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Du "polygone étoilé" au "tapis maghrébin" : retour sur le motif

Date post: 23-Apr-2017
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Jocelyne Dakhlia Du "polygone étoilé" au "tapis maghrébin" : retour sur le motif In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°83-84, 1997. pp. 125-134. Citer ce document / Cite this document : Dakhlia Jocelyne. Du "polygone étoilé" au "tapis maghrébin" : retour sur le motif. In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°83-84, 1997. pp. 125-134. doi : 10.3406/remmm.1997.1777 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0997-1327_1997_num_83_1_1777
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Jocelyne Dakhlia

Du "polygone étoilé" au "tapis maghrébin" : retour sur le motifIn: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°83-84, 1997. pp. 125-134.

Citer ce document / Cite this document :

Dakhlia Jocelyne. Du "polygone étoilé" au "tapis maghrébin" : retour sur le motif. In: Revue du monde musulman et de laMéditerranée, N°83-84, 1997. pp. 125-134.

doi : 10.3406/remmm.1997.1777

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0997-1327_1997_num_83_1_1777

Jocelyne Dakhlia*

Du "polygone étoile" au "tapis maghrébin",

retour sur le motif

Apropos de : "Remarques sur le tapis maghrébin"

(1964b, repris 1978 b); et de "Musique sur le fleuve": extraits du Kitâb al-Aghânî (1996)

La pensée de Jacques Berque a souvent été définie comme une pensée de la nuance, du miroitement, du chatoiement. Une telle caractérisation s'enracine évidemment dans son écriture de "moire", mais on peut aussi, dépassant l'impressionnisme de l'image, prendre à la lettre et suivre, dans son œuvre, les résurgences d'une métaphore, la métaphore du tapis, ou du tissu, maintes fois reformulée, réitérée, sa vision de la culture comme un tapis, et un tapis chatoyant.

Un article de Jacques Berque est, en premier lieu, explicitement, mais aussi très classiquement, consacré au tapis maghrébin, défini comme une forme d'expression achevée, « totale », de la culture (1964b). Mais ce texte n'est qu'une pièce parmi d'autres fragments de l'œuvre de Berque, qui interprètent assez littéralement la culture islamique comme un tapis. L'enjeu central est en fait celui de l'unité culturelle, de la cohérence culturelle et de l'échelle de pertinence de la culture (Dakhlia, 1995). Ce problème, constant dans la pensée de Berque, est celui de l'articulation du local et du global, et des fondements d'une culture simultanément ou dis-

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tinctivement envisagée comme maghrébine, ou arabe, ou islamique. Les termes ultimes du problème sont formulés par lui à travers une citation de Pellissier de Reynaud qui ouvre ses "Cent vingt-cinq ans de sociologie maghrébine" :

« L'humanité est une. Les différences que l'on remarque entre les diverses sociétés qui la composent sont plus apparentes que réelles » (1956 : 294)1.

Tout à la fois banale et forte, cette citation en exergue est donc en soi, de manière inaugurale, sous le signe du chatoiement. De la même façon, la question de l'apparence, ou de la relation entre le réel et l'apparence sous-tend la chaîne des métaphores que Berque rattache aux motifs - car il convient, à le suivre, d'affecter le pluriel au "motif"2.

Sans doute la métaphore du tapis est-elle loin de lui appartenir en propre. Elle est d'un usage sociologique banal, sans même évoquer sa fortune ethnologique, ou encore philosophique et, au Maghreb même, d'autres auteurs lui ont conféré une très fine formulation. Pierre Bourdieu notamment, dans sa Sociologie de l'Algérie^ décrit l'interpénétration des arabophones et des berbérophones, des sédentaires et des nomades, des montagnards et des gens de la plaine sous le signe d'une "koinè culturelle" et il recourt à la métaphore de la tapisserie en insistant précisément sur l'idée du ' motiP : « Sur cette tapisserie aux lignes emmêlées, des motifs se détachent, mais toujours ton sur ton » (Bourdieu, 1962 : 82).

