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BONNEFIS, Philippe - Gone are the days - l'invention de la musique dans l'oeuvre de Céline 1988

Date post: 11-Aug-2015
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Gone are the days... L'Invention de la musique dans l'oeuvre de Céline Author(s): Philippe Bonnefis Reviewed work(s): Source: MLN, Vol. 103, No. 4, French Issue (Sep., 1988), pp. 800-823 Published by: The Johns Hopkins University Press Stable URL: http://www.jstor.org/stable/2905018 . Accessed: 11/06/2012 17:43 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. The Johns Hopkins University Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to MLN. http://www.jstor.org
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Page 1: BONNEFIS, Philippe - Gone are the days - l'invention de la musique dans l'oeuvre de Céline 1988

Gone are the days... L'Invention de la musique dans l'oeuvre de CélineAuthor(s): Philippe BonnefisReviewed work(s):Source: MLN, Vol. 103, No. 4, French Issue (Sep., 1988), pp. 800-823Published by: The Johns Hopkins University PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/2905018 .Accessed: 11/06/2012 17:43

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

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The Johns Hopkins University Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access toMLN.

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Gone are the days . . . L'Invention de la musique dans

1'oeuvre de Celine

Philippe Bonnefts

Baraboum! Nous sommes au concert, et c'est 1'artiste qui prelude.

Buro pour se faire de la place, il repoussait tout, 'a droite, 'a gauche . . . a grands coups de bottes ... puis il degageait son piano alors en ferocite .. . pour faire crouler toute la camelotte ... ce qui l'embarrassait ... tout le capharnaum! ... Baraboum! ... enfin installe tabouret, cale tout! ... en avant la valse! ... Arpeges, trilles, la remoulade! ... etje te connais ... I1

Baraboum! et en avant la valse ... Ne vous meprenez pas sur le baraboum. Le denomme Boro est peut-etre gros, et meme massif, corpulent. Mais une fois au clavier, il fait dans la nuance, fait dans 1'arpege. "Tout voltigeur, tout cascadeur, tout lutin." Des doigts de fee.

Le baraboum, alors? Disons reflexe professionnel. Boro est le di- minutif de Borokrom. Et on l'appelait ainsi "a cause de son savoir chimique, des bombes qu'il avait fabriquees" (GB, 31); et qu'il con- tinuait 'a fabriquer, les jetant de-ci de-la, au gre de son humeur, pour se mettre au piano quand il n'avait plus rien 'a faire. Jouer entre deux explosions.

Un cas, tout de meme, ce Borokrom. Eh bien, on se trompe!

1 Guignol's band (Paris: Gallimard, 1951), 185. L'abreviation GB sera utilisee dans la suite de mon texte.

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Mais la, du tout au tout ... Loin d'etre 'a la regle l'exception que l'on croit, le pianiste de Guignol's band en est l'illustration la plus parfaite.

Changez de livre. Allez, par exemple, de Guignol's band au Pont de Londres, qui est sa suite. Vous y entendrez la musique se faire annoncer par le meme coup de tonnerre. "Baradaboum! .. . effroy- able! un fracas d'en haut! ... atroce! cent mille chaudrons! tout d'un seul coup! le chahut ignoble! qui deferle brut! ... marteaux! ... une forge! . . . ferraille qui broie mes pauvres oreilles!"2

Ce qui vient d'arriver, on le sait. Sosthene de Rodiencourt et son commanditaire ont ouvert une bonbonne de gaz. Un gaz absolu- ment special, extraordinaire, le ferocious 92. Mais sait-on bien la suite? Sait-on que son inventeur, un doux reveur, "professait dans le Dorchester la Botannique et l'Harpsicorde"? Sait-on qu'il etait musicien, musicien avant tout, et qu'il ne s'adonnait 'a la chimie que "pendant ses heures de loisir" (PL, 117)?

De la bombe musicale au clavecin gazogene ... Sans oublier le piano de Marie dans Progres, l'un des tout premiers textes de Ce- line. "Marie joue du piano. A peine a-t-elle commence qu'entre la bonne.-Je viens pour le gaz!"3 Sutpefaction de Marie. Une stupe- faction qui n'eut longtemps d'egale que la mienne. Comme elle, je me demandais ce que venait faire l'employe du gaz dans cet inter- mede pianistique. On a compris que j'avais cesse de me le de- mander. M'etant rappele, fort 'a propos, qu'au passage Choiseul (en cette cloche 'a gaz, "trois cent soixante becs de gaz qui mar- chaient jour et nuit"), Celine declare avoir assiste 'a la fin des chansons. "Au debut," explique-t-il 'a Pierre Dumayet dans un en- tretien televise, "avant la guerre de- 14-chaque fois qu'il entrait ... une midinette ... elle commencait 'a chanter. Elle chantait pendant toute sa duree de traversee du passage. Et puis apres 14, on n'a plus chante dans le passage. C'est un signe des temps."4 Autre signe des temps, aujourd'hui, precise-t-il, "c'est eclaire 'a l'electricite. C'est fini le gaz."

Oui, coupe le gaz; etfinita la musica ... Ce qu'en revanche on est en droit maintenant de se demander,

2 Le Pont de Londres (Paris: Gallimard, 1964), 111-12. L'abreviation PL sera uti- lisee dans la suite de mon texte.

3 Cahiers Cgline (Paris: Gallimard, 1988), no. 8, 26. 4 Cahiers Cgline (Paris: Gallimard, 1976), no.. 2, 62.

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c'est si Celine eut jamais connaissance de l'etrange gramophone que, sous le nom de Flamephone, une societe anglaise mit sur le marche en decembre 1922. C'etait un gramophone 'a gaz. I1 utili- sait, en effet, le pouvwoir naturellement amplificateur de la flamme. Un pouvoir que l'on peut soi-meme experimenter en approchant un diapason en vibrations d'un bec Benzene allume. Les pro- prietes acoustiques des flammes chantantes sont d'ailleurs connues depuis longtemps. Mises 'a profit, par exemple, en 1872, par Fre- deric Kastner, un Strasbourgeois, dans l'elaboration de son pyro- phone. Un orgue 'a gaz, cette fois (ou orgue 'a flammes), et qui donna 'a son inventeur si entiere satisfaction qu'il songea meme a en appliquer le principe 'a un systeme d'eclairage par lustres musi- caux ... Je ne puis m'empecher d'imaginer 1'emotion qu'eult res- sentie Celine 'a ecouter, ainsi relayees par des flammes, les voix de Caruso et de Lucrezia Bori dans la scene de la chandelle du pre- mier acte de La Boheme. Celine qui s'ingeniera precisement, dans Normance, a faire repeter La Boheme 'a deux de ses personnages, sous les bombes et devant un Paris incendie.5

Sous les bombes . .. C'est qu'il n'est rien ici comme un bombarde- ment qui ne vous mette en voix, ne vous delie les doigts ou n'as- souplisse votre talent. Sous ce rapport, et aux yeux de Celine (mais parlera-t-on encore d'yeux en cet endroit?), un militaire comme le general Gebhardt, qui commandait un groupe de panzers sur le front russe, vaut le president Truman. Le premier excellait dans la chansonnette; le second, sous le mandat duquel eut lieu la terrible explosion d'Hiroshima, avait, de son c6te, pour le piano, un gouft fort prononce. A chaque prince selon sa taille, evidemment. Celine ne concede qu'un petit talent d'amateur au modeste gen'ral6; il reconnalt, en revanche, un immense talent 'a celui qui osa de- clencher sur le Japon le feu nucleaire, ne l'asseyant ni plus ni

5 "Rodolphe et Mimi (.. .) vous les verriez, faut que je vous raconte, ils sont en costume de 'Boheme' . 'C'est la question . . .' je les avais pas vus descendre, 'ils repetaient chez eux' Parfaitement 'Boheme'! ... d'ou ils tombent? ... oui! oui! ... ca je savais ... ils repetaient une scene chantee ... maintenant pas d'erreur, c'etaient eux, ils etaient Ia ... au-dessus de moi! ... et attifes comme! ... lui, en roupane, hein, d'epoque! ... et moumoute bouclee! ... elle en jeune 'Mimi' blon- dine! mutine .. ." (Normance [Paris: Gallimard, 1954] 192-93).

