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Détours des Mondes · Web viewBencao gangmu (compendium de la matière médicale, Li Shizhen,...

Date post: 26-Jan-2021
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SIRENES JAPONAISES Alain Briot Avant les temps modernes, la croyance en une créature chimérique mi- homme mi-poisson était universelle. On dit que cette croyance provenait de l’observation fugace de mammifères marins –phoques, dugongs ou lamantins- surgissant tout droit à la surface des flots. Parfois, les algues soulevées par leur tète simuleraient une longue chevelure… On a aussi prétendu que les dugongs, dont les mamelles sont près des aisselles, allaitaient leur
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SIRENES JAPONAISES

Alain Briot

Avant les temps modernes, la croyance en une créature chimérique mi- homme mi-poisson était universelle. On dit que cette croyance provenait de l’observation fugace de mammifères marins –phoques, dugongs ou lamantins- surgissant tout droit à la surface des flots. Parfois, les algues soulevées par leur tète simuleraient une longue chevelure… On a aussi prétendu que les dugongs, dont les mamelles sont près des aisselles, allaitaient leur progéniture en position verticale en la portant dans les bras comme les humains, ce qui accentuait la confusion. Les progrès des connaissances zoologiques ont mis fin à la légende. De telles observations erronées ont été la source d’une riche mythologie propre à chaque région du globe et enrichie par les échanges culturels. Ce fonds de légendes inscrit dans l’inconscient collectif a continué d’orienter les préjugés des observateurs qui voyaient dans leur propre expérience la confirmation de leur croyance. C’est ainsi que les mythes perdurent jusqu’à ce que la pensée scientifique les démontent.

Le terme japonais qui désigne la sirène est ningyo (littéralement : homme-poisson) Il ne faut pas le confondre avec ningyô qui signifie poupée. Il serait plus juste de dire « les sirènes » car au Japon divers types coexistent et se mélangent. Les deux principaux types sont celles qui sont humaines (masculines ou féminines) de la tête jusqu’à la taille, et celles qui n’ont d’humain que la face. On appelle également ces dernières  Jinmengyo, « poisson à face humaine », mais ce sont bien des sirènes. Ce type de sirène existe également en Occident. C’est ainsi que Conrad Gessner représente le lamantin dans son De piscium natura (1558) (fig. 1)

Fig.1

Pour les sirènes japonaises, on peut distinguer deux sources principales:

1- une source livresque, savante, constituée par le fonds classique chinois introduit au Japon vers le Xe siècle, et le fonds culturel européen introduit au XVIIIe siècle.

 2- une source indigène populaire apparue au XVIIIe siècle, d’où est issue toute une imagerie qui semble avoir été particulièrement florissante aux ères bunka et bunsei.(de 1803 à 1830). La croyance aux sirènes dans la population fut entretenue par les pratiques superstitieuses pour se protéger des maladies, à travers la transmission et la copie d’images de la créature fabuleuse peu à peu déformée, et par la fabrication frauduleuse artisanale de momies de sirènes qui proliférèrent dans les temples comme ex-voto et comme objets de culte, et dans les baraques de foire dans un but mercantile.

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Pour se faire une idée des connaissances sur les sirènes dans le Japon de l’époque d’Edo, le Wakan sansai zue (« Encyclopédie illustrée sino-japonaise des trois règnes de la nature », rédigée par Terajima Ryôan, médecin d’Osaka et publié en 1715) constitue un document précieux, malheureusement trop précoce, car l’âge d’or des sirènes viendra plus tard. Voici l‘article en son entier et l’illustration jointe (fig. 2) : Fig.2

