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Tracés. Revue de ScienceshumainesNuméro 8 (2005)L’illusion
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Paul Costey
L’illusio chez Pierre Bourdieu. Les(més)usages d’une notion et sonapplication au cas des universitaires...............................................................................................................................................................................................................................................................................................
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Référence électroniquePaul Costey, « L’illusio chez Pierre Bourdieu. Les (més)usages d’une notion et son application au cas desuniversitaires », Tracés. Revue de Sciences humaines [en ligne], 8 | 2005, mis en ligne le 20 janvier 2009. URL :http://traces.revues.org/index2133.htmlDOI : en cours d'attribution
Éditeur : ENS Éditionshttp://traces.revues.orghttp://www.revues.org
Document accessible en ligne à l'adresse suivante : http://traces.revues.org/index2133.htmlCe document est le fac-similé de l'édition papier.© ENS Éditions
L’illusio chez Pierre Bourdieu.Les (més)usages d’une notion et sonapplication au cas des universitaires
« Aux questions qui portent sur les raisons de l’ a p-p a rtenance, de l’engagement viscéral dans le jeu, lesp a rticipants n’ont rien à répondre, en définitive, etles principes qui peuvent être invoqués en pareil casne sont que des rationalisations post-festum desti-nées à justifier, pour soi-même autant que pour lesa u t res, un investissement injustifiable » .
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes.1
L’i l l u s i o c h ez Pi e r re Bourdieu est une notion clef très souvent négligée par les com-mentateurs au profit [de celles de champ, de l’h a b i t u s ou de la violence symbolique2. ]Les raisons de cet insuccès se tro u vent peut-être dans le traitement étonnamment dis-c ret de ce concept auquel Bourdieu s’est livré, alors que ses différentes acceptions le re n-dent essentiel dans l’édifice qu’il a construit. Si l’auteur a négligé au fil du temps ceconcept, notons tout de même que, dans ses derniers travaux, il tro u ve une place à sam e s u re et qu’il en est fait un usage plus systématique3 : dans Raisons pra t i q u e s, qui re p re n dune série d’ a rticles et de communications orales ou bien dans les Méditations pascaliennes,l’un de ses derniers ouvrages, l’i l l u s i o est largement réhabilitée, synthétisant un ensemblede thèmes (intérêt, investissement, engagement, perception, …) et parachevant sa théo-rie de l’action. Pour autant, cet usage tard i f, dans une théorie élaborée de longue date4,laisse supposer des interrogations théoriques majeures au dénouement contestable, et
1. Bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 123.2. Ce texte s’appuie sur un travail de maîtrise soutenue à l’université Lyon 2 en 2003, intitulé La
notion d’illusio dans le travail de P. Bourdieu : le cas des enseignants-chercheurs en histoire. Dans cettenote, j’ai volontairement laissé de côté les entretiens réalisés pour conserver certaines de mes conclu-sions. Si l’argumentation peut sembler tronquée et si elle élude en partie la face empirique de montravail, les remarques formulées ici prétendent valoir du point de vue théorique comme du pointde vue empirique. Elles prennent la forme de conclusions en aucun cas définitives et invitent auquestionnement empirique plutôt qu’elles ne le ferment.
3. Bourdieu hésite dans beaucoup de ses textes entre le terme d’illusio et d’autres comme intérêt, inves-tissement, etc. qu’il finit par réunir dans un même concept en adoptant définitivement l’illusio àpartir des années 1980.
4. Addi L., Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu. Le paradigme anthropologique kabyle et sesconséquences théoriques, Paris, Ed. de la Découverte, 2002.
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donc des choix intellectuels d’ i m p o rtance aux yeux de Bourdieu. Le recours à l’i l l u s i o d efaçon régulière uniquement à partir des années 1980 en dit long sur les enjeux que cetusage re c o u v re, quand on se souvient que Bourdieu a défini la plupart de ses conceptsmajeurs depuis les années 1970. Cet intérêt est re n f o rcé par l’usage qu’il propose de l’ i l l u-sion et par la manière qu’il a de multiplier les recours à ce terme : « illusion scholas-t i q u e », « illusion biographique », « illusion subjectiviste », etc. Dans une sociologie dud é voilement (ou de la ru p t u re) qui ne cesse d’ o p p o s e r, sur un mode bachelardien, laconnaissance savante et la connaissance profane, le sociologue se fait démystificateur etp a rvient seul à émettre des jugements objectifs grâce à l’ e xe rcice de la réflexivité (facultédont est privé l’acteur ord i n a i re). En ressaisissant les contraintes qui pèsent sur l’ a c t e u r,le sociologue peut, seul, re c o n s t ru i re le sens objectif d’une action qui échappe irrémé-diablement à un agent pris par l’action et par consèquent, selon Bourdieu, incapable deréflexivité. Pa rce que les acteurs sont immergés dans la pratique et que cet engagementimpose une myopie au nom des impératifs de la pratique (ni le temps ni les moyens dela réflexivité), la figure du sociologue se dresse en surplomb, détenteur d’un savoir inac-cessible à un acteur aveugle qui ne peut accéder aux véritables principes de ses actions.
