’attend non seulement à ce qu’une phrase comme (7)

soit cohérente, mais aussi à ce qu’il en soit de même pour (8), alors que tel n’est pas le

cas :

2 Comme dans le reste de ce travail, j’utilise, dans le métalangage, les variables A, B, C… à la fois pour me référer à des phrases et aux propositions (ensemble de mondes possibles) que ces phrases expriment.

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397

(7) Si Jacques a invité Pierre, Gertrude sera contente, mais si Jacques a invité Pierre

et Marie, elle sera furieuse

(8) Si Jacques a invité Pierre ou Marie, Gertrude sera contente, mais si Jacques a

invité Pierre, elle sera furieuse

est perçue comme contradictoire, mais ne devrait pas l’être dans un cadre non-

monotone : il est parfaitement possible que les mondes les plus proches où Jacques

invite Pierre ou Marie soient des mondes où Gertrude sera contente, sans que les

mondes les plus proches où Jacques invite Pierre soient des mondes où Gertrude sera

contente ; il suffit, pour que cela soit le cas, que, d’une part, les mondes les plus proches

du monde actuel où Jacques invite Pierre ou Marie soient en fait des mondes où Jacques

invite Marie mais pas Pierre (c'est-à-dire que l’invitation de Marie soit plus probable

que celle de Pierre), que, d’autre part, Gertrude soit contente dans de tels mondes (c'est-

à-dire soit contente si Jacques invite Marie sans Pierre), mais ne le soit pas si Jacques

invite Pierre (avec ou sans Marie). On peut en fait montrer que, pour que (8) soit vraie,

il faut en réalité être dans une situation de ce type ; en d’autres termes, (8) a pour

conséquence logique Si Jacques a invité Marie, Gertrude sera contente, mais si Jacques

a invité Pierre, elle sera furieuse. On peut avoir l’intuition que là se trouve l’explication

de la déviance de (8) : un locuteur se trouvant dans un tel état épistémique aurait mieux

fait de dire simplement la phrase ci-dessus, puisqu’en prononçant Si Jacques a invité

Pierre ou Marie, Gertrude sera contente, il demande en un sens à son interlocuteur de

considérer aussi bien des mondes où Jacques invite Pierre que des mondes où il invite

Marie, alors qu’en fait, comme tous les mondes proches où Jacques invite Pierre ou

Marie sont des mondes où il invite Marie sans Pierre, seuls les mondes où il invite

Marie sont, intuitivement, pertinents. Nous verrons par la suite que la formalisation de

cette intuition est loin d’être triviale.

Alonso-Ovalle (2004, 2005), aborde un problème très comparable ; en

substance, il s’agit de comprendre pourquoi une phrase comme si A ou B, alors C est

jugée fausse lorsqu’on sait, d’une part, que A décrit un état de fait plausible tandis que B

décrit un état de fait pratiquement impossible (comme il neigera cet été au Sahara) et,

d’autre part, que Si A, alors C est vraie et que Si B, alors C est fausse3 – dans une

3 Un exemple de ce type est le suivant : S’il y a de la sécheresse ou qu’il neige au Sahara cet été, personne ne sera très surpris. Il est clair a) que les mondes intuitivement les plus proches de ce que nous croyons pouvoir être le monde actuel et dans lesquels ou bien il y a de la sécheresse ou bien il neige au

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398

sémantique non-monotone, une telle situation devrait rendre vraie Si A ou B, alors C,

parce que les mondes les plus proches du monde actuel où A ou B est vraie s’avèrent

être en réalité les mondes les plus proches où A est vrai et B est faux (puisque A est plus

probable que B). La solution qu’il propose s’appuie sur une modification de la

sémantique de la disjonction (qu’il s’efforce par ailleurs de motiver indépendamment),

et conserve l’approche non-monotone de la sémantique des conditionnels. Je ne veux

pas accepter cette solution, tout d’abord parce qu’elle me paraît théoriquement coûteuse

(renoncer à la sémantique standard pour la disjonction représente une révision radicale,

qui, à mon sens, devrait être une stratégie de dernier ressort), et surtout parce qu’elle

laisse échapper une généralisation : le problème que nous venons de décrire n’est qu’un

exemple parmi d’autres d’un problème plus général, que nous illustrons maintenant ;

dans chacune des paires qui suit, la première phrase est cohérente, et la deuxième ne

l’est pas :

(9) a. Si Jacques invite Pierre ou Marie, Gertrude sera contente mais si Jacques

invite Pierre et Marie, elle sera furieuse

b.# Si Jacques invite Pierre ou Marie ou les deux, Gertrude sera contente, mais si

Jacques invite Pierre et Marie, Gertrude sera furieuse

(10) a. Si Jacques invite trois linguistes, Gertrude sera contente mais si Jacques

invite quatre linguistes, elle sera furieuse

b. # Si Jacques invite plus de trois linguistes, Gertrude sera contente mais si

Jacques invite plus de quatre linguistes, elle sera furieuse

A nouveau, le point important, ici, est que, d’après l’approche non-monotone, toutes ces

phrases devraient être logiquement cohérentes, y compris (9)b et (10)b. (9)b, en effet,

affirme que les mondes les plus proches où Jacques invite Pierre ou Marie ou les deux

sont des mondes où Gertrude sera contente, mais que cela n’est pas le cas des mondes

les plus proches où Jacques invite Pierre et Marie ; dans un modèle où les mondes les

plus proches où Jacques invite Pierre ou Marie ou les deux sont en fait des mondes où il

Sahara cet été sont des mondes où il y a de la sécheresse au Sahara et où il n’y neige pas cet été, b) que, s’il y a de la sécheresse au Sahara, personne ne sera très surpris, et c) qu’en revanche il est faux que s’il neige au Sahara cet été, personne ne sera très surpris. Cette phrase est donc en principe vraie, étant donné nos croyances sur le monde et la sémantique non-monotone des conditionnels ; pourtant, elle est jugée fausse.

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399

invite soit Pierre sans Marie soit Marie sans Pierre, et tel qu’en ces mondes Gertrude

sera contente, tandis qu’elle ne sera pas contente dans les mondes où il invite les deux

(mondes qui sont plus éloignés du monde actuel que les précédents), la phrase est vraie.

Puisque cette phrase est vraie dans un tel modèle, elle est logiquement cohérente. (10)b,

de son côté, est vraie dans un modèle dans lequel les mondes les plus proches où

Jacques invite plus de trois linguistes sont tous des mondes où il en invite exactement

quatre, et sont tels que Gertrude sera contente, tandis que Gertrude ne sera pas contente

dans les mondes où Jacques invite cinq linguistes ou plus (mondes plus éloignés du

monde actuel que les précédents). Dans le cas de (10)b, la stratégie qui consiste à

adopter une sémantique non-standard pour la disjonction n’est d’aucune aide – elle

pourrait peut-être être étendue aux indéfinis en général4, mais ce serait là, nous semble-

t-il, une stratégie ad hoc.

II. Une généralisation mettant en jeu les lectures exhaustives

Ces deux derniers exemples suggèrent l’analyse suivante : la raison pour laquelle (9)a et

(10)a sont cohérents est que leurs antécédents peuvent s’interpréter de la manière

suivante, respectivement :

(11) Jacques invite Pierre ou Marie mais pas les deux

(12) Jacques invite exactement trois linguistes

On reconnaît là les lectures « renforcées » des antécédents, au sens des chapitres

précédents (lecture exclusive de la disjonction, lecture exacte des numéraux). A

l’inverse, les antécédents en (9)b et (10)b, quant à eux, ne déclenchent aucune

implicature scalaire lorsqu’on les considère isolément (cf. chapitre 3). Ce qui vient

confirmer cette intuition, c’est que lorsque les expressions Pierre ou Marie ou les deux

et plus de trois linguistes se trouvent dans des contextes tels qu’ils peuvent finalement

4 Il est bien connu que les quantificateurs existentiels (et donc les indéfinis) peuvent être vus comme des disjonctions généralisées. Ainsi la phrase Jacques a écrit un nombre compris entre 1 et 10 est équivalente à Jacques a écrit 1, ou Jacques a écrit 2, …., ou Jacques a écrit 10. Pour cette raison, il est en général possible d’étendre tout traitement sémantique proposé pour la disjonction aux indéfinis, et réciproquement. De fait, la disjonction et les indéfinis partagent de nombreuses propriétés empiriques en commun, comme par exemple, dans certaines langues, la propriété d’être des éléments à polarité positive (voir Szabolcsi 2002 et 2004 ), ou d’avoir des possibilités de portée plus étendues que les autres opérateurs logiques (indéfinis spécifiques, disjonctions prenant portée large, voir Schlenker 2004).

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400

donner lieu à des implicatures (cf. chapitre 3), alors, on peut construire des phrases

cohérentes sur le modèle de (9) et (10) :

(13) Si Jacques a l’obligation de résoudre plus de trois problèmes pour être reçu à

l’examen, il se peut qu’il réussisse, mais s’il a l’obligation d’en résoudre plus de

quatre, il échouera

(14) Si Jacques a l’obligation de lire Madame Bovary ou Ulysse ou les deux, il se

peut qu’il remplisse ses obligations, mais s’il a l’obligation de lire Madame Bovary et

Ulysse, il ne remplira pas ses obligations

Ces exemples sont tous plus naturels lorsqu’on focalise l’élément scalaire dans le

deuxième membre de la conjonction (ce que nous représentons par le marquage en

gras); la focalisation n’est pas nécessaire, nous semble-t-il, dans le premier membre.

Cette fois-ci, on remarque que les antécédents de ces conditionnels, pris isolément, ont

une lecture « pragmatiquement renforcée » distincte de leur lecture littérale, à savoir,

respectivement :

(15) Jacques a l’obligation de résoudre plus de trois problèmes pour être reçu à

l’examen, et il n’a pas l’obligation d’en résoudre plus de quatre (c'est-à-dire qu’il

suffit qu’il en résolve plus de trois, bien qu’il ait le droit d’en résoudre plus de

quatre)

(16) Jacques a l’obligation de lire Madame Bovary ou Ulysse ou les deux, et il n’a

pas l’obligation de lire les deux (bien qu’il ait le droit de le faire)

La deuxième partie du chapitre 3 visait à rendre compte de l’existence de ces lectures.

Cette corrélation entre l’existence d’implicatures scalaires pour les antécédents et la

cohérence logique du genre de phrases que nous considérons suggère assez

naturellement la généralisation suivante :

Soit trois propositions A, B et C telles que B entraîne a-symmétriquement A, et

C est logiquement indépendante de A et de B ; alors la phrase Si A, alors C

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401

mais si B, alors nonC est cohérente si la lecture pragmatiquement renforcée de

B n’entraîne pas la lecture pragmatiquement renforcée de A.

Cela peut nous amener à admettre que l’opérateur d’exhaustivité, qui calcule le sens

renforcé de la phrase à laquelle il s’applique, peut être inséré dans l’antécédent d’un

conditionnel, et que les phénomènes de non-monotonie tiendraient en réalité à

l’existence d’implicatures locales. Intuitivement, tous les cas ci-dessus où l’on obtient

des lectures cohérentes peuvent être en effet paraphrasées ainsi :

(17) a. Si Jacques a seulement invité PierreF, Gertrude sera contente, mais si Jacques

a invité Pierre et Marie, elle sera furieuse

b. Si Jacques invite seulement Pierre ouF Marie, Gertrude sera contente mais si

Jacques invite Pierre et Marie, elle sera furieuse

c. Si Jacques invite seulement troisF linguistes, Gertrude sera contente mais si

Jacques invite quatre linguistes, elle sera furieuse

d. Si Jacques a seulement l’obligation de résoudre [plus de trois]F problème pour

être reçu à l’examen, il se peut qu’il réussisse, mais s’il a l’obligation d’en

résoudre plus de quatre, il échouera

e Si Jacques a seulement l’obligation de lire [Madame Bovary ou Ulysse ou les

deux]F, il se peut qu’il remplisse ses obligations, mais s’il a l’obligation de lire Madame

Bovary et Ulysse, il ne remplira pas ses obligations

l’inverse, l’insertion de seulement dans les phrases qui constituent

l’antécédent du conditionnel dans les exemples non-cohérents conduit soit une

interprétation qui ne satisfait pas la condition énoncée ci-dessus, soit à une déviance :

ainsi, la phrase Jacques a seulement invité Pierre ou Marie se trouve impliquée par

Jacques a seulement invité Pierre, puisqu’elle signifie que Jacques a invité ou bien

Pierre sans Marie ou bien Marie sans Pierre. De ce fait, la généralisation ci-dessus n’est

pas observée pour :

(18) #Si Jacques a invité Pierre ou Marie, Gertrude sera contente, mais si

Jacques a invité Pierre, elle sera furieuse

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402

En effet, Jacques a seulement invité [Pierre ou Marie]F signifie que Jacques a ou bien

invité seulement Pierre, ou bien invité seulement Marie, et se trouve donc impliquée par

Jacques a seulement invité PierreF.

Concernant les autres cas problématiques, remarquons la déviance des énoncés

ci-dessous :

(19) a. (#) Jacques a seulement invité [Pierre ou Marie ou les deux]F (déviant

dans un contexte ou les seuls individus pertinents sont Pierre et Marie)

b. # Jacques a seulement invité [plus de trois]F linguistes

Comme l’adverbe seulement, lorsqu’il s’applique à une phrase S, renvoie la valeur

exhaustive de S (relativement à l’ensemble d’alternatives déterminé par la structure

prosodique informationnelle de S –cf. chapitre 1), et produit une déviance lorsque S ne

peut pas donner lieu à une lecture exhaustive, le type de lectures qu’on obtient en

insérant seulement, ou la déviance relative qui en résulte, doivent se trouver corrélées

avec le caractère cohérent ou non-cohérent du genre de phrases que nous considérons,

étant donné la généralisation que nous proposons.

Notons que cette généralisation, en tant que telle, ne nous donne pas une

explication ; la propriété essentielle d’une analyse non-monotone des conditionnels,

c’est que, même lorsque B entraîne a-symétriquement A, une phrase comme ‘si A, C

mais si B, nonC’ est logiquement cohérente. Ce que nous avons observé, c’est qu’une

phrase de cette forme, en réalité, est logiquement cohérente seulement si, bien que B

entraîne a-symmétriquement A, exh(B) n’entraîne pas exh(A), et cela suggère

d’analyser tous les cas où la phrase est cohérente comme correspondant en fait à la

forme logique Si exh(A), C mais si exh(B), non C. Pour que cette analyse nous fournisse

une explication, il faut en fait renoncer à l’analyse non-monotone des conditionnels, et

revenir à la sémantique de l’implication stricte. En effet, tant qu’on maintient une

sémantique non-monotone, ‘Si A, C mais si B, nonC’ est logiquement cohérente même

quand B entraîne A (c’est là le but d’une sémantique non-monotone). Ce que nous

voulons, au contraire, c’est que cette phrase ne puisse être cohérente que si exh(B)

n’entraîne pas exh(A). On obtient ce résultat en revenant à la sémantique stricte, et en

permettant que l’opérateur d’exhaustivité puisse être inséré dans les antécédents de

conditionnels. Suivant cette analyse, tous les phénomènes de non-monotonie apparente

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403

mettraient en jeu un opérateur d’exhaustivité invisible5, qui aurait pour effet que les

phrases concernées seraient en fin de compte logiquement cohérentes, même du point

de vue de la sémantique stricte. Si cette analyse était correcte, elle nous donnerait une

raison indirecte d’admettre l’existence d’un tel opérateur, susceptible d’être inséré sous

la portée de certaines expressions, ce qui justifierait la thèse selon laquelle les

implicatures scalaires et les phénomènes de lectures exhaustives doivent être traités

comme des phénomènes proprement grammaticaux, au sens où le calcul des

implicatures scalaires et des lectures exhaustives entreraient dans la procédure récursive

de calcul du sens. Comme nous allons le voir, une telle solution n’est pas en tant que

telle viable : il faudrait en effet montrer que tous les cas qui ont justifié l’analyse non-

monotone des conditionnels peuvent se réduire à la présence d’un opérateur

d’exhaustivité dans l’antécédent, ce qui s’avère difficile. Dans la section suivante, nous

explorons pourtant une version plus raffinée de cette analyse. Dans celle qui la suivra,

nous élaborerons une hypothèse alternative, dans laquelle on maintient l’analyse non-

monotone des conditionnels (sous une forme légèrement différente, cependant), mais

qui nécessite d’expliquer les cas de non-cohérence (là où l’analyse non-monotone prédit

la cohérence) en termes purement pragmatiques.

