+ All Categories
Home > Documents > Deux ambres et un seul nom. Hypothèses sur l’origine d’une ...

Deux ambres et un seul nom. Hypothèses sur l’origine d’une ...

Date post: 21-Dec-2021
Category:
Upload: others
View: 3 times
Download: 0 times
Share this document with a friend
17
HAL Id: hal-02328536 https://hal-normandie-univ.archives-ouvertes.fr/hal-02328536 Submitted on 14 Nov 2019 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Deux ambres et un seul nom. Hypothèses sur l’origine d’une confusion Thierry Buquet To cite this version: Thierry Buquet. Deux ambres et un seul nom. Hypothèses sur l’origine d’une confusion. Gauvin, Brigitte; Lucas-Avenel, Marie-Agnès. Inter litteras & scientias. Recueil d’études en hommage à Catherine Jacquemard, Presses universitaires de Caen, pp.17-32, 2019, Miscellanea, 978-2-84133-938- 9. hal-02328536
Transcript

HAL Id: hal-02328536https://hal-normandie-univ.archives-ouvertes.fr/hal-02328536

Submitted on 14 Nov 2019

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

Deux ambres et un seul nom. Hypothèses sur l’origined’une confusion

Thierry Buquet

To cite this version:Thierry Buquet. Deux ambres et un seul nom. Hypothèses sur l’origine d’une confusion. Gauvin,Brigitte; Lucas-Avenel, Marie-Agnès. Inter litteras & scientias. Recueil d’études en hommage àCatherine Jacquemard, Presses universitaires de Caen, pp.17-32, 2019, Miscellanea, 978-2-84133-938-9. �hal-02328536�

Mélanges Catherine Jacquemard, B. Gauvin, M.-A. Lucas-Avenel (dir.), Caen, puC, 2019, p. 17-32

deux ambres eT un seul nom. HypoTHèses sur l’origine d’une confusion 1

introductionLe chapitre du Cetus de l’édition du De piscibus de l’Hortus Sanitatis (HS) contient une longue note érudite relative à l’ambre de baleine, ou ambre gris, rédigée par Catherine Jacquemard 2. Elle constitue une synthèse sur les savoirs médiévaux à propos de l’ambre, qui m’a été très utile quand j’ai commencé à travailler moi-même sur le sujet, notamment à propos des savoirs arabes sur l’origine de cette substance 3. Cette note de C. Jacquemard est l’une des plus longues et des plus détaillées de l’apparat critique de tout l’ouvrage, fruit d’une enquête ayant peut-être été motivée par la possible confusion entre l’ambre jaune et l’ambre gris, deux matières fort différentes ayant pourtant le même nom. L’objectif de cet article est de faire le point sur l’histoire de cette double dénomination et d’essayer de comprendre comment un mot désignant l’ambre de baleine a servi au Moyen Âge à nommer l’ambre jaune de la Baltique ; aujourd’hui le mot « ambre » désigne d’emblée l’ambre jaune, et il faut donner un qualificatif de couleur pour dire qu’on parle d’ambre de baleine. Cela n’a pas toujours été le cas, et C. Jacquemard avait bien relevé qu’au Moyen Âge, l’ambre désignait avant tout celui de la baleine, alors que l’ambre jaune portait d’autres noms, hérités de l’Antiquité, electrum, succinum et lyngourion 4.

les deux ambresL’ambre jaune est une résine d’arbre fossile, la plupart du temps importée d’Europe du Nord ; il est bien connu pendant l’Antiquité et les savants grecs et latins ont souvent

1. Que soient remerciés ici Nicole Guilleux (CRAHAM), Marie Cronier (IRHT), Grégory Clesse (univ. Cologne), Tamás Visi (univ. Cologne), Brigitte Gauvin et Marie-Agnès Lucas-Avenel (CRAHAM), Simon Lebouteiller (univ. Oslo).

2. HS, ch. 19, note 8, 184-185. Initialement encore plus longue, elle a du être réduite par l’éditeur. Version en ligne : https://www.unicaen.fr/puc/sources/depiscibus/consult/hortus_fr/FR.hs.4.19. Voir aussi les notes 9 et 10, p. 185, qui apportent des compléments d’information sur l’ambre gris.

3. Buquet 2015. Cet article est un prolongement de l’exposé sur l’ambre gris que j’avais donné lors d’une journée d’étude du CRAHAM, le 28 mars 2015, intitulée « Les poissons au Moyen Âge : imaginer, décrire, pêcher, consommer… », organisée par Catherine Jacquemard, Brigitte Gauvin et Marie Casset. Qu’elles soient ici remerciées de leur invitation.

4. Riddle 1964a.

18 Thierry Buquet

débattu de son origine plus ou moins légendaire et de son utilisation dans l’art de la parure ou dans la pharmacopée. En grec, il est nommé lyngourion (notamment à cause de son origine supposée : de l’urine de lynx solidifiée) ou elektron (de par ses facultés électrostatiques). Ce dernier terme sera repris en latin sous la forme electrum ; un autre mot désigne cette matière en latin : succinum, dont l’étymologie, selon Pline, serait reliée à sa nature de « suc » ou de sève d’arbre 5.

L’ambre gris est une sécrétion de taille et de poids variables (de quelques cen-taines de grammes à plusieurs dizaines de kilos) se formant dans le corps de certaines baleines (le cachalot, Physeter catodon). Il est le produit de la mauvaise digestion des becs de calmars et de seiches 6 et donc le produit des « intestins honteux d’une baleine malade », pour reprendre les mots d’Herman Melville dans son roman Moby Dick 7. Son origine n’ayant été définitivement comprise qu’à partir du XVIIIe siècle, elle a longtemps été débattue par les savants orientaux et occidentaux 8. Ignoré par la litté-rature antique, l’ambre gris a d’abord été connu des savants arabes, qu’ils nomment ʿanbar, mot peut-être d’origine somalienne 9, qui pourrait s’expliquer par le fait que les Arabes ont d’abord perçu l’ambre comme un produit de l’océan Indien 10. Dans le monde arabo-persan, ambre jaune et ambre gris ne sont jamais confondus, que ce soit dans la littérature savante ou dans le lexique : la résine y est nommée kahrubā.

l’introduction du mot « ambre » dans le monde chrétien

Le mot ʿanbar va se diffuser à Byzance puis en Occident progressivement après la fin de l’Antiquité 11. La plus ancienne mention se trouve chez Aetius d’Amida, médecin grec vivant au tournant des Ve-VIe siècles. L’ambre y est mentionné comme le composant d’une recette de « nard », un parfum destiné à l’église 12. Le mot est orthographié « ampar » (ἄμπαρ), mais c’est un choix de l’éditeur scientifique, alors que les manuscrits donnant l’archétype du texte ont la leçon « ambar » (ἄμβαρ) 13. Siméon Seth, médecin, astrologue et traducteur byzantin du XIe siècle, membre de

5. Riddle 1973 ; Pline, Histoire naturelle, XXXVII, § 43, p. 52.6. Clarke 2006.7. Buquet 2015, 114.8. Buquet 2015 ; Dannenfeldt 1982.9. Pelliot 1959, 33.