Le Bencao gangmu (compendium de la matière médicale, Li Shizhen, 1596) donne la citation

suivante extraite du Qishenlu (XIe s.) ; « Un homme du nom de Sha Zhongyue a vu une femme qui sortait des flots et y replongeait. En dessous de la ceinture, elle était tout à fait comme un poissson. D’autre part, il y avait un homme qui s’appelait Yao Dao. Tandis qu’il se rendait en Corée comme messager, il aperçut sur une plage une femme qui avait des nageoires rouges derrière les bras. Ces deux créatures sont des sirènes. » D’après le Nihon shoki, (Annales du Japon, 720) : « Dans la 17e année du règne de l’impératrice Suiko (619), au 7e mois, un pêcheur de la province de Settsu (région d’Osaka) jeta son filet dans un chenal. Une créature s’y prit qui avait l’apparence d’un enfant. Mais ce n’était ni un poisson, ni un être humain ; on ne sait comment l’appeler. » Aujourd’hui, on trouve des sirènes dans l’Océan occidental. Leur tête ressemble à celle d’une femme. Elles ont un corps de poisson avec des écailles rugueuses de couleur brun clair comme une carpe, avec la queue bifide. Leurs deux nageoires palmées ressemblent à des mains. Elles n’ont pas de jambes. Elles apparaissent lorsque le temps est à la tempête. Il arrive que des pêcheurs en prennent dans leurs filets mais prenant peur, ils les relâchent. En Hollande, les os de sirènes (heishimure, de l’espagnol pez mujer, femme-poisson) sont utilisés comme médicament. Ils sont d’une efficacité merveilleuse. On fabrique avec ces os des ustensiles que l’on porte à la ceinture. »

 

On peut s’étonner que Ryôan ne cite pas le Shanhaijing (jap. Sangaikyô), « Livre des monts et des mers », qui est la référence la plus ancienne et la plus connue sur les sirènes. Cette géographie imaginaire dont les parties les plus anciennes remontent au IV s. avant notre ère) décrit le peuple des Di, mi-hommes mi-poissons. (Fig. 3) Ils font l’objet de l’article de Mme Yukari Yoshida dans le présent numéro et nous ne nous étendrons pas. Disons seulement que Ryôan leur consacre un article au chapitre des populations étrangères, alors que l’article sirène est rangé au chapitre des poissons ! On devine bien l’embarras de Ryôan devant la difficulté de classer cette créature mi-homme mi-poisson mais Fig.3 finalement ni l’un ni l’autre. Un autre ouvrage savant de l’époque d’Edo qui contribua grandement à la diffusion au Japon de l’iconographie européenne de la sirène est le Rikubutsu shinshi (Nouveau mémoire sur six substances [médicamenteuses]) (1788) rédigé par le grand médecin hollandisant Ôtsuki Gentaku (1757-1827). Il discute de la nature exacte de ces « os de sirène » importés par les Hollandais, dont il est question dans le Wakan sansai zue et conclut à des os de dugong. Il reproduit dans son ouvrages plusieurs modèles de sirènes prises dans des ouvrages occidentaux, en particulier les sirènes qui figurent

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dans le livre d’Ambroise Paré Des Monstres et de prodiges (1596) sous le titre Pourtraicts d’un Triton et d’une Sirène veus sur le Nil, probablement connues au Japon grâce à une édition hollandaise. Gentaku rend justice à Paré en citant son nom à côté de l’illustration. (Fig. 4-5)

Fig.4

Fig.5

Les sirènes représentées dans les images populaires à valeur prophylactique sont pratiquement toutes du type jinmengyo, poisson à tête de femme, alors que dans les netsuke, les sirènes s’apparentent le plus souvent au type occidental. Nous pensons que l’influence du Wakan sansai zue et du Rikubutsu shinshi ont été déterminantes sur les milieux artistiques japonais de la fin d’Edo.