L'idée du chatoiement, et le problème de l'articulation du semblable et du différent, sont donc également présents dans cette perception de l'Algérie. Une autre métaphore les complète, Bourdieu évoquant le « mécanisme kaléidosco- pique » de la société algérienne qui combine « diversité et uniformité, unité et multiplicité » (ibid.).

Une troisième métaphore, voisine de celle du kaléidoscope, est d'ailleurs développée dans un texte de Berque contemporain de Sociologie de l'Algérie; il s'agit de la mosaïque, évoquée dans "Qu'est-ce qu'une tribu nord-africaine?", à travers laquelle se retrouve l'idée que des éléments semblables se combinent dans l'apparence du multiple, ainsi que l'image d'un système clos (1954 ; repris in 1974 : 22-34)3. L'image similaire du "miroir éclaté" est enfin présente dans l'un des derniers textes rédigés par Berque, dans l'introduction à ses "morceaux choisis" du KitâbalAghânP.

1. La citation est extraite de E. Pellissier de Reynaud, Annales algériennes (1854, t. III : 426 su.). 2. Sur le tissu ou le vêtement qui « révèlent, mettent en valeur ou diminuent la réalité d'une personne ou d'un espace », voir Grabar 1996 : 124. 3. « Ce qui nous frappe, c'est non seulement la ténuité de l'appareil, mais aussi le retour des mêmes teintes, le nombre somme toute limité des couleurs employées » (1954). 4. Berque établit une comparaison entre des œuvres gréco-latines également composées d'anecdotes et de fragments, et leur équivalent islamique : « II nous semble que dans les œuvres islamiques le rapport des fragments au tout est d'un autre ordre et que, dans les écrits profanes même, il n'est pas sans rappeler l'ordre synchronique du Coran, sa présentation comme en "miroir éclaté" » (1996 : 29) - Berque précise que cette image est empruntée au Miroir du Prophète. Psychanalyse et Islam de J. M. Hirt (1993).

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Cependant, c'est la métaphore du tapis qui va s'imposer dans sa pensée, et qui le distingue d'autres auteurs par la continuité et la force avec laquelle il va en faire usage. Tantôt Berque s'y réfère d'une manière purement suggestive, à travers l'idée de l'"entrelacs", de l'"enchevêtrement", comme dans "Ce texte algérien du XVIe siècle...", où il évoque « un enchevêtrement de motifs », « une construction de l'ouvrage hagiographique selon un appareil alterné ou embrassé » (1976b : 74 sq.). Tantôt l'image se déploie sous une forme infiniment plus argumentée. Or la force de la métaphore du tissage, telle que l'exprime Berque, lui vient de son recours au motif, "point" qui nous retiendra en particulier, parce qu'il touche à la difficulté de formuler ce qui constitue la cohérence même d'une culture et ses limites (Dakhlia, 1995).

Le polygone expansé

Un motif entre tous emblématiserait, selon Berque, la culture islamique, du Maroc à l'Iran. Ce motif qu'il qualifie de « socio-gramme », c'est le « polygone étoile » (1961b). Une telle figure, « combinaison du cercle et du carré », revient à profusion, à son sens, « de l'Atlantique à l'Indus » (ibid.), unissant le tapis des steppes tunisiennes et la mosquée iranienne. Ce motif privilégié du tapis, et plus spécialement du tapis maghrébin, "s'étoile", selon l'une de ses formules, dans l'ensemble du monde islamique, et dans l'ensemble de ses manifestations culturelles {op. cit. : 540). Plus audacieusement encore, à la suite de certains historiens de l'art, notamment E. Diez, Berque interprète le polygone étoile comme la projection au sol de la qubba, de la coupole, qui combine elle-même une forme circulaire et une forme carrée ; le tapis des « coupoles montées sur quatre murs qui parsèment la campagne maghrébine » lui paraît être ainsi le reflet, l'image, ou la matrice homothétique du tapis aux polygones étoiles (1978a : 554).

