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Dufrenne Kant Heidegger

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  • 8/18/2019 Dufrenne Kant Heidegger

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    HEIDEGGER ET KANTAuthor(s): M. DufrenneSource: Revue de Métaphysique et de Morale , 54e Année, No. 1 (Janvier 1949), pp. 1-28Published by: Presses Universitaires de France

    Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40899383Accessed: 02-04-2016 17:16 UTC Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at

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    HEIDEGGER ET KANT *

    La philosophie de Heidegger se propose comme une réflexion sur l'être. Sur l'être, et non sur l'étant : toute son originalité réside dans cette distinction *. S'interroger sur la Nature, l'His- toire, ou la Liberté, - ce que Husserl appelle les régions onto- logiques et que Heidegger ramène à l'ontique, - c'est déjà invo-

    quer un être déterminé, c'est-à-dire un étant ; et c'est manquer l'être antérieur à toutes les déterminations, l'être qui précède tout étant, dont nous avons une compréhension immédiate toutes les fois que nous prononçons le mot : est., Tout l'effort de Hei* degger va à penser cette révélation d'une présence absolue. On pourra se, demander si cette réflexion ne s'oriente pas peu à peu vers une philosophie du type de celle de M. Gabriel Marcel, avec la- quelle elle n'avait en commun au départ que la défiance à l'égard du cogito ; les plus récents écrits de Heidegger semblent donner

    à l'être de plus en plus d'initiative et d'autorité. Mais, au stade où nous nous plaçons, l'être apparaît comme ce « il y a » fon- damental, dont Hegel disait qu'il est le concept le plus pauvre de tous, et destiné à être bientôt dépassé, en suivant le fil dia- lectique, vers des déterminations plus riches, mais où Heideg- ger veut saisir la patrie de tout Logos. Aussi la question fonda- mentale est-elle, non pas : qu'est-ce que l'être? car la réflexion dérive alors vers l'ontique, mais : pourquoi y a-t-il de l'être ? 3 comment est-il possible que quelque chose soit ?

    1. A propos du livre de Heidegger : Kant und das Problem der Metaphysik. 2. Cf., p. ex. von Wesen des Grundes (trad. Gorbin, in Qu'est-ce que ta méta- physique p. 59).

    3. Qu'est-ce que la métaphysique* ad fin. Ret. de Méta. - T. LVIIII n* I, 1949). 1

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    Par cette question déjà Heidegger se rapproche de Kant, et sans doute s'éloigne de Husserl : on s'est demandé si cette enquête sur l'être requérait chez lui la réduction phénoménologique ; au vrai, la réduction qu'il pratique ne consiste pas à mettre entre parenthèses la réalité vécue, à frapper de neutralité la thèse de l'attitude naïve, mais plutôt à creuser jusqu'au « fondement » de toute expérience du réel, à saisir l'ontologique à travers l'on- tique. Or, la démarche de Kant est précisément la régression

    du fait aux conditions de possibilité du fait, de l'empirique au transcendantal ; la démarche synthétique qui justifie la légi- timité du transcendantal suppose la démarche analytique qui le découvre (Heidegger parlera d'une analytique du Dasein)» Explorer l'empire du transcendantal, c'est établir cette « con- naissance pure » qui est pour Heidegger l'ontologie, la science de l'être antérieure à la rencontre de l'étant. On peut donc ima- giner un système de transformations qui permette de passer de Kant à Heidegger : il suffira de substituer transcendance

    à transcendantal, ontologique à a priori, événement pur à con- naissance pure, temporalité à temps. Mais cette conversion de termes implique une perspective nouvelle sur le kantisme. On a coutume de chercher dans le système kantien, lorsqu'il dresse bureaucratiquement l'inventaire des éléments a priori du savoir, une théorie de la connaissance, orientée par le souci de permettre la subsomption, c'est-à-dire la prédétermination du réel qui sera justiciable des sciences. On peut élargir cette interpréta- tion en montrant, comme Brunschvicg, que la vérité de 1' « idée

    critique » consiste à déceler l'activité spirituelle immanente à toute connaissance, sans chercher à fixer une fois pour toutes le destin de l'esprit. Mais l'interprétation de Heidegger prend un autre tour : elle prétend que la philosophie kantienne est inspirée avant tout par le souci dç l'être, et non point seulement par le souci de justifier ou de fonder un savoir rationnel *. Le vrai sens de la révolution copernicienne, c'est que la connais- sance ontique - la science de l'objet, physique ou métaphy- sique - n'est possible que par une connaissance ontologique, - la saisie préalable de l'être en tant que tel, - en sorte qu'est

    1. Kant und das Problem der Metaphysik, p. 16. Il est remarquable que Hei- degger interprète Kant exactement comme Fink interprète Husserl dans son article de la Revue internationale de Philosophie (1938).

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    M. DUFRENNE. - HEIDEGGER ET KANT. 3

    posée la question radicale : pourquoi y a-t-il quelque chose et non rien ? Fonder l'ontologie, c'est élucider cette présence mer- veilleuse, rendre compte du : il y a.

    Comment est-ce possible? Il faut, dit Heidegger, suivre le che- min frayé par Kant et que Sein und Zeit a repris en instituant une Analytique du Dasein : il faut aller au cœur de la subjecti- vité du sujet *. Il faut aller d'abord au-delà de la distinction des facultés qui semblent pour Kant le dernier mot de l'anthro-

    pologie, et dont il soupçonne pourtant qu'elles peuvent avoir une racine commune. Il faut surtout dépasser le psychologique, tenant bon la distinction du psychologique et du transcendantal, parce que le psychologique définit le sujet déjà constitué et pris dans le monde, et non point le sujet originaire, que le tran- scendantal seul désigne. Mais où conduit cette enquête? Ne suit-elle pas une voie parallèle à celle que suit le commente ire de M. Lachièze-Rey, régressant toujours vers l'a priori, et n'a- boutit-elle pas à la découverte de l'autonomie d'une conscience

    déterminante, dernier mot de l'idéalisme transcendantal? Ce n'est point l'objectif de Heidegger. Peut-être accorderait-il qu'une telle interprétation de Kant l'absout du reproche que lui adresse Husserl, de n'avoir point compris que le je pense était encore justiciable de la réduction et de n'avoir pas atteint le seuil véritable de la « constitution ». Mais il penserait qu'ici la recherche a été déviée, et peut-être en un point précis qui s'éclairera par la suite, lorsque « le je est soustrait à la loi du temps et le temps inséré dans le moi comme pouvoir de repré-

    sentation » 3. En opérant l'analyse du sujet Heidegger se pro- pose, non pas de déceler le je comme naturant universel, mais de découvrir l'être. Il s'est assez défendu, on le sait, d'édifier une philosophie du sujet ' Sans doute les apparences lui don-

    1. Kanl.... p. 12. 2. « La tâche est une phénoménologie pure de la subjectivité du sujet, en

    tant que sujet fini. » (Ibid., p. 82.) 3. Lachièze-Rey : L'Idéalisme kantien, p. 419. 4. L'idée d'une philosophie du sujet est d'ailleurs ambigue. On peut dési-

    gner par là une philosophie qui individualise le sujet, par son corps, sa situa- tion, ou le style singulier de sa liberté, par opposé à une philosophie qui réduit le sujet à l'anonymat d'un pouvoir impersonnel de penser, de ratifier une évi- dence ou d'instituer une norme objective. En ce sens Heidegger individualise le sujet en l'affrontant à sa mort. Mais on peut dire aussi qu'une philosophie du sujet se reconnaît à la relation qu'elle établit entre le sujet et l'être réci- proque du sujet : chez Marcel ou Jaspers, où le sujet est porté et comme nourri

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    nent-elles un démenti, tant que ne sont pas tenues les promesses de Sein und Zeit, qui annonçait une ontologie. Mais le Kant... semble tenir partiellement ces promesses : il nous invite à com- prendre que la subjectivité doit faire apparaître, non pas le pou- voir constituant d'un sujet, mais le surgissement de l'être. L'être se révèle à travers la subjectivité, et plus exactement, par la médiation du temps, la subjectivité apparaît comme l'être même. Anticipons un peu : toute l'analyse sera centrée sur la notion

    de transcendance, qui ne désigne point un être transcendant, celui que Jaspers appelle le Tout-Autre, mais l'acte de tran- scender qui se consomme sur le plan du transcendantal. Or, qui transcende? N'est-ce point le sujet? et n'est-ce point ainsi que, comme le veut Jaspers, qui rend hommage à Kant pour l'avoir pressenti *, le sujet se hausse au plan de l'existence ? Et pourtant Heidegger nous suggérera, au termo de cette étude, que la question n'a peut-être pas de sens, qu'il ne faut pas cher- cher un sujet au verbe transcender, ni faire du pouvoir de tran-

    scender un attribut assignable. La « phénoménologie du sujet » nous ramène en-deçà des choses, en-deçà du sujet même : la' transcendance semble un événement impersonnel, à partir du- quel est possible le rapport d'un sujet à un objet ; elle est la naissance d'une lumière qui engendre à la fois le regard et la chose regardée.