III. Tentative d’unification

Une analyse qui tendrait à réduire la non-monotonie apparente de la construction

conditionnelle à la présence d’un opérateur invisible d’exhaustivité ne peut en réalité

rendre compte de tous les cas qui ont motivé initialement l’analyse non-monotone.

Considérons ainsi :

(20) S’il y a du poulet, Marie sera contente, mais s’il y a du poulet aux hormones,

elle ne le sera pas

(21) Si Jacques chantait, Marie serait contente, mais s’il chantait faux, elle ne le

serait pas

5 Une telle analyse, néanmoins, conserve l’idée qu’il y a bien un phénomène de non-monotonie en jeu, mais ne localise plus la non-monotonie dans la construction conditionnelle elle-même. Plutôt, l’opérateur exh est en tant que tel un opérateur non-monotone, au sens où, en général, on peut très bien avoir S impliquant S’ sans que exh(S) n’implique exh(S’), ni réciproquement. Plus profondément, l’opérateur d’exhaustivité a une affinité étroite avec la notion de circonscription développée en logique non-monotone (McCarthy 1980, 1986). Sur ce rapprochement entre exhaustivité et logique non-monotone, voir en particulier Van Rooij & Schulz (2004b).

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404

L’application de l’opérateur d’exhausitivité à Jacques chante ne donne pas la

proposition Jacques chante et ne chante pas faux ; au mieux, si le contexte rend saillant

un ensemble d’alternatives verbales (lire, parler, peindre…), on obtiendrait Jacques

chante et ne fait pas d’autre activité. De même, l’application de l’opérateur à il y a du

poulet ne peut pas donner il y a du poulet sans hormones, mais plutôt, il y a seulement

du poulet. Par conséquent, si l’on adopte la sémantique du conditionnel strict, la

possibilité d’insérer l’opérateur d’exhaustivité dans l’antécédent ne rend pas les phrases

ci-dessus moins contradictoires. Selon l’analyse non-monotone, en revanche, (21) est

non-contradictoire, puisqu’elle est vraie dans un modèle dans lequel les mondes les plus

proches où Jacques chante sont des mondes où il chante juste, et tel que Marie est

contente dans tous ces mondes, et mécontente dans tous les mondes où il chante faux.

Cependant, la tentative d’expliquer les phénomènes de non-monotonie en termes

de l’opérateur d’exhaustivité suggère, de manière plus générale, une stratégie possible

pour qui souhaite maintenir la sémantique du conditionnel strict. Il s’agit d’attribuer les

phénomènes de non-monotonie non pas à la construction conditionnelle en tant que

telle, mais plutôt d’y voir une propriété générale des mécanismes pragmatiques

d’interprétation, dont les lectures exhaustives et les implicatures scalaires ne seraient

alors qu’un exemple parmi d’autres. Les arguments en faveur d’une telle vue sont

multiples (et déjà bien connus) :

a) La non-monotonie n’est pas seulement le propre de la construction conditionnelle ;

on l’observe aussi avec les subordonnées temporelles, et les expressions définies au

singulier et au pluriel (cf. Schlenker 2004) ; elle caractérise également l’interprétation

des phrases qu’on appelle génériques (et qui ont d’ailleurs été une des motivations

premières du développement des logiques non-monotones)

b) la non-monotonie est aussi une propriété du raisonnement naturel

Je commence par illustrer le point a) par quelques exemples :

- subordonnées temporelles :

(22) Quand Paul chante, Marie est contente, mais quand il chante faux, elle est

mécontente

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405

- expressions définies :

< dans un contexte où le locuteur possède un chat, et ses voisins un autre chat>

(23) Le chat dort, mais le chat du voisin est éveillé (Schlenker 2004)

Notons que la sémantique « standard » pour les descriptions définies prédit que cette

dernière phrase est contradictoire à chaque fois qu’elle est appropriée, c'est-à-dire à

chaque fois que ses présuppositions sont satisfaites ; dans cette analyse, (23) présuppose

qu’il y a un unique chat, et qu’il y a un unique chat du voisin, et les deux membres de la

conjonction concerne donc nécessairement le même chat. Une sémantique plus adéquate

analyse plutôt cette phrase comme suit (informellement) : le chat le plus saillant dort,

mais le chat du voisin le plus saillant est réveillé, ou bien associe aux descriptions

définies une restriction de domaine ; dans le premier cas, la notion de saillance doit être

formalisée en termes d’une relation de pré-ordre sur les individus, laquelle joue alors le

même rôle que la relation de similitude relative dans l’analyse non-monotone des

conditionnels (voir Schlenker 2004).

(24) <prononcé par un professeur dans un lycée> Les élèves sont gentils, mais les

élèves de la Terminale A sont insupportables.

- phrases génériques :

(25) (en règle générale), un physicien fait des expériences, mais un physicien étudiant

la physique mathématique ne fait pas d’expérience.

b) la non-monotonie dans le raisonnement naturel

Considérons le raisonnement suivant :

(26) Voyager en Concorde coûte cher

Marie a voyagé en Concorde hier

………………………………….

arie a dépensé beaucoup d’argent pour son voyage d’hier

Page 406: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

406

La première prémisse est une phrase générique, qui admet des exceptions : nous

la tenons pour vraie, tout en sachant qu’il peut arriver qu’un individu donné voyage

gratuitement en Concorde (si par exemple il s’agit d’un employé d’une ligne

d’aviation) ; cela suffit à nous assurer que la conclusion ne suit pas logiquement des

prémisses. De plus, il se pourrait que quelqu’un ait offert à Marie son voyage en

Concorde, auquel cas les deux premières prémisses pourraient être vraies sans que la

conclusion le soit. Ce genre d’inférences peut donc être caractérisé comme

« défaisable » ; si l’on rajoutait une certaine prémisse, comme, par exemple, « Marie ne

voyage en avion que lorsqu’on lui offre le billet », la conclusion ne suivrait plus ; le fait

qu’un raisonnement tenu pour valide devienne invalide lorsqu’on ajoute une prémisse

est caractéristique d’un mode de raisonnement non-monotone. Le lien avec la

sémantique des conditionnels est tout à fait direct : s’il fait partie de nos connaissances

d’arrière-plan que voyager en Concorde côute cher, et que nous ne savons rien de

particulier sur Marie, alors nous sommes prêts à admettre la vérité de Si Marie a voyagé

en Concorde hier, alors elle a dépensé beaucoup d’argent pour son voyage d’hier, tout

en état prêt a juger fausse la phrase Si Marie a voyagé en Concorde hier et si elle ne

voyage en avion que lorsqu’on lui offre le billet, alors elle a dépensé beaucoup d’argent

pour son voyage d’hier. Qu’il s’agisse du raisonnement ci-dessus ou de ces phrases

conditionnelles, on tend à interpréter la phrase Marie a voyagé en Concorde comme

suggérant plus ou moins que Marie a voyagé en Concorde de manière « typique » (elle

a payé son billet, en particulier).

Ces faits suggèrent que les phénomènes de non-monotonie peuvent tenir à ce

que, de manière très générale, lorsque nous interprétons une phrase qui est, du point de

vue de son sens littéral, vraie dans un certain ensemble de mondes E, nous ne concluons

pas seulement que le monde actuel se trouve dans E, mais aussi qu’il se trouve dans le

sous-ensemble E’ de E qui contient les mondes les plus « normaux » de E. Ainsi, la

phrase Marie a voyagé en Concorde tend à être interprétée comme Marie a voyagé en

Concorde, au moyen d’un billet qu’elle a payé elle-même. Quoiqu’il soit très difficile de

donner un contenu concret à cette notion de « normalité », on peut néanmoins rendre

compte des phénomènes de non-monotonie de la manière suivante : A tout contexte C,

on associe une relation d’ordre C sur l’ensemble des mondes possibles, qui sert à

représenter les intuitions sur ce qui est plus ou moins « normal » en C : w C w’ si w est

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407

un monde plus « normal » que w’6 ; on impose en particulier que tout monde qui,

d’après les agents, peut être le monde actuel est plus normal que tout autre monde qui,

d’après les agents, ne peut pas être le monde actuel. Ceci étant dit, l’interprétation par

défaut, dans le contexte C, d’une phrase dont le sens littéral est la proposition S, est

donnée par la fonction CIRC7 suivante :

CIRC(S, C) = {w : w S w’ S (w’<C w)}

Autrement dit, CIRC retient les mondes de S qui sont les plus « normaux ». Pour être

sûr que CIRC(S,C) ne nous donne pas l’ensemble vide (c'est-à-dire la contradiction), on

a à nouveau besoin de faire l’hypothèse de la limite sous sa forme faible, à savoir

l’hypothèse selon laquelle il y a toujours un sens à employer l’expression définie

plurielle les mondes les plus normaux dans lesquels S est vraie, à moins que S ne soit

vraie dans aucun monde.

Remarquons d’emblée à quel point la définition de la fonction CIRC est proche, d’un

point de vue purement formel, de celle de la définition exh dans le chapitre 1; la seule

différence entre les définitions de CIRC(S, C) et exh(S) tient à ce que les relations de

pré-ordre qui apparaît dans les définitions sont distinctes, et n’ont pas du tout la même

signification. Alors que w C w’ signifie w est plus normal que w’ dans le contexte C,

w Sw’ signifie w rend vraies toutes les alternatives de S que w’ rend vraies. Il reste que

cette similitude formelle entre les deux définitions8 suggère une unification possible.

Remarquons d’abord que la sémantique non-monotone des conditionnels peut être

reformulée ainsi :

(Si S, T) est vraie dans le contexte C si tous les mondes où CIRC(S,C) est vrai sont des

mondes où T est vrai

6 la relation que nous notons C est ce que Kratzer (1981) nomme une ordering source.7 CIRC pour circonscription. La définition qui suit est en effet pratiquement identique à celle de la circonscription dans McCarthy (1980, 1986), tel que cité par Van Rooy & Schulz (2004b), sauf que la relation de pré-ordre sous-jacente qui définit CIRC est plutôt vue, comme pour EXH, comme comparant l’extension de d’un certain prédicat dans deux mondes. 8 sur laquelle insistent Van Rooy & Schulz (2004b).

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408

Mais il est peut-être plus naturel de ne pas donner une telle sémantique pour la

construction conditionnelle, mais plutôt de maintenir une sémantique stricte, tout en

admettant la possibilité que l’opérateur CIRC soit en fait présent dans la forme logique

des phrases, et puisse être inséré de manière à s’appliquer à l’antécédent d’un

conditionnel, comme d’ailleurs à une proposition temporelle subordonnée. Selon cette

analyse, la raison pour laquelle il n’est pas contradictoire de dire s’il y a du poulet,

Marie sera contente, mais s’il y a du poulet aux hormones, elle sera mécontente est que

l’on peut associer à cette phrase la forme logique Si CIRC(il y a du poulet, C), Marie

sera contente, mais si CIRC (il y a du poulet aux hormones, C), elle sera mécontente ; si

d’après nos connaissances sur le monde, les mondes les plus « normaux » où il y a du

poulet sont des mondes où il n’y a pas de poulet aux hormones, alors cette phrase n’est

en effet pas contradictoire.

Pour rendre compte de la généralisation précédente concernant le rôle joué par les

implicatures scalaires, il faut alors unifier les deux opérateurs CIRC et exh ; il s’agit de

définir un opérateur qui calcule, pour n’importe quelle phrase, son sens pragmatique,

c'est-à-dire celui qui dérive à la fois des maximes de Grice et de la tendance à ignorer

les manières « anormales » dont une phrase donnée peut-être vraie. Appelons cet

opérateur PRAGM ; on peut le définir comme suit :

PRAGM(S,C) = exh(S) CIRC(S, C), ou encore :

PRAGM(S, C) = {w : w S w’ S (w’ <S w w’<C w)}

ou encore, en définissant une nouvelle relation de pré-ordre de la manière suivante :

w C, S w’ si w Sw’ ou w Cw’,

PRAGM(S,C) = {w : w S w’ S (w’ <C, S w)}

Pour que cette analyse réussisse à résoudre le problème dont nous étions partis (c'est-à-

dire le caractère intuitivement non-cohérent de phrases qui, d’après la sémantique de

Lewis, ne sont pas contradictoires), il ne suffit pas d’admettre l’existence de l’opérateur

PRAGM, il faut aussi renoncer à celle de CIRC. En effet, s’il était possible de

construire des phrases de la forme si CIRC(A), alors B, alors on obtiendrait les mêmes

prédictions que celles que donne la sémantique de Lewis. Cela n’est plus le cas si la

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409

seule manière d’obtenir les cas de non-monotonie suppose l’insertion de l’opérateur

PRAGM, tandis que la sémantique de la construction conditionnelle est celle du

conditionnel strict. Encore faut-il imposer, et cela de manière quelque peu arbitraire,

une contrainte de parallélisme, selon laquelle l’insertion de PRAGM dans le premier

membre de la conjonction suppose celle de PRAGM dans le second membre. En effet, il

se trouve qu’une phrase de la forme Si PRAGM(A ou B), C mais si A, C n’est pas

contradictoire, puisque A n’entraîne pas logiquement A ouexcl B, et donc n’entraîne pas

PRAGM(A ou B). En revanche, PRAGM(A), si A et B sont les seules alternatives

pertinentes, est équivalent à CIRC(A) CIRC( B), et entraîne bien a-symétriquement A

ouexcl B9.

Pour conclure, en maintenant l’analyse stricte des conditionnels tout en admettant la

possibilité d’insérer PRAGM dans l’antécédent du conditionnel, on rend compte du fait

qu’une phrase de la forme Si A, B, mais si A’, nonB, où A’ entraîne A, n’est cohérente

que s’il existe un contexte C tel que PRAGM(A’, C) n’entraîne pas PRAGM(A, C), ce

qui entraîne la généralisation dont nous sommes partis.