6 "il excellait en trois, quatre trucs ... la guerre des tanks, la chirurgie ... ah, et aussi! Ia chansonnette! ... je l'ai entendu au piano ... tres amusant! .. . il improvi- sait ... laje peuxjuger . . ." (D'Un Chdteau l'autre [Paris: Pleiade, 1974], vol. II, 243. L'abreviation DCL sera utilis&e dans la suite de mon texte).

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moins (ce sont ses propres mots) qu'au "clavecin d'Amadeus."7 On l'excusera du peu!

De meme qu'on pardonnera, je me plais du moins a 1'esperer, cette entree fracassante que me dictait la fable ... Que la fable, cependant, n'explique guere. Que dit la fable? Elle ne dit rien. Mais sans rien dire, elle impose au lecteur une certaine image du corps. La meme toujours, des l'entree de Celine en litterature et 'a l'entree de chacun de ses romans. Cette image est premiere. Inau- gurale et fondatrice. Creee, construite tout d'une seule piece, 'a partir de l'oreille. La gauche, si l'on veut etre precis. Mais la raison qu'on aurait de l'etre? Car qui parle d'oreille? Ce n'est plus une oreille, c'est un gigantesque pavillon. Et gigantesque d'autant plus qu'il voit s'elargir encore ses dimensions a proportion des "quinze cents bruits" que, sans doute, il recueille, mais dont, en les recueil- lant, il semble surtout accroltre la puissance: "un vacarme im- mense," "les orgues de l'univers," "l'Opera du deluge." Pour le dire dans les mots de Celine, dans la langue qu'en son prologue nous parle Mort a credit.8

Et donc la langue qu'il faut, a l'endroit qui convient. Puisque c'est la meme oui les autres montrent leur ame que Celine, lui, a choisi d'exposer son oreille. Sa grande oreille en porte-voix, comme le prodigieux abat-son d'oui retentirait desormais le pom-pom-pom des trois coups qui annoncent au theatre que le spectacle va com- mencer.

De certaines psychanalyses ont invente un nom pour designer des organes comme ceux-la. Elles les appellent organes hypocon- driaques.9 Ce sont des organes qui ont la faculte de se comporter dans le corps comme des corps independants. Corps surajoutes au developpement desquels le sujet en lui-meme assiste, effare.

Effare, mais non tout 'a fait impuissant. S'acharnant, au con- traire, sur ces corps etrangers. Travaillant 'a les expulser. De la, peut-etre, les tintamarres dont Celine nous assourdit, en des textes

7 "les temoins existent plus (... .) pour toutes sortes de genocides, des petits Hiro- shimas intimes ... oh non que cet Hiroshima me souffle! ... regardez Trumann [sic], s'il est heureux, tout content de soi, jouant du clavecin! ... l'idole de millions d'electeurs! ... le veuf reve de millions de veuves! ... Cosmique Landru! ... lui au clavecin d'Amadeus!" (DCL, 104).

8 Mort a credit (Paris: Pleiade, 1981), vol. I, 536. L'abreviation MC sera utilis&e dans la suite de mon texte.

9 Paul Schilder, L'Image du corps, tr. Francois Gantheret et Paul Truffert (Paris: Gallimard, 1968), 146-61.

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de plus en plus truffes d'onomatopees. Et brroum, et crrac, et vrang, dingg, pingg, vrromb, rra, vlaf, vrr, plaouf, paradaboum, bromb, broum, brang, firrt, vlooouf ... Pour m'en tenir 'a ces quelques echantillons preleves sur une suite de deux pages seulement.

I1 y a beaucoup d'onomatopees dans la bande-dessinee, mais ce n'est rien 'a c6te de ce qu'il y a dans l'oeuvre de Celine. Et encore, ce qu'il y a dans l'oeuvre, n'est rien 'a c6te de ce qu'il y a dans la tete de son auteur. Dans la tete de l'auteur de Normance. "Si je vous donnais, dit-il, tous les 'brroum' vous seriez sonnes, pourriez plus! eberlues, ergoteux prostres ... aussi abrutis que moi-meme! vous chercheriez aussi la table, rentrer sous la table! ... Vous bafouil- leriez des siecles: 'Quoi? Quoi? ... ques!' Je vous inflige pas le millieme des 'broumm'" (Normance, 98).

C'est aussi qu'il y tient, et que l'onomatopee (ce dont, en tout cas, l'onomatopee est le sympt6me) a trop de valeur pour que Celine ne songe pas bientot 'a mettre un terme 'a sa prodigalite. Nous tou- chons la a quelque chose d'essentiel, et qui est qu'au fond Celine ressemble 'a tous les hypocondriaques. Que, comme eux, notam- ment, il a trop d'attaches avec l'organe dont il se plaint pour que les efforts, qu'apparamment il deploie pour s'en debarrasser, ne soient pas voues 'a l'echec. Oh! certes, il sera toujours pret 'a vous agiter le grelot, a l'agiter autant qu'il le faudra. "II hoche encore la tete, observe ce journaliste, il y a une balle dedans"10 ... Pas plus de balle dans la tete, doit-on le dire? que de balle dans l'oreille. Mais un dereglement, cela est sufr, de l'appareil otolithique; de ces petites pierres d'oreille, pierres branlantes qui font les quatre cents coups, mais auxquelles il tient, cependant, comme 'a la prunelle de ses yeux. Comme aux pierres de fondation de son oeuvre. Toute une oeuvre edifiee sur cette base, reposant la-dessus ... Une oeuvre, plut6t, qui n'aura de cesse, au long de sa duree, qu'elle n'aille regulierement se ressourcer dans l'oreille. En cette grotte obscure dont les vouftes repercutent et amplifient de mysterieux crepitements. Assez semblables, finalement, 'a ces little bangs de notre astrophysique; d'une astrophysique qui a abondonne, au- jourd'hui, l'hypothese du big bang, renonce 'a la theorie d'une ex- pansion homogene et isotrope de l'univers . . . Non, l'univers ne s'est pas fait en une seule fois. Mais d'explosions en explosions, de little bangs en little bangs, aussi infinitesimaux qu'ils sont diversifies,

10 Entretiens avec Jean Guenot et Jacques Darribehaude (20 janvier, 6 et 20 fevrier 1960). Repris dans les Cahiers Cline no. 2 (op. cit.), 147.

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l'univers ne laisse pas de se faire: brroum, crrac, dingg, pingg ... Ainsi de meme, l'oeuvre de Celine en son instabilite dynamique.

Explosion, eclosion: seconde apres seconde. Et 'a chaque seconde, accordees. Pour ainsi dire, a l'unisson. Tel est le rythme, la marche de cette oeuvre. Oui qu'en definitive on la prenne. Par ce bout-ci, par ce bout-la, il n'importe. C'est de bout en bout que se lisent les effets de cette dissymetrie qui oppose, en Celine, une oreille qui claque, qui bourdonne et qui siffle, 'a une oreille qui chante, vibre harmonieusement. Dissymetrie f6conde. Aussi f6conde que le fut celle dont on peut legitimement crediter les ophtalmies dont eurent 'a souffrir les peres fondateurs du realisme francais.

Ce qu'il en aurait ete du reel, et de son introduction en littera- ture, sans l'epilepsie de Flaubert,'1 sans les paralysies d'accommo- dation de Maupassant,12 sans la myopie de Zola ... je ne puis seu- lement l'imaginer. Tout ce queje sais, c'est qu'a' partir de Celine, la question du reel n'est plus la meme question: de question d'oeil qu'elle etaitjusqu'a' lui, devenue une question d'oreille. L'image du corps change radicalement. Et avec elle, la representation que la litterature se donne du monde.