    Mais Kant offre-t-il un pressentiment de cette doctrine? L'in- terprétation de Heidegger n'est-elle point singulièrement aven- tureuse? Suivons-la maintenant d'aussi près que possible. Elle s'articule sur deux grandes notions : l'imagination et lo temps, l'imagination qui déjà rompt les barrières dans lesquelles le cogito enferme le sujet et le retranche de Tètre, le temps qui est peut-être, au cœur du sujet, la présence et l'acte de l'être.

    par l'être qu'il atieste, et qui le déborde, la philosophie du sujet est en ten- sion perpétuelle avec une philosophie de l'être. Alors qu'une philosophie exclu- sive du sujet réduit l'être aux prises de la conscience et traite l'objet comme symétrique du sujet. La pensée de Heidegger nous laisse ici dans l'incertitude : elle allie d'une façon déconcertante le thème de 1' « ouverture » qui semble indi- quer le caractère débordant de l'être, et le thème de la « projection » qui dans Sein und Zeit confère au Dasein le pouvoir primordial de « retirer l'étant du chaos originel ». Même si le premier thème prend de plus en plus d'importance, le second n'est pas éliminé pour autant. (Cf. de Waelhens, Introduction à De l'Essence de la vérité, Louvaln, 1948, p. 13.)

    1. Kant, p. 66.

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    ïïl. DUFRBNNE. - HEIDEGGER ET KANT. 5

    Mais le point de départ de l'analyse et son leit-motiv constam- ment repris, et finalement justifié par les théories de l'imagina- tion et de la temporalité, c'est l'affirmation de la finitude essen- tielle du sujet, qui est en effet toujours associé chez Kant à l'as- pect conquérant - celui que souligne Brunschvicg - de la raison théorique ou pratique. Ce thème de la finitude est d'ail- leurs commun depuis Kierkegaard à toutes les philosophies existentielles, auxquelles il donne le ton. Mais chez Heidegger

    il n'est pas invoqué seulement à l'appui d'une éthique de l'au- thenticité, il est encore une pièce maîtresse de l'ontologie. La finitude est le négatif par rapport auquel l'être peut se révé- ler ; il faut que le sujet soit fini et, comme dira Heidegger « se tienne dans le néant » pour servir d'instrument à cette révé- lation.

    Que nous enseigne Kant de cette finitude ? Heidegger prend très au sérieux la condamnation du dog-

    matisme métaphysique et l'affirmation de la chose en soi qui

    marque une limite de principe à la connaissance. Le savoir humain est irrémédiablement sur fond d'ignorance. A chaque étage de la Critique, l'inconnaissable surplombe l'horizon du connu : chose en soi, noumène, idée, chaque fois l'instrument même de la connaissance, intuition, entendement ou raison, se heurte à sa limite : ce par quoi nous connaissons est aussi ce par quoi nous ne pouvons pas connaître. « Rendre la lumièie suppose d'ombre une morne moitié ». Le destin de la connais- sance est que, pour être connaissance, elle doitse situer hors de

    l'objet, se séparer de lui. Ce n'est pas qu'il y ait un autre monde caché derrière le monde sensible ; Kant dit lui-même que « la chose en soi n'est pas un autre objet, mais un autre rapport (respectus) de la représentation au même objet * ».

    Mais, si la connaissance est finie, c'est qu'elle inaugure une certaine relation où le sujet se distingue de l'objet pour l'aper- cevoir, et va à sa rencontre pour le trouver. Ce mouvement est proprement ce que Heidegger appelle la transcendance, dont il trouve la première expression dans la notion kantienne de transcendantal. Nous connaissons l'être dans la mesure où nous

    ne sommes pas l'être, où nous nous tournons vers l'étant pour

    4. Opus. Posthumum, cité dans Kant, p. 29.

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    le rencontrer, en sorte que l'objet se présente à nous comme ce qui n'est pas nous (Gegenstand) l. Il nous faut recevoir l'objet, et d'abord l'attendre, comme en implorant. Heidegger trouve le germe de cette théorie dans l'affirmation de Kant que con- naître, c'est toujours intuitionner quelque chose qui s'annonce dans une représentation 2. Cette affirmation est déjà posée an seuil de la Crüique dans les Remarques générales sur l'Esthé- tique transcendental, où Kant identifie la sensibilité avec « la

    réceptivité de notre capacité de connaître » 3 et où il propose la célèbre distinction de Yiniuitus originarius et de Yintuitus derivatus : « Ce mode d'intuition (dans l'espace et dans le temps) ne cesse pas d'appartenir à la sensibilité, précisément parce qu'il est dérivé et non originaire, et que, par conséquent, il n'est pas une intuition intellectuelle comme celle qui... paraît n'ap- portenir qu'au seul Etre suprême, et jamais à un être dépen- dant quant à son existence et à son intuition, laquelle intuition détermine son existence par rapport à des objets donnés » 4.

    L'idée de la finitude de la connaissance est donc introduite

    par la primauté de l'intuition sensible, c'est-à-dire d'une intui- tion qui n'engendre pas, mais qui accueille son objet. Sans doute l'entendement aura-t-il à déterminer l'intuitionné, et à attes- ter par là sa souveraineté ; mais c'est précisément l'intuitionné qu'il détermine, donc quelque chose qui lui est donné. Et dans la mesure où il est subordonné à l'intuition, dans la mesure où, comme le dira Kant à propos de la « Distinction de tous les objets en phénomènes et noumènes », « l'entendement ne peut jamais

    1. On ne peut s'empêcher de songer ici à la naissance de la représentation chez Bergson : l'homogénéité de l'être - la totalité des images - est rompue ; une dissonnane«, et comme un trou dans l'être, s'introduit avec le corps, parce que le corps est déjà l'organe d'un vouloir, corps-sujet et non chose parmi les choses. Et l'on pourrait montrer que le corps est alors l'authentique Dasein. Au reste, nous ne pensons pas seulement à Bergson, mais à des philosophies comme celles de M. Merleau-Ponty ou de M. Marcel. Nous aimerions montrer qu'on pourrait interpréter, très librement, toute l'analyse de Heidegger en substi- tuant à la notion de transcendance celle de corps propre, et à la notion d'ima- gination, celle d'engagement du corps dans le monde. Certains passages de Kant y autoriseraient à la rigueur ; et M. Lachièze-Rey indique lui-même que l'appréhension de la durée ■ se réalise par un appel à la motricité du corps » (l Idéalisme kantien, p. 276). Mais assurément Heidegger ne songe pas à mettre

    le transcendental au compte du corps. 2. Cf. « Echelle graduée des représentations », Critique trad. Tremesaygues et Pacaud, p. 308.

    3. Critique, p. 82. 4. Ibid., p. 88.

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    faire plus qu'anticiper la forme d'une expérience possible... et ne peut jamais dépasser les bornes de la sensibilité dans les- quelles seules des objets nous sont donnés », l'entendement est lui-même fini, et c'est pourquoi les exigences de la raison, si irrépressibles qu'elles soient, sont spéculativement présomp- tueuses : la preuve ontologique est déjà condamnée. Faut-il alors distinguer radicalement intuition et concept? Toute l'ar- chitecture de la Critique est étayée sur cette distinction. Mais

    Heidegger montre que Kant ne les distingue que pour mieux les unir. Et c'est précisément parce que l'élément intuitif en est inexpugnable que toute connaissance est finie : le thème de la finitude se déploie donc dans une nouvelle idée, celle de l'unité de la connaissance, dont l'examen nous conduira, en suivant Heidegger, au cœur du problème, à la théorie de l'imagination.

    Rappelons d'abord que cette unité de la connaissance a déjà été soulignée par M. Nabert. Elle avait à l'être, car certaines for- mules de Kant prêtent à équivoque, lorsqu'il dit par exemple

    que « sans les fonctions de l'entendement, des phénomènes peu- vent incontestablement être donnés dans l'intuition » x, ou lors- qu'il distingue la succession subjective de l'appréhension et la représentation d'une succession dans l'objet, construite grâce à une règle extérieure à l'appréhension *. Mais il s'agit seulement alors de mettre en relief l'élément intuitif de la connaissance, et non d'introduire en elle une dichotomie réelle, et de faire intervenir un entendement qui s'appliquerait du dehors à la sen- sibilité pour l'informer, comme un Deus ex machina. M. Nabert

    a montré avec force que «rien n'est plus loin de la pensée de Kant qu'un tel réalisme psychologique qui attribuerait aux représen- tations, dans la subjectivité de leur succession, une sorbe d'exis- tence en soi, précédant leur élévation au rang de vérités » *. Le jugement de perception des Prolégomènes, qui tiendrait tout entier dans l'appréhension d'intuitions subjectives, n'est au fond qu'une fiction : intuition et pensée, perception et construc- tion sont rigoureusement solidaires et contemporaines. « En opposant les jugements d'expérience aux jugements de percep-

    1. Ibid., p. 121. 2. Ibid., p. 217. 3. Nabert t L'Expérience interne chez Kant » Revue de Mäaphysique et Mo-

    rale, 1924, p. 246.

