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CHARBONNAIT, Pascal. Materialisme et Paleontologie

Date post: 05-Sep-2015
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CHARBONNAIT, Pascal. Materialisme et Paleontologie
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Mat´ erialismes et naissance de la pal´ eontologie au 18e si` ecle Pascal Charbonnat To cite this version: Pascal Charbonnat. Mat´ erialismes et naissance de la pal´ eontologie au 18e si` ecle. Mati` ere premi` ere, 2006, 1 (1), pp.31-54. <halshs-00344268> HAL Id: halshs-00344268 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00344268 Submitted on 4 Dec 2008 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.
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  • Materialismes et naissance de la paleontologie au 18e

    sie`cle

    Pascal Charbonnat

    To cite this version:

    Pascal Charbonnat. Materialismes et naissance de la paleontologie au 18e sie`cle. Matie`repremie`re, 2006, 1 (1), pp.31-54.

    HAL Id: halshs-00344268

    https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00344268

    Submitted on 4 Dec 2008

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

    Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et a` la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publies ou non,emanant des etablissements denseignement et derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou prives.

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    Matrialismes et naissance de la palontologie au XVIIIme sicle

    Les premires thories sur lorigine de la vie, fondes sur lexprience et lobservation, naissent au cours du XVIIIme sicle. Les fossiles ne sont plus regards comme des productions isoles de la nature, mais comme des tmoignages dun pass o la vie tait dans un tat diffrent du prsent. Dans le mme temps, apparaissent les premiers auteurs se rclamant explicitement du matrialisme . Ceux-ci entretiennent dtroites relations avec ce que nous appelons aujourdhui les sciences de la vie : La Mettrie exerce la mdecine, dHolbach a fait des tudes de chimie et de minralogie, et lintrt de Diderot pour lhistoire naturelle, qui a rdig les articles Animal , Hutre ou Coquillage dans lEncyclopdie, nest plus dmontrer. Ce surgissement conjoint des premires formes de la palontologie et du matrialisme philosophique nest vraisemblablement pas fortuit. Il suggre quune liaison doit exister entre ces deux discours, entre la reprsentation des mtamorphoses originelles du vivant et la critique dune origine transcendante de ltre. Puisquils ont vu le jour dans la mme priode, nous pouvons supposer quune racine commune doit les alimenter.

    Pour saisir le sens de cette concomitance, il faut tout dabord critiquer lacception traditionnelle du concept dorigine. Celui-ci nest pas vou tre ternellement attach lexplication finaliste. Il y est assujetti tant quon considrera, notamment comme Althusser dans Le courant souterrain du matrialisme de la rencontre (1982), quil se dfinit par une tlologie. En portant le regard sur le dbut, la vision tlologique de lorigine suppose quune volont suprme a donn un ordre et une fin la succession des choses. Cette manire de concevoir lorigine semble valable pour une certaine mtaphysique (attache ou non au christianisme), mais pas pour le travail des matrialistes du XVIIIme sicle, cherchant tablir un systme de la nature. Sinterroger sur lorigine des choses ne conduit pas ncessairement une cause premire toute-puissante, quil faudrait situer dans le temps et dans lespace. Althusser crit que pour toute une tradition matrialiste allant dEpicure Marx, on commence par rien 1, ou quon prend le train en marche pour lternit 2. Lorigine du monde est dans ces conditions un au-del inaccessible, hors de porte de la connaissance lgitime. Nous essayerons de montrer que faire le choix de la thse de lternit,

    1 L. Althusser, Le courant souterrain du matrialisme de la rencontre, Ecrits philosophiques et politiques, t. I,

    Stock/Imec, Paris, 1994, p.561. 2 Idem.

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    comme cest le cas pour les matrialistes du XVIIIme sicle, nimplique pas de dlaisser la problmatique de lorigine. Cest mme grce la critique de la vision tlologique de lorigine, au profit dune autre pense de lorigine, que le matrialisme du XVIIIme sicle sest affirm.

    Le problme de lorigine ne doit pas tre conu au travers du seul prisme tlologique. Il peut sen affranchir, ou tre pens par plus dun type de discours philosophique. Le matrialisme peut lgitimement penser lorigine, condition de la concevoir comme la question de la raison dernire et intime des choses. Celle-ci ne se confond pas avec le discours thologique qui prtend montrer le lieu et lpoque de linstant premier, mais elle recherche la source du dveloppement ncessaire du monde. La manire dapprhender cette source constitue le cur de toute pense matrialiste, car elle laisse son empreinte dans les reprsentations du rel et de la connaissance. Lenjeu pour les matrialistes du XVIIIme sicle consiste donc librer le concept dorigine de son assujettissement philosophique au finalisme. Or, ceci ouvre la voie une nouvelle faon de dfinir le matrialisme.

    Si tre matrialiste au XVIIIme sicle ne se rduit pas un rejet global de la pense de lorigine, quel sens y a-t-il sen rclamer ? Autrement dit, quelle dfinition du matrialisme peut expliquer la liaison entre un anti-finalisme radical et les premires explorations palontologiques ? Les dfinitions traditionnelles du matrialisme ne rendent pas compte de ce rapport. Dun ct, si le matrialisme nest quune mtaphysique de la substance du monde, se rsumant un tout est matire , sa dfinition devient source de confusion avec le discours scientifique. En effet, il est alors un jugement ontologique aboutissant au monisme classique de la liaison universelle des phnomnes. Mais en posant lunit comme critre de dtermination principale, il ne fait que rpter la mthodologie implicite des sciences. Si son objet est lnonciation de la structure intime du monde, sur un mode a priori, que fait-il dautre que de commenter ltat davancement des sciences dans ce domaine ? Dun autre ct, si le matrialisme est une doctrine gnosologique, ou une thorie de la connaissance, selon laquelle la matire devance toujours la pense, sa signification sappauvrit considrablement. Le matrialisme perd alors sa dimension idologique, en passant sous silence la contestation de la fodalit qui lanime, et les scandales intellectuels quil suscite. Ces deux dfinitions classiques du matrialisme (ontologique ou gnosologique) sont incompltes. Elles ignorent son rapport au concept dorigine, et admettent, quen la matire, le finalisme est insurmontable. Elles restent prisonnires des prsupposs de la thologie ou de la mtaphysique, en manquant la remise en cause opre par les matrialistes du XVIIIme sicle.

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    En effet, ds le dbut de ce sicle, notamment chez Jean Meslier (1664-1729), une nouvelle conception de lorigine se manifeste travers un retour Epicure, ou plus prcisment, un retour la posture du philosophe grec lgard du commencement des choses. Celle-ci se traduit par la scission de ce qui est habituellement uni dans les mythes crationnistes. Lorigine et le commencement des choses y deviennent deux notions distinctes, voire mmes trangres. Le commencement reprsente le dbut dat et localis des choses. Il est la survenue concrte du monde en son premier instant, susceptible a priori dune vrification empirique, mais gnralement lobjet dune narration imaginaire. Pour Meslier comme pour Epicure, ce commencement initial, qui est au sens littral cause premire , ne

    signifie rien. Il nest pas simplement hors de porte de la connaissance humaine ; il na pas dexistence possible dans un univers ternel. Ds lors, le commencement ne se confond plus avec lorigine, qui reprsente quelque principe ncessaire (la raison dernire des choses) luvre partout et toujours. Lorigine tend tre ce discours sur la ncessit universelle, ne rendant pas compte dune chronologie mais dune rgle abstraite. Pour Epicure et les matrialistes du XVIIIme sicle qui sen inspirent, cette origine peut faire lobjet dun discours non finaliste et non tlologique, en particulier grce latome et au mouvement. Ainsi, la premire tape pour librer le concept dorigine consiste le sparer du commencement concret, qui lenferme dans les limites dune cause premire toute-puissante. Cest renverser la pense crationniste, dans laquelle origine et commencement sont, dessein, systmatiquement confondus.

