+ All Categories
Home > Documents > Cite Democratie Ecr i Ture

Cite Democratie Ecr i Ture

Date post: 07-Aug-2018
Category:
Upload: katpons
View: 214 times
Download: 0 times
Share this document with a friend

of 398

Transcript
  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    1/397

    Cité, démocratie et écriture

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 1

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    2/397

    Cet ouvrage est publié avec le soutien de l’Université Paris 8

    CULTURE ET CITÉ – 3

    Centre de recherche sur la Cité grecqueUniversité Libre de Bruxelles

    Collection dirigée par Didier V IVIERS

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 2

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    3/397

    CULTURE ET CITÉ– 3 –

    Christophe PÉBARTHE

    Cité, démocratie et écriture

    HISTOIRE DE L’ ALPHABÉTISATION

    D’A THÈNES À L’ÉPOQUE CLASSIQUE

    DE BOCCARD11, rue de Médicis – 75006 Paris

    2006

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 3

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    4/397

    ISBN : 2-7018-0204-0

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 4

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    5/397

     Avant-propos

    Ce livre trouve son origine dans une thèse soutenue le 4 janvier 2002 à l’Institut Ausonius (Bordeaux III). Le jury était composé de Jean-Marie Bertrand (ParisI-Panthéon-Sorbonne) qui le présidait, Alain Bresson (Bordeaux III-Michel-de-

    Montaigne), Patrice Brun (Tours-François-Rabelais), Pierre Carlier (Paris X-Nan-terre) et Raymond Descat (Bordeaux III-Michel-de-Montaigne). Nous les remer-cions chaleureusement de l’attention critique qu’ils ont prêtée à ce travail et desnombreuses remarques constructives faites à cette occasion.

     Au cours de nos recherches et encore aujourd’hui, nous avons bénéficié et bénéfi-cions des remarquables conditions intellectuelles et matérielles offertes par le centre Ausonius. Que ses directeurs successifs, Jean-Michel Roddaz et Raymond Descat,ainsi que son personnel, trouvent ici l’expression de notre gratitude.

    Nous souhaitons remercier particulièrement Alain Bresson, qui dirigea cette thèseet qui continue à nous faire profiter de son savoir et de son amitié, et Didier Viviersqui a accepté que ce volume soit publié dans la collection qu’il dirige, Culture &

    Cité.Nos remerciements vont également à ceux qui, par une référence, un courrier, unecitation, une suggestion, même par une réponse négative, voire par une relecture,ont donné une partie de leur temps pour ce travail : R. Descat, P. Brun, P. Debord, J. Wilgaux, L. Capdetrey, J.-M. Roubineau, F. Michel, V. Mehl, S. Lalaguë-Dulac, A. T. Nef, R. de Brézé, C. Pébarthe. Que ceux que nous oublions sachent que l’in-gratitude n’y est pour rien.

    Pessac, le 10 novembre 2004.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 5

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    6/397

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 6

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    7/397

     Abréviations

    1. Sources littéraires

     A ND. = A NDOCIDE

    C. Alc. = Contre Alcibiade  Myst. = Sur les mystères PS-A ND., Retour = PSEUDO-A NDOCIDE, Sur le retour  A NT., Accusation = A NTIPHON, Accusation d’empoisonnement  A R . = A RISTOPHANE

     Ach. = Acharniens Cav. = Les Cavaliers Eccl. = L’Assemblée des femmes Gren. = Les Grenouilles Lys. = Lysistrata Ois. = Les Oiseaux Pl. = Ploutos Thesm. = Thesmophories 

     A RSTT = A RISTOTE Mét. = Métaphysique Pol. = Politique Rhet. = Rhétorique 

    PS- A RSTT = PSEUDO-A RISTOTE Ath. pol. = Constitution des Athéniens Ec. = Économique 

    CIC. = CICÉRON

    Div. = De la divinationRep. = De la république DÉM. = DÉMOSTHÈNE

     Amb. = Sur les forfaitures de l’ambassade  Andr. = Contre Androtion Aphob. = Contre Aphobos  Apat. = Contre Apatourios  Arist. = Contre Aristocrate  Aristog. = Contre AristogitonBœot. = Contre Bœotos Call. = Contre Calliclès 

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 7

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    8/397

    Con. = Contre Conon

    Cour. = Sur la couronne Dion. = Contre Dionysodôros Eub. = Contre Euboulidès Everg. = Contre Évergos et Mnésiboulos Hal. = Sur l’Halonnèse Lacr. = Contre Lacritos Leo. = Contre Léocratès Lept. = Contre Leptine Let. Phil. = Lettre de Philippe  Macart. = Contre Macartatos  Mid. = Contre Midias Naus. = Contre Nausimachos et Xénopéithès Nééra = Contre Nééra Nicostr. = Contre Nicostratos Olymp. = Contre Olympiodoros Olynt. = Olynthienne Onet. = Contre Onétor Pant. = Contre Panténètos Phen. = Contre Phénippos Phil. I = 1ère  Philippique Phorm. = Contre PhormionP. Phorm. = Pour PhormionPol. = Contre Polyclès Spoud. = Contre Spoudias Steph. = Contre Stéphanos Sym. = Sur les symmories Theocr. = Contre Théocrinès Tim. = Contre Timothée Timocr. = Contre Timocrate  Zen. = Contre Zénothémis 

    DEN. H AL., Dem. = DENYS D’H ALICARNASSE, De l’éloquence de Démosthène DIN. = DINARQUE

    Dem. = Contre Démosthène 

    DIO. L. = DIOGÈNE L AËRCED.S. = DIODORE DE SICILEESCHN. = ESCHINE

     Amb. = Sur l’ambassade Ctes. = Contre CtésiphonTim. = Contre Timocratès 

    EUR . = EURIPIDEErech. = Érechthée Hipp. = Hippolyte I. T. = Iphigénie en Tauride 

    8 ABRÉVIATIONS

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 8

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    9/397

    H ARP. = H ARPOCRATION

    HDT = HÉRODOTEH YP., C. Athén. = H YPÉRIDE, Contre Athénogénès ISÉE

     Apol. = La succession d’Apollodoros  Ast. = La succession d’Astyphilos  Arist. = La succession d’Aristarchos Dik. = La succession de Dikaiogénès Euphil. = La défense d’Euphilétos Hag. = La succession d’Hagnias Kiron = La succession de KironKleo. = La succession de Kléonymos 

     Mén. = La succession de Ménèklès Nik. = La succession de Nikostratos Philok. = La succession de PhiloktémonPyrr. = La succession de Pyrrhos 

    ISOCR . = ISOCRATE Areop. = Aréopagitique  Myt. = Aux magistrats de Mytilène C. Call. = Contre Callimakhos Ech. = Sur l’échange Euth. = Contre Euthynous Panath. = Panathénaïque Pan. = Panégyrique Trap. = Trapézitique 

    L YC., Leocr. = L YCURGUE, Contre Léocratès L YS. = L YSIAS

     Agor. = Contre Agoratos  Alc. = Contre Alcibiade  And. = Contre Andocide  Arist. = Sur les biens d’Aristophane Call. = Pour Callias C. Erat. = Contre Ératosthène 

    Conf. = Affaire de confiscationDéf. = Défense d’un anonyme accusé de corruptionDiog. = Contre DiogitonErg. = Contre Ergoclès Ev. = Au sujet de l’examen d’Évandros Erat. = Sur le meurtre d’Ératosthène  Mant. = Pour Mantithéos Nicom. = Contre Nicomachos Pan. = Contre PancléonPol. = Pour Polystratos Pour un citoyen… = Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie Sim. = Contre Simon

     ABRÉVIATIONS 9

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 9

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    10/397

    Theom. = Contre Théomnestos 

    MÉN. = MÉNANDREP AUS. = P AUSANIASPHOT. = PHOTIUSPLAT. COM. = PLATON LE COMIQUEPLAT. = PLATON

     Alc. = Alcibiade  Ap. = Apologie de Socrate Charm. = Charmide Clit. = ClitophonEuth. = Euthydème 

    Hip. min. = Hippias mineur  Men. = MénonPolit. = Politique Prot. = Protagoras Rép. = République Théèt. = Théètète Tim. = Timée 

    PLUT. = PLUTARQUE Arist. = Vie d’Aristide  Alc. = Vie d’Alcibiade Cat. anc. = Vie de Caton l’Ancien

    Cim. = Vie de CimonLyc. = Lycurgue Lys. = Lysandre  M. = Œuvres morales Nic. = Vie de Nicias Per. = Vie de Périclès Sol. = Vie de SolonThem. = Vie de Thémistocle 

    PS-PLUT. = PSEUDO-PLUTARQUEDem. = Vie de Démétrios Lyc. = Vie de Lycurgue 

    PLIN., Hist. nat. = PLINE L’A NCIEN, Histoire naturelle PLIN., Ep. = PLINE LE JEUNE, Lettres POLL., Onom. = POLLUX , OnomastikonPOL. = POLYBEQ UINT., Inst. or. = Q UINTILIEN, Institutions oratoires SEXT. EMP. = SEXTUS EMPIRICUSSOPH. = SOPHOCLE

     Ant. = Antigone Trach. = Trachiniennes 

    STR . = STRABON

    10 ABRÉVIATIONS

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 10

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    11/397

    THÉOPHRASTE, Carac. = THÉOPHRASTE, Caractères 

    THC = THUCYDIDES ALLUSTE, B.C. = S ALLUSTE, La guerre civile STR . = STRABON X ÉN. = X ÉNOPHON

    Cyn. = L’art de la chasse Cyr. = Cyropédie Ec. = Économique Hell. = Helléniques Hipp. = Hipparque Lac. = Constitution des Lacédémoniens  Mem. = Mémorables Symp. = Banquet 

    PS- X ÉN, Ath. pol. = PSEUDO-X ÉNOPHON, Constitution des Athéniens 

    2. Sources épigraphiques

    BRUN = P. BRUN, Impérialisme et démocratie à Athènes. Inscriptions de l’époque clas-sique , Paris, 2005.

    DURRBACH = F. DURRBACH, Choix d’inscriptions de Délos , Paris, 1921.FD = Fouilles de Delphes. III. Epigraphie, Paris, 1909-1985.TOD = M.N. TOD, A Selection of Greek Historical Inscriptions , 1948.

    ID = Inscriptions de Délos, Paris, 1926-1972.Inschr. Kyme = Die Inschriften von Kyme , Bonn, 1976Inschr. Priene = Inschriften von Priene , Berlin, 1968MEIGGS & LEWIS = R. MEIGGS et D.M. LEWIS, A Selection of Greek Historical Ins-

    criptions to the End of the Fifth Century B.C., 1988.MICHEL = C. MICHEL, Recueil d’inscriptions grecques , Paris, 1900.OSBORNE & R HODES = P.J. R HODES et R. OSBORNE (éd.), Greek Historical Inscrip-

    tions 404-323 B.C., Oxford, 2003.PEEK , GVI = W. PEEK , Griechische Vers-Inschriften, Berlin, 1955.Tituli Camirenses = M. SEGRE et G. PUGLIESE C ARRATELLI, Tituli Camirenses,

     ASAten 27-29, 1949-1951, p. 141-318.