Je note enfin une prédiction additionnelle de l’analyse présentée ici, à savoir l’existence

d’un contraste entre les deux phrases suivantes :

(27) # Si Jacques a mangé du poulet ou du canard, il sera content, mais s’il a mangé

du poulet, il sera mécontent

(28) Si Jacques a mangé du poulet ou du canard, il sera content, mais s’il a mangé du

poulet aux hormones, il sera mécontent

La déviance de (27) s’explique ainsi : étant donné que nous adoptons la sémantique

stricte pour la construction conditionnelle, une phrase du type si A, C mais si B, C est

contradictoire quand B implique A. Les exemples où tel n’est apparemment pas le cas

doivent s’analyser comme contenant l’opérateur PRAGM dans les antécédents de

chaque conditionnel, ce qui produit une phrase logiquement cohérente seulement si

PRAGM(B) n’entraîne pas PRAGM(A). Cependant, dans le cas d’une phrase de la

forme si A ou B, C, mais si A, C, cette stratégie échoue ; en effet, PRAGM(A ou B)

9 J’ignore ici la variable de contexte C, qui détermine la relation de pré-ordre pertinente pour définir la relation « être plus normal que ».

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410

signifie A ouexcl B (en considérant ici, pour simplifier l’exposé, que PRAGM est

équivalent à EXH), tandis que PRAGM(A), dans ce contexte (où l’on suppose que les

seules alternatives pertinentes sont A et B) signifie A et B, de sorte que l’antécédent du

second conditionnel continue d’entraîner logiquement celui du premier. En revanche,

les choses changent lorsque l’on considère un exemple comme (28) : si l’on admet que

les mondes où il y a du poulet aux hormones sont, contextuellement, moins « normaux »

(ou encore, moins saillants) que ceux où il y a du poulet sans hormones, alors

PRAGM(Jacques a mangé du poulet aux hormones) n’entraîne pas PRAGM(Jacques a

mangé du poulet ou du canard) ; PRAGM(Jacques a mangé du poulet aux hormones)

est en effet la proposition qui est constituée des mondes les plus « normaux » où

Jacques a mangé du poulet aux hormones et n’a pas mangé de canard (si les alternatives

pertinentes sont Jacques a mangé du poulet et Jacques a mangé du canard) ; mais

aucun de ces mondes n’appartient à PRAGM(Jacques a mangé du poulet ou Jacques a

mangé du canard), puisque cette dernière proposition contient les mondes les plus

« normaux » où Jacques a mangé du poulet et n’a pas mangé de canard, et les mondes

les plus normaux où Jacques a mangé du canard sans manger de poulet : par hypothèse,

ces mondes ne contiendront de fait aucun monde où Jacques a mangé du poulet aux

hormones.

Cette tentative de solution au problème dont nous étions partis consiste à

grammaticaliser les phénomènes pragmatiques, ce qui permet d’obtenir des lectures

pragmatiquement renforcées pour des phrases enchassées. Elle peut donc fournir un

argument très indirect en faveur de la thèse localiste. Néanmoins, elle peut sembler

extrêmement ad hoc ; l’unification des deux types de non-monotonie évoquée dans ce

chapitre (la non-monotonie caractéristique du raisonnement par défaut, et celle qui se

trouve inhérente aux mécanismes engendrant les implicatures scalaires et les lectures

exhaustives) n’apparaît sans doute pas comme allant de soi à première vue (malgré une

claire analogie de nature formelle entre les deux genres de phénomènes). Cependant,

cette approche est en un sens naturelle : étant donné une phrase comme il y a du sucre

dans le café ou il y a du sucre dans le thé, le fait est que, lorsque l’on considère

l’interprétation de cette phrase, dans un contexte d’énonciation réel, on observe à la fois

une lecture exclusive de la disjonction et l’interprétation « par défaut » selon laquelle,

par ailleurs, il n’y a d’essence ni dans le café ni dans le thé ; il est conforme à la ligne

poursuivie par les tenants du localisme de considérer l’hypothèse selon laquelle tous les

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411

phénomènes de renforcement pragmatique peuvent être intégrés à la procédure récursive

de calcul du sens. Cependant, il faut remarquer que l’analyse proposée ici souffre d’au

moins un défaut purement interne : il s’agit de la contrainte de parallélisme énoncée p.

409. Ne serait-ce que pour cette raison, il convient de rechercher une autre solution, plus

authentiquement pragmatique, au problème dont nous étions partis – explorer la

possibilité d’une solution purement pragmatique est par ailleurs bienvenu en tant que

tel, pour évaluer dans quelle mesure l’analyse présentée ci-dessus fournit un argument

fort en faveur du localisme.

IV. Une analyse purement pragmatique

L’autre option que je veux maintenant explorer vise à rendre précise une intuition que

j’exprime d’abord de manière tout à fait informelle :

Considérons une phrase de la forme si A, alors B ; cette phrase signifie, selon la

sémantique stricte, que tous les mondes accessibles au monde actuel où A est vrai sont

des mondes où B est vrai. Or il est raisonnable d’admettre que, pour des raisons

pragmatiques, une phrase de ce type n’est pas appropriée s’il n’existe pas de mondes

accessibles où A est vrai ; même dans un contrefactuel comme S’il avait plu, Marie

aurait été contente, qui suggère fortement qu’il n’a pas plu, il reste qu’on comprend

néanmoins que l’hypothèse selon laquelle il a plu est envisageable. En ce sens, toute

phrase de la forme si A, alors B déclenche la présupposition il est possible que A, où le

modal de possibilité est lui-même relativisé à la même relation d’accessibilité que le

conditionnel lui-même (l’existence d’une telle présupposition est suggérée par Stalnaker

1975, et admise par Von Fintel 1999). Plaçons nous maintenant dans le cadre non-

monotone ; nous dirons que si A, alors B présuppose qu’il y a au moins un monde

proche où A est vraie. Considérons alors si A ou B, alors C ; cette phrase présuppose

qu’il y a au moins un monde proche où A ou B est vraie. Supposons cependant que l’on

sache par ailleurs que si A, alors non(C) ; on aurait alors à la fois :

- tous les mondes dont la distance au monde actuel est inférieure à n et où A ou B

est vrai sont des mondes C

- Aucun monde dont la distance au monde actuel est inférieure à n’ et où A est

vrai n’est un monde C

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412

Les variables n et n’ servent à exprimer que la notion de proximité n’est pas absolue,

sans quoi les deux clauses ci-dessus seraient contradictoires. Pour que ces deux clauses

soient vraies, il faut, d’abord, que n’ soit supérieur à n ; ensuite, il est nécessaire qu’en

réalité, tous les mondes dont la distance au monde actuel est inférieure à n et où A ou B

est vrai soient en réalité des mondes où A est fausse et B est vraie. De ce fait, les deux

formes suivantes sont équivalentes - les indices n et n’ figurant sous le mot si

représentent la distance maximale des mondes sur lesquels l’antécédent du conditionnel

quantifie :

(29) Sin A ou B, alors C, mais sin’ A, alors non-C

(30) Sin B, alors C, mais sin’ A, alors non-C

Or nous avons l’intuition qu’un locuteur se trouvant dans un tel état d’information aurait

alors mieux fait de prononcer (30) : pourquoi nous demanderait-il de considérer tous les

mondes situés à une distance inférieure à n où A ou B est vraie si cela revient en réalité à

considérer ceux où B est vrai et A faux ? En d’autres termes, l’explication de la

déviance de (29) s’expliquerait ainsi : sin A ou B, alors C présuppose l’existence d’au

moins un monde situé à une distance inférieure à n où A ou B est vraie, tandis que que

sin B, alors C présuppose l’existence d’au moins un monde situé à une distance

inférieure à n où B est vraie. En appliquant le principe de Sauerland (2003) de

maximisation des présuppositions¸ un locuteur doit choisir, entre deux phrases

équivalente, celle dont les présuppositions sont les plus fortes, c'est-à-dire, en ce cas,

(30).

Pour rendre explicite une telle analyse, je reviens, à l’instar de Von Fintel (1999), à une

sémantique stricte pour les conditionnels, et j’attribue les phénomènes de non-

monotonie au fait que la relation d’accessibilité de n’importe quel conditionnel n’est pas

entièrement déterminée par les propriétés linguistiques des phrases ; les cas apparents

de non-monotonie, en ce cas, proviennent du fait qu’une phrase comme Si A, alors B,

mais si C, alors nonB peut être interprétée de telle manière que chacun des

conditionnels corresponde à une relation d’accessibilité distincte. Dans nos paraphrases

ci-dessus, les indices n et n’ représentent ainsi deux relations d’accessibilité distinctes ;

s’il est vrai, par exemple, qu’un conditionnel indicatif (S’il fait beau, Jacques est

dehors) impose que les mondes accessibles soient des mondes compatibles avec ce que

Page 413: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

413

les locuteurs croient possibles, tandis qu’un conditionnel contrefactuel (S’il avait fait

beau, Jacques aurait été dehors), au contraire, doit rendre accessible des mondes dont

nous savons qu’ils ne peuvent pas être le monde actuel, il est par ailleurs concevable

que l’ensemble des mondes accessibles soient contextuellement restreints aux mondes

que les locuteurs jugent suffisamment « intéressants » - par exemple, des mondes

suffisamment « similaires » au monde actuel selon une certaine dimension qui est

pertinente dans le contexte de l’énonciation. Von Fintel (1999) défend une analyse de ce

type : il maintient la sémantique stricte pour le conditionnel, mais relativise l’évaluation

d’un conditionnel à ce qu’il nomme un « horizon modal », c’est-à-dire à une fonction

qui, à chaque monde, associe un ensemble de mondes accessibles à ce monde (une

horizon modal est en fait une relation d’accessibilité obéissant à certaines contraintes –

voir plus bas), et qui n’est pas à proprement parler associée de manière unique à tel ou

tel opérateur modal ; l’une des différences avec une sémantique standard est qu’au lieu

d’associer à chaque construction modale une relation d’accessibilité déterminée, les

modèles que l’on considère ne déterminent pas une unique relation d’accessibilité, mais

en rendent accessibles plusieurs ; de plus – et c’est le plus important -, pour qu’une telle

fonction f soit bien un « horizon modal » et qu’il soit possible de rendre compte des

phénomènes de non-monotonie en termes de changement d’horizon modal, il faut

ajouter la contrainte que, étant donnée un monde w, si w’ f(w’), alors tout monde w’’

tel que w’’ w w’ appartient aussi à f(w). En d’autres termes, si un monde w’ est

acccessible à w, tout monde w’’ plus proche de w que ne l’est w’ doit aussi être

accessible à w. La différence avec la sémantique stricte classique est donc a) que la

relation d’accessibilité n’est pas déterminée par la morphologie présente dans

l’antécédent du conditionnel, mais également par le contexte (de manière analogue, les

restrictions de domaine pour les quantificateurs peuvent être traitées comme dépendants

de facteurs au moins en partie pragmatiques), et b) comme chez Lewis, le modèle doit

associer à chaque monde w une relation de pré-ordre w, qui vient contraindre les

horizons modaux possibles.

Je formule maintenant de manière explicite une sémantique pour les conditionnels

inspirées par Von Fintel (1999). J’admets ici que tout conditionnel contient, dans sa

forme logique, un indice qui représente l’horizon modal sous-jacent. Un modèle pour un

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414

tel langage, de ce fait, devra être tel que la fonction d’interprétation associe à chaque

indice de ce type un « horizon modal ».

Un modèle est un ensemble ordonné <W, , f1,…,fn, V}, où W est un ensemble de

mondes, , une fonction qui à tout monde w associe une relation de pré-ordre sur

l’ensemble des mondes possibles, f1,…,fn des fonctions qui à tout monde associent un

ensemble des mondes (les mondes accessibles du point de vue dans l’horizon modal fi),

et V une fonction qui associe à chaque monde une distribution de valeur de vérités sur

les propositions atomiques du langage. Les fonctions f1, …, fn, de plus, observent les

contraintes suivantes :

- i w w’ w’’ (w’ fi(w) w’’ w w’) (w’’ fi(w))

- w (w f(w))

- i j w (fi(w) fj(w) ou fj(w) fi(w))

(ces trois conditions assurent que l’ensemble des fonctions fi constituent un système de

sphères au sens de Lewis 1973)

Interprétation de sii en un monde w :

- présupposition : sii présuppose, en w : il existe w’ fi(w) tel que est vrai

en w’

En d’autres termes :

- [[siiw= # s’il n’existe pas de monde w’ fi(w) tel que est vrai en w’, c'est-à-

dire : [[siiw= # si (fi(w) Ø

- s’il existe un monde w’ fi(w) tel que est vrai en w’, alors

[[siiw= 1 si pour tout monde w’ fi(w) et est vrai en w’, est vrai en w’, c'est-

à-dire : [[siiw= 1 si (fi(w)

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415

Nous disons que deux phrases sont Strawson-équivalentes (plus loin, s-équivalentes, cf.

Von Fintel 1999) si, dans tout monde où elles ont une valeur de vérité déterminée (c'est-

à-dire où leurs présuppositions sont satisfaites), elles ont la même valeur de vérité.

Principe de maximisation des présuppositions (inspiré de Sauerland 2003) :

Soit deux phrases S et S’ telles que

a) S’ est une alternative de S

b) S et S’ sont s-équivalentes

c) les présuppositions de S’ entraînent a-symétriquement celles de S

Alors un locuteur prêt à souscrire à la fois à S et à S’ doit employer S’ plutôt que S.

Illustration du principe de maximisation des présuppositions (exemple initial attribué

par Sauerland à Irene Heim)

Considérons :

(31) a. Marie a vu une voiture de Jacques garée rue Monge

b. Marie a vu la voiture de Jacques garée rue Monge

Ces deux phrases sont Strawson-équivalentes. En effet, dans tout monde dans lequel les

présuppositions de (31)a sont satisfaites, la valeur de a. et b. est la même. Il suit du

principe de maximisation des présuppositions qu’un locuteur se trouvant dans un de ces

mondes et considérant ces phrases comme vraies doit prononcer (31)a plutôt que (31)b.

De ce fait, (31)b n’est pas appropriée dans un contexte où les présuppositions de (31)a

sont satisfaites, c'est-à-dire dans un contexte dans lequel le fait que Marie possède une

voiture est connaissance commune. Il s’ensuit que, en un sens dérivé, (31)b présuppose

qu’il n’est pas connaissance commune que Marie possède une et une seule voiture.

Sauerland parle ainsi de présuppositions implicitées (implicated presupposition). De ce

fait, on infère généralement d’une phrase comme (31)b que Marie possède plusieurs

voitures (puisque, d’un côté, cette phrase a pour conséquence logique que Marie a une

voiture, et présuppose qu’il n’est pas connaissance commune qu’elle en a une seule, ce

qui peut conduire à penser qu’elle en a plusieurs).

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416

Un rappel sur la caractérisation des alternatives :

Si S’ est une alternative de S, alors si S’, T est une alternative de si S, T.

Sur la base de ces définitions et principes, on peut prouver le résultat suivant :

(32) Soit S et S’ tel que S’ entraîne a-symmétriquement S. Alors :

Si S, T mais si S’, nonT est approprié si et seulement si S et nonS’ n’entraîne pas

une alternative de S qui entraîne a-symétriquement S.

