Date post: | 02-Sep-2015 |
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if a man is not to believe in himself, in what is he to believe? After a long pause I replied, I will go home and write a book in answer to that question. This is the book that I have written in answer to it.jai tent, dune manire imprcise et personnelle, par un choix dimages mentales plutt que par une srie de dductions, dtablir la philosophie laquelle je suis arriv croire.Jai souvent eu envie dcrire un roman sur un yachtman anglais qui, la suite dune lgre erreur de navigation, dcouvrirait lAngleterre en croyant quil sagit dune le inconnue des mers de Sud.
nous avons besoin dune vie romanesque et concrte ; lalliance de quelque chose dtrange et de quelque chose de rassurant. Nous avons un tel besoin de voir le monde comme sil ssociait une ide de merveilleux une ide daccueil.
ORTHODOXIE G. K. CHESTERTON
Les hommes qui ont vraiment confiance en eux-mmes sont tous dans des asiles d'alinsla confiance en soi est l'un des signes les plus communs d'un rat. Les comdiens qui ne peuvent jouer, ont confiance en eux-mmes; et aussi les endetts qui ne paieront pas leurs dettes. Il serait beaucoup plus exact de dire qu'un homme chouera certainement, parce qu'il a confiance en lui-mme. Une parfaite confiance en soi n'est pas seulement un pch: cette parfaite confiance est une faiblesse. Mettre une confiance absolue en soi-mme est une croyance hystrique et superstitieuse, comme le fait de croire en Johanna Southcote. L'homme qui a cette confiance, porte Hanwell crit sur son visage de faon aussi lisible que sur cet omnibus.>> tout cela mon ami l'diteur fit cette trs profonde et efficace rponse: Aprs un long silence, je rpondis:
Voici le livre que j'ai crit comme rponse.
Mais je crois que ce livre peut bien commencer l mme o notre discussion commena - dans le voisinage de la maison de fous. Les matres modernes de la science prouvent l'imprieux besoin de commencer toute enqute par un fait. Les anciens matres de la religion prouvaient non moins vivement cette ncessit. Ils commenaient par la constatation du pch - un fait d'ordre aussi pratique que les patates. Des eaux miraculeuses pouvaient-elles ou non laver l'homme ? on pouvait en douter; ce qui du moins ne faisait aucun doute, c'est que l'homme avait besoin d'tre lav. Mais certains chefs religieux Londres, et non pas de simples matrialistes, ont commenc de nos jours nier, non pas la trs discutable eau miraculeuse, mais l'indiscutable souillure.
Certains nouveaux thologiens mettent en doute le pch originel, ce qui est le seul point de la thologie chrtienne qui peut tre vraiment prouv. Des disciples du Rvrend R.T. Campbell, avec leur spiritualit pointilleuse l'excs, admettent l'impeccabilit de Dieu, chose qu'ils ne peuvent voir, mme dans leurs rves. Mais ils nient en tout premier lieu le pch de l'homme, pch qu'ils peuvent voir dans la rue. Les saints les plus fervents, de mme que les sceptiques les plus fervents, prenaient le mal rel comme point de dpart de leur argumentation. S'il est vrai, et ce l'est certainement, qu'un homme peut trouver un plaisir exquis corcher un chat, le philosophe religieux ne peut en tirer qu'une des deux conclusions suivantes: il doit ou bien nier l'existence de Dieu, comme le font tous les athes; ou bien nier l'union prsente entre Dieu et l'homme, union laquelle croient tous les chrtiens. Les nouveaux thologiens, eux, semblent croire que c'est une solution hautement rationnelle de nier le chat.
cause de cette tonnante situation, il est manifestement impossible aujourd'hui de commencer, avec quelque espoir d'tre entendu de tous, par le fait du pch, comme le faisaient nos pres. Ce fait mme qui leur semblait, comme il le semble moi aussi, clair comme le jour, est celui-l mme qui a t tout particulirement minimis ou ni. Mais, si les modernes nient l'existence du pch, je ne pense pas qu'ils aient jusqu' ce jour ni l'existence d'un asile d'alins. Jusqu' ce jour, nous admettons qu'il y a un effondrement de l'intelligence aussi vident que l'croulement d'une maison. Les hommes nient l'enfer, mais par Hanwell, du moins pas encore. Pour les besoins de notre premire argumentation, le Hanwell d'aujourd'hui peut remplacer l'enfer de jadis. Voici ce que je veux dire: de mme que jadis on jugeait toutes les penses et les thories en se demandant si elles tendaient faire perdre l'homme son me, de mme, dans le cas qui nous concerne, on peut juger les penses et toutes les thories modernes en se demandant si elles risquent de faire perdre l'homme sa raison.
Certains, il est vrai, parlent la lgre et avec dsinvolture de la folie, comme d'une chose attrayante en soi. Mais un moment de rflexion fera comprendre que si la maladie est belle, c'est gnralement la maladie d'un autre. Un aveugle peut tre pittoresque; mais il faut deux yeux pour voir ce pittoresque. Ainsi, mme la plus sauvage posie de la dmence ne peut charmer qu'un homme sain d'esprit. Pour un fou, sa folie est quelque chose de tout fait prosaque; parce qu'elle est absolument vraie. Un homme qui se prend pour un poulet, se trouve aussi prosaque qu'un poulet. Un homme qui croit tre un clat de verre, se trouve aussi ennuyeux qu'un clat de verre. C'est l'homognit de son esprit qui le rend ennuyeux, et qui le rend fou. C'est uniquement parce que nous voyons ce que son ide a d'ironique, que nous le trouvons amusant; c'est uniquement parce qu'il ne voit pas l'ironie de son ide qu'on l'enferme dans Hanwell. En rsum, les bizarreries n'tonnent que les gens normaux. Les bizarreries n'tonnent point les gens bizarres. C'est pourquoi les gens normaux ont beaucoup plus d'occasions de se passionner; alors que les gens bizarres se plaignent toujours de trouver la vie monotone. Ce qui explique aussi pourquoi les nouveaux romans meurent si vite, et pourquoi les anciens contes durent toujours. Le vieux conte de fes choisit comme hros un jeune garon normal; ce sont ses aventures qui sont tonnantes; elles l'tonnent parce que lui, il est normal. Mais dans le roman psychologique moderne le hros est un anormal: le centre n'est pas le centre. En consquence, les aventures les plus excessives ne peuvent l'affecter d'une faon adquate, et le livre est monotone. Vous pouvez crire l'histoire d'un hros au milieu de dragons; mais pas celle d'un dragon au milieu de dragons. Le conte de fes se demande ce que fera un homme sain d'esprit dans un monde fou; le terre terre roman raliste d'aujourd'hui se demande ce que fera un homme foncirement alin dans un monde ennuyeux.
Commenons donc par la maison de fous; partons de cette auberge mal fame et fantastique, pour notre voyage intellectuel. Et, s'il nous faut jeter un regard sur le philosophie du bon sens, la premire chose faire en l'occurrence, c'est de dissiper une grave erreur communment rpandue. Une opinion, partout rpandue, veut que l'imagination, en particulier l'imagination mystique, soit dangereuse pour l'quilibre mental de l'homme. On parle gnralement des potes comme si, du point de vue psychologique, ils taient suspects; et de faon gnrale, on associe vaguement le fait de ceindre ses cheveux de lauriers
et celui d'y piquer des brins de paille. Les faits et l'histoire contredisent radicalement cette opinion. La plupart des trs grands potes ont t non seulement quilibrs, mais dous d'un sens pratique extrme. S'il est vrai que Shakespeare ait gard des chevaux, c'est qu'il tait, et de beaucoup, l'homme le plus comptent pour les garder. L'imagination n'engendre pas la folie: ce qui engendre la folie, c'est prcisment la raison. Les potes ne deviennent pas fous; les joueurs d'checs le deviennent. Les mathmaticiens, les caissiers deviennent fous; les artistes crateurs, trs rarement. Je ne veux en aucune manire, comme on le verra, attaquer la logique: je dis seulement que ce danger de la folie, c'est dans la logique, et non dans l'imagination, qu'il se trouve. La paternit artistique est aussi saine que la paternit physique. De plus, il est juste de signaler que si quelque pote a t rellement dsquilibr, c'est habituellement
parce qu'il avait au cerveau quelque lgre tache de rationalit. Poe, par exemple, fut rellement dsquilibr; non parce qu'il tait pote, mais parce qu'il tait surtout analytique. Mme le jeu d'checs tait trop potique pour lui: il dtestait le jeu d'checs, parce qu'il est couvert de chevaliers et de tours, comme un pome. Il prfrait franchement le jeu de dames avec ses rondelles noires, parce qu'elles ressemblaient davantage de simples points
noirs sur un diagramme. L'exemple le plus probant de tous est peut-tre celui-ci: un seul grand pote anglais est devenu fou: Cowper. Et il fut dfinitivement entran vers la folie par la logique, par la logique hideuse et insense de la prdestination. La posie ne fut pas sa maladie, mais son remde; la posie lui conserva partiellement la sant. Il pouvait de temps autre oublier l'enfer rouge et dessch o l'entranait son hideux dterminisme, parmi les vastes tendues d'eau et les larges nnuphars blancs de l'Ouse. Il fut damn par Jean Calvin; il fut presque sauv par Jean Gilpin. Partout nous voyons que l'homme ne devient pas fou
rver. Les critiques littraires sont beaucoup plus fous que les potes. Homre est consistant et plutt pos; ce sont ses critiques qui le dchirent en lambeaux extravagants.
Shakespeare est tout fait lui-mme; ce sont quelques-uns de ses critiques qui ont dcouvert qu'il tait quelqu'un d'autre. Et bien que saint Jean l'vangliste ait vu beaucoup de monstres tranges dans ses visions, il ne vit aucun tre aussi fantastique que l'un de ses propres commentateurs. Le fait gnral est simple. La posie est saine parce qu'elle flotte aisment sur une mer infinie; la raison, elle, essaie de franchir la mer infinie, et ainsi la rend finie. Le rsultat, c'est l'puisement mental, comme l'puisement physique de M. Holbein. Tout accepter, c'est un exercice; tout comprendre, c'est un surmenage. Le pote ne cherche qu'exaltation et expansion, un monde o s'panouir. Le pote ne cherche qu' faire entrer sa tte dans les cieux. Le logicien, lui, essaie de faire entrer les cieux dans sa tte. Et c'est sa tte qui clate.