Il existe de nombreuses légendes folkloriques japonaises mettant en scène des sirènes. La plus ancienne, la plus célèbre et la plus répandue (dans tout le Japon à l’exception de Hokkaidô et du sud de Kyûshû) est la légende de Yaobikuni (la Nonne de huit cents ans), probablement née dans la région de Fukui au XVe siècle peut-être à partir d’une source coréenne ou chinoise. Il en existe d’innombrables variantes. La trame est la suivante : Dans un village de pêcheur de la côte de la province de Wakasa (actuel Fukui-ken) un pêcheur ayant ramené dans ses filets un poisson extraordinaire, le chef du village organisa un repas avec cinq ou six convives. L’un d’eux ayant remarqué en cuisine que le poisson avait une face humaine se méfia et avertit les autres. Tous firent semblant de le manger, cachant leur part dans leur vêtement pour s’en débarrasser plus tard. L’un d’eux l’oublia chez lui sur une étagère. Sa fille de seize ans la mangea en cachette, se délectant de sa chair délicate. Son père craignit qu’elle ne s’empoisonnât mais fut rassuré. Ce ne fut que plus tard que l’on se rendit compte qu’elle avait acquis une éternelle jeunesse. Elle se maria à plusieurs maris successifs qu’elle regardait vieillir, mais elle finit par se lasser du mariage et du reste, et se fit nonne, semant à travers tout le pays la bonne parole sur la sérénité devant la mort que l’on devait attendre comme une chance et une libération. A huit cents ans, elle regagna son village natal et se retira dans une grotte où elle pratiqua le nyûjô (pratique ascétique qui consiste, par un jeûne progressif à se momifier de son vivant) Sa momie devint alors l’objet d’un culte fervent, par une ironie du sort, non pas de ceux qui veulent mourir mais de ceux qui souhaitent vivre longtemps.

A partir du milieu du XVIIIe siècle, on voit apparaître dans différentes provinces des feuilles manuscrites annonçant l’apparition dramatique de sirènes. Il est possible que ces annonces fassent suite à l’apparition d’un mammifère marin sur le littoral de la province d’Etchû,

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(actuellement Toyama-ken) et plus tard sur la côte de Hizen (Nagasaki) mais on n’en a pas la preuve. Sur le document le plus ancien, daté du 4e mois de Hôreki 7 (1757), la sirène est qualifiée de akugyo, « poisson maléfique » ; elle est décrite comme un monstre d’une dizaine de mètres de long à corps de poisson avec une tête de bijin (belle femme à la beauté classique) à la longue chevelure noire mais avec des cornes de Hannya. Le texte qui accompagne le dessin raconte que plusieurs dizaines d’hommes armés d’arcs et d’arquebuses ne parvinrent pas à l’abattre mais que finalement, le 2 du 5e mois, un habitant courageux de Toyama entra dans l’eau avec son sabre et parvint à l’occire.

Fig.6

L’histoire va se modifier au fil du temps. Sur une feuille manuscrite apparue deux ans plus tard, on raconte que pour abattre ce même monstre, il fallut le concours de 450 arquebusiers mobilisés par Matsudaira Kaga no kami. Elle fut apportée ensuite au château de Kanagawa, mais de son ventre sortirent des flammes qui provoquèrent un incendie. (Fig.6)

En Bunka 2 (1805), cette sirène fait l’objet d’un kawaraban (feuille de gazette en gravure sur bois assez grossière) Bien que le visage de bijin soit remplacé par le masque grimaçant de Hannya la démone, le terme akugyo a disparu (Fig. 7).

Fig.7

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Voici la traduction intégrale :

Dessin d’une sirène (autre nom : kairai, « Tonnerre des mers »)

Une sirène est apparue dans la baie de Yokata en Etchû et tourmentait les bateaux de pêche. Elle fut encerclée par un grand nombre de bateaux de pêche et abattue par 450 arquebuses. Sa taille était de 3 jô 5 shaku (10m) sa tête mesurait 3 shaku 5 sun (1m environ), sa chevelure avait 1 jô 8 shaku de long (11,5 m), Elle avait trois yeux sur chaque flanc et portait deux cornes d’or recourbées. Ses nageoires avaient des nervures en arabesques. Sa queue était comme celle d’une carpe. Sa voix résonnait à une lieue à la ronde.