Entre loucher et boiter d'une oreille, il y a loin. La difference, tout simplement, qui separe un Zola d'un Celine. La phrase d'un Zola de la phrase d'un Celine .. . Qu'est-ce qu'une phrase, pour Celine? Tintamarre et musique, indissociablement. Meme si Celine s'ac- corde la facilite d'en proposer, le plus souvent, une representation dissociee. Vous branchant aussi bien ce gramophone sur un mo- teur Diesel et une scie mecanique qu'il a prealablement mis en marche.13 Ou encore, apres une nuit d'alerte, evoquant ce petit

II Une epilepsie, faut-il le rappeler? qui a son foyer "dans le lobe temporo-occi- pital gauche" (diagnostic du docteur Galerand, fonde sur des observations de Du Camp). Interessant ce point de laire temporale, les crises s'accompagnent de ph6- nomenes associes du type de ceux que ion regroupe sous l'expression de troubles de la vue: objets anormalement percus, perceptions sans objet, hyperesthesie des sensations colorees . .. Mais il n'est pas lieu de reprendre ici cette question dontj'ai traite ailleurs, et sous deux angles differents, dans "Exposition d'un perroquet" (Mesures de l'ombre [Lille: Presses Universitaires de Lille, 1987] 75-110) et dans "Aura epileptica" (Magazine litteraire, no. 250 [fevrier 1988], 41-43).

12 Point sur lequel je me suis, de meme, longuement explique dans Comme Mau- passant (Lille: Presses Universitaires de Lille, 1981) et dans l'edition quej'ai donn&e du Horla, en 1984, au Livre de Poche.

13 Nord (Paris: Pleiade, 1974), vol. II, 588. L'abreviation Nord sera utilisee dans la suite de mon texte.

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rossignol "qui vous envoie son triolet 'a peine la fin des sirenes" (Normance, 17). Et tout, ici, est dans l'adverbe. A peine le hurlement de la sirene a-t-il cesse, que le rossignol aussit6t s'egosille. Sans qu'il y ait la moindre solution de continuite. Comme si l'un prenait la suite de l'autre. Comme si l'un et l'autre, contre l'evidence de nos sens, etaient de meme nature.

Combien de fois, dans les livres de Celine, n'arrive-t-il pas que bruits et chants echangent leurs qualites? Le bruit estjuste. Je vous le note, dit Celine. Et il est vrai que ses bruitages sont une maniere de solfege.

Juste, donc, le bruit; mais faux, le chant. "Faux! faux! je crie: c'est faux! ... Bombes pas bombes, je peux pas laisser ?a! ... elle massacre! . . . Brram! une de ces degelees! un chapelet! . . . brrac ... brram! ... que je suis interrompu! plus de souffle! ... Je re- prends et je suis faux, faux moi-meme! ... Je chante faux! po- sitif!" (Normance, 133-35).

Jamais dans le ton. Toujours un quart de ton trop haut. Quand ce n'est pas un quart de ton trop bas. C'est la regle. Et la regle qui vaut pour le chanteur, vaut pour le pianiste. La petite fillejoue du piano: "faux!" (Nord, 356). On s'en serait doute. Tant il est plus facile, ici, d'accorder le tintamarre que d'accorder un piano. Ce- line, d'ailleurs, ne se fait aucune illusion, qui n'entend exercer de malitrise que sur les couaques et sur le discordances.

Mais non pour les redresser, les corriger. Et c'est bien cela, le plus etrange. Qui dira ce que signifie ce souci de justesse, d'ordre et d'equilibre, applique au chaos? Car du chaos, il n'est nullement question de sortir. La musique, tout a l'inverse, y baigne comme en son milieu naturel.

Qu'on n'attende donc pas, de la musique, je ne sais quelle repa- ration orphique.

D'autant que ce qu'aime Celine en elle, c'est son pouvoir de de- liaison. Aussi plus que les airs, aime-t-il les notes, et donc ce qui se detache-allant solfiant de par le monde, mais ne solfiant qu'a' mesure que le monde se defait. L'Europe est-elle en feu, "la! la! sol dieze," Lili Marhene.14 Bombardement de Hanovre, "sol dieze! sol!

14 "Marlene! la! la! sol diese! a trois ... quatre voix! passionnement! et enlaces! ... a la renverse plein les fauteuils! ... a trois sur les genoux du pianiste!" (DCL, 155).

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la dieze! ... si!"115 En quatre notes, tout est dit; et qu'on n'en parle plus. Tant et si bien qu'a' la fin, on ne sait si la ville a peri sous les bombes ou peri sous les notes. Magie noire, magie blanche: bien malin qui ferait la difference.

D'oui viennent encore les avions qui harcelent la Butte, la pilent, la pilonnent et la hachent menu? Du centre meme de Paris, de e'Opera, repond Maudits soupirs.16

Foudres et fleches, foudres et tonnerres: musique maestro!

Ce qui trompe et trouble le lecteur, ce qui fait que le lecteur n'ose en croire ses oreilles, c'est, par ailleurs, le gouft constamment af- fiche de Celine pour les musiques le'geres, toutes "en froufrous,"'17 "petits motifs guillerets" (FAF, 225), de ces choses qui n'ont l'air de rien, "deux notes, quatre au plus," "menus bruits" (Normance, 21 1), trilles, triolets, pizicatti (Nord, 515). Tapotees au piano, au clavecin, a l'epinette, l'harpsicord: c'est egal; pourvu que cela cliquette, pourvu que cela crepite, que cela vous grele les accords, vous mette martel en tete.

Tic. Toc. Choc .. . eu't dit Couperin, que est son mailtre. Maitre 'a chanter, maitre 'a danser. Maitre surtout en sortileges. Pas d'autre mot.

Du sortilege, la musique a ce pouvoir d'effacer. Oui, de faire dis- paralitre. Oh! lentement. Ca prend du temps. C'est long, insidieux. Mais si longtemps que cela dure, cela ne vous en broie pas moins

15 . ... je cherchais un air ... un accompagnement ... je demande a Lili ... 't'entends rien?'. . . si! ... elle entend les sirenes . .. c'est tout! ... moi seul alors cette musique? ... Felipe? ... il ecoute . . . il entend pas de musique non plus, que des degelees de mines et plein de sirenes ... uuuh! comment se fait-il? ( .. .) j'en- tends moi bien dans ma tete l'air ... je crois l'air qui irait ... mais les notes? ... les notes exactes, justes? (...) trois, quatre notes ... notes de gentillesse, si jose dire

un clavier maintenant! (...)je tapote ... ca y est! ... presque juste, oui! ... oui! ... le la d'un clavier comme il est . .. j'y suis! ... aucun prodige! vous vous maltraitez la tete pendant vingt ans, du diable si vous ne trouvez pas! ... si borne, si peu melodieux que vous soyez! ... je redescends,j'ai les quatres notes ... sol dieze! sol! la dieze!... si!. .. retenez! . . . j'aurais dui les avoir la-bas" (Rigodon [Paris: Pleiade, 1974] vol. II, 825-29, passim).

16 . . . y a plus que deux ou trois avions qui piquent ... qui remontent en chan- delle, ils ont l'air de rejaillir du centre, de vers l'Opera . . ." (Maudits Soupirs pour une autrefois [Paris: Gallimard, 1985], 98. L'abreviation MS sera utilisee dans la suite de mon texte).

17 Feerie pour une autrefois (Paris: Gallimard, 1952), 228. L'abbreviation FAF sera utilis&e dans la suite de mon texte.

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les choses. La preuve, c'est qu'en accelere, les choses dont nous parlons, vous les verriez proprement passer poudre sous vos yeux.

Je puis meme le montrer, le demontrer. Par les castagnettes. Un instrument qui ne paie pas de mine, mais attendez voir:

elle sort ses castagnettes ... Ah! c'est le grand defi! ... Et talonne! ... elle rage! ... c'est la danse! ... la transe! ... les nerfs plein les doigts! . . . Sa lui fremit plein les mains! ... gresille, crepite! ... menu ... menu ... minuscule ... plus petit encore ... grains, grains . .. moulin ... encore plus petit . . . trr! . . . trr! .. . trr . . . grenu . . .grenu . . . rr ... plus rien . . . Silence!

(GB, 106)

Ce grignotement, l'a-t-on assez entendu? Elle ronge, la musique de Celine. Dents fines, mais ce mordant! Ronge et attaque comme cette eau qu'on dit forte, comme ronge et attaque l'acide. La mu- sique est un puissant caustique.