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    tion, et la succession réglée des phénomènes à la succession pu- rement subjective de l'appréhension, Kant accusait plus for- tement les conditions de l'objectivité ; mais il ne voulait pas dire que ces conditions fussent ajoutées par nous d'une ma- nière réfléchie et consciente aux états subjectifs de la conscience empirique » '. Toute l'imagerie d'une matière d'abord donnée, à laquelle viendrait ensuite s'ajouter une forme, doit être récu- sée. Et il faut encore poursuivre cette idée de l'unité de la con-

    science sur le plan de la connaissance pure, aussi loin qu'elle conduise. Elle conduit déjà M. Nabert à dire qu' «avant que les représentations du temps, de l'espace, de la cause puissent se présenter à la conscience empirique, avant que la science com- mence de produire méthodiquement l'unité de la nature, la pen- sée, par la médiation de l'imagination productrice, a déjà procé- dé à la première construction de l'univers et a insinué dans le donné des lois de l'entendement ». Heidegger ne dira rien d'au- tre, mais il mettra dans un relief saisissant cette médiation de

    l'imagination pure. Il va tout de suite au centre de la difficulté en considérant la connaissance pure, dont le caractère de réceptivité est moins apparent que dans la connaissance empirique. L'unité de la connaissance pure, ou plutôt ontologique, apparaît déjà en ce qu'elle est livrée par les jugements synthétiques a priori. Que signifie, en effet, cette synthèse? Heidegger nous met en garde contre une interprétation purement logique : la synthèse n'ex- prime pas seulement la liaison formelle du sujet au prédicat,

    ou l'acte du jugement qui rassemble des représentations diverses, elle désigne essentiellement un certain rapport à l'être, au sein duquel se dessinera la synthèse empirique. Heidegger appelle cette synthèse première « véritative », entendant par là qu'elle dessine l'espace où se révélera une vérité, ou si l'on préfère, qu'elle constitue une connaissance première, la connaissance d'un pré- objet auquel tout objet se conformera ; et il la définit par l'unité de la pensée et de l'intuition. Il s'agît donc de saisir la possibi- lité de cette synthèse ; en déterminer l'envergure ou la légiti- mité n'est pas ce qui intéresse Heidegger dans l'entreprise de Kant, mais uniquement les conditions qu'elle implique : « corn*

    1. Ibid., p. 250.

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    ment doit être l'être humain pour s'ouvrir à l'étant qu'il n'est pas et qui se montre à lui? » Ce mouvement définit la transcen- dance : transcendance et finitude sont solidaires et s'expriment toutes deux par cette unité de la connaissance pure dont l'ima- gination sera la racine.

    Si nous revenons maintenant aux éléments de cette connais-

    sance pure, nous voyons qu'Heidegger les définit de manière à montrer à la fois qu'ils sont susceptibles de s'unir en refluant

    vers une source commune et qu'ils sont tous deux les instru- ments de cette transcendance par laquelle l'être peut se révéler : en un mot l'intuition ouvre et l'entendement spécifie une pré- sence, présence relevant de Y intuition et une de V entendement. Considérons d'abord l'intuition pure. Elle pose tout de suite le plus urgent problème : si le propre de l'intuition est de ren- contrer son objet, comment une intuition peut-elle être pure, si d'autre part, la pureté signifie qu'elle ne rencontre rien qui lui soit extérieur? Ne faut-il pas concevoir que l'extériorité

    est intérieure à l'intuition, ou encore que l'intuition se donne ce qui lui est donné? Mais à condition que ce donné ne soit pas une chose, car l'intuition serait alors originaire. Et l'on com- prend ainsi les caractères de l'espace et du temps ; ils se donnent comme ce qui est déjà donné ; ils ne sont pas des choses qui puissent être perçues, mais ce dans quoi se révèlent toutes choses ; on ne peut les percevoir comme ce que le regard découvre, mais comme une totalité donnée, « une grandeur infinie donnée » qu'on ne peut jamais sommer et qui prélude à tout donné ; tous

    les espaces et tous les temps sont toujours des déterminations et des limitations, comme Kant le dit dans sa Métaphysique des points et des instants, d'un espace et d'un temps premiers, uniques et uns, qui sont totalement eux-mêmes en chacune de leurs parties. L'intuition pure n'est donc que la possibilité for- melle de toute intuition empirique et de toute construction conceptuelle ; elle ne donne pas un objet, mais elle donne le caractère donné de tout objet. Espace et temps ne sont pas des choses, mais ce qui « hante les choses », et par quoi les choses sont connais8ables avant d'être effectivement connues. C'est ainsi que l'intuition est en quelque manière « donnante », bien que non créatrice et essentiellement réceptive '. Le regard ne

    1. C'est à de semblables analyses que se décèle l'influence de Husserl sur

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    fait pas surgir un objet, mais il ouvre un espace qui préfigure l'objet, qui est la possibilité d'une présence donnée avant toute réalité. De même le temps, mais qui est, nous le verrons, en même temps que cette possibilité d'une présence, la subjectivité du sujet, tel qu'il peut être en relation avec un monde possible ; aussi Heidegger soulignera -t-il les privilèges que Kant octroie au temps, et que sa propre philosophie confirmera au delà de la lettre même de Kant. Le temps est la pièce essentielle d'une

    connaissance pure, parce que « il forcera à déterminer plus pro- fondément l'essence de la subjectivity » l. Et il apparaîtra bien- tôt à lui seul comme « intuition pure universelle ».

    De même que dans l'intuition pure le contenu n'est rien d'au- tre que la forme, de même dans la pensée pure le contenu réside dans l'acte de conceptualisation. Or, comme la conceptualisa- tion est la démarche du jugement qui subsume sous l'unité di- verses représentations, le pur contenu du concept est la forme de cet acte, il est l'unité pure qui est à l'origine de l'unification,

    non comme son résultat concret, mais en quelque sorte comme son âme. Car on ne chercherait pas l'unité si on ne l'avait déjà trouvée : cette unité donnée avant l'unification, comme l'es-

    . pace et le temps sont donnés avant toute construction de dis- tance ou de dimension, c'est le concept pur, qui est ainsi, comme dit Kant, « le fondement de la possibilité de juger », comme es- pace et temps sont le fondement de la possibilité d'intuitionner. C'est par là que les concepts purs sont d'abord des prédicats ontologiques, qui permettent ensuite l'exercice de la fonction

    logique. Ils déterminent l'étant comme objet pour nous. Mais ils ne déterminent rien d'empirique ; ils déterminent exacte- ment l'objectivité de l'objet, d'un objet qui n'est rien d'autre que son objectivité, c'est-à-dire cette unité par laquelle il est sai8issable avant d'être connu. « Et ici, dit en effet Kant, il est nécessaire de bien faire comprendre ce que signifie cette exprès -

    Heidegger. Toute la difficulté de l'idéalisme husserlien ne réside-t-elle pas en effet, dans l'effort pour concilier le donner et le voir, pour confirmer, par une théorie de la constitution, le primat de l'intuition, qui est, M. Levinas l'a bien montré, « le principe des principes », et finalement pour introduire une phi- losophie de l'être à l'intérieur d'une phlosophie du sujet? La différence est que Heidegger affirme plus énergiquement que Husserl le caractère nécessaire- ment dérivé, et donc fini, de l'intuition humaine.