10. Buquet 2015, 124.11. Carpentier 1883 ; Hünemörder, Wartke & Pingel 2006 ; « Ambra » / « Ambre », in Latham (éd.) 1975,

Mittellateinisches Wörterbuch 1967, Tesoro della lingua italiana delle Origini 2006 et Wartburg & Gossen 1966.

12. Aetius d’Amida, Libri medicinales, 66.13. La graphie μπ permet de noter l’occlusive sonore /b/, alors que le bêta note la fricative /v/. Il s’agit

d’une évolution de la langue grecque byzantine, car le bêta antique notait /b/, le changement vers /v/ se faisant entre le IVe et le IXe siècle. La graphie « ambar » est donc ancienne et semble un décalque de l’arabe ʿanbar. Je remercie chaleureusement Nicole Guilleux (CRAHAM) et Marie Cronier (IRHT) pour leur aide sur ce point.

Deux ambres et un seul nom… 19

la cour impériale, est l’auteur d’un traité de diététique qui consacre un court chapitre à l’ambre, qui y est orthographié ampar 14. Sa notice est clairement sous influence arabe, notamment lorsqu’il mentionne les différentes variétés et qualités d’ambre 15. Au Xe siècle, le Livre de l’éparque de l’empereur Léon VI, dans le chapitre concernant les métiers de parfumerie, donne la forme ambar 16.

En Occident latin, les mentions du mot « ambre » antérieures au XIIe siècle sont très rares : un poème relatif à une inscription dans la basilique Sant’Antonino de Piacenza, antérieure au IXe ou au Xe siècle, mentionne l’ambre (ambaris odorem) parmi d’autres parfums 17 ; un manuscrit conservé à Saint-Gall 18, datant du IXe siècle, contenant un antidotaire, où le mot « ambar » apparaît dans une recette de parfum à brûler, le thymiama (timiame dans le manuscrit, f. 247), avec, entre autres, le camphre, le musc, l’aloès et la myrrhe 19.

Par la suite, les savoirs sur l’ambre vont arriver en Europe par le biais des tra-ductions de traités médicaux aux XIe et XIIe siècles, notamment à l’école de Salerne. Plusieurs auteurs arabes mentionnant l’ambre gris sont ainsi traduits en latin : Avicenne (Canon de médecine), par Gérard de Crémone vers 1150 20, et Ibn al-Ǧazzar, dont le Viatique fut traduit à la fin du XIe siècle par Constantin l’Africain, sous le titre De Gradibus 21. Mentionnons également l’Antidotarium magnum, datant de la fin du XIe siècle (sud de l’Italie, Mont-Cassin ?), parfois attribué à Constantin l’Africain ou à son entourage ; le mot ambre est mentionné dans une recette sous la forme ambra 22.

De brèves mentions de l’ambre se retrouvent dans deux lapidaires alphabétiques du milieu du XIIe siècle, en latin pour le Damigeron 23 et en langue vernaculaire pour celui de Philippe de Thaon (sous la forme altérée cymbra pour le second) 24. Ces deux passages semblent directement influencés par Constantin l’Africain, tant les textes sont proches. Le Liber aggregatus in medicinis simplicibus, du pseudo-Sérapion, traduit en latin au début du XIIIe siècle, mentionne également l’ambre de baleine 25.

14. Siméon Seth, Syntagma de alimentorum facultatibus, 26.15. Voir le résumé du passage dans Dannenfeldt 1982, 384-385.16. Léon VI, Livre de l’éparque, chap. X, 100-111.17. Inscriptiones Aemiliae et Etruriae, 240 ; Poetae latini aevi carolini, n° 136, 721.18. Stiftsbibliothek, Cod. Sang. 44.19. Édition du texte dans Sigerist 1923, 89 « Confectio timiame ». Il s’agit de la seule mention de cette sub-

stance dans les antidotaires pré-salernitains. Cette recette n’est pas sans évoquer celles de parfums très célèbres en Orient, la ġaliya et le nadd, où l’on trouve également de l’ambre, du musc et du camphre (Buquet 2015, 116).

20. Avicenne, Liber Canonis, II, Tract. II, LXIII, f° 76.21. Constantin l’Africain, De gradibus, 357.22. London, Wellcome Library, Ms. 138, f. 18v-19. Je remercie Katherine Walker-Meikle de m’avoir signalé et

transmis cette source. Pour la tradition manuscrite de ce texte, voir Ausécache 2007, 59-62. Le réceptaire final ne se trouve pas dans tous les manuscrits.

23. Damigeron latin (Epistola Evax), XIIIe siècle. Paris, BnF, Nouv. acq. Lat., 873, f. 187.24. Anglo-Normand lapidaries, 224-225, v. 615.25. Ps. Sérapion, Liber aggregatus in medicinis simplicibus (non paginé, ni signé).

20 Thierry Buquet

Un traité des simples de la même période, le Circa instans, attribué à Platearius, a été rédigé à Salerne vers 1150. Influencé par la pharmacopée arabe, ce texte ne donne pourtant pas les hypothèses habituelles des Arabes sur l’origine de l’ambre, et en introduit une nouvelle qui aura beaucoup de succès en Occident : l’ambre serait du sperme de baleine. Le texte du Circa instans insiste sur la blancheur de l’ambre (même s’il mentionne l’existence de l’ambre gris), qui semble mise en relation avec celle du sperme 26. Cette hypothèse sera reprise par de nombreux auteurs, tout au long du XIIIe siècle : Alexandre Neckam 27, Arnold de Saxe 28 (celui-ci cite comme source pour cette information le Liber de animalibus d’un certain Iorach Chaldeus 29) – par rapport au Circa instans, Arnold de Saxe donne des explications relatives à l’accouplement des baleines, qui produit du sperme en excès, et qui se transforme en ambre par coagulation – , Barthélemy l’Anglais 30 (qui cite Iorach), Albert le Grand (De animalibus 31, lui aussi citant Iorach, sans doute par l’intermédiaire d’Arnold de Saxe), Vincent de Beauvais 32, et enfin l’Hortus sanitatis. Dans toutes ces œuvres, la forme latine est « ambra » (parfois déclinée en « ambre »), directement dérivée de l’arabe ʿanbar. L’inversion finale r-a dans le passage de ambar à ambra existait déjà dans le monde musulman : un géographe persan du Xe siècle, al-Iṣtaḫri, signale d’ailleurs qu’à son époque, ʿanbar était prononcé « ambra » en Espagne 33.