     W ELLES = C.B. W ELLES, Royal Correspondence in the Hellenistic Period , Londres,1934.

    3. Sources iconographiques

     ARV 2 = J.D. BEAZLEY , Attic Red-Figure Vase-Painters , New-York, 1984.

     ABRÉVIATIONS 11

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 11

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    12/397

    4. Travaux modernes

    BERTRAND, Écriture = J.-M. BERTRAND, De l’écriture à l’oralité. Lectures des Lois de Platon, Paris, 1999.

    BONNER , Evidence = R.J. BONNER , Evidence in Athenian Courts , Chicago, 1905.Bull. ép. = J. et L. R OBERT, Bulletin épigraphique , Paris, 1938-1984 ; depuis 1986:

    Ph. G AUTHIER (dir.), Bulletin épigraphique, REG 99, 1986-.G ABRIELSEN, Financing = V. G ABRIELSEN, Financing the Athenian Fleet , Baltimore,

    1994.G AUTHIER , Symbola = Ph. G AUTHIER , Symbola , Nancy, 1972.G AUTHIER , Les cités grecques = Ph. G AUTHIER , Les cités grecques et leurs bienfaiteurs ,

     Athènes, 1985H ARRIS, Inventory Lists = D. H ARRIS, The Inventory Lists of the Parthenon Treasures ,

     Ann Arbor, 1991.H ARRIS, Freedom of Information = D. H ARRIS, Freedom of Information and Accoun-

    tability: The Inventory Lists of the Parthenon, in R. OSBORNE et S. HORN-BLOWER  (éd.), Ritual, Finance, Politics. Athenian Democratic Accounts Presented toDavid Lewis , Oxford, 1994, p.213-225.

    H ARRIS, Ancient Literacy = W.V. H ARRIS, Ancient Literacy , Harvard, 1989.H ARRISON, Law of Athens II = A.R.W. H ARRISON, The Law of Athens, II, Procedure ,

    Oxford, 1971.HENRY , Polis/acropolis , =A .S .HENRY , Polis/acropolis, Paymasters and the Ten Talent

    Fund, Chiron 12, 1982, p. 91-118.HENRY , Provisions = A.S. HENRY , Provisions for the Payment of Athenian Decrees,

     ZPE 78, 1989, p.247-295. JONES, Associations = N.F. JONES, The Associations of Classical Athens. The Response to

    Democracy , Oxford, 1999.L AMBERT, Phratries = S.D. L AMBERT, The Phratries of Attica , Ann Arbor, 1998.L ANGDON, Poletai  = M.K. L ANGDON, Poletai Records, in G.V. L ALONDE, M.K.

    L ANGDON et M.B. W  ALBANK , Inscriptions. The Athenian Agora 19, Princeton,1991, p.53-143.

    LEWIS, Profanation = D.M. LEWIS, After the Profanation of the Mysteries, inD.M. LEWIS, Selected Papers in Greek and Near Eastern History , Cambridge, 1997,p.158-172.

    LEWIS, Temple Inventories = D.M. LEWIS, Temple Inventories in Ancient Greece, in

    D.M. LEWIS, Selected Papers in Greek and Near Eastern History , Cambridge, 1997,p.40-50 (= M. V ICKERS (éd.), Pots and Pans , Oxford, 1986, p. 71-81).

    OSBORNE, Demos  = R. OSBORNE, Demos: the Discovery of Classical Attica , Cam-bridge, 1985.

    R HODES, Athenian Boule = P.J. R HODES, The Athenian Boule , Oxford, 1972.R HODES, Commentary = P.J. R HODES, A Commentary on the Aristotelian Athenaion

    Politeia , Oxford, 1993.S AMONS, Empire of the Owl = L.J. S AMONS, Empire of the Owl. Athenian Imperial 

    Finance , Stuttgart, 2000.SICKINGER , The State Archive  = J.P. SICKINGER , The State Archive of Athens in the 

    Fourth Century B. C., Ann Arbor, 1992.

    12 ABRÉVIATIONS

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 12

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    13/397

    SICKINGER , Public Records = J.P. SICKINGER , Public Records and Archives in Classical 

     Athens , Chapel Hill-Londres, 1999.THOMAS, Oral Tradition = R. THOMAS, Oral Tradition and Written Record in Clas-sical Athens , Cambridge, 1989.

    THOMAS, Literacy = R. THOMAS, Literacy and Orality in Ancient Greece , Cambridge,1992.

    TRACY , Lettering = St.V. TRACY , The Lettering of an Athenian Mason. Hesperia Sup- plement 15, Princeton, 1975.

    TRACY , Athenian Democracy = St.V. TRACY , Athenian Democracy in Transition. Attic Letter-Cutters of 340 to 290 B.C., Berkeley-Los-Angeles, 1995.

     W HITEHEAD, Demes  = D. W  HITEHEAD, The Demes of Attica 508/7-ca 250 B.C.,Princeton, 1986.

    Pour les revues, nous avons utilisé les abréviations de l’ Année Philologique .

     ABRÉVIATIONS 13

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 13

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    14/397

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 14

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    15/397

    Introduction

    POUR UNE HISTOIRE DE L’ ALPHABÉTISATIONDE LA  GRÈCE ANCIENNE

    Sous l’impulsion des travaux d’un anthropologue britannique, Jack Goody, plu-sieurs historiens de la Grèce ancienne ont tenté de décrire les effets de l’intro-duction de l’écriture alphabétique dans la culture grecque. Certains, comme E. A.Havelock, ont élaboré un modèle selon lequel l’adoption de ce nouveau moyen decommunication serait à l’origine de nombreuses innovations telles que la démocratieou la philosophie1. De façon plus ou moins explicite, ils se plaçaient dans une pers-pective déterministe que Brian Street a regroupé sous l’appellation de “modèle auto-nome” (autonomous model ) qui pose l’alphabétisation comme un moyen de civilisa-tion et de progrès2. Le postulat est le suivant. L’écriture est isolée comme une variable

    indépendante, ce qui permet d’étudier ses conséquences sur les sociétés. Cette ques-tion prenait une acuité particulière pour le monde grec et son alphabet. Cetteapproche a cependant l’inconvénient de nier les différences culturelles et de consi-dérer comme acquis le fait que l’écriture affecte les processus cognitifs.

    D’autres chercheurs ont, au contraire, tenté de replacer l’alphabétisation au seinde la société grecque, sans en chercher au préalable des effets prédéterminés, adop-tant ainsi la perspective du “modèle idéologique” (ideological model ) pour reprendrela terminologie de Brian Street. Ils remettent en cause l’idée de rationalité et l’ou-verture d’esprit que l’écriture contiendrait intrinsèquement. Ils insistent sur la néces-sité de ne pas isoler un moyen spécifique de communication par rapport aux autres,en particulier l’oralité. Avant de rappeler les fondements anthropologiques de cette

    opposition et d’en souligner le caractère artificiel, il paraît important de proposerune définition des différents concepts utilisés car une partie du débat en dépend.

    1 Cf. par exemple E.A. H AVELOCK , Aux origines de la civilisation écrite en Occident , Paris, 1981 et The Literate Revolution in Greece and Its Cultural Consequences , Princeton, 1982.2 J. GOODY et I. W  ATT, The Consequences of Literacy, in J. GOODY (éd.), Literacy in Traditional Socie-ties , Cambridge, 1968, p.40 parlent de l’écriture comme d’“un mode autonome de communication”.Cette qualification est à l’origine de l’expression forgée par Br.V. STREET, Literacy in Theory and Prac-

    tice , Cambridge, 1984 et I D . (éd.), Cross-Cultural Approaches to Literacy , Cambridge, 1993.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 15

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    16/397

    1. Les termes du débat

     A. ORALITÉ ET ÉCRITURE : ESSAI DE DÉFINITION

    Les termes “oral” et “oralité” sont souvent opposés à ceux de “lettré” et “alphabé-tisation”. Parfois, au contraire, leur complémentarité est mise en évidence. Cela dépend du sens retenu pour les deux premiers termes3. Si l’oralité désigne une“expression verbale de la pensée”4, un mode de communication c’est-à-dire unmedium (un discours peut être prononcé et écouté ou lu), alors il est possible d’op-poser l’oralité à l’écriture, la voix humaine à la manifestation graphique de caractèressur une page. Au contraire, si l’oralité est une activité à part entière qui mobilise desressources singulières, distinctes de l’écriture, alors elle doit être considérée comme

    un véritable concept, au même titre que l’écrit, sans pour autant la réduire à la rhé-torique5.Un raisonnement analogue peut être tenu sur l’écriture. Si celle-ci est définie

    comme “une technique de re-présentation de la parole par une trace laissée sur unsupport conservable”6, elle apparaît comme un simple prolongement de l’oralité, dela langue orale. Or, “Une langue écrite n’est pas une langue orale transcrite. C’est unnouveau phénomène linguistique, autant que culturel”7. Les exemples qui le mon-trent sont nombreux, comme les expériences de mise par écrit du créole. On secontentera de rappeler le cas des écritures alphabétiques. À l’origine, celles-ci avaientpour finalité première de noter la langue, plus exactement ses sons. Mais cette fonc-tion n’est pas durable et on observe “une modification progressive, plus ou moinsrapide, de la prononciation, qui rend caduque une graphie initialement fidèle”8.

    Les différents sens des termes oralité et écriture doivent être distingués, sans pourautant considérer que l’un exclue l’autre. Ainsi, un discours oral (au sens conceptuel)peut être mis par écrit (avoir l’écriture pour medium) et réciproquement. Cependant,en tant que modes de communication, ils sont disjoints. Le medium oral ne peutintervenir simultanément avec le medium écrit. Sur le plan conceptuel au contraire,il faut envisager un spectre, oralité et écriture représentant chacun un pôle. Le plussouvent, les discours se placent entre les deux, à une distance variable de ces deux extrémités selon les cas. En terme d’écriture uniquement, le spectre va de la trans-cription (oral) à la composition (écriture). Cette approche qui se caractérise par uneréflexion graduelle a de nombreuses implications. La première est de nature sociolo-gique. Les membres d’une communauté maîtrisent plus ou moins bien le mediumécrit. La seconde est historique. L’introduction de l’écriture correspond au temps dela transcription. Le développement se fait vers la composition écrite. Progressive-

    16 CITÉ, DÉMOCRATIE ET ÉCRITURE

    3 Cf. E.J. B AKKER , How Oral is Oral Composition?, in A. M ACKAY (éd.), Signs of Orality. The Oral Tra-dition and its Influence in the Greek and Roman World , Leyde-Boston-Cologne, 1999, en particulierp.29-33.4 Fr. W  AQUET, Parler commme un livre. L’oralité et le savoir (XV e -XX e ), Paris, 2003, p.45.5 Sur ce point, cf. Ibid , p. 46-49.6 La définition est de Cl. H AGÈGE, L’homme de paroles. Contribution linguistique aux sciences humaines ,Paris, 1985, p.72-73.7 Ibid , p.92.