Le résultat procède en deux temps. Tout d’abord, nous montrons que, pour tout i, j, et

toutes phrases S, S’ telles que S’ entraîne a-symmétriquement S, et tout énoncé U tel

que S S’ entraîne U et U entraîne S, les deux énoncés suivants sont s-équivalents :

(33) a. Sii S, T mais sij S’, T

b. Sii U, T mais sij S’, T

Preuve : montrons d’abord que si Sii S, T mais sij S’, T est vraie en w, alors fi(w)

fj(w).

Comme, pour tous i, j, ou bien fi(w) fj(w), ou bien fi(w) fj(w), il suffit de

montrer que, si Sii S, T mais sij S’, T est vraie en w, alors il existe w’ fj(w) tel que

w’ fi(w). Supposons donc que Sii S, T mais sij S’, T soit vraie. Soit w’ fj(w) tel

que S’ est vrai en fj(w) (un tel w’ existe dans tout monde w qui satisfait la

présupposition des conditionnels) ; nécessairement T est vraie en w’. Par ailleurs,

comme S’ entraîne S, S est vraie en w’. Et donc, si l’on avait w’ fi(w), alors on aurait

aussi T vraie en w’, ce qui est contradictoire.

Montrons maintenant l’équivalence des deux énoncés suivants, quand S’ entraîne a-

symétriquement S et S S’ entraîne U et U entraîne S :

(34) Sii S, alors T, mais si S’, alors nonT

(35) Sii U, alors T, mais si S’, alors nonT

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417

(34) est vraie en un monde w si (S fi(w)) T (S’ fj(w)) W – T.

(35) est vraie en w si (U fi(w)) T (S’ fj(w)) W – T. Il est évident que (34)

entraîne (35), puisque U entraîne S. Il suffit donc de montrer que (35) entraîne (34).

Supposons donc que (U fi(w)) T et (S’ fj(w)) W – T. On veut montrer que

(S fi(w)) T. Soit un monde w’ S fi(w). Comme fi(w) fj(w), on a aussi w’ (S

fj(w)). Si l’on avait de plus w’ S’, on aurait finalement w’ (S’ fj(w)), et donc w’

W–T, ce qui est contradictoire. Donc w’ S’, c'est-à-dire w’ (W – S’). Par

conséquent, w’ (S fi(w) (W – S’)). Comme S S’ entraîne U, on a (S (W –

S’) U, et donc aussi w’ (U fi(w)). Comme, par hypothèse, (U fi(w)) T, on a

w’ T. CQFD.

Preuve de (32) :

Supposons qu’en un monde w les présuppositions des deux phrases suivantes sont

satisfaites (avec S’ entraînant a-symmétriquement S, et S S’ U S):

(36) Sii S, alors T, mais sij S’, alors nonT

(37) Sii U, alors T, mais si S’j, alors nonT

Comme nous venons de le montrer, ces deux phrases sont nécessairement Strawson-

équivalentes. Soit U une alternative de S telle que (S et nonS’) U S. (36)

présuppose qu’il existe w’ fi(w) tel que w’ S, et (37) qu’il existe w’ fi(w) tel que

w’ U. Si donc il existe une alternative U de S à telle que (S S’) U S, alors la

phrase si U, alors T, mais si S’, alors nonT est une alternative de (36) qui est s-

équivalente à (36) mais dont les présuppositions entraînent a-symétriquement celles de

(36). Il suit que (36) ne peut jamais être appropriée, d’après le principe de maximisation

des présuppositions.

Quelques conséquences

Nous montrons maintenant que les faits dont nous parlions au début de ce chapitre

suivent directement a) de nos hypothèses sur la caractérisation des alternatives d’une

phrase donnée, et b) de (32) :

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418

(38) # Si Jacques a vu Pierre ou Marie, il sera content, mais si Jacques a vu Pierre, il

sera mécontent

>> Comme Jacques a vu Marie est une alternative de Jacques a vu Pierre ou Marie, et

comme de plus (Jacques a vu Pierre ou Marie) et Jacques n’a pas vue Pierre entraîne

Jacques a vu Marie, comme, enfin, Jacques a vu Marie entraîne a-symétriquement

Jacques a vu Pierre ou Marie, (38) est, d’après (32), inappropriée. La raison en est que

le principe de maximisation des présuppositions et la sémantique que nous adoptons

pour le conditionnel assure qu’un locuteur qui croit que (38) est vraie aurait mieux fait

de dire simplement :

(39) Si Jacques a vu Marie, il sera content, mais si Jacques a vu Pierre, il sera

mécontent

Je passe maintenant à quelques autres cas :

(40) a. Si Jacques a vu Pierre ou Marie, il sera content, mais si Jacques a vu Pierre et

Marie, il sera mécontent

b. # Si Jacques a vu Pierre ou Marie ou les deux, il sera content, mais Jacques a

vu Pierre et Marie, il sera mécontent

a est appropriée : il n’existe pas d’alternative à Jacques a vu Pierre ou Marie qui

soit impliquée par Jacques a vu Pierre ou Marie et Jacques n’a pas vu Pierre et Marie.

(40)b n’est pas appropriée : cette fois-ci, étant donné les hypothèses défendues dans le

chapitre 3 (section sur les disjonctions redondantes), la phrase Jacques a vu Pierre ouexcl

Marie est équivalente à une alternative de Jacques a vu Pierre ou Marie ou les deux,

puisque nous avions besoin, pour des raisons tout à fait indépendantes, d’inclure

Jacques a vu Pierre ouexcl Marie parmi ces alternatives.

(41) Si Jacques a l’obligation de rencontrer Pierre ou Paul ou les deux, il sera

content, mais s’il a l’obligation de rencontrer Pierre et Paul, il sera triste

Cette fois-ci, et bien que l’une des alternatives de Jacques a l’obligation de rencontrer

Pierre ou Paul ou les deux soit Jacques a l’obligation de rencontrer Pierre ouexcl Paul,

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419

la phrase est appropriée ; en effet, cette dernière alternative n’est pas impliquée par

Jacques a l’obligation de rencontrer Pierre ou Paul ou les deux et n’a pas l’obligation

de rencontrer Pierre et Marie (cette dernière phrase peut-être vraie quand Jacques a par

ailleurs le droit de rencontrer à la fois Pierre et Marie, ce qui se trouverait exclu par

Jacques a l’obligation de rencontrer Pierre ouexcl Paul).

Ce sont des raisons tout à fait similaires qui expliquent le contraste suivant :

(42) a. # Si Jacques a lu plus de trois livres, il sera content, mais s’il a lu plus de

quatre livres, il sera triste

b. Si Jacques a l’obligation de lire plus de trois livres, il réussira, mais s’il a

l’obligation de lire plus de quatre livres, il échouera.

Dans le premier cas, il se trouve que la phrase est équivalente à Si Jacques a lu

exactement quatre livres, il sera content, mais s’il a lu plus de quatre livres, il sera

triste, et qu’un locuteur croyant cette phrase aurait dû la choisir, puisque, d’après nos

hypothèses du chapitre 3, Jacques a lu exactement quatre livres est une alternative de

Jacques a lu plus de trois livres

En revanche, (42)b est appropriée, parce qu’il n’existe pas d’alternative à Jacques a

l’obligation de lire plus de trois livres qui soit impliquée par Jacques a l’obligation de

lire plus de trois livres et n’a pas l’obligation d’en lire plus de quatre. En particulier,

Jacques a l’obligation de lire exactement quatre livres n’est pas impliquée par cette

dernière phrase : cette dernière (Jacques a l’obligation de lire plus de trois livres et n’a

pas l’obligation d’en lire plus de quatre) est vraie s’il faut et il suffit à Jacques de lire

plus de trois livres et qu’il a par ailleurs le droit d’en lire plus de quatre, alors qu’une

telle situation rend fausse Jacques a l’obligation de lire exactement quatre livres (cette

dernière phrase entraîne que Jacques n’a pas le droit d’en lire plus de quatre). Et donc

Jacques a l’obligation de lire plus de trois livres et n’a pas l’obligation d’en lire plus de

quatre n’entraîne pas l’alternative Jacques a l’obligation de lire exactement quatre

livres.

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420

L’analyse purement pragmatique proposée dans cette section permet donc de rendre

compte de manière plus directe que celle présentée dans la section III, fondée sur

l’opérateur PRAGM. Elle a, pour cette raison, ma préférence.

Conclusion

Ce chapitre abordait une question quelque peu périphérique par rapport à l’objet général

de ce travail. Son but était de montrer qu’un problème spécifique lié à la sémantique des

conditionnels pouvait être résolu en combinant, d’une part, le principe de maximisation

des présupposition de Sauerland, et d’autre part, la caractérisation que nous avons

proposées dans d’autres chapitres de la classe de comparaison de certains termes

scalaires ; en particulier les hypothèses que nous avions proposées dans le chapitre 3

pour le traitement des numéraux modifiés et des disjonctions redondantes, qui portaient

sur les échelles du genre d’expressions en question, s’avèrent avoir des conséquences

empiriquement correctes dans un autre domaine empirique ; on peut en particulier

conclure que les échelles nécessaires au calcul des implicatures scalaires se trouvent

également impliquées dans le calcul des présuppositions implicitées au sens de

Sauerland. Bien entendu, l’analyse proposée dans ce chapitre demanderait à être

explorée plus en détail pour qu’on puisse en évaluer la portée et la valeur.

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421

CONCLUSION GENERALE

Au terme de travail, je souhaite rappeler, brièvement, les conclusions auxquelles

j’ai abouti, et mentionner un certain nombre de questions ouvertes et de pistes de

réflexion.

La question qui s’est trouvée à l’origine de mes investigations était celle de la

place des implicatures scalaires dans l’architecture globale de la compétence

linguistique humaine. Face à un certain nombre d’arguments en faveur de la thèse selon

laquelle les implicatures scalaires relèvent, contrairement à la vue jusque-là dominante,

de la grammaire, j’ai cherché, dans le premier chapitre, à montrer que la plupart de ces

arguments n’étaient pas décisifs . Pour ce faire, j’ai proposé une formalisation du

raisonnement gricéen sous-jacent aux implicatures scalaires ; moyennant certaines

hypothèses sur les ensembles d’alternatives, j’ai ainsi montré que le raisonnement

pragmatique conduisait à ce que la lecture inférée de n’importe quelle phrase soit sa

lecture exhaustive, et j’ai soutenu que ce résultat était empiriquement correct. Ce

premier chapitre, cependant, repose sur certaines hypothèses auxiliaires qui ne vont pas

de soi. L’hypothèse auxiliaire principale est que les ensembles d’alternatives sont finis

et sémantiquement clos sous la conjonction et la disjonction ; il s’agit là, à n’en pas

douter, d’une limite importante, qui suscite naturellement deux questions : serait-il

possible de formuler les maximes de la conversation de telle manière que cette

condition de clôture ne soit pas nécessaire pour parvenir au résultat ? Pourrait-on définir

un autre opérateur d’exhaustivité, plus « faible », qui dériverait les lectures

pragmatiquement renforcées d’une phrase donnée en fonction de ses alternatives, et ce

quelle que soit la structure de l’ensemble des alternatives ?

En ce qui concerne la première question, on peut en tout cas montrer que la

modification suivante de la maxime de quantité permet d’obtenir les lectures

exhaustives comme des conséquences du raisonnement pragmatique sans qu’on ait

besoin de la clôture sous la conjonction (mais en maintenant la clôture sous la

disjonction) :

Page 422: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

422

Si i est l’état d’information du locuteur, et si S est la phrase qu’il prononce,

alors : a) i entraîne S et b) pour tout S’ de ALT(S) tel que S’ n’entraîne pas S, i

n’entraîne pas S’.

Rappelons que, dans la formulation que j’ai choisie dans le chapitre 1, la condition qui

joue le rôle de b) est nettement plus faible :

b’) pour tout S’ de ALT(S) tel que S’ entraîne a-symétriquement S, i n’entraîne pas S’

N’imposons aucune condition particulière sur ALT(S), et appelons ALT&(S) la clôture

de ALT(S) sous la conjonction. Alors on peut prouver que a) et b) ensemble sont

équivalents aux conditions a) et c) (ci-dessous) :

c) pour tout S’ de ALT&(S) tel que S’ entraîne a-symétriquement S, i n’entraîne pas S’

Comme b’) est équivalent à c) dans le cas où ALT(S) est lui-même clos sous la

conjonction, il en résulte que a) et b) pris ensemble sont équivalents à la conjonction de

a), b’), et la condition de clôture sous la conjonction. Il faudrait donc se demander si la

contrainte b) ci-dessus est conceptuellement défendable, auquel cas elle pourrait

légitimement remplacer la contrainte b’) ; si c’est le cas, alors on a seulement besoin,

pour dériver les lectures exhaustives, de l’hypothèse que les alternatives sont closes

sous la disjonction. J’ai par ailleurs montré, dans le chapitre 2, que, dans le cas de

réponses aux questions-wh, l’hypothèse de clôture sous la conjonction et la disjonction

suit directement de la sémantique des en termes de pré-ordre proposée pour les

questions-wh dans le chapitre 2.

Sur le plan empirique, j’ai régulièrement, au cours de ce travail, suggéré que la

construction des alternatives d’une phrase donnée pouvait, dans certains cas, ignorer tel

ou tel terme scalaire. Pour certains exemples, le fait d’ignorer un des termes scalaires

présents dans la phrase était nécessaire pour parvenir à une prédiction correcte. Mais je

n’ai pas proposé de théorie générale capable de caractériser les conditions dans

lesquelles lesquelles tel ou tel terme scalaire se trouve « activé » ou « désactivé » pour

le calcul des alternatives. Il est probable que, parmi les facteurs pertinents, on compte

un grand nombre de facteurs contextuels (en particulier le fait que telle ou telle question

Page 423: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

423

soit en débat) et prosodiques. Je n’ai pas étudié le rôle particulier de la prosodie dans

l’engendrement des alternatives, tout en indiquant à plusieurs reprises que ce rôle était

important. Un prolongement naturel de ce travail consisterait donc à une étude

approfondie des interactions entre la structure prosodique des phrases et les mécanismes

d’inférence pragmatique, dans le cadre général que j’ai proposé.

Bien que mon intention initiale ait été de défendre l’approche « globaliste », ou encore,

plus simplement, l’approche purement pragmatique des implicatures scalaires, j’ai été

amené, dans la deuxième partie, à admettre l’existence de processus purement

grammaticaux qui, à bien des égards, « miment » le processus purement pragmatique

qui engendre les implicatures scalaires. Ainsi l’examen des numéraux m’a conduit à

admettre la présence possible, dans la forme logique des phrases, d’un opérateur

d’exhaustivité enchâssé. J’ai suggéré que cet opérateur, dont la sémantique est sensible

au focus, ne trouve les alternatives sur lesquelles il peut « agir » que si le terme scalaire

qui les engendre se trouve focalisé par des moyens prosodiques, sauf si ce terme est un

numéral. J’ai de plus esquissé, dans le chapitre 4, un argument tendant à montrer que le

sens renforcé des phrases déclaratives contenant un numéral doit pouvoir entrer en ligne

de compte pour le calcul des présuppositions des questions numériques associées. Si ces

hypothèses sont correctes, elles invitent à une enquête détaillée concernant la syntaxe de

l’opérateur d’exhaustivité ; pour ne pas multiplier les lectures inexistantes, en effet, on

est contraint d’imposer des restrictions importantes à sa distribution syntaxique. Il serait

nécessaire de comprendre la nature exacte et les raisons d’être de ces restrictions.