Ceux qui voient ce poisson une fois auront une longue vie, seront protégés des calamités et connaîtrons le bonheur toute leur vie.

5e mois de Bunka 2 (1805)

L’apparition des trois yeux sur les flancs est certainement un emprunt au Hakutaku (chin. Baize) animal fabuleux de la mythologie chinoise à corps de bœuf et visage humain, qui prophétise également les catastrophes et dont l’image est prophylactique. Il a été popularisé au Japon sous le nom de Kudan.

A partir des années qui suivent les chaînes de dessins de sirènes se déplacent en Hizen à Nagasaki. Bien que le lieu soit fort éloigné du précédent, le lien entre les deux chaînes semble certain.. Elle a repris son visage de bijin aimable mais garde ses cornes. Parfois elle a la queue à trois lobes de certains poissons rouges. D’autres fois, ces trois lobes sont des lames de ken (sabre à lame droite à pointe triangulaire).

Nous nous contenterons de rapporter ce qu’en disait en 1819, Katô Ebian (1763- ?) médecin de quartier d’Edo dans son recueil de notes Waga koromo (vol. 14) : (fig. 8)

Bien que ce soit toujours des nouvelles sujettes à caution, on vend actuellement à la criée un kawaraban qui rapporte l’apparition d’un étrange poisson. Déjà auparavant, cette nouvelle a été colportée de temps en temps par des gens qui copiaient son dessin sur une feuille de papier. Comme il existe une coutume stupide qui veut que si on regarde l’image de ce poisson étrange, on est épargné des fléaux qu’il prédit, son portrait a été recopié dans tous les foyers. Voici ce que dit le texte [du kawaraban] : « Le 18 du quatrième mois de cette année (1819), un chasseur du nom de Hachibei a aperçu [ce poisson] gagnant le rivage dans la province de Hizen en Kyûshû. Celui-ci lui a adressé la parole en ces termes : « Je suis Jinja-hime (la Princesse du Sanctuaire), la messagère du palais du Dragon (le Dieu de la Mer) ; A partir de cette année, pendant sept ans, les récoltes seront abondantes. Mais une épidémie va se répandre d’une maladie appelée korori. Il faut copier mon portrait et le regarder. On échappera ainsi à la maladie et on jouira d’une longue vie.

Fig.8

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On voit toute l’ambigüité de ces créatures qui annoncent à la fois des évènements fastes et des catastrophes, que l’on se dépêche de tuer dès qu’on les rencontre tout en leur vouant un culte par la suite, et dont on ne sait finalement si elles sont parées du masque de la séduction ou de la terreur.

Lors de la grande épidémie de choléra de l'été de l’ère Ansei 5 (1858), on afficha dans chaque foyer une image de sirène comme talisman. A partir de cette image, furent façonnées à Fushimi (Kyôto) des poupées de sirènes en terre cuite qu’on appela tonkoro-yoke ningyo (Sirènes protectrices du choléra)

Un certain nombre de temples et sanctuaires japonais conservent dans leur « trésor » une momie de sirène. Certaines sont devenues objets de culte. Il s’agit de momies offertes en ex-voto. Il est probable que certaines avaient commencé leur carrière comme objet de curiosité dans les foires. Il n’y a d’ailleurs pas d’incompatibilité entre les deux, car les enceintes des temples étaient des lieux de distraction populaires et à leur périphérie les expositions de monstres et bizarreries y étaient monnaie courante. Il faut mettre à part la momie de sirène de 1,7 mètre de long -taille tout à fait inhabituelle par rapport aux 60 à 90 cm généralement observés- du sanctuaire shinto de Fujinomiya au pied du mont Fuji. Selon la tradition, elle serait celle qui est apparue au prince Shôtoku Taishi sur le lac de Biwa, il y a 1400 ans et qui serait l’avatar d’un pêcheur repenti d’avoir passé sa vie à supprimer la vie. Son ancienneté, faut-il le dire, est aussi légendaire qu’elle. La momie de sirène la plus ancienne conservée dans un temple est probablement celle du Zuiryûji d’Osaka, qui fut offerte en ex-voto par un commerçant de Sakai en 1682. (Fig. 9) Elle se démarque des momies ultérieures par son attitude bras allongés le long du corps. Sont célèbres également la momie du temple Karukayadô de Hashimoto (département de Wakayama), Fig. 10) et celle du Myôchiji de Kashiwazaki (département de Niigata). Son legs ne date que de 1899. (Fig. 11)