Telle est donc une première signification du tapis et de ses motifs : l'unité, la continuité culturelle. Cette continuité s'entend tout d'abord au sens le plus physique, dans la récusation de toute réduction au local. Dans l'une de ses critiques de la théorie segmentaire et, à travers elle, de toute interprétation fondée sur la réduction au local, Berque écrit, notamment, dans "Logiques d'assemblage au Maghreb" :

« Comment méconnaître, de quel droit négliger tout ce qu'implique à l'échelon des vies locales, l'appartenance à une aire linguistique, arabe ou berbère, et à l'Islam ? Ou même à des formes archaïques ou préalables de la nationalité? Enfin, pourquoi récuser cette évidence, à savoir que le groupe n'est groupe - et cela même à ses propres yeux, qu'en tant qu'il entrelace en lui-même des fils venus de plus loin, un peu comme un de ces motifs par quoi s'illustre différenciellement la surface du tapis ? » (1978a : 350).

Le même texte évoque encore le groupe maghrébin comme « motif partiel d'un tissu beaucoup plus ample » (op.cit. : 351-352).

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Cette continuité, Berque entend l'établir, ou la rétablir, par référence à une histoire de l'Occident qui, quant à elle, est toujours perçue comme une histoire de l'État, ou encore de l'Église, sous le signe de la fusion et non de l'effritement parcellaire. Dans ses Structures sociales du Haut-Atlas, Berque, en ce qu'il appelle d'ailleurs des « notations décousues », développe, dans des pages consacrées à sa morphologie sociale, l'idée du Maghreb comme « tissu continu », rejoignant la métaphore biologique lorsqu'il l'évoque comme un « tissu vivant », et il adapte au cas maghrébin la formule historique de l'Église comme « robe sans couture », en déclarant que ce tissu du Maghreb « est sans coupure » (1978c : 445, 478).

Moins linéaire, et moins plane, une autre forme de l'unité est celle d'une absolue correspondance entre toutes les dimensions de la culture qu'embléma- tise le tapis, et plus spécialement le polygone étoile. Berque, en effet, développe aussi la thèse d'une sorte d'hypercohérence culturelle par laquelle tous les éléments se répondent. Il croise l'esthétique et la morphologie sociale, l'architecture et l'hydraulique, résume ainsi un ensemble d'archétypes par la seule figure du polygone étoile, « épiphanie graphique » (1978a : 555). Une telle correspondance est déjà esquissée en 1955, dans Structures sociales du Haut-Atlas, à travers l'idée, plusieurs fois reformulée, que le fractionnement de la société locale en sous-groupes agna- tiques « répond à celui du terroir en facettes agricoles, en toponymes, et à la scansion sociale du temps en tours d'eau ». Un article sur "le droit des terres au Maghreb" évoque également « le lacis toponymique qui recouvre l'intégralité du paysage » (op.cit. : 56).

La quête des correspondances culturelles va néanmoins dépasser ce système de damiers en reflets. Le polygone étoile constituant une forme de vérité, l'expression d'une essence de la culture islamique, ce subtil accord entre le local et le global devient prétexte à des définitions macroculturelles, fondées sur l'es- thétisme, et sur un usage très vague et imprécis de la psychanalyse.

Rosaces et roseraies

Offert en hommage à Taha Hussein en 1962, l'article que Jacques Berque a consacré au polygone étoile avait fait l'objet d'une première publication en 1961 dans le Journal de psychologie normale et pathologique. Le diagnostic de la société tourmentée, traumatisée, faisait alors partie intégrante de la démarche intellectuelle de Berque. L'unité est toujours alors un thème sous-jacent, mais le polygone étoile devient dans cette perspective l'emblème de l'Orient, par opposition à l'Occident, et d'un Orient conquérant et agressif: « L'arabisme traditionnel s étoile en entreprises guerrières, en "pointes" poussées tout autour de lui » (op. cit. : 540).

Sans doute les rosaces ne sont-elles pas l'apanage de l'Islam, mais « quelle différence », écrit Berque, « entre le polygone expansif de l'Islam et la corolle du lotus indien » (op. cit. : 535). De même la rose du vitrail gothique de Notre-Dame lui paraît-elle exprimer un « rayonnement introspectif », qui s'oppose à « l'éclatement agressif du motif arabe » : « L'Orient se veut efflorescence » (op. cit. : 540).