Enfin, dans l’ensemble de la seconde partie, j’ai utilisé les résultats de la première partie

pour les appliquer à des phénomènes variés ; la stratégie poursuivie consistait alors à

jouer sur les échelles de telle ou telle expression de manière à obtenir des prédictions

correctes. Bien entendu, les choix faits peuvent apparaître comme particulièrement ad

hoc. Une théorie des échelles reste en ce sens nécessaire. Le chapitre 5 introduit un

concept nouveau, celui d’implicature d’ordre supérieur, qui se trouve appliqué à un

problème empirique particulier, celui de l’interprétation des indéfinis pluriels ; j’espère

qu’il pourrait trouver d’autres champs d’application, et, éventuellement, permettre de

faire l’économie des hypothèses sur les échelles proposées dans le chapitre sur les

numéraux : au lieu de dire que plus de trois compte parmi ses alternatives exactement

trois, il serait tentant d’admettre simplement que plus de trois entre en compétition avec

Page 424: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

424

trois, compris sous sa lecture renforcée. Une stratégie du même type me paraît naturelle

dans le cas des disjonctions redondantes, c'est-à-dire des expressions de la forme A ou B

ou les deux. Au lieu de postuler qu’une expression de ce type est en compétition avec A

ouexcl B, on y verrait une conséquence du fait que A ouincl B, dont la lecture renforcée est

A ouexcl B, fait partie des alternatives de A ou B ou les deux. L’idée sous-jacente serait

que lorsqu’une expression A compte, parmi ses alternatives, une expression B distincte

mais équivalente, alors c’est le sens renforcé de B qui est pris en compte pour le calcul

du sens renforcé de A (en d’autres termes, exh(B) devient elle-même une alternative de

A).

Les questions que je viens de mentionner suivent de manière directe de l’approche que

j’ai adoptée ici. Mais il est aussi d’autres questions, que toute théorie pragmatique se

doit de prendre en compte, et que je n’ai pas du tout abordées. Dans tout ce travail, j’ai

supposé que le choix d’une certaine phrase au sein d’un ensemble d’alternatives était

toujours motivé en termes véri-conditionnels : une phrase est choisie parce que le

locuteur la croit vraie et qu’elle est la plus informative des alternatives qu’il croit vraies.

Mais si toute théorie pragmatique doit sans doute faire appel à une notion de choix, il est

clair que les motifs d’un certain choix ne sont pas nécessairement purement véri-

conditionnels ; on peut choisir de ne pas utiliser l’alternative la plus « forte » parce que

cela serait impoli, ou tabou ; telle est certainement la logique de l’euphémisme. On peut

aussi imaginer que, par défaut, les locuteurs préférent, entre deux phrases qui ont la

même valeur de vérité, la variante la plus « simple », de sorte que le choix d’une forme

plus complexe indique de manière indirecte que l’état mental du locuteur ne correspond

pas aux situations les plus typiques dans lesquelles la phrase, sous son sens littéral, est

vraie ; telle est peut-être la logique du phénomène par lequel les expressions les plus

marquées tendent à avoir les interprétations les plus marquées. Tous ces phénomènes

pragmatiques ont été récemment étudiés au moyen de la théorie de la décision (voir

notamment Parikh 2001, Merin 1999, Van Rooy 2001). J’espère avoir l’occasion de

m’y consacrer également. Comme dans le cas des implicatures scalaires, on peut, en

principe, poser la question de la place exacte de ces phénomènes dans l’architecture

générale de la compétence linguistique, c'est-à-dire celle de savoir s’ils doivent être

intégrés, en partie, à la grammaire, ou bien être décrits exclusivement en termes de

principes généraux de rationalité conversationnelle.

Page 425: benjamin spector aspects de la pragmatique des operateurs logiques

425

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ANNEXE

Scalar Implicatures : Exhaustivity and Gricean Reasoning

B. Spector, 2005, à paraître dans M. Aloni et al (éds), Questions in Dynamic Semantics, Current Research in the Semantics/Pragmatics Interface, Elsevier

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Scalar Implicatures: Exhaustivity

and Gricean Reasoning

Benjamin Spector

Abstract

This paper shows that both scalar implicatures and exhaustifi-cation of answers can be understood as the outcome of a prag-matic reasoning based on Gricean maxims. I offer a formaliza-tion of the Gricean reasoning that solves some of the problems(cf. Chierchia, 2002) faced by standard neo-Gricean accounts. Ifurther show that positive and non-positive answers pattern verydifferently, in a way that can be predicted by stating carefully,for a given question-answer pair, what counts as an ‘alternativeanswer’ — this notion plays the same role as that of ‘scalar al-ternative’ in previous approaches. The general approach is verysimilar in spirit to van Rooij and Schulz (2004).

10.1 Imperfections of Standard Neo-Gricean Accounts

According to neo-Gricean accounts, scalar implicatures are computedas follows: given a sentence S containing a scalar term t, S is to becompared to all sentences which can be obtained from S by replacingt with a term belonging to t’s scale. For any such scalar alternativeS′ such that S′ asymmetrically entails S, the hearer infers that S′ isnot part of the speaker’s beliefs. (Hereafter, rule R1; this derives the

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Questions in Dynamic Semantics.Maria Aloni, Alastair Butler and Paul Dekker (eds.).Copyright c© 2005, To be filled in.

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so-called clausal1 or primary2 implicatures). The underlying principlemotivating this inference is Grice’s first maxim of Quantity . Assumingfurther that the speaker is maximally informed, the hearer infers thatS′ is in fact false according to the speaker (hereafter, rule R2).

(1) A or B(2) A and B

Suppose the speaker utters a sentence of the form of (1). Its uniquescalar alternative is (2). Since (2) is logically stronger than (1), (2) isnot part of the speaker’s beliefs. Moreover, if the speaker is maximallyinformed, (2) is false, so that or in (1) is interpreted as exclusive, eventhough its literal linguistic meaning is that of inclusive disjunction.

Whatever the merits of this approach (in particular, the fact thatit predicts that the exclusive reading of or should disappear in mono-tone decreasing contexts, due to the reversal of entailment patterns),it has been shown to be inaccurate in many cases, especially whena scalar term is interpreted under the scope of some operators. Forinstance, Chierchia (2002) points out that the neo-Gricean procedureyields too weak results for a sentence like (3):

(3) Each of the students read Othello or King Lear .

(3) (sometimes) implicates (4)3:

(4) Each of the students read Othello or King Lear and not both.

The neo-Gricean account predicts a much weaker implicature, namely(5):

(5) It is not the case that each of the students read Othello and KingLear .

Another problem is that the neo-Gricean account can also lead to toostrong predictions. Take a sentence of the following form:

(6) (A or B) or C

Scalar alternatives of (6):

a. (A and B) or Cb. (A or B) and Cc. (A and B) and C

All these alternatives are stronger than (6), so that (6) should implicatethat they are all false (by rule R2). In particular, a. should be false, in

1Gazdar (1979)2Sauerland (2004)3In section 10.3.3, I account for the fact that this inference is not systematic.

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which case C is. But (6) certainly does not implicate that C is false4. Letme call this problem, which is actually very general, that of unwantednegations. If, on the other hand, we find a way of blocking this inference,we remain unable to predict that (6) normally implicates that only oneof the three disjuncts is true.

10.1.1 Chierchia’s localist solution

Chierchia (2002) presents a solution based on a recursive interpretationfunction which computes ‘strengthened meanings’ in tandem with theinterpretation function that computes ‘literal meanings’. For him, scalarimplicatures are simply an additional dimension of meaning, and thelink between scalar implicatures and general principles of conversationalrationality becomes less clear, even though some basic aspects of theneo-Gricean approach are retained. Hereafter, I will defend a ‘globalist’approach to scalar implicatures, in the sense that it relies on the naturalhypothesis that pragmatic processes operate at least at the sententiallevel.

10.1.2 Sauerland (2004)

Sauerland (2004)5 proposes a globalist approach to the puzzle of multi-ple disjunctions which relies on two modifications of the standard neo-Gricean account. First, he expands the set of alternatives for a givensentence, and second, he motivates a modification of the inference rules.A sentence S of the form ((A or B) or C) will have the following alter-natives: {A, B, C, (A or B), (A or C), (B or C), (A and B), (A and C),(B and C), ((A and B) or C), ((A or B) and C), ((A and B) and C),((A or B) or C)}. The first inference rule is meant to capture whatSauerland calls primary implicatures, i.e. inferences of the form “Thespeaker does not hold the belief that . . . ”. For any alternative S′ thatasymmetrically entails S, it follows from the maxim of quantity thatthe speaker does not believe that S′ is true. In this particular case, allthe alternatives (as defined above) entail S. So we derive, among otherthings, the fact that the speaker does not believe A to be true, nor Bnor C, and also that he does not believe (A or B) to be true. Sauerlanduses the following notation, borrowed from epistemic logic:

. ¬KA,¬KB,¬KC,¬K(A or B), etc.

4It has been observed long ago, for instance in Gazdar (1979), that a disjunctivestatement is generally taken as indicating that the speaker is uncertain regarding thedisjuncts’ truth-values. Gazdar (1979) calls this kind of implicatures (i.e. inferencesof the form “The speaker does not know whether p”) clausal implicatures.

5A preliminary version of Sauerland’s paper, though quite different from the finalone, was circulated in 2002.

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Next, all the logical consequences of these statements are computed.For instance, since the speaker does not know (A or B) to be true,and since, on the other hand, he believes ((A or B) or C) to be true(maxim of quality), it follows that he cannot know C to be false. In-deed, if he both believed C to be false and ((A or B) or C) to betrue, then he would believe (A or B) to be true, which contradicts¬K(A or B). Therefore ¬K¬C can be added to the set of primaryimplicatures. More generally, it follows that the speaker must be un-certain about the truth-value of each of the disjuncts. After all thelogical consequences of primary implicatures are derived, and added tothe set of primary implicatures, so-called secondary implicatures arecomputed as follows:

If ¬Kφ is a primary implicature and ¬K¬φ has not been derivedas a primary implicature or a logical consequence of primary im-plicatures, then infer the following: K¬φ.

In the case of multiple disjunctions, you get the intended reading byderiving first ¬K(A and B), ¬K(A and C), ¬K(B and C) and then,by using the second inference rule: K¬(A and B), K¬(A and C),K¬(B and C).

A few comments on Sauerland’s procedure, which is I believe basicallyon the right track. One question is how exactly the alternatives are de-fined. Sauerland needs to say that for any sentence of the form (A or B),the set of its alternatives is {A,B, (A or B), (A and B)}. But becausehe wants the relation ‘being an alternative of’ to be an equivalencerelation (as in the standard view), he runs into the following problem:any two sentences X and Y are alternatives of each other; indeed, since(X or Y ) is an alternative of X and of Y , X and Y are alternatives ofeach other (by symmetry and transitivity of the relation ‘being an alter-native of’). But if this were true, then no scalar implicature would everbe derived.6 Sauerland solves this problem by an entirely ad hoc move:he introduces two binary connectors cL and cR such that (A cL B) isequivalent to A, and (A cR B) is equivalent to B, and then stipulatesthe following scale: 〈or , and , cL, cR〉. Then the alternatives of (A or B)are the following: {A cL B,A cR B,A or B,A and B}. The elementsof this set are semantically equivalent to the previous one, but it isnot the case anymore that any two sentences X and Y are alternativesof each other, even though X cL Y and X cR Y , which are equiva-

6If all the sentences were alternatives of each other, then no sentence could everbe interpreted as conveying more information than what it explicitly says: a speakerobeying the maxim of quantity should always choose to use a sentence whose literalmeaning contains all the information he wants to express.

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lent to X and Y , are, for any X and Y . As the author notes, thesetwo connectors are actually never used — and this is accounted for bythe maxim of manner , which says that one is supposed to be brief.Not only is this an ad hoc move; it is also not in accordance with theGricean intuition that sentences are to be compared to other sentencesthat could have been uttered instead. Instead of resorting to this move,one could have simply given up the constraint that alternative sets beequivalence classes. After all, it would seem quite natural to say thatA is an alternative of (A or B), but not the other way around, basedon the plausible view that a given sentence should be compared onlyto sentences that are not more complex (one could interpret Grice’smaxim of manner in this way). But this is not the solution I will ad-vocate. Rather, I will nearly claim that any two sentences X and Yare alternatives of each other. More precisely, what I will claim is thatany two elementary answers to a given question under discussion arealternatives of each other. Consider the following dialogue:

(7) Who came?Peter came.

I define the set of elementary answers to the question in (7) as theset of all propositions of the form x came, where x ranges over thecontextually given domain of quantification. The proposition that, say,John came, is therefore an alternative to Peter came. Assuming that,for any X, Y , if X and Y are alternatives, then (X and Y ) is also analternative, it is also the case that John came and Peter came is amongthe alternatives. This alternative asymmetrically entails the propositionexpressed by the answer actually uttered. From which the hearer derives(in two steps) that the speaker believes that John came and Peter cameis false, which, together which the fact that he believes Peter came tobe true, entails that he believes John came to be false. More generally,for any individual C distinct from Peter in the quantificational domain,it follows that the speaker believes that C didn’t come. What I haveinformally derived is the so called exhaustive interpretation of answers.My main claim in this paper is that exhaustivity can be derived fromGricean assumptions.

10.1.3 Is exhaustification the solution?

Van Rooij (2002), on the other hand, uses exhausitivity as his startingpoint, and claims that scalar implicatures are just a sub-case of it. Heproposes to derive scalar implicatures from the fact that, if a certainquestion Q is under discussion and a certain sentence S is given as ananswer to Q, S is generally interpreted as ‘exhaustive’.

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The exhaustivity operator (Groenendijk and Stokhof, 1984) oper-ates on answers of the form GQ P , where GQ stands for a generalizedquantifier and P for a predicate. The question under discussion is under-stood as for which objects is P true of these objects? . The exhaustivity(exh) operator works as follows7:

[[exh(GQ P )]] = 1 iff [[P ]] ∈ Min[[GQ ]], where Min[[GQ ]] is the setthat includes only the minimal members of [[GQ ]], i.e: Min[[GQ ]] ={x | x ∈ [[GQ ]] and there is no x′ ∈ [[GQ ]] such that x′ ⊂ x} (⊂ =is a proper subset of ).

Example:

a. Among John, Mary and Peter, who came?b. John or Mary came.

[[John or Mary ]] = {{J,M,P}, {J,M}, {J, P}, {J}, {M,P}, {M}}.Min[[John or Mary ]] = {{J}, {M}}. [[exh(John or Mary came)]] = 1iff [[came]] ∈ {{J}, {M}} i.e. iff only John came or only Mary came.Van Rooij (2002) shows that when exhaustification is applied to mono-tone increasing contexts, it can solve some of Chierchia’s puzzles.