Puisque l’engagement impose de laisser en suspens certaines croyances, d’ a d h é re rde manière aveugle à des principes, l’illusion serait la condition de celui-ci et viendraiten retour conforter cet investissement. Elle serait donc un régime d’existence ou d’ e n-gagement dans un monde social, un mode pratique d’ i n vestissement qui ne remet pasen cause les fondements de son organisation, en raison d’une coïncidence parfaite entredes cadres mentaux et les règles mêmes de cet univers. L’i l l u s i o n’est rien d’ a u t re « q u ece rapport enchanté à un jeu qui est le produit d’un rapport de complicité ontolo-gique entre les stru c t u res mentales et les stru c t u res objectives de l’espace social »5, c’ e s t -à - d i re entre un ensemble de schèmes mentaux (h a b i t u s) et des régularités caractéristiquesd’un espace social autonome (champ) qui conduit ceux qui possèdent la maîtrise pra-tique de cet univers à anticiper de façon correcte les évolutions du jeu6. Pour celui quipossède les catégories mentales (un « ensemble de principes de vision et de division » )adaptées à un champ donné, tous les événements qui s’y produisent paraissent « n a t u-re l s » ou « é v i d e n t s ». En accord avec la théorie de la pratique, l’intérêt qui pousse lesagents à s’ i n vestir dans les l u s i o n e s, les chances, n’est pas économique. Au contraire, « l’ i n-térêt désintére s s é » ayant cours dans la plupart des espaces sociaux autonomes fonde un
5. Bourdieu P., « Un acte désinteressé est-il possible ? », Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 151.6. Bourdieu développe une analogie entre le champ et le jeu, le jeu donne une image approximative
du fonctionnement du champ. Ils possèdent tous deux des règles que les participants respectent etqui constituent à la fois des contraintes et des ressources pour l’action, mais le champ, différencemajeure, ne possède pas de créateur (Bourdieu parle lui de « nomothète », celui qui a le pouvoirde fixer les règles).
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« intérêt au désintére s s e m e n t »7 qui prend ses formes extrêmes dans certains lieuxcomme la famille, le champ artistique ou scientifique8. C’est précisément dans ces champs« les plus purs » que joue à plein cette économie symbolique si part i c u l i è re, re p o s a n tsur le capital symbolique, où la re c o n n a i s s a n c e9 devient la seule m a rque de distinction,à l’ e xclusion de toute autre :
J’appelle capital symbolique n’ i m p o rte quelle espèce de capital (économique, culture l ,s c o l a i re ou social) lorsqu’elle est perçue selon des catégories de perception, des prin-cipes de vision et de division, des systèmes de classement, des schèmes classificatoires, desschèmes cognitifs, qui sont, au moins pour une part, le produit de l’incorporation dess t ru c t u res objectives du champ considéré, c’ e s t - à - d i re de la stru c t u re de la distributiondu capital dans le champ considéré.1 0
B o u rdieu, en s’efforçant de décrire des formes d’intérêt non-utilitaristes, considèrele champ artistique ou unive r s i t a i re comme des mondes sociaux désintéressés. Il n’ e s tdonc pas incongru de se pencher sur le cas des unive r s i t a i res, quand Bourdieu en fait lesacteurs paradigmatiques de l’économie symbolique. Il nous y invite même en suggérantq u’il s’agit d’une des tâches de la sociologie1 1.
Mais cette approche soulève un certain nombre de questions simultanément empi-riques et théoriques. D’abord, le terme d’i l l u s i o, par ses résonances latines, nous plongedans un domaine historiquement situé, réveillant les risques d’ e m p runts conceptuelshâtifs et, partant, les connotations qui fausseraient son usage lorsqu’il est ré-indexé. Lesnotions qui décrivent une réalité historique précise ne peuvent être réutilisées impuné-ment pour traiter d’ a u t res événements, si l’on ne fait pas l’ e f f o rt d’assumer la chargesémantique qu’elles portent clandestinement. C’est ce qui caractérise les concepts dans
7. Bourdieu P., « Un acte désinteressé est-il possible ? », op. cit., p. 160 : « Chaque champ, en seproduisant, produit une forme d’intérêt qui, du point de vue d’un autre champ, peut apparaîtrecomme désintéressement (ou comme absurdité, manque de réalisme, etc.) ».
8. Bourdieu P., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 116 : « L’arbitraire est au principe de tous leschamps, même les plus purs, comme les mondes artistiques ou scientifiques… ». L’intérêt écono-mique, synonyme de calcul intéressé, ne s’applique que dans des champs spécifiques où la raisoncalculatrice a fini par s’imposer (en premier lieu, le champ économique). Selon Bourdieu, c’est unprocessus historique qui a fait du calcul le mode de décision principal dans les échanges écono-miques et non une quelconque nature humaine.
9. Bourdieu P., Le Sens pratique, Paris, Ed. de Minuit, 1980, pp. 113-114 : « Les actes de recon-naissance innombrables qui sont la monnaie de l’adhésion constitutive de l’appartenance et où s’en-gendre continûment la méconnaissace collective sont à la fois la condition et le produit du fonc-tionnement du champ et représentent donc autant d’investissements dans l’entreprise collective decréation du capital symbolique qui ne peut s’accomplir que moyennant que la logique du fonc-tionnement comme telle reste méconnue ».
10. Bourdieu P., « Un acte désintéressé est-il possible ? », op. cit., pp. 160-161.11. Ibid., p. 153.
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les sciences sociales, à mi-chemin entre « concepts sténographiques » (trop spécifiques)et « concepts polymorphes » (trop généraux), qualifiés de « semi-noms pro p re s » dansla terminologie de J.-C Pa s s e ro n1 2. Il serait maladroit d’y voir un simple enjeu théorique,la référence implicite à la scolastique et à la période médiévale inscrit la profession uni-ve r s i t a i re dans le re g i s t re de la vocation (ou du devo i r - ê t re) et biaise l’interprétation décou-lant de l’ i n vestigation empirique, point qui mérite amplement discussion.