    1. Kant, p. 45.

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    8ion : objet des représentations » *. Car il ne s'agit pas de l'objet concret livré par une intuition empirique ; « cet objet ne doit être conçu que comme quelque chose en général = X » ; il ne comporte rien d'autre que la forme pure de l'objet, ce par quoi tout objet est objet. La propriété nécessaire de ce pré-objetr c'est l'unité qu'il constitue nécessairement ; et cette unité pré- suppose une règle qui est le concept ; c'est pourquoi, comme dit Kant, « toute connaissance exige un concept, si imparfait

    ou si obscur qu'il puisse être ». La Déduction transcendentale, traitant de « la possibilité de connaître a priori des objets en général », révélera cette fonction du concept qui anticipe ce que Heidegger appelle un « horizon d'unité », qui permet de penser quelque chose comme un, avant que rien ne soit donné, ce qui est donné étant seulement l'horizon du temps comme intuition pure. Ainsi le concept est-il essentiel à la transcendance : on peut dire qu'il détermine l'être de l'étant, à condition d'en- tendre par là, non pas sa nature, dont nous ne savons rien que

    par l'intuition empirique, mais le fait de sa présence, d'une pré- sence offerte déjà à la compréhension. Mais ceci ne peut apparaître que si les catégories sont con-

    sidérées comme éléments d'une connaissance finie, c'est-à-dire dans leur rapport et leur subordination à l'intuition. Car « les catégories ne sont pas du tout des connaissances, mais de sim- ples formes de pensée, qui servent à transformer des intuitions en connaissances » a. C'est seulement dans leur relation à l'in-

    tuition qu'elles apparaissent comme des prédicats ontologiques, et non comme l'expression d'une fonction logique. Autrement dit, l'ontologique ne peut se déduire du logique ; la table des jugements, d'où dérive celle des catégories, ne donne que le fil conducteur pour la découverte de tous les concepts de l'enten- dement ; mais la conversion des concepts purs en catégories ne peut être opérée, et leur signification ontologique éclairée, que lorsque sera établie l'unité de la connaissance pure où la pure pensée est au service de l'intuition. Heidegger nous invite maintenant à comprendre que cette unité ne résulte pas de la juxtaposition ou de la collaboration de deux termes qui res- teraient distincts, mais de leur enracinement dans l'imagina-

    1. Critique, p. 127, cité par Heidegger, p. 68. 2. Ibid., p. 246.

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    tion. D'où l'importance capitale de la théorie de l'imagination que nous allons considérer : au privilège d'unir l'intuition et le concept, l'imagination joint encore le pouvoir de fournir une image, de « faire voir », et d'assurer, en deçà de l'intuition, le caractère intuitif de toute connaissance ; elle est à la fois mé- diatrice et illustratrice : nous allons voir successivement ces deux propriétés.

    Il ne suffit pas, pour établir l'unité de la connaissance puro,

    de dire qu'intuition et concept sont orientés l'un vers l'autre, qu'il est de la nature de la pensée pure de trouver devant elle la diversité pure du sensible, et de la nature de la sensibilité de « s'offrir de fond en comble à la pure pensée ' ». Il faut encoro chercher s'il n'y a pas un commun dénominateur à l'intuition et au concept, une racine commune à ces deux troncs de la con- naissance. Or, après avoir averti dans la Préface de la Critique que cette racine semblait devoir rester inconnue, Kant suggère, avant même la Déduction transcendantale, dans le paragraphe

    de l'Analytique des concepts intitulé « Des purs concepts de l'entendement ou catégories », que cette racine pourrait bien être l'imagination, « cette fonction de l'âme, aveugle mais indis- pensable, sans laquelle nous ne pourrions jamais et nulle part, avoir aucune connaissance2 ». Mais la découverte de l'imagina- tion appartient proprement à la Déduction transcendantale, puis au Schématisme. On sait quel est l'enjeu de la Déduction : se demander « comment des concepts a priori se rapportent à l'expérience ». C'est toujours se demander comment le concept

    peut s'unir à l'intuition, et élucider par là l'essence de la synthèse ontologique. Il semble d'abord que cette union en appelle à un principe supérieur, l'unité formelle de la conscience, cette « conscience pure, originaire et immuable » qui est « la condi- tion transcendantale qui précède toute l'expérience et qui rend possible l'expérience elle-même ». Mais l'unité de l'a perception ne peut pleinement tenir le rôle de médiatrice, car elle ne peut par elle-même engendrer l'intuition pure ; comme dit Kent, « elle sert de principe a priori à tous les concepts, aussi bien que le divers de l'espace et du temps sert de fondement aux intui-

    1. Kant, p. 57. 2. Critique, p. 110.

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    lions de la sensibilité * ». Et de toute façon Heidegger n'insiste pas sur l'unité de l'aperception. On en peut trouver deux raisons, qui d'ailleurs se conjuguent : la première, c'est que le je pense renforce le crédit d'une philosophie du sujet : même s'il s'agit d'un sujet formel et non d'un sujet substantiel, comme le mon- treront les ParalogÌ8mes de la raison pure, le je pense nous ra- mène toujours dans les parages du cogito dont Heidegger s'écarte par principe. La seconde, c'est que l'unité de l'aperception in-

    duit finalement Kant à privilégier l'entendement. Il semble, au moins dans la seconde édition, que l'entendement comme pouvoir des règles soit directement au service du je pense, et qu'inversement le je pense inspire directement l'entendement : « c'est sur l'unité de l'aperception, dit Kant, que repose la pos- sibilité môme de l'entendement » 2. Et il en vient à les identifier :

    « l'unité synthétique de l'afferception est ainsi le point le plus élevé auquel il faut rattacher tout usage de l'entendement... on peut dire que ce pouvoir est l'entendement même » 3.

    Sans doute Heidegger accorde que l'aperception transcendan- tales doit être dégagée dans toute sa dignité : elle n'est pas seu- lement un je pense, mais un je peux, comme le dit Kant dans une note essentielle 4. Le principe transcendantal de l'unité de tout le divers de nos représentations est « fermement établi a priori ». Mais cette unité synthétique « présuppose », dit Kant, une syn- thèse qui doit être elle-même a priori et ne peut être opérée que par l'imagination transcendantale. « Le principe de l'unité né- cessaire de la synthèse pure de l'imagination, antérieurement

    à la perception, est le principe de la possiblité de toute connais- sance » 5. Sur le plan empirique, ceci signifie que la pensée ne peut unir que si cette exigence trouve quelque complicité dans son objet, comme le montre l'exemple fameux du cinabre, et si « les phénomènes sont dans une affinité transcendantale dont l'affinité empirique n'est qu'une simple conséquence *>' Sur le

    1. lbid.y p. 141 (souligné par nous). 2. lbid.y p. 135. 3. lbid.y p. 131. t. Ibid., p. 153.

    o. Ibid.y p. loJ, cite par Heidegger p. /5. Iexte capital ; Heidegger le sou- ligne et fait remarquer que Vor der apperzeption signifie à la fois que la synthèse imaginative est avant et devant l'apcrception : « l'acte de représenter l'unité a devant soi, sous son regard, l'unité unifiante ».

    6. lòia., p. 149.

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    plan transcendantal, ceci signifie que l'aperception n'unit pas à proprement parler, ou qu'il faut du moin6 distinguer unité et synthèse : l'aperception rencontre et ratifie une synthèse déjà faite. Cette synthèse, qui permet au concept d'être concept, elle est l'œuvre de l'imagination pure. Et nous concevons ainsi que l'imagination se place à la racine de l'entendement. Mais il faut encore la surprendre à la racine de l'intuition, et c'est le Schématisme qui va nous le permettre, en nous indiquant

    du même coup la fonction illustrante de l'imagination. Le Schématisme est aux yeux de Heidegger le noyau de la Critique1. Nous allons y retrouver, éclairés parce que mis au compte de l'imagination, les résultats de l'analyse de l'intui- tion pure. Il apparaît en effet que la synthèse de l'imagination est, comme dit Kant, une synthèse figurée : la transcendance y revêt un caractère sensible (Versinnlichung der Transcendam), ce qui confirme la solidarité de la transcendance, de la finitude et du primat de l'intuition. Heidegger propose une sorte de dé-

    duction du sensible à partir de la transcendance. Le sensible n'apparaît pas comme la conséquence logique de certains prin- cipes posés d'abord ; il est engendré par le mouvement même selon lequel un sujet entre en relations avec l'être et, se faisant présent, découvre une présence. Cette présence de l'être implique des représentations ; et ce mot signifie assez que cette présence doit être en quelque façon sensible. Autrement dit, la transcen- dance suscite des images pures, et c'est en quoi 1 imagination en est l'âme. L'image n'est pas ici portrait, mais plutôt forme

    d'une pure présence ; comme Heidegger joue sur les divers sens du mot Bild, il faudrait jouer sur les sens du mot français formo qui indique à la fois le caractère formel, et non matériel, de la pure représentation imaginative, et son caractère représentatif ; l'image est forme parce qu'elle forme quelque chose et que cette forme donne lieu à une représentation : Y Einbilden est un Dars- tellen 2. Cette représentation ne fournit que le simple « aspect en général » de quelque chose en général. Ce n'est pas par hasard que nous retrouvons ici les thèmes que nous avons esquissés

    1. On pourrait confirmer l'importance de cette notion de schématisme par l'usage qu'en fait Kant à propos de l'usage régulateur des idées de la raison pure, en particulier dans l'Appendice à la dialectique transcendantale, et dans la Religion dans les limites de la Raison (p. 95, sq).