C'est un fait peu important, mais non hors de propos, que cette erreur choquante s'appuie communment sur une erreur de citation non moins choquante. Nous avons tous entendu des gens citer la phrase clbre de Dryden de la manire suivante: Mais Dryden n'a pas dit que le grand gnie tait proche parent de la folie. Dryden tait lui-mme un grand gnie, et savait mieux de quoi il parlait. Il et t difficile de trouver un homme plus romantique ou plus sensible que lui. Voici ce que Dryden a dit: ; et c'est vrai. C'est l'intellect l'tat pur qui est en danger de subir une dpression. De plus, il serait bon de se rappeler de quelle espce d'homme parlait Dryden. Il ne parlait pas de quelque visionnaire dtach du monde, comme Vaughan ou George Spencer. Il parlait d'un homme du monde cynique: d'un sceptique, d'un diplomate, d'un grand politicien pragmatique. De tels hommes sont vraiment menacs de folie. L'attention soutenue qu'ils apportent tudier leur propre cerveau et le cerveau des autres est une occupation dangereuse: il est toujours prilleux pour l'esprit d'valuer l'esprit. Un impertinent a demand pourquoi on dit: >, nous nous saisirions de lui pour le mettre avec
d'autres logiciens en cet endroit si souvent voqu au cours
du prsent chapitre. L'homme qui ne peut croire ses sens, et
celui qui ne peut croire en rien d'autre, sont tous deux
insenss, mais leur folie se manifeste, non pas par une
erreur dans leur argumentation, mais par l'erreur manifeste
de toute leur vie. Ils se sont tous deux enferms clef dans
deux botes, avec le soleil et les toiles peints l'intrieur.
Ils sont tous deux incapables d'en sortir, l'un pour entrer
dans la sant et la joie du ciel, l'autre mme pas pour entrer
dans la sant et la joie de la terre. Leur position est tout
fait raisonnable; bien plus, en un sens, elle est infiniment
raisonnable, exactement comme une pice de trois pennies
est infiniment circulaire. Mais il existe un infini mesquin, une
ternit abjecte et servile. Il est plaisant de remarquer que
beaucoup de modernes, sceptiques ou mystiques, ont pris
comme emblme un symbole oriental qui est le symbole
parfait de cette ultime nullit: quand ils veulent reprsenter
l'ternit, ils la reprsentent par un serpent qui se mord la
queue. Il y a un sarcasme extraordinaire dans le symbole de
ce repas trs peu satisfaisant. L'ternit des fatalistes
matrialistes, l'ternit des pessimistes orientaux, l'ternit
des thosophes hautains et des grands scientifiques
d'aujourd'hui est, en vrit, fort bien reprsente par un
serpent dvorant sa queue, par un animal dgnr qui va
jusqu' se dtruire lui-mme.
Ce chapitre est d'ordre purement pratique et ne
s'intresse qu' la caractristique principale et lmentaire
de la folie. En rsum, nous pouvons dire que c'est la raison
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sans racines, la raison dans le vide. L'homme qui se met
penser sans avoir des principes premiers justes, devient fou;
il commence penser par le mauvais bout. Mais nous
pouvons nous demander en conclusion: si c'est cela qui mne
les hommes la folie, qu'est-ce qui les garde sains d'esprit ?
la fin de ce livre, j'espre donner une rponse prcise, que
certains trouveront peut-tre beaucoup trop prcise. Mais
pour l'instant il est possible, en procdant de la mme faon
uniquement pratique, de donner une rponse gnrale sur ce
qui, dans l'histoire humaine relle, conserve les hommes
sains d'esprit: c'est le mysticisme qui les garde sains d'esprit.
Aussi longtemps que vous gardez le mystre, vous gardez la
sant de l'esprit; supprimez le mystre, et vous crez la
morbidit. L'homme du commun a toujours t sain d'esprit,
parce que l'homme du commun a toujours t mystique. Il a
accept la pnombre. Il a toujours eu un pied sur terre et
l'autre au royaume des fes. Il s'est toujours gard libre de
douter de ses dieux; mais, contrairement l'agnostique
d'aujourd'hui, il s'est gard libre aussi d'y croire. Il s'est
toujours davantage proccup de vrit que de logique. S'il
voyait deux vrits qui semblaient se contredire, il prenait
les deux vrits avec leur contradiction. Sa vision spirituelle
est stroscopique, comme sa vision physique: il voit en
mme temps deux images diffrentes, et pourtant il n'en voit
que mieux. Ainsi a-t-il toujours cru qu'il y avait une chose
appele destin, mais aussi une autre chose appele libre
arbitre. Ainsi a-t-il toujours cru que les enfants sont en
vrit le royaume des cieux, mais qu'ils doivent nanmoins
obir au royaume de la terre. Il admirait la jeunesse parce
qu'elle est jeune et l'ge mr parce qu'il ne l'est pas. C'est
prcisment cet quilibre entre des contradictions
apparentes qui fait toute la souplesse de l'homme sain. Voici
tout le secret du mysticisme: l'homme peut tout comprendre,
avec l'aide de ce qu'il ne comprend pas. Le logicien morbide,
lui, essaie de tout rendre clair, et ne russit qu' tout rendre
mystrieux. Le mystique accepte le mystre, et tout le reste
devient clair. Le dterministe fait de la thorie de la
causalit quelque chose de tout fait clair, puis constate
qu'il ne peut dire > Le jeune sceptique dit: >. Vous ne
pouvez admirer la volont en gnral, car l'essence de la
volont, c'est d'tre particulire. Un brillant anarchiste
comme M. John Davidson se sent irrit par la morale
ordinaire, et en consquence il invoque la volont - vouloir
n'importe quoi. Il veut tout simplement que l'humanit
veuille quelque chose. Mais, justement, l'humanit veut
quelque chose: elle veut la morale ordinaire. Il se rvolte
contre la loi et nous dit de vouloir quelque chose ou
n'importe quoi. Mais nous avons dj voulu quelque chose:
nous avons voulu la loi contre laquelle il se rvolte.
Tous les adorateurs de la volont, de Nietzsche M.
Davidson, sont en vrit tout fait vides de volont. Ils ne
peuvent vouloir, ils peuvent peine dsirer. Et si quelqu'un
en veut la preuve, on peut la trouver bien facilement. Elle se
trouve dans le fait suivant: ils parlent toujours de la volont
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comme d'une expansion et d'une libration. Mais, bien au
contraire, tout acte de volont est un acte de limitation.
Dsirer l'action, c'est dsirer la limitation. En ce sens, tout
acte est un acte de mortification. Quand vous choisissez
quelque chose, vous rejetez tout le reste. L'objection que les
gens de cette cole faisaient au mariage, est en ralit une
objection toute espce d'acte. Tout acte est une slection
et une exclusion irrvocables. De mme qu'en pousant une
femme vous renoncez toutes les autres, ainsi, quand vous
choisissez une manire d'agir, vous excluez toutes les autres
manires. Si vous allez Rome, vous sacrifiez une vie riche
de promesses Wimbledon. C'est l'existence de cet aspect
ngatif ou limitatif de la volont qui rend la plupart des
discours des adorateurs anarchiques de la volont peine
diffrents du non-sens. Par exemple, M. John Davidson vous
dit de n'accorder aucune attention au ;
mais il est tout fait vident que le
n'est rien d'autre qu'un des corollaires ncessaires de . > Cela
exprime succintement ce que je suis en train d'exprimer. Dieu
a fait la grenouille pour sauter; et c'est bien ce que la
grenouille prfre, sauter. Mais, une fois ces choses tablies,
intervient le second grand principe de la philosophie des fes.
N'importe qui peut le voir, tout simplement en lisant les
Contes de Grimm ou le beau recueil de M. Andrew Lang. Pour
le plaisir d'tre pdant, je l'appellerai . Touchstone a parl de la grande puissance
contenue dans un si. Dans la morale des elfes, toute
puissance est contenu dans un si. La note caractristique de
l'expression frique est toujours: > Si, par testament, je
lgue quelqu'un dix lphants qui parlent et cent chevaux
qui volent, il ne peut se plaindre si les conditions ont quelque
chose de la lgre excentricit du cadeau. La condition
pourrait tre de ne pas regarder dans la gueule d'un cheval
ail. Et il me semblait que l'existence tait elle-mme un legs
si excentrique que je n'avais pas le droit de me plaindre si je
ne comprenais pas les limites de cette vision, puisque je ne
comprenais mme pas la vision qu'elles limitaient. Le cadre
n'tait pas plus trange que le tableau. Le veto pouvait bien
tre aussi extravagant que la vision; il pouvait tre aussi
aveuglant que le soleil, aussi insaisissable que l'eau, aussi
fantastique et terrible que les arbes gants.
Pour cette raison - nous pouvons l'appeler la philosophie
de la fe marraine - , je n'ai jamais pu me joindre aux jeunes
de mon temps pour prouver ce qu'ils appelaient le sentiment
gnral de rvolte. J'aurais rsist, esprons-le, toutes les
rgles mauvaises, et de ces rgles et de leur dfinition je
m'occuperai dans un autre chapitre. Mais je ne me sentais
pas dispos rsister toute rgle tout simplement parce
qu'elle tait mystrieuse. La prise de possession d'un
domaine s'accompagne parfois de rites bizarres: on brise un
bton, on paie un grain de poivre. Je dsirais garder
l'immense domaine de la terre et du ciel, au prix de n'importe
quelle fantaisie fodale de cette espce. Ce n'tait pas plus
extravagant que le fait mme d'tre autoris le possder.
Pour l'instant, je ne veux donner qu'un exemple de morale
pour me faire comprendre. Je n'ai jamais pu me joindre aux
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murmures concerts de cette gnration montante contre la
monogamie, parce qu'aucune restriction impose au sexe ne
me semblait aussi bizarre et inattendue que le sexe lui-mme. Avoir la permission, comme Endymion, d'tre
amoureux de la lune, et ensuite se plaindre que Jupiter garde
ses propres lunes dans un harem me semblait, moi, nourri
de contes comme celui d'Endymion, un anticlimax vulgaire.