Par ailleurs, l’i l l u s i o est censée désigner l’expérience ord i n a i re d’un univers social1 3,mais elle appartient en pro p re aux « n a t i f s » du champ, ceux qui possèdent à l’état pra-t i q u e les compétences requises pour s’y épanouir car ils sont les produits de ce mêmeu n i vers. A la limite, l’harmonie sociale passe par la re p roduction sociale afin que chacunpuisse réussir en tro u vant des activités accordées aux dispositions qu’il porte en lui (h a b i-t u s). Cette lecture quelque peu fataliste de la théorie bourdieusienne soulève de sérieusesquestions, dans la mesure où l’auteur fait de la mobilité sociale une source de tensionspersonnelles. Dès qu’il existe un écart entre les dispositions attendues dans un champ etcelles dont est porteur le prétendant, il est nécessaire de le combler au risque pour celui-ci de ne pas y tro u ver sa place. Dans cette théorie appliquée à un champ part i c u l i e r, lesuccès serait l’apanage des seuls natifs, c’ e s t - à - d i re, si l’on se permet d’interpréter les termesde Bourdieu, qui reste sur le sujet plus que laconique, des fils ou filles des membres duc h a m p. Reconnaissons à Bourdieu une certaine latitude, les héritiers appartiennent à unc e rcle large intégrant les enfants des couches les plus aisées et les plus qualifiées de lasociété. Ceci est évidemment à lire en tendance, sur un mode probabiliste, et non dansune perspective déterministe qui ferait des seuls descendants les prétendants aux aréo-pages. Mais, adossé à de sérieux arguments statistiques, force est de conclure que le re c ru-tement des milieux unive r s i t a i res se fait davantage dans un sérail plutôt qu’ a l é a t o i re m e n tdans l’ensemble de la société. Ces « n a t i f s » posséderaient le jeu à l’état pratique, dansun « r a p p o rt de complicité infra-consciente, infra-linguistique »1 4, autant qu’ils seraientpossédés par le jeu1 5, ce qui les tient à l’ é c a rt de tout cynisme : « […] un des privilègesliés au fait d’ ê t re né dans un jeu, c’est qu’on peut faire l’économie du cynisme parce qu’ o na le sens du jeu ; comme un bon joueur de tennis, on se tro u ve placé non pas là où estla balle mais là où elle va tomber ; on se place et on place non là où est le profit, mais là
12. Passeron J.-C., Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991. Pour un examen approfondid’un concept sociologique, voir Passeron J.-C., « L’inflation des diplômes. Remarques sur l’usagede quelques concepts analogiques en sociologie », Revue Française de Sociologie, XXIII, 1982, pp.551-584.
13. Le champ posède des règles propres, irréductibles à toutes autres règles ayant cours dans un autreunivers, par conséquent, l’illusio comme traduction incorporée des règles du champ est irréduc-tible à toute autre définition de l’intérêt.
14. Bourdieu P., « Un acte désintéressé est-il possible ? », op. cit., p. 154.15. Ibid., p. 154 : « Les agents bien ajustés au jeu sont possédés par le jeu et sans doute d’autant plus
qu’ils le maîtrisent mieux ».
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où il va se tro u ve r »1 6. Mais le paradoxe tient dans le fait que cette familiarité avec unu n i vers social se présente comme l’expérience la plus fréquente puisque, de quelquem a n i è re que ce soit, tous les membres du champ partagent la même i l l u s i o sans distinc-tion de forme ni de degré. Accéder à l’ Un i versité impose à ceux qui avaient la plus faiblep robabilité d’y parvenir un processus d’adaptation qui prend la forme d’une « c o n ve r-s i o n » : « On comprend que l’on n’ e n t re pas dans ce cercle magique [le champ] parune décision instantanée de la volonté mais seulement par la naissance ou par un lentp rocessus de cooptation qui équivaut à une seconde naissance »1 7. D’où l’ a p p a re n t econtradiction entre une i l l u s i o qui est l’apanage des natifs et qui est en même temps leplus petit dénominateur commun dans le champ. Certes Bourdieu a raison d’ i n vo q u e rla transformation possible des dispositions, mais il est bien difficile d’ a d m e t t re que tousles acteurs d’un espace unive r s i t a i re, quelle que soit la discipline, partagent une i l l u s i ocommune (au sens d’intérêt). Quel écart entre les préoccupations d’un maître de confé-rences dans une petite ville, produisant peu, et un Professeur au Collège de France, dire c-teur de collection ou de revue, lancé dans une compétition scientifique internationale,dirigeant une équipe de cherc h e u r s ! S’ils partagent sans doute des croyances communes(une d ox a), leurs intérêts sont loin d’ ê t re identiques. De là, on peut spéculer sur les fro n-t i è res délimitant le champ ou bien sur l’unité supposée de l’i l l u s i o : soit le champ his-torien ou philosophique (etc.) est trop vaste et implique de définir des sous-champs, soitil est nécessaire de spécifier plusieurs formes d’intérêts qui ont cours dans le même lieu.Une chose est sûre : une seule i l l u s i o ne peut rassembler l’intégralité du champ. Onre t ro u ve ici un travers récurrent dans la démarche bourdieusienne, consistant à présup-poser plutôt qu’à démontrer l’harmonie sociale par la conformation « i n é v i t a b l e » desdispositions individuelles aux exigences du champ1 8.
Autour de ces deux critiques principales, nous allons développer les différents sensde la notion d’i l l u s i o a vant de re venir plus en détail sur les problèmes que posent re s-p e c t i vement la ré-indexation de concepts et l’usage de ce concept à l’ensemble des membre sdu champ unive r s i t a i re. Quels sont les biais interprétatifs résultant de ces empru n t sconceptuels parfois inadéquats ? A simultanément défendre une théorie de la pratiqueet à dénoncer les illusions des individus, Bourdieu n’ôte-t-il pas toute capacité réflexiveaux acteurs ? Et n’ é l è ve-t-il pas le sociologue au rang d’ i d é o l o g u e ?
16. Ibid., p. 154.17. Bourdieu P., Le Sens pratique, op. cit., p. 114.18. Bourdieu propose une analyse de l’héritage dans laquelle l’héritier peut refuser ce qui provient de
ses parents, en donnant l’exemple de Frédéric dans l’Education sentimentale. Le héros de Flaubertsubit un changement de l’illusio, mais cette rupture n’est possible chez Bourdieu que dans la fic-tion. Je remercie Muriel Mille d’avoir attité mon attention sur ce point. Bourdieu P., Les Règles del’art, Paris, Seuil, 1993.