C’est donc par la voie « scientifique » et médicale que le mot ambre apparaît mas-sivement dans les textes médiévaux, et il désigne toujours l’ambre de baleine. Il n’est point utile pour les auteurs des XIIe et XIIIe siècles de préciser qu’il s’agit d’ambre gris, l’information va de soi, essentiellement parce qu’elle s’appuie sur le lexique arabe où ʿanbar ne désigne que l’ambre gris, qui n’est jamais confondu avec le jaune. La question se pose alors : comment le mot ambre, formé sur l’arabe ʿ anbar, qui désignait sans ambiguïté l’ambre de baleine (y compris dans les descriptions données par les encyclopédistes), a-t-il pu désigner également l’ambre jaune ?

désignation de l’ambre jaune à partir du xiiie siècle

Avant l’arrivée en Europe du mot arabe ʿanbar, il existait plusieurs vocables pour désigner l’ambre jaune : succinum, electrum, lyngurion (latin) 34 et bernstein (langues

26. Bartholomaeus Mini de Senis, Tractatus de herbis, 243-245. Sur la tradition manuscrite complexe de cette œuvre, voir Ventura 2015.

27. Neckam, De laudibus divinae sapientiae, 404, v. 411-419.28. Draelants 2000a, 829.29. Sur le mystérieux Iorach, voir l’étude fouillée de Draelants 2000b.30. Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, XIII, De aqua, 16, De piscibus, p. 586.31. Albert le Grand, De animalibus, 24, § 16, p. 1523.32. Vincent de Beauvais, Speculum naturale, 17, chap. 41, col. 1275-1276.33. Al-Iṣtaḫri, Kitāb al-masālik al-mamālik, 42.34. Sur l’ambre jaune dans l’Antiquité : Riddle 1964a.

Deux ambres et un seul nom… 21

germaniques). Tacite, dans son bref traité sur la Germanie 35, écrit que l’ambre jaune (succinum) était nommé par les Estes glesum 36. Cette dénomination se trouvait déjà chez Pline l’Ancien (glaesum) 37.

Bernstein, la forme germanique, n’apparaît que tardivement dans les textes, à partir du XIIIe siècle 38. Les textes en ancien allemand, notamment des gloses carolingiennes, évoquent d’autres synonymes vernaculaires pour l’ambre jaune : fliod (gomme, résine) et gizmelti (traduction d’electrum) 39. Dans plusieurs gloses anglo-saxonnes, succinum est traduit en glaeres (proche du glaesum de Pline et de Tacite) 40, à une époque (le haut Moyen Âge) où le mot « ambre » n’est pas encore connu.

La dénomination de la résine fossile par le mot « ambre » semble apparaître au XIIIe siècle dans les textes ; du moins nous n’en connaissons pas de témoignage plus ancien. C’est l’encyclopédiste Thomas de Cantimpré qui, alors qu’il n’évoque pas en ce passage l’ambre de baleine, dit à propos du succinum (ambre jaune) qu’il est appelé en langue vulgaire « lambra » 41 (Vocatur etiam vulgariter lambra) 42. Dans un autre passage, Thomas cite la pierre gagates qui partage avec l’ambre jaune la faculté d’attirer la paille 43. Konrad von Megenberg, qui adapte en allemand l’encyclopédie de Thomas, va traduire le nom de cette pierre par bernstein et agtstein, ce qu’il ne fait pas pour le succin, pour lequel il cite le vernaculaire lambra d’après Thomas 44. Agstein désigne en allemand soit une pierre noire, l’agate, soit une pierre noire magnétique, et par extension, l’ambre de la Baltique, capable d’attirer la paille 45. Quant à bernstein, son étymologie renvoie au feu (« burn-stein »), l’ambre jaune étant effectivement une résine inflammable 46.

Dans son De mineralibus, Albert le Grand nomme le succinum « lubra » (vul-gariter autem lubra vocatur), peut-être une corruption de lambra, si on considère qu’Albert s’est probablement inspiré de la notice de Thomas de Cantimpré 47. Jacob

35. Tacite, Germanie, 98-99, chap. 45.36. Æstii, Estoniens ou Lituaniens, dont la langue ne ressemble pas à celle des Suèves (Suédois) mais à

celle des Bretons. L’ambre est nommé en letton glisis ou glesa. Cassiodore (Variae, V, 2), évoquant les Estes, compile Tacite et reprend sa description de l’ambre jaune, le succinum, mais n’utilise pas le mot glesum (MGH, SS. A.A. 12, 143-144).

37. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVII, § 42, 51.38. Meineke 1984, 27-29.39. Ibid., 33-44 et 63-66.40. Giliberto 2011, 139.41. Dans la forme « lambra », le l- initial peut avoir pour origine une réduction de l’article arabe al-, qui

s’agglutine au mot qu’il définit (al-ʿanbar, العنبر) : on aurait pu ainsi passer d’« alambar » à « lambra ».42. Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, XIV, 64, 369. On pourra désormais se reporter aux

travaux de M. Cipriani, qui prépare une nouvelle édition de cette encyclopédie.43. Ibid., XIV, 32, 362.44. Konrad von Megenberg, Der Buch der Natur, VI, § 39, 384 et VI, § 78, 397.45. Meineke 1984, 24-26.46. Ibid., 27-29.47. Albert le Grand, Book of minerals (De mineralibus), 121.

22 Thierry Buquet

Ben Machir ibn Tibbon (1238-1304), dans sa version hébraïque du De animalibus d’Averroès d’après Aristote, ajoute une glose sur l’ambre jaune : « kharaman / kahraba : am[b]re en langue romane » 48. Cette troisième mention, a priori indépendante de Thomas de Cantimpré, montre bien que cette équivalence entre l’ambre et le succin (parfois appelé au Moyen Âge « carabe » d’après l’arabe kahraba) est bien attestée au XIIIe siècle. Elle se confirme au siècle suivant : avant 1320, dans l’antidotaire d’Henri de Mondeville, le carabe (dérivé de kahraba) se nommait « ambre » en vernaculaire (karabe, quod dicitur gallice ambre) 49. On trouve la forme « lambre » dans les comptes des marchands catalans au XIVe siècle 50, et « ambre » dans la Pratica della mercatura de Pegolotti (ambre vulgariter dicte bernstein) 51. Chez John Mirfield, dans son ouvrage Sinonoma Bartholomei (fin XIVe s.), le cacabre (autre variante de carabe) est rapproché de lambra (vulgo dicitur lambra) 52. Toujours au XIVe siècle, Le Livre des merveilles du monde de Jean de Mandeville évoque des « paternostres d’ambre » 53, chapelets formés probablement de perles d’ambre jaune, comme c’était l’usage à la fin du Moyen Âge 54.

Mais cette évidente synonymie entre le succin, ou carabe, avec l’ambre n’a pas empêché quelques confusions dans les lapidaires médiévaux et dans quelques autres œuvres : les auteurs vont parfois mentionner des variétés d’ambre jaune provenant de la baleine ! Dans le Lapidaire de Philippe (compilé par un auteur anonyme avant 1293), la pierre « hanon » est décrite de couleur jaune, mais elle est née du stercore (excrément) de la baleine ; ensuite, cette « ordure et fiante » aurait été avalée par une écrevisse, et transformée dans son corps en pierre jaune 55.

comment éviter la confusion entre ambre jaune et ambre gris chez les médecins et les marchands

On voit avec les derniers exemples qu’un même nom désignant deux matières fort différentes peut provoquer des confusions. Déjà au début du XIIIe siècle, Jacques de Vitry semble conscient de ce problème et doit préciser que l’ambre ne vient pas des arbres mais de la baleine (Ambra vero non pertinet ad arbores vel herbas, sed est

48. Je remercie Tamás Visi (univ. de Cologne), de m’avoir transmis le texte original de cette source, ainsi que pour ses commentaires sur ce passage. Je remercie également Grégory Clesse (univ. de Cologne) de m’avoir signalé ce texte et mis en contact avec T. Visi.