    La recherche dune signification nouvelle au mot matrialisme passe donc par une interrogation sur ses conditions dmergence. Il apparat en liaison avec ce mouvement de connaissances qui fait du commencement un nouvel objet de savoir. En rendant compte de cette concomitance, on doit pouvoir saisir sa spcificit, en tant quil nest ni un appendice mthodologique des sciences, ni une thorie de la connaissance. La logique du discours matrialiste est insparable de son histoire, et en particulier des relations quil entretient avec les sciences de son temps, sur le problme de lorigine de la vie et de la Terre. De manire gnrale, les discours savants du XVIIIme ne sont pas aussi spcialiss quaujourdhui. Les frontires entre la mtaphysique, la philosophie et la science sont encore floues. Lorsque

    Buffon propose son histoire de la Terre, il se justifie sur le problme de la cration et montre la conformit de sa thorie avec les textes bibliques. Le matrialisme merge de cet ensemble o les connaissances stablissent au fil des confrontations entre diffrents types de discours, jugs aujourdhui nettement spars. Au XVIIIme sicle, lorsquil est question de lorigine, les discours thologique, philosophique et scientifique sentrechoquent sans cesse. Cette

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    agitation produit peu peu les diffrenciations conceptuelles partir desquelles se construit le courant matrialiste. Il faut donc suivre le cours de ces controverses pour quapparaissent toutes les significations du matrialisme.

    Le crationnisme tlologique A laube du XVIIIme sicle, la pense de lorigine est domine par la tlologie

    crationniste, fidle lhritage de Thomas dAquin (1225-1274) et de son Trait de la cration (questions 44 119 de sa Somme Thologique, 1266-1274). Cette tlologie repose sur un prsuppos fondamental : lidentit de lorigine et du commencement. Elle suit de prs le mouvement des connaissances, et tente de sauver cette identit au cur mme des thories sur la Terre et la vie. Mais elle ne rsiste pas aux changements de lpoque. Elle doit sadapter la contestation matrialiste naissante. De ce fait, elle passe du statut dorthodoxie toute-puissante celui dapologtique impuissante endiguer lirrligion. Elle assiste la nouvelle scission entre lorigine et le commencement, cest--dire la remise en cause de la source de la ncessit universelle.

    Dans ce combat pour sauver lautorit du crationnisme, Leibniz (1646-1716) en propose une nouvelle interprtation. Il envisage la cration sous langle du concept de raison dernire , et non plus sous celui dune cause premire absolue et permanente, intervenant dans toutes les manifestations de ltre comme chez Thomas dAquin. Le monde physique a gagn une certaine autonomie quant son cours rgulier, mais, pour son apparition, il reste

    tributaire de lide mtaphysique de cration. Le Dieu leibnizien consiste dabord en un principe de perfection. Il reprsente ltre

    absolument parfait au fondement de lordre universel. Sil en est lorigine, ce nest pas en vertu du seul dcret de sa volont, mais parce quil contient la puissance dagir et de connatre la plus leve. Lempire de la divinit sur le monde est le fruit de linfinit de ses attributs, et non de sa nature suprme. Dans le Discours de mtaphysique (1686), Leibniz conoit laction cratrice de Dieu sur le mode de la ncessit. La volont divine ne suffit pas rendre compte de lorigine des choses. Cette dernire ne devient intelligible qu condition den restituer la ncessit. En effet, le Dieu crateur leibnizien fait correspondre sa volont lordre le plus parfait. Il ne choisit pas dagencer les choses arbitrairement, mais il se conforme la puissance de sa sagesse. Aussi, ce que les hommes croient tre des miracles, sont en ralit la poursuite de lordre universel mais qui chappe en ce point lentendement humain.

    Dans ces conditions, Dieu na-t-il fait que rvler les lois universelles, pour les laisser ensuite se dvelopper par elles-mmes ? Leibniz rduit-il la divinit au seul principe

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    dorigine ? En ralit, Dieu est toujours celui qui a donn son commencement effectif au monde ; Dieu demeure le btisseur des tres. Leibniz rsume cela lorsquil affirme que lexplication par les causes efficientes peut se concilier avec celle par les causes finales. En

    effet, il crit : [] je reconnais et jexalte ladresse dun ouvrier non seulement en montrant quels desseins il a eus en faisant les pices de sa machine, mais encore en expliquant les instruments dont il sest servi pour faire chaque pice, surtout quand ces instruments sont simples et ingnieusement controuvs. 3 Le Dieu crateur reste la fois celui qui a pens

    lordre du monde, et celui qui la ralis effectivement, cest--dire son ouvrier et son gomtre. Le principe de perfection implique que rien ne limite sa puissance. Il conserve donc le double pouvoir de concevoir et de fabriquer les choses.

    Ds quil parle en mtaphysicien, Leibniz situe lorigine du monde dans la perfection divine. Cet attribut essentiel confre Dieu un pouvoir toujours absolu sur le monde, mais dune faon moins autoritaire que dans la thologie thomiste. Il commande toutes choses parce quil est ltre parfait. Son autorit dcoule de la perfection de son entendement et de ses actions. Elle nest pas le rsultat dune volont arbitraire, qui simposerait par la seule ncessit de sa toute-puissance. Le Dieu leibnizien revt lhabit dun despote clair.

    Dans un texte intitul Sur lorigine radicale des choses (1697), Leibniz prcise le sens de la perfection divine. Il y apparat quelle repose sur lexigence de trouver une raison dernire aux choses.

    Sadressant aux partisans de lternit du monde, ceux qui nient que les choses aient eu un commencement, Leibniz tente de dmontrer quils ne peuvent chapper lide dune transcendance divine cratrice. Mme si les choses ont toujours exist, et quaucune cause efficiente ultime de leur existence ne peut tre tablie, il demeure quelles portent en elles une raison , cest--dire un principe expliquant leur ncessit. Leibniz pose ainsi la question de lorigine, en la distinguant de celle du commencement. Il ne sagit pas de sinterroger sur la chronologie des diffrents tats du monde, mais sur leur ncessit mtaphysique. Do vient alors lordre universel ?

    Pour Leibniz, la rponse est claire : lorigine des choses se situe dans un au-del du monde 4, qui est une unit dominante de lunivers 5. Cet tre transcendant est plus grand que le monde, et antrieur lui. Il en constitue lexplication ultime, ou la raison dernire. Cela tient deux de ses qualits : il a cr toutes les essences, cest--dire toutes les formes dtres

    3 Leibniz, Discours de mtaphysique et correspondance avec Arnaud, Vrin, Paris, 1988, p.60.

    4 Leibniz, Sur lorigine radicale des choses, trad. Etrillard et Bourdil, Hatier, Paris, 1984, p.43.

    5 Idem, p.42.

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    possibles, et il fait communiquer toutes les substances du monde entre elles. Leibniz retombe alors sur lidentit tlologique : Dieu comme concepteur et producteur des tres. Ce faisant, il scarte de sa dmarche initiale, o il posait la question de lorigine sans celle du commencement. Il est oblig de retourner lidentit de lorigine et du commencement pour justifier la transcendance. La raison dernire des choses se rvle tre le crateur du monde qui a, la fois, construit une machine tout fait admirable 6 et tabli les lois de la meilleure Rpublique7.