S'attacher une seule femme, c'est payer peu cher pour cette
merveille qu'est le fait de voir une seule femme. Me plaindre
de ne pouvoir me marier qu'une fois, c'tait comme me
plaindre de n'tre n qu'une fois. C'tait disproportionn avec
le terrible nervement dont on parlait. Cette plainte
tmoigne, non pas d'une sensibilit exagre l'gard du
sexe, mais d'une curieuse insensibilit son gard. Cet
homme-l est fou qui se plaint de ne pouvoir entrer dans
l'den par cinq portes la fois. La cause de la polygamie, c'est
un manque de comprhension du sexe; c'est comme si un
homme cueillait cinq poires, l'esprit tout fait ailleurs. Pour
faire le pangyrique des belles choses, les esthtes
touchaient les dernires limites insenses du langage. Le
duvet de chardon leur arrachait des larmes; un scarabe brun
les faisait tomber genoux. Pourtant, leur motion ne m'a
jamais inpressionn un instant, pour la raison suivante: il ne
leur arrivait jamais de payer leur plaisir d'un quelconque
sacrifice symbolique. Un homme - je le pensais - pouvait
jener quarante jours pour mriter d'entendre un merle
chanter; un homme pouvait traverser le feu pour voir une
fleur de coucou; alors que ces amants de la beaut ne
pouvaient mme pas rester sobres par amour du merle; et ils
ne pouvaient mme pas accepter le mariage chrtien pour
rendre hommage la fleur de coucou. Selon la morale
courante, une joie extraordinaire devait se payer. Oscar
Wilde a dit qu'on n'apprciait pas les couchers de soleil parce
qu'on ne pouvait pas payer pour les voir. Mais Oscar Wilde se
trompait: nous pouvons payer pour voir les couchers de soleil.
Nous le pouvons, en n'tant pas des Oscar Wilde.
Donc, je laissai les contes de fes sur le plancher de la
nursery, et depuis je n'ai trouv aucun livre aussi sens. J'ai
quitt la nourrice, gardienne de la tradition et de la
dmocratie, et je n'ai trouv aucun modle moderne aussi
sainement radical et aussi sainement conservateur. Mais ce
qui demande un commentaire important est le point suivant:
quand je pntrai pour la premire fois dans l'atmosphre
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mentale du monde moderne, j'ai constat que le monde
moderne s'opposait radicalement sur deux points ma
nourrice et aux contes de nourrice. Il m'a fallu beaucoup de
temps pour voir que le monde moderne a tort, et que ma
nourrice avait raison. Et voici le plus trange: la pense
moderne contredisait cette croyance fondamentale de mon
enfance sur ses deux doctrines les plus essentielles. J'ai
expliqu que les contes de fes avaient enracin en moi deux
convictions: la premire, que le monde est un lieu trange et
merveilleux, qui aurait pu tre tout diffrent, mais qui, tel
quel, est tout fait charmant; la deuxime, que devant cette
tranget et ce plaisir, on peut bien tre modeste et se
soumetttre aux plus tranges limites imposes par une si
tange amabilit. Mais je constatai que le monde moderne,
comme une grande mare montante, montait l'assaut de
mes deux amours; et le choc de cet affrontement suscita
deux sentiments aussi soudains que spontans. Depuis lors,
je les ai toujours prouvs et, d'informes qu'ils taient, ils se
sont raffermis en convictions.
D'abord, j'ai trouv que le monde moderne tout entier
parlait de fatalisme scientifique: il disait que tout se trouve
dans l'tat o il a toujours d tre, puisqu'il se droule sans
dfaillance depuis le commencement. La feuille sur l'arbre est
verte parce qu'elle n'aurait jamais pu tre autrement que
verte. Or le philosophe des contes de fes est heureux, lui,
que la feuille soit verte, prcisment parce qu'elle aurait pu
tre carlate. Il a l'impression qu'elle est devenue verte un
instant avant qu'il la regarde. Il est charm que la neige soit
blanche, pour cette raison strictement raisonnable qu'elle
aurait pu tre noire. Chacune des couleurs possde une
hardiesse comme si elle rsultait d'un choix; le rouge des
roses de jardins est non seulement dcisif, mais dramatique,
comme du sang soudain rpandu. Notre philosophe peroit
que quelque chose s'est produit. Mais les grands
dterministes du XIXe sicle taient violemment opposs ce
sentiment originel que quelque chose s'tait produit un
instant auparavant. En fait, selon eux, rien ne s'est
rellement produit depuis le commencement du monde. Rien
ne s'est jamais produit depuis que l'existence s'est produite,
et ils ne sont mme pas tout fait srs de la date de cet
vnement.
Le monde moderne, tel que je l'ai dcouvert, tenait
solidement au Calvinisme moderne, la ncessit pour les
choses d'tre ce qu'elles sont. Mais quand j'en vins les
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interroger, je dcouvris qu'ils n'avaient vraiment aucune
preuve de cette rptition invitable dans les choses,
except le fait que les choses se rptaient. Or pour moi, la
simple rptition rendait les choses plus tranges encore que
rationnelles. C'tait comme si, aprs avoir vu dans la rue un
nez d'une forme bizarre et l'avoir nglig comme un cas
fortuit, j'avais ensuite vu six autres nez de la mme
tonnante facture. J'aurais cru un moment que ce pouvait
tre quelque socit secrte de l'endroit. Ainsi, un lphant
avec sa trompe, c'tait quelque chose de bizarre; mais tous
les lphants avec leurs trompes, cela ressemblait un
complot. Je ne parle ici que d'une impression, d'une
impression la fois entte et subtile. Mais la rptition
dans la nature semblait parfois une rptition passionne,
comme celle d'un matre d'cole en colre rptant la mme
chose satit. L'herbe semblait me faire signe de tous ses
doigts la fois; les toiles en foule semblaient vouloir se
faire comprendre. Le soleil finirait bien par se faire voir de
moi, s'il se levait mille fois. Les rcurrences de l'univers
s'amplifiaient pour devenir le rythme affolant d'une
incantation. Et je commenai voir poindre une ide.
Tout le matrialisme hautain qui domine l'esprit moderne,
repose en dfinitive sur un postulat; et un postulat faux. On
suppose que si une chose va se rptant, elle est
probablement morte; comme une pice d'horlogerie. On
s'imagine que si l'univers avait une personnalit, il varierait;
que si le soleil tait vivant, il danserait. C'est l une erreur,
mme en ce qui concerne les fait connus. Car le changement
dans les affaires humaines leur vient habituellement, non pas
de la vie, mais de la mort; par l'affaiblissement ou la perte de
leur force ou de leur dsir. Un homme varie ses mouvements
cause de quelque lger lment d'insuccs ou de fatigue. Il
monte dans un omnibus parce qu'il est fatigu de marcher; ou
bien il marche parce qu'il est fatigu de rester assis sans
bouger. Mais si sa vie et sa joie taient gigantesques au
point qu'il ne se fatiguerait jamais d'aller Islington, il
pourrait bien aller Islington avec autant de rgularit que
la Tamise va Sheeness. La vitesse mme et l'extase mme
de sa vie auraient le calme de la mort. Le soleil se lve tous
les matins; et moi, je ne me lve pas tous les matins. Mais
cette variation est due, non pas mon activit, mais mon
inaction. Pour dire ces choses en termes simples, il se
pourrait que le soleil se lve rgulirement parce qu'il ne se
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fatigue jamais de se lever. Sa routine pourrait venir, non d'un
manque de vie, mais d'un dbordement de vie. Ce que je veux
dire peut se constater, par exemple, chez les enfants, quand
ils trouvent quelque jeu ou plaisanterie qui les amuse tout
particulirement. Un enfant frappe ses jambes en cadence,
par excs de vie, et non par manque de vie. Parce que les
enfants ont une vitalit dbordante, parce qu'ils ont un esprit
ardent et libre, ils veulent que les choses se rptent et ne
changent pas. Ils disent toujours: ; et
l'adulte le fait encore, jusqu' ce qu'il soit presque mort. Car
les adultes ne sont pas assez vigoureux pour exulter dans la
monotonie. Dieu, lui, est peut-tre assez vigoureux pour
exulter dans la monotonie. Il est possible que Dieu chaque
matin dise au soleil: , et chaque soir la
lune: Ce n'est peut-tre pas une ncessit
automatique qui fait semblables toutes les marguerites; c'est
peut-tre que Dieu fait chaque marguerite sparment, sans
tre jamais fatigu de les faire. C'est peut-tre qu'il a
l'ternel apptit de l'enfance; car nous, nous avons pch et
nous sommes devenus vieux, mais notre Pre est plus jeune
que nous. La rptition dans la Nature n'est peut-tre pas
une simple rcurrence: c'est peut-tre un encore thtral. Le
ciel peut dire encore l'oiseau qui a pondu un oeuf. Si l'tre
humain conoit et enfante un enfant humain au lieu
d'enfanter un poisson, une chauve-souris, ou un griffon, ce
n'est peut-tre pas que nous sommes fixs dans un destin
animal sans vie ni dessein. C'est peut-tre que notre petite
tragdie a touch les dieux, qu'ils l'admirent du haut de leurs
balcons toils, et qu' la fin de chaque drame humain,
l'homme est rappel, encore et encore, devant le rideau. La
rptition peut se prolonger des millions d'annes, par simple
choix, et tout instant elle peut s'arrter. Il se peut que
l'homme reste sur terre, gnration aprs gnration, et
cependant que chaque naissance soit rellement sa dernire
apparition.
Telle fut ma premire conviction, cause par le choc de
mes motions enfantines rencontrant, mi-chemin de ma
vie, le credo moderne. J'avais toujours vaguement ressenti
que les faits taient des miracles, en ce sens qu'ils sont
merveilleux; maintenant je commenais les prendre pour
des miracles, en ce sens plus strict qu'ils taient obstins. Je
veux dire qu'ils taient, ou pouvaient tre, des actes rpts
de quelque volont. En rsum, j'avais toujours cru que le
monde impliquait de la magie; maintenant je pensais que
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peut-tre il impliquait un magicien. Et cela pointait du doigt
une motion profonde, toujours prsente et subconsciente,
savoir que ce monde qui est ntre a un dessein; et s'il y a un
dessein, il y a une personne. J'avais toujours eu l'impression
que la vie tait d'abord un conte; et s'il y a un conte, il y a un
conteur.
Mais la pense moderne heurtait aussi ma seconde
tradition humaine: elle allait l'encontre du sentiment
frique des limites et des conditions rigoureuses. La seule
chose dont elle aimait parler, c'tait d'expansion et
d'ampleur. Herbert Spencer aurait t grandement vex, si on
l'avait appel un imprialiste; il est donc bien regrettable que
personne ne l'ait fait. Mais il tait un imprialiste de l'espce
la plus basse. Il a rpandu cette notion mprisable que la
dimension du systme solaire devait terrifier le dogme de la
spiritualit de l'homme. Mais pourquoi un homme devrait-il
sacrifier sa dignit humaine au systme solaire plutt qu'
une baleine ? Si la seule grosseur prouve que l'homme n'est
pas l'image de Dieu, alors il se peut que la baleine soit l'image
de Dieu; une image passablement informe; quelque chose
qu'on pourrait appeler un portrait impressionniste. Il est
parfaitement futile de prtendre que l'homme est petit
compar au cosmos; car l'homme a toujours t petit
compar l'arbre le plus proche. Mais Herbert Spencer, avec
son imprialisme fonant tte baisse, insisterait en disant
que nous avons en quelque sorte t conquis et annexs par
l'univers astronomique. Il parlait des hommes et de leurs
idaux exactement comme le plus insolent Unioniste parle
des Irlandais et de leurs idaux. Il faisait de l'humanit une
petite nationalit. Et sa mauvaise influence se fait sentir
jusque chez les plus intelligents et les plus honorables parmi
les auteurs scientifiques rcents; notamment dans les
premiers romans de M. H.G. Wells. Bien des moralistes ont,
d'une faon exagre, reprsent la terre comme mauvaise.