    8 Ibid , p.78.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 16

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    17/397

    ment, le temps qui sépare la version orale et écrite d’un discours diminue, jusqu’à ce

    que ce dernier devienne une simple fiction. Bien entendu, cette évolution n’affectepas la société dans son ensemble de façon identique et simultanée. On ne saurait enoutre dissocier ici écriture et oralité puisque cette étude commence avec le premierdocument athénien écrit connu, l’inscription du Dipylon9. Dès cette date, oralité etécriture interagissent, quelle que soit l’intensité de l’interaction. On se trouve dansla situation d’oralité seconde10.

    Il ne s’agit donc pas ici de nier l’importance du medium oral comme moyen decommunication. Nous ne nous rangeons pas dans la catégorie des scriptophiles telleque la définit Claude Hagège11. Nous nous inspirons de la démarche entreprise parFrançoise Waquet dans le but d’écrire une histoire de l’oralité savante : “Retracer la place que l’oralité eut dans un milieu donné en un temps donné, les formes qu’elley prit, le statut qui lui fut reconnu, la fonction qui lui fut dévolue”12. Nous la fai-sons nôtre pour tenter une histoire du medium écrit à Athènes au cours de l’époqueclassique, sans méconnaître le rôle de l’oralité qui sera souligné le cas échéant.

    B. L’ ALPHABÉTISATION (LITERACY , RESTRICTED LITERACY , DOCUMENT MINDED )

    Notre objet d’étude est la literacy , terme anglo-saxon sans équivalent en français.Celui-ci désigne tout à la fois la capacité à lire et à écrire et le rapport à l’écriture13.C’est sans doute le mot d’alphabétisation qui en est le plus proche, si l’on retient la définition qu’en a proposée Roger Chartier14. Pendant longtemps, les historiens onteu tendance à séparer l’histoire de la lecture et l’histoire de l’écriture. La première a pour sujet principal le livre et de ce fait s’intéresse aux niveaux d’alphabétisation, aux manières de lire plus généralement15. Histoire de la réception des textes, elle se veutégalement une histoire de l’objet livre. L’histoire de l’écriture a pour sujet la “culturegraphique”, “l’ensemble des objets écrits et des pratiques dont ils sont issus”16. Lesdifférents supports sont confrontés aux différents usages17. Par voie de conséquence,le savoir lire et le savoir écrire ont été distingués, le premier étant associé à la sou-mission, le second à l’émancipation18.

    INTRODUCTION 17

    9 M. GUARDUCCI, Epigrafia greca I : Caratteri e storia della disciplina. La scrittura greca dalle origini all’ età imperiale , Rome, 1967, p.135-136.10 Cette notion a été élaborée par W. ONG, Orality and Literacy. The Technologizing of the Word , Londres,

    1982 et critiquée par W  AQUET, op. cit., en particulier p. 33. Elle rend compte de l’oralité dans lessociétés connaissant l’écriture.11 H AGÈGE, op. cit., en particulier p. 69-72.12 W  AQUET, op. cit., p. 69.13 Cf. B.B. POWELL, Writing and the Origin of Greek Literature , Cambridge, 2002, p. 21-25.14 R. CHARTIER , Culture écrite et littérature à l’âge moderne, AHSS 56, juillet-octobre 2001, p.783-802.15 Cf. par exemple G. C AVALLO et R. CHARTIER  (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental ,Paris, 1997 (pour la traduction française).16 CHARTIER , op. cit., p. 785.17 Cf. A. PETRUCCI, Jeux de lettres. Formes et usages de l’inscription en Italie, XI e -XX e  siècles , Paris, 1993(pour la traduction française) qui tente une histoire de l’écriture exposée.18 Pour des exemples dans l’historiographie de la période antique, cf. par exemple pour la Grèce

     J. SVENBRO, Phrasikleia. Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne , Paris, 1988 et W.A. JOHNSON,

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 17

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    18/397

    Dans notre perspective, ces distinctions doivent être abandonnées. L’histoire de la 

    culture écrite athénienne, entendue comme “l’ensemble des objets et des pratiquesd’écriture propres à un temps et un lieu”, impose de rédiger une histoire de la lec-ture autant qu’une histoire de l’écriture, ce que Roger Chartier appelle la “doublealphabétisation”19. Elle s’intéresse autant aux niveaux d’alphabétisation qu’aux diffé-rentes pratiques d’écriture. Il s’agit d’appliquer à l’Athènes classique le projet deFrançois Furet et Jacques Ozouf, décrire et analyser “le phénomène social et culturelde l’alphabétisation” de la France moderne jusqu’à la fin du XIX e siècle20. Histoiredes pratiques, histoire des représentations, mais aussi histoire sociale car “Com-prendre cette ‘culture graphique’ partagée exige de situer les pratiques qui la produi-sent, à la fois dans leur autonomie créatrice et dans les limites qui les contraignent”21.

    Le rapport global des Athéniens à l’écriture a souvent été réduit à une restricted literacy , concept emprunté à Jack Goody 22. Ce dernier distingue trois stades et troistypes de sociétés : sans écriture, à alphabétisation restreinte (restricted literacy ) et à  alphabétisation de masse (mass literacy ). Ce dernier type correspond aux seulessociétés contemporaines à partir de la fin du XIX e siècle. Quant au deuxième, ilregroupe des sociétés très diverses et comme le remarque Mireille Corbier, les histo-riens “ont donc besoin d’une grille plus fine”23. Plus généralement, les éléments dedéfinition de la restricted literacy ne s’appliquent pas à la réalité grecque, du moinsdans leur assemblage. Jack Goody construit son concept en étudiant une sociétéd’Afrique occidentale (nord Ghana) dans laquelle co-existent deux langues, dont uneseule est mise par écrit, l’arabe, en lien très étroit avec une religion. De ce fait, l’écri-ture n’est maîtrisée que par un tout petit nombre d’individus, socialement marqués,et dans l’optique de l’apprentissage du Coran. Au contraire, dès les VIIIe-VIIe sièclesen Grèce, les pratiques d’écriture sont multiples tout comme les couches sociales quiécrivent24. Le concept de restricted literacy appliqué à la Grèce ancienne ne paraîtdonc guère opératoire25. Une réflexion sur la place de l’écriture dans la culturegrecque requiert donc une approche plus ambitieuse, qui, en outre, intègre l’impor-tance accordée à l’écriture même par les non alphabétisés. Du reste, pour l’époquemoderne, les travaux récents d’Arlette Farge ont montré que les analphabètes ne sontpas coupés de l’écriture et que certains d’entre eux portent des documents écrits alorsmême qu’ils sont incapables de les lire26.

    18 CITÉ, DÉMOCRATIE ET ÉCRITURE

    Towards a Sociology of Reading in Classical Antiquity, AJPh 121, 2000, p.593-627 et pour Rome E.

    V  ALETTE-C AGNAC, La lecture à Rome , Paris, 1997.19 CHARTIER , op. cit., p. 785.20 Fr. FURET et J. OZOUF, Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry , Paris, 1977,p.12.21 R. CHARTIER , op. cit., p. 801.22 Cf. en particulier J. GOODY , Restricted Literacy in Northern Ghana, in I D ., Literacy in Traditional Societies , p.199-264 et ses remarques dans I D ., The Power of the Written Tradition, Londres-

     Washington, 2000, p.4.23 M. CORBIER , L’écriture en quête de lecteurs, in J.H. HUMPHREY  (éd.), Literacy in the Roman World ,

     Ann Arbor, 1991, p. 100.24 Cf. chapitre 1.25 Bien que ce soit la thèse qu’il défende, W.V. H ARRIS, Ancient Literacy , Harvard, 1989, p.7 recourtaux concepts de scribal literacy ou de craftman’s literacy .

    26 A. F ARGE, Le bracelet de parchemin. L’écrit sur soi au XVIII e  siècle , Paris, 2003.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 18

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    19/397

    Une autre façon de rendre compte de la culture écrite des Athéniens consiste à 

    qualifier leur rapport aux documents. Rosalind Thomas a proposé le concept dedocument minded , emprunté à Michael Clanchy. Cet historien médiéviste a étudiél’Angleterre médiévale entre les XIe et XIV e siècles, période au cours de laquelle lerecours à l’écriture connaît des modifications importantes, s’accroît et se normalise27.En 1307, l’ensemble de la société manie des documents même si tous ses membresne peuvent les lire28. L’un des corollaires de ce modèle évolutif concerne la produc-tion de documents qui se déroule en trois temps. “Making documents for adminis-trative use, keeping them as records and using them again for reference were threedistinct stages of development which did not automatically and immediatly follow from one another”29. R. Thomas reprend l’idée pour le monde grec antique. “It isone thing to produce written decrees, put them up in stone and (probably) depositthe original wooden tablet in the archive ; quite another to refer systematically to thearchive copies once their immediate relevance has passed”30. Cette dernière étape nepeut être franchie que lorsque les individus sont, dans l’ensemble, document minded .Cette évolution interviendrait au cours du IV e siècle selon Rosalind Thomas;Eschine en serait une figure emblématique en raison de son travail dans les archivesciviques et jusqu’à cette époque, l’oralité l’emporterait31.

    Si ce modèle est séduisant, en particulier en raison de l’évolution linéaire qu’ilpermet de retracer, il cadre mal avec les realia . D’abord, en Grèce, les écritures pri-vées précèdent de beaucoup, deux siècles au minimum, les premières écriturespubliques, du moins dans leur aspect monumental. L’assertion de Michael Clanchy selon laquelle “Trust in writing and understanding of what it could — and couldnot — achieve developed from growing familiarity with documents”32 s’applique dece fait difficilement à la Grèce antique. Ensuite, bien que la problématique de Rosa-lind Thomas se définisse résolument entre oralité et écriture, le modèle qu’elle pro-pose a tendance à se réduire à une évolution d’un temps premier, celui de l’oralité,à un deuxième, celui d’une lente pénétration de l’écriture, en laissant présager la domination ultérieure de celle-ci. Or, dès l’invention de l’alphabet, la Grèce évolueentre écriture et oralité. L’importance de l’une et de l’autre connaît des évolutionsdans le temps, sans jamais toutefois que l’une ne l’emporte sur l’autre. Les travaux récents de Françoise Waquet ont montré que leur interaction est encore détermi-nante dans la communication des savoirs après l’invention de l’imprimerie et jusqu’à la fin du XX e siècle. Dans la perspective d’une histoire de l’alphabétisation de la Grèce ancienne, le modèle d’une transition de l’oralité vers l’écriture doit de ce fait

    être abandonné.