Fig.9

Fig.10 Fig.11

Ces dernières momies sont caractéristiques des momies du XIXe siècle. Elles sont faites pour être présentées verticalement Elles ont le cou droit, la queue fortement recourbée sur un côté et les deux avant-bras relevés, mains près des joues. La position des mains et l’expression tragique de leur visage évoque étrangement « Le Cri »  de Munch. (Fig. 12)

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Désormais, tous les lecteurs de cet article verront ce tableau avec un regard neuf ! Certains spécimens font penser aux représentations classiques occidentales des sirènes tenant un miroir dans une main et un peigne de l’autre. Une influence de cette iconographie occidentale n’est pas impossible.

Fig.12

Ce type de sirène « verticale » ne se cantonna pas aux trésors des temples. Au Japon comme en Europe, on en trouva dans les cabinets de curiosité et les baraques foraines. En Occident, les connaissances scientifiques étaient trop avancées pour que le moins savant des naturalistes ne décèle pas dès le premier coup d’œil la supercherie. Au Japon, pourtant terre d’origine de ces montages artisanaux, il est étonnant qu’un naturaliste comme Môri Baien (1798-1851) ait représenté un sirène de ce type dans le volume 3 de son album de dessins de poissons Gyohin zusei (1838) qui illustre superbement plusieurs centaines d’espèces. Peut-on s’imaginer qu’il ait pu y croire ? (Fig. 13)

Fig.13

Au Japon comme en Europe et en Amérique, à une époque où le cinéma et la télévision n’existaient pas, les foires avec des exhibitions de monstres et de curiosités connaissent une immense popularité. Les grandes villes du Japon avaient leur quartier de misemono, autrement dit de baraques foraines. Les exhibitions de sirènes étaient d’autant plus courues qu’elles étaient investies d’un pouvoir magique de protection contre les maladies contagieuses, en particulier la variole dont les épidémies sévissaient par intermittence. (Fig. 14) En Europe et en Amérique également, certaines sirènes japonaises attirèrent les foules. La plus célèbre est celle du fameux forain, publiciste hors pair et redoutable homme d’affaire Phileas Taylor Barnum. Elle fut exposée à l’American Museum de New-York sous le nom de « sirène des îles Fidji » (Fig. 15).

Fig.14

Fig.15

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Mais Barnum l’avait acquise auprès du capitaine Eades de Boston, qui l’avait lui-même achetée à Batavia (Djakarta) en 1822 et l’avait exposée pour la première fois au Tea Coffee House de Saint James Street à Londres, pour le prix d’entrée de 1 Shilling (Fig.16).

Fig.16

D’après Eades, elle aurait été capturée quelque part dans le Nord de la Chine. En fait, au vu des autres momies de sirènes « made in Japan », il ne fait guère de doute que cet assemblage peu ragoutant d’un demi-babouin boucané et d’un demi-saumon desséché est japonais. Cette sirène a sans doute été rapportée à Batavia par un navire hollandais retour de Nagasaki. Très proche et contemporaine de la sirène du capitaine Eades, la momie du musée de Leyde a été acquise par Jan Cock Blomhoff lorsqu’il était directeur du comptoir hollandais de la Compagnie des Indes à Dejima, de 1817 à 1824 (Fig. 17)