    Pour les partisans dune transcendance originelle comme Leibniz, nier le commencement ne sert rien. La rduction une entit cratrice ultime demeure le seul principe rationnel. Aussi, celui qui rejetterait la ncessit physique dun commencement ne serait pas dbarrass pour autant du recours la transcendance. La ncessit mtaphysique, qui se cache derrire lexpression raison dernire , simpose tous mme aux partisans de lternit du monde. Leibniz pose ainsi explicitement une dpendance entre la question de lorigine et la raison tlologique. Il contraint alors penser le problme de la raison dernire des choses dans un cadre exclusivement finaliste, cest--dire partir dune transcendance qui a conu la rgle de chaque partie de ltre.

    La mise en place de ce rapport de dpendance force est un acte partial. Il vise la sauvegarde de lide de cration. Il ne permet pas de comprendre pourquoi les matrialistes, succdant Leibniz et refusant lide dun commencement, en viennent rejeter galement une origine transcendante. Comment se fait-il quils rsistent largument de la raison dernire ? Refusent-ils de discuter du fondement ultime des choses, et de la source de la ncessit universelle ? Ce ne sont pas des sceptiques. Ils proposent justement une autre faon de concevoir lorigine, et nous invitent ainsi relativiser la liaison entre origine et tlologie.

    Lemprise de la tlologie crationniste sur le monde intellectuel connat un relchement ds les premires dcennies du XVIIIme sicle. La conception de lorigine se prpare subir plusieurs mtamorphoses sous leffet de penses contestatrices varies. Une suspicion sinstalle propos de cette ide selon laquelle le principe et le dbut du monde ne forme quun seul acte divin.

    La contestation sexprime dabord dans le discours spculatif, critique des mtaphysiques traditionnelles, plutt que dans le domaine de la connaissance empirique. Les premires remises en cause du crationnisme sont de nature mtaphysique. Les rsultats

    6 Ibid., p.47.

    7 Ibid., p.47.

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    scientifiques ne deviennent des arguments qu partir du moment o le renversement conceptuel a priori est accompli.

    Cette remise en cause provient de la renaissance, plus ou moins clandestine, de deux courants la charnire du XVIIme et du XVIIIme sicle. Il sagit dune part de lpicurisme et dautre part du spinozisme. Chacune leur manire, ces deux coles introduisent une nouvelle pense de lorigine. Reprenant la thse de lternit du monde, les dfenseurs dEpicure, tels que Cyrano de Bergerac ou Jean Meslier, refusent de donner un commencement au monde. Pour autant, ils ne renoncent pas expliquer lorigine de la formation de la vie, cest--dire en proposer un principe partir de la matire inerte. Selon eux, le mouvement croissant dagrgation des particules lmentaires conduit des arrangements complexes de matire. Les tres vivants sont le fruit de cette diversit, grce la progression continue des assemblages molculaires, qui, de proche en proche, produit de la matire organique. Ces nouveaux picuriens instaurent donc demble une diffrence entre lorigine et le commencement, afin de rejeter le crationnisme traditionnel.

    Les adeptes de Spinoza, ou du panthisme en gnral8, effectuent aux aussi une critique de lidentit tlologique. Certes, ils voient dans la nature la marque dune intelligence infinie, quils appellent Dieu. Mais celle-ci nest pas trangre au monde. Elle ne rgne pas comme une autorit toute-puissante ; elle ne se pose pas en entit cratrice distincte de ses cratures. Les panthistes, tels que John Toland (1670-1722) ou de nombreux auteurs anonymes qui nont laiss que des manuscrits clandestins, sopposent ainsi la fois au crationnisme traditionnel et lpicurisme. Toland soutient que le monde na pas eu de commencement, quil est pris dans un cycle ternel, mais que son principe ne consiste pas dans un mouvement aveugle dagrgation de particules. Il y a une intelligence ordonnatrice qui constitue lorigine et la fin vritables de toutes choses, et qui se confond en mme temps avec elles.

    Le panthisme et lpicurisme contribuent, selon deux modalits distinctes, ronger lidentit tlologique. Ces deux doctrines brisent lunit instaure par la mtaphysique traditionnelle entre linstant premier du monde et son principe. Elles rendent possible la critique du finalisme.

    Ces premires critiques de la mtaphysique tlologique donne au courant matrialiste une premire assise. Parce quelles rejettent le crationnisme, leurs adversaires les qualifient de matrialiste au sens de : celui qui pense que tout est matire . Cest ainsi quapparat

    8 Le spinozisme et le panthisme sont deux courants diffrents au XVIIIme sicle, mais il faut remarquer quils

    oprent tous deux un renversement de la posture crationniste traditionnelle.

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    le mot pour la premire fois en langue franaise chez Leibniz, dans ses Rpliques aux rflexions de Bayle (1702). Cette dfinition est reprise dans le dictionnaire de Furetire de 1727 et dans celui de Trvoux de 1752. Avant mme que des penseurs se revendiquent du matrialisme, les crationnistes attribuent ce nom ceux qui rejettent lide dun commencement du monde hors de la matire. Autrement dit, pour ces mtaphysiciens, le matrialiste reprsente essentiellement celui qui nie la possibilit dune transcendance surnaturelle, ou dune raison dernire trangre la matire.

    Cette dfinition ne vaut que du point de vue de la tlologie. Elle ne nous renseigne pas sur ce que pensent les matrialistes eux-mmes, ou ceux supposs ltre. Cette faon

    mtaphysique de dfinir le matrialisme ne recouvre pas la totalit de ses significations. En particulier, elle passe sous silence la diffrence introduite entre origine et commencement. Elle naperoit pas quun traitement autonome des dbuts concrets des choses, est dsormais possible.

    Le renversement mthodologique de la palontologie naissante Lidentit tlologique enregistre ses premiers vacillements lorsque sexpriment de

    nouvelles thories scientifiques, tentant de rendre compte du dbut rel de la vie et de la Terre. Ces thories font cho lpicurisme et au spinozisme clandestins, qui pensent lternit du monde ou son non-commencement . Elles distendent un peu plus lcart entre principe mtaphysique des choses et formation physique initiale. Les premires thories palontologiques et gologiques du XVIIIme sicle tentent de sextraire de lexplication par les causes finales pour ne plus laisser parler que les causes efficientes. Il ne sagit pas dune simple restriction dans le discours ; cette nouvelle approche cherche remplacer lide dun commencement absolu, crateur immdiat et transcendant de toutes choses, par une pluralit de commencements, relative aux diffrents objets du monde sensible. La formation de la Terre et des tres qui la peuplent nest plus un miracle, mais devient lobjet dun discours empirique.

    Pour restituer le mcanisme de la naissance du monde partir de lexprience, il faut se prmunir de toute vise mtaphysique. Il devient indispensable que lide de cause premire, ou de principe ultime, soit rigoureusement scinde de la recherche des commencements physiques. Il faut que lidentit tlologique soit dfinitivement dissoute, au profit dune multitude de thories fondes sur lindpendance de lobservation sensible.

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    Il faut attendre le milieu du XVIIIme sicle, pour voir apparatre les premires thories palontologiques 9. Elles posent demble une sparation vis--vis du discours mtaphysique : elles expliquent comment le globe et les tres vivants se sont forms sans le secours daucune force surnaturelle. Avant elles, cette distinction nexiste pratiquement pas dans le monde savant, sauf dans la littrature clandestine. Jusque l, lidentit tlologique domine travers les doctrines du prformisme et de la prexistence des tres10, qui considrent que Dieu a cr toutes les espces en une seule fois, sous la forme de germes, appels se dvelopper aprs un certain temps.