49. Henri de Mondeville, Die Chirugie, 571 (ch. 9, § 159).50. Coulon 2004, 384.51. Balducci Pegolotti, Pratica della mercatura, 253.52. Mirfield, Sinonoma Bartholomei, 10, 14.53. Jean de Mandeville, Livre des merveilles du monde, chap. 21, 351.54. On trouve deux mentions de patenôtres d’ambre dans les Comptes du roi René, éd. Arnaud d’Agnel

1908-1910, vol. II, 366-367 (n° 2688 et 2695, années 1477-1478). Les autres mentions du mot « ambre » renvoient à des objets ou des coffrets, sans doute ornés d’ambre jaune. Voir aussi Balducci Pegolotti, Pratica della mercatura, 375.

55. Féry-Hue 2005, 111.

Deux ambres et un seul nom… 23

sperma ceti…) 56. Aux XVe et XVIe siècles, dans les écrits sur la peste (Pestschriften), on distingue bien les deux ambres (ambra et karabe) pour éviter toute confusion. En effet, on utilisait des « pommes d’ambre » (poma ambrae) pour se protéger de l’épidémie. Elles étaient principalement fabriquées à partir d’ambre de baleine, mais pouvaient parfois contenir, selon les recettes, de l’ambre jaune de la Baltique. Pour être tout à fait sûr d’éviter des confusions, certains traités vont ajouter l’adjectif « grisse » à ambra : leurs auteurs sont donc tout à fait conscients que le lecteur pourrait le confondre avec l’ambre jaune 57. Au XVIe siècle, le médecin zurichois Konrad Gessner mentionne ces confusions dans les officines d’apothicaires 58 :

Officinae nostrae ambram chryseam (griseam) vocant. Confundunt sub hoc nominis ambitu succinum magno errore. Nam ambarum peregrinum nomen est, illius duntaxat rei proprium. Quapropter sunt, qui sentientes hoc discrimen, ne committeretur error, orientale succinum maluerunt appellare. Sed nos ut alia quaedam, quod patrio vocant nomine ambar, edocti a veteribus Latinis ambarum diximus : sicut et sachar, sacharum. Liberum tamen fuerit vel ambar vel ambarum proferre.Nos officines l’appellent l’ambre gris 59. En reprenant cette formulation, elles le confondent avec le succin [ambre jaune] par grande erreur car « ambar » est un nom étranger, qui est spécifiquement attribué à cette chose. C’est pourquoi il y a des personnes qui, percevant cette différence, ont préféré l’appeler « succin oriental » pour qu’on ne commette pas d’erreur. Mais nous, comme nous le faisons pour d’autres choses, parce qu’on l’appelle ambar dans la langue de nos ancêtres, instruits par les anciens latins, nous disons ambarum, et de même pour sachar, sacharum. On est libre cependant de dire ambar ou ambarum.

Chez les marchands, il était également important de ne pas confondre deux matières aux origines et aux prix très différents ; le lexique doit donc être précis 60. Déjà Marco Polo utilise un nouveau terme pour désigner l’ambre de baleine : ambracane 61. Par la suite, les marchands italiens de la fin du Moyen Âge, par exemple Francesco Balducci Pegolotti, utilisent ambracani ou ambracan pour désigner l’ambre de baleine pour le différencier ainsi de l’ambre jaune 62. Les comptes des marchands italiens contiennent également des mentions d’« ambra di balena », alors que l’ambre jaune de

56. Jacques de Vitry, Historia orientalis, cap. 87, 348.57. Riddle 1964b, 117.58. Gesner, Historia animalium, IV, De piscium et aquatilium animantium natura, 242, l. 38-42.59. Gesner ajoute après chriseam (griseam) « gris ». Pourtant, chriseam pourrait être la latinisation du grec

χρυσός « or » (le latin chryseos ou chryseus désigne le basilic jaune), ce qui tendrait encore à renforcer la confusion entre l’ambre jaune (dorée) et l’ambre gris, et dont Gesner semblerait être lui-même la victime : en effet, les apothicaires mentionnés ici évoquaient peut-être un ambre doré, l’ambre jaune. Je remercie Marie-Agnès Lucas-Avenel pour ses suggestions à propos de chryseam.

60. Voir la longue note d’Allan Evans (éditeur de la Pratica della mercatura de Francesco Balducci Pegelotti, 412-413) citée par Coulon 2004 et par Pelliot 1959.

61. Pelliot 1959, 32-33. L’origine du mot ambracane n’est pas claire pour Pelliot.62. Ibid.

24 Thierry Buquet

la Baltique est quelque fois appelé « ambre de Lübeck » 63. Chez d’autres, au XVIe siècle, l’ambre de la Baltique est cité comme « ambra zalo », ambre jaune 64. Chez les marchands catalans de la fin du Moyen Âge, l’ambre jaune est appelé « carabe » 65.

Hypothèses sur les raisons d’une confusionHypothèses basées sur les ressemblances entre ambre jaune et ambre gris

Que s’est-il donc passé pour que le mot ambre désigne à la fois l’ambre de baleine et l’ambre jaune de la Baltique ? Plusieurs hypothèses peuvent être avancées à partir de quelques points communs sur la nature des deux ambres :

– les deux matières étaient utilisées dans la pharmacopée latine 66 et arabe 67, et nous savons que la confusion est arrivée très vite dans les officines médicinales ;

– les deux matières, nées de l’Océan, sont des pierres ou des « bitumes », qui peuvent être ramassées sur les plages.On a longtemps cru que l’ambre jaune pouvait être une sorte de bitume trouvé

dans les mers : cette idée est encore présente dans le dictionnaire de Furetière au XVIIe siècle (« Certains disent que c’est une congélation qui se trouve dans la mer Baltique, & dans quelques fontaines, où il nage comme une espèce de bitume ») 68. Les sources arabes médiévales évoquaient cette hypothèse pour l’ambre gris dès avant le XIe siècle 69. Cette origine va être ensuite reprise par de nombreux savants du Moyen Âge et de la Renaissance 70. En plus d’être perçus comme des matières comparables par leur forme et par leur origine (la mer), ambre gris et ambre jaune pouvaient être récoltés sur les plages. Cela est bien attesté pour l’ambre gris dans les sources arabes, qu’elles soient orientales, maghrébines ou andalouses 71. Autant les témoignages de ramassage d’ambre gris au bord de la mer sont nombreux en terre d’Islam, autant ils sont quasi inexistants en Occident. A contrario, les auteurs antiques connaissaient la récolte d’ambre jaune sur les rivages de la Baltique : Pline (Histoire naturelle 37, § 35, citant Pythéas) explique que durant le printemps les flots apportaient le succin, excrément de la mer congelée (… insulam Abalum ; illo per uer fluctibus aduehi et esse concreti maris purgamentum). Cela rappelle les histoires relatives à l’origine de l’ambre gris chez les Arabes, comme étant une déjection de la baleine 72. Revenons à

63. Melis 1972, 300, 306.64. Pelliot 1959, 32.65. Coulon 2004, 384.66. Riddle 1973.67. Pour l’ambre gris, voir Buquet 2015, 115-117 ; pour l’ambre jaune, voir Lewicki 1984, 125.68. Furetière 1702, 78.69. Buquet 2015, 119.70. Dannenfeldt 1982, 388-389.71. Buquet 2015, 119-120.72. Ibid., 121-122.