    2. Kant, p. 134.

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    a propos du concept pur : c'est que la vérité du concept est dans l'image où il se fonde.

    Et précisément, la doctrine du schématisme montre la rela- tion du schéma au concept. Partons d'un concept empirique : une maison ; ce concept peut être illustré par l'image concrète de cette maison, mais comment? Comment le concept peut-il tenir dans une « repraesentatio singularis » ? Quelle garantie que l'image lui soit adéquate? C'est en un sens tout le problème

    de la participation. Le metaxu ici, c'est le scheme : la maison que je perçois, elle ne m'offre pas seulement l'aspect singulier de tel édifice, mais aussi l'allure générale de la maison, le « So- wie ein Haus aussehen kann »* ; c'est cette forme, déjà au sens gestaltiste du mot, qui offre prise à une conceptualisation, c'est- à-dire à une règle selon laquelle une maison peut être pensée. (L'intelligibilité de l'objet réside précisément dans ce fait qu'il est justiciable d'un certain mouvement de pensée selon lequel il peut être subsume.) Or, cette règle ne peut être appliquée

    que si elle est vécue par l'imagination, si nous dessinons la struc- ture de l'objet possible. C'est à la faveur de cette anticipation que l'objet peut être reconnu, par cette façon que nous avons de l'accueillir, de l'appréhender en le mimant, en étant à lui, comme on dit à un visiteur : je suis à vous. Nous ne découvrons l'objet que si nous nous ouvrons à sa présence, et si cette pré- sence nous devient sensible. Aisni Heidegger peut dire que la transcendance est essentiellement schématisme ».

    L'opposition du schéma à l'image apparaît encore mieux à

    propos du schématisme transcendantal : il s'agit ici de sensibi- liser le concept pur de l'entendement, et il est évident qu'aucune image concrète ne saurait y pourvoir ; le scheme ne peut se rap- porter qu'à une intuition pure, c'est-à-dire au temps : « il est une détermination a priori du temps selon des règles ». Nous

    l. lb id., p. 89. 2. Peut-être y aurait-il lieu de reprendre ici l'analyse du langage qui est

    esquissée dans Sein und Zeit (p. 162). Car le mot est peut-être l'organe privi- légié du schématisme : le faire sonner, c'est retrouver à l'égard du concept cette attitude d'accueil ; il est bien comme le voulait Hume à cheval sur le

    particulier et le général : l'image qu'il éveiUe en nous n'est pas cette image particulière qui serait le décalque d'une perception, ni cette image générique qui serait le résultat d'un amalgame, elle est image d'image, règle pour la di- rection de la transcendance. Et peut-être, redisons-le au passage, faudrait-il conjuguer cette analyse du mot à une analyse de la motricité du corps propre.

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    touchons ici à l'essentiel : le temps est ce par quoi la synthèse imaginative peut être figurée, sans être empiriquement sensible : il apporte la possibilité qu'un donné apparaisse comme donné, par cette distance infranchissable ou perpétuellement sauve d'où peut être discernée une présence. Ordonner le temps, c'est donc ordonner a priori tous les modes de l'apparaître, et le monde qui ne peut être monde qu'en se soumettant à la juridiction de l'apparaître.

    Ainsi le schématisme, où l'imagination unit le temps et l'a- perception, constitue cette synthèse véritative qui dévoile le champ où pourra se révéler une vérité. Il desine la posssibilité de l'expérience, comme dit Kant ; il ouvre la carrière de la con- naissance finie, et détermine à l'avance son empan. « Les con- ditions de la possibilité de l'expérience en général sont en même temps les conditions de la possibilité des objets de l'expérience » l. Idée capitale : la possibilité de connaître rend possible l'objet connu ; la connaissance est assurée de rencontrer son corrélat ; s'ouvrir à l'objet c'est prédéterminer cet objet, c'est esquisser la trame de « l'objet en général » que l'objet concret viendra rem- plir de son imprévisible nouveauté. Sans doute, le mouvement par lequel nous nous tournons vers l'objet, et par quoi une ex- périence devient possible, ne crée rien à proprement parler : il ne s'agit nullement, répétons-le, que le moi engendre le non- moi ; bien au contraire, en se tournant vers l'autre, en attendant sa venue, le moi confesse sa finitude ; mais en même temps, par cette sorte d'attention qu'il faudra dire pré-humaine que cons- titue la transcendance, il pose les conditions sous lesquelles l'autre pourra se manifester. Ces conditions constituent une synthèse figurée : l'horizon d'objectivité est en quelque façon visible (erblickbar), non pas au sens où un objet est visible parce qu'il offre une résistance à la lumière qu'il absorbe en son opacité, mais visible parce que portant en lui une puissance de visibi- lité, faisant voir. Heidegger exprime cette idée, qui porte en elle toute la révolution copernicienne, en disant que la transcen- dance est extatique-horizontale : extatique en ce qu'elle est mouvement intentionnel, horizontale, en ce qu'elle détermine l'horizon où s'objective l'objet. Tel est le miracle de l'imagi-

    1. Critique, p. 188.

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    nation : elle fait voir, elle réalise ce prodige d'une extose qui déploie un horizon, d'un élan qui projette une lumière. Et elle le peut, par la grâce du temps, parce que le temps, s'il n'est p s l'objet d'une intuition, n'est pas non plus une intuition sans objet, mais une intuition qui, sans rien créer, est à elle-même son propre objet '.

    Mais que fait-elle voir? rien. Puisque, déjà sur le plan empi- rique, l'imagination est, comme le dit Kant, « pouvoir de se re-

    présenter l'objet en son absence », à plus forte raison sur le plan transcendantal, cette absence d'objet lui est-elle essentielle 2. Heidegger l'a répété à plusieurs reprises, « donner une interpré- tation ontologique de l'être, dans et par la transcendance du Dasein, cela ne revient en rien à opérer une déduction on tique de l'étant » 3. Le rien de la connaissance ontologique, c'est pré- cisément ce quelque chose = X dont Kant parle deux fois, un ens imaginariam. 'J exhibido pura annonce seulement qu'il y a quelque chose a voir, avant que rien ne soit vu : par elle, l'homme est vraiment lumen naturale. Il est à la mesure d'une vérité

    originelle qui rend possible la volonté empirique ; il bénéficie de cette science pure qui prélude à toute science, qui n'est pas une connaissance ontique a priori, mais une connaissance vrai- ment antérieure à tout étant.

    Faisons le point. L'imagination est bien « le pouvoir de la synthèse en général », .parce qu'elle se situe à la fois à la racine de l'intuition et du concept. De l'intuition d'abord. Tant qu'on en reste à l'Esthétique transcendantale, espace et temps échappent à toutes prises : ils ne donnent encoie lieu à aucune image, et c'est pourquoi Kant dit que le temps ne peut être perçu. Mais après le Sehém itisme, il apparaît qu'espace et temps ont un « caractère imaginatif » * ; ils ne sont plus simplement une con- dition formelle qu'il appartient à l'entendement de conceptua- liser, ils ne sont plus la diversité pure qui défie toute représen- tation, ils comportent, sinon une unité synthétique, du moins

    1. « Die Zeit ist als reine Anschauung in einem das Bildende Anschauen seines Angeschauten. »

    2. Kant dit dans l'Anthropologie (trad. Tissot, p. 69) que « l'imagination pro-

    ductive n'est jamais créatrice » ; c'est dire encore que l'objet en général est un rien, ou que, comme l'intuition pure, l'imagination est toujours deri- vatioa et non originaria.