Mais M. Wells et son cole ont rendu malsains les cieux. Notre
devoir serait de lever les yeux vers les toiles d'o viendrait
notre ruine.
Mais l'expansion dont je parle tait beaucoup plus nocive
que tout cela. J'ai dj fait remarquer que le matrialiste,
comme le fou, est en prison; dans la prison d'une seule ide.
Ces gens-l semblaient croire que c'est un remarquable sujet
d'inspiration de rpter indfiniment que la prison est trs
spacieuse. Les dimensions de cet univers scientifique ne
65
donnaient personne ni nouveaut, ni soulagement. Le
cosmos poursuivait sa course, mais mme dans sa plus
prodigieuse constellation, on ne pouvait trouver quoi que ce
soit de rellement intressant; quelque chose, par exemple,
comme le pardon ou le libre arbitre. La grandeur ou l'infinit
de son secret n'ajoutait rien ce cosmos. C'tait comme dire
un prisonnier des geles de Reading qu'il serait heureux
d'apprendre que sa prison couvrait maintenant la moiti du
comt. Le gardien n'aurait rien montrer cet homme, sinon
un nombre toujours croissant de longs corridors de pierre,
clairs de lampes blafardes, sans aucune trace de tout ce
qui est humain. De mme, ces gens qui dilatent l'univers
n'avaient rien nous montrer, sinon un nombre de plus en
plus grand de ces infinis corridors de l'espace, clairs par
des soleils sinistres, et vides de tout ce qui est divin.
Au royaume des fes, il y avait eu une vraie loi, une loi
qu'on pouvait enfreindre, car par dfinition, une loi c'est
quelque chose que l'on peut enfreindre. Mais le mcanisme de
cette prison cosmique tait incassable, puisque nous n'tions
nous-mmes qu'un de ses rouages. Nous tions, ou bien
incapables de faire quelque chose, ou bien destins le faire.
L'ide de la condition mystique disparaissait compltement:
on ne pouvait avoir ni le courage d'observer les lois ni le
plaisir de les enfreindre. L'immensit de cet univers n'avait
rien de cette fracheur et de cette explosion d'air pur que
nous avons apprcies dans l'univers du pote. Cet univers
moderne est la lettre un empire: il est vaste, mais il n'est
pas libre. On traverse des chambres de plus en plus vastes,
sans fentres, des chambres agrandies par une perspective
babylonienne; mais sans jamais voir la plus petite fentre ou
entendre un soupir de l'air extrieur.
Leurs parallles infernales semblaient s'carter de plus
en plus mesure qu'elles s'loignaient; mais pour moi toutes
les bonnes choses aboutissent un point: les pes, par
exemple. C'est pourquoi, trouvant la vantardise du vaste
cosmos si peu satisfaisante pour mes motions, je
commenai me poser des questions ce sujet; pour bientt
me rendre compte que toute cette attitude tait encore plus
frivole qu'on aurait pu le souponner. D'aprs ces gens, le
cosmos tait une seule chose, puisqu'il avait une seule loi,
infrangible. Seulement, disaient-ils, en mme temps qu'il est
une seule chose, il est aussi la seule chose qui soit. Pourquoi,
alors, irait-on se donner un mal particulier pour le qualifier
de grand ? Il n'y a rien qu'on puisse lui comparer. Il serait
66
tout aussi sens de le dire petit. Un homme peut dire:
Mais, ce compte-l, pourquoi
ne pourrait-on pas dire: > ? L'un
est aussi bon que l'autre: ce sont tous deux de purs
sentiments. C'est pur sentiment de se rjouir que le soleil
soit plus grand que la terre; c'est un sentiment tout aussi sain
de se rjouir que le soleil ne soit pas plus grand qu'il n'est. Si
un homme peut choisir d'te mu par la grandeur du monde,
pourquoi ne pourrait-il pas choisir d'tre mu par sa
petitesse ?
Il se trouva que j'avais cette dernire motion. Quand on
aime quelque chose, on lui parle avec des diminutifs, mme si
c'est un lphant ou un surveillant de plage. La raison en est
que toute chose, ft-elle norme, qui peut se concevoir
comme acheve, peut tre conue comme petite. Si les
moustaches militaires ne faisaient pas penser une pe ou
les dfenses d'lphant une queue, alors l'objet serait
vaste parce que non mesurable. Mais du moment que vous
pouvez imaginer un homme de garde, vous pouvez imaginer
un homme de garde petit. Du moment que vous voyez
rellement un lphant, vous pouvez l'appeler . Si vous pouvez faire d'une chose une statue, vous
pouvez en faire une statuette. Ces gens-l professaient que
l'univers tait une seule chose cohrente; mais ils n'aimaient
pas l'univers. Moi, j'aimais terriblement l'univers, et je
voulais lui donner un diminutif. Souvent je l'ai fait; et il n'a
jamais sembl s'en offusquer. En vrit, j'avais nettement
l'impression que ces dogmes obscurs de la vitalit
s'exprimaient mieux en disant le monde petit qu'en le disant
grand. Car parler d'infini, c'tait une espce d'insouciance
tout l'oppos de cette sollicitude fire et pieuse que je
portais la vie inestimable et menace. Ils ne me faisaient
voir qu'un gaspillage ennuyeux; mais moi je voyais une
espce d'pargne sacre. Car l'conomie est beaucoup plus
romantique que l'extravagance. Pour eux, les toiles taient
un revenu inpuisable de petits sous; mais face au soleil d'or
et la lune d'argent, je ressentais les mmes impressions
qu'un colier quand il a une livre sterling ou un shilling.
Ces convictions subconscientes sont mieux rendues par la
couleur et le ton de certains contes. Ainsi, j'ai dit que seules
les histoires magiques peuvent exprimer mon ide que la vie
67
est non seulement un plaisir mais une sorte de privilge
excentrique. Je peux exprimer cet autre sentiment que
l'univers est confortable, en voquant un livre que nous
avons tous lu dans notre enfance, Robinson Cruso, que j'ai lu
cet ge, et qui doit son ternelle vivacit au fait qu'il
clbre la posie des limites, bien plus: la posie insense de
la prudence. Cruso est un homme sur un petit rocher avec
quelques objets sauvs pniblement de la mer; la meilleure
chose du livre est tout simplement la liste des objets sauvs
du naufrage. Le plus beau des pomes est un inventaire.
Chaque ustensile de cuisine devient idal parce que Cruso
aurait pu le laisser tomber dans la mer. C'est un bon exercice,
aux heures vides et tristes du jour, de regarder n'importe
quoi, le seau charbon ou la bibliothque, et de s'imaginer
combien on serait heureux de l'avoir sorti d'un navire en train
de couler pour l'apporter sur une le dserte. Mais c'est
encore un meilleur exercice de se rappeler comment toutes
les choses ont chapp d'un cheveu une catastrophe:
chaque chose a t sauve d'un naufrage. Tout homme a
connu une terrible aventure: comme un foetus n
prmaturment, il aurait pu ne pas exister, comme les
enfants qui n'ont jamais vu le jour. On parlait beaucoup dans
mon enfance d'hommes de gnie avorts ou diminus; et il
tait commun de dire que plus d'un homme tait un Grand
Aurait-Pu-tre. Pour moi, il est un fait plus certain et
stupfiant: c'est que n'importe quel passant est un Pourrait-Ne-Pas-tre.
Mais j'avais vraiment cette impression, qui peut sembler
idiote, que l'ordre et le nombre des choses taient les restes
romantiques du navire de Cruso. Il y avait deux sexes et un
soleil; c'tait comme avoir deux fusils et une hache. Il tait
d'une urgence poignante que rien ne ft perdu; mais de toute
faon, c'tait plutt un plaisir que rien ne pt tre ajout. Les
arbres et les plantes taient autant d'objets sauvs du
naufrage; et quand je vis le Matterhorn, je fus heureux qu'il
n'et pas t oubli dans la confusion. Je me sentais conome
des toiles comme si elles eussent t des saphirs (elles
portent ce nom dans le Paradis de Milton); je mettais en
rserve les collines. Car l'univers est un joyau unique, et si
c'est un clich de dire d'un joyau qu'il est sans pareil et sans
prix, de ce joyau c'tait littralement vrai. Ce cosmos est
vraiment sans pareil et sans prix; car il ne peut pas y en avoir
un autre.
68
Ceci termine, d'une faon ncessairement imparfaite, mon
effort pour formuler les choses inexprimables. Telle est mon
attitude fondamentale envers la vie; tel est le sol o semer la
doctrine. Cela, d'une faon obscure, je le pensais avant de
pouvoir crire, et je le ressentais avant de pouvoir penser.
Pour avancer plus facilement par la suite, je vais maintenant
les rcapituler sommairement. Je ressentais, jusque dans
mes os, premirement que ce monde ne s'explique pas lui-mme. Il peut tre un miracle avec une explication
surnaturelle; il peut tre un tour de passe-passe avec une
explication naturelle. Mais l'explication par un tour de passe-passe devra, pour me satisfaire, tre meilleure que les
explications naturelles que j'ai entendues. La chose est
magique, qu'elle soit vraie ou fausse. En deuxime lieu, j'en
suis venu penser que cette magie devait avoir un sens, et
alors le sens exigeait quelqu'un pour lui donner un sens. Il y
avait un lment personnel dans le monde, comme dans une
oeuvre d'art; peu importe ce qu'il signifiait, il le signifiait
avec violence. En troisime lieu, je pensais que cet objectif
tait beau dans son dessin primitif, en dpit de ses
imperfections: les dragons, par exemple. En quatrime lieu,
que la meilleure manire de lui tmoigner de la
reconnaissance, c'est une attitude o il entre de l'humilit et
de la rserve: nous devions remercier Dieu pour la bire et le
bourgogne, en n'en buvant pas trop. Nous devions aussi
obissance tout ce qui nous a faits, quel qu'il soit. Enfin, et
c'est le plus trange, il m'tait venu l'esprit une vague et
puissante impression: d'une certaine manire, tout bien,
comme un reste sauv de quelque dsastre ancien, devait
tre mis en rserve et tenu pour sacr. L'homme avait sauv
son bien, comme Cruso avait sauv ses biens: il les avait
sauvs d'un naufrage. Tout cela, je le sentais alors, et ce
n'est pas l'ge qui m'a amen le sentir. Et pendant tout ce
temps, je n'avais mme pas pens la thologie chrtienne.