10.1.4 When exactly do we exhaustify answers?However, if exhaustification is applied to a sentence GQ P where GQis decreasing, exhaustification as defined above leads to unrealistic im-plicatures: ‘less than two chemists came’ should implicate that nobodycame! So van Rooij uses a second exhaustivity operator (exh ′) in thesecases, following an intuition of von Stechow and Zimmermann (1984),according to whom a negative answer gives rise to positive inferencesregarding individuals that the answer does not ‘talk about’:

exh ′(GQ P )]] = 1 iff [[P ]] ∈ (Max [[GQ ]]), where (Max [[GQ ]]) is theset that includes only the maximal members of [[GQ ]].

There are several problems with this account.First, the second rule of exhaustification makes wrong predic-

tions:

(8) a. Among the chemists and the philosophers, who came?b. Less than two of the chemists

Exhaustification leads to b’:

b’ Exactly one chemist and all the philosophers came.

7I reformulate Groenendijk & Stokhof’s exhaustivity operator in more simpleterms, but the difference is immaterial as long as, as we assume here, the GQ thatoccurs in the answer to which the operator applies is semantically rigid (i.e. has thesame denotation across models).

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But b. does not seem to implicate b’; b. actually does indeed suggestthat some chemist came, but does not implicate anything regardingnon-chemists. It rather suggests that the speaker does not know muchabout them8.

Second, these two rules are unable to account for cases where thespeaker combines increasing and decreasing quantifiers, thus creating anon-monotone GQ , as in (9)b9:

(9) a. Among the chemists, the philosophers and the linguists, whocame?b. Less than two chemists but one philosopher came

If we apply the first exhaustivity operator, what we get is that b. impli-cates that no chemist and no linguist came, while exactly one philoso-pher came. If we apply the second exhaustivity operator, what we get isthat exactly one chemist, all the philosophers and all the linguists came.None of these predictions is in fact borne out. Rather, it seems that(9) implicates that at least one chemist came, exactly one philosophercame, and that the speaker does not know much about linguists.

10.1.5 Goal of this paper: deriving exhaustivity

In the next sections, I show that both scalar implicatures and exhaus-tification of answers can be understood as the outcome of a pragmaticreasoning that is based on the Gricean maxims. I will first offer a pre-cise formalization of the Gricean reasoning, meant to replace the tworules R1 and R2. I will then show that it is possible to predict the factsreviewed above by defining carefully what counts as an ‘alternativeanswer’ for a given answer to a certain question under discussion10.

10.2 Formalizing the Gricean reasoningI now assume that a certain sentence A is uttered as an answer toa (maybe implicit) question Q, and I adopt a partition semantics forquestions (Groenendijk and Stokhof, 1984): Q induces an equivalencerelation RQ, over the set of worlds.

8Von Stechow and Zimmermann (1984) report judgments that conflict withmine; most speakers seem to agree that no positive inference arises in the caseof purely negative answers.

9Von Stechow and Zimmermann (1984) noticed that exhaustive readings arisewith some but not all non-positive answers, those which have, in their terms, ‘anegative direction of closure’.

10Since the first draft of this paper was written, Robert van Rooij and KatrinSchulz have also attempted to derive the exhaustivity facts from Gricean maxims,in a very similar way. See van Rooij and Schulz (2004). Van Rooij and Schulz (2004),however, do not pay close attention to non-positive answers.

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NotationwRQw′ w and w′ belongs to the same ‘cell’RQ(v) = {w | wRQv}

(= the set of worlds equivalent to v, or v′s ‘cell’)α(w) α is true in w (alternatively: w ∈ α)α ⊆ β α is a subset of β; α entails βα ⊂ β α is a proper subset of β; α asymmetrically entails β.

The proposition α expressed by A is supposed to meet the condition ofstrong relevance.

Definition 10.1 (Strong Relevance) A proposition α (= set ofworlds) is strongly relevant with respect to a question Q if

1. ∃w, (RQ(w) ∩ α) = ∅ (i.e.: α excludes at least one cell) and2. ∀w, (α(w) ↔ (RQ(w) ⊆ α)) (α does not distinguish between two

worlds that belong to the same cell, i.e. provides no irrelevantinformation).

The speaker’s information state is modeled as a set of worlds, i.e. aproposition. As an agent believes a lot of things that are irrelevant inthe context of a given question, it is useful to define what counts as therelevant information contained in a certain information state:

Definition 10.2 (Relevant Information) Let i be an informationstate and Q a question. Then we define i relativized to Q, written asi/Q, as follows:

i/Q = {w | ∃w′, (w′RQw and w′ ∈ i)} (=⋃

w∈i RQ(w)).

The Gricean reasoning is based on the idea that α (the propositiongiven as an answer) must be compared to a certain set of alternativepropositions11 which the speaker could have chosen instead of α. Thisalternative set, call it S, must contain α itself, and be such that allits members are relevant12. The hearer’s task when interpreting thespeaker’s utterance is to address the following question: given that thespeaker has preferred α to all the other members of S, what does thisentail regarding his information state i0? First, the speaker must believeα to be true (Grice’s maxim of quality), i.e. i0 must entail α. Second, αmust be optimal in the sense that there must be no more informative

11As my formulation makes clear, I am now adopting the simplifying view thatwhat the hearer compares are propositions.

12The exact definition of alternative sets is the topic of section 3.

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proposition in S entailed by the speaker’s beliefs (Grice’s maxim ofquantity), i.e. there must be no proposition α′ in S such that i0 entailsα′ and α′ asymmetrically entails α. More formally:

Definition 10.3 Let Q be a question and α be a proposition that isstrongly relevant with respect to Q. Then α is an optimal answer toQ in information state i with respect to an alternative set S if:

1. i ⊆ α (i.e. i entails α) and2. ∀α′(α′ ∈ S and i ⊆ α′) → ¬(α′ ⊂ α) (i.e. for any proposition α′

belonging to S, if i entails α′, then α′ does not asymmetricallyentails α)

Put differently, i0, the speaker’s information state, must belong to thefollowing set I(S, α,Q):

Definition 10.4 I(S, α, Q) = {i | α is an optimal answer to Q ininformation state i with respect to S} (i.e. I(S, α,Q) = {i | i ⊆α and ∀α′(α′ ∈ S and i ⊆ α′) → ¬(α′ ⊂ α)})

So if a certain proposition β is entailed by no member of I(S, α,Q),the hearer can conclude that β is not part of the speaker’s belief. Thisreasoning plays the role of rule R1. It is immediately predicted that ifthe speaker utters a sentence P of the form A or B and if the proposi-tions expressed by A and by B belong to the alternative set S, as I willassume (so does Sauerland, 2004), then the speaker cannot know A tobe either true or false: if A were true, then A would have been a betteranswer than P ; if A were false, B would be true (since P is), and Bwould have been a better answer than P 13. Now, let the hearer assumethat the speaker is as informed as possible given the answer he made.This means that his information state i0 is maximal in I(S, α,Q) inthe following sense: there is no i′ in I(S, α,Q) such that i′ (relativizedto Q) asymmetrically entails i0 (relativized to Q). In other words, i0belongs to Max (S, α,Q), defined as follows:

Definition 10.5 Max (S, α, Q) = {i | i ∈ I(S, α, Q) and ∀i′(i′ ∈I(S, α, Q)) → ¬(i′/Q ⊂ i/Q)}

From this the hearer can conclude that if a proposition β is entailedby all the members of Max (S, α,Q), then β is believed by the speaker.

13Assuming that A and B are logically independent.

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This reasoning plays the role of R2, but is not equivalent to it: thereis no way of deriving an ‘unwanted negation’. In the case of a disjunc-tive statement in which the disjuncts are logically independent, thedisjuncts and their negations are entailed by no member of I(S, α,Q),as shown above, so that they cannot be entailed by any member ofMax (S, α,Q) either, since Max (S, α,Q) is included in I(S, α,Q).

From now on, whenever it is clear what the question under discus-sion is, and assuming that the content of an alternative set only dependson the question under discussion and the sentence uttered, I will simplywrite I(α) and Max (α) instead of I(S, α,Q) and Max (S, α,Q). S(α)will denote the alternative set of α.

10.3 Alternative sets and Exhaustification10.3.1 An exampleLet P be of the form (A or B) or C, where A, B and C are logicallyindependent. Assume thatP is uttered in a context in which A, B andC’s truth-values are what is relevant i.e. as an answer to a question Qamounting to Which sentence(s) are true among A, B, and C?

For any information state i, the relevant part of i in this con-text (i.e i/Q) belongs to the boolean closure of {A,B,C}. So we willloose nothing if we view information states as sets of valuations of{A,B, C}, i.e. as propositions of the propositional language based on{A,B, C}, where any such proposition actually stands for a class ofpropositions that are all equivalent when relativized to Q. Let S(P )(the alternative set of P ) be the closure under union and intersectionof {(A,B, C}14. Intuitively, S(P ) is the set of positive answers to Q:S(P ) = {A,B,C, A ∨ B,A ∧ B,A ∨ C,A ∧ C,B ∨ C,B ∧ C, (A ∨ B) ∨C, (A∧B)∨C,A∨ (B ∧C), . . .}. Assume i0 = (((A∨B)∨C)∧ (¬(A∧B)∧ (¬(A∧C)∧ (¬(B ∧C))))). Then i0 ∈ I(P ), since P is the only —and therefore best — proposition in S(P ) entailed by i0

15; i0 can alsobe described as the set of the three following valuations:

A B CW1 T F FW2 F T FW3 F F T

14As the reader will have noticed, I treat sentences both as sentences of the object-language and as names (in the meta-language) of propositions, i.e. names of setsof worlds, in which case conjunction and disjunction are understood as intersectionand union.

15I do not give the proof here, but this fact is actually a special case of the theorem3, in the appendix. It is easy to check that P = Pos(i0) (the function Pos is definedin section 3.3.2).

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I now show that Max (P ) = {i0}, i.e. that i0 entails all the mem-bers of I(P ). Suppose i1 is an information state that is not entailed byi0 and that belongs to I(P ). There is then an element of i0 that doesnot belong to i1. Suppose W1 does not belong to i1. Then i1 entails P ′

defined as:

P ′ = ¬(A ∧ (¬B ∧ ¬C)) = ¬A ∨ (B ∨ C)

But i1 belongs to I(P ), and therefore entails P . Hence i1 also entailsP ′′:

P ′′ = (((A ∨ B) ∨ C) ∧ (¬A ∨ (B ∨ C))) = (B ∨ C)

But P ′′, which belongs to S(P ), would have been a better answer thanP in information state i1, so that i1 does not belong to I(P ), contraryto the hypothesis. Things are similar if W2 or W3 does not belong toi1 (by symmetry). Hence Max (P ) = {i0}, and P implicates i0. Thisproof can be generalized to all formulas whose only logical operatorsare disjunctions.

10.3.2 Background concepts

As shown in section 1.4., answers lead to different kinds of implicatures,especially regarding exhausitivity, depending on whether they are, in-tuitively speaking, positive or negative. But this cannot make sense sofar, as I have not said precisely what it is for an answer to be ‘positive’.This is the goal of the present section.

I now assume that wh-questions are all equivalent to somethinglike: Q: For which x is P (x) true? , where x is of any semantic type,and P is a certain predicate (simple or complex) that can be built in anatural language. I further assume that the domain of quantification isfixed and finite, and known to all participants. Thus any relevant answerto Q can be translated into the following propositional language LQ:let (ci)0<i<n+1 be an enumeration of names for each of the individualsof the domain. Then LQ is the propositional language with disjunctionand conjunction as its only binary connectors and based on the atomicsentences (Pi)0<i<n+1, where Pi translates P (ci).

Now, relevant answers to Q can be seen as sets of valuations of(Pi)0<i<n+1. And the relevant part of any information state can alsobe seen as a set of valuations. So we can assimilate information statesto sets of valuations, without loosing anything.

Definition 10.6

1. Literal: a literal is an atomic sentence or the negation of anatomic sentence. A literal is positive if it is an atomic sentence,

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negative otherwise2. Sentence P favors literal L16: a sentence or a proposition P

favors a literal L iff there is a valuation V such that V (P ) =V (L) = 1 and V−L(P ) = 0, where V−L is defined as the valuationwhich is identical to V except for the value it assigns to L.

3. Sentence P essentially mentions literal L: A sentence Pessentially mentions a literal L iff L occurs without a negationpreceding it in every P ′ equivalent to P and such that the scopeof all negations occurring in P ′ is an atomic sentence.

4. Positive sentence/positive proposition: a sentence or aproposition is positive (resp. negative) iff it favors at least onepositive (resp. negative) literal and no negative (resp. positive)literal.

We can then prove the following theorems (see Appendix):

Theorem 10.1 For any sentence P and any literal L, P favors L ifand only if P essentially mentions L.

Theorem 10.2 A sentence P is positive (resp. negative) if and only ifP is equivalent to a sentence which belongs to the closure of positive(resp. negative) literals under conjunction and disjunction.

Corollary 10.1 A sentence P is positive iff it is equivalent to a sen-tence P ′ which contains no negation.

We therefore have two characterizations of positive answers: an answeris positive if it is equivalent to a sentence which contains no negation,or, equivalently, if it favors at least one positive literal and no negativeliteral. This equivalence will prove helpful.

16The intuitive notion that this definition aims at capturing is the following; ina certain sense, a sentence like Peter or Mary came, as well as Peter and Marycame, is ‘about’ Peter and about Mary, and provides us with some positive infor-mation regarding them (in our terms, it favors the sentence Peter came and thesentence Mary came, but not their negations -recall that we treat such sentencesas atomic sentences, when uttered as an answer to ’Who came?’). Von Stechowand Zimmermann (1984) defined a notion of ‘aboutness’ that aims at catpuring thesame intuition (or so it seems to me); but their notion of ‘aboutness’ and my notionof ‘favouring’ are however quite different; first, ‘aboutness’ is defined as a relationbetween generalized quantifiers and individuals; second, while, for instance, ‘Peterand Mary’ is positively about Peter (and Mary as well), ‘Peter or Mary’ is, accordingto their definition, about nothing.

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10.3.3 The case of positive propositions: predictingexhaustification

The alternative set of any positive proposition is defined as the set ofall positive propositions17.

An Other ExampleConsider the following dialogue:(10) Among John, Peter, Mary and Sue, who will come?

Well, John will come, or Peter and Mary will come.I translate the answer into a propositional language containing fouratomic sentences A,B, C and D:

P = A ∨ (B ∧ C)

P clearly implicates Q: Q = (A∧¬B ∧¬C ∧¬D)∨ (B ∧C ∧¬A∧¬D)i.e. either only John will come, or only Peter and Mary will , which isexactly what exhaustification in Groenendijk & Stokhof’s sense wouldyield. What I will now prove is that Max (P ) = {Q}, from which itindeed follows that P implicates Q.