Deux ambres et un seul nom… 25

Pline : l’ambre jaune se solidifie sous l’action du gel ou sous l’effet d’une température tiède ou de la mer, lorsque la houle l’a arraché puis l’a rejeté sur les rivages en le faisant rouler dans les flots si aisément qu’il paraît y être en suspension sans couler au fond (Densatur rigore uel tempore aut mari, cum ipsum intumescens aestus rapuit ex insulis, certe in litora expellitur, ita uolubile ut pendere uideatur atque non sidere in uado 73). Tacite, à la suite de Pline, disait que les Estes de la Baltique le ramassaient sur le rivage 74. Cette information sera reprise par Cassiodore au VIe siècle (Variae, V, 2). Mais cela n’aura pas une grande postérité au Moyen Âge : ni Isidore de Séville ni la plupart des encyclopédistes du XIIIe siècle ne mentionneront le ramassage sur les plages. Seul Thomas de Cantimpré fait exception, et dit à propos du succinum que les Goths le trouvent dans un fleuve (Hunc et Gothi in flumine quodam reperiunt sicut lapides induratos et perspicuos), mais c’est une information qu’il trouve chez Pline 75. Il existe également très peu d’informations sur le ramassage d’ambre gris sur les côtes européennes avant le XVIe siècle. Un voyageur arabe, Ibrahim b. Yaʿqūb al-Turtūšī, dit qu’on en ramasse sur les plages aquitaines au Xe siècle 76. Pour le Moyen Âge, je n’ai trouvé qu’une source latine relative au droit de ramassage d’ambre, concernant là encore l’Aquitaine, dans un document relatif à des événements ayant eu lieu en 1304. Il y est question de baleines échouées, ainsi que des morceaux d’ambre (sous la forme lambra), dont les chanoines de Saint-André de Bordeaux s’étaient adjugé le béné-fice au préjudice du roi, pour un dommage de 20 000 livres tournois 77. Il existe des témoignages sur le ramassage d’ambre gris en Irlande au XVIe siècle : on connaît son commerce, son prix et la législation spécifique sur ce droit de ramassage 78. En France, toujours au XVIe siècle, un diplomate italien, Andrea Navagero, raconte qu’on trouve beaucoup d’ambre dans la région de Bayonne 79. Du côté du Portugal, il existe nombre de documents sur le commerce de l’ambre gris au XVIe siècle 80.

La rareté des témoignages textuels sur le ramassage « au hasard » d’ambre gris 81, ainsi que la rareté de mentions semblables pour l’ambre jaune semble alors exclure l’hypothèse d’une dénomination née de ce point commun (substances ramassées sur les plages), d’autant plus qu’ambre jaune et ambre gris ne se récoltent pas dans les mêmes régions. Les sources encyclopédiques médiévales sont malheureusement silencieuses sur la récupération d’ambre gris sur les côtes atlantiques, qui devait sans

73. Pline, Histoire naturelle, XXXVII, § 42, p. 51-52.74. Tacite, Germanie, 98-99, chap. 45.75. Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, XIV, 64, 369.76. Buquet 2015, 124-125.77. Rebsomen 1932, 67-68. Le document original est perdu, mais a été copié au XVIIe siècle dans un recueil

conservé aux Archives départementales de la Gironde (cote signalée : C 3985, f. 221). Le texte latin a été édité par Cleirac (1647, 124-125).

78. Gibbons & Gibbons 2009, 121.79. Navagero, Voyage, 17.80. Brito, Jordão & Pierce 2016.81. Ibid., 590.

26 Thierry Buquet

doute être rare et exceptionnelle. Le silence des sources n’exclut pas pour le Moyen Âge la circulation orale de savoirs vernaculaires : il est fort possible que l’ambre de baleine et l’ambre jaune aient circulé parallèlement sur les marchés du nord de l’Europe. Le géographe arabe al-Idrīsī, qui travaille à la cour des Normands de Sicile, mentionne le commerce d’ambre gris en Irlande au XIIe siècle dans lequel des Scandinaves étaient peut-être impliqués 82. La côte ouest irlandaise pouvait effectivement voir s’échouer de nombreux cétacés atlantiques, mais nous manquons de sources à propos du commerce médiéval de l’ambre gris.

En vieux norrois, le mot hvalsauki désigne la « semence de baleine » (hval = baleine ; auki = graine, semence). Dans le Miroir royal (Konungs skugja), au XIIIe siècle 83, hvalsauki ne semble pas désigner l’ambre gris, mais plutôt le spermacéti (graisse contenue dans la tête de certains cétacés, dont le cachalot), ou plus simplement le sperme. Cette matière a, selon le Miroir royal, de nombreuses vertus médicinales, qu’on pourrait toutefois rapprocher de celles de l’ambre gris. Hvalsauki désigne de façon plus certaine l’ambre gris chez Henrik Harpestreng, médecin danois (Henricus Dacus, mort en 1244) qui, ayant étudié en Sicile 84, rédige un traité en langue danoise, l’Urtebogen (Livre des plantes), qu’il ne faut pas confondre avec son Liber herbarum composé en latin 85. Harpestreng donne dans l’Urtebogen une définition de l’ambre (sous la forme amra, dans un manuscrit datable vers 1300 86) qui s’inspire de celle de Constantin l’Africain 87 et, plus intéressant, il donne tout de suite après le nom de la substance une traduction en norrois : hwalsøky, et c’est là la seule substance qu’il traduit en langue vernaculaire dans cet ouvrage. Il connaît donc très bien l’ambre gris et sait le désigner dans sa langue 88.

explications philologiques

Il paraît évident que les Européens, surtout ceux du nord de l’Europe, n’ont pas pu désigner sous un même terme deux réalités aussi différentes (malgré les quelques

82. Al-Idrīsī 1999, 461. Le texte arabe donne bien la forme ʿ anbar, cf. Rerum Normannicarum fontes arabici, 133 (pagination arabe : ١٣٣), ligne 3 : al-Idrīsī n’a semble-t-il pas pu confondre avec l’ambre jaune, d’autant qu’il ajoute que l’ambre était vendu « avec des pierres de couleur » – ces pierres étaient-elles des morceaux d’ambre jaune ?