69
V. LE DRAPEAU DU MONDE
Quand j'tais jeune homme, il y avait deux bizarres
personnages qui se donnaient carrire; on les appelait
l'optimiste et le pessimiste. Moi-mme, tout propos,
j'employais ces deux mots, mais je confesse volontiers que
je n'avais jamais eu une ide prcise de leur signification. La
seule chose qui pouvait tre considre comme vidente,
c'tait qu'ils ne pouvaient signifier ce qu'ils disaient; car
l'explication qu'on en donnait couramment, tait que
l'optimiste considrait ce monde bon au possible, alors que le
pessimiste le considrait mauvais au possible. Ces deux
explications tant de toute vidence des non-sens dlirants,
il fallait chercher d'autres explications. L'optimiste ne pouvait
tre celui qui considrait que tout est bon et que rien n'est
mauvais. Car cela ne veut rien dire: c'est comme dire que tout
est droite et rien gauche. En somme, j'en vins la
conclusion que l'optimiste voyait du bien partout, sauf chez le
pessimiste, et le pessimiste voyait du mal partout, sauf chez
lui. Il serait injuste d'exclure de la liste la mystrieuse mais
expressive dfinition donne, dit-on, par une petite fille: > Je me
demande si cette dfinition n'est pas la meilleure de toutes.
Elle contient mme une espce de vrit allgorique. Car il y
aurait peut-tre une dmarcation utile tracer entre ce
penseur plus morose qui ne considre que notre contact
rpt avec le sol, et ce penseur plus gai qui prfre
considrer cette facult dominante qui est la ntre: voir et
choisir une route.
Mais la grave erreur dans cette alternative de l'optimiste
et du pessimiste, c'est de prendre pour acquis qu'un homme
juge de ce monde comme s'il tait la recherche d'un
logement, comme s'il visitait une nouvelle suite. Si un homme,
venu d'un autre monde, arrivait dans le ntre en pleine
possession de ses facults, il pourrait se demander si les
avantages qu'offre la fort au milieu de l't l'emportent sur
les dsavantages causs par les chiens furieux; tout comme
celui en qute d'un logement pourrait se demander si le fait
d'avoir un tlphone l'emporte sur l'absence de vue sur la
mer. Mais aucun homme ne se trouve dans cette situation.
Tout homme appartient ce monde, avant mme qu'il ne
commence se demander s'il est bon de lui appartenir. Il
70
s'est battu pour le drapeau et a souvent remport des
victoires hroques pour le drapeau, bien avant de s'tre
enrl. Pour exprimer brivement ce qui semble l'essentiel de
cette question: il prouve un sentiment de loyaut, bien
avant d'avoir prouv celui de l'admiration.
Au chapitre prcdent, nous avons dit que l'impression
fondamentale que ce monde est trange et pourtant plein
d'attraits, trouve sa meilleure expression dans les contes de
fes. Le lecteur peut, s'il le dsire, descendre de ce niveau
celui de la littrature belliqueuse et mme chauvine qui se
prsente en gnral comme la deuxime tape dans la vie
d'un garon. Nous devons tous beaucoup de saine morale aux
romans deux sous. Quelle qu'en soit la raison, il me
semblait, et il me semble encore, que notre attitude envers la
vie s'exprime mieux en termes de loyaut militaire qu'en
termes de critique et d'approbation. Je n'accepte pas
l'univers par optimisme: c'est plutt par patriotisme. C'est
une question de loyaut premire. Le monde n'est pas un
htel Brighton, qu'il nous faut quitter parce que misrable:
c'est la forteresse de notre famille, avec le drapeau qui flotte
sur la tour; et plus elle est misrable, moins nous devons
l'abandonner. La question n'est pas de savoir si ce monde est
trop triste pour qu'on l'aime ou trop gai pour qu'on ne l'aime
pas; la question est que, si sous aimez une chose, sa joie est
une raison de l'aimer et sa tristesse une raison de l'aimer
davantage. Toutes les penses optimistes sur l'Angleterre et
toutes les penses pessimistes son sujet sont des raisons
de mme valeur pour le patriote anglais. De mme,
l'optimisme et le pessimisme sont des arguments de mme
valeur pour le patriote cosmique.
Supposons que nous soyons confronts un cas
dsespr, Pimlico, par exemple. Si nous pensons ce qu'il y
aurait de meilleur pour Pimlico, nous verrons que le fil de nos
penses nous mne au trne de la mystique et de l'arbitraire.
Il ne suffit pas qu'un homme trouve mauvais Pimlico: en ce
cas, il va tout simplement se couper la gorge ou dmnager
Chelsea. Certes, il ne suffit pas non plus qu'il trouve Pimlico
agrable: car alors Pimlico restera Pimlico, ce qui serait
affreux. La seule faon d'en sortir semble tre d'aimer
Pimlico; de l'aimer d'un attachement transcendantal, sans
aucune raison terrestre. S'il se levait un homme qui aime
Pimlico, alors Pimlico se dresserait avec des tours d'ivoire et
des pinacles d'or; Pimlico se parerait comme le fait une
femme quand elle se sent aime. Car la parure n'est pas
71
destine cacher des choses horribles, mais dcorer des
choses dj adorables. Une mre ne donne pas son enfant
un ruban bleu parce qu'autrement il serait bien laid. Un
amoureux ne donne pas un collier une jeune fille pour
qu'elle se cache le cou. Si des hommes aimaient Pimlico
comme les mres aiment leurs enfants, de faon arbitraire,
parce qu'il est leur, dans un an ou deux, Pimlico pourrait tre
plus beau que Florence. Certains lecteurs diront que c'est l
pure fantaisie. Je rponds que telle est l'histoire vritable de
l'humanit: c'est ainsi que les cits sont devenues grandes.
Remontez jusqu'aux racines les plus obscures de la
civilisation, et vous les trouverez enlaces autour de quelque
pierre sacre ou enroules autour de quelque puits sacr. Les
hommes ont commenc par honorer un lieu, ensuite, ils ont
conquis pour lui la gloire. Les hommes n'ont pas aim Rome
parce qu'elle tait grande: elle fut grande parce qu'ils
l'avaient aime.
Les thories du XVIIIe sicle sur le contrat social ont t,
de nos jours, exposes beaucoup de critiques maladroites,
car pour autant que ces thories disaient qu'il y a derrire
tout gouvernement historique une ide de contentement et
de coopration, elles disaient vrai, et on peut le dmontrer.
Mais elles taient vraiment fausses dans la mesure o elles
laissaient entendre que les hommes ont toujours tendu vers
l'ordre ou la morale, sous la pression directe et consciente de
leurs intrts mutuels. La moralit n'a pas commenc le jour
o un homme a dit un autre: ; il n'y a pas trace d'une telle transaction.
Mais il y a trace de deux hommes qui se sont dit: Ils ont conquis leur
morale en dfendant leur religion. Ils n'ont pas cultiv le
courage: ils ont combattu pour le lieu saint, puis dcouvert
qu'ils taient devenus courageux. Ils n'ont pas cultiv la
propret: ils se sont purifis cause de l'autel, puis ont
constat qu'ils taient propres. L'histoire des Juifs est le seul
document ancien connu de la plupart des Anglais, et il suffit
pour porter un jugement satisfaisant sur les faits. Les Dix
Commandements, qui se sont rvls communs toute
l'humanit, taient proprement parler des ordres militaires:
un code d'instructions rgimentaires, promulgues pour
protger une certaine arche travers un certain dsert.
L'anarchie tait un mal, parce qu'elle mettait en danger la
saintet. Et au moment o ils ont institu un jour saint pour
Dieu, alors seulement ils ont dcouvert qu'ils venaient
72
d'instituer un jour de cong pour les hommes.
Si l'on admet que cette dvotion originelle un lieu ou
une chose est une source d'nergie cratrice, nous pouvons
passer un fait trs singulier. Rptons que le seul vritable
optimisme est une espce de patriotisme universel. Que dire
du pessimiste ? Je pense qu'on peut le dfinir en disant qu'il
est l'antipatriote cosmique. Et que dire de l'antipatriote ? Je
crois qu'on peut le dfinir, sans trop d'amertume, en disant
qu'il est l'ami candide. Et que dire de l'ami candide ? Ici, nous
touchons le roc de la vie relle et de la nature humaine
immuable.
Je me hasarde dire que ce qu'il y a de mauvais dans
l'ami candide, c'est tout simplement qu'il n'est pas candide. Il
garde toujours quelque chose en rserve: le triste plaisir qu'il
prouve dire des choses dplaisantes. Il a le secret dsir de
blesser, et non d'aider tout simplement. Voil certainement,
je pense, ce qui rend irritante pour les citoyens quilibrs
une certaine espce d'antipatriotes. Je ne parle pas, bien
entendu, de l'antipatriotisme qui n'exaspre que les agents
de change fbriles et les actrices en effervescence: ce n'est
l rien d'autre que le patriotisme au parler franc. Un homme
qui prtend qu'un patriote ne devrait pas critiquer la Guerre
des Boers avant qu'elle soit termine, ne mrite pas qu'on lui
rponde intelligemment: il est en train de dire qu'aucun fils
bien n ne devrait, en l'avertissant, carter sa mre d'une
falaise avant qu'elle n'y soit tombe. Mais il y a un
antipatriote qui, juste titre, fait enrager les honntes gens,
et l'explication est, je crois, celle que j'ai suggre: il est
l'ami candide sans candeur; l'homme qui dit: >
Enfin, un dernier point, le plus important de tous, et qui
explique exactement ce qui apparat tellement inexplicable
tous les critiques modernes de l'histoire du christianisme. Je
veux parler de ces guerres monstrueuses propos de points
mineurs de la thologie, de ces motions comparables des
tremblements de terre, provoques par un geste ou un mot. Il
ne s'agissait que d'un pouce; mais un pouce, c'est tout, quand
vous cherchez un quilibre. L'glise ne pouvait se permettre,
sur certaines questions, de dvier d'un cheveu, si elle voulait
poursuivre sa grande et audacieuse exprience de l'quilibre
instable. Si on laissait une seule fois une seule ide devenir
moins puissante, une autre ide deviendrait trop puissante.