A quoi la comparerait-on pour la causticite? A l'art meme du graveur, qui, de tous les arts de representation, est le seul qui ait jamais trouve grace aux yeux de Celine. Celine abomine la pein- ture, abomine la photographie, le cinema. Arts de surface et sup- poses Beaux-Arts. A la trappe! Mais non du tout la gravure. Digne, au contraire, de tout son interet, et qu'en signe de recon- naissance, precisement, il associe 'a cet art, l'art qui lui est cher entre tous, de combiner des sons. Disant, en particulier, du gra- veur Jean-Gabriel Daragnes qu'il admire: "c'est papier 'a musique chez lui comme fignolage, comme raffinement" (MS, 86).

Et il est vrai qu'il ne saurait mieux dire. Sauf 'a dire (mais cela, justement, n'allait-il pas sans dire?), que musique ou gravure, c'est du pareil au meme, et un meme combat. Que, toutes deux egale- ment, elles vous decapent le reel, vous en montrent la trame: "re- sille de criquets" (GB, 252), ici; et la, quoi? des traits, des points. C'est tout.

Et bien tout, en effet. Prenez la danse encore. Definition. La plus courte que Celine ait donnee. En style, pour ainsi dire, tele- graphique. Et donc dans le style et sur le mode requis. "Musique en chair (. . .) en vif, en trait, une pointe!" (MS, 230).

On dirait d'un message, mais d'un message en morse. Et le rythme vous en plailt, peut-etre. Seulement, vous etes-vous jamais demande ce que c'etait que le rythme? La vie? Celine est formel,

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"le rythme est plus fort que la vie." A preuve, les asticots. "Ils ryth- ment vos viandes. ... Y a qu'a voir leurs ondulations, les cent, mille, cent mille! l'enervement, le fremissement des visceres ... Je me suis toujours emerveille dans les necropsies . .. Donc avant tout honneur au rythme" (MS, 246-47).

Ou l'on aura sans peine reconnu la charogne melodieuse d'un certain Charles Baudelaire . . . La musique sur le monde comme un bataillon de larves. Et qu'il n'en reste plus que l'os! Et que l'os lui-meme tombe en poussiere! "flous et petits points ... la belle ouvrage" (DCL, 117).

Mais 'a quoi travaille-t-on? A rayer le monde de la carte du monde? A cela s'emploient fort bien les hommes. La puissance de leurs bombes, de nos jours, s'exprime en megatonne. Derisoire, l'arme absolue du poete, 'a c6te.

Insignifiante, c'est sur ... S'il n'apparaissait que c'est de son in- signifiance qu'elle tire l'essentiel de ses vertus. Comment douter, en effet, que sa petite musique, puisque c'est ainsi que Celine lui- meme la designe, ne soit une revanche du petit, de l'infiniment petit, de la note, ce vermisseau, ciron du philosophe; revanche des faibles intensites sur (si l'on veut) les fortes intensites? Disons les bombes, pour faire vite. Mais ne disons plus les bombes en pensant a leur seul pouvoir destructeur. Disons les bombes, cette fois, en nous souvenant (lecon de l'histoire) qu'elles sont aussi generatrices de decombres, qu'elles entassent ruines sur ruines, qu'elles engen- drent le monceau et engendrent l'amas: alourdissant d'autant le corps des choses, en augmentant la masse. Et provoquant, de la sorte, une veritable deflation.

Paradoxe des fortes intensites que cette chute lamentable. Et quel progres est la musique, en comparaison! Quel perfectionne- ment! L'arme absolue, je l'ai dit. Est-ce que la musique ne fait pas l'economie de ce moment deflationniste? est-ce qu'elle n'evite pas cet effondrement de la masse sur elle-meme?

Si, et c'est Ia tout le secret de sa reussite.

Un secret que Celine, un jour, alla chercher et qu'il trouva en Angleterre -au terme d'une quete dont Mort a credit rapporte le recit.

Dieu sait pourtant que rien ne le laissait prevoir. C'est l'entre- deux guerres. L'Empire, alors, est a son apogee. Entendons-nous, toutefois: non tant immense que tasse sur lui-meme. L'Angleterre

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fait masse. Ce qu'elle est en verite, Guignol's band le dira bientot, et le dira en un mot, un entrepot: "magasins monstres! ... greniers fantasmagoriques, citadelles de marchandises (... .) Des Himalayas de sucre en poudre (...) Du cafe pour toute la planete" (GB, 46-47).

"Londres la gavee," s'exclame Celine dans L'Ecole des Ca- davres 8...

Certes, Mort a credit ne dit pas encore cela, et le dit pourtant dej'a a sa maniere. Faisant entrer Ferdinand dans Chatham comme on entre dans un garde-manger. Partout des victuailles; partout des gens qui devorent, et qui sont eux-meme devores; qui ont l'air de poissons, qui sentent le miel, le pain grille: nourritures offertes a on ne sait quel gigantesque appetit.

L'Angleterre est un ventre. Mais ce ventre a une ame. . . Je ne veux pas dire une ame ordi-

naire. Je veux parler de celles qui donnent aux violons leurs chants si dechirants. Et il n'y a la nulle contradiction. L'application seule- ment d'une loi tres generale; loi non ecrite, mais dont les effets se font sentir partout dans l'oeuvre, et que je propose d'appeler de- sormais loi de Celine. Elle enonce, cette loi, que la musique sans doute est une force 'a soulever les montagnes, mais que cette force est proportionnelle 'a la masse des corps en presence; qu'en conse- quence, plus cette masse grandit, plus la musique a chance de ravir notre oreille. Ou, pour l'ecrire autrement, que ce que nous ap- pelons la musique n'est qu'un saut qualitatif, une mutation; mais que cette mutation ne peut se produire qu'au terme d'une course harassante sur l'axe des quantites.

L'arrivee de Ferdinand en Angleterre est-elle cette entree dans les corps, ce retour 'a la masse que l'on a suggere, -il s'ensuit logi- quement que, s'y enfoncant en effet, il s'enfonce du meme pas au pays profond de l'ouie.

Et, dans le fait, tout de suite ce ne sont que chansons, banjos et mandolines; le tambour des minstrels, le trombone de l'Armee du Salut, l'orgue de barbarie du manege, la farandole des marins en goguette, le bastringue du piano mecanique, la valse d'amour . . . Bref, une arrivee en trompettes. Avant l'installation proprement dite. Car la encore, s'installer c'est se retablir en musique. Trans- porter ses penates et elire domicile dans ce college qui est la-haut, juche sur la colline. Ouvrant grand son oreille, se tenant 'a l'ecoute:

18 L'Ecole des cadavres (Paris: Denoel, 1938), 35-36.

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Les bruits de la ville, du port, montaient, remplissaient 1'echo ... Sur- tout ceux de la riviere en bas ... On aurait dit que le remorqueur il arrivait en plein jardin ... On 1'entendait meme souffler derriere la maison ... Il revenait encore . . . Il repartait dans la vallee ... Tous les sifflements du chemin de fer, ils s'enroulaient en serpentins 'a travers les buees du ciel ...

(MC, 725)

D'un monde qui ne serait plus que rumeurs. Certes, les bruits du dehors arrivent encore aux habitants de la grande oreille. Mais ils ne leur arrivent, en somme, qu'alleges de cette dimension d'exteri- orite qui est en soi si troublante. Ce ne sont plus rien qu'effleure- ments d'etre, dont le charme, en partie, est fait d'absence ...

Tout le charme, egalement, de la langue anglaise; un charme puis- sant sur celui qui, comme Ferdinand, se laisse bercer et se fait dor- loter par toutes les gracieusetes, par tous les agrements et la rare elegance de son intonation. "C'est une espece de musique," dit-il (MC, 738). Et l'on comprend qu'il le dise. Puisque la musicalite de la langue se paye, pour lui, au prix oui se payait tout 'a l'heure la musicalite du monde. Au meme prix, en toute rigueur. Au prix de la meme perte: la langue perdant la dimension du sens, comme le monde, pour devenir musique, perdait la dimension de l'exterio- rite.