    INTRODUCTION 19

    27 M.T. CLANCHY , From Memory to Written Records , Londres, 1993.28 En fait, en 1066 comme en 1307, l’Angleterre peut être rangée dans la catégorie de restricted literacy ,ce qui souligne le peu d’intérêt de ce concept pour une histoire de l’alphabétisation.29 CLANCHY , op. cit., p.125 cité par THOMAS, Oral Tradition, p. 37.30 THOMAS, Oral Tradition, p. 72. Cf. aussi p. 81 : “It is after all comparatively easy to keep documents.It is a rather different step to use them again, find them and consult them”.31 Cf. par exemple Ibid , p.69-71.

    32 CLANCHY , op. cit., p.2 .

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 19

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    20/397

    C. A RCHIVES ET DOCUMENTS

    L’histoire de la lecture et de l’écriture à Athènes pendant l’époque classique sup-pose une réflexion sur la nature des textes lus, autrement dit sur les livres et les docu-ments. Par document, il ne faut pas entendre tout écrit mais seulement des écrits“tels qu’ils étaient conçus et utilisés par les anciens eux-mêmes, pour leurs propresusages. On voit du coup que cela introduit une heureuse distinction entre le ‘témoi-gnage’ entendu, au sens le plus large, comme tout indice […] du passé, et le ‘docu-ment’, qui, tel qu’on le définit ici doit avoir été conçu et utilisé comme tel dès l’ori-gine”33. Un texte littéraire ne saurait donc être retenu comme un document, aucontraire des différentes écritures ordinaires et des textes officiels34.

    Pour l’essentiel, les écrits dont il est question ici ont disparu. Nous possédons enrevanche de nombreux témoignages sur la conservation des documents à Athènes,autrement dit sur les archives publiques et privées. Le terme peut être trompeur, ilse prête à l’anachronisme, et est, en outre, trop souvent réduit à la seule conserva-tion. Il convient d’en proposer une définition acceptable pour l’Antiquité35. Ainsi,“Le moment propre de l’archive” est avant tout une impression sur un support, unemarque36. C’est aussi la prise de décision de conserver. La destruction de documentsne contredit pas la mise en archives, elle la constitue37. Les définitions que proposentdeux grandes encyclopédies vont dans un sens identique38. Selon l’Encyclopaedia Universalis : “Les archives sont constituées par l’ensemble des documents qui résul-tent de l’activité d’une institution ou d’une personne physique ou morale”. Selonl’Encyclopaedia Britannica : “The term archives designates the organized body of records produced or received by a public, semipublic, institutional business or pri-vate entity in the transaction of its affairs and preserved by it, its sucessors or autho-rized repository through extension of its original meaning as the repository for suchmaterials”. La finalité demeurerait donc la conservation et non pas l’information39.La définition retenue par Claude Nicolet, inspirée de Jean Favier, suggère uneapproche différente : “ensemble de documents, quels qu’en soient le support et la date, qui procèdent de l’activité d’une personne physique ou morale, conservé parcelles-ci à des fins d’utilité comme mémoire active — et secondairement à des fins illi-

    20 CITÉ, DÉMOCRATIE ET ÉCRITURE

    33 Cl. NICOLET, À la recherche des archives oubliées : une contribution à l’histoire de la bureaucratieromaine, in La mémoire perdue. À la recherche des archives oubliées, publiques et privées, de la Rome 

    antique , Paris, 1994, p. VI.34 Pour une définition des écritures ordinaires appliquée à l’époque moderne, CHARTIER , op. cit.,p. 786 : “contrats sous seing privé, quittances et reconnaissances de dettes, recueils de secrets de métier,livres de raison, registres de comptes ou de titres de propriété, livres de famille, récits de vie”.35 Voir en dernier lieu J.K. D AVIES, Greek Archives : From Record to Monument, in M. BROSIUS (éd.),

     Ancient Archival and Archival Traditions. Concepts of Record-Keeping in the Ancient World , Oxford-New  York, 2003 p. 323-343.36 J. DERRIDA , Mal d’archive. Une impression freudienne , Paris, 1995, p.46.37 SICKINGER , Public Records , p. 194: “It is a characteristic even of modern archives to preserve only those records with enduring value (and even then often without success) ; it is unreasonable to expectmore of the ancient Athenians”.38 Elles sont citées par P. R ICŒUR , Temps et récit III : Le temps raconté , Paris, 1985, p. 171 qui chercheà déterminer une définition pour le mot “archives”.

    39 Ibid , p.171-172.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 20

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    21/397

    mitées de recherche historique”40. L’histoire des archives est donc une histoire des

    documents, de leur production, de leur utilisation et des raisons qui poussent desinstitutions ou des individus à les conserver.L’historiographie des archives publiques se résume pour l’essentiel à des travaux 

    sur la cité athénienne, avec en particulier la question de l’origine des archives athé-niennes41. La première étude sur ce thème est celle de Curtius, publiée en 186842.Pendant longtemps, elle demeura une référence dans ce domaine pour les recherchesultérieures. Pour cet auteur, la conservation des documents publics débute tôt, dèsle VIIe siècle, et s’organise autour du Métrôon, véritables archives centrales de la citésur l’agora d’Athènes après les réformes d’Éphialte (c. 461). Les successeurs de Cur-tius ont critiqué ce travail pionnier en se préoccupant surtout des sources archéolo-giques43. La découverte de la Constitution des Athéniens , à la fin du XIX e siècle, nemodifia pas l’état des connaissances. La plupart des historiens portèrent leur atten-tion sur la question des sources utilisées par l’auteur de ce texte44. Quant aux fouillesde l’Agora entreprises dans les années 1930, elles ne permirent pas de trancher vrai-ment la question de l’origine des archives officielles athéniennes, c’est-à-dire dutransfert des documents officiels dans le Métrôon45. Toutefois, de nouvelles étudessuggèrent que les sources archéologiques pourraient apporter des éléments nouveaux sur ce point46. La centralisation des archives centrales athéniennes, avec le transfertdes documents au Métrôon, fut aussi au cœur des débats, ainsi que la nature desarchives avant cet événement47.

    Les débats récents ont abordé la question des archives athéniennes de façon plusgénérale. Rosalind Thomas étudie les attitudes des Athéniens face aux documents

    INTRODUCTION 21

    40 Cl. NICOLET, op. cit., p. VII. Cf. également dans le même sens, M. BROSIUS, Ancient Archives andConcepts of Record-Keeping : An Introduction, in I D ., op. cit., p. 1-16.41 Comme exception, on peut citer l’étude générale de E. POSNER , Archives in the Ancient World , Cam-bridge (Mass.), 1972 et l’article de ST. GEORGOUDI, Manières d’archivages et archives de cités, inM. DETIENNE (dir.), Les savoirs de l’écriture en Grèce ancienne , Lille, 1992. Nous faisons abstractionpour l’instant des études plus fines de tel ou tel aspect qui seront commentées dans les parties suivantes.42 C. CURTIUS, Das Metroon in Athen als Staatsarchiv , Berlin, 1868.43 Cf. U. VON W ILAMOWITZ, Aus Kydathen, Philologische Untersuchungen 1, 1980, p.1-96, C. W  ACHS-MUTH, Die Stadt der Athens , Berlin, 1888, p.327-344 et O. MILLER , De decretis atticis quaestiones epi-

     graphicae , Bratislava, 1885.44 Cf. sur la question des archives J.E. S ANDYS, Aristotle’s Constitution of Athens , Londres, 1893, p.LXX.45 Cf. H.A. THOMPSON, Buildings on the West Side of the Agora, Hesperia 6, 1937, p. 1-226.46

    Cf. E.D. FRANCIS, Image and Idea in Fith-Century Greece , Londres, 1990, p. 112-120, St.G. MILLER ,Old Metroon and Old Bouleuterion in the Classical Agora of Athens, et T. LESLIE SHEAR , Bouleute-rion, Metroon and the Archives at Athens, in M.H. H ANSEN et K. R  AAFLAUB (éd.), Studies in the 

     Ancient Greek Polis , Historia/Einzelschriften, Stuttgart, 1995, p.133-156 et p.157-190. Ce point estdéveloppé au chapitre 3.47 Cf. par exemple U. K  AHRSTED, Untersuchungen zur athenischen Behörden. II Die Nomotheten unddie Legislative in Athen, Klio 37, 1938, p. 1-32 en particulier Anhang : Das athenische Staatsarchiv,p.25-32, G.V. L ALONDE, The Publication and Transmission of Greek Diplomatic Documents , Ann Arbor(thèse dactylographiée), 1971 (En s’intéressant à la publication et à la transmission des documentsdiplomatique en Grèce — il définit sa thèse comme l’étude des “technical procedures involved in thepublication and transmission of these diplomatic documents” (p. IV) —, G. V. Lalonde recourut sou-vent à des sources athéniennes et convint que les Athéniens conservaient des écrits au V e siècle),R.S. STROUD, Drakon’s Law on Homicide , Berkeley, 1968 ou bien encore A.L. BOEGEHOLD, The Esta-

    blishment of a Central Archive at Athens, AJA 76, 1972, p.23-30.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 21

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    22/397

    écrits et aux archives48. Elle considère, d’une part, que l’usage de l’écriture pour la 

    conservation ne s’est développé à Athènes, et ailleurs dans le monde grec, que tardi-vement et très progressivement et que, d’autre part, l’oralité demeurait un complé-ment indispensable. La consultation des écrits archivés était rare et le Métrôonn’était qu’un lieu d’accumulation de documents, bien éloigné d’archives organisées. Au V e siècle, l’archive ne serait donc le plus souvent que l’inscription. Cependant,cette historienne reconnaît que certains documents ont été archivés au Bouleutériondans la deuxième moitié du siècle49. L’historiographie de la question a été fortementmodifiée par la publication en 1999 de la thèse de James Sickinger, Public Records and Archives in Classical Athens 50. L’un des intérêts majeurs de cet ouvrage est demontrer que les écrits publics sur support périssable étaient en nombre importantbien avant 450 et que l’administration de la cité reposait en partie sur leur utilisa-tion51.

    En somme, les historiens se séparent clairement en deux écoles. L’une s’oppose à l’idée d’archives centrales et officielles à Athènes au V e siècle tandis que l’autre consi-dère que leur existence ne peut être mise en doute. Pour le siècle suivant, si tousidentifient le Métrôon comme l’institution chargée d’accueillir les archives officiellesde la cité, voire comme les archives centrales, la discussion concerne l’organisationdes documents archivés et surtout leur utilisation éventuelle. Sur ce dernier point, la référence au modèle médiéval du rapport à l’écrit est récurrente, en particulier sousl’influence des travaux de Michael Clanchy 52. En soi, la comparaison est un moyenméthodologique fondamental de compréhension. Elle ne saurait pour autant se sub-stituer à une analyse des sources anciennes qui peuvent révéler en matière de conser-vation des documents écrits une réalité très différente de ce que l’on sait du Moyen- Âge53. Mais avant de passer à l’analyse des realia antiques, il importe de rappeler lesacquis des travaux anthropologiques sur l’écriture et ses effets.