    Curieusement, dans cette entreprise de libration, Leibniz est lun des premiers explorer la possibilit dune science intgrant les problmes du commencement. Dans un texte intitul Protoge ou de la formation et des rvolutions du globe (1693), il dresse le plan dune gographie naturelle 11, qui a pour objet, non seulement les lments constitutifs de la Terre, mais aussi leur mode dapparition. Dans ce texte, le Leibniz physicien semble parler dune seule voix, sans que le Leibniz mtaphysicien intervienne. Faut-il y voir une critique implicite, voire inconsciente, de lidentit tlologique, et dune certaine forme de crationnisme ? Y a-t-il alors une contradiction au sein de luvre de Leibniz ?

    Lobjectif du philosophe est bien de produire une connaissance de la configuration premire de la terre 12 ; il souhaite remonter lorigine la plus recule de notre tat 13. Pour ce faire, il procde comme le ferait un gnalogiste. Leibniz droule un fil

    9 Il faut prendre le mot dans son sens littral (discours sur les tres du pass) et non dans son acception courante,

    qui se rfre un ensemble thorique et exprimental particulier. Lemploi du terme palontologie pour le XVIIIme sicle a une valeur sil indique quil y a une rupture avec la vision traditionnelle du pass de la vie. En effet, une thse indite apparat : les tres vivants ont pu exister dans un tat diffrent de celui qui est le leur dans le prsent. La palontologie dont il est question au XVIIIme sicle est bien sr trs loigne de celle que nous connaissons aujourdhui, mais elle a en commun avec elle (et cest ce qui justifie lemploi de ce terme), lide que la vie est passe par diffrentes tapes avant de parvenir son tat actuel. Dans la mesure o cette ide est nonce et systmatise pour la premire fois par les naturalistes tudis ici, on peut donc parler de naissance de la palontologie. 10

    Deux grandes tendances saffrontent sur le problme de la gnration au dbut du XVIIIme sicle. Dun ct, les partisans de la prexistence des germes supposent que tout tre vivant est dj entirement form dans la semence. Son dveloppement ne consiste quen un grossissement de ses parties, ou quen un accroissement purement quantitatif de qualits dj prformes. La premire formulation de cette thorie est due Swammerdam, qui publie Utrecht en 1669 son Histoire gnrale des Insectes. De lautre ct, une minorit de savants sopposent la thorie des germes. Ce sont des chimistes ou des mdecins, influencs par le mcanisme ou par latomisme, qui conoivent la gnration hors du commencement divin (Borelli, Duncan, Bontekoe, etc.). Ils peuvent recourir lovisme, qui fait de luf le paradigme de la gnration, pour affirmer que lindividu rsulte dun arrangement particulier de matire. La dcouverte des animalcules spermatiques de Leeuwenhoek (novembre 1677) peut mme leur permettre dtablir une diffrence de nature entre le germe et lembryon. Mais leur tour, les partisans de la prexistence peuvent utiliser luf ou les animalcules pour conforter leur thse des germes. En ralit, il ny a pas dexprience cruciale qui donne raison une partie plutt qu une autre. 11

    Leibniz, Protoge, trad. B. De St-Germain, Langlois, Paris, 1859, p.10. 12

    Idem, p.1. 13

    Ibid., p.1.

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    chronologique. Il commence par poser ce qua t ltat initial du monde selon les textes sacrs : une opposition entre la lumire et les tnbres, entre lactif et le passif. La thorie de Leibniz sappuie ainsi sur le premier verset de la Gense, en considrant que la premire chose cre par Dieu est la lumire. La gographie naturelle se fonde donc sur le prsuppos dun Dieu crateur, et derrire lui on retrouve lidentit tlologique du commencement et de lorigine.

    Mais, une fois pos cette antcdence absolue, Leibniz ne revient plus la thologie ou la mtaphysique. Il dveloppe sa thorie du commencement de la Terre dans le seul langage du physicien. Il remonte un un les diffrents tats du globe, dans leur ordre chronologique, pour arriver sa constitution prsente. Cette gographie (nous dirions aujourdhui gologie ) se prsente donc comme une vritable histoire de la Terre, qui va du plus ancien au plus rcent. Cette dmarche a une signification prcise. Elle lie la totalit du processus de formation de la Terre lacte initial du crateur, et enchane chacune des tapes de cette histoire Dieu. Cest ainsi que le mtaphysicien resurgit incidemment l o il paraissait absent.

    Ds lors, mme si Leibniz propose une thorie physique de la formation de la Terre, lempreinte du crateur nest jamais loin des productions de la nature. Il compare ainsi les uvres de la nature celles des officines des chimistes, pour signifier que toutes choses entretiennent un rapport de fabriqu fabriquant, de crature crateur. Le chimiste ne fait que reproduire sur sa table le travail de lartisan divin.

    La gographie naturelle de Leibniz nest donc pas une critique de lidentit tlologique. Elle tente dtablir en termes physiques une thorie du commencement de la Terre, mais toujours sous couvert dune mtaphysique implicite. Certes, le prsuppos crationniste napparat quune seule fois, au tout dbut de lexpos, mais justement pour lier tout le reste du discours. Pour que lide de cration nintervienne plus dans le cheminement du savoir, il faut renverser la manire daborder la question du commencement. Il ne faut plus remonter au pass pour restituer le prsent, mais partir du prsent pour aller jusquau pass.

    En 1748, parat le texte posthume dun diplomate franais, intitul Telliamed ou Entretiens dun philosophe indien avec un missionnaire franais sur la diminution de la mer, la formation de la terre, lorigine de lhomme, etc. Derrire le nom trange de ce philosophe indien, Telliamed, se cache lanagramme du nom de lauteur : de Maillet (1656-1738). Au moyen dun dialogue philosophique imaginaire, celui-ci se livre une critique radicale du crationnisme traditionnel, et propose une thorie fonde sur la connaissance des lments constitutifs de la Terre.

  • 11

    Sa mthode repose sur une dmarche exactement inverse celle de la mtaphysique tlologique. Il lexpose en rapportant les propos de ce philosophe fictif : Ce quil y a dtonnant, est que pour arriver ces connaissances [sur la formation du globe], il [Telliamed] semble avoir perverti lordre naturel, puisquau lieu de sattacher dabord rechercher lorigine de notre Globe, il a commenc par travailler sinstruire de sa nature. Mais, lentendre, ce renversement mme de lordre a t pour lui leffet dun gnie favorable, qui la conduit pas pas et comme par la main aux dcouvertes les plus sublimes. Cest en dcomposant la substance de ce Globe par une anatomie exacte de toutes ses parties, quil a premirement appris de quelles manires il tait compos, et quels arrangements ces mmes matires observaient entrelles. 14 Pour Maillet, la connaissance de la formation de la Terre ne peut pas venir dune recherche a priori sur son origine. Il faut sappuyer sur le corps rel du globe, au moyen dune analyse sensible de ses lments, sapparentant presque une dissection. La dcouverte des constituants fondamentaux doit ainsi permettre de rvler les tats antrieurs du globe, et de remonter jusquau premier.

    Cette mthode anatomique se rfre implicitement latomisme, et sans doute Epicure, comme en tmoigne lhommage que Maillet rend Cyrano de Bergerac dans la prface de ldition de 1748. Mais, surtout, elle procde une critique ouverte de la tlologie crationniste. Elle affirme quune connaissance du commencement du monde est possible condition de sortir de la qute mtaphysique de lorigine, et de travailler la matire mme du globe. Nous pouvons ainsi qualifier de matrialiste cette dmarche, dans la mesure o elle situe la raison de la formation des choses dans leur propre composition.