    3. Von Wesem des Grundes, trad. Coroni, p. 94, note 1. 4. Kan , p. l.'M.

    Kkvui d* Méta. - T. LV1I11 n« 1, 1949). l

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    une synopsis : ce n'est pas l'unité d'une chose régie par le concept, mais c'est cette âme d'unité aperçue comme constitutive d'un tout dont toutes les parties sont déjà données, c'est-à-dire d'un champ où peut se perdre un regard. Le syn de la synopsis n'at- teste pas l'entendement, mais l'imagination i ; c'est donc par l'imagination que l'intuition pure peut former et offrir (Bildende Anschauung) cette unité qui est à l'origine de toute synthèse2. Sans ce .pouvoir élémentaire de rassembler et par là de faire

    voir, de « donner et de voir l'unité » 3, nulle connaissance ne se- rait possibleD'autre part, l'entendement, malgré l'autonomie que lui

    octroie la logique traditionnelle, a son principe aussi dans l'ima- gination. Heidegger le définit plus volontiers comme pouvoir des règles que comme faculté de jugement ; aussi passe-t-il ra- pidement, nous l'avons vu, sur l'unité du je pense, qu'une doc- trine du jugement souligne au contraire. L'entendement à ses yeux n'est point purement spontané, mais aussi réceptif : la

    règle qu'il institue est déjà représentée avant même qu'il n'exerce son pouvoir ; l'activité unifiante présuppose une unité à laquelle le schématisme assure un caractère sensible. Au fond l'entende- ment a « un tel commerce avec les schémas » 4 qu'il n'est pas possible de le distinguer radicalement de l'imagination produc- tive. Heidegger semble infuser un sang nouveau à la vieille idée d'Aristote, qu'il n'est point de pensée sans image. Mais cela si- gnifie que la pensée n'a rapport à l'être que dans le mouvement par lequel, s' orientant vers lui, elle en dessine les contours ; autre- ment dit, que l'intelligence de l'être est subordonnée à sa pré- sence, et que cette présence n'est constatée par l'intuition que parce qu'elle est d'abord éprouvée par l'imagination. L'imagi- nation fonde donc l'entendement. Toutefois, Kant finit pai se dérober à cette interprétation : Heidegger reconnaît que la deuxième édition de la Critique subordonne l'imagination à l'en- tendement : « la synthèse transcendantale de l'imagination... est en effet de l'entendement sur la sensibilité » s : l'initiative

    1. Ibid., p. 135. 2. Kant dit dans les Reflexionen, cité par Heidegger, p. 135 : « Kaum und

    Zeit sind die Formen der Vorbildung in der Anschauung. » o. L.C rapprocnemeni parauoxui uc vcb ucua iuuu ne îcpunu-n pas « ia • £t- bende Anschauung » de Husserl?

    4. Kant., p. 143. 5. Critique p. 153.

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    appartient à l'entendement, le Logos retrouve son primat tra- ditionnel. Et c'est pourquoi l'imagination transcendantale est heimatlos dans la Critique : nul secteur n'est réservé, comme l'Esthétique Test à l'intuition et la Logique à l'entendement, à une Analytique de l'imagination à qui serait dévolu le soin de réaliser l'unité profonde de la connaissance. Heidegger le regrette ; ce qui est pour lui le moment décisif de la possibilité d'une ontologie est finalement inclus dans la Logique transcen-

    dantale ; le concept pur de l'entendement est sacré catégorie avant même que soit établie par la Déduction transcendantale son apti- tude à s'unir à l'intuition par le truchement de l'imagination. L'étude de l'unité de la connaissance est donc assignée à la Lo- gique, à qui eût dû revenir seulement l'étude du concept pur, et non sa promotion au titre de catégorie ; et du môme coup l'Esthé- tique transcendantale, cessant d'être à égalité avec la Logique, se trouve dévalorisée. Sans doute Kant, en étudiant l'usage des con- cepts purs, sera-t-il obligé de les référer à l'intuition et de justifier

    par là leur rôle de catégories. ¿Mais il reste que le concept se parera d'un prestige usurpé ; la connaissance pure ne sera pas aussi pro- fondément enracinée dans l'intuition, donc pas aussi profondé- ment marquée de sa finitude, qu'elle doit l'être. Le caractère lo- gique de la catégorie, souligné par sa dérivation, ne sera pas en- tamé par son rapport à l'intuition : au lieu qu'elle procède de l'ima- gination, la catégorie viendra comme d'en haut, sans se compro- mettre, poser son sceau sur l'unité aveugle de l'intuition. La Lo- gique, devenue transcendantale, n'est pas totalement ébranlée

    par la découverte de l'imagination ; elle garde quelque chose encore de la pureté factice et de l'assurance vaine de la logique formelle, où le Logos se déploie sans être mis en question. Cependant Heidegger laisse entendre que, si la théorie

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    Schématisme ; il ne commente point les Principes synthétiques a priori. Peut-être parce que le Système des principes énonce cette connaissance pure dont Heidegger est plus soucieux de découvrir la possibilité que de donner les formules. Peut-être aussi parce qu'il montre comment l'entendement règle l'imagination et la dépasse, en instituant une nécessité qui ne doit rien à l'imagination et pro- cède uniquement de l'unité du « je pense ». Toutefois, il faut accor- der à Heidegger que le système des Principes met encore en lu-

    mière la fonction du schématisme ; Kant avait dit que « les schemes sont les vraies et seules conditions qui permettent de pro- curer à des concepts un rapport è des objets, donc une significa tion * » ; il dit maintenant que les principes étant valables pour l'usage empirique de l'entendement, « il faut subsumer les phéno- mènes, non sous leur catégorie, mais sous leur scheme * ».

    Mais désormais Heidegger va tenter quelque chose de plus, avec l'exégèse du temps sur lequel le schématisme a assez attiré l'atten- tion. Il s'agit de déceler « le caractère temporel de l'imagination tronscendantale3», et de placer le temps au fondement de l'imagina- tion. Heidegger trouve l'idée au moins amorcée chez Kant, dans la théorie ('es trois synthèses, énoncée dans la première édition de la Déduction *. Il montre, d'une part, qu'elles ressortissent toutes les trois de l'imagination, bien que l'imagination n'y apparaisse explicitement que comme un clément parmi deux autres, et, d'autre part que la démarche do 1 imagination y suit et y dessine les trois dimensions du temps. Ainsi la synthèse de l'appréhension offre l'image immédiate du pur maintenant, du « présent en géné- ral » ; la synthèse de la reproduction élabore le Nach de toute Nachbildung, cet avant qui, formant un ne plus, conjugue passé et présent ; la synthèse de la recognition « forme le futur » : elle permet d 'ir enti fier l'objet possible en garantissait la possibilité de si permanence et de son unité, et c'est pourquoi Knut l'appelle à bon droit synthèse «dans le concept,» ; mais cette identification, qui est proprement conceptualisation, présuppose une « Vorbil- dung a qui est un mouvement de l'imagination : l'imagination ouvre donc l'avenir comme condition de toute identification, et

    1. Ibid., p. 180. 2. Ibid., p. 258. 3. K(vt.% p. 107. 4. L.riuque, p. loi) sq.

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    par conséquent, de toute reproduction, puisque la reproduction suppose la conscience de l'identité de ce qui est maintenant et de ce qui était auparavant.

    Il apparaît donc que « l'imagination transcendantale est le temps originaire 1 ». Heidegger va jusqu'à dire qu'elle est « l'ori- gine du temps (en tant qu'unité du passé et du présent) f », et l'on pourrait ajouter qu'en ce sens, ouvrant et unissant les dimensions fondamentales du temps, elle constitue le vrai schématisme, celui

    qui ne se référerait pas aux catégories de l'entendement. Mais Heidegger dira aussi que l'imagination est fondée sur le temps : « le temps originaire rend possible l'imagination transcendantale qui, en soi, est essentiellement réceptivité spontanée et sponta- néité réceptive * ». Et il est préférable de dire pour l'instant - nous y reviendrons - que l'imagination illustre et sensibilise le temps. Et dans cette mesure, elle revêt une signification pro- fonde : elle n'est plus seulement cette affinité mystérieuse avec le cosmos que célèbre la poésie, elle échappe en quelque sorte au registre des facultés, elle est l'événement ontologique qui fonde l'homme plutôt qu'elle n'est fondée en lui, et par lequel l'être se révèle à un sujet.

    Et ceci nous conduit, en élargissant le débat, au rapport de la subjectivité et du temps. On entrevoit déjà que le temps puisse être une sorte de médiateur entre l'être et la subjectivité, partici- pant des deux à la fois, puisqu'il n'est pas une invention du sujet, et pas davantage un caractère objectif de l'être qui serait soumis à la durée. Mais faut-il dire que la temporalisation est l'initiative d'un sujet absolu, ou que c'est le sujet qui est le résultat de la temporalisation ? Heidegger, de même qu'il identifie temps et imagination, identifie temps et je pense : le temps est le fondement de la possibilité du moi, et ce n'est pas par hasard que, chez Kant, temps et je pense reçoivent les mêmes prédicats, lorsqu'il est ques- tion d'un temps « qui ne s'écoule ni ne change, et qui demeure 4 », d'un temps « que le changement ne concerne pas », car il ne concerne que les phénomènes dans le temps » (le temps de l'Esthé- tique, qui ne peut être perçu en lui-même et qui, parce qu'il est le principe de la succession et de la simultanéité, n'est encore ni l'une