83. Le Miroir royal, 51 ; The King’s Mirror, 124.84. Kvaerndrup 1993.85. Édition critique : Liber herbarum, par P. Hauberg, 1936. Ce texte ne donne pas d’entrée pour l’ambre ;

le chapitre 34 (p. 96-97) abrotanum, malgré la traduction en « ambra », ne concerne pas l’ambre mais l’aurone ou citronnelle (Artemisa abrotanum). Le texte dit d’emblée « Abrotanum est herba nobilis… », il ne peut s’agit d’ambre jaune ou blanc.

86. Copenhague, Det Kongelike Bibliotek, NKS 66 8°, f. 18v. Trois témoins manuscrits conservés : un autre datable vers 1300 et un plus tardif d’environ 1450. Cf. Kvaerndrup 1993, 269.

87. L’œuvre s’inspire également du De Viribus herbarum du pseudo Macer (ca. 1090). Cf. Kvaerndrup 1993, 269.

88. Je remercie Simon Lebouteiller (univ. d’Oslo) pour l’aide qu’il m’a apportée sur le texte d’Henrik Harpestreng.

Deux ambres et un seul nom… 27

ressemblances que nous avons évoquées), et qu’ils n’ont pas pu adopter aussi arbi-trairement un mot arabe qui ne désignait que l’ambre gris, alors qu’ils connaissaient très bien l’ambre de la Baltique.

Le dictionnaire de Du Cange 89 évoque la possibilité d’une étymologie flamande, proposée par Skinner, dans son Etymologicon Linguæ Anglicanæ (1671) 90 où le mot aen-bern aurait le même sens que l’allemand bernstein, « ambre jaune ». Aen-bern aurait donné amber ou ambre, et serait proche du germanique bernstein, avec l’équi-valence aenbern-steen / bernstein : dans les deux cas bern- désigne ce qui peut être brûlé. L’hypothèse de Skinner peut paraître hasardeuse au premier abord, d’autant qu’il conteste l’origine arabe du mot ambre. Mais son erreur est porteuse de sens, car personne n’a jamais fait, à ma connaissance, ce rapprochement phonétique entre deux mots d’origines linguistiques si lointaines, arabe et germanique. L’hypothèse hardie de Skinner est renforcée par le fait qu’en vieil allemand l’ambre jaune pouvait se dire brennstain 91 : la collision ambre / an-bren-stein est alors tout aussi plausible.

Ces deux mots aux sonorités si proches, l’un venu des langues germaniques, l’autre de l’arabe, auraient fini par se confondre sur les marchés de Flandre ou de Lübeck où se vendaient ambre de Baltique et ambre gris d’Irlande ou d’Atlantique. An-bernstein (« pierre qui prend feu ») et amber-stein (pierre d’ambre) auraient fini par porter le même nom, le mot arabe l’emportant sur le mot germanique. L’adoption du mot d’origine arabe semble être plus prégnante en terre de langue romane, même si Thomas de Cantimpré semble confirmer que « lambra » était déjà courant dans sa région d’origine, la Flandre et le Hainaut.

Une autre étymologie indépendante de l’arabe doit être évoquée ici : « ambre » serait relié au latin amburo (« brûler autour »), qu’on peut traduire en allemand par anbrennen (« prendre feu »), dans un sens proche de aen-bern-stein, toujours avec l’idée de pierre inflammable 92.

Le bémol qu’on peut apporter à ces hypothèses étymologiques est qu’elles ne trouvent aucun début de confirmation dans les textes médiévaux, notamment ency-clopédiques.

conclusion

Catherine Jacquemard, dans sa longue note sur l’ambre 93, avait émis l’hypothèse d’une quasi homophonie entre le vernaculaire lambra et l’arabe ambra, qui pourrait

89. Carpentier 1883, col. 219b.90. Skinner 1671, article « Amber ».91. Meineke 1984, 27-29.92. Richter 2006, 15-16. L’auteur discute des routes de l’ambre jaune en Europe du Nord, en s’appuyant

sur la toponymie, où les noms de lieux en ambr- ou bern- sont nombreux.93. « Mais ces mêmes notices attestent l’existence dans la langue courante (vulgariter vocatur, vulgo dicitur)

d’un vocable lubra ou lambra, qui concurrence le mot succinus pour parler de l’ambre jaune. Nous ne sommes pas en mesure de déterminer la valeur de ce témoignage. Prouve-t-il que l’extension

28 Thierry Buquet

être à l’origine de l’appellation « ambre » pour désigner le succin (ambre jaune). Cette hypothèse peut être confirmée par le fait que la forme lambre se trouve dans certains documents de la pratique, comme nous l’avons mentionné chez les marchands espa-gnols 94. Quelle que soit l’hypothèse choisie (lambra > ambre ou an-bern-stein > ambre), il semble que la question de l’homophonie entre un terme vernaculaire et un mot savant est probablement la clé du problème de l’usage du mot ambre pour dire deux réalités différentes. Il est frappant de constater que les mots latins classiques electrum et succinum sont restés au Moyen Âge et à la Renaissance des mots savants, sans réellement entrer dans le langage courant, et qu’ils ne sont pas utilisés par les marchands. À ce titre, le mot français « succin » est, selon les dictionnaires étymolo-giques, un emprunt savant, créé au XVIIe siècle (première occurrence : 1663) 95, ce qui aurait tendance encore à démontrer que l’apparition du mot ambre pour désigner le succin est le fruit des langues vernaculaires, dans une collision avec un mot arabe. Malheureusement les lacunes des sources avant le XIIIe siècle sont telles qu’elles ne nous permettent pas de trancher de façon définitive la question posée dans cet article. Néanmoins, nous pouvons exclure l’hypothèse d’une création philologique par les médecins salernitains ou par les encyclopédistes, qu’elle soit ou non en rapport avec des propriétés communes entre les deux matières. L’usage du mot ambra ou lambra pour désigner l’ambre jaune de la Baltique semble être parallèle à la tradition savante des encyclopédies et traités médicaux avant le XIVe siècle : rappelons-nous comment Thomas de Cantimpré et Jacob Ben Machir ibn Tibbon évoquent ces mots vernaculaires à propos du succin. Comme l’avait suggéré C. Jacquemard, la piste de « l’homophonie de deux vocables aux étymons distincts » nous semble la plus convain-cante, et je considère, pour ma part, l’étymon germanique comme le plus plausible.

Thierry BuquetCRAHAM

Université de Caen Normandie

métonymique de ambra (> lambra ?) pour désigner l’ambre jaune est déjà réalisée dans la langue courante ? Ou, au contraire, doit-il suggérer de rechercher, dans l’homophonie de deux vocables aux étymons distincts, l’un, arabe ambra, l’autre, vernaculaire ou bas latin (vulgariter / vulgo) lambra / lubra, l’origine de l’appellation « ambre » pour nommer le succin ? Quoi qu’il en soit, les encyclopédistes latins observent une distinction entre les formes ambra et lambra / lubra ». HS, ch. 19, note 8, 184-185.