    La mthode de Maillet a deux consquences importantes. Dune part, elle conduit considrer que les textes sacrs, la thologie et la mtaphysique sont incapables de rendre compte du commencement de la Terre. En effet, aucun deux neffectue ce travail de chirurgien lgard du globe. Ils ne partent pas de ltat prsent de la matire pour retracer son pass ; ils contraignent cet tat pouser le contenu de leurs spculations. Maillet dcrit cette erreur : Prvenu de cette ide gnrale que dune seule parole Dieu en un instant a tir lunivers du nant, on na pas eu de peine simaginer, que cette terre habite tait sortie de ses mains prcisment dans le mme tat o nous la voyons ; [] 15. Or, la diversit et la complexit de la nature montrent que la Terre est pass par diffrents tats, avant dtre ce quelle est. La volont divine ne suffit pas rendre intelligible son histoire. Lide de cration

    14 Maillet, Telliamed ou Entretiens, Fayard, texte revu par Francine Markovits, Paris, 1984, p.26.

    15 Idem, p.24.

  • 12

    laisse elle-mme produit ainsi un principe absurde, reposant sur lidentit de lorigine divine et du commencement concret de la Terre.

    Dautre part, la mthode de Maillet montre que lobservation et lexprience permettent daccder une connaissance du pass de tout objet naturel. Elle ouvre la voie une sorte de palontologie gnrale, qui tente de dcrire la formation des mondes, des plantes et des tres vivants. Dans son ouvrage, Maillet fait de cette science un discours autonome par rapport la religion, sans prtendre toutefois sy opposer. Le problme de la datation de la Terre en est une bonne illustration. Dun ct, il propose une mthode empirique pour en estimer lge. Il postule que toutes les terres taient recouvertes deau la naissance du globe, en raison des fossiles marins retrouvs un peu partout, y compris dans les rgions montagneuses. Il affirme aussi que le niveau des mers tend diminuer rgulirement avec le temps. Maillet pense donc quen comparant le rythme de labaissement des mers avec la hauteur des montagnes, on aura une ide de lge de la Terre.

    Mais, dun autre ct, il tente de concilier sa dmarche avec le rcit de la Gense biblique. Les six jours de la cration, dont parle Mose, nindiquent pas une dure relle, mais une succession mtaphorique, selon Maillet. Ainsi, il ny a pas de contradiction entre le texte sacr et la science du commencement. Cette conciliation intervient aprs que la connaissance empirique se soit tablie. Sa validit se construit donc en marge du texte religieux. Les deux discours sont spars sans tre adversaires.

    Avec son Telliamed, Maillet libre la recherche du commencement, du finalisme de la tlologie traditionnelle. Lacte de cration divin nest certes pas ni, mais il est plac dans un ordre part, ninterfrant plus avec la raison humaine. En mme temps quelle ruine lidentit tlologique, cette dmarche installe la validit de la connaissance dans la constitution intime du monde, dans son organisation perceptible, ou dans sa matire. La mthode matrialiste renat donc ici loccasion du renversement de lemprise crationniste.

    Les thories de la Terre de Leibniz et de Maillet pourraient paratre semblables si lon ne voyait pas le profond cart mthodologique qui les spare. Lun sappuie sur le rcit de la Gense, lautre sur la dcomposition anatomique des parties du globe. Cette diffrence reflte deux attitudes opposes sur le statut du discours palontologique. Pour Leibniz, un savoir empirique du commencement doit respecter lordre de la cration : du crateur tout-puissant ses productions dans la nature. Pour Maillet, cette science doit tre construite sur la connaissance de la nature et de lorganisation de la matire. Lexprience concrte du monde suffit rvler son histoire et son commencement. Cest pourquoi, lorsque Maillet se rfre

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    aux textes sacrs, cest toujours pour les accorder a posteriori sa thorie ; ce qui est primordial chez Leibniz, est devenu secondaire chez Maillet.

    Avec luvre de Buffon (1707-1788), lindpendance du discours sur la formation de la Terre et de la vie est acquise. Non sans susciter des polmiques dans le monde savant et sans sattirer les foudres de la censure, Buffon formule une des premires histoires du monde vivant, dont la mthode et les critres de validit ne dpendent plus des textes sacrs. Il est oblig dafficher sa conformit avec le dogme, mais cela ne vient, ici aussi, quaprs la recherche empirique.

    Buffon publie en 1778, Des Epoques de la Nature, dans le Vme tome des Supplments lHistoire naturelle. Il y prsente une chronologie de la nature, en rapport avec ses observations des sols et des espces vivantes. Pour ltablir, il ne veut sappuyer que sur un ensemble de preuves tires de lexprience prsente. Buffon part ainsi de la configuration actuelle de la Terre pour dduire ses anciens tats. Il recense la composition naturelle de toutes les rgions du globe, en particulier celles inoccupes par lhomme, et les recoupe entre elles afin de dgager un modle de ltat premier. Il lui faut comparer la Nature avec elle-mme 16, afin de remonter par la seule force des faits subsistans la vrit historique des faits ensevelis 17. La dmarche est donc trs proche de celle de Maillet. Il sagit de reconnatre par linspection des choses actuelles lancienne existence des choses ananties .18 Cette proximit nest pas le fait du hasard, mais rsulte dune certaine faon de poser la question du commencement.

    A son tour, Buffon donne la primaut aux faits et lobservation sur les textes normatifs de la tradition. En premier lieu, il cherche expliquer certaines manifestations prsentes du pass : des fossiles marins retrouvs toutes les latitudes, mme sur des terrains mergs (des coquilles retrouves dans des calcaires) ; des ossements de ce qui semble tre des lphants dans des rgions o ils ne vivent pas (Nord de lEurope, Amrique, etc.) ; des coquilles danimaux marins retrouves au milieu de continent sans aucun analogue vivant 19 ; etc. Tous ces faits suggrent que la Terre a connu des changements importants, qui ont renouvel plusieurs fois lhabitat de certaines espces. Pour expliquer ces modifications, Buffon propose une histoire de la Terre qui nest fonction que de sa chaleur interne. Les sept poques quil distingue reprsentent chacune un tat particulier de la

    16 Buffon, Les Epoques de la Nature, Editions Paleo, Clermont-Ferrand, 2000, p.4.

    17 Idem, p.4.

    18 Ibid., p.4.

    19 Ibid., p.13.

  • 14

    temprature terrestre, qui commande, par exemple, la prsence deau liquide, le retrait des eaux des continents ou le refroidissement des terres du nord. Aussi, lhistoire des tres vivants suit le cours de ces changements de temprature. Si des ossements dlphants ont t retrouvs au nord, cest parce quil y a eu une poque o le climat du nord leur tait favorable, mais le refroidissement des poques suivantes a contraint ces animaux abandonner cette rgion. Lhistoire de la Terre et des tres vivants de Buffon se fonde donc exclusivement sur linterprtation physique de certains faits, considrs dsormais comme des tmoignages du pass.