    2. Les acquis de l’anthropologie de l’écriture

    Les effets de l’écrit sur une société voire sur toute société sont encore aujourd’huilargement débattus. Beaucoup ont idéalisé la part de l’écriture dans les changementssociaux et culturels, notamment du fait de l’influence du modèle grec. Ce dernier a marqué les esprits car il était lié à l’invention de l’alphabet et plus généralement à 

    22 CITÉ, DÉMOCRATIE ET ÉCRITURE

    48 THOMAS, Oral Tradition ne s’intéresse pas directement aux archives athéniennes mais seulement à la confrontation des traditions généalogiques orale et écrite. Pour ce faire, elle a éprouvé la nécessité préa-lable de faire le bilan de l’utilisation des documents écrits à Athènes (p. 15-94). Voir plus généralementTHOMAS, Literacy .49 THOMAS, Oral Tradition, p.75-76.50 La thèse avait été soutenue en 1992 mais son sujet était moins ample puisqu’il s’agissait d’étudiersimplement les archives officielles athéniennes au IV e siècle. Le titre était The State Archive of Athens inthe Fourth Century B. C.. Pour l’essentiel, les références bibliographiques utilisées par SICKINGER , Public Records s’arrêtent en 1996.51 Pour une approche historique des archives dans le monde grec, cf. L. BOFFO, Per una storia dell’archiviazione pubblica nel mondo greco, Dike 6, 2003, p.5-85.52 CLANCHY , op. cit .

    53 Cf. notre deuxième partie.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 22

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    23/397

    l’élaboration de pans entiers de la culture occidentale. Il n’est donc pas étonnant de

    lire un long développement sur la Grèce antique dans l’article de Jack Goody etIan Watt, “The Consequences of Literacy” paru en 1963 qui tente d’expliciter lesconséquences de l’adoption de l’écriture sur les sociétés anciennes54. Si ces deux auteurs ne négligent pas la dimension sociale de la question abordée à travers des élé-ments tels que l’alphabétisation de la société ou l’efficacité de l’écriture commemoyen de communication en son sein, ils n’en considèrent pas moins que l’introduc-tion de l’écriture permet de prendre conscience de l’antériorité du passé. Dans lessociétés orales, les individus ne développaient qu’une perception du passé modeste,sauf à le penser au présent. Les anthropologues ont évoqué une “amnésie structurale”.Pour illustrer leur propos, les auteurs citent un exemple africain, celui des Tiv, unpeuple du Nigéria, dont les membres étaient capables de donner une généalogie surdouze générations pour aboutir à leur ancêtre éponyme et fondateur. Cet effort demémoire traduit moins un attachement au passé que le souci de conserver ce qui jus-tifie les relations sociales du moment. Ces généalogies servaient de point de départdans les procédures judiciaires. Pour faciliter le travail de la justice, les colonisateursbritanniques décidèrent de mettre ces généalogies par écrit, afin de rendre plus aisé letravail des gouverneurs qui avaient à rendre la justice. Mais cela eut des conséquencessur l’existence des Tiv qui, quarante ans après, critiquaient cette généalogie car elle necorrespondait plus à aucune donnée sociale contemporaine.

     Jack Goody et Ian Watt considèrent que toutes les écritures n’ont pas les mêmeseffets et ils accordent une importance particulière à l’alphabet, “l’écriture démocra-tique” selon l’expression de David Diringer, parce que la phonétisation y est extrêmeet qu’il lève les ambiguïtés, même si son impact culturel ne fut pas immédiat55. Poureux, les cités grecques constituent les premiers exemples de sociétés à proprementparler literate . Elles ont en outre l’avantage de connaître une transition complèteentre une société orale, ignorant l’écriture, et une société pleinement alphabétisée56.Les auteurs précisent tout de suite : “Many of the reasons why literacy became wides-pread in Greece, but not in other societies which had Semitic or, indeed, any othersimple and explicit writing systems, necessarily lie outside the scope of this essay”57.Ils ajoutent un peu plus loin : “The extensive diffusion of the alphabet in Greece wasalso materially assisted by various social, economic and technological factors”58 :développement économique (reprise des échanges avec l’Orient), émergence d’unesociété moins hiérarchisée, influence de l’Orient (dont le commerce du papyrus avecl’Égypte). Toutefois, les avantages intrinsèques de l’adaptation grecque de l’alphabet

    phénicien auraient joué un rôle important, principalement en raison de la facilité del’apprentissage. Certains inconvénients sont également mentionnés, comme la lec-ture à haute voix ou la non séparation des mots, sans que cela n’empêche le déve-loppement de l’écriture.

    INTRODUCTION 23

    54 L’article est repris dans J. GOODY  (éd.), Literacy in Traditional Societies , Cambridge, 1968, p. 27-68.55 J. GOODY  et I. W  ATT, op. cit., p. 41 emploient les trois adjectifs suivants : “easy, explicit and unam-biguous”.56 En affirmant cela, ils négligent l’influence orientale qu’ils ont pourtant mentionnée auparavant. Ibid ,p.4257 Ibid , p.40.

    58 Ibid , p.41.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 23

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    24/397

    Il leur paraît possible de lier les modifications culturelles que connaît la Grèce et

    l’introduction de l’alphabet, modifications parmi lesquelles ils placent le passaged’un mode de pensée mythique à un mode de pensée logico-empirique. Toutefois,ils critiquent ce type de formulations dans lequel ils reconnaissent la dichotomieentre primitif et civilisé. Ils contestent les conclusions de Lévy-Bruhl sur la penséesauvage à la lumière entre autres de Cl. Lévi-Strauss59. Cette transition proviendraitde la nature de l’écriture alphabétique qui, par la relation qu’elle implique entre lemot et son référent, favorise la généralisation et l’abstraction, contrairement à la communication orale qui serait plus liée au contexte, à la personne qui transmet età l’inscription spatiale et temporelle de ce qui est transmis.

    Cependant, dans une société à écriture la culture n’est pas forcément l’objet d’unediffusion large. Si le nouveau medium permet à l’individu d’accéder à une certaineliberté par une pratique solitaire de l’écriture et de la lecture, il n’empêche pas le refusde la connaissance de la tradition, ce qui est moins vrai dans les sociétés orales. Bienentendu, les choix individuels ne sont pas indépendants de la pression sociale, maiscette dernière n’est jamais en capacité d’altérer durablement le libre choix des indi-vidus60. Mise par écrit, une idée peut être examinée longuement, critiquée voireréfutée, pendant une période à durée indéterminée, autant de potentialités qui pei-nent à se réaliser si elle est simplement exposée oralement.

     Jack Goody approfondit certains aspects de sa réflexion dans son introduction auvolume collectif Literacy in Traditional Societies 61. Le point de départ est identique :l’écriture crée un nouveau médium de communication qui permet la conservationet la transmission des discours à travers le temps et l’espace. “In the administrativesphere, complex bureaucratic organizations are directly dependent upon writing forthe organization of their activities, especially financial”62. Elle relie le centre à la péri-phérie et limite les forces centrifuges à l’intérieur des empires. Cela ne signifie pasque recensements ou levées de taxes soient impossibles dans des États qui neconnaissent pas l’écriture comme le montre le cas des Ashanti ou celui du royaumedu Dahomey, mais ces opérations sont nettement plus efficaces avec l’écriture.

    Les effets de cette dernière sont analysés en terme de potentialités. Plusieurs fac-teurs les affectent : le support, la forme graphique, l’extension ou non de l’alphabé-tisation… Dans certaines situations, le pouvoir se montre réticent à laisser circulerles écrits. Dans des sociétés, la communication orale continue d’être utilisée pourtransmettre la tradition alors que l’écriture est connue. Des doutes sont émis sur lecommerce à entretenir avec les livres. Dans d’autres sociétés, on associe livre et

    apprentissage par cœur, un livre lu est un livre dont le contenu est mémorisé. Dansde nombreuses sociétés, l’écriture possède une fonction traditionnelle d’aide-mémoire, elle aide la communication orale. Cette situation se rencontre lorsque l’as-sociation entre écriture et religion est forte. Mais il ne faut pas oublier que la res-triction de l’usage de l’écriture peut s’expliquer simplement par les supports utilisés.

    24 CITÉ, DÉMOCRATIE ET ÉCRITURE

    59 CL. LÉVI-STRAUSS, La pensée sauvage , Paris, 1962. D’autres travaux anthropologiques peuvent êtreégalement cités, par exemple ceux de Malinowski ou d’Evans-Pritchard.60 J. GOODY et I. W  ATT, op. cit , p.63.61 J. GOODY , Introduction, in I D ., Literacy in Traditional Societies , Cambridge, 1968, p. 1-26.

    62 Ibid , p.2 .

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 24

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    25/397

     Jack Goody a prolongé sa réflexion dans plusieurs ouvrages et articles63. Il a déve-

    loppé deux axes de recherche principaux : les effets de l’écriture sur les processuscognitifs d’une part et sur les principales institutions sociales d’autre part. Avecl’écriture qu’il qualifie de “technologie de l’intelligence”64, note-t-il dans La raison graphique , l’accumulation de connaissances, en particulier abstraites, devient pos-sible et la mémorisation en partie accessoire. L’esprit critique et le commentaire peu-vent naître. Des notions scientifiques se diffusent également au sein des sociétésorales, mais la critique ne peut exister à travers le temps que si elle est fixée par l’écrit.La science, définie comme un scepticisme à l’égard des savoirs religieux, ne permetdonc pas en réalité d’opposer tradition et modernité mais écriture à oralité65. L’al-ternative apparaît avec le livre et la bibliothèque. Car la forme change tout. La cri-tique écrite peut être examinée, analysée, intemporelle et dépersonnalisée66. “Ce n’estpas par hasard si les étapes décisives du développement de ce que nous appelonsmaintenant ‘science’ ont à chaque fois suivi l’introduction d’un changement capitaldans la technique des communications: l’écriture en Babylonie, l’alphabet en Grèceancienne, l’imprimerie en Europe occidentale”67. Mais pour Jack Goody, l’avantagedécisif que l’écriture procure réside dans la possibilité qu’elle offre de classer des élé-ments, c’est-à-dire de réaliser des tableaux et des listes.