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Ces descriptions du polygone étoile se placent sous le même signe de l'éclatement, dans l'idée d'une correspondance immédiate et absolue entre un style esthétique et un style social, qui inclut aussi un style erotique. Les niches des qubba dont le polygone serait la projection au sol s'ouvrent « comme si une poussée du dedans vers le dehors venait repousser les parois », dans ce qui est autrement défini comme une esthétique du « vide mâle ». De l'Iran au Maghreb, le polygone étoile s'égrène « tout en avancées, en redans, en angles offensifs ». « (Sa) surface interne, vide ou marquée d'un dispositif rayonnant, pareil au jet d'eau dans la cour de la maison, semble se déployer en conquérante sur l'extérieur » {op. cit. : 533, 537).

Or cette unité agressive se donne aussi dans la simultanéité de motifs contradictoires. On peut ne pas s'attarder sur l'interprétation, par Berque, s'inspirant de Jung, d'une combinatoire sexuelle du cercle et du carré, du cercle féminin et de l'étoile masculine, qui l'emporte en rayonnement sur le cercle et le « déborde » (ibid.). Ce motif complexe permet plus heureusement à l'auteur d'exposer un principe de simultanéité contradictoire. Néanmoins la contradiction est toujours en un sens écrasée par le motif ou dans le motif.

Tantôt Berque la décrypte assez paisiblement comme une simple combinatoire, et tantôt, dans la problématique d'alors qui est celle de la meurtrissure coloniale, il y voit l'expression de contradictions traumatiques, voire pathologiques, qui affectent la culture dans son ensemble.

Une première démarche consiste donc simplement à dérouler le fil d'Ariane, à démêler du sens dans des motifs indiqués :

« Dans ces figures polygonales, la ligne se pelotonne, s'enchevêtre. Elle propose ainsi une énigme. Bien que sa complexité obéisse à une structure rayonnante, elle ne se démêle qu'à l'aide d'un fil conducteur » (op. cit. : 534).

Le postulat est donc bien celui d'une cohérence derrière la contradiction. Dans d'autres contextes, en revanche, un pareil démêlage des fils est impossible. Le tapis serait ainsi « l'illustration d'un niveau social et mental où se rejoignent des forces hétérogènes » et le motif curviligne combiné avec le motif carré lui apparaît comme « la quadrature du cercle », « l'appel de synthèses qui se dérobent toujours » {op. cit. : 554). Or, dans ces formules, les « synthèses impossibles », le désarroi, s'enracinent à la fois, et le flou est persistant, tant par les effets du choc colonial que par une plus essentielle contradiction de la culture.

La synthèse s'opère en réalité sous la plume de Berque qui, par la grâce d'une métaphore, par la figure du polygone, réussit à assembler le Coran et Kateb Yacine.

L'étoile enracinée

Les mêmes métaphores et les mêmes figures de style, présentes dans l'ensemble de son œuvre, parcourent V Essai d'interprétation du Coran dont Jacques

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Berque accompagne sa traduction (1990 :711-793)5. Cette identité de l'approche du texte coranique et de la réalité sociale et culturelle de l'Islam confirmerait ainsi au plus haut point le principe d'une matrice emblématique au fondement de la culture : le tapis étoile. Berque aurait communément comparé la structure du Coran à un tapis enroulé, reprenant en cela la métaphore classique de la natte enroulée6. Son intuition va cependant au-delà de cette simple image du « rouleau ». L'un des chapitres de son essai sur le Coran s'intitule ainsi « Une structure en entrelacs », formule que l'on rencontre aussi, notamment, dans "Qu'est-ce qu'une tribu. . . ?". Un autre titre de chapitre, « Une parole multian- gulaire », évoquerait pour sa part l'étoile ; dans ces mêmes pages, Berque traite de surcroît d'une « figure polygonale » du Coran, d'un trope, Xiltifàt, qui désigne le changement de personne grammaticale dans une même phrase, soit un principe de fluidité qui évoque à nouveau le chatoiement {op. cit. : 740-741). Si l'article sur le tapis maghrébin débouchait sur le Coran, articulant le lexique coranique et celui de l'art du tapis (1978a : 548), le Coran, à l'inverse, s'apparente au tapis.