    Ce nest quen second lieu que Buffon se plie au cadre des textes sacrs. Il lui faut seulement accorder sa thorie avec le dogme, et non y puiser ses arguments. Pour cela, il interprte lui aussi le premier verset de la Gense. Il en traduit la premire phrase par : Au commencement Dieu cra la matire du ciel et de la terre 20, pour montrer que le crateur na pas cr le monde tel quil est maintenant. Dieu a bien tir du nant une matire premire indtermine, et en cela Buffon reste fidle un crationnisme de principe. Mais le crateur na pas produit immdiatement toutes les formes de ltre ; il a laiss du temps la matire pour quelle dploie la diversit de ses productions. Buffon distingue donc nettement lorigine divine primordiale, du commencement effectif et concret du monde, qui stale dornavant dans le temps. En donnant une histoire la formation du monde, Buffon le spare du pouvoir immdiat de son crateur, et offre ainsi un intervalle dautonomie une connaissance empirique du commencement de la Terre. Il dcrit cette sparation dans ce passage : Tout concourt donc prouver que la matire ayant t cre in principio, ce ne fut que dans des temps subsquens quil plut au souverain tre de lui donner la forme, et quau lieu de tout crer et de tout former dans le mme instant, comme il laurait pu faire, sil et voulu dployer toute ltendue de sa Toute-puissance, il na voulu, au contraire, quagir avec le temps, produire successivement et mettre mme des repos, des intervalles considrables entre chacun de ses ouvrages. 21

    Buffon est crationniste mais son Dieu ne manifeste pas immdiatement sa puissance. Il semble sur la rserve lorsque il laisse du temps la matire pour prendre ses formes dfinitives. Ce nest plus le monarque tyrannique de la tradition, mais un principe originel distinct des arrangements successifs de la matire. Ce crateur semble servir de garantie de conformit Buffon. Face la censure, il lui permet la parution et la diffusion de son uvre, et lui vite la clandestinit. La thorie de la formation de la Terre, fonde sur une mthode

    20 Ibid., p.24.

    21 Ibid., p.27.

  • 15

    empirique, gagne ainsi son autonomie, cest--dire la libert de penser le commencement sans la Bible. Elle na plus besoin que dun seul objet pour se construire : la matire susceptible dune exprience dans le prsent. En cela, Buffon inaugure bien une mthodologie matrialiste dans le domaine de lhistoire de la Terre et de la vie.

    Ce traitement de la formation de la Terre et des tres qui la peuplent, est en rupture avec lapproche que lon trouve chez Leibniz, ou mme chez Raumur et chez Charles Bonnet. Ces derniers abordent toujours la question du commencement en faisant de la cration une thse primordiale, do dcoulent la suite logique des propositions de leur thorie. Cela ne veut pas dire quils mprisent les faits et lobservation. Au contraire, ils sen servent pour valider cet enchanement qui va du transcendant au rel. En revanche, pour Maillet ou Buffon, limportant est de fonder le pass de la nature sur ses caractristiques prsentes. Ils supposent donc une continuit dans les lois de la nature entre ses diffrentes poques. Cela signifie que le recours la transcendance dans le corps mme de la thorie est rvoque ; lhistoire de la nature est labore partir de fossiles et de restes de mammouth, et non plus avec lide de cration divine. Le crationnisme nest donc pas ni, mais il nintervient plus dans la structure logique du discours. Ce rejet mthodologique de la transcendance sapparente un matrialisme gnosologique, qui prne le primat de ltre actuel et sensible sur la tradition sacre. Cela revient installer limmanence dans la vision du commencement concret du monde, tout en laissant subsister la transcendance dans la question de son origine mtaphysique.

    Limmanentisme mancipateur Cette sparation introduite dans le domaine de lhistoire naturelle constitue un point

    dappui pour les philosophes se rclamant du matrialisme. Elle leur montre que le cur de la tlologie crationniste se situe dans la question de lorigine et non dans celle des commencements. Les matrialistes combattent ainsi le finalisme sa racine. Ils ne lui substituent pas un dogme inverse, qui prendrait le contre-pied exact de ses diffrentes thses22. Les matrialistes suppriment la dpendance lide de crateur. Leur travail consiste librer le principe du monde de toute transcendance, ou ne le rechercher quau sein dun Tout universel entirement accessible. Ils renversent ce que les naturalistes ont laiss subsister, en prenant le risque daffronter lorthodoxie crationniste.

    22 Cest le reproche habituel que fait le scepticisme au matrialisme, en le considrant comme une image

    inverse de la thologie, faisant de la matire un dieu.

  • 16

    Laffirmation matrialiste se prsente dabord comme un acte militant23, qui vise rfuter toute forme de pense tlologique, cest--dire toute entreprise dadjonction dune entit extrieure au monde. La conception matrialiste de lorigine offre dabord le visage dune contestation de lautorit divine primordiale. Elle se rvle tre lopposant irrductible dune scission ontologique au sein du gouvernement du monde ; elle refuse que le gouvernant y soit tranger.

    Le sort rserv quelques-uns des livres de dHolbach (1723-1789) montre bien qutre un philosophe matrialiste au XVIIIme sicle implique un certain engagement. Les

    deux principaux ouvrages o il critique le crationnisme, Systme de la Nature (1770) et Le bon sens (1772), sont condamns la lacration et au bcher. Rejeter la transcendance ne conduit pas simplement souffrir de la censure, comme pour Buffon et la premire dition de son Histoire Naturelle ; cela signifie aussi sexposer au pouvoir coercitif de lAncien Rgime.

    DHolbach cause dautant plus de scandale quil nabandonne pas lambition de trouver une raison dernire aux choses. Cependant, il poursuit cet objectif en supprimant le point de vue tlologique. Pour ce faire, il gnralise la mthode inaugure par les naturalistes. Il prend pour seul critre de validit lexprience et la raison, en rejetant tout recours la tradition sacre et ses textes. Ainsi, dans Le bon sens, il crit : Nest-il pas plus naturel et plus intelligible de tirer tout ce qui existe du sein de la matire dont lexistence est dmontre par tous nos sens [] que dattribuer la formation des choses une force inconnue, un tre spirituel, qui ne peut pas tirer de son fonds ce quil na pas lui-mme, et qui par lessence spirituelle quon lui donne, est incapable et de rien faire et de rien mettre en mouvement ? 24.

    Ce qui sert de mthode chez les naturalistes pour traiter des commencements physiques de la Terre, devient une thse gnrale sur lorigine de tout. Cest la prsence sensible de la matire (sa perception actuelle) qui en fait le fondement primordial du monde. Ce contact immdiat, sans discontinuit, avec notre exprience, constitue le vritable moyen pour accder au principe des choses. Cela exclut tout ce qui ne peut tre vrifi par cette perception. DHolbach absolutise ainsi lexprience et la raison, en leur confrant un pouvoir inconditionnel, qui anantit le transcendant.

    23 Le terme militant est souvent charg dune connotation ngative, comme si lengagement tait a priori

    suspect, alors quil est indispensable de restituer lambition transformatrice des philosophes matrialistes, si lon veut comprendre pourquoi ils entrent en conflit avec les autorits de leur poque. 24

    DHolbach, Le bon sens, Editions Alive et J-P. Jackson, Paris, 2001, p.229.

  • 17

    Si la matire perceptible est lorigine de tout, il faut y mettre de lordre pour expliquer sa capacit produire les choses. En effet, dHolbach doit rpondre aux crationnistes, qui considrent comme une absurdit labsence de souverain dans la nature. Comment une matire inerte aurait-elle pu engendrer des tres vivants ? Sans dessein intelligent, lapparition dune matire anime et sensible est-elle possible ? Lenjeu pour dHolbach est donc de donner une rponse non finaliste, ou immanentiste, au problme de lorigine de la matire vivante. Il ne peut pas rpter simplement ce quont dit Buffon et Maillet, car ceux-ci laissent intact lide dun crateur ultime, en refusant de saventurer sur les terres de la mtaphysique. Il lui faut bien se reprsenter lorigine de manire a priori.

    Cela passe par la ngation de ce quil nomme cause premire et qui renvoie linstance cratrice, concentrant la fois les pouvoirs du gomtre et de lartisan. Selon dHolbach, il ny a pas de premier terme capable doprer le passage du non-tre ltre. La cration est pour lui lide absurde dune ducation du nant 25, cest--dire une proposition chappant lexprience, qui ramne le processus de formation de lunivers une causalit externe. Cette notion obscurcit davantage la question en prtendant quun tre coup de la matire, de par son essence spirituelle, peut lengendrer. Le rapport daltrit irrductible entre le crateur et la matire, constitue ainsi pour dHolbach la principale raison de nier lexistence de ltre suprme.