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Il l u s i o et illusion
L’i l l u s i o est d’ a b o rd posée comme un équivalent de l’intérêt, terme qu’il vient sup-pléer et pro g re s s i vement remplacer pour déjouer les critiques que lui adressent les par-tisans du choix rationnel ou, à l’ a u t re bord, les théoriciens du don gratuit. Les uns re-p rochent à Bourdieu sa conception déterministe de l’action, les autres son incapacité àpenser la gratuité. Sous le feu nourri de ces deux camps, il renonce à « l’ i n t é r ê t » et àses connotations utilitaristes et économistes, et se réapproprie l’i l l u s i o aux origines la-tines, gage de solidité conceptuelle dans l’esprit de Bourdieu. En cela, il poursuit son en-t reprise de re-sémantisation et de captation de termes empruntés à l’ h i s t o i re ou à la phi-losophie médiévale, tels que l’h a b i t u s, l’h e x i s ou encore l’e t h o s1 9. Il voit là le moyen deconstituer un lexique théorique dénué d’échos dans le paysage intellectuel dans lequelil gravite et ainsi d’échapper aux alternatives contemporaines qui lui sont pro p o s é e s2 0.Il emprunte à J. Hu i z i n g a2 1 l’i l l u s i o, fait sienne, par la même occasion, l’étymologie quelui donne son géniteur (i l l u s i o viendrait du mot latin l u d u s ( j e u )2 2) et se saisit de l’ a n a-logie entre l’organisation du champ et le jeu.
Mais tout cela ne nous apprend rien sur l’usage que Bourdieu a pu en faire. So u ve n o n s -nous quels sens s’y rapportent. Elle est avant tout « cette propension à agir qui naît dela re n c o n t re entre un champ et un système de dispositions ajustées à ce champ »2 3 e n t reun h a b i t u s (ensemble d’expériences sédimentées qui orientent les manières de faire et depenser) et un espace social caractérisé par des règles qui régissent, de façon plus ou moins
19. L’hexis est un terme emprunté à Aristote que Thomas d’Aquin traduira par habitus. Ces notions(déjà largement mobilisées par les pères fondateurs de la discipline : Weber, Durkheim, etc.) trou-vent leur place dans un ensemble conceptuel issu de la tradition philosophique et en particulier dela scolastique. Si Bourdieu n’innove pas en utilisant ces termes, il leur confère un sens très parti-culier qui distingue son usage de tous les autres, et c’est en cela que le latin (ou le grec) permet larupture avec les significations du sens commun. Par exemple, il évite de parler d’habitude et pré-fère utiliser l’habitus, évitant ainsi toutes les significations de sens commun qui viennent se greffersur les termes du langage courant, même lorsqu’ils sont définis à des fins scientifiques. Voir HéranF., « La seconde nature de l’habitus. Tradition philosophique et sens commun dans le langagesociologique », Revue Française de Sociologie, XXVIII, 1987, pp. 385-416.
20. Sur cette question du dépassement des alternatives théoriques de son temps, illustrées par le duophénoménologie-structuralisme, voir Dewerpe A., « La stratégie chez Pierre Bourdieu », Enquête,sociologie, anthropologie, histoire, n°3, 1996, pp. 191-208.
21. Huizinga J., Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1988 (1938).22. Bourdieu P., Raisons pratiques, op. cit., p. 151 : « Dans son livre fameux, Homo Ludens, Huizinga
dit qu’on peut, par une fausse étymologie, faire comme si l’illusio, mot latin qui vient de la racineludus (jeu), voulait dire le fait d’être dans le jeu, d’être investi dans le jeu, de prendre le jeu ausérieux. »
2 3 . B o u rdieu P., Wacquant L. J. D., R é p o n s e s : pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p. 94.
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stricte, son fonctionnement, ou, autre manière de le dire, le produit de la re n c o n t re entredes schèmes de perception et d’action et des stru c t u res sociales. L’idée qui sous-tend cet-te analyse se résume de la manière suiva n t e : l’expérience singulière du monde social nepeut être comprise qu’en tenant compte de l’ensemble des expériences accumulées quidessinent des habitudes, des régularités et qui s’ a c c o rdent plus ou moins bien ave cl’organisation d’un espace social (sa démographie part i c u l i è re, notamment l’origine deses membres, ses modes de fonctionnement et de promotion, sa hiérarchie, les croy a n c e squi le constituent, etc.). De là, Bourdieu propose des déclinaisons sémantiques qui sontpour l’essentiel au nombre de tro i s :
D ’ a b o rd, comme intérêt spécifique pro p re à un champ, l’i l l u s i o tient lieu d’ é q u i va-lent de la l i b i d o (en empruntant ce terme à la psychanalyse, il insiste sur l’ i n ve s t i s s e m e n tp s ychologique que réclame l’engagement dans le champ et la pulsion qui pousse l’ a c-teur dans le jeu2 4), c’ e s t - à - d i re de la motivation ou de l’ e n g a g e m e n t2 5. « L’i l l u s i o » c’ e s t« le fait d’ ê t re pris au jeu, pris par le jeu, de cro i re que le jeu en vaut la chandelle, ou pourd i re les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer »2 6 ; « le fait d’ ê t re inve s t i ,d’ i n vestir dans des enjeux qui existent dans un certain jeu, par l’effet de la concurre n c e ,et qui n’existent que pour les gens qui, étant pris dans ce jeu et ayant des dispositions àre c o n n a î t re les enjeux qui s’y jouent, sont prêts à mourir pour des enjeux qui, à l’ i n ve r s e ,apparaissent comme dépourvus d’intérêt du point de vue de celui qui n’est pas pris à cejeu, et le laissent indiffére n t »2 7. On distingue selon une logique de l’ a p p a rtenance etde l’ e xclusion le champ et un en-dehors, que vient recouper la distinction entre les déten-teurs d’un h a b i t u s spécifique à ce champ et les autres (e s t a b l i s h e d/o u t s i d e r s ) .2 8
C’est également un principe de perc e p t i o n : « L’i l l u s i o, c’est ce qui est perçu commeévidence et qui apparaît comme illusion à celui qui ne participe pas de cette évidencep a rce qu’il ne participe pas au jeu »2 9. Ou encore Bourdieu précise : « […] quand less t ru c t u res incorporées et les stru c t u res objectives sont en accord, quand la perception estc o n s t ruite selon les stru c t u res de ce qui est perçu, tout paraît évident, tout va de soi »3 0.