De la même façon est postulée l'absolue cohésion de l'art de l'artisan et de l'art du romancier. Berque voit ainsi dans l'étoile, omniprésente, mais de manière somme toute récente, comme l'a souligné récemment Omar Carlier, un symbole du tréfond de l'identité arabe, mais aussi berbère et islamique (Carlier, 1972 : 1991). Nedjma, de Kateb Yacine, et l'Étoile nord-africaine se rejoignent ainsi lég

itimement; mais, selon la perspective de Berque, par le « sol », par le soubassement. Ce n'est d'ailleurs que dans l'avant-dernière page de son article sur le "polygone étoile" que Berque mentionne en note le roman de Kateb Yacine, et ce titre, "Polygones étoiles", qu'il met lui aussi au pluriel, mais en évoquant une simple « rencontre verbale » ("Polygones...", 1978b : 543, n. 22).

Sans que Berque mette en cause la créativité de Kateb Yacine, il voit dans l'œuvre du romancier la manifestation d'une essence culturelle globale, qu'il n'est pas loin de concevoir comme moins authentique et moins pure que d'autres formulations similaires. Ainsi, le célèbre thème de la grotte de Nedjma est-il évoqué par Berque dans "Droit des terres..." (1964a : 73) afin de symboliser une dialectique collective du retrait, du privé, du secret, dont la même démonstration est esquissée dans he Maghreb entre deux guerres7 .

Avec plus d'acuité encore, l'art de Kateb Yacine se voit réduit par ce motif de l'étoile ou du polygone étoile, fondu dans un art qui, loin des contradictions que perçoit l'étranger, serait un équilibre entre deux idéaux : « expansion dans la fidé-

5. Les premières pages de ce texte sont centrées sur l'idée d'un assemblage de fragments. 6. Merci à Giulia Berque pour cette information ; sur l'image de la natte enroulée (Guillaume, 1961 : 39). 7. Le thème de la grotte est également développé, par exemple, dans Dépossession du Monde (1964c : 154-156). Sur ces thèmes dans l'œuvre de K. Yacine, voir notamment Déjeux 1973 : 267-292. Sur l'œuvre en étoile et la simultanéité, voir M.-G. Lambert-Chartier, 1986).

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lité, pluralisme dans l'unité » (1978b : 542). Par cette réduction au plan, à l'"un", la culture surmonterait ainsi ses tensions et ses déchirements. Or cet art n'est pas authentiquement, selon Berque, « l'art savant, tracassé de modèles étrangers, qui s'éloigne des prototypes traditionnels au point de créer de nouveaux genres et de nouvelles matières, roman, poésie libre, peinture figurative ou abstraite, musique symphonique, etc. », cet art de la vérité d'une culture, il faudrait le trouver « dans l'humble ornementation qui survit sous le burin du dinandier ou sous l'aiguille de la brodeuse, et reproduit fidèlement, jusqu'à l'obsession, le polygone étoile » (ibid.); Berque l'affirme clairement dans son article sur le tapis maghrébin : « tout art véritable monte d'en bas » (op. cit. : 559).

La culture, conçue comme un tapis, subit une forme d'écrasement au sol. Des images mobiles du chatoiement, le lecteur découvre qu elles se marient à une conception assez fortement rigide et immobile non seulement de la culture, mais aussi de l'histoire, comme fixées "par le bas". La pensée de la fluidité, de la diversité s'est donc figée dans la métaphore, au point que les hommes qui, tel Kateb Yacine, incarnent la révolte ou la rupture, feraient entendre, dans cette perspective, les arcanes mêmes de la culture. On sait ce que l'œuvre de Kateb Yacine doit effectivement à une ethnologie vernaculaire ou étrangère, savante, de l'Algérie, et son lien à la nation algérienne et au terroir ne saurait être méconnu, mais Berque inverse ce rapport, lorsque, en vertu d'un motif- l'étoile, (nedjma), à valeur picturale, architecturale, mystique. . . - il fait de l'œuvre une pièce polygonale de la cohésion d'une culture.