    Cette ngation de la cause premire ne signifie pas limpossibilit de penser le commencement des objets de la nature. Certes, elle implique labsence dun instant initial fondateur, prcd par rien et crant tout. Lunivers na pas de commencement unique : il est donc ternel. La chane des causes et des effets est infinie. Mais, lunivers est compos dune pluralit de commencements, correspondant diffrents maillons de cette chane ternelle. Chaque objet, chaque tre, nest pas apparu dun coup, avec son organisation immdiatement acheve. Il faut que la matire dveloppe dans le temps certaines combinaisons, pour que les parties du monde se forment. Les choses naissent ainsi dune circulation continuelle des molcules de la matire 26.

    Quest-ce qui confre la matire la facult dengendrer les choses au sein de ce cycle ternel ? Cest son existence mme, qui suppose la force de mouvement capable de combiner entre elles les particules atomiques, et de donner ainsi leur organisation aux choses. Le mouvement est contenu dans la matire elle-mme ; il en est une proprit intrinsque. DHolbach crit : Nous dirons que le mouvement est une faon dtre qui dcoule

    25 DHolbach, Systme de la Nature, Editions Alive, Paris, 1999, p.181.

    26 Idem, p.186.

  • 18

    ncessairement de lessence de la matire ; quelle se meut par sa propre nergie, que ses mouvements sont dus aux forces qui lui sont inhrentes [] .27 Le philosophe renverse la proposition de Leibniz, selon laquelle Dieu est lunique tre dont lexistence dcoule de lessence28. Pour dHolbach, cest la matire qui possde ce caractre unique : le mouvement est une proprit des lments qui contient la ncessit de leur existence.

    Une fois ce principe pos, la rsolution du commencement de tel ou tel objet devient possible. DHolbach propose ainsi une hypothse sur lapparition de lhomme dans son Systme de la Nature. Celui-ci serait une production du globe terrestre, datant de la naissance de la Terre elle-mme. Lhomme est une combinaison particulire de matire, apparue grce des conditions favorables sur le globe. Il nest pas ternel, mais dpendant du lieu qui la vu natre. Si les conditions changent, il pourrait tout aussi bien disparatre. DHolbach ne veut sen tenir qu cette simple conjecture, car lexprience ne donne pas dlments de rponse suffisants sur la formation de lespce humaine.

    Mais lessentiel est acquis. Lorigine des choses nest plus envisage que sous langle de limmanence. Elle consiste en ce principe : la matire contient en elle-mme la force dun mouvement indpendant. Alors que la cause premire tlologique la rduisait une pure passivit pour justifier sa transcendance, la matire avec dHolbach smancipe. Elle devient responsable, non seulement du cours immdiatement perceptible de la nature, comme le disent dj Maillet et Buffon, mais aussi de son principe ultime. La barrire entre linerte et le vivant est donc leve ; le passage de lun lautre nest plus que la suite ncessaire des combinaisons atomiques, libres de tout souverain tranger.

    Pour autant, la critique matrialiste ne se contente pas de substituer la matire au crateur. Elle nest pas limage inverse de la tlologie. Au contraire, elle la supprime pour parvenir une pense indpendante du vivant et du monde.

    A la fin de De linterprtation de la nature (1753), Diderot (1713-1784) pose le problme des conditions de possibilit dune reprsentation immanente de lorigine de la vie. Il se demande : Mais comment se peut-il faire que la matire ne soit pas une, ou toute vivante, ou toute morte ? 29 La difficult pour Diderot rside dans lopposition apparente qui existe entre une matire compose dlments primordiaux (en nombre fini) et la diversit des tres la surface de la Terre. Comment relier les quelques grands types atomiques la varit

    27 Ibid., p.178.

    28 Dans Sur lorigine radicale des choses (1697).

    29 Diderot, De linterprtation de la nature, uvres philosophiques de Diderot, Classiques Garnier, Paris, 1998,

    p.242.

  • 19

    observe dans la nature ? Il sagit dexpliquer la diffrence entre ltat inerte et ltat vivant, tout en supposant que ces deux tats sont unis par le mme substrat lmentaire. La rsolution de cette question est dcisive car elle conditionne lexplication non-finaliste de la vie. Si le passage de linerte au sensible ne ncessite pas un recours au transcendant, alors laffirmation dune philosophie matrialiste devient concomitante dune thorie immanente de lorigine de la vie30.

    Cest pourquoi, dans Le rve de dAlembert (1769), Diderot soutient conjointement que la sensibilit est une proprit de la matire, et que la formation des espces dpend dun arrangement particulier et momentan de matire. Les deux thses sont interdpendantes. La matire contient en elle-mme la raison du passage de linerte au sensible. Une combinaison spcifique de chaleur et de mouvement fait quune masse insensible, tel quun uf, se transforme en un animal. Toute espce vivante trouve ainsi son origine dans un arrangement de deux proprits de la matire : le mouvement et la sensibilit. En ce sens, Diderot crit : Depuis llphant jusquau puceron depuis le puceron jusqu la molcule sensible et vivante, lorigine de tout, pas un point dans la nature qui ne souffre ou qui ne jouisse. 31

    Lide dune organisation spontane de la matire en des tres vivants et sensibles supprime toute perspective finaliste. Le concept de fermentation traduit chez Diderot cette intention. Ce terme renvoie dabord une exprience simple mais bien connue du XVIIIme sicle, dont se servent les partisans de la gnration spontane : si lon mlange un peu de farine et deau, des tres microscopiques surgissent l o il ny avait que de linerte. DHolbach parle souvent de cette exprience. Chez Diderot, la notion de fermentation est tendue lensemble de la nature ; cest le mouvement lui-mme qui est assimil une fermentation gnrale dans lunivers 32. Cette notion correspond la capacit intrinsque des atomes sassembler et se combiner pour former des structures complexes. La fermentation reprsente le principe du dveloppement autonome de la matire. Elle est lorigine immanente de tout tre, vivant ou inerte, vgtatif ou sensible.

    A partir de ce modle de la fermentation, Diderot tablit une analogie avec le globe terrestre tout entier. Do viennent tous les tres vivants ? Ils drivent tous dun mlange primordial de particules, effectu au sein de ce rcipient gigantesque quest la Terre pour les

    30 A cet gard, il est significatif que cette question soit pose par Diderot dans De linterprtation de la nature

    (1753), o il est encore diste, et quil en fournit une rponse dans Le rve de dAlembert (1769), o lon peut dire quil est devenu matrialiste. 31

    Diderot, Le rve de dAlembert, uvres philosophiques de Diderot, Classiques Garnier, Paris, 1998, p.313. 32

    Diderot, Principes philosophiques sur la matire et le mouvement, uvres philosophiques de Diderot, Classiques Garnier, Paris, 1998, p.398.

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    vivants. Dans Le rve de dAlembert, Diderot se rfre explicitement une telle analogie : Lorsque jai vu la matire inerte passer ltat sensible, rien ne doit plus mtonner Quelle comparaison dun petit nombre dlments mis en fermentation dans le creux de ma main, et de ce rservoir immense dlments divers pars dans les entrailles de la terre, sa surface, au sein des mers, dans le vague des airs ! Le processus de formation est le mme dans le temps et dans lespace, cest--dire dans le pass et dans le cycle de reproduction actuelle. Il se produit de lintrieur, du fait des proprits des lments eux-mmes, de manire diachronique et synchronique.