24. Sur les rapprochements à établir entre la notion d’illusio et celle de libido (ou de pulsion), je ren-voie le lecteur à Bourdieu P., Maître J., « Avant-propos dialogué », in Maître J., L’autobiographied’un paranoïaque : l’abbé Berry (1878-1947), Paris, Anthropos, 1994.
25. Bourdieu P., « Intérêt et désintéressement », Cours du Collège de France à la faculté de sociolo-gie et d’anthropologie de l’Université Lumière Lyon II, Cahiers du GRS, n° 7, 1988, p. 10.
26. Ibid., p. 11.27. Bourdieu P., « Un acte désintéressé est-il possible ? », op. cit., p. 152.28. Cette distinction empruntée à Jean-Louis Fabiani reprend l’opposition fondamentale structurant
le monde social en champs, et lui adjoint la catégorie des challengers, qui remettent en cause lasituation des établis. Fabiani J.-L., « Les règles du champ », in Lahire B., Le travail sociologique dePierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, Ed. de la Découverte, 1999, p. 86.
29. Bourdieu P., « Intérêt et désintéressement », op. cit., p. 14.30. Bourdieu P., « Un acte désintéressé est-il possible ? », op. cit., p. 156.
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Cette expérience est indissociable d’une foi pratique qui laisse en suspens les principesde fonctionnement du champ pour mieux se plonger dans l’ a c t i o n ; elle demeure lacondition de coups justes, d’anticipations correctes en évacuant la question du cynisme.L’illusion et l’évidence recoupent l’opposition e s t a b l i s h e d/o u t s i d e r s, dans la mesure oùl’évidence du champ apparaît comme illusion à ceux qui y sont étrangers.
Enfin, « l’i l l u s i o (ou l’intérêt pour le jeu) est ce qui donne sens (au double sens) àl’existence en conduisant à investir dans un jeu et dans son à-ve n i r, dans les l u s i o n e s, leschances, qu’il propose à ceux qui sont pris au jeu et qui en attendent quelque chose(ce qui donne un fondement à la croyance qu’il suffit de constituer l’i l l u s i o comme illu-sion, et de suspendre l’intérêt, et la fuite en avant, dans le dive rtissement, qu’elle déter-mine, pour suspendre le temps) »3 1. En tant que coïncidence entre des stru c t u res so-ciales et mentales, l’i l l u s i o est aussi la réconciliation d’un sens objectif et d’un sens subjectif(la conciliation des espérances subjectives et des chances3 2 s t a t i s t i q u e s ) .
Plus simplement, l’i l l u s i o est à la fois un intérêt, un investissement et un principe dep e rception. Elle appelle d’ a u t res notions inscrites dans la théorie de la pratique forgéepar Bourd i e u : une croyance aveugle dans les enjeux qui animent le champ (d ox a) ,des valeurs (e t h o s) et même la posture physique escomptée chez les prétendants (h e x i s ).La référence à l’illusion devient alors plus claire : elle est une condition du fonction-nement de certains champs réglés par une économie symbolique, fondée sur le doublejeu de la méconnaissance et de la reconnaissance. Bourdieu propose cette descriptionidéal-typique des champs artistiques et scientifiques, ceux-là mêmes qui jouissent, se-lon lui, de la plus grande autonomie, et où, à ce titre, le succès ne dépend que des ju-gements qui se forment à l’intérieur de ces univers. Ces espaces sociaux (que Bourd i e ua largement décrit dans plusieurs de ses livre s : Homo academicus, Les Règles de l’ a rt,La Noblesse d’ Et a t,…) orientés vers l’accumulation de capital symbolique ne fonction-nent qu’en raison de la croyance de l’ensemble des acteurs dans la légitimité des va-leurs qui s’y jouent : « Tous ceux, engagés dans le champ, ont en commun l’ a d h é s i o ntacite à la même d ox a qui rend possible leur concurrence et lui assigne sa limite : elle in-
31. Bourdieu P., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 248.3 2 . Jean-Claude Pa s s e ron a développé une réflexion extrêmement éclairante sur le symbolisme social. Il rap-
pelle que la légitimité d’une institution, d’une œuvre ou d’une personne dépend de la méconnaissance desr a p p o rts sociaux qui la fondent. Cf. Pa s s e ron J.-C., « L’inflation des diplômes. Re m a rques sur l’usage dequelques concepts analogiques en sociologie », op. cit., p. 575 : « Une des propriétés constitutives du sym-bolisme social se manifeste en tout cas dans le fonctionnement d’un marché symbolique : c’est la m é c o n-n a i s s a n c e du rôle joué par les mécanismes sociaux déterminant l’influence ou la force qui fonde la re c o n-naissance de la valeur symbolique constituant la « l é g i t i m i t é » (et donc une partie de la force) de cetteinfluence et de ce rapport de forc e ». Bourdieu ne décrit pas autrement l’organisation d’ u n i vers s’ a p p u y a n tsur la croyance des acteurs dans l’ i m p o rtance des valeurs qu’ils pro m e u vent. La pérennité de cet ord re dépendjustement du maintien de cette croy a n c e .
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t e rdit de fait la mise en question des principes de la croyance, qui menacerait l’ e x i s t e n-ce même du champ »3 3. On y offre des émoluments essentiellement symboliques qu’ a c-ceptent sans rechigner des membres sous l’effet de la « docte ignorance » :
La docte ignorance de tout ce qui est tacitement accordé à travers l’ i n vestissement dansle champ et l’intérêt que l’on a à son existence même et à sa perpétuation, à tout ce quis’y joue, et l’inconscience des présupposés impensés que le jeu produit et re p roduit sanscesse, re p roduisant ainsi les conditions de sa pro p re perpétuation, sont d’autant plustotales que l’entrée dans le jeu et les apprentissages se sont effectués de manière plus insen-sible et plus ancienne, la limite étant bien sûr de naître dans le jeu, naître avec le jeu. 3 4
Comme nous l’ a vons déjà expliqué, l’autonomie des champs intellectuels accroît lese f f o rts attendus de la part de tous les candidats pour se conformer à leurs exigences :« L’entrée dans un univers scolastique suppose une mise en suspens des présupposésdu sens commun et une adhésion p a ra - d ox a l e à un ensemble plus ou moins radicale-ment nouveau de présupposés, et corrélativement, la découve rte d’enjeux et d’ u r g e n c e sinconnus et incompris de l’expérience ord i n a i re »3 5. L’entrée dans le champ unive r s i-t a i re prend les allures d’une expérience mystique, bien éloignée de l’ i n s e rtion pro f e s-sionnelle dans un sens courant, tro u vant sa place dans le lexique de la vo c a t i o n .