Ce n'tait pas un troupeau de moutons que conduisait le
berger chrtien, mais une horde de taureaux et de tigres,
d'idals terribles et de doctrines dvorantes, chacune d'elles
107
assez forte pour engendre une nouvelle religion et dvaster
le monde. Remarquez que l'glise s'occupait spcifiquement
d'ides dangereuses: elle tait un dompteur de lions. La
naissance par l'intermdiaire du Saint-Esprit, la mort d'un
tre divin, le pardon des pchs, l'accomplissement des
prophties, de telles ides, tout le monde en conviendra,
pouvaient, au moindre changement, se transformer en
quelque chose de blasphmatoire ou de froce. Si les artisans
de la Mditerrane laissaient tomber le plus petit maillon, le
lion du pessimisme antique brisait sa chane dans les forts
oublies du Nord. De ces quations thologiques j'aurai
parler plus loin. Pour le moment, il suffit de noter que si on
faisait quelque lgre erreur de doctrine, d'normes brches
pouvaient se produire dans le bonheur humain. Une
affirmation mal formule sur la nature du symbolisme aurait
bris les plus belles statues de l'Europe. Un faux pas dans les
dfinitions pouvait arrter toutes les danses; pouvait
desscher tous les arbres de Nol ou briser tous les oeufs de
Pques. Les doctrines devaient tre dfinies l'intrieur de
limites strictes, ne ft-ce que pour permettre l'homme de
jouir des liberts humaines fondamentales. L'glise devait
tre prudente, ne ft-ce que pour permettre au monde d'tre
imprudent.
Tel est le roman passionnant de l'orthodoxie. On a pris la
folle habitude de parler de l'orthodoxie comme de quelque
chose de pesant, de monotone et de rassis; or, il n'y eut
jamais rien d'aussi prilleux, d'aussi passionnant que
l'orthodoxie. Elle tait la sant de l'esprit; et tre sain
d'esprit est plus dramatique qu'tre fou.
C'tait l'quilibre d'un homme derrire des chevaux
fonant dans une course folle: il semble se pencher d'un ct,
osciller de l'autre, gardant nanmoins dans chacune de ses
positions sa grce de statue et sa prcision mathmatique.
L'glise, ses dbuts, allait, farouche et rapide, sur n'importe
quel cheval de guerre; pourtant, il est absolument contraire
l'histoire de dire qu'elle s'en allait comme une folle en suivant
une seule ide, comme un vulgaire fanatisme. Elle oscillait
gauche et droite, avec assez de prcision pour viter des
obstacles normes. Elle laissa d'un ct l'norme masse de
l'arianisme, tay par toutes les puissances du monde qui
voulaient rendre le christianisme trop mondain. L'instant
d'aprs, elle se drobait pour viter un orientalisme, qui
l'aurait trop dtache du monde. L'glise orthodoxe n'a
108
jamais suivi les sentiers battus ni accept les conventions;
l'glise orthodoxe ne fut jamais respectable. Il et t facile
d'accepter le pouvoir terreste des Ariens. Il et t facile, au
XVIIe sicle calviniste, de tomber dans le puits sans fond de
la prdestination. Il est facile d'tre un fou; il est facile d'tre
un hrtique. Il est toujours facile de laisser une poque en
faire sa tte; le difficile, c'est de garder la sienne. Il est
toujours facile d'tre un moderniste, comme il est facile
d'tre un snob. Tomber dans l'une de ces trappes bantes de
l'erreur et de l'exagration que chaque mode et chaque secte,
l'une aprs l'autre, plaait au long du sentier historique du
christianisme, cela, en vrit et t simple. Il est toujours
simple de tomber, car il y a une infinit d'angles qui rendent
la chute possible; mais il n'y en a qu'un qui permette de rester
debout. Tomber dans l'une des multiples marottes, du
gnosticisme jusqu' la Christian Science, cela, en vrit, et
t facile et banal. Mais les avoir vites toutes, voil une
vertigineuse aventure; et dans ma vision le char divin vole
avec un bruit de tonnerre travers les ges, les mornes
hrsies prostres et rampantes, alors que la vrit farouche
chancelle, mais reste debout.
109
VII. L'TERNELLE RVOLUTION
Jusqu'ici, nous avons soutenu les propositions
suivantes:premirement, pour amliorer notre vie, nous
devons avoir foi en elle; deuximement, pour tre satisfait
des choses telles qu'elles sont, il est ncessaire de ne pas les
trouver pleinement satisfaisantes; troisimement, pour avoir
ce contentement et ce mcontentement ncessaires, il ne
suffit pas d'avoir l'quilibre plat du stocien. Car la
rsignation pure ne possde ni la gigantesque lgret du
plaisir ni la superbe intolrance de la douleur. Il y a une
objection fondamentale ce conseil qu'on nous donne d'avoir
tout simplement un large sourire et de supporter l'existence.
L'ojection, c'est que, si vous ne faites que la supporter, vous
n'aurez pas de large sourire. Les hros grecs ne connaissent
pas ce sourire panoui; mais les gargouilles le connaissent;
parce qu'elles sont chrtiennes. Et quand un chtien est dans
la joie, il est, au sens le plus prcis, terriblement joyeux:sa
joie est terrible. Le Christ a prophtis toute l'architecture
gothique, cette heure o des gens nerveux et respectables
(comme ceux-l qui aujourd'hui s'opposent aux orgues de
Barbarie) protestaient contre les acclamations des gamins de
Jrusalem. Il dit: Sous l'impulsion de son Esprit s'levrent
en un choeur clatant les faades des cathdrales
mdivales, peuples de visages hurlants et de bouches
ouvertes. La prophtie s'est ralise:les pierres elles-mmes
crient.
Si nous admettons cela, ne serait-ce que pour les besoins
de la discussion, nous pouvons reprendre o nous l'avons
laiss le fil de la pense de l'homme que les
cossais, avec une regrettable familiarit, appellent . Nous pouvons poser la question suivante qui s'offre
nous avec tellement d'vidence:il faut trouver une certaine
satisfaction dans les choses, ne serait-ce que pour les rendre
meilleures; mais qu'entendons-nous par rendre les choses
meilleures ? La plupart des discours modernes sur cette
110
question ne sont autre chose qu'une argumentation en cercle
vicieux, ce cercle que nous avons dj pris comme symbole
de la folie et du pur rationalisme:l'volution n'est bonne que
si elle produit du bien; et un bien n'est un bien que s'il aide
l'volution. L'lphant se tient sur la tortue, et la tortue, sur
l'lphant.
Manifestement, il ne convient pas de tirer notre idal du
principe de la nature; pour la simple raison que, exception
faite pour quelque thorie humaine ou divine, il n'y a pas de
principe dans la nature. Par exemple, l'antidmocrate bon
march d'aujourd'hui vous dira solennellement qu'il n'y a pas
d'galit dans la nature. Il a raison, mais il ne voit pas ce qui
en dcoule logiquement:s'il n'y a pas d'galit dans la nature,
il n'y a pas d'ingalit dans la nature. L'ingalit, tout comme
l'galit, implique une chelle de valeur. Voir de l'aristocratie
dans l'anarchie des animaux est tout aussi sentimental que
d'y voir de la dmocratie. Aristocratie et dmocratie sont
toutes deux des idaux humains:l'une disant que tous les
hommes ont de la valeur, l'autre, que quelques hommes ont
plus de valeur. Mais la nature ne dit pas que les chats ont
plus de valeur que les souris:la nature ne fait aucune
remarque ce sujet. Elle ne dit mme pas que le chat est
enviable ou la souris digne de piti. Nous pensons que le chat
est suprieur parce que nous avons, du moins la plupart
d'entre nous, une philosophie particulire qui nous fait dire
que la vie est suprieure la mort. Mais si la souris tait une
souris pessimiste allemande, elle pourrait croire qu'elle n'a
pas du tout t vaincue par le chat:elle pourrait croire qu'elle
a vaincu le chat en arrivant plus vite au tombeau; ou elle
pourrait s'imaginer qu'elle vient d'infliger au chat un terrible
chtiment en lui conservant la vie. Tout comme un microbe
pourrait ressentir de la fiert propager une pidmie, ainsi
la souris pessimiste pourrait exulter la pense qu'elle
renouvelle dans le chat la torture de l'existence consciente.
Tout dpend de la philosophie de la souris. Vous ne pouvez
mme pas parler de victoire ou de supriorit dans la nature,
moins d'avoir quelque doctrine dterminant quelles choses
sont suprieures. Vous ne pouvez mme pas dire que le chat
marque un point, moins d'avoir un systme pour marquer
les points. Vous ne pouvez mme pas dire que le chat a la
meilleure part, moins qu'il y ait une meilleure part choisir.
En consquence, nous ne pouvons pas tirer notre idal de
la nature, et puisque nous suivons ici la spculation premire
et naturelle, nous laisserons de ct, pour le moment, l'ide
111
de le tirer de Dieu. Nous devons avoir notre vision
personnelle. Mais les tentatives de la plupart des modernes
pour l'exprimer sont des plus vagues.
Certains s'en remettent tout simplement l'horloge:ils
parlent comme si un simple passage travers le temps
confrait quelque supriorit; ce qui permet un homme
pourtant de la plus haute valeur mentale d'affirmer
ngligemment que la morale des hommes n'est jamais jour.
Comment une chose quelconque pourrait-elle tre jour ?
Une date n'a pas de caractre. Comment peut-on dire qu'il ne
convient pas de clbrer les ftes de Nol le 25 d'un mois ?
Cet crivain voulait dire sans doute que la majorit des gens
se tient derrire sa minorit favorite, ou devant elle. D'autres
modernes l'esprit vague trouvent refuge dans des
mtaphores matrielles; en fait, c'est l la caractristique
essentielle des vagues modernes. N'osant pas dfinir leur
doctrine du bien, ils emploient des figures de style d'ordre
physique, sans honte ni retenue. Pis encore, ils semblent
croire que ces pitres analogies sont finement spirituelles et
suprieures la bonne vieille morale. Ainsi, ils considrent
comme un raffinement intellectuel de parler de choses
. C'est, pour le moins, le contraire de
l'intellectualit:c'est une simple expression tire d'un clocher
ou d'une girouette... est une
pure assertion philosophique, digne de Platon ou de saint
Thomas d'Aquin. est une
grossire mtaphore tire d'une rgle de dix pieds.