Et la perte, d'ailleurs, est vecue pareillement; vecue, dans les deux cas, sur le mode du repliement: "La patronne ( .. .) je l'en- tendais comme une chanson ... Sa voix, c'etait comme le reste, un sortilege de douceur ... Ce qui m'occupait dans son anglais c'etait la musique, comme ?a venait danser autour, au milieu des flammes. Je vivais enveloppe aussi moi, un peu comme Jonkind en somme, dans l'ahurissement (MC, 729). Enveloppe dans la mu- sique, comme il s'emmitoufle dans ce manteau que jamais il ne quitte ("Je couchais avec" [MC, 731]). Cote douillet de l'etoffe, et cette bulle sonore, 'a quoi, pour le petit de l'homme, et avant qu'il ne naisse, se ramene tout le ventre de sa mere. Un paradis douce- ment clapotant, plein de soupirs, de chuchotements. No fear! No trouble . ..

No fear! No trouble ... Comme le va repetant la pauvre creature, ce Jonkind dont parlait Ferdinand a l'instant, et qui est l'idiot du college. Au reste, moins idiot qu'il ne parailt. Imbecile heureux, plutot. Et qui sait mieux l'anglais finalement que ne le sait Figaro;

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en sait assez, du moins, pour donner toute sa signification 'a cette sorte de retour aux sources obscures et musicales du vivant-qui est l'itineraire de Ferdinand en Angleterre.

No fear! No trouble ... L'extraordinaire impression de securite que l'on ressent en ces lieux. Au centre d'interf6rence de tous les bruits de la terre, et, par cela meme, coupe du reste. Dans le monde toujours, mais en retrait ...

Nous faudrait-il en conclure, avec Clement Rosset, qu'un peu de musique en plus, tout compte fait, c'est un peu de realite en moins?19 Et que c'est toujours ca de pris. Que c'est un repit, un repos. Que c'est meme, pour l'etre celinien, le seul moyen qu'il ait de jouir temporairement, par provision, du repos eternel. Comme une avance qu'il prendrait sur la mort qui lui est due, mais qui tarde tant 'a venir.

La mort dont l'Angleterre (comme par hasard, l'Angleterre) lui a donne un avant-gouft. Avec sa biere brune, rappelons-nous . . . Quelque chose d'"e6pais moussu noir" (MC, 707), quelque chose d'amer, et qui evoque pour nous ce breuvage d'amertume, cette epreuve du calice, ce poison d'epreuve en usage encore parmi les feticheurs.

Ferdinand, tel Orphee, boit le philtre magique. Et c'est parce qu'il a bu, qu'il est digne alors de rejoindre ces minstrels, de se meler 'a ces chanteurs des rues, barbouilles de cirage, mais qui, lorsqu'ils se debarbouillent, apparaissent tout livides "dans le petit jour du matin"; au point meme "qu'on dirait qu'ils sont deja morts" (MC, 718), qu'ils ont touche aux sombres bords, qu'ils sont dans l'autre monde.

Eh! oui, l'autre monde ... Que de fois l'expression ne revient- elle pas, sous la plume de Celine, 'a propos de l'Angleterre! "Ca faisait tout un autre monde (...) ca me semblait tout d'un coup qu'on ne me rattraperait plus jamais ... quej'etais devenu un sou- venir, un meconnaissable" (MC, 709).

C'est cela. Parti en musique, et ombre de lui-meme. Posthume, pour ainsi dire. "C'etait l'accalmie, le grand domaine des brouil- lards ... ca devenait alors tout magique . . . ca devenait comme un autre monde (. . .) C'etait un royaume de fantomes" (MC, 725).

Que dire apres ce coup d'archet?

19 La Force majeure (Paris: Minuit, 1983), 54.

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Fant6me dit tout, le plus musical, l'un des plus beaux mots de la langue francaise; celui, d'entre les mots, qui plait a l'oreille de Ce- line . . .

Mais qu'est-ce 'a dire, justement, que fantome? Le revenant? Le mort qui revient? Mais s'il revient, c'est donc qu'il n'a pas de place ...

Faire sa place au mort, on pourrait demontrer que c'est la le but metaphysique de l'oeuvre de Celine. Et demontrer que, de la cause des fantome, Celine a fait sa cause; de tous ces sans-logis. Car ils sont sans logis. On sait bien que les cercueils ne sont pas des petites maisons oui les morts iraient prendre leurs aises, installe's 'a de- meure. Ce n'est pas pour rien, tout de meme, qu'on a donne 'a ces sortes de boites la forme qu'ont les nacelles, la forme qu'ont les bateaux ... Prologue de Mort a credit et son tombe de rideau. "Alors j'ai bien vu les mille et mille petits canots au-dessus de la rive gauche ... Ils avaient chacun dedans un petit mort ratatine dessous sa voile ... et son histoire ... ses petits mensonges pour prendre le vent" (MC, 544).

Ne nous a-t-on pas dit que la mort etait le grand voyage? Et vogue la galere! ... E la nave va! .. . Mais va oui? Oui elle peut. Va et vient. C'est ce qui explique que, sous de certaines conditions, vous la verrez passer. Observez les mouvements de port, regardez aux ecluses, levez la tete. Sait-on jamais? La chance aidant ... Car la vie (la vie selon Celine) n'est qu'une funebre odyssee, l'histoire interminable de l'immense peuple des morts, de tous ces mal- heureux, de ces errants en quete d'un impossible gilte.

Serait-ce qu'ils n'ont pas paye le prix du voyage? Eh! sans doute, est-ce cela. Mais, puisqu'on en parle, quel est donc ce prix, et en quelle monnaie s'en acquitte-t-on? Voila ce dont Celine n'a pas la moindre idee, sufr qu'il faut payer, mais ne sachant ni combien ni comment. Et cette ignorance le mine. Raison pourquoi il est tou- jours 'a faire des calculs, 'a remuer des chiffres dans sa tete. Raison pourquoi la question de l'argent est la grande question du livre. I1 y a le terme 'a payer, il y a les habits du petit. I1 y a les dettes ... Tous les tracas de l'existence. Mais des tracas qui ne sont si absor- bants que parce que, ce qui s'exprime 'a travers eux, c'est le souci de l'echeance finale. Comme il sait qu'il ne reunira jamais la somme (et quelle somme, encore une fois? et en quelle monnaie?), l'etre celinien se sent par avance endette. Venu au monde avec la certitude de ne pouvoir, quoi qu'il fasse, se payer jamais la mort. Et d'en etre convaincu, croyons-le, c'est usant ...

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Alors, pour se mettre en paix, se reposer un peu l'esprit, il arrive a Celine d'imaginer qu'il existe quelque part, qu'il doit exister, pour ces vagabonds de l'espace et du temps, un lieu oui se rassembler, faire une halte. Au moins une halte. On ne demande pas le Perou! Aussi bien n'est-ce pas le Perou qui nous est offert, mais l'Angle- terre. Par vagues successives, nos chers disparus, les trepasses pas- sent le Detroit, gagnent cette terre d'asile qui est 'a la geographie celinienne ce que sont les limbes dans l'imagerie chretienne. En sorte que, des limbes au monde, qui, chez Celine, se touchent de- sormais par leurs bords, c'est une circulation incessante. Encombre le Channel, on ne peut s'en faire une idee. Certes, on le savait encombre en surface. On ignorait peut-etre qu'il le ffit tout autant par-dessus.

C'est Celine, en fait, qui nous l'apprend. Dans son Voyage au bout de la nuit ... Ferdinand est employe au Tarapout, un music-hall minable oui il fait de la figuration. Un role muet. Celui d'un po- liceman qui deambule au long de la Tamise, pendant que chantent trois Anglaises. "Un petit chagrin qu'elles chantaient soi-disant! Qu'elles appelaient ?a!"

Where I go ... where I look ... It's only for you ... ou ... Only for you ... ou ...