First, I show that Q ∈ I(P ), i.e. P is an optimal answer in S(P )in information state Q. Suppose the speaker’s information state is Q.Q can be represented as the following set of valuations, where a val-uation is itself represented as the set of atomic sentences that thisvaluation makes true: Q = {{A}, {B,C}}. By hypothesis, the speakerhas to choose a proposition that belongs to the alternative set. Thisproposition must be entailed by Q and be such that there is no betterproposition in the alternative set. Let Q′ be a positive sentence entailedby Q. Necessarily the valuation represented by {A} is in Q′. But then,the valuation {A,B} must be in Q′ too: if {A,B} were not in Q′, in-deed, ¬B would be favored by Q′, since there would be a valuation vmaking ¬B true in Q′ (namely v = {A}) and such that the valuationv′ identical to v except over B (v′ = {A,B}) would not be in Q′; so Q′

would favor a negative literal and not be positive, contrary to the hy-pothesis. By the same reasoning, {A,C}, {A,D}, {A,B, C}, {A,B,D},{A,C, D} and {A,B, C, D} must belong to Q′, and so does {B,C,D}(since {B,C} is in Q and therefore in Q′). So any positive propositionentailed by Q must include the following proposition, i.e. be entailedby it:. { {A}, {A,B}, {A,C}, {A,D}, {A,B, C}, {A,B,D}, {A,C,D},

{A,B,C, D}, {B,C}, {B,C,D} } (= P )17It should be clear that the alternative set is dependent on the question under

discussion, since ‘positivity’ is defined in terms of the propositional language derivedfrom the question under discussion via the translation procedure defined above.

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But this set, which turns out to represent P , is a positive propositionwhich is entailed by Q and which entails all other positive propositionsthat are entailed by Q (as I have just shown). So P is the strongestpositive proposition entailed by Q, i.e. Q ∈ I(P ) (recall that I(P ) is theset of all information states which make P an optimal answer amongpositive answers).

Second, I show that Max (P ) = {Q}. This amounts to provingthat Q entails all the members of I(P ). Assume there is an informationstate i which belongs to I(P ) and is not entailed by Q. Since i is notentailed by Q, then either {A} or {B,C} does not belong to i. Suppose{A} does not belong to i. On the other hand, i belongs to I(P ) andtherefore entails P . From which it follows that i entails P − {A}, i.e. iis included in the following set of valuations:

. P − {A} = { {A,B}, {A,C}, {A,D}, {A,B, C}, {A,B,D},{A,C, D}, {A,B,C, D}, {B,C}, {B,C,D} }

But this set is itself a positive proposition, since it can be checked thatP − {A} favors no negative literal. In fact, P − {A} can be written as:(A ∧ (B ∨ C ∨ D)) ∨ (B ∨ C). So i entails a positive proposition thatis stronger than P , namely P − {A}, which contradicts the hypothesisthat i belongs to I(P ). Things work similarly if {B,C} does not belongto i. Therefore there is no such i. From which it follows that Q entailsall the members of I(P ). QED

Predicting exhaustification

In the general case, positive answers are predicted to be interpreted asexhaustive (see also the appendix).

Definition 10.7 (Exhaustification) Let P be any non-negative propo-sition, then the function Exhaust is defined as follows: Exhaust(P ) ={V | V ∈ P and there is no valuation V ′ in P such that V ′ ⊂ V }

This operator is the propositional counterpart of Groenendijk & Stokhof’sexhaustivity operator.

Definition 10.8 (Positive extension of a proposition P ) For anynon negative proposition P , there is a unique positive proposition Qsuch that P entails Q and Q entails all the other positive propositionsthat P entails (i.e. Q is the strongest positive proposition that Pentails).

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This can be shown by using the same reasoning as in the previoussection: namely, you get Q by adding to P all the valuations that areneeded in order not to favor any negative literal (see the appendix). Theresult of this operation I call the Positive Extension of P , or Pos(P ).For any P , Pos(P ) = {V | there is a valuation V ′ in P such thatV ′ ⊆ V } (recall that a valuation is seen as a set of atomic sentences).

Fact 10.1 (proved in the appendix) For any non negative propo-sition P ,

1. If P is positive, Pos(P ) = P

2. Pos(Exhaust(P )) = Pos(P )3. If P is a positive proposition and V a minimal member of P , then

P − {V } is a positive proposition too.

Theorem 10.3If P is a positive proposition, then Max (P ) = {Exhaust(P )}, and there-fore P implicates Exhaust(P ).

Proof: We prove a) that Exhaust(P ) ∈ Max (P ), and b) that ExhaustPis the only member of Max (P ).

a) Let P be a positive proposition. I(P ) is the set of states imaking P an optimal answer, i.e. such that P is the strongest positiveproposition entailed by i, i.e. such that P = Pos(i). Hence I(P ) = {i |Pos(i) = P}. Since Pos(Exhaust(P )) = Pos(P ) = P (by facts 1 and2), Exhaust(P ) ∈ I(P ).

b) Ad absurdum: we want to show that Exhaust(P ) entails allthe other members of I(P ). Let’s assume, to the contrary, that thereis a member i1 of I(P ) such that Exhaust(P ) does not entail i1. Thenthere is a valuation in Exhaust(P ) which does not belong to i1, call itV . Given that i1 entails P , i1 also entails P −{V }. Since V , belongingto Exhaust(P ), is a minimal member of P , P −{V } is positive (by fact3), and P −{V } is therefore a positive proposition entailed by i1, fromwhich it follows that P cannot be the strongest positive propositionentailed by i1, i.e. P = Pos(i1). Therefore i1 does not belong to I(P ),contrary to the hypothesis. QED.

Pair-list questionsConsider sentence (3) again

(3) Each of the students read Othello or King Lear .If (3) is understood as an answer to a pair-list question like Whichstudents read which plays by Shakespeare? , exhaustification predicts an

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exclusive reading for or . Note that the translation of a certain natu-ral language sentence into a sentence of propositional logic will yielddifferent results for different underlying questions (see section 3.2.). Inthe case of the above pair-list question, but not in other cases, atomicsentences represent elementary answers of the type x read y, and (3)will be translated as something like (3’):(3′) (A ∨ B) ∧ (C ∨ D) ∧ (E ∨ F ) ∧ . . . ∧ (G ∨ H)

Exhaustification of (3’) yields the desired result (exclusive reading forall the disjunctions). This context-dependency explains why judgmentsare not uniform.

10.3.4 Non-positive propositionsWe have seen in 1.4. that negative answers are not exhaustified, butnevertheless trigger some implicatures. This is straightforwardly pre-dicted if the alternative set of a negative proposition P consists in theclosure under disjunction and conjunction of all the literals that P fa-vors. The asymmetry between negative and positive answers then boilsdown to the fact that positive answers are compared to all positive an-swers, while negative answers are compared only to a proper subset ofthe negative answers.

Regarding answers that are neither positive nor negative, the dataare quite complex, and judgments are not very robust. A good strategyis to look at the clearest cases, find which principles could account forthem and then let these principles decide for the other cases:(11) a. Among Peter, Mary and Jack, who came?

b. Peter, but not Mary� No exhaustivity effect: we infer nothing regarding Jack.(12) a. Among the philosophers, the linguists and the chemists, who

came?b. Between two and five linguists

� Exhaustivity effect: we infer that no chemist and no philosophercame. One difference between (11) and (12) is that, even though bothare neither positive nor negative, (12) is quasi-positive in the followingsense:. A proposition P strongly favors a literal L if P favors L and P

does not favor the negation of L.. A proposition P is quasi-positive if P does not strongly favor

any negative literal.

If we want to predict that only quasi-positive sentences lead to exhaus-tification, we may adopt the two following rules, which cover all the

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cases:. If P is quasi-positive, P ’s alternative set consists in the union of

the set of positive propositions and {P} itself.. If P is not quasi-positive, then P ’s alternative set consists in theclosure under union and intersection of all the literals that Pfavors.

These rules make the following predictions (assuming the question un-der discussion is the same as in (12)):

(13) Between two and five linguists and no philosopher came.

� No exhaustivity effect: nothing should be implicated regardingchemists.

(14) Between two and five linguists and three philosophers came.

� Exhaustivity effect: suggests that no chemist came.

(15) Three philosophers but less than two chemists came.

� No-exhaustivity effect: nothing should be inferred regarding lin-guists. Though judgments are not so clear, an informal inquiry seemsto indicate that most people have the expected intuitions. More workneeds to be done in order to understand what is really going on here18.

10.4 ConclusionI have offered a precise formalization of the Gricean reasoning thatunderlies scalar implicatures, and exhaustification of answers. I haveshown that the facts regarding exhaustification can be directly derivedfrom the Gricean reasoning19. The only stipulations that were neededconcern the rules according to which alternative sets are built. Yet theoriginal notion of ‘scalar alternatives’ is also stipulative. It remains tobe seen whether the role played by polarity (namely, the distinction be-tween positive and non-positive answers) can be derived in a more prin-cipled way. It is also necessary to generalize the results achieved here,in particular in order to treat cases where the domain of quantificationis not finite nor mutually known. van Rooij and Schulz (2004), whichimplements, among many other things, some of the ideas presented herein a very general setting, can provide a basis for such investigations.

18I do not give the proof that my two rules achieve the results I claim they do,due to lack of space.

19As an anonymous reviewer noticed, I have not addressed all the cases that Chier-chia pointed out as problematic for the standard neo-Gricean procedure. Once again,limitation of space prevents me from doing so. Let me mention that a more sophis-ticated version of my proposal is able to predict the phenomenon of conditionalperfection (inference from If A, then B to B if and only if A).

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Finally, let me point out that while the procedure I have definedis context-dependent (since implicature computation depends on whatthe question under discussion is), it is possible to devise a very similarprocedure that would not be context-dependent. These two procedures,taken together, can provide us with an analytic tool for investigating towhat extent scalar implicatures are generalized rather than extremelysensitive to context.

Acknowledgements

This paper is a revised version of a paper presented at the ESSLLI2003 student session and at the DIP-colloquium of the Institute ofLogic, Language and Computation of Amsterdam in February 2003.

10.5 Appendix10.5.1 LanguageLet L be the following propositional language:

Vocabulary(i) Atoms: p1, p2, . . . , pn. (N.B.: there is a finite number of atoms.)20

(ii) ⊥,�, (, ), [, ],¬,∧,∨.

Syntax(i) If p is an atom, then [p] and [¬p] are a literal; ⊥, � are literals.

(ii) If L is a literal, then L is a formula.

(iii) For any two formulae F and G, (F ∨G) and (F ∧G) are formulae.

Terminology : A positive literal is a literal of the form [p]; a negativeliteral is a literal of the form [¬p]; ⊥ and � are neither positive nornegative.Notation: Let L be a literal whose atom is p. Then −L (the negation ofL) is defined as follows: −L = [¬p] if L = [p] and −L = [p] if L = [¬p].

SemanticsA valuation V is a function from all formulae to {0, 1} such that:

1. V (⊥) = 0

20This limitation on the cardinality of the set of atoms proves to be essential forsome of the proofs below to go through; since atoms represent elementary answersof the form P (x), where P is the question-predicate, this restriction amounts toconstraining the mutually known domain of quantification to be finite.

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2. V (�) = 1

3. For any atom p, V ([¬p]) = 1 − V ([p])

4. For any formula F and any formula G, V ((F∨G)) = max (V (F ), V (G))

5. For any formula F and any formula G, V ((F∧G)) = min(V (F ), V (G))

A valuation is uniquely defined by the values it assigns to thepositive literals. Hereafter, we treat valuations as functions from atomsto {0, 1}.

10.5.2 Definitions

Definition 10.5.1 For any valuation V and any literal L distinct from⊥ and �, we define V−L as the unique valuation that is exactly like Vexcept over the atom of L:

. For any atom p not occurring in L, V−L([p]) = V ([p])

. V−L(L) = 1 − V (L) (= V (−L))

Definition 10.5.2 (Favoring) Let F be a formula and L be a literaldistinct from ⊥,�. Then F favors L if there exists a valuation V suchthat V (F ) = V (L) = 1 and such that V−L(F ) = 0.

Definition 10.5.3 (Essentially Mentions) Let F be a formula andL be a literal distinct from ⊥ and �; then F essentially mentions L ifL occurs in every formula F ′ equivalent to F .

Terminological note: hereafter, I use the term ‘proposition’ as referringto the semantic ojects associated with formulae, i.e. sets of valuations(or characteristic functions thereof). I often refer to a proposition byusing a formula that expresses it. For instance, when I say that a propo-sition is ‘distinct from ⊥’, I mean the proposition in question is not thecontradiction. It is obvious from the definitions that a formula F favorsa literal L if and only if any formula F ′ equivalent to F favors L; inthis case, I also say that the proposition expressed by F favors L.

Definition 10.5.4 (Positive Proposition) A positive proposition isa proposition that favors no negative literal and is neither the tautologynor the contradiction (i.e. is distinct from ⊥ and �).

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10.5.3 Theorems

Theorem 10.5.1 For any formula F and any literal L distinct from⊥ and �, F essentially mentions L if and only if F favors L, and thereexists a formula F ′ equivalent to F in which all the literals that Ffavors occur, and only those.

The proof relies on three lemmas.

Lemma 10.5.1 If F favors L, then F essentially mentions L21.

Sublemma 10.5.1 If F favors L then L occurs in F (equivalently: ifL does not occur in F , then F does not favor L).

Proof of sublemma 10.5.1. Let L be a literal. We prove by inductionthat for any formula F , if F favors L, then L occurs in F .

1. Suppose F is itself a literal. If F is distinct from L, then F doesnot favor L. (In particular, if F = −L, then F does not favor L).Therefore, if F favors L, then F = L, and L occurs in F .

2. Suppose F and G are formulae such that if F favors L, then Loccurs in F and if G favors L, then L occurs in G. We prove thatif F ∨G favors L, then L occurs in F ∨G, and that if F ∧G favorsL, then L occurs in F ∧ G.

. Assume (F ∧ G) favors L. Then there exists a valuation V suchthat V ((F ∧ G)) = V (L) = 1 and V−L((F ∧ G)) = 0, i.e.min((V (F ), V (G)) = V (L) = 1 and min((V−L(F ), V−L(G)) = 0.From which it follows that V (F ) = V (G) = V (L) = 1 and eitherV−L(F ) = 0 or V−L(G) = 0. Therefore F favors L or G favors L.Therefore L occurs in F or in G, hence in (F ∧ G).

. Assume (F ∨ G) favors L. Then there exists a valuation V suchthat V ((F ∨ G)) = V (L) = 1 and V−L((F ∨ G)) = 0, i.e.max ((V (F ), V (G)) = V (L) = 1 and max ((V−L(F ), V−L(G)) = 0.From which it follows that V−L(F ) = V−L(G) = 0 and eitherV (F ) = V (L) = 1 or V (G) = V (L) = 1, i.e. F favors L or Gfavors L. Therefore L occurs in F or in G, hence in (F ∨ G).

Proof of lemma 10.5.1. Let F be a formula and L be a literal thatF favors. Suppose F ′ is a formula that is equivalent to F . Then F ′

21Paul Egre contributed to the proof of this lemma.

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favors L, and therefore L occurs in F ′ (sublemma 10.5.1). Therefore ifF favors L, then F essentially mentions L. QED

Lemma 10.5.2 For any formula F , there exists a formula F ′ equiva-lent to F in which the only literals that occur are those favored by F .

Proof of lemma 10.5.2. We consider two cases:

1. F is a tautology or a contradiction. Then F favors no literal atall and is equivalent either to ⊥ or to �, which are formulae inwhich the only literals that occur are those favored by F (in thatcase, no literal at all is favored by F ).