94. Coulon 2004, 384.95. Dictionnaires consultés : Trésor de la langue française informatisé (ATILF), Le Robert historique d’Alain

Rey et le Französisches Etymologisches Wörterbuch (FEW, entrée succinum, XII p. 381).

Deux ambres et un seul nom… 29

références bibliographiquessources

Aetius d’Amida, Aetii Amideni Libri medicinales I-IV, éd. A. Olivieri, Leipzig – Berlin, Teubner, 1935.

Albert le Grand, Book of minerals [De Mineralibus], traduit par D. Wyckoff, Oxford, Clarendon Press, 1967.

Albert le Grand, De animalibus libri XXVI : nach der Cölner Urschrift, éd. H. Stadler, Münster, Aschendorff (Beiträge zur Geschichte der Philosophie und Theologie des Mittelalters ; 15-16), 1916-1921.

Anglo-norman lapidaries, éd. P. Studer et J. Evans, Genève, Slatkine, 1976 (reprint de l’édition de 1924).

Antidotarium magnum (fin du XIe s.), London, Wellcome Library, Ms. 138.

Avicenne, Liber Canonis, traduit par Gérard de Crémone, Venise, Bonetus Locatellus, 1505.

Balducci Pegolotti Francesco, La Pratica della Mercatura, éd. A. Evans, Cambridge, Mass., The Medieval Academy of America (Medieval Academy Books ; 24), 1936.

Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, Sine loc., Petrum Ungarum, 1482.

Bartholomaeus Mini de Senis, Tractatus de herbis : Ms London, British Library, Egerton 747. A critical edition, éd. I. Ventura, Florence, Edizioni del Galluzzo (La Scuola Medica Salernitana ; 5), 2009.

Cassiodore, Variae, éd. T. Mommsen, Berlin, Weidmann (MGH, SS. Auctores antiquis-simi ; 12), 1894.

Comptes du roi René publiés d’après les originaux inédits conservés aux Archives des Bouches-du-Rhône, éd. G. Arnaud d’Agnel, Paris, Librairie A. Picard, 1908-1910.

Constantin l’Africain, De gradibus, in Constantini Africani post Hippocratem et Galenum… Basileae, Henricum Petrum, 1536.

Damigeron latin (Epistola Evax) (XIIIe siècle), Paris, BnF, Nouv. acq. Lat. 873.

Gesner Conrad, Historia animalium. Liber IV. De piscium et aquatilium animantium natura, Zürich, Christophe Froschauer, 1558.

Harpestreng Henrik, Liber herbarum, éd. P. Hauberg, Copenhague, Carl Kretzschmer, 1936.

Henri de Mondeville, Die Chirurgie des Heinrich von Mondeville (Hermondaville) nach Berliner, Erfurter und Pariser codices, éd. J. Pagel et M. Steinschneider, Berlin, Hirschwald (Leben, Lehre und Leistungen des Heinrich von Mondeville ; 1), 1892.

HS = Hortus sanitatis : Livre IV, Les Poissons, éd. C. Jacquemard, B. Gauvin et M.-A. Lucas-Avenel, Caen, Presses universitaires de Caen (Fontes & Paginae), 2013, en ligne : http://www.unicaen.fr/puc/sources/depiscibus/.

al-Idrīsī Muḥammad ibn Muḥammad al-Šarīf Abū ’Abd Allāh, La première géographie de l’Occident, éd. H. Bresc et A. Nef, Paris, Flammarion (GF ; 1069), 1999.

30 Thierry Buquet

Inscriptiones Aemiliae et Etruriae, éd. E. Bormann, Berlin, Walter de Gruyter (Corpus inscriptionum latinorum ; 11), 1966 (reprint de l’édition de 1888).

al-Iṣtaḫri, Ibrāhīm ibn Muḥammad al-Fārisī, Kitāb al-masālik al-mamālik (Viae regnorum, descriptio ditionis moslemicae auctore Abu Ishák al-Fárisí al-Istakrí), éd. M.J. de Goeje, Leyde, Brill (Bibliotheca geographorum arabicorum ; 1), 1927.

Jacques de Vitry, Histoire orientale [Historia orientalis], éd. J. Donnadieu, Turnhout, Brepols (Sous la règle de saint Augustin ; 12), 2008.

Jean de Mandeville, Le livre des merveilles du Monde, éd. C. Deluz, Paris, CNRS (Sources d’histoire médiévale ; 31), 2000.

Le miroir royal, éd. E.M. Jónsson, Auribeau-sur-Siagne, Esprit ouvert (Littérature médiévale), 1997.

The King’s Mirror (Speculum regale-Konungs skuggsjá) translated from the old Norwegian, éd. L.M. Larson, New York, American-Scandinavian Foundation, 1917.

Léon VI, Livre de l’éparque = Das Eparchenbuch Leons des Weisen, éd. J. Koder, Vienne, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften (Corpus fontium historiae Byzantinae ; 33), 1991.

Megenberg Conrad von, Das Buch der Natur : die erste Naturgeschichte in deutscher Sprache ; in neu-hochdeutscher Sprache, éd. H. Schulz, Greifswald, Abel, 1897.

Mirfield John, Sinonoma Bartholomei : a glossary from a XIVth century manuscript in the library of Pembroke College, Oxford, éd. J.L. Gough Mowat, Oxford, Clarendon Press (Anecdota Oxonensia. Medieval and modern series ; 1), 1882.

Navagero Andrea, Voyage = Bayonne et le Pays Basque en 1528 (extrait du voyage d’un ambassadeur vénitien en France et en Espagne), trad. M.J. O’Shea, Bayonne, Impr. de A. Lamaignère, 1886.

Neckam Alexander, Alexandri Neckam De naturis rerum libri duo with the poem of the same author De Laudibus divinae sapientiae, éd. T. Wright, Londres, Longman, Roberts and Green (Rerum britannicarum Medii aevi scriptores ; 34), 1863.

Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Livre XXXVII, éd. E. de Saint-Denis, Paris, Les Belles Lettres (Collection des universités de France), 1972.

Poetae latini aevi carolini, éd. K. Strecker, Berlin, Weidmann (Monumenta Germaniae Historica. Poetae latinori medii aevi ; IV. Fasc II-III), 1923.

Ps. Sérapion, Liber aggregatus in medicinis simplicibus, Milan, A. Zarotus, 1473.

Rerum Normannicarum fontes arabici, éd. A. Seippel, Oslo, Brøgger, 1896-1928.

Siméon Seth, Syntagma de alimentorum facultatibus, éd. B.A. Langkavel, Leipzig, Teubner, 1868.

Tacite, La Germanie, éd. J. Perret, Paris, Les Belles Lettres (Collection des universités de France ; 125), 1962, 2e tirage.

Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, éd. H. Boese, Berlin – New York, Walter de Gruyter, 1973.