    Dans ce cas, comment se fait-il que les grands animaux ne se reproduisent pas par fermentation, mais par gnration sexuelle ? La continuit nest-elle pas menace ? Diderot fait intervenir le temps pour relier les deux modes de reproduction. La ncessit de lengendrement dun vivant partir dun autre nest quune rgle passagre. Avec des intervalles de temps suffisamment grands, ce mode de reproduction peut changer. Aucun tre, comme aucun type physiologique, nest immuable. Seuls deux phnomnes semblent subsister : le passage de ltat dinertie ltat de sensibilit, et les gnrations spontanes 33. Ainsi, ce qui perdure par-del lhistoire des combinaisons matrielles, cest un principe dimmanence, qui situe lorigine de la vie et du sensible dans les degrs les plus infrieurs du substrat universel. Les diffrents modes de reproduction ne sont donc que des variations dune mme loi : la capacit intrinsque de la matire produire une phmre diversit. Le concept de fermentation permet de rconcilier linerte, le microscopique et le sensible, travers les diffrentes conjugaisons des proprits de la matire.

    Pour unir dans un cadre immanentiste les processus de formation de la vie, Diderot procde la manire des naturalistes. Cest grce lexprience actuelle du monde que le pass de la matire peut tre apprhend. Lobservation de la fermentation sert de support la reprsentation gnrale des dbuts de la vie. Elle induit la thse de lapparition immanente des tres, et prcisment, elle en constitue le paradigme. Comme chez dHolbach, le rcit hypothtique de la formation des choses est prcde par ltude des phnomnes prsents. Le recours la tradition et aux textes anciens, pour parler de lorigine, a disparu. Le finalisme a bien t supprim.

    Ds lors, il semble quelque peu artificiel de scinder science et philosophie, exprience et spculation, pour dfinir le matrialisme en gnral. Une certaine exgse voudrait que la science et le matrialisme soient deux continents spars, deux discours impermables lun

    33 Diderot, Le rve de dAlembert, uvres philosophiques de Diderot, Classiques Garnier, Paris, 1998, p.303.

  • 21

    lautre. Dans Matires histoires (1997), Olivier Bloch nous dit que le matrialisme na pas de rapport direct ni fondamental la science en tant que science constitue 34. Les concepts des savants et des philosophes auraient t forgs dans des sphres compartimentes. La vie et les engagements de ces hommes nous montrent exactement le contraire. Aborder le problme de lorigine de la vie en matrialiste au XVIIIme sicle implique, la fois, de critiquer la tlologie crationniste et de proposer une thorie qui rend compte des observations de lpoque (luf, les fossiles, les cas de transgressions marines, etc.). Certes, le discours philosophique et la connaissance empirique ne peuvent fusionner. Ils ont chacun une

    dmarche spcifique pour interroger le dbut des choses. Mais le scandale que suscitent aussi bien les traits de Buffon que ceux de dHolbach, montre que lengagement matrialiste ne sarrte pas dans lantichambre mtaphysique, mais quil stend toutes les manifestations de lintelligibilit. Que serait une philosophie matrialiste qui soutiendrait une indiffrence mthodologique lgard des sciences ? Ce serait une pense de la limite absolue, une sorte de scepticisme, qui, en maintenant une frontire irrductible entre sciences et philosophie, mnagerait une ultime possibilit la transcendance.

    Diderot ne refuse donc pas de discuter du problme de lorigine de la vie au motif quil est un adversaire rsolu de la tlologie crationniste. Au contraire, il explore, titre dhypothse, le principe de son apparition. Ce faisant, il nous rvle que le matrialisme philosophique, chez lui et dHolbach, est davantage une exigence mancipatrice quune doctrine sur le monde. Elle affirme la libert absolue vis--vis de toute entit transcendante, et la ncessit de trouver lordre des choses en elles-mmes. Ce matrialisme va donc plus loin que la mthode de Maillet et de Buffon, sur laquelle pourtant il sappuie : il abat la sujtion de principe qui rsistait toutes les expriences.

    Aussi, il est inutile de distinguer dHolbach et Diderot sur le chapitre du passage de linerte au vivant, comme le fait Jacques Roger dans son fameux Les Sciences de la vie dans la pense franaise du XVIIIme sicle (1963). Diderot nest pas oblig dadmettre le passage de la matire brute la matire sensible 35, face un dHolbach qui serait une sorte de chimiste dogmatique. Le problme de lorigine de la vie est fondamental dans la pense des deux hommes. Il dtermine leur usage dun immanentisme de principe, et explique en particulier pourquoi Diderot fait de la sensibilit une proprit de la matire. Lanti-finalisme des deux philosophes nest pas quun simple prsuppos mtaphysique. Il commande leur conception de la vrit et du savoir. Il les conduit dpasser lalternative entre mcanisme

    34 Bloch, Matires histoires, Vrin, Paris, 1997, p.459.

    35 J. Roger, Les Sciences de la vie dans la pense franaise du XVIIIme sicle, A. Colin, Paris, 1963, p.681.

  • 22

    cartsien et prformisme36, en formulant un matrialisme philosophique pour lequel prime

    lindpendance de la formation des tres.

    Conclusion Le matrialisme au XVIIIme sicle se prsente donc sous trois visages diffrents. Il

    est une mtaphysique du tout est matire chez ses adversaires crationnistes, une mthode chez les naturalistes lorsquil sagit daccorder les faits avec le pass, et un principe de libration chez ses partisans explicites. La signification du matrialisme varie ainsi selon le discours dans lequel on ltudie.

    Une mme dmarche rapproche les naturalistes et les philosophes matrialistes. Chacun suppose un principe de continuit entre les diffrentes poques de la Terre et des espces sa surface. Ltude des causes actuelles donnent accs aux causes anciennes, parce quil ny a pas de diffrence essentielle entre les deux tats. Les lois de la nature valent non seulement pour les phnomnes prsents, mais aussi pour ceux du pass, y compris jusquau moment de leur formation. Cette ide de la continuit est la forme implicite de luniformitarisme (ou de lactualisme), qui sera nonce par Lyell en 1829 : les causes des changements gologiques sont identiques celles qui se manifestent aujourdhui.

    Lexistence de cette liaison entre lactuel et lancien ds le XVIIIme sicle, la fois dans les thories des naturalistes et dans les spculations des philosophes, montre que ces deux discours se sont nourris lun de lautre. La premire palontologie a pu appliquer le prsent au pass, en osant rduire le pouvoir du crateur la sphre mtaphysique. La philosophie matrialiste a suscit cette mise lcart de la transcendance, et elle en a reu des arguments empiriques, quelle a finalement systmatis dans une conception immanente de lorigine. Ces deux discours ont ainsi une racine commune : faire de limmanence le principe de lintelligibilit du rel.

    Aujourdhui, le matrialisme peine sexprimer. Cela ne rsulte pas de labsence de discussions autour de la structure de la matire ou de la ralit des thories. Si le matrialisme rencontre des difficults pour exister, il le doit la lthargie de lpoque, indiffrente au besoin dun immanentisme radical. La transcendance est rige en fait universel, comme si la sujtion un crateur savrait indispensable. Cette situation est due la morosit de notre cours historique, qui ne produit pas les conditions pour penser librement le principe des

    36 Elles sont toutes deux des doctrines crationnistes. Voir notamment la lettre de Descartes Mersenne du 27

    mai 1630, dans laquelle il crit que Dieu est cause efficiente des vrits mathmatiques et des essences, tel un roi dans son royaume dont les dcrets dpendent de sa seule volont. Les lois qui rgissent les corps sont fondes par cet acte premier.

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    choses. Linexistence dun mouvement puissant de contestation des penses tlologiques de lorigine explique cette lacune. Cest bien dengagement dont le matrialisme a besoin pour renatre.


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