    1. Kant, p. 179. 2. Ibid., p. 178. 3. Ibid.% p. 188. 4. Critique, p. 207, cité par Heidegger, p. 183.

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    dì l'autre). C'est le mouvement même par lequel se creuse le temps, comme une trouée dans l'être où l'être devient visible, qui forme la structure de la subjectivité. La notion-clé ici, c'est que le temps est pure affection de soi1, et que par là se définit proprement sa forme. Que signifie ? Le temps comme extase et comme unité des extases est ce mouvement pur d'élan au dehors et de retour sur soi ( Von - sich - aus - hin - zu - auf - ... und - zurück - auf - sich -) par lequel, encore une fois, se constitue un sujet, et un sujet défini essentiellement comme transcendance, c'est-à-dire comme ouver- ture sur l'être. L'affection de soi donné la possibilité d'un soi, de quelque chose qui peut s'affecter soi-même et s'accorder à soi, p.?r quoi une conscience de soi devient possible. La conscience de soi n'est-elle pas, en effet, ce mouvement de la réflexion pai lequel je décolle de moi-même et fais retour sur moi, me retrouvant à dis- tance de moi-même ? Et la conscience tout court - bien que Heidegger n'aime pas ce mot - n'est-elle pas ce pouvoir d'arra- chement, cet exil dans le néant qui permet d'instituer un rap-

    port-à, ou de projeter une intention-vers, et donc de consti- tuer cette réceptivité qui marque la finitude de toute connais- sance. Tous les thèmes se rejoignent à partir de cette idée que le temps, avant même d'être illustré par l'imagination, figure l'es- sence de l'ipséité, ou ce qui revient au même, de la transcendance. Le temps est l'horizon de l'être parce que, « donnant YUrstruktur du moi fini en tant que tel 2 », il constitue le soi d'où cet horizon peut être découvert. Ainsi s'éclaire, aux yeux de Heidegger, le texte obscur de Y Esthétique où Kant dit que « la forme de l'in- tuition ne peut être autre chose que la manière dont l'esprit est affecté par sa propre activité, c'est-à-dire la position de sa représentation, et donc par lui-même » s, ce qui définit le sens interne considéré dans sa forme. A quoi il faut ajouter que l'esprit n'existe pas d'abord pour s'affecter lui-même, mais plutôt que l'affection de soi produit l'esprit en tant que soi fini 4. 11 ne suffit peut-être même pas de dire avec Sein und Zeit (p. 365) « qu'il y a un monde dans la mesure où le Dasein se temporalise », mais

    1. Kant, p. 191. Heidegger ajoute (p. 193) que c'est parce que Kant n'avait pas encore pleinement élaboré cette notion du temps qu'il reste court sur la détermination des schemes.

    2. Ibid., p. 182. 3. Critiaue. d. 86. 4. L'idée d'une affection du moi par lui-même qui, comme le note M. Lachièxe.

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    qu'il y a un Dasein dans la mesure où il y a temporalisation : la subjectivité n'est pas posée d'abord comme entrée de jeu, mais sa possibilité ontologique est découverte avec le temps. Le temps est cet écart, ou ce néant,- grâce auxquels quelque chose peut appa- raître à quelqu'un. Il est la première figure de la conscience, en deçà même de l'imagination dont nous avons vu qu'elle donnait le branle au temps en inaugurant la succession et la simultanéité, et par là offrait une première image de l'être sous les espèces du scheme.

    Il faut donc, comme l'a montré de son côté M. Merleau-Ponty, « comprendre le temps comme sujet et le sujet comme temps » '. Mais il n'est peut-être plus possible de conjuguer alors cette idée, comme fait M. Merleau-Ponty, avec l'idée husserlienne que la conscience primaire est Zeitlos, en ce sens qu'elle n'est pas intra- temporelle, pas plus qu'il n'est possible de concilier M. Lachièze-Rey et Heidegger. Car si cette conscience ultime n'est pas « dans » le temps, en ce qu'elle n'est pas une juxtaposition d'états successifs

    ordonnés par un principe supérieur, c'est qu'elle est elle-même temps de fond en comble : elle est l'unité des extases, la cohésion de son propre mouvement. Mais, à identifier temps et sujet, à vou- loir « éclairer le caractère temporel du sujet par le caractère subjectif du temps » 2, on se heurte à deux difficultés. D'une part, ne manque-t-on pas un caractère essentiel du temps, qui est l'écou- lement ? « Un temps qui se sait » comme dit M. Merleau-Ponty, peut- il être aussi « un temps qui s'écoule » ? En développant l'idée du temps, selon la distinction introduite par une note de la Déduction

    Rey (l'Idéalisme kantien, p. 34, note) revient en effet à plusieurs reprises dans la seconde édition de la Critique, est interprêtée très différemment par Heidegger et Lachièze-Rey. Pour celui-ci, qui, voulant maintenir la pureté du moi tran- scendental, insiste sur la distinction du moi actif et du moi passif, elle signifie la détermination du moi passif par le moi actif, et finalement « l'autoposition du moi passif ». La conscience absolue reste intemporelle tout en se manifes- tant dans le temps. M. Lachièze-Rey allègue de nombreuses citations de l'opus posthumum (p. 357 sq.) qu'il commente ainsi : « la passivité est le produit d'un acte originaire ; l'esprit n'est point passif, mais il se constitue comme tel, et la forme spatio-temporelle est l'instrument de cette constitution, le mode selon lequel elle s'effectue ». Et plus loin : « l'espace et le temps jaillissent de la né- cessité de poser sous une certaine forme cette passivité ». Tandis que, pour Heidegger, l'esprit n'existe pas d'abord comme naturant universel pour se rapporter ensuite à soi, mais c'est l'affection de soi définie comme temporali- sation qui « constitue le caractère d'esprit de l'esprit en tant que moi fini » (p. 183).

    1. Phénoménologie de la Perception, p. 483. 2. Kant, p. 179.

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    transcendantale, non comme intuition formelle, déjà unifiée par l'imagination, mais comme forme de l'intuition antérieure à la succession, on aboutit à déceler le cœur du temps dans le présent (le présent et non l'instant, pour autant que l'instant est le produit d'une décomposition conceptuelle, et, comme dit Kant, une limite abstraite). Et l'on comprend par là la théorie de l'historicité énon- cée dans Sein und Zeit, où la conscience, même lorsqu'elle anticipe le futur et sa propre mort, ne fait que « répéter »le passé, réaccom-

    plir perpétuellement ce retour sur soi qui, précisément, caractérisa le temps comme affection de soi : le temps authentique est le piéti- nement du présent. Chez Kant, ce problème de la durée n'est pas traité vraiment : Kant, et c'est par là que Heidegger se recuim. it en lui, considère plutôt la possibilité que la réalité du temps : le temps est bien « donné » dans Y Esthétique, mais donné comme ce que l'imagination transcendantale pourra développer, et que l'entendement pourra ordonner.

    D'autre part, ne risque-t-on pas de manquer un caractère du sujet, qui est d'ordonner le temps, et par là de la transceiver ? Chez Heidegger, le je pense déploie le temps plutôt qu'il ne l'or- donne : l'accent s'est déplacé de l'entendement sur l'imagination. Toute cette activité réfléchie que manifestent les principes synthé- tiques, et que Kant mettait au compte de l'entendement, d'où peut-elle désormais procéder, si le temps n'est plus pour une conscience, et s'il est la conscience môme ? Il semble bien ici que Heidegger s'éloigne de Kant, qui, affirmant que « je suis dans le temps et que le temps est en moi » 19 se refuse à engager le je pense tout entier dans le temps, ni sur le plan moral où la décision par laquelle est promu le caractère intelligible échappe au temps, ni sur le plan intellectuel où l'entendement coopère avec la sensi- bilité sans que les deux pouvoirs, même si l'imagination les relie, s'identifient. M. Lachièze-Reya donc raison, peut-être, contre Hei- degger en mettant l'accent sur la transparence, la spontanéité, et finalement l'intemporalité du je transcendantal ; en préservant ce je de toute promiscuité, il sauvegarde les privilèges de l'esprit et la possibilité de la réflexion, dont il semble que ni Heidegger, ni M. Merleau-Ponty ne puissent aisément rendre compte. Mais Hei- degger arai8on contre M. Lachièze-Rey lorsqu'il suggère que le moi

    1. Opus Posthumum, cité avec d'autres textes convergents par M. Lachièze- Rey, o. c, p. 85.

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    ne peut s'inscrire dans le temps s'il n'appartient pas déjà au temps en quelque façon, si l'existence n'est pas extatique.