Vincent de Beauvais, Speculum quadruplex sive speculum maius, Douai, Baltazar Bellerus, 1624.

Deux ambres et un seul nom… 31

dictionnaires et articles de dictionnaires

« Ambra », in Tesoro della lingua italiana delle Origini, 2006, en ligne : http://tlio.ovi.cnr.it/TLIO/index.php?vox=002322.htm.

« Ambra », in Mittellateinisches Wörterbuch. Band 1 : A - B / (1.-10. Lieferung), Munich, C.H. Beck, 1967, col. 549.

« Ambra », in Dictionnary of Medieval Latin for British Sources. Fascicule I A-B, R.E. Latham (éd.), Oxford, The British Academy – Oxford University Press, 1975, p. 76.

« Ambre », in Französisches Etymologisches Wörterbuch [FEW], W. Von Wartburg et C.T. Gossen (éd.), Bâle, Zbinden, 1966, fasc. 109, p. 7.

Furetière A. (1702), Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les termes des sciences et des arts, La Haye – Rotterdam, Arnoud et Reinier Leers.

Études

Ausécache M. (2007), « Manuscrits d’antidotaires médiévaux : quelques exemples du fonds latin de la Bibliothèque nationale de France », Médiévales, t. 52, p. 55-74, DOI : 10.4000/medievales.2283.

Brito C., Jordão V.L. et Pierce G.J. (2016), « Ambergris as an overlooked historical marine resource : its biology and role as a global economic commodity », Journal of the Marine Biological Association of the United Kingdom, t. 96, n° 3, p. 585-596, DOI : 10.1017/S0025315415000910.

Buquet T. (2015), « De la pestilence à la fragrance. L’origine de l’ambre gris selon les auteurs arabes », Bulletin d’études orientales, t. 64, n° 1, p. 113-133, DOI : 10.4000/beo.4692.

Carpentier P. (1883), « Ambrum », in Glossarium mediae et infimae latinitatis, Niort, L. Favre, 1, col. 219b, en ligne : http://ducange.enc.sorbonne.fr/AMBRUM1.

Clarke R. (2006), « The origin of ambergris », Latin American Journal of Aquatic Mammals, t. 5, n° 1, p. 7-21, DOI : 10.5597/lajam00087.

Cleirac E. (1647), Us et coutumes de la mer, divisées en 3 parties…, Bordeaux, Millanges.

Coulon D. (2004), Barcelone et le grand commerce d’Orient au Moyen Âge : un siècle de relations avec l’Égypte et la Syrie-Palestine, ca. 1330-ca. 1430, Madrid, Casa de Velázquez (Bibliothèque de la Casa de Velázquez ; 27).

Dannenfeldt K.H. (1982), « Ambergris : The Search of its Origin », Isis, t. 73, n° 3, p. 382-397.

Draelants I. (2000a), Un encyclopédiste méconnu du XIIIe siècle, Arnold de Saxe. Œuvres, sources et réception, thèse de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve.

Draelants I. (2000b), « Le dossier des livres “sur les animaux et les plantes” de Iorach : traditions occidentale et orientale », in Occident et Proche-Orient : contacts scientifiques au temps des Croisades, B. Van Den Abeele, A. Tihon et I. Draelants (éd.), Turnhout, Brepols (Reminisciences ; 5), p. 191-276, DOI : 10.1484/M.REM-EB.3.940.

32 Thierry Buquet

Féry-Hue F. (2005), « Présences animales et végétales dans les lapidaires en moyen-français », Le Moyen Français, t. 55-56, p. 107-128, DOI : 10.1484/J.LMFR.2.303056.

Gibbons M., Gibbons M. (2009), « Ambergris : a lost link between Connemara and Anda-lusia ? », in Lost and found II. Rediscovering Ireland’s past, J. Fenwick (éd.), Dublin, Wordwell, p. 113-124.

Giliberto C. (2011), « Precious Stones in Anglo-Saxon Glosses », in Rethinking and Recon-textualizing Glosses : New Perspectives in the Study of Late Anglo-Saxon Glossography, P. Lendinara, L. Lazzarini et C. Di Sciacca (éd.), Turnhout, Brepols (Textes et études du Moyen Âge ; 54), p. 119-151, DOI : 10.1484/M.TEMA-EB.4.00837.

Hünemörder C., Wartke R. et Pingel V. (2006), « Amber », in New Pauly. Antiquity, vol. 1, Leyde, Brill, DOI : 10.1163/1574-9347_bnp_e215660.

Kvaerndrup S. (1993), « Harpestreng, Henrik », in Medieval Scandinavia : An Encyclopedia, P. Pulisiano et K. Wolf (éd.), New York – Londres, Garland, p. 269-270.

Lewicki T. (1984), « Les sources arabes concernant l’ambre jaune de la Baltique », Archaeologia Polona, t. 23, p. 121-142.

Meineke B. (1984), Bernstein im Althochdeutschen mit Untersuchungen zum Glossar, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht (Studien zum Althochdeutschen ; 6), DOI : 10.13109/9783666203206.

Melis F. (1972), Documenti per la storia economica dei secoli XIII-XVI, con una nota di paleografia commerciale a cura di Elena Cecchi, Florence, L.S. Olschki.

Pelliot P. (1959), Notes on Marco Polo. I. Abacan-Çulficar, éd. L. Hambis, Paris, Imprimerie nationale – Maisonneuve.

Rebsomen A. (1932), « Le droit d’ambre gris sur la côte au Pays de Buch », Académie de Marine. Communications et mémoires, 11, p. 65-71.

Richter J. (2006), Der Brenner & Tuisc Codex : über die Bernsteinrouten und die deutsche Religion, Francfort-sur-le-Main, R.G. Fischer.

Riddle J.M. (1964a), « Amber : An Historical-Etymological Problem », in Laudatores temporis acti. Studies in Memory of Wallace Everett Caldwell, Chapel Hill, University of North Carolina Press (James Sprunt Studies in History and Political Science ; 46), p. 110-120.

Riddle J.M. (1964b), « Pomum ambrae : Amber and Ambergris in Plague Remedies », Sudhoffs Archiv für Geschichte der Medizin und der Naturwissenschaften, t. 48, n° 2, p. 111-122.

Riddle J.M. (1973), « Amber in Ancient Pharmacy : The Transmission of Information about a Single Drug : A Case Study », Pharmacy in History, t. 15, n° 1, p. 3-17.

Sigerist H.E. (1923), Studien und Texte zur frühmittelalterlichen Rezeptliteratur, Leipzig, Johann Ambrosius Barth (Studien zur Geschichte der Medizin ; 13) ; reprint Vaduz, Topos Verlag, 1977.

Skinner S. (1671), Etymologicon linguae anglicanae, Londres, Roycroft.

Ventura I. (2015), « Il Circa instans attribuito a Platearius : trasmissione manoscritta, redazioni, criteri di costruzione di un’edizione critica », Revue d’histoire des textes, t. 10, p. 251-362, DOI : 10.1484/J.RHT.1.103260.


Recommended