    Les effets de l’écriture se font sentir également sur l’organisation des sociétés.L’écrit donne aux prescriptions religieuses une audience plus importante, qui dépassecelle des croyances locales car il facilite leur décontextualisation tout en rendant expli-cites les contradictions. Il affecte les échanges économiques, en augmentant leurnombre et en permettant le déroulement d’activités plus complexes. Il permet aussibien un pouvoir centralisé et autoritaire qu’un pouvoir démocratique ouvert à tous. Ilinduit un plus grand formalisme dans l’action juridique et dans l’enregistrement de la propriété foncière. Mais si l’écriture est un facteur significatif des évolutions décrites,elle ne saurait être une causalité unique. Une véritable défense du déterminisme del’écrit doit être cherchée dans d’autres œuvres68. Il n’en demeure pas moins qu’à tropcentrer son propos sur l’écrit, la réflexion de Jack Goody finit par négliger de fait lesfacteurs sociaux, ou par les limiter à la restriction de la liberté de circulation des livreset à l’extension ou non de l’alphabétisation. Quoi qu’il en soit, cet anthropologue a eule mérite de souligner qu’en tout état de cause, l’introduction de ce mode de commu-nication est “un facteur significatif”69. Comme l’indique Ruth Finnegan, il fautpenser l’alphabétisation comme un “facteur ouvrant des possibilités” (enabling factor ),ce qui implique de prendre en compte un grand nombre d’autres facteurs comme la 

    structure politique et économique, les structures sociales70…

    INTRODUCTION 25

    63 Cf. J. GOODY , La raison graphique , Paris, 1979, I D ., La logique de l’écriture , Paris, 1986 et I D ., Entre l’écriture et l’oralité , Paris, 1994. Dans un ouvrage récent, il répond aux critiques qui lui ont été faites(J. GOODY , The Power of the Written Tradition).64 L’expression est de J. GOODY , op. cit., p.1 .65 W  AQUET, op. cit., nuance fortement ce point.66 J. GOODY , La raison graphique , p.105-106.67 J. GOODY , La raison graphique , p. 107.68 Par exemple, ONG, op. cit., et D.R. OLSON, L’univers de l’écrit. Comment la culture écrite donne forme à la pensée , Paris, 1998.69 J. GOODY , La logique de l’écriture , p.9 .70 Cf. R. FINNEGAN, Literacy and Orality. Studies in the Technology of Communication, Oxford, 1988, enparticulier p. 159.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 25

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    26/397

    Les conséquences de l’écriture telles qu’elles ont été analysées par Jack Goody et

    par d’autres rencontrèrent de nombreux scepticismes. Claude Lévi-Strauss ne fut pasle dernier à s’en méfier71. Pour lui, le premier effet de l’écrit est de permettre l’asser-vissement ; la culture et la rationalité viennent en second. L’anthropologue associeécriture et domination lors d’une rencontre avec les Nambikwara. S’étant rendudans leur village afin de les dénombrer, il leur remit comme cadeaux des feuilles depapier et des crayons. Or, “on se doute que les Nambikwara ne savaient pas écrire ;mais ils ne dessinent pas davantage, à l’exception de quelques pointillés ou zigzagssur leurs calebasses”72. Peu après, tous les membres de la tribu se mirent à réaliser deslignes ondulées sur le papier ; ils tentaient d’imiter l’anthropologue. “Mais le chef debande voyait plus loin. Seul, sans doute, il avait compris la fonction de l’écriture”73.Utilisant un bloc-note, il trace des lignes incompréhensibles qu’il tendait à Claude Lévi-Strauss comme s’il pouvait communiquer ainsi. Il accompagnait toute-fois cet acte de commentaires oraux, évitant les confusions. Puis, il fit semblant delire sur une feuille les cadeaux qui devaient être distribués à chacun, “atteignant ainsile fondement de l’institution sans en posséder l’usage”74. “L’écriture avait donc faitson apparition chez les Nambikwara ; mais non point, comme on aurait pu l’ima-giner, au terme d’un apprentissage laborieux. Son symbole avait été emprunté tandisque sa réalité demeurait étrangère. […] Il ne s’agissait pas de connaître, de retenir oude comprendre, mais d’accroître le prestige et l’autorité d’un individu — ou d’unefonction — aux dépens d’autrui”75.

    Dès sa sortie, cette “Leçon d’écriture” fut critiquée, principalement en raison deson “rousseauisme” — Rousseau avait émis les plus grands doutes sur les progrès quepermettaient l’écriture dans son Essai sur l’origine des langues  — voire de sonmarxisme réducteur76. Cela est d’autant plus étonnant que l’œuvre de Lévi-Strauss,particulièrement Tristes Tropiques , ne se prête pas à la diffusion du modèle du “bonsauvage” et de l’idée d’un effet destructeur du progrès77. Si l’écriture permet le pou-voir, elle ne saurait être réduite à l’oppression, sauf à prôner un déterminisme tech-nologique dans l’approche de l’alphabétisation des sociétés. Bien d’autres aspects de

    26 CITÉ, DÉMOCRATIE ET ÉCRITURE

    71 Cl. LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques , Paris, 1955, p.337-345 (soit une bonne partie du chapitre 28“Leçon d’écriture”).72

    Ibid., p. 339.73 Ibid.,. 340.74 Ibid., p. 345.75 Ibid., p.341-342.76 Ce qualificatif peut surprendre pour l’œuvre de Cl. Lévi-Strauss mais lui-même s’y réfère en parlantd’une “hypothèse marxiste sur l’origine de l’écriture” en répondant à deux articles critiques deM. Rodinson parus dans La Nouvelle Critique en 1955, n°66 et 69 (in Cl. LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale , Paris, 1974, p. 390-391 n. 2). Du reste, dans les entretiens avec G. Charbonnier, Cl. Lévi-Strauss n’hésite pas à affirmer : “L’écriture elle-même ne nous paraît associée de façon permanente, dansses origines, qu’à des sociétés qui sont fondées sur l’exploitation de l’homme par l’homme” (G. CHAR -BONNIER , Entretiens avec Claude Lévi-Strauss , Paris, 1961, p.33). Le marxisme de “La leçon d’écriture”a été discuté par J. DERRIDA , De la grammatologie , Paris, 1967, notamment p.174-175.77 Voir les critiques de DERRIDA , op. cit., en particulier p. 149-202 et celle de L.J. C ALVET, La tradition

    orale , Paris, 1997, p.110 qui parle d’“excès théoriques”.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 26

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    27/397

    cette approche peuvent être mis en cause. Nous en retiendrons deux en particulier78.

    “Quand même il s’agirait d’écriture, ce qui a le caractère de la soudaineté, ce n’estpas ici le passage à l’écriture, l’invention de l’écriture mais l’importation d’une écri-ture déjà constituée. C’est un emprunt et un emprunt factice”79. Jacques Derrida pointe là sans le dire de façon explicite les dangers d’un comparatisme poussé à l’ex-trême qui néglige de prendre en considération l’ensemble des facteurs. Les étudesanthropologiques de terrain ont observé l’alphabétisation et l’occidentalisation dessociétés, les deux phénomènes n’étant pas indépendants l’un de l’autre, bien aucontraire. Le deuxième point consiste en une séparation entre la finalité intellectuelleet la finalité sociologique de l’écriture. S’il est indubitable que la production de listesaccompagne les premières étapes de l’alphabétisation, celles-ci ne se résument pas à l’imposition d’un pouvoir. Les longues énumérations, lexicales par exemple, n’ontparfois pour simple fin que l’acquisition d’un savoir supplémentaire80.

     Au-delà de cette critique ponctuelle, d’autres anthropologues ont proposé uneautre manière de penser les effets de l’écriture sur une société, en prenant leurs dis-tances avec le seul medium et en mettant au centre de leur réflexion l’interactionentre mode de communication et société81. Cela n’implique pas de nier les implica-tions cognitives de l’écriture mais de les concevoir comme imbriquées dans une cul-ture et dans une structure de pouvoir. L’un des intérêts de cette démarche est dechercher à confronter théorie et pratique82. Brian Street entend ainsi valider sonmodèle à la lumière de son travail de terrain mené en Iran dans les années soixante-dix au village de Cheshmeh. Au cours de cette période, le régime du Shah encou-ragea fortement le développement des villes au détriment des campagnes. Certainsvillages réussirent pourtant à conserver une prospérité relative grâce à la productionmaraîchère destinée à alimenter les populations des villes.

    Mais le démarrage de ces activités économiques ne put avoir lieu que grâce audéveloppement d’une écriture particulière et adaptée, sans pour autant que celle-cisoit le seul facteur83. Quels usages les Iraniens faisaient-ils de l’écriture dans ledomaine commercial ? Ils signaient des chèques, émettaient des factures et certi-fiaient par ce moyen les caisses. La construction d’un nouveau hammam donna lieuà la rédaction de listes de dons et de donateurs et les chèques furent stockés avantd’être déposés à la banque. Dans les magasins, les marchands faisaient leurs comptessur des cahiers d’écoliers, remplissant une page par affaire. Les entrepreneurs enre-

    INTRODUCTION 27

    78

     À la suite de DERRIDA , op. cit., p. 184-187 même si nous ne tirons pas les mêmes conclusions, en par-ticulier pour le deuxième aspect. Pour une critique plus globale de la grammatologie de J. Derrida, voiren dernier lieu J. GOODY , The Power of the Written Tradition, p.109-118.79 DERRIDA , op. cit., p. 185.80 Nous rejetons l’assimilation entre savoir et pouvoir qui ne nous semble pas rendre compte des phé-nomènes ici décrits. Sur les premières listes, cf. J. GOODY , La raison graphique , p.140-196.81 Cf. Br.V. STREET, Literacy in Theory and Practice , Cambridge, 1984 et I D . (éd.), Cross-Cultural 

     Approaches to Literacy , Cambridge, 1993.82 Outre STREET, Literacy in Theory and Practice , p. 132-180 dont nous rappelons les principales conclu-sions infra , c f .STREET (éd.), Cross-Cultural Approaches to Literacy , un volume collectif qui rassemble desétudes de terrain autour de trois grands thèmes : l’introduction de l’écriture dans le répertoire desmodes de communication, les interactions entre les écritures locales et des politiques nationales et enfinles alphabétisations différenciées dans les villes occidentales.

    83 STREET, Literacy in Theory and Practice , p.171-172 insiste sur ce point.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 27

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    28/397

    gistraient avec précision les poids et les prix pratiqués et faisaient signer leurs parte-

    naires commerciaux. L’ensemble de ces pratiques écrites repose sur les connaissancestraditionnelles acquises dans les écoles coraniques. Les nouveaux besoins écono-miques ne manquèrent pas de modifier les fonctions de l’écriture. Désormais,chaque individu qui écrivait cherchait à communiquer avec lui-même et aussi avecles autres. De même, un vendeur devait être capable de rédiger une transaction dontla forme allait être acceptée par toutes les parties prenantes et les entrepreneursdevaient conférer une autorité à leurs écrits, ce qui n’était pas nécessaire dans le cadrede l’école coranique84. Bien entendu, tout ceci ne procède pas directement de l’écri-ture mais découle de l’utilisation qu’en font certains groupes en vue de faciliterl’essor de leurs activités économiques. Ces pratiques deviennent un élément du pou-voir exercé par les individus dans la société car les entrepreneurs maîtrisent l’écrittandis que les autres villageois prennent la mesure de l’écriture dans leur vie quoti-dienne, sans pour autant la dominer. Tous partagent une idéologie commune à propos de l’écriture, ce que révèlent par contraste les conceptions développées par les jeunes villageois partis faire leurs études à la ville85. “The acquisition of literacy is, infact, a socialisation process rather than a technical process”86.