S’il faut en croire le journal de campagne du Commodore Perry qui fut le principal acteur de l’ouverture forcée du Japon, la vente de momies de sirènes aux Gaijin comme souvenir s’est poursuivie jusqu'à Meiji :

Parmi les pêcheurs japonais, il y en a qui fabriquent avec habileté des modèles de sirènes en assemblant la moitié supérieure du corps d’un singe et la moitié inférieure du corps d’un poisson. Ils sont exportés en Europe par la Compagnie hollandaise de Dejima à Nagasaki. La rumeur dit que si on possède un dessin de ces sirènes, on est protégé des maladies contagieuses.

Fig.17

Si au Japon le sort de ces momies chimériques exhibées en foire est de prendre leur retraite au fond d’un temple, en Europe, elles sommeillent au fond d’un musée. C’est ainsi que, après avoir assuré à Barnum un coquet retour sur investissement, la « sirène des îles Fidji » séjourna de 1859 à 1880 au Moses Kimball’s Museum de Boston. Miraculeusement sauvée d’un incendie, elle continue de se dessécher sereinement au Peabody Museum de l’Université de Harvard.

On peut opposer à ces momies de sirènes « verticales » les sirènes « horizontales ». Elles en diffèrent sur plusieurs points. L’attitude d’abord : la sirène est à plat ventre se relevant sur ses avant bras demi fléchis ; le cou en est extension et l’extrémité de la queue est légèrement relevée. Le mode de fabrication ensuite : Le babouin momifié est remplacé par un modelage de papier mâché, d’argile ou une pièce de bois sculptée. Les dents et les griffes sont généralement façonnées en os et la moitié inférieure du corps est recouverte de peau de poisson. Il est très vraisemblable que les sources de ces deux types de sirène sont différentes : les premières sont des productions de pêcheurs tandis que les secondes, moins rustiques et plus élaborées, sont l’œuvre

d’artisans. A ce type appartient l’exemplaire offert par Seijirô Arisuye au Prince Arthur of Connaught puis donnée au British muséum par la veuve d’icelui. Nous n’accorderons aucun crédit à la légende selon laquelle cette sirène aurait été capturée au large du Japon au XVIIIe siècle. Comme cousines de cette sirène, citons les spécimens du musée de Modène (Fig. 18), de

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la Kunstkammer Georg Laue de Munich, du Milwaukee Public Museum et du Horniman Museum de Londres. En juin 2011, cette dernière a subi un check-up aux rayons X et au scanner. Le diagnostic est tombé sans appel : papier mâché, bois, ficelle et argile …

Fig.18

Charles-Edouard Duflon, Directeur de la galerie Cabinet-Expertise Témoin à Genève, possède un superbe spécimen qui proviendrait du cabinet de curiosité de Charles-Daniel de Meuron à Neuchâtel (représenté en couverture de ce numéro).

Une question aussi ardue que le sexe des anges est de savoir quel pouvait bien être le sexe de ces momies de sirène. Leur aspect décrépi, bien loin de la jeunesse éternelle dont la légende les gratifie, rend leur sexe indistinct. Néanmoins, il faut bien convenir que sont masculines les sirènes « horizontales», chauves pour la quasi-majorité et dont certaines portent barbe et moustache comme le spécimen du laboratoire des reptiles et amphibiens du Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Tandis que les « verticales », dont certaines ont des seins flétris et dont l’attitude rappelle la sirène occidentale se refaisant une beauté ( ?) semblent bien être du « beau sexe », si je puis m’exprimer ainsi.