Comme ca qu'elles chantaient (...) Ca commencait d'un petit ton gentil leur chanson, ca n'avait l'air de rien, comme toutes les choses pour danser, et puis voila que ca vous faisait pencher le coeur 'a force de vous faire triste comme si on allait perdre 'a l'entendre l'envie de vivre, tellement c'etait vrai que tout n'arrive 'a rien, lajeunesse et tout, et on se penchait bien apres les mots, et apres qu'elle etait pass&e la chanson et partie loin leur melodie pour se coucher dans le vrai lit 'a soi, le sien, vrai de vrai, celui du bon trou pour en finir. Deux tours de refrain et on en avait comme envie de ce doux pays de mort, du pays pour toujours tendre et oublieux tout de suite comme un brouillard. C'etait des voix de brouillard qu'elles avaient en somme. On la reprenait en choeur, tous, la complainte du reproche, contre ceux qui sont encore par la 'a trainer vivants, qui attendent au long des quais, de tous les quais du monde qu'on en finisse de passer la vie, tout en faisant des trucs, en vendant des choses et des oranges aux autres fantomes et des tuyaux et des monnaies fausses (. . .) 'a raconter des machins, dans cette brume de patience qui n'en finirajamais .. .20

20 Voyage au bout de la nuit (Paris: P16iade, 1981), vol. I, 364-65. L'abreviation VBN sera utilisee dans la suite de mon texte.

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Le trio file la romance, comme les Parques leur echeveau; les soeurs fatales ... Nuit apres nuit, l'entetante ritournelle. Jusqu'a' la derniere nuit, ou l'une des chanteuses, tombee malade, est rem- placee par une Polonaise; une certaine Tania, "longue fille puis- sante et ple" (VBN, 364). Et pale, on le croit d'autant plus volon- tiers qu'elle traine la mort apres elle. Ne voila-t-il pas, en effet, qu'a' peine engagee elle apprend le deces de celui qu'elle aimait. Un petit employe de banque qui reside 'a Berlin.

Ce bruit d'argent, remarquons-le, pour saluer la mort en son entree; billets que l'on froisse et pieces qu'on remue; que froissera Ferdinand et qu'il remuera, frais debarque 'a Chatham. "J'avais, dit-il, une 'livre' dans une poche puis des petits sous dans l'autre" (MC, 705). Non, assur6ment de quoi regler tous ses comptes, mais faire au moins patienter madame la Mort. Qu'elle attende qu'il soit en fonds . . . Notez qu'elle est patiente, la dame. Elle fait credit. Meme si, comme tout le monde, 'a dire vrai, elle prefere les valeurs sures, ceux qui ont du repondant. Les employes de banque, par exemple. Disparu tout de bon, celui-la. Decidement, on ne prete qu'aux riches.

Car, pour les autres, les sans-le-sou, pour Tania et Ferdinand, la mort les oublie. Impossible pour eux de se rendre a l'enterrement. D'abord, c'est loin Berlin. Et quand bien meme, il n'y a plus de trains . . . La mort jusque-la est au-dessus de leurs moyens; en dehors, tout 'a fait, de leur portee.

Et c'est ce qui leur donne presentement cette allure incertaine, un peu louche ... Pour avoir vraiment les pieds sur terre, il fau- drait les avoir aussi dans la tombe. Ne serait-ce qu'un pied, ca les- terait. Au lieu de cela, eh bien, on flotte, on vague; divague dans le Paris nocturne avec les autres paumes. Et sensible 'a mesure, de plus en plus sensible au fait qu'en ce bas-monde tout est errance.

Ils ont echoue dans un petit caf6, le vrai cabaret du neant. Et la', alors que la rengaine du debut leur dure encore 'a l'oreille

It's only for you ... ou... Only for you ... ou. ..

un voile se dechire, et ils ont la revelation: ils voient les morts.

Ils commencaient sur la place du Tertre, 'a cote, les morts. Nous etions bien places pour les reperer. Ils passaient juste au-dessus des Galeries Dufayel, 'a l'est par consequent (...)

Surtout du cimetiere d'a' cote qu'il en venait, et il en venait encore et des pas distingues. Un petit cimetiere pourtant, des communards

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meme, tout saignants qui ouvraient grand la bouche comme pour gueuler encore et qui ne pouvaient plus ... Ils attendaient les com- munards, avec les autres, ils attendaient La Perouse, celui des Iles, qui les commandait tous cette nuit-la pour le rassemblement ... I1 n'en fi- nissait pas La Perouse de s'appreter, 'a cause de sa jambe de bois qui s'ajustait de travers ... et qu'il avait toujours eu du mal d'abord 'a la mettre sajambe de bois et puis aussi 'a cause de sa grande lorgnette qu'il fallait lui retrouver.

I1 ne voulait plus sortir dans les nuages sans l'avoir autour du cou sa lorgnette, une idee, sa fameuse longue-vue d'aventures, une vraie rigo- lade, celle qui vous fait voir les gens et les choses de loin, toujours de plus loin par le petit bout et toujours plus desirables forcement 'a me- sure et malgre qu'on s'en approche. Des cosaques enfouis pres du Moulin n'arrivaient pas 'a s'extirper de leurs tombes. Ils faisaient des efforts que c'etait effrayant, mais ils avaient essaye bien des fois dej'a ... Ils retombaient toujours au fond des tombes, ils etaient encore saouls depuis 1820.

Tout de meme un coup de pluie les fit jaillir eux aussi, rafraichis finalement bien au-dessus de la ville. Ils s'emietterent alors dans leur ronde et bariolerent la nuit de leur turbulence, d'un nuage a l'autre ... L'Opera surtout les attirait, qu'il semblait, son gros brasier d'annonces au milieu, ils en giclaient les revenants, pour rebondir 'a l'autre bout du ciel et tellement agites et si nombreux qu'ils vous en donnaient la berlue. La Perouse equipe enfin voulut qu'on le grimpe d'aplomb sur le dernier coup des quatre heures (...) Derriere La Perouse, c'est la grande ru&e du ciel. Une abominable debatcle, il en arrive tournoyants des fantomes des quatre coins, tous les revenants de toutes les epopees ... Ils se poursuivent, ils se defient et se chargent siecles contre siecles. Le Nord demeure alourdi longtemps par leur abominable melee. L'ho- rizon se degage en bleuatre et le jour enfin monte par un grand trou qu'ils ont fait en crevant la nuit pour s'enfuir.

Apres ca pour les retrouver, ca devient tout 'a fait difficile. I1 faut savoir sortir du Temps.

C'est du cote de l'Angleterre qu'on les retrouve quand on y arrive, mais le brouillard est de ce cote-la tout le temps si dense, si compact que c'est comme des vraies voiles qui montent les unes devant les autres, depuis la Terre jusqu'au plus haut du ciel, et pour toujours. Avec l'ha- bitude et de l'attention on peut arriver a les retrouver quand meme, mais jamais pendant bien longtemps, 'a cause du vent qui rapproche toujours des nouvelles rafales et des buees du large.

(VBN, 366-68)

Du Celine tout pur. Le Celine que j'aime. Ce que j'aime dans

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Celine, et aime par-dessus tout, ce sont des passages comme ceux- la ... Qui sont passages en plus d'un sens. Partie d'un texte ou d'un morceau de musique, et action de passer. Comme si le texte lui- meme et la musique ne faisaient que passer. Accompagnant en leur passage, ce passage des morts.

Puisqu'ils passent, d'evidence ... Comme passent les canards. Quand les canards remontent au Nord, c'est signe que le prin-

temps est proche. Les migrations septentrionales des ames, chez Celine, sont d'aussi bon augure. On le sent au plaisir que Celine en retire. Celine qui jubile ... Rien qui ne lui inspire autant de joie que ces grands deplacements! Rien qui ne mette aussi bien le vieux monde par terre et n'ebranle avec cette vigueur les oppositions sur lesquelles il repose: oppositions de classes, oppositions d'epoque. Categories morales. Les bons et les mauvais, les anciens, les mo- dernes, les bannis, les reprouves, les conquerants, tout ce joli monde bat comme d'une seule aile. Et la ronde que ca fait! Comme ca tourne! Plus rien ne cloche. Ou plutot, la boiterie elle-meme est devenue le moteur universel. Non seulement le pilon de La Pe- rouse n'empeche rien, mais c'est son pilon, semble-t-il, qui fait marcher la machine2l . . . Bref, tout se passe bien.