C'est l, incidemment, presque toute la faiblesse de
Nietzsche, que d'aucuns prsentent comme un penseur hardi
et vigoureux. Personne ne niera qu'il ait t un penseur
potique et suggestif; mais il fut tout le contraire de
vigoureux. Et il n'avait rien de hardi. Il n'a jamais regard, en
termes purement abstraits, sa propre pense, comme le
firent Aristote et Calvin, et mme Karl Marx, ces rudes et
intrpides penseurs. Nietzsche ludait toujours une question
par une mtaphore d'ordre physique, comme un guilleret
pote mineur. Il disait:, parce
qu'il n'avait pas le courage de dire:, ou . S'il avait regard sa
pense dpouille de mtaphores, il aurait vu qu'elle tait un
non-sens. Ainsi, quand il dcrit son hros, il n'ose pas
dire:>, ou
> ou > Comment puis-je rpondre, s'il
n'existe pas de point de repre ternel ? Si les exploiteurs
peuvent se trouver en retard sur la moralit courante,
pourquoi les philanthropes ne seraient-ils pas en avance sur
elle ? Que diable peut bien tre la moralit courante, sinon ce
que dit son sens littral:une moralit qui s'loigne toujours
en courant ?
C'est pourquoi nous pouvons dire qu'un idal permament
est aussi ncessaire l'innovateur qu'au conservateur. Il est
ncessaire, si nous voulons voir promptement excuts les
ordres du roi, et si nous voulons tout simplement que le roi
soit promptement excut. La guillotine est responsable de
bien des crimes, mais pour lui rendre justice, elle n'a rien
d'volutionniste. L'argument favori des volutionnistes
trouve sa meilleure rponse dans la hache. L'volutionniste
dit: Le rvolutionnaire
rpond: un instant donn, il doit y avoir un mal et un bien
abstraits, si l'on veut qu'un coup soit port; il doit exister
quelque chose d'ternel, pour justifier quelque chose de
soudain. En consquence, pour tout projet humain
intelligible:changer les choses ou les conserver telles qu'elles
sont, fonder un systme immuable, comme en Chine, ou le
changer tous les mois, comme au dbut de la Rvolution
franaise, il est galement ncessaire que la vision soit une
vision fixe. Telle est notre premire exigence.
Aprs avoir crit cela, j'ai senti de nouveau la prsence
de quelque chose d'autre dans le dbat:comme un homme
entend une cloche d'glise dominer la rumeur de la rue.
Quelque chose semblait dire:> Je
m'artai pour noter cette nouvelle concidence du
christianisme; puis je passai outre.
Le seul point qui nous arrte est celui-ci:si nous
supposons que le progrs est naturel, alors ce doit tre un
progrs tout fait simple. On peut concevoir le monde comme
voluant vers un accomplissement; mais il serait difficile de
concevoir qu'il volue vers un ordre particulier impliquant
plusieurs qualits. Revenons notre exemple du dbut. La
Nature pourrait d'elle-mme devenir de plus en plus bleue:ce
processus est tellement simple qu'il pourrait tre
impersonnel. Mais la Nature ne peut raliser un tableau
soign avec un grand nombre de couleurs choisies, moins
que la Nature ne soit personnelle. Si la fin du monde devait
tre pure tnbre ou pure lumire, elle pourrait survenir
aussi lentement et invitablement que le crpuscule ou
l'aurore. Mais si la fin du monde doit tre un savant chef-d'oeuvre de clair-obscur, alors il doit y avoir en elle un
dessein, humain ou divin. Le monde, avec le seul concours du
temps, pourrait noircir comme une vieille peinture, ou
blanchir comme un vieux manteau; mais s'il devient une
oeuvre d'art en blanc et noir, c'est qu'il y a un artiste.
Si la distinction ne parat pas vidente, je vais donner un
exemple ordinaire. Nous entendons constamment les
modernes parler d'une croyance cosmique.
J'emploie le mot humanitarien au sens courant, c'est--dire
pour dfinir celui qui soutient les revendications de toutes les
cratures contre celles de l'humanit. Ils laissent entendre
qu' travers les ges nous sommes devenus de plus en plus
119
humains, ce qui revient dire que, l'un aprs l'autre, des
groupes ou des sections d'tres:esclaves, enfants, femmes,
vaches, et quoi encore ? ont t graduellement admis jouir
de la piti ou de la justice. Ils disent qu'il fut un temps o
nous pensions que c'tait bien de manger les hommes (nous
ne l'avons jamais pens!). Mais mon propos n'est pas de
parler ici de leur histoire, qui est dnue de tout fondement
historique. En fait, l'anthropophagie est certainement un
produit de la dcadence, non un produit d'origine primitive. Il
est beaucoup plus vraisemblable que les hommes modernes
mangeront de la chair humaine par affectation qu'il n'est
vraisemblable que l'homme primitif en ait jamais mang par
ignorance. Mais je ne fais ici que suivre le plan de leur
argumentation, selon lequel l'homme est devenu
progressivenent plus clment, d'abord envers ses
concitoyens, ensuite envers les esclaves, ensuite envers les
animaux et enfin - je le prsume - envers les plantes. Je
pense que c'est mal de s'asseoir sur un homme. Bientt, je
penserai que c'est mal de s'asseoir sur un cheval.
ventuellement, je suppose, je penserai que c'est mal de
s'asseoir sur une chaise. Voil comment marche ce
raisonnement. Et pour ce genre de raisonnement, on peut dire
qu'il est possible d'en parler en termes d'volution ou de
progrs invitable. Une tendance perptuelle toucher de
moins en moins de choses pourrait, on le sent, tre une
tendance sommaire, inconsciente, comme celle d'une espce
produire de moins en moins d'enfants. Cette tendance peut
certainement tre volutionniste, car elle est stupide.
Le darwinisme peut servir tayer deux systmes
insenss de moralit, mais il ne peut servir en tayer un
seul qui soit sens. Les affinits et la comptition entre
toutes les cratures vivantes peuvent servir justifier une
cruaut stupide ou une stupide sentimentalit; elles ne
peuvent servir justifier un amour sain des animaux. En vous
appuyant sur le principe de l'volution, vous pouvez tre
inhumains, ou vous pouvez tre humains d'une faon absurde;
mais vous ne pouvez tre tout bonnement humains. Qu'un
tigre et vous ne fassiez qu'un, ce peut tre une raison pour
vous montrer doux envers le tigre; mais ce peut tre aussi
bien une raison d'tre aussi cruel que le tigre. Vous pouvez
entraner le tigre vous imiter; vous pouvez aussi, et c'est
plus expditif, imiter le tigre. Mais, dans un cas comme dans
l'autre, l'volution ne vous dit pas comment traiter un tigre
de faon raisonnable, c'est--dire admirer ses rayures, et se
120
garer de ses griffes.
Si vous voulez traiter un tigre de faon raisonnable, il
vous faut retourner au jardin de l'den. Car le souvenir
obsdant revenait sans cesse:seul le surnaturel a jug
sainement de la Nature. L'essentiel de tout panthisme,
volutionnisme et religion cosmique moderne, tient dans
cette proposition:la Nature est notre mre.
Malheureusement, si vous considrez la Nature comme une
mre, vous vous rendez compte qu'elle est une belle-mre. Le
point de vue essentiel du christianisme est le suivant:la
Nature n'est pas notre mre; la Nature est notre soeur. Nous
pouvons tre fiers de sa beaut, puisque nous avons le mme
pre; mais elle n'a pas autorit sur nous; nous devons
l'admirer, non l'imiter. Ce qui donne la joie typiquement
chrtienne sur cette terre une trange allure de lgret, qui
est presque de la frivolit. La Nature est une mre solennelle
pour Wordsworth ou Emerson. Mais la Nature n'est pas
solennelle pour Franois d'Assise ou George Herbert. Pour
saint Franois, la Nature est une soeur, et mme une jeune
soeur:une petite soeur, folle de danse; et on peut la taquiner
aussi bien que l'aimer.
Toutefois, ce n'est pas ici le point essentiel:je ne m'y suis
arrt que pour montrer combien constamment, et comme si
c'tait par hasard, la clef s'ajusterait aux plus petites
serrures. Ce qui nous occupe surtout ici, c'est que, s'il existe
une simple tendance vers le progrs impersonnel dans la
Nature, ce doit tre, on le prsume, une tendance simple vers
quelque triomphe simpliste. On peut imaginer qu'une
tendance biologique automatique puisse tre l'oeuvre pour
nous prparer des nez de plus en plus longs. Mais la question
est celle-ci:souhaitons-nous avoir des nez de plus en plus
longs ? Je suppose que non. Je crois que la plupart d'entre
nous voulons dire notre nez:> Alors, je passai
la troisime chose qui me semblait indispensable une Utopie
ou idal de progrs. Et des trois c'est infiniment la plus
difficile exprimer. Peut-tre pourrait-on l'noncer
123
ainsi:nous avons besoin de vigilance, mme en Utopie, pour ne
pas tomber de l'Utopie comme nous sommes tombs de l'den.
Nous avons not qu'un des arguments invoqus en faveur
du progressisme, c'est que les choses tendent tout
naturellement devenir meilleures; en ralit, l'unique raison
d'tre progressiste, c'est que les choses tendent tout
naturellement devenir pires. La corruption l'intrieur des
choses n'est pas seulement le meilleur argument en faveur du
progressisme, c'est aussi le seul argument pour n'tre pas
conservateur. La thorie conservatrice serait rellement
irrsistible et irrfutable, s'il n'y avait pas ce seul fait. Tout
conservatisme est bas sur l'ide que si vous laissez les
choses elles-mmes, vous les laissez dans le mme tat.