Les artisans japonais qui fabriquèrent ces momies de sirènes ne sont pas tous restés dans l’anonymat. Grâce à un savant lettré d’Edo, Kitamura Nobuyo (1783-1856) l’un d’entre eux est passé à la postérité. Dans son recueil de notes Kiki no manimani (1830), il rapporte :

Depuis peu, Il y a un artisan dont le nom est Uneji, qui fabrique toutes sortes d’objets étranges. Non seulement il les sculpte en bois, mais il les façonne avec de la soie et du cuir d’animaux. L’an dernier, il a produit des objets étranges pour de nombreuses baraques foraines de la rive du quartier de Kayaya. Puis il a fabriqué une sirène de 5 shaku environ (1,5 m) pour une baraque foraine d’Asakusa Okuyama. Ses sirènes sont fabriquées en assemblant du cuir d’animal et de la peau de poisson.

Nul n’est prophète en son pays. Pour attirer le chaland, les forains qui exhibaient des momies de sirène devaient leur inventer une origine lointaine et ancienne. C’est le cas du boniment de ce prospectus de montreur de foire, malheureusement non daté (Fig. 19):

Dessin de sirène

Dans la mer du Sud-est se situe la contrée du peuple Di. C’est le peuple des hommes-poissons. C’est ce que dit le Shanhaijing. Sur la plage de Xiang sur la côte de Chine, il y avait un pêcheur du nom de Xingzhen. D’un naturel dévoué et dur à la tâche, il sortait en mer nuit et jour pour pêcher. Durant l’ère

de l’Empereur Jianlong, à la date qui correspond au Japon à Genbun 3 (1738), la nuit du 23 du 2e mois, il trouva dans ses filets une sorte d’étrange poisson qui brillait. Ce poisson se mit à parler : « Je suis la créature squameuse qu’on appelle sirène. Je suis apparue ici en raison de ton dévouement envers tes parents, et je m’offre à toi. Grâce à moi, tu pourras nourrir tes parents. Celui qui me voit obtient le

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bonheur et conserve la vie pendant mille ans. Xinzhen ayant acquis ce poisson dans ces circonstances extraordinaires pêchait autant qu’il le voulait. Ainsi donc, ayant pu, pour quelque raison, me faire offrir ce poisson plein de vertus, je l’expose au public ici et maintenant.

Kanô Heisuke

Fig.19

En dehors de ces deux types de momies, il existe un cas apparemment unique d’une momie de sirène soi-disant d’origine hollandaise, dont on a gardé la trace grâce au hikifuda (prospectus publicitaire) qui fait l’article pour attirer le chaland à son exhibition.(Fig. 20) Voici la traduction de son boniment. Malheureusement, il ne comporte aucune date :

Fig.20

Sirène venue de Hollande

(…) La présente sirène venue de Hollande  est comme le montre l’illustration. Si on la mangeait on vivrait cent ans et rien qu’en la voyant, on échappera à toutes les maladies et on vivra longtemps. C’est

vraiment un poisson extraordinaire d’une grande rareté.

Cette sirène a été cédée en Occident par un noble à un bourgeois de sa connaissance. Celui-ci l’a apportée en Extrême-Orient dans ses bagages. Comme c’était vraiment une chose extraordinaire, je la lui ai réclamée avec insistance. J’espère qu’en la montrant au public, tous les spectateurs acquerront la longévité.

Elle a les cheveux roux, ses mains ressemblent à celles d’un singe mais elles ont les doigts palmés. Elle a la forme d’un reptile. Sa taille est de 4 shaku 5 sun (1,35 m)

D’après le dessin et le descriptif, cette sirène semble être un montage avec une tête de singe et le train arrière d’un saurien exotique, genre varan. Il est facile d’imaginer qu’il s’agit d’une fabrication indonésienne -ou du moins du Sud-Est asiatique- apportée de Batavia à Nagasaki par un marin hollandais de la Compagnie des Indes, qui la vendit un bon prix à un Monsieur Loyal japonais qui tira sûrement de confortables bénéfices.

Mais nous craignons d’abuser de la patience du lecteur. Qu’il ne nous tienne pas rigueur si cet article se termine en queue de poisson.

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