Mais si tout se passe bien, c'est simplement que tout passe. C'est parce que les ames, c'est parce que les morts passent. A cela sur- tout, va l'approbation de Celine.

Une approbation 'a laquelle il ne manque peut-etre que la mu- sique, pour qu'elle soit pleine et entiere. Sans reticence. Mais la musique qui manque (encore qu'elle ne manque pas complete- ment: c'est du haut de l'Opera que La Perouse conduit la sara- bande), la musique tant desiree ne perd rien pour attendre. Puisqu'elle se fera entendre apres. Se fera entendre ailleurs. Dans un autre livre; mais un livre qui renoue avec celui-ci, et renoue avec lui en cet endroit precis.

Ce livre, c'est Mort a credit, dont on n'a pas pu ne pas remarquer qu'il amarrait sa reverie, la belle reverie sur quoi le prologue s'achevait ("Par le travers de l'Etoile mon beau navire il taille dans l'ombre" [MC, 542]), 'a cet endroit du Voyage. De la' que, dans Mort

21 Cela dit seulement . . . en passant. Et en regrettant surtout de devoir expedier avec autant de desinvolture cette question de la boiterie qui, de toutes les questions que nous pose l'oeuvre de C61ine, est sfirement lune des plus intrigantes. Du moins, si on le desire, pourra-t-on, sous ce rapport, consulter, par exemple, mon article "De L'Ame. La Metaphore du ballon dans l'oeuvre de Celine" (Revue des Sciences Humaines, no. 200, 91-155).

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a credit, les lignes en question s'ouvrent par des guillemets. C'est qu'au fond elles sont une citation. Mais une citation qui, sur un point, ameliore l'original. La musique, dont on observait 'a l'instant qu'elle manquait si cruellement, y est mise cette fois. Et comme il faut. "II a compris le professeur ... il joue en bas l'air qu'il nous faut ... Black Joe" (MC, 542).

. . . Oui, le professeur, le voisin du dessous, pianiste qui donne sa lecon. Jamais Celine, oui qu'il soit, n'est bien loin de la musique.

Mais Black Joe? En quoi Black Joe est-il l'air qu'il nous faut? Parce que c'est une chanson de minstrels, du genre de celles dont Celine 'a Londres se caline, et une chanson dont les paroles (elles ne sont pas dans le livre mais on les a retrouvees depuis) disent ceci:

Gone are the days when my heart was young and gay

Passes sont les jours. Voilai. Passes . . . Et cependant passant, sans cesse repassant. Magie de la musique. De quoi Celine lui sait-il gre? De detenir, ne fiut-ce qu'en apparence, le pouvoir de faire revenir repetitivement ce qui n'a d'existence au contraire que de s'en aller. Ou pour l'ecrire sous la dictee de Clement Rosset, qui, plus qu'un autre, m'aura ouvert les oreilles 'a la musique de Celine, de con- ferer 'a l'ephemere la duree.

Et non une duree relative, une certaine duree. I1 faut, pour re- joindre Celine, aller jusqu'au bout de la pensee de Rosset ... La duree eternelle!

Paradoxe d'une essence du passager.

C'est 'a la lumiere de ce paradoxe que s'eclaire, en attendant, toute l'ambiguite de la conception qu'a Celine de la mort ... Quand Ce- line proclame que la mort nous est refusee, quand il se plaint de ce qu'il y a en elle d'inachevable, il faut lire, tout 'a l'inverse, qu'il s'en felicite comme du bien le plus precieux. Que le fait de passer (puisque mourir, c'est passer) puisse de la sorte se prolonger inde- finiment, c'est la', de l'avis de Celine, le plus grand luxe qui soit offert aux mortels. Et c'est ce dont, a la mort, l'homme sera eter- nellement redevable. Ce que, de sa vie, il ne paiera jamais assez cher.

On sait, d'autre part, la pretention de Celine d'etre l'habitant ou, pour mieux dire, le proprietaire du Passage. Mais il est devenu temps pour nous de nous aviser que le passage (passage Choiseul oui il passa effectivement son enfance, et tous ces ponts qu'il passe

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et qu'il repasse22) a dans l'oeuvre la configuration de ce qu'on ap- pelle en logique une aporie. Cette aporie qui consiste 'a faire durer ce qui n'a pas vocation 'a durer. Faire durer les choses, comme on dit; et les faire durer 'a plus forte raison qu'elles sont destinees 'a perir ... Laisser pourrir les situations; en accelerer au besoin le pourrissement.

Celine ecrit, par exemple. Mais quel est le sens, pour lui, de cette operation toujours singuliere? On ecrit d'ordinaire contre la montre, dans l'illusion qu'en ecrivant on pourra gagner sur le temps qui nous est naturellement imparti. C'est pourquoi, de tra- dition, l'ecrivain a des reves de pierre. Le marbre notamment l'in- teresse, dont il aimerait detourner le pouvoir; ce pouvoir qu'il lui prete de defier les atteintes du temps. Or, qu'est-ce qu'ecrire, pour autant que Celine sache ce qu'ecrire veut dire en ce qui le con- cerne? Faire de la dentelle ... Mais il n'y a rien de fragile comme la dentelle. "Vous y touchez, arrachez tout! ... pas reparable" (FAF, 124). Sans compter que la dentelle, il n'y en a plus. Per- sonne, aujourd'hui, ne sait ce que c'est, la vraie, "delicats entre- deux, resilles, trilles volages, trilles de rien" (MS, 183).... La den- telle a passe comme un dejeuner de soleil. Et apres? I1 n'empeche. Ce qui fait piece au temps, est cense lui faire piece, c'est pourtant bien cela. L'imaginaire de la duree, une fois de plus, s'investit dans l'ephemere.

Et dans l'ephemere encore, dans l'ephemere toujours, avec l'argot. Un mot d'argot, demain il n'est plus compris. Mais au moins, pense-t-on, aura-t-il fait son temps. Tout neuf, d'abord; ebouriffe tant qu'on voudra, mais fringant, mais pimpant. Vivant ... Seulement, prudence? Attention 'a ce que l'on dit. I1 y a vie et vie. La mort possede encore une espece de vie. L'expression est d'Elie Faure. Et l'expression d'Elie Faure n'allait pas tomber dans l'oreille d'un sourd. Recueillie aussit6t par Celine,23 qui en ferait son miel. Concluant, 'a part soi, que c'est tres exactement de cette espece de vie-lai qu'avec l'argot il entendait faire profiter la langue. Une vie dont le penseur, en lui, n'a rien 'a dire, sinon pour con-

22 Sur les bizarreries, toutes les pensees singulieres dont se nourrit l'interet que Ce1ine porte aux ponts (ponts de Paris ou d'Orleans, ponts de Bezons et d'Avignon, ponts de Flandre, de Kiel, de Londres, et les deux ponts craquant, croulant sous les pas de la grande Armee en detresse ...), voir mon "Passage Celine" (Revue des Sciences Humaines, no. 198, 141-67).

23 Voir la lettre de Celine a Andre Rousseaux du 24 mai 1936, que publie Henri Godard aux pages 1119-20 de son edition du Voyage et de Mort a credit (Paris: Pleiade, 1981), vol. I.

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stater qu'elle meurt tout le- temps. Et il le dit. Le dit et le redit. L'ecrit en lettres capitales. Se le grave, tant le constat lui paralt d'une verite profonde; tant il lui semble determinant. Le justifiant dans ses choix et ses-conduites. Et dans ses haines aussi. Sa haine des langues mortes, de la langue francaise "morte depuis Voltaire" ... Or, Celine, quoi qu'on ait pu dire, n'a pas de gou't pour la mort. Persuade, comme il l'est, du ga'chi qu'est le cadavre. Autre chose maintenant est le mourir; autre chose une langue qui se meurt, ne laisse pas de se mourir. Une langue, par cela meme, qui se survit en somme. Tel est, en tout cas, le mouvement que l'argot a pour charge d'entretenir et de reactiver sans cesse.