Mais il n'en est rien:si vous abandonnez une chose elle-mme, vous l'abandonnez un torrent de changements. Si
vous laissez un poteau blanc lui-mme, il deviendra
rapidement un poteau noir. Si vous voulez qu'il soit blanc,
vous devez toujours le repeindre; c'est--dire que vous
devez constamment avoir une rvolution. En rsum, si vous
voulez conserver le vieux poteau blanc, vous devez avoir un
nouveau poteau blanc. Et si c'est vrai des choses inanimes,
c'est tout spcialement et terriblement vrai de toutes les
choses humaines:une vigilance presque surnaturelle est
vraiment requise du citoyen, cause de la rapidit
effrayante avec laquelle vieillissent les institutions
humaines. C'est la coutume, dans le roman et le journalisme
phmres, de parler des hommes qui souffrent sous le joug
d'anciennes tyrannies. Mais, en ralit, les hommes ont
presque toujours souffert sous l'oppression de tyrannies
nouvelles; de tyrannies qui taient des liberts publiques,
peine vingt ans plus tt. Ainsi l'Angleterre devint folle de joie
sous la monarchie patriotique d'lisabeth; et puis, presque
aussitt aprs, devint folle de rage, prise au pige de la
tyrannie de Charles I
er
. De mme encore, la monarchie, en
France, devint intolrable, non pas immdiatement aprs
avoir t tolre, mais tout juste aprs avoir t adore. Le
fils de Louis le Bien-Aim fut Louis le Guillotin. De la mme
manire, dans l'Angleterre du XIXe sicle, on accorda une
confiance absolue l'industriel radical, considr comme un
authentique dfenseur du peuple, jusqu'au jour o,
soudainement, nous avons entendu le socialiste crier que
c'tait un tyran qui mangeait le peuple comme du pain. De
mme, nous avons, presque jusqu'au dernier moment,
124
considr les journaux comme des organes de l'opinion
publique. Tout rcemment, quelques-uns d'entre nous ont vu,
non pas peu peu, mais brusquement, qu'ils ne sont
manifestement rien de tel:ils sont, par leur nature mme, le
passe-temps de quelques riches. Il n'est aucunement
ncessaire de nous rebeller contre l'antiquit:il faut nous
rebeller contre la nouveaut. Ce sont des matres rcents, le
capitaliste ou le directeur du journal, qui contrlent en fait le
monde moderne. Il n'y a pas craindre qu'un roi moderne
cherche renverser la constitution:plus vraisemblablement, il
ignorera la constitution et travaillera dans son dos. Il ne
tirera pas avantage de son pouvoir royal:plus probablement,
il tirera avantage de son impuissance royale, du fait qu'il est
l'abri de la critique et de la publicit. Car le roi est la
personne la plus de notre temps. Personne n'aura
se battre contre le projet d'une censure de la presse. Nous
n'avons pas besoin d'une censure de la presse:nous avons une
censure par la presse.
La rapidit stupfiante avec laquelle les systmes
populaires deviennent oppressifs est le troisime fait que
nous demanderons notre thorie parfaite du progrs de
prendre en compte. Elle doit tre sans cesse aux aguets pour
qu'un privilge ne devienne pas un abus, pour qu'aucune
bonne mesure ne devienne une mauvaise mesure. Sur ce
point, je me range du ct des rvolutionnaires. Ils ont tout
fait raison de suspecter toujours les institutions humaines;
ils ont tout fait raison de ne pas mettre leur confiance dans
les princes ni dans aucun enfant des hommes. Le chef choisi
pour tre l'ami du peuple devient l'ennemi du peuple; le
journal fond pour dire la vrit existe aujourd'hui pour
empcher qu'on dise la vrit. Ici, dis-je, je sentais que
j'tais bien, en dfinitive, du ct des rvolutionaires. Puis,
je repris de nouveau mon souffle; car je me rappelai que je
ne trouvais une fois de plus du ct de l'orthodoxie.
Le christianisme parla de nouveau et me dit:>
J'ai dit de l'orthodoxie qu'elle intervenait la manire
d'un glaive; ici, je l'avoue, elle intervint comme une hache de
guerre. Car en vrit, lorsque j'y ai rflchi, le christianisme
est la seule chose qui ait rellement le droit de contester la
puissance des bien nourris ou des bien duqus. J'ai entendu
assez souvent des socialistes, ou mme des dmocrates,
nous dire que les conditions physiques des pauvres devaient
ncessairement les rendre mentalement et moralement
dgrads. J'ai entendu des hommes de science - et il y a
encore des hommes de science qui ne sont pas opposs la
dmocratie - nous dire que si nous donnions aux pauvres des
conditions plus hyginiques, le vice et le mal disparatraient.
Je les ai couts, avec une attention horrifie, avec une
hideuse fascination:c'tait comme surveiller un homme en
train de scier nergiquement la branche sur laquelle il est
assis. Si ces dmocrates heureux pouvaient prouver ce qu'ils
avancent, ils frapperaient de mort la dmocratie. Si les
pauvres ont une moralit ce point dgrade, il peut tre ou
ne pas tre utile de les relever; mais il est certainement trs
utile de les priver du droit de vote. Si l'homme qui loge dans
une chambre misrable ne peut pas bien voter, alors la
premire dduction, et la plus rapide, c'est qu'il ne doit pas
voter. La classe dirigeante pourrait dire, non sans raison:> Cela me remplit d'un amusement
horrifi d'observer de quelle manire le socialiste le plus
consciencieux pose avec zle le fondement de toute
aristocratie, en discourant aimablement sur l'incapacit
vidente des pauvres gouverner. C'est comme si, au cours
d'une soire, on entendait quelqu'un s'excuser d'tre venu
sans habit de soire, en disant qu'il s'est rcemment enivr,
qu'il a l'habitude de se dshabiller dans la rue, et qu'en plus il
vient tout juste de quitter son uniforme de prisonnier. tout
moment, on l'imagine, l'hte pourrait dire que, si les choses
vont si mal pour lui, ce n'tait pas la peine d'entrer. Il en est
de mme quand un socialiste quelconque, avec un visage
rayonnant, prouve que les pauvres, la suite de leurs
expriences dsastreuses, ne peuvent rellement pas tre
126
dignes de confiance. tout moment, le riche peut
rpondre:, et lui claquer la porte au nez. Si l'on adopte la
thorie de M. Blatchford sur l'hrdit et le milieu, la cause
de l'aristocratie jouit d'un avantage crasant. Si les maisons
propres et l'air pur rendent les mes propres, pourquoi ne pas
donner le pouvoir, du moins dans l'immdiat, ceux qui
indubitablement jouissent de l'air pur ? Si de meilleures
conditions doivent rendre les pauvres plus aptes se
gouverner, pourquoi de meilleures conditions ne rendraient-elles pas, ds maintenant, les riches plus aptes les
gouverner ? Si on prend appui sur l'argument du milieu, la
chose est tout fait vidente. La classe aise doit tre tout
bonnement notre avant-garde en Utopie.
Existe-t-il une rponse cette affirmation selon laquelle
ceux qui ont eu les meilleures chances dans la vie nous feront
les meilleurs guides ? Existe-t-il une rponse l'argument
selon lequel ceux qui ont respir de l'air pur devraient dcider
la place de ceux qui ont respir de l'air pollu ? Autant que
je le sache, il n'y a qu'une rponse, et cette rponse, c'est le
christianisme. Seule l'glise chrtienne peut fournir une
objection rationnelle cette confiance absolue dans les
riches. Car, depuis le commencement, elle a soutenu que le
danger n'tait pas dans l'environnement de l'homme, mais
dans l'homme. De plus, elle a maintenu que, si on parle
d'environnement dangereux, l'environnement le plus
dangereux de tous, c'est l'environnement spacieux. Je sais
que la fabrique la plus moderne s'est donn beaucoup de mal
pour produire une aiguille d'une grosseur anormale. Je sais
que, tout rcemment, les biologistes se sont vivement
intresss la dcouverte d'un trs petit chameau. Mais si
nous rduisons le chameau au minimum, et si nous ouvrons le
chas de l'aiguille au maximum - si, en somme, nous donnons
aux paroles du Christ leur minimum de signification -, ses
paroles veulent tout au moins dire ceci:les riches ne sont pas
particulirement dignes de confiance sur le plan moral. Le
christianisme, mme attidi, est encore assez chaud pour
faire bouillir jusqu' la corde toute la socit moderne.
L'exigence minima de l'glise serait un ultimatum mortel au
monde. Car tout le monde moderne est entirement bas non
pas sur le postulat que les riches sont ncessaires - ce qui
est dfendable - , mais sur le postulat que les riches sont
dignes de confiance, ce qui, pour un chrtien, est
indfendable. Vous pouvez continuellement entendre, dans
127
toutes les discussions sur les journaux, les compagnies, les
aristocraties ou la politique des partis, cette thse que
l'homme riche ne peut pas tre achet. Mais en fait, il n'est
pas douteux que l'homme riche puisse tre achet:il a dj
t achet. C'est pour cela qu'il est riche. Pour le
christianisme, toute la question se ramne ceci:l'homme
devenu dpendant du luxe de cette vie est un homme
corrompu:spirituellement corrompu, politiquement corrompu,
financirement corrompu. Il est une chose que le Christ et
tous les saints de la chrtient ont rpte avec une sorte de
monotonie farouche: ils ont dit tout simplement qu'tre riche,
c'est tre particulirement menac de naufrage moral. On ne
peut dmontrer qu'il soit contraire au christianisme de tuer
les riches comme violateurs d'une justice dtermine; on ne
peut dmontrer qu'il soit contraire au christianisme de
couronner les riches comme tant les chefs qui conviennent
la socit. Il n'est pas certain que ce soit contraire au
christianisme de se rvolter contre les riches ou de se
soumettre aux riches. Mais il est tout fait contraire au
christianisme de faire confiance aux riches, de considrer les
riches comme moralement plus srs que les pauvres. Un
chrtien peut logiquement dire:>. L'instinct social s'est affirm partout o l'ide
orientale des ermites fut pratiquement chasse par l'ide
occidentale des moines. Ainsi l'asctisme lui-mme devint-il
fraternel; et les Trappistes furent sociables, alors mme qu'ils
gardaient le silence. Si cet amour d'une complexit vivante
est notre critre, il est certainement plus sain d'avoir la
religion trinitaire que la religion unitaire. Car pour nous,
trinitaires (si je peux le dire avec respect), pour nous Dieu
lui-mme est une socit. C'est en vrit un mystre
insondable de la thologie, et mme si j'tais assez bon
thologien pour en parler directement, il ne serait pas
opportun de le faire ici. Qu'il suffise de dire ici que cette
triple nigme est aussi rconfortante que le vin, et aussi
accueillante qu'un foyer anglais; cette chose qui bouleverse
l'intelligence apaise compltement le coeur. Mais du dsert,
des rgions arides et des soleils terrifiants viennent les
enfants cruels du Dieu solitaire. Les vritables unitariens,
cimeterre en main, ont laiss derrire eux le monde dsert.
Car il n'est pas bon pour Dieu d'tre seul.
Ainsi en est-il de cette question difficile du pril de l'me,
question qui a dsax tant d'esprits quilibrs. Pour toute
me, l'espoir est quelque chose d'impratif; et l'on peut tout
fait raisonnablement soutenir que son salut est inviable.
C'est soutenable; mais ce n'est pas spcialement favorable
l'activit ni au progrs. Notre socit, militante et crative,
doit plutt insister sur le danger que court chacun, sur le fait
que tout homme est suspendu un fil ou accroch aux parois
d'un prcipice. Dire que, de toute faon, tout ira bien, est une
remarque comprhensible; mais on ne peut appeler cela une
sonnerie de trompette. L'Europe doit plutt insister sur la
perspective de perdition; et l'Europe a toujours insist l-dessus. Sur ce point, sa religion la plus leve est d'accord
avec tous ses romans les plus minables. Pour le bouddhiste ou
le fataliste oriental, l'