2. F is contingent. We will construct, in two steps, a disjunctivenormal form F ′ equivalent to F in which only the literals favoredby F occur.

Let me first show that if two valuations V1 and V2 give exactly thesame values to all the literals favored by F , then V1(F ) = V2(F ). Sup-pose this is not the case, i.e., for instance, V1(F ) = 0 and V2(F ) =1. Let {M1, . . . , MN} be the set of positive literals on which V1

and V2 disagree (by assumption, they agree on those favored byF ). Then V2(−M1...−MN )(F ) = 0, since V2(−M1...−MN ) = V1

22. Con-sider the first integer i such that V2(−M1−M2...−Mi)(F ) = 0. SinceV2(−M1−M2...−M(i−1)

)(F ) = 1 and V2(−M1−M2...−Mi) = V2(−M1−M2...−M(i−1))−Mi,F favors Mi, contrary to the hypothesis that Mi is not favored by F .

Let us say that two valuations V1 and V2 are F -equivalent if:V1(F ) = V2(F ) = 1 and for any literal L favored by F , V1(L) = V2(L).This equivalence relation defines a partition over the set of the valu-ations making F true. Each equivalence class can be represented bya partial valuation Vi that gives a value only to the atoms occurringin the literals favored by F . Let us consider the set E = {V1, . . . , Vn}consisting of all these partial valuations. Let K = {L1, . . . , Lm} be theset of the literals favored by F . To each partial valuation Vi, I associatethe conjunctive formula Di defined as follows: for each member L ofK, L occurs in Di iff Vi(L) = 1 and −L occurs in Di iff Vi(L) = 0. Wedefine G as D1∨ . . . ∨Dn. G is a normal disjunctive form in which theonly literals that occur are literals favored by F or negations of literalsfavored by F . I prove a) that G is equivalent to F , and b) that thereexists a formula F ′ equivalent to G in which the only literals that occur

22V2(−M1−M2...−MN ) is defined as the valuation identical to V1 except over{M1, . . . , MN}

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are those favored by F .

a) i) F entails G. Let V be such that V (F ) = 1, and let Vi be the par-tial valuation that represents V ’s equivalence class; let Di be theconjunctive formula that is associated to Vi as explained above.By construction, Vi makes Di true and therefore also makes Gtrue, and V (G) = Vi(G) = 1.ii) G entails F . Let V be such that V (G) = 1. Then necessar-ily there is a conjunctive sub-formula of G, call it Di, such thatV (Di) = 1. Let Vi be the partial valuation corresponding to Di.Since Di is a conjunctive formula, V must make true all the liter-als that occur in it, and therefore agrees with Vi on all the mem-bers of K; Since any two valuations that give the same values tothe members of K also give the same value to F , V belongs tothe equivalence class represented by Vi, and therefore V (F ) = 1.

b) There is a formula F ′ equivalent to G in which the only literalsthat occur are those favored by F . I show that it is possible toeliminate from G all the literals that do not belong to K. Recallthat all the literals that occur in G are already either membersof K or negations of members of K. Let us consider a disjunctD that occurs in G. Let −L be the negation of a member of Kthat occurs in D. D is then equivalent to a formula of the formR ∧ −L (where R is a conjunction that contains all the otherliterals occurring in D). If −L is itself a member of K, then thereis no need to eliminate it. If −L is not a member of K, then thereexists a disjunct D′ occurring in D that is equivalent to R ∧ L:indeed, let V be a valuation such that V (D) = 1. In particular,we have V (−L) = 1 and V (R) = 1; since G does not favor −L,V−L(F ) = 1 and there is therefore a disjunct occurring in G thatrepresents the equivalence class to which V−L belongs, and thisdisjunct is necessarily equivalent to R∧L. Since (R∧−L)∨(R∧L)is equivalent to R, −L can be eliminated. This procedure can berepeated for each literal in D that does not belong to K, andthen for each disjunct in G. QED.

Lemma 10.5.3 For any formula F and any literal L distinct from ⊥and �, F favors L if and only if F essentially mentions L:

. if F favors L, then F essentially mentions L (Lemma 10.5.1)

. If F essentially mentions L, then F favors L.

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Scalar Implicatures: Exhaustivity and Gricean Reasoning / 251

October 4, 2005

By contraposition: let me prove that if F does not favor L, then F doesnot essentially mention L. Suppose F does not favor L. Let F ′ be aformula equivalent to F in which only the literals favored by F occur(such a formula exists by Lemma 10.5.2). Then L does not occur in F ′,and therefore F does not essentially mention L. QED

Proof of theorem 10.5.1. Theorem 10.5.1 follows from Lemma 10.5.1,Lemma 10.5.2 and Lemma 10.5.3. QED

Theorem 10.5.2 If F favors only positive literals, then there exists aformula F ′ equivalent to F that contains no negation.

Proof. Obvious from theorem 10.5.1.Theorem 10.5.2 amounts to saying that any positive proposition

can be expressed by a formula that contains no negation. Conversely,any formula that contains no negation and in which neither ⊥ nor �occurs expresses a positive proposition.

Theorem 10.5.3 For any non negative-proposition P , there is aunique positive proposition Q such that P entails Q and Q entailsall the other positive propositions that P entails (i.e. Q is the strongestpositive proposition that P entails). The proposition Q in question isprovably equivalent to the positive extension of P , noted Pos(P ), asdefined a few lines below.

We now represent a valuation as the set of atoms it makes true. (A val-uation defined as a function from atoms to truth-values is simply thecharacteristic function of a set of atoms.) Propositions are sets of valu-ations, i.e. sets of sets of atoms. We will show that for any non-negativeP , Pos(P ) as defined below is the unique positive proposition that Pentails and that entails all the other positive propositions entailed byP .

Definition 10.5.5 (Positive extension of a non-negative proposition)For any non-negative proposition P , Pos(P ) = {V | V is a valuationsuch that there exists V ′ ∈ P such that V ′ ⊆ V } (i.e. Pos(P ) is the setthat contains all the supersets of the members of P ).

Lemma 10.5.4 For any positive proposition Q, if a valuation V be-longs to Q, then any superset V ′ of V belongs to Q.

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252 / Benjamin Spector

Proof of lemma 10.5.4. Let Q be a positive proposition, and V be amember of Q. We first show that for any atom p that is not a memberof V , V ∪{p} belongs to Q. Suppose V ∪{p} does not belong to Q. ThenV is a valuation making both Q and [¬p] true and such that V−[¬p], i.e.V ∪ {p}, makes Q false. Therefore Q favors a negative literal, namely[¬p], contrary to the hypothesis. Hence for any valuation V belongingto Q, every valuation V ′ obtained from V by adding one atom to Vis also in Q. By repeating the same reasoning to all the valuationsobtained from V by adding one atom, we conclude that any valuationV ′′ obtained from V by adding two atoms is also in Q, and so on forvaluations obtained from V by adding a finite number of atoms. Sincevaluations are finite sets, it follows that all the supersets of V are in Q.QED

Proof of theorem 10.5.3. Let P be a non-negative proposition.Recall that P is viewed as a set of valuations. Let Pos(P ) = {V | thereexists V ′ ∈ P such that V ′ ⊆ V }. In other terms Pos(P ) is the setconsisting of all the supersets of the members of P . We prove thatPos(P ) is the unique positive proposition entailed by P and entailingall the propositions entailed by P . Keep in mind that ‘A entails B’ nowmeans the same as ‘A is included in B’.

We show that a) P entails Pos(P ), b) Pos(P ) is a positive propo-sition, and c) Pos(P ) entails all the positive propositions entailed byP .

a) P entails Pos(P ). Obvious from the definition of Pos(P ).b) Pos(P ) is a positive proposition. i) If a valuation V belongs to

Pos(P ), then any superset of V belongs to Pos(P ). Indeed, ifV belongs to Pos(P ), then V is a superset of some member ofP , call it A, and any superset of V is also a superset of A, andhence belongs to Pos(P ), by definition. ii) Ad absurdum: SupposePos(P ) favors a negative literal L = [¬p]. Then Pos(P ) containsa valuation V such that V makes L true, i.e. such that p does notbelong to V , and such that V−L does not belong to P . But V−L

is the valuation identical to V except over p, i.e. V−L = V ∪ {p}.V−L is therefore a superset of V , and thus also belongs to Pos(P ),given i). � contradiction.

c) Pos(P ) entails all the positive propositions entailed by P . Sup-pose Q is a positive proposition entailed by P , i.e. such that P isincluded in Q. By Lemma 10.5.4 and the fact that P entails Q,all the supersets of the valuations belonging to P also belong toQ. Since all the elements of Pos(P ) are supersets of the elementsof P , they all belong to Q. QED

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Scalar Implicatures: Exhaustivity and Gricean Reasoning / 253

October 4, 2005

Definition 10.5.6 (Exhaustification) The function Exhaust is de-fined as follows: for any non-negative proposition P , Exhaust(P ) ={V | V ∈ P and for any valuation V ′ in P , if V ′ ⊆ V , then V ′ = V }.

In other words, Exhaust(P ) is the set of all the minimal members of P(where minimal is defined w.r.t. the ordering relation ⊆).

At last we prove the following three facts for any non-negative P :

Fact 10.5.1 If P is positive, Pos(P ) = P .

Proof . Obvious: if P is positive, then P is the strongest positive propo-sition entailed by P .

Fact 10.5.2 Pos(Exhaust(P )) = Pos(P ).

Proof . We first prove the following lemma:

Lemma 10.5.5 Any member V of P is a superset of some member ofExhaust(P ).

Ad absurdum: Suppose that there is a valuation V1 in P that is nota superset of a member of Exhaust(P ). Then V1 does not belong toExhaust(P ), and there is therefore (by definition of Exhaust) a valu-ation V2 that is properly included in V1 and belongs to P . But thisvaluation itself is not a member of Exhaust(P ) (otherwise V1 would infact be a superset of a member of Exhaust(P )). Consequently, thereis a valuation V3 properly included in V2 that is a member of P butnot of Exhaust(P ). By iteration of this reasoning, there is an infinitesequence (Vi)i∈N such that each of the members of the sequence isproperly included in its predecessor and all of them belong to P . Sincevaluations are finite sets, however, there is an integer n such that Vn isthe empty set (since each valuation has strictly less members than itspredecessors); but then Vn+1 cannot be properly included in Vn, whichis contradictory. QED

In order to prove fact 10.5.2, we prove first that a) Pos(Exhaust(P )) ⊆Pos(P ) and b) that Pos(P ) ⊆ Pos(Exhaust(P ))

a) Pos(Exhaust(P )) ⊆ Pos(P ). Let V be a member of Pos(Exhaust(P )).Then V is a superset of some member of Exhaust(P ). Call V ′

this member of Exhaust(P ). Since Exhaust(P ) ⊆ P , V ′ is also amember of P and therefore V is a superset of a member of P .

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254 / Benjamin Spector

Consequently, V ∈ Pos(P ). QEDb) Pos(P ) ⊆ Pos(Exhaust(P )). Let V be a member of Pos(P ). Then

there is a V ′ in P such that V ′ ⊆ V . By Lemma 10.5.5, there isa valuation V ′′ in Exhaust(P ) such that V ′ is a superset of V ′′.Therefore V ′ belongs to Pos(Exhaust(P )). Since V is a supersetof V ′, by lemma 10.5.4, V also belongs to Pos(Exhaust(P)). QED

Fact 10.5.3 If P is a positive proposition and V a minimal memberof P , then P − {V } is a positive proposition.

Proof . Let P be a positive proposition and V be a minimal member ofP , i.e. V ∈ Exhaust(P ). We prove that P −{V } = Pos(P −{V }), fromwhich it follows that P − {V } is positive.

Assume V1 ∈ P − {V }. Then V1 ∈ P , and, by Lemma 10.5.4 andthe fact that P is positive, any superset of V1 also belongs to P . LetV2 be a superset of V1 (which therefore belongs to P ). We show thatV2 ∈ P − {V }. We consider two cases:

i) V2 = V1. Then V2 ∈ P − {V }.ii) V1 is properly included in V2. Then necessarily V2 = V ; indeed,

if V2 = V , then V would not be a minimal member of P , sinceV1 would be a proper subset of V belonging to P . Since V2 = Vand V2 ∈ P , it is also the case that V2 ∈ P − {V }.

Therefore any valuation V1 belonging to P − {V } is such that all itssupersets also belong to P − {V }, i.e. Pos(P − {V }) ⊆ P − {V }; sinceP − {V } ⊆ Pos(P − {V }), P − {V } = Pos(P − {V }). QED

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Aspects de la pragmatique des opérateurs logiques

Résumé : Depuis quelques années, l’étude des implicatures scalaires a été renouvelée. Alors que, selon l’approche jusque-là dominante, issue des travaux de Paul Grice, il s’agit là d’inférences pragmatiques, découlant d’un raisonnement à propos des intentions de l’auteur d’une phrase, des travaux récents ont montré que les analyses néo-gricéennes étaient souvent empiriquement incorrectes dès que l’on examine des cas assez complexes. Selon ces travaux, les implicatures scalaires sont produites par des mécanismes comparables à ceux qui dérivent la signification littérale des phrases. S’attachant presque exclusivement à l’interprétation des éléments grammaticaux, la première partie de cette thèse établit que cette conclusion ne se justifie pas, en proposant une formalisation explicite des mécanismes d’inférence pragmatique sous-jacents aux implicatures scalaires, dont les prédictions empiriques sont globalement supérieures à celles des approches néo-gricéennes classiques. La deuxième partie applique et étend les résultats de la première à plusieurs problèmes empiriques particuliers. Elle envisage la possibilité que, dans certains cas seulement, une implicature scalaire soit dérivée par un processus grammatical plutôt que purement pragmatique.

Aspects of the Pragmatics of Logical Operators

Abstract : In the past years, the study of scalar implicatures has been renewed. While the dominant view, inspired by Paul Grice’s works, held that such inferences derive from a reasoning about the speaker’s communicational intentions, recent works have shown that neo-gricean analyses often fail to make accurate predictions as soon as complex cases are examined. According to these more recent works, scalar implicatures are the by-product of compositional mechanisms that are very similar to the ones that determine the literal meaning of a sentence. The first part of this thesis, which is mostly concerned with the interpretation of grammatical and logical words, shows that this conclusion is unwarranted; it provides an explicit formalization of the inferential mechanisms that underlie scalar implicatures, whose empirical predictions are superior to that of standard neo-gricean approaches. The second part applies and extends the results of the first part to several specific empirical problems. It suggests that, in some specific cases only, a scalar implicature can be produced by a grammatical process, rather than by a purely pragmatic inferential process.

Discipline : Sciences du Langage

Mots-clés : implicature ; implicature scalaire ; pragmatique, sémantique, pragmatique formelle ; sémantique formelle ; inférence ; raisonnement, quantificateur ; connecteur, maximes de la conversation, échelle, alternatives, focus.

Equipe d’accueil : Laboratoire de Linguistique Formelle (UMR 7110, CNRS – Université de Paris 7 – Case Postale 7031, 2, place Jussieu, 75251 Paris Cedex 05)

Ecole doctorale : Sciences du Langage, Université de Paris 7, 7003, 30 rue du Château des Rentiers, 75013 Paris


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