L’usage des concepts historiques
L’un des apports de Bourdieu à l’analyse des professions unive r s i t a i res est d’ a vo i rmodifié le point de vue d’une sociologie des professions ou du travail centrée sur lestatut, la division des tâches, la rémunération, (etc.). Il a introduit des notions commele rite, la conversion, la foi dans l’analyse d’une profession qui, lorsqu’il s’y est intére s-sé, dans les années 1960, restait (peut-être encore) le domaine des clercs et de la vo c a-tion. Ce nouvel éclairage porté sur les professions académiques illustre à merveille la lo-gique conceptuelle des sciences sociales, dans la mesure où l’i l l u s i o (en tant qu’elle estliée à l’h a b i t u s, l’h e x i s, l’e t h o s) forme un système analogique re n voyant à d’ a u t res périodeshistoriques ou d’ a u t res domaines de la pensée. Or, c’est précisément ce déplacement quel’on fait subir à des notions qui n’ont pas été pensées pour une période historique don-née qui crée un « effet de connaissance »3 6. L’intérêt d’un concept sociologique résideautant dans ce qu’il permet de désigner directement que dans ce qu’il suggère en néga-
33. Bourdieu P., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 132.34. Bourdieu P., Le Sens pratique, op. cit., p. 113.35. Bourdieu P., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 22.3 6 . Pa s s e ron J.-C., Le Raisonnement sociologique, op. cit., pp. 234-235. Jean-Claude Pa s s e ron définit « l’effet de
c o n n a i s s a n c e » comme « des opérations de re-conceptualisation effectués sur les informations de base parune question conduisant à mettre en relation des énoncés descriptifs les uns avec les autres et non plus seulement
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t i f : « On peut dire que les [concepts sociologiques] valent ce que vaut leur aptitudeanalogique à organiser le travail de traitement et d’interprétation des données ; maisc’est dire aussi qu’ils valent ce que le chercheur qui n’attend de leur capacité de dési-gnation aucune connaissance pré-constituée est capable de leur faire désigner, par dif-f é rences ou par défaut au moins autant que par nomination dire c t e »3 7. Toute la diffi-culté réside dans le contrôle de significations parasites qui accompagnent cette démarc h e .L’usage de termes hérités de la scolastique ou de l’ h i s t o i re médiévale, comme l’ e m p l o ide schèmes explicatifs entiers, rappelle la dette de Bourdieu vis-à-vis de l’ h i s t o i re. De sr é f é rences fortes à Kantorowicz, Du by, Bloch ou Huizinga sur lequel il s’appuie pourdéfinir la notion d’i l l u s i o, importent dans l’analyse de réalités contemporaines des no-tions forgées pour une autre période historique. Cet usage des concepts n’est pas en soicondamnable, bien au contraire il permet la connaissance. Mais lorsqu’on les appliqueà un monde de « c l e rc s », les risques sont grands d’occulter leur dimension re l i g i e u s e .Jean-Claude Pa s s e ron a explicité ces phénomènes d’indexation à des données spatio-t e m p o relles, propriété fondamentale des sciences historiques, et le risque qui s’ e n s u i tpour quiconque ferait un usage non-contrôlé de notions inventées pour décrire une réa-lité tout autre. L’ e m p runt conceptuel est l’ e x p ression d’un usage actif de l’analogie (« va-riation mentale »), qui s’oppose à l’application passive de métaphores dans les sciencessociales, en faisant travailler « un rapprochement entre stru c t u res de phénomènes d a n sson adéquation comme dans son inadéquation »3 8. Il invite à retracer l’ i t i n é r a i re d’ u nconcept à travers ses multiples indexations – ce que Bourdieu répugne à faire –, par-lant des unive r s i t a i res comme s’il évoquait des clercs médiévaux. Si une partie de la vé-rité du travail académique se situe du côté de la vocation, du sacerdoce et de la foi (et cen’est pas le m o i n d re mérite de Bourdieu que de l’ a voir montré), il contribue néanmoinsa vec ce discours à entretenir cette croyance relayée par les unive r s i t a i res eux-mêmes etmasque l’ a u t re versant des pratiques académiques, révélé par la sociologie du trava i l3 9.Une seule citation suffit à expliciter les dangers d’un tel usage : « Toute action péda-gogique destinée à préparer l’occupation des positions dominantes est une action deconsécration, un rite d’institution visant à pro d u i re un groupe séparé et sacré »4 0. Celle-ci, parmi d’ a u t res, charrie tout un ensemble de thèmes re l e vant davantage de la re l i g i o n
un énoncé avec la réalité empirique qu’il décrit ». Ces opérations posent directement la question de l’ u s a g ede concepts sous l’angle de « leur compatibilité avec d’ a u t res énoncés et de leur correspondance avec lesn o u velles informations q u’ils obligent à re c u e i l l i r » .
37. Passeron J.-C., « L’inflation des diplômes. Remarques sur l’usage de quelques concepts analo-giques en sociologie », op. cit., p. 554.
38. Ibid., p. 574.39. Ibid., p. 574 : « On peut donc, et il faut, se servir de cette même analogie pour formuler par
défaut et par différence les hypothèses théoriques que son insuffisance et son échec suggèrent.»40. Bourdieu P., La Noblesse d’Etat, Paris, Ed. de Minuit, 1989, p. 101.