    L’application de ce modèle théorique à une réalité historique a été l’œuvre de l’his-torien médiéviste Michael Clanchy 87. La lente progression de l’écrit qu’il observedans le royaume d’Angleterre s’expliquerait par l’influence normande et par lesnécessités de la conquête. Les Normands pouvaient ainsi donner des terres à deshommes jugés méritants, car le propriétaire originel ne pouvait produire de docu-ments écrits pour s’opposer à la volonté du conquérant. Dès lors, les autochtonesétaient mis en demeure de produire eux-mêmes des documents. Cependant, la dif-fusion de l’écriture fut lente. Le Domesday Book ne fut consulté régulièrementqu’au XIV e siècle, au moment où un “esprit scribal” a vu le jour88. Mais les Nor-mands s’inspirèrent de ce qui existait déjà, en l’adaptant à leurs besoins. Le par-chemin ne cessa pas d’être utilisé : son coût relativement faible lui permettait des’adapter à l’augmentation de la demande. La pratique de la cursive fut sinoninventée ou du moins se généralisa, car elle était adaptée au besoin nouveau de rapi-dité. Le souci de centralisation entraîna l’essor des rouleaux qui, bien qu’existantdéjà, servaient au mieux les intérêts des nouveaux dirigeants. Pour autant, certainsdomaines furent moins perméables à l’utilisation de l’écriture, notamment ledomaine judiciaire. Les témoignages oraux ou d’autres symboles, comme les sceaux,étaient requis pour prouver le droit. Ce n’est que plus tard que les archivistes

    auraient développé une mentalité de lettrés et donc une confiance absolue à l’égarddes documents écrits. Cependant, les procédures orales devant les tribunaux perdu-raient au XIV e siècle. De façon générale, certains auteurs proclamèrent leurconfiance dans l’oralité sur laquelle de nombreuses pratiques sociales continuèrent

    28 CITÉ, DÉMOCRATIE ET ÉCRITURE

    84 Ibid., p. 173-174 sur le problème de la signature.85 Ibid., p. 176-180 fait remarquer que le savoir des jeunes gens partis étudier en ville ne leur permetque difficilement de comprendre les techniques de l’écriture commerciale qu’utilisent leurs parents sansgrande difficulté.86 Ibid., p. 180.87 CLANCHY , op. cit .

    88 L’expression “esprit scribal” est d’OLSON, op. cit., p.285-312.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 28

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    29/397

    de reposer bien au-delà de la période considérée par Michael Clanchy. Ainsi le

    modèle élaboré par ce dernier semble confirmer la thèse selon laquelle la sociétéinduit une utilisation de l’écriture et non l’inverse.Mais la démarche la plus féconde consiste à dépasser la séparation entre les diffé-

    rents modes de communication et à penser l’interaction entre écriture et oralité. Sila thèse liant changements d’une technique de communication et évolutions socialesdoit être abandonnée, elle n’en possède pas moins quelques mérites. Comme leremarque Ruth Finnegan, elle a contribué à faire réfléchir sur les technologies et surla communication alors que ces questions étaient considérées comme secondaires.“This is not to throw away the case for emphasizing the technology of communica-tion — it is only to show that it is more complex than envisaged in the simplifiedstrong model”89. Il faut donc rejeter le Grand Partage (Great Divide ) entre sociétés à écriture et sociétés sans écriture90. Rien ne permet de présupposer la présence oul’absence d’un phénomène donné par la simple prise en compte de l’écriture ou del’oralité. Chaque société doit être étudiée pour savoir si elle correspond au modèleproposé91. “The medium in itself cannot give rise to social consequences — it mustbe used by people and developed through social institutions. The mere technicalexistence of writing cannot affect social change. What counts is its use , who uses it,who controls it, what it is used for, how it fits into the power structure, how widely it is distributed — it is these social and political factors that shape the conse-quences”92.

    Notre réflexion s’inscrit dans cette démarche qui considère l’introduction d’unmode de communication dans une société comme une possibilité nouvelle qui luiest offerte. En étudiant Athènes à l’époque classique, nous ne cherchons pas à confirmer ou à infirmer telle ou telle hypothèse anthropologique mais seulement à souligner l’intérêt qu’il y a à prendre en considération la communication écrite dansle fonctionnement d’une cité grecque et dans la vie courante des individus qui la composent. En outre, de très nombreux historiens et épigraphistes ont associé le sys-tème politique athénien, la démocratie, à une forte alphabétisation et dans l’en-semble à un important recours à l’écriture93. Cette affirmation générale, et souventliminaire, repose sur un certain nombre de postulats, notamment le lien entre l’aug-mentation du nombre d’inscriptions et la démocratisation des formes de gouverne-ment94. Considérant l’écriture comme une détermination et non comme un déter-

    INTRODUCTION 29

    89

    FINNEGAN, op. cit., p.44.90 Cf. J. GOODY , La raison graphique , en particulier p. 245-267.91 FINNEGAN, op. cit., p. 159-161 rappelle qu’en sciences humaines, modèle et contre-exemple ne sontpas antinomiques. Du reste, elle ne défend pas tant les exceptions que la complexité des rapports entrel’écriture et un phénomène donné.92 FINNEGAN, op. cit., p.41-42.93 Souvent évoqué dans ce débat, F.D. H ARVEY , Literacy in the Athenian Democracy, REG 79, 1966,p. 588 émet pourtant un jugement nuancé : “The Athenian democracy had much less need for thewritten word” (lire aussi p.630-631). À noter la position originale de C. COULET, Communiquer enGrèce ancienne. Écrits, discours, information, voyages…, Paris, 1996, p.114-115 : “À partir du milieu duV e siècle environ, Athènes a peu à peu formé et diffusé l’idée que l’écriture publique — celle des lois,des décrets — était liée à la démocratie”.94 Par exemple, M.I. FINLEY , La censure dans l’Antiquité, RH 533, 1980, p. 3-20, DETIENNE, op. cit.,

    D. MUSTI, Democrazia e Scrittura, S&C 10, 1986, p. 21-48 et THOMAS, Literacy , p.132 et p. 144-150.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 29

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    30/397

    minisme, l’analyse du cas athénien doit permettre de décrire les relations entre alpha-

    bétisation et démocratie. Athènes est-elle une cité démocratique en raison de ses pra-tiques documentaires ou bien faut-il renverser la proposition ? Pour répondre à cettequestion, nous tenterons d’établir une histoire de la production, de l’utilisation et dela conservation de documents dans la cité athénienne à l’époque classique. Pour cela,il convient d’abord de préciser les aspects quantitatifs et qualitatifs de l’alphabétisa-tion athénienne95. Il faut ensuite poser la question des archives officielles à Athènes,c’est-à-dire déterminer le rôle de la conservation des documents dans le fonctionne-ment de la cité96. Enfin, parce qu’une histoire du rapport qu’Athènes entretient avecl’écriture ne doit pas se réduire à une histoire des archives, de leur fonctionnementet éventuellement de leur utilité sociale, il est nécessaire de décrire l’utilisation desdocuments écrits dans la cité, autrement dit de proposer une histoire de la commu-nication écrite athénienne97.

    30 CITÉ, DÉMOCRATIE ET ÉCRITURE

    Voir en dernier lieu Chr. PÉBARTHE, Inscriptions et régime politique : le cas athénien, in A. BRESSON, A.-M. COCULA et Chr. PÉBARTHE (éd.), L’écriture publique du pouvoir , Bordeaux, 2005, p.169-182.95 Chapitres 1 et 2.96 Chapitres 3 et 4.

    97 Chapitres 5 et 6.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 30

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    31/397

    PREMIÈRE PARTIE

    LIRE ET ÉCRIRE À ATHÈNES

     À L’ÉPOQUE CLASSIQUE

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 31

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    32/397

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 32

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    33/397

    CHAPITRE I

    MESURER L’ ALPHABÉTISATION À  A THÈNES

    Les travaux de W. V. Harris aboutissent à un très faible taux d’alphabétisation à  Athènes1. Jusqu’en 480, ce dernier n’excéderait pas 10%, ce que l’historien jugedéjà considérable2. Pour l’époque classique, seuls les hommes de rang hoplitique sau-raient lire et écrire, ainsi que certains artisans3. Au total, il y aurait à peu près 10 000hoplites à Athènes sur 100000 personnes, d’où l’estimation comprise entre 5 à 10%de la population alphabétisée4. Si une telle estimation devait être retenue, il faudraitalors appliquer le concept d’alphabétisation restreinte (restricted literacy ) à l’Athènesclassique et conclure avec R. Thomas sur l’absence d’une mentalité lettrée (document minded ) avant le IV e siècle. Pourtant, l’époque archaïque a laissé un nombre impor-tant de documents. L’étude de M. K. Langdon sur les  graffiti du mont Hymettel’avait du reste amené à conclure : “It seems likely to me that by the end of the 7thcentury there were as many literate citizens as illiterate”5. Il ne s’agit pas d’opposer à la démonstration de W. V. Harris quelques contre-exemples sur lesquels des inter-prétations divergentes sont toujours possibles. Il convient de s’interroger sur la méthode à suivre pour estimer l’alphabétisation d’une société ancienne. Auparavant,il importe de définir le sens de ce concept, car la définition influe nettement sur lerésultat6.

    1. Définir l’alphabétisation7

    Les définitions proposées par les historiens sont loin de correspondre. P. Cartledgedéfinit la literacy comme la faculté pleine et entière de lire et écrire8. Il ne retient pas

    1 Curieusement, le livre de H ARRIS, Ancient Literacy a été fortement critiqué par les historiens roma-nistes (J.H. HUMPHREY (éd.), Literacy in the Roman World , Ann Arbor, 1991) tandis que les hellénistesont semblé considérer que ces estimations étaient recevables: par exemple H.W. PLEKET, Compte-

    rendu de W.V. H ARRIS, Ancient Literacy , Mnemosyne 45, 1992, p.423 : “This is the book about levelsof literacy in antiquity for decades to come”.2 H ARRIS, Ancient Literacy , p. 61.3 K. R OBB, Literacy and Paideia in Ancient Greece , Oxford, 1994, notamment p. 12-13 considère quel’alphabétisation a d’abord été sensible dans le milieu des artisans.4 H ARRIS, Ancient Literacy , p. 114.5 M.K. L ANGDON, A Sanctuary of Zeus on Mount Hymettos. Hesperia Suppl. 16 , Princeton, 1976, p. 49.Sur le dossier des graffiti du mont Hymette, H.L. LORIMER , Homer and the Monuments , Londres, 1950,p. 129 n. 2 concluait que dès 700, “Ability to write was fairly general”.6 R OBB, op. cit., p. 7 le remarque en évoquant son expérience des campagnes lancées en Turquie dansles années 60 pour mesurer l’alphabétisation.7 W.V. H ARRIS, Literacy and Epigraphy I, ZPE 52, 1983, p. 87-88 et I D ., op. cit., p.3-7 présente lesaspects généraux du problème.