Dans le même temps, cependant, cette pensée de la cohésion est une pensée de l'interstice, de l'intervalle, de l'intermittence, de la séquence. Elle fonde une forme de sociologie de l'éclipsé. Dans plusieurs de ses travaux, Berque reformule ainsi la notion de motif à travers le principe d'une discontinuité : il y aurait « des temps forts et des temps faibles » de l'histoire, des « lieux forts et des lieux faibles »8. Dans "Cent vingt-cinq ans de sociologie maghrébine", Berque évoque encore une sociologie « des permanences et des résurgences », ou encore « une structure à échantillonnage et entrelacs » (1956 : 418). C'est en conclusion de "Qu'est-ce qu'une identité collective ?" que ce paradigme est formulé avec le plus de clarté, sinon d'originalité. Des « temps forts et des temps faibles scandent la longue durée » ; Berque emprunte à Kroeber « l'idée du plus ou moins de densité dans le regroupement des différents traits d'un ensemble », ou encore l'idée de « constellations » - autre résurgence de l'étoile - et l'idée de noyaux de sens distincts (1970a : 483).

Mais ces motifs ne seraient que faiblement sujets à variations ; l'accent porte sur leurs invariances et, se détachant d'une métaphore du tissage qu'il a lui- même longuement ourdie, Berque met en garde son lecteur : « L'image de la chaîne et de la trame d'un tissage, qui vient à l'esprit pour rendre compte de ces modifications dans la permanence, n'a de valeur que métaphorique » (ibid. : 484). A

8. Voir par exemple, "Droit..." (1964a : 39-40); "Cent vingt-cinq ans..." (1956 : 418); "Qu'est-ce qu'une identité..." (1970a : 483).

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la limite, pour pousser à l'extrême la métaphore - au-delà des limites que lui assigne Berque - les aléas de l'histoire se réduiraient à de simples « ondulations » du tapis. Cette image se trouve par exemple esquissée dans "Les Hilaliens repentis. . .", où Berque formule l'idée « d'une sorte d'ondulation produite par l'interférence de deux mouvements inverses, celui des marabouts succédant ou répliquant à celui des Hilaliens. » (1970b : 1352).

La métaphore du tapis réussit donc non pas à amortir les chocs, mais à les inclure dans un plan, à les fixer dans le tissu de la culture, à les insérer dans une histoire déjà tissée : elle fige l'histoire.

En résumé la démarche est double. Soit Berque développe une thèse de l'hy- percohérence culturelle, à travers la récurrence d'un motif, ou d'une figure qu'il construit comme motif; à partir de ce substrat culturel ou identitaire, il recrée du mouvement, de la mobilité, car son polygone est une étoile, fait signe en tous sens et dans toutes les directions. Soit, dans une perspective inverse, le tapis se tisse du croisement, de l'intrication de fils multiples, lancés dans des sens opposés, mais la culture régule l'aléa en motif, et fige, prévient, non pas tant le mouvement, que le hasard ou le désordre.

Aussi, que demeure-t-il de vivant et de fort, aujourd'hui, dans ces métaphores où le plaisir du jeu et du jeu de mot a une si forte part? Que reste-t-il d'actuel de cette pensée de la cohérence du tissu, qui ne revêtait pleinement son sens que dans une problématique, aujourd'hui plus lointaine, de la dislocation culturelle sous le choc colonial ?

Motif et mobiles

Un apport inestimable de Berque à la recherche contemporaine réside dans son aptitude à faire varier les échelles et à constamment animer les frontières9. Dans sa vie de chercheur, dans une période où le cadre national est en pleine lumière, objet de luttes et de plaidoyers sanglants, il n'est jamais intellectuellement prisonnier de ce cadre, démontre toujours l'articulation du local et du « plus lointain » - dont il reste à préciser malgré tout les limites - révèle toujours « des fils venus de plus loin » (cf. "Logiques d'assemblage..." 1978b : 350).