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que d’un quelconque métier. L’insistance sur le sacré, le rituel ou la consécration fait desp rofessions aux gains symboliques un corps distinct des autres, composé de clercs, d’ o b l a t set de novices, comme le dit Bourdieu. L’i l l u s i o, cet engagement aveugle, cette perpétuelleanimation s’oppose à l’arbitrage, à la gestion raisonnée d’un emploi du temps, au calculi n t é ressé, pour se placer du côté des professions artistiques ou religieuses orientées ve r sla re c h e rche d’un absolu ou la quête d’un universel (la vérité ou la science). En t re cesdeux re g i s t res (la profession et la vocation), il serait bien difficile de déterminer lequeldécrit de la manière la plus adéquate les métiers académiques. En re vanche, trancher enf a veur de l’un ou l’ a u t re conduit à occulter ce que l’ a u t re re g i s t re nous permet de connaître .L’analogie de la vocation religieuse met en lumière les liens de dépendance qui pouva i e n texister au sein de l’ u n i versité, l’économie de la reconnaissance qui engageait chacun desp a rticipants, tout en masquant ce qui fait la valeur de réflexions autour des questions depostes et de statuts inaugurées par Max Weber lorsqu’il décrivait la bure a u c r a t i e4 1. Enchoisissant la vocation, Bourdieu conforte l’image qu’il se fait d’un acteur aveugle etdonc re n f o rce sa pro p re théorie de la pratique ; l’usage inadéquat du concept prov i e n talors d’un ensemble d’hypothèses soulevées (par défaut) et restées inexploitées.
Illusio et ethnocentrisme :la généralisation du part i c u l i e r
Pe u t - ê t re plus encore que masquer une partie de la réalité, l’i l l u s i o (et les notions quilui sont liées) souffre tout simplement d’un mauvais usage, parce qu’elle est censée dési-gner l’expérience commune à tous les participants du jeu et qu’elle représente un facteurd’homogénéité. Elle est, comme l’explique Bourdieu, dans une formule tautologique,« la condition et le produit du fonctionnement du champ », mais Bourdieu rappelleq u’elle est également la spécificité des « n a t i f s » du jeu. Comment alors peut-elle être àla fois le trait le mieux partagé et la particularité de quelques uns ? Bourdieu s’en sort enprécisant que toute entrée dans le champ impose à l’impétrant un processus de conve r-sion qui équivaut à une « seconde naissance ». Mais pouvons-nous vraiment être conva i n-cus par un tel argument, quand ailleurs il réaffirme que tous les participants « p a rt a g e n tles mêmes intérêts et les mêmes enjeux dans le champ unive r s i t a i re »4 2 ? Il est bien dif-ficile de cro i re que quel que soit le lieu, la position ou l’âge dans un champ académiquespécialisé (historique, philosophique, mathématique,…), tous les acteurs soient mus parles mêmes enjeux, et si l’on croit facilement que certaines valeurs y sont partagées, end é d u i re une i l l u s i o identique pour chacun re l è ve de l’utopie. Tout d’ a b o rd, parce que
41. Voir Weber M., Economie et société, tome 1, Paris, Plon, 1971.42. Bourdieu P., Homo Academicus, op. cit., p. 133.
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c e rtains membres ne sont pas des « n a t i f s » du champ et quand bien même ils auraientaccompli cette conversion, ils ne seraient pas pour autant des pairs de ceux dont les dis-positions les portent naturellement vers cet univers. Ensuite, cette assertion est contes-table car elle nie la forme idéal-typique de toute affirmation sociologique. Même si l’ o nfait crédit à Bourdieu de cette démarche (la logique idéale-typique4 3), la plupart de sesthèses vont à l’ e n c o n t re de la démarche probabiliste ou typique du raisonnement enappliquant de façon mécanique un même type d’intérêt à chacun des acteurs d’un espacesocial unifié. Enfin, et de manière plus générale, Bourdieu fait peu de cas des exc e p t i o n s ,des trajectoires brisées qui à bien y re g a rder sont loin d’ ê t re marginales (et qui donnentp a rfois lieu à des prises de conscience), risquant de re m e t t re en cause l’ensemble de sat h é o r i e :
C’est seulement par exception, notamment dans les moments de crise, que peut se for-m e r, chez certains agents, une représentation consciente et explicite du jeu en tant quejeu qui détruit l’ i n vestissement dans le jeu, l’illusio, en la faisant apparaître telle qu’ e l l eest toujours objectivement (pour un observateur étranger au jeu, indifférent), c’ e s t - à - d i recomme une fiction historique ou, pour parler comme Du rkheim, « une illusion bienf o n d é e » .4 4
En se contentant de parler « d’habitus clivés », il oublie tous les ajustements quipermettent d’ i n t é g rer un monde différent de celui qui vous a vu « n a î t re ». Bourd i e uest amené à oublier la logique qui l’a conduit à faire éclater la notion d’intérêt telleq u’il l’a formulée dans certains de ses textes : « La théorie du processus de différe n c i a-tion et d’autonomisation d’ u n i vers sociaux ayant des lois fondamentales différe n t e sconduit à faire éclater la notion d’intérêt… »4 5.
Ne faut-il pas voir alors dans ce biais intellectuel les traces d’une illusion que Bourd i e us’est efforcé de combattre ? On peut lire cette généralisation comme le produit d’ u nethnocentrisme qui porte celui qui en est victime à étendre à tous les autres sa pro p re si-tuation. Pa rce que ce que l’i l l u s i o décrit, c’est la vie d’un unive r s i t a i re qui n’est pas maître
4 3 . La démarche idéale-typique inventée et utilisée par Max Weber consiste à dessiner à gros traits un phéno-mène ou une action afin qu’il serve de référent (type pur) auquel l’on compare ce que l’on observe dans laréalité. La Zwe c k - ra t i o n a l i t ä t (rationalité par rapport aux fins) permet de compare r, à cette forme histori-quement rarissime, d’ a u t res types de conduite. Cf. Pa s s e ron J.-C., « L’inflation des diplômes. Re m a rq u e ssur l’usage de quelques concepts analogiques en sociologie », op. cit., p. 560.