Ce mouvement, on est fonde 'a l'appeler musique. Car l'argot est musique. Comme est musique la dentelle, comme sont musique toutes les choses de Celine. Qui ne sont choses, en verite, qu'a' force de ne l'etre plus. Mais choses, cependant; et c'est le plus bi- zarre. Notre etonnement, en effet, ira 'a cette capacite qu'ont les choses de Celine 'a se maintenir en l'etat; 'a durer, pour ainsi dire, et durer infiniment, au delai de leur propre fin.

I1 en est des choses dont je parle si mysterieusement (mais le mys- tere n'est-il pas constitutif de la chose meme? De la chose au fan- t6me, qui ne l'entend? il y a plus qu'une assonance: il y a la meme musique ... .), il en est de ces choses comme il en est du monde. Pour peu qu'on ait du monde le point de vue de La Perouse qui, depuis l'Opera, braque sur lui sa lorgnette; celle, ecrivait Celine, "qui vous fait voir les gens et les choses de loin, toujours de plus loin"; l'incomparable lunette qu'est sa lunette de recul.

Est bon, on l'a compris, ce qui donne du recul. Un bon lieu est donc un lieu eleve. Et c'est d'ailleurs pourquoi l'oeuvre de Celine nous offre si peu de paysages. Mais des panoramas, mais des dioramas avec leurs effets de lointain, de flou, de fantome; avec leurs fondus, leurs dissolving views, comme le chante si joliment l'anglais qui est, une fois de plus, la langue de la situation; la mu- sique qu'il nous faut pour accompagner le monde en sa dissolu- tion.

Dites encore en sa partance, vous n'aurez pas dit autre chose-le texte de Celine s'ingeniant, autant qu'il est possible, 'a combiner les avantages du depart et du diorama. Et c'est Ferdinand, par ex- emple, lui-meme 'a la veille de partir, Ferdinand quijette, comme il dit, "un dernier coup d'oeil sur la perspective":

I1 faisait un temps clair, ideal ... C'etait bien visible, toutes les rampes,

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les docks allumes ... les feux des navires qui croisent ... le grand jeu de toutes les couleurs ... comme des points qui se cherchent au fond du noir ... J'en avais vu partir beaucoup moi deja' des navires et des pas- sagers ... des voiles ... des vapeurs ... ils etaient au diable 'a present . . . de l'autre cote ... au Canada . . . et puis d'autres en Australie ... toutes voiles dehors .. . Ils ramassaient les baleines ... J'irais moi, jamais voir tout Sa ... J'irais au Passage ...

(MC, 768)

I1 ira donc au Passage-en ce lieu oui l'on reste, puisque le Pas- sage ici (la majuscule, on l'a vu, est de Celine) ment resolument 'a son nom . .. Reflechissons une derniere fois, car le temps lui est en train de passer, 'a ce que peut signifier, pour quelqu'un comme Celine, cette volonte d'habiter au Passage. Autant vouloir habiter l'inhabitable! A moins qu'a' son tour Celine ne se reve incarnantje ne sais quelle essence du passager. Et il estjuste de reconnaitre que l'oeuvre, dans sa forme, n'est pas etrangere 'a ce reve un peu fou. Que ne s'y trahit que trop souvent l'effort que fait Celine pour retenir non tant ce qui s'en va, qu'a' chaque fois qu'une chose s'en va, le souvenir seulement de son depart ... Garder cela en me- moire, se le garder present, Celine n'ecrit pas pour une autre raison. Fort de cette assurance que le present, finalement, ne s'ob- tient qu'au prix d'un arrachement, ou qu'a' defaut, le present sup- pose l'usure de la presence. Jamais assez usee, la presence! I1 faut l'userjusqu'a' la corde. Jusqu'a' ce qu'on voie lejour 'a travers. "C'est des filigranes la vie, ce qui est net c'est pas grand chose, c'est la transparence qui compte ... la dentelle du Temps comme on dit ... la 'blonde' en somme, la blonde vous savez? dentelle fine, si fine! au fuseau, si sensible!" (FAF, 124).

Et qu'on ne vienne pas, apres cela, reprocher 'a la vie son carac- tere ephemere. C'est precisement ce qu'il y a en elle d'attachant ... Les grands bonheurs sont toujours des dechirements. Pourquoi pleurer sur Nora, la derniere page tournee? Sans doute, elle dis- para't. Mais l'importance? C'etait joue d'avance. Et puis, soyons honnetes. Avouons qu'en Nora nous n'aimions rien tant que sa disparition prochaine. "Je l'apercois bien . .. c'est une tache ... ca vacille 'a travers les ombres ... Une blanche qui virevolte ... C'est la m6me suirement, c'est ma folle! Voltige d'un reverbere 'a l'autre ... Ca fait papillon la charogne" (MC, 771). -

De la charogne au papillon, et du noir 'a la blanche ... Envolee, Nora! dissipee. Rejouissons-nous ... Comme il nous faut ap- prendre 'a nous rejouir du temps qui passe, et de ce qu'il passe; du

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temps qui file, et de ce qu'il file, tombe en quenouille, part en lam- beaux. En fumee ...

Bonheur fragile, bonheur en pointille ... A l'image meme d'une partition . . . Helas! a son image seulement.

Seule la musique, en effet, peut temoigner pour l'existence ainsi con~ue, ainsi comprise. Non la litterature. Et c'est la' sa grande in- firmite. D'autant plus affligeante que d'en prendre la mesure ne saurait meme suffire. Vient un moment oui, de guerre las, l'ecri- vain doit passer le relais.

Fin de Bagatelles ... Celine est de retour. Rentre bredouille de Russie oui il avait espere decouvrir le compositeur qui accepterait de jeter quelques notes au pied de ses ballets; de petites choregra- phies, des bagatelles (c'est le mot) dont il avait eu la fantaisie.

Bien malencontreusement, il faut le dire. La Russie epouvantee avait remise ses pianos, ses violons ... Echec sur toute la ligne.

La fin de Bagatelles ressemble 'a un dep6t de bilan. Mais l'on verra que, deposant son bilan, Celine, en meme temps,

nous apporte la conclusion qui convenait 'a ce propos. Repasseront, en effet, les fant6mes; et, avec les fant6mes, beaucoup des figures que j'aurai, un bref instant, eveillees, sorties de l'ombre oui elles reposaient. Toute la ronde, la farandole repassant; et repassant dans un style absolument dechiquete, une vraie dentelle de style: mots fragiles, bouts de phrases, nuit et brouillard.

Cela suffit au fond ces trois mots qu'on repete: le temps passe ... cela suffit 'a tout ...

I1 n'echappe rien au temps ... que quelques petits echos . . . de plus en plus sourds ... de plus en plus rares ...

Et puis voila ... Tout doucement, ils deviendront fantomes . . . et tous ... et tous ...

et Yubelblat et Borokrom ... et la Grand'mere . . . et Nathalie (... .) tout ca partira fantome ... lou'ui . . . lou'u'u'! . . . On les verra sur les landes . . . Et ce sera bien fait pour eux . . . Us seront plus heureux, bien plus heureux, dans le vent. . . dans les plis de l'ombre ... voluuu . . . volu'uu ... dansant en rond (... .) Et puis ce ballet? ... I1 etait pret ... J'en etais assez content (. . .) Je le destinais 'a Leningrad . . . Et puis voila! . . . les circonstances ... dommage ... tant pis! ... Je vais vous lire le debut de ce long divertissement ... une bagatelle! ( .. .) Un petit sursaut simple- ment entre la mort et l'existence ... cela distrait ... vous emporte! ( ...) Le Reve nous emporte ... Mais la Musique?... Ah! voici toute mon angoisse ... Je retombe tout empetre! ... Musique! ... aile de la Danse! Hors musique tout croule et rampe ... Musique edifice du

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Reve! . . Je suis encore une fois frit ... Si vous entendiez causer, par hasard, dans vos relations ... d'un musicien assez fragile ... qui ne demande qu'a' bien faire . . . Je vous prie ... un petit signe ... Je lui ferai des conditions ... entre la mort et l'existence . .. une situation legere . . . Nous pourrons su'rement nous entendre . .24

Universite de Lille

24 Bagatelles pour un massacre (Paris: Denoel, 1937), 373-74.


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