Alors que de nombreux chercheurs, aujourd'hui encore, passée l'ère du nationalisme post-indépendance, continuent de travailler dans un cadre national comme dans un cadre d'évidence, sans s'interroger sur sa pertinence et sa fini- tude, Berque continue de nous enseigner à déplacer systématiquement ces frontières, quitte à les transposer au cadre du Maghreb, par exemple ; et s'il fige et accrédite une entité maghrébine, c'est pour la dissoudre aussitôt par la seule évocation de ce motif du polygone étoile, qui peut aussi se définir comme algérien, ou berbère, ou maghrébin, ou islamique...

9. Sur la question de l'échelle, voir J. Revel (éd.), 1996.

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Parfois artificielle, projective et forcée, cette vision du motif culturel est donc éminemment stimulante par sa labilité. Mais on souhaiterait plutôt la concevoir hors de l'horizontalité du tapis. Berque esquisse sans doute une définition moins "orthogonale" dans "Qu'est-ce qu'une identité collective ?", lorsqu'il évoque un polyèdre dont une face se trouve en pleine lumière alors que les autres restent dans l'ombre10. Il n'en maintient pas moins un modèle de l'objet figé, tout élément de fluidité provenant du seul regard extérieur.

Il serait néanmoins possible de concevoir ces motifs de manière moins figée, comme des cristallisations de sens, des « constellations », pour reprendre un terme usité par Berque, proches, au sens littéral, des lieux communs d'une culture (Dakhlia, 1998). Étymologiquement, le « motif» renvoie d'ailleurs à ce qui est mobile, en mouvement. La notion de motif, telle que l'emploie Berque, pourrait donc gagner en dynamique ce qu'elle perdrait en esthétique.

Un motif, c'est ce qui revient, un leitmotiv, une séquence; néanmoins un sens étiologique y est également présent. Un motif constitue donc un point de cristallisation et de croisement, mais aussi un point d'accrochage et d'achoppement, un point de fixation, d'enracinement et de "départ" : on a motif à agir, à se plaindre, comme on a un mobile. Pour filer la métaphore, le motif peut être aussi un nœud de conflits ou de tensions. Or la métaphore du tapis, telle que Jacques Berque la conçoit, dans le chatoiement comme dans l'entrelacs, jette un voile trop rapide - le voile de la métaphore, sans doute, mais pas seulement - sur une vision plus active et dynamique, plus conflictuelle aussi, de l'idée de motif, au principe d'une définition de la culture.

BIBLIOGRAPHIE

BERQUE, Jacques, 1954, "Qu'est-ce qu'une tribu nord-africaine?", Eventail de l'histoire vivante. Mélanges L. Febvre, Paris, Armand Colin; repris in 1974. 1955, Structures sociales du Haut-Atlas, Paris, PUF, 2e édition augmentée in 1978c. 1956, "Cent-vingt-cinq ans de sociologie maghrébine", Annales ESC, XI, 3, 296-324. 1961a, "Les mystères du Polygone étoile" (entretien avec Kateb Yacine et Jean Duvignaud), Afrique-Action, (Paris-Tunis), n° 37, 26 juin. 1961b, "Sur l'esthétique musulmane et ses motivations psychologiques et sociales", Journal de Psychologie Normale et Pathologique, n° 4, oct.-nov. 61, 433-444; repris comme "Polygones étoiles", in 1978b, 531-544. 1964a, "Le droit des terres au Maghreb", Studies in Developing Countries (Varsovie, Polish Scientific Publishers), vol. II, 211-232. 1964b, "Remarques sur le tapis maghrébin", in Études maghrébines. Mélanges Charles-André Julien, Paris, FLSH, 15-24, repris in 1978a. 1964c, Dépossession du monde, Paris, Seuil; nouv. éd. augmentée 1987.

10. « Une identité collective ressemble à un polyèdre, dont sous tel éclairage un angle s'illumine, sans que disparaissent les autres » ("Qu'est-ce qu'une identité...", 1970a : 479).

134 1 Jocelyne Dakhlia

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