44. Bourdieu P., Les Règles de l’art, op. cit., p. 374, n.b.p. 18.45. Bourdieu P., « Un acte désintéressé est-il possible ? », op. cit., p. 160. Le processus de différen-
ciation est à l’origine de champs, d’intérêts et d’habitus spécifiques. Ce thème décisif chezBourdieu est déjà largement discuté chez Weber, Durkheim ou Marx. Et la question de la diffé-renciation des sphères d’activité ne va pas sans l’analyse de l’individuation des acteurs et de la diver-sification de leurs univers d’appartenance (voir notamment Simmel). Pour une généalogie de cettethématiques chez Bourdieu, voir Lahire B., « Champ, hors-champ, contrechamp », in Lahire B.(sous la dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, op. cit., pp. 23-57.
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de son temps, qui n’a pas non plus toujours le temps d’établir des plans, et qui adhèreaux enjeux scientifiques qu’il contribue à définir. Telle est la description que l’on pour-rait faire de la carrière de Bourdieu, si l’on restait fidèle à l’i l l u s i o. Bourdieu a oublié tousceux, en-dessous, de lui pour qui la vie unive r s i t a i re n’est pas toujours une ascèse ou unevocation, qui établissent parfois des plans ou des stratégies (pourvu qu’ils en aient lesm oyens), qui alternent des phases d’engagement aveugle et de lucidité. L’ « illusion sco-l a s t i q u e », dénoncée par Bourdieu, critique le point de vue académique incapabled’échapper aux catégories de la logique ou de la théorie pure, et donc incapable de pen-ser la logique de la pratique ou l’engagement désintéressé sans faire référence à l’ i n t e n-tion ou à une « philosophie implicite du sujet ». Ce « biais scolastique »4 6 joue una u t re tour au sociologue quand il refuse de voir le cynisme ou l’intérêt au nom du dé-voilement de cette « illusion académique », non qu’il s’agisse d’une norme ou d’ u nc o m p o rtement systématique, mais il paraît plus fécond d’envisager des moments (oudes contextes de lucidité ou de calcul) plutôt que de les nier. No t re re g a rd se port e r a i talors sur l’étude de ces contextes (leur spécificité, leur durée, leur expérience) et leura rticulation avec des moments d’engagement intense dans le jeu. Pa rce qu’il est incon-c e vable d’imaginer tous les acteurs soumis en permanence aux exigences de la pratique,leur accorder à la fois une raison pratique et une raison calculatrice enrichit la re p r é-sentation théorique de l’individu. Penser également la d e s i l l u s i o, non pas seulementsur un mode théorique mais par le biais d’ e n t retiens ou de récits de vie qui apport e n tun socle empirique à cette possibilité – tout juste évoquée par Bourdieu – , résulte aus-si de cette critique adressée à l’i l l u s i o. Enfin, rappeler la diversité des appartenances so-ciales, c’est nuancer l’i l l u s i o comme raison de vivre (sens radical qu’elle prend parfois) etc h e rcher à penser l’ a rticulation et les passages entre différents univers sociaux. L’i l l u s i oacadémique n’est pas dans la plupart des cas le seul moteur de l’existence, et lire ces pro-fessions de cette manière conforte l’idée déjà bien enracinée d’un ascètisme des pro f e s-sions intellectuelles.
Il reste après ces quelques pages un étrange sentiment, celui laissé par une sociolo-gie du dévoilement qui n’ a c c o rde pas de réflexivité aux acteurs sociaux. Le sociologuen’a de cesse de dénoncer les illusions dont seraient victimes les individus, auxq u e l l e sles sociologues, grâce au travail de la réflexivité, prétendent échapper. Ce point de vueest au principe d’une double erre u r : la myopie des acteurs et le rôle démesuré accor-dé au sociologue. Sans pour autant mettre sur un même plan le discours informé duscientifique et le savoir indigène, il convient de rétablir une juste hiérarchie des degrésde pertinence des paroles re s p e c t i ves du scientifique et du profane, et nous nous sommes
46. Bourdieu P., Homo academicus, Paris, Ed. de Minuit, 1984.
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e f f o rcés de re m e t t re en cause l’ a veuglement supposé des acteurs. Resterait à s’ i n t e r ro-ger sur les fondements d’une telle attitude chez certains sociologues. Ma rx verrait sansdoute dans cette sociologie du soupçon qui dénonce les illusions, même bien fondées,au nom d’une critique de l’ethnocentrisme, une forme part i c u l i è re de défense de l’ u n i-versalisme et de la science, lui qui voyait derrière toute cause « a l t ru i s t e » le spectre dela corruption. En faisant des champs scientifiques des arènes vouées aux jeux « d’ i n t é-rêts désintére s s é s », le sociologue court le risque d’ ê t re assimilé à ces idéologues qui aunom de l’ u n i versel (ici de la science) généralisent des intérêts particuliers. La pro f e s-sion de foi bourdieusienne en faveur de l’autonomie des sphères académiques serait sansdoute analysée par Ma rx comme la défense d’intérêts paravents portant les habits del’ u n i versel. Il est inutile de critiquer chez Bourdieu une quelconque soumission à unmythe de l’ u n i versel sous peine de retomber dans la dénonciation en chaîne d’ i l l u-sions chère aux théoriciens du soupçon. Cette lecture de toute façon ne rendrait pas jus-tice aux travaux de Bourdieu et à ses apports pour la compréhension de l’action. To u tsimplement, les discours bourdieusiens, notamment tous ceux qui concernent l’i l l u s i o,s’ i n s c r i vent dans une croyance fondamentale qui n’est que la traduction d’une expé-rience vécue, et que Bourdieu exprime de la manière la plus éclatante : « Pour moi, lavie intellectuelle est plus proche de la vie d’ a rtiste que des routines d’une existence aca-d é m i q u e »4 7.
Paul Costeyp c o s t e y @ e n s - l s h . f r
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