    8 P. C ARTLEDGE, Literacy in the Spartan Oligarchy, JHS 98, 1978, p. 25.

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 33

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    34/397

    les aspects plus littéraires comme la lecture de livres voire la possibilité d’écrire des

    textes littéraires. T. A. Boring adopte une définition plus complexe. Il considère quel’alphabétisation mesure “the ability of an individual to make any use of writing asa tool for the satisfaction of normal social, business, or political requirements,however great or small. For some Spartans this meant the ability to write a name ;for others, a book or even many books”9. Récemment, E. Millender a repris cettedéfinition en raison de sa souplesse qui permet de rendre compte de la diversité dessituations observées10. Si on se tourne vers une définition actuelle, l’UNESCOconsidère qu’est analphabète “celui qui ne peut lire ni écrire de manière compré-hensible un petit exposé simple portant sur sa vie quotidienne”11.

    Dans l’ensemble, les historiens sont loin d’avoir utilisé la même définition. Cer-tains ont proposé comme critère principal la capacité d’écrire son nom ou bien designer. Si cet aspect n’est pas à négliger, il n’est pas question ici de s’occuper de cetteconsidération car nous ne disposons pas pour l’Antiquité de sources telles que lescontrats de mariage qui permettent d’apprécier les signatures individuelles12.D’autres ont préféré prendre en compte ceux qui savaient lire, toujours plus nom-breux que ceux qui savent écrire13. Le choix d’une définition est une question capi-tale car elle détermine en grande partie le reste de la réflexion. L’option large risqued’amener à une impasse, au moins en ce qui concerne l’établissement d’un taux d’al-phabétisation. Aujourd’hui, on établit une équivalence entre lire et comprendre untexte d’une part et écrire et rédiger d’autre part14. Or, chercher à mesurer de tellescompétences est impossible, de même qu’il n’est guère possible de penser l’achève-ment de leur apprentissage. Dès lors, “l’alphabétisation […] pourrait ici désigner unprocessus ininterrompu plutôt qu’un état ou un stade atteignable à un momentdonné de l’histoire”15.

    34 LIRE ET ÉCRIRE À ATHÈNES À L’ÉPOQUE CLASSIQUE

    9 T.A. BORING, Literacy in Ancient Sparta. Suppl. Mnemosyne 54 , Amsterdam, 1979, p. 1.10 MILLENDER , Spartan Literacy Revisited, CA 20, 2001, p.123 n. 7.11 Citée par H ARRIS, Literacy and Epigraphy, p.88 n. 5 et I D ., op. cit., p.3 .12 La relation entre la signature et l’alphabétisation est un point fondamental des études portant sur lesTemps Modernes (Fr. FURET et J. OZOUF, Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry , Paris, 1977, p. 19-27 et R. CHARTIER , Les pratiques de l’écrit, in I D ., Histoire de la vie privée.Tome 3 : De la Renaissance aux Lumières , Paris, p. 113-114). Nous manquons de sources pour l’Anti-quité mais il est possible d’affirmer que “l’écriture personnelle est une procédure d’authentification dudocument. Elle tient lieu de signature quand la confection du texte est confiée à un tiers” (M. COR -BIER , L’écriture en quête de lecteurs, in  J.H. HUMPHREY  (éd.), op. cit., 1991, p.106). Les études de

    H.C. Y OUTIE, Brad°vw grãfvn : Between Literacy and Illiteracy, GRBS  12, 1971, p.239-261 lemontrent clairement pour l’Égypte gréco-romaine. Deux exemples attestent une possible reconnais-sance d’un document par son rédacteur à l’aide de la seule apparence de l’écriture : DÉM., Aphob. III ,29.21 et Apat., 33.17.13 Cette question doit être posée en termes différents dans l’Antiquité car on apprenait à lire et à écrireen même temps voire d’abord à écrire. Cf. infra .14 Sur ce qu’aujourd’hui on entend par lire, B. L AHIRE, L’invention de l’”illettrisme” , Paris, 1999, p.13et plus généralement pour une mise en perspective historique au cours du XX e siècle A.-M. CHARTIER et J. HÉBRARD, Discours sur la lecture (1880-2000), Paris, 2000.15 L AHIRE, op. cit., p.14. À notre avis, H ARRIS, Literacy and Epigraphy, p. 94 n’échappe pas à cetteaporie lorsqu’il considère qu’une personne alphabétisée “is one who can write a simple message withcomprehension, an illiterate a person who is unable to do so”. En effet, la notion de message simple estbien trop vague pour qu’il soit permis d’en déduire un taux d’alphabétisation acceptable ; d’autant plus

    qu’aucun test n’est possible !

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 34

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    35/397

    Le vocabulaire grec lui-même reflète l’ambiguïté de ces notions. L’agrammatos est

    tout aussi bien celui qui ne sait ni lire ni écrire que celui qui est inculte16

    . Savoir seslettres est loin d’avoir un sens unique dans les textes17. Ces notions n’apparaissentqu’au IV e siècle. Cela peut avoir deux significations : les lettres ont peu d’impor-tance18 ou bien comme le dit E. G. Turner, “la diffusa capacità di leggere e scrivereè un presupposto fondamentale della democrazia ateniese”19, ce qui signifie que tousou presque savent lire et écrire, les autres n’existant pas dans nos sources. En d’autrestermes, la maîtrise de l’écriture et de la lecture renvoie à une réalité complexe, dontles contours varient en fonction des définitions retenues. Comme le fait remarquerB. Lahire au sujet de l’époque contemporaine, “la culture écrite est devenue poly-morphe, plurielle, complexe, faisant de l’histoire — autant collective qu’indivi-duelle — de son appropriation une véritable histoire sans fin : personne ne peut plusaffirmer, à un moment de sa formation, être capable de tout lire et de tout écrire”20.Il semble difficile de penser qu’il en allait autrement jadis21.

    Si les sources manquent pour Athènes, les  papyri montrent que la société gréco-égyptienne a pris en compte cette question22. Une accusation portée à l’encontred’un komogrammateus , Ischyrion, sous le règne de Commode, permet d’en avoir unaperçu23. Entre autres torts, il ne serait pas à même d’exercer sa charge car agram-matos . L’enquête est confiée à un certain Petaus, un autre komogrammateus . Ilconclut à la compétence d’Ischyrion car ce dernier signe lui-même les documentsqu’il envoie à l’administration centrale. Par chance, nous disposons de documentstraités par Petaus cette fois-ci en fonction. Ce dernier se révèle un piètre écrivain, fai-sant même une faute récurrente dans sa signature, qu’il recopiait sans comprendreen suivant un modèle. Il n’est pas capable de rédiger un acte en vue d’un prêt et ilest donc lui-même agrammatos , à moins que ce qualificatif ne désigne des situationsdiverses.

    Plusieurs autres documents révèlent les différences de maîtrise dans l’acte d’écrire. Ainsi, un document enregistrant la vente d’un chameau est écrit par un intermédairequi précise qu’il a écrit le corps du document mais que le vendeur a écrit son nom,l’action faite (j’ai vendu, pepraka ) et “en conformité avec ce qui précède”24. Ces der-nières lignes correspondent à une écriture lente, mal maîtrisée. Plusieurs papyrolo-gistes en ont déduit que le rédacteur de ce document était un scripteur lent, un bra-

    MESURER L’ALPHABÉTISATION À ATHÈNES 35

    16 Voir respectivement PLAT., Tim., 23a et X ÉN., Mem., 4.2.20.17

    Voir les travaux de H.C. Youtie.18 C’est l’opinion défendue par S.G. COLE, Could Greek Women Read and Write ?, in H.P. FOLEY (éd.),Reflections of Women in Antiquity , New-York, p.219-220.19 E.G. TURNER , I libri nell’Atene del V e IV secolo a.C., in G. C AVALO, Libri, editori e publico nel mondo antico, Rome, 1989, p.9.20 L AHIRE, op. cit., p.9 .21 CORBIER , op. cit., insiste sur les différents niveaux de l’alphabétisation dans l’Antiquité.22 Nous suivons les travaux de H. C. Youtie. Il est intéressant de noter ici la réflexion de R.S. B AGNALL,Reading Papyri, Writing Ancient History , Londres-New-York, 1995, p. 12 pour qui la réalité gréco-égyp-tienne ne doit pas être considérée comme un cas particulier. Il évoque la tablette de Vindolanda; iln’hésite pas à parler d’”existence of extensive written documentation outside Egypt” (c’est l’auteur quisouligne).23 L’exemple est cité et commenté par H.C. Y OUTIE, Brad°vw grãfvn.

    24 PLond 3.1132b (L’exemple est cité par Ibid., p. 246).

    MEP_Cité, démocratie… 26/07/06 10:08 Page 35

  • 8/20/2019 Cite Democratie Ecr i Ture

    36/397

    déôs graphôn, terme que l’on rencontre dans les papyri 25. Le dossier est constitué de

    48 documents et désigne 46 personnes. Quelle réalité cela recouvre-t-il précisément?Les lettres sont mal formées et plutôt proches de la capitale, irrégulières; elles sem-blent être écrites l’une après l’autre avec peine ; la ligne n’est pas tenue. “It is evidentthat the people called slow writers did in fact write slowly, but they also wrote badly,many incompetently. They all wrote with difficulty ; they concentrated with painfulintensity as they put down their names and a few words”26. Il ne faut toutefois pasles confondre avec des enfants ; leur écriture n’est pas destinée à s’améliorer. “They write slowly and they write poorly because they lack both training and practice”27.Dans le code Justinien, la catégorie de ceux qui ne connaissent par leurs lettres (oi  grammata ouk epistamenoi ) est divisée en deux sous-catégories, ceux qui ne savent pasécrire du tout (agrammatoi ) et ceux qui savent écrire leur nom et quelques mots (oli- gogrammatoi )28. Cette dernière catégorie correspond aux aptitudes d’un bradéôs gra- phôn.

    Les compétences de ces derniers sont variables. Elles vont de l’analphabétisme, oupresque, à la capacité d’écrire plusieurs phrases. Curieusement, H. C. Youtie ne s’in-terroge pas sur le sens de la formule récurrente : “j’ai écrit pour Didymè aliasMatrona parce qu’elle est une bradéôs graphôn”29. Elle est d’autant plus intéressanteque d’autres documents rédigés au nom de Didymè ne portent pas cette apprécia-tion30. La récurrence même de cette formule semble signifier que la situation nor-male n’est pas l’écriture par le kyrios . Dans d’au


Recommended