    Quoi qu'il en soit, définir le temps comme subjectivité, c'est bien l'invoquer comme ce lieu si passionnément recherché par Husserl de YUrkonstitution. Après avoir dit que l'imagination produisait le temps (Entspringen lassi) *, Heidegger dit que « le temps ori- ginaire rend possible l'imagination transcendantale... qui s'enra- cine en lui 2» . Toute l'équivoque de la doctrine est là : est-ce l'ima-

    gination qui fonde le temps, ou le temps l'imagination? Et le temps est également identifié à l'aperception, ce qui d'ailleurs ne doit plus nous étonner. Mais peut-être aussi le sens de la doctrine consiste-t-il à assumer ces équivoques. Confondre temps et ima- gination, c'est penser un temps qui n'est pas seulement un destin pour un sujet, et une imagination qui n'est pas seulement la faculté d'un sujet. Le temps originaire « se révèle au terme de l'analyse comme le fondement du fondement » 5, l'événement radical à par- tir duquel quelque chose comme un sujet soumis au temps et un

    temps comme squelette d'un monde sont possibles. Cette équivoque se trouve ramassée et intégrée à la philosophie de Heidegger dont les réflexions finales du livre, où l'homme même comme Dasein se trouve mis en question. Ici, Heidegger assure que Kant n'a pas été jusqu'au bout. Il a bien posé le pro- blème de l'essence de la subjectivité, et affirmé que « l'étude de notre nature intime est un' devoir pour le philosophe » 4 ; mais il n'a pas été jusqu'à distinguer énergiquement de l'anthropologie empirique une anthropologie pure qui doit être finalement une analytique du Dasein. Cette « Fraglichkeit des Daseins », Kant l'a pourtant pressentie en insistant sur la finitude de l'homme. Les trois problèmes fameux qu'il pose dans la Critique, et qui dans la Logique convergent vers un quatrième : qu'est-ce que l'homme ? 5 ne prennent tout leur sens que sur le fondement de la finitude. Mais ce que Heidegger entend montrer mieux que Kant, c'est comment le problème de l'être, ou de la possibilité d'une ontologie, est lié à cette idée de la finitude. Il exige en effet qu'on cherche d'abord « d'où l'on peut attendre une réponse » .

    1. Kant, p. 178. 2. Ibid., p.190 3. Ibid., p. 194. 4. cite par Heidegger, p. 208. 5. Kant ajoute : « au fond, l'on pourrait tout ramener à l'Anthropologie

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    Or, problème et réponse doivent apparaître « comme une possi- bilité décisive du Dasein humain » * : seul, l'homme, et en tant que fini, peut faire surgir le problème de Tètre. Il ne se pose qu'à qui le porte dans ses entrailles, et qui, « projetant ce qu'il. ren- contre », assume une « compréhension préconceptuelle de Tètre »*.

    Cette idée peut s'éclairer diversement, soit dans les perspectives d'une philosophie existentielle où la conscience est projet de Tètre, - ce projet que doit dévoiler la psychanalyse existentielle, - soit dans les perspectives d'une philosophie intellectualiste selon laquelle l'objet ne peut être saisi qu'à travers l'idée ou la norme, soit dans les perspectives du kantisme où Va priori dessine les arrêtes du monde. Heidegger ne récuserait peut-être pas ces inter- prétations, mais il prétend remonter au principe même du projet ontologique, à ce qui rend possible toute intelligence de l'être : « avec l'existence de l'homme se produit une irruption dans le tout de Tétant, par quoi Tétant peut désormais se manifester » 3. Mais ce n'est point l'homme comme tel, déjà constitué et justi- ciable de l'anthropologie, qui ouvre cette trouée dans l'être : « l'homme est le Da par qui arrive l'irruption révélante dans Tétant » 4. Ce Da est la présence absolue qui constitue un présent. Et ici Heidegger va bien plus loin qu'un subjectivisme ou, comme dirait Husserl, un psychologisme. Déjà, dans une note de Vom Wesen des Grundes 5, Heidegger se défendait du reproche d'an- thropocentrisme. En ce sens, nous reprendrions volontiers la sug- gestion de M. Beaufret : loin d'avoir renoncé à la réduction phéno- ménologique, Heidegger l'aurait accomplie au de là même des ten- tatives de Husserl ; sans s'attarder à des travaux d'approche, il serait allé droit au problème de YUrkonstitution que Husserl lui- même - et Ton sait combien Fink y insiste dans son article des Kantstadien - reconnaît n'avoir pas directement affronté dans les Ideen « pour ne pas être descendu dans les profondeurs obscures de l'ultime conscience qui constitue la temporalité du vécu » 6. Husserl a compris, la / Ve Méditation cartésienne l'atteste, que le parce que les trois premières questions se rapportent à la dernière » Logique trad. Tissot, p. 26.

    1. Kant, p. 215. 2. Ibid., p. 216. 3. Ibid., p. 218. 4. Ibid., p. 219. 5. Trad. Corbin, p. 94, 95. «. ideen., p. 171.

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    problème de l'auto-constitution du moi touche à « l'énigme du temps )). L'originalité de Heidegger est d'avoir discerné cette rela- tion, d'avoir fondé le sujet sur le surgissement d'un Da pré-hu- main : « l'homme est homme sur le fondement du Dasein en

    lui » *. Il faut rejoindre l'homme et non partir de lui, ou de la conscience, comme d'un point de départ évident. Et le Da porte tout le poids de la finitude : « plus originelle que l'homme est la finitude du Dasein en lui » 2. Cette finitude est en dernière ana-

    lyse le néant sur qui peut se profiler l'être : « l'être ne peut être compris - en cela réside la plus profonde finitude de la transcen- dance - que si le Dasein se maintient dans le néant » 3. Ce néant est le principe même de la temporalité, non point comme fuite à l'infini de maintenants perpétuellement abolis, mais comme unité du mouvement par lequel se creuse l'avenir et se ferme le passé

    Ainsi est débordé l'idéalisme husserlien : en creusant l'essence

    de la subjectivité, on aperçoit que la conscience n'est plus « l't/r-

    region » dont parlent les Ideen ; on découvre une initiative pré- personnelle et pré-consciente de l'être. Déjà dans le Kant, aller de l'homme au Da du Dasein, c'est bien remonter jusqu'à l'être, invoquer l'événement qui donne naissance à l'homme, et dont l'esprit humain ne peut comme dans l'idéalisme traditionnel revendiquer la paternité. Et les textes récents qu'a commentés M. Beaufret 4 semblent mettre plus rigoureusement au compte de l'être le surgissement du Dasein et l'avènement de la temporalité. C'est l'être qui, par l'énergie de sa transcendance, produit cette

    néantisation d'où jaillit une lumière ; c'est lui qui, rivant l'homme au privilège d'exister qui devient son destin, « l'interpelle >>, comme dit M. Beaufret, « le convoque à la lumière ». La philosophie de Hei- degger débouche sur une théorie de la création ; l'ontologie est à sa manière une théologie, qui ne comporte pas une eschatologie, mais si l'on ose dire, une protologie. La transcendance n'est pas loin d'y récupérer le sens traditionnel qu'elle avait perdu chez Husserl.

    Nous avons quitté Kant : c'est que le livre de Heidegger sur

    1. Kant, p. 220. 2. Ibid., p. 219. 3. Ibid., p. 228. 4. Dans la revue Fontaine, nov. 1947.

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    Kant est aussi un livre de Heidegger sur Heidegger. Mais revenons à Kant. Si le dernier mot des réflexions de Heidegger est la notion de finitude liée à la transcendance, on s'étonne qu'il ne se soit pas recommandé de la métaphysique kantienne. Car la Critique est bien adossée à une métaphysique (à laquelle M. Wolf fait une judi- cieuse allusion dans son Etude du rôle de V imagination dans la connaissance chez Kant) selon laquelle l'homme s'est en quelque sorte choisi comme fini. Bien sûr, l'expression n'est pas chez Kant ;

    mais elle a peut-être son équivalent dans l'idée de ce mal radical, de ce péché originel par lequel, en subordonnant la raison à la sen- sibilité, l'homme consacre sa finitude. Le mal radical, c'est cet abîme dont parle Heidegger, le Grund qui est un Abgrund *. Sans doute, chez Kant, le mal a une signification essentiellement éthique. M lis ne pourrait-on pas dire que, si l'homme subordonne la raison à la sensibilité, c'est parce qu'il ne peut être homme qu'à cette condition, et qu'il ne peut comprendre l'être que comme donné et reçu ? Le mil serait alors nécessairement lié au fait que toute connaissince est intuitive et que Yintuitus humain n'est jamais originarius ; il serait contemporain de l'avènement de la connaissance. Et c'est pourquoi, si une régénération est possible, l'intention qui l'anime no peut jamais être accomplie hic et nuncy tant que l'homme est astreint à l'intuition sensible. Théorie de la connaissince et théorie du mal seraient ainsi deux corollaires d'une

    même affirmation, qui est celle de la finitude. La métaphysique immanente b la morale kantienne viendrait confirmer l'analyse de la connaissance ontologique. Mais peut-être ne découvre-t-on par là qu'un aspect de la pensée kantienne. La doctrine de l'auto- nomie n'a-t-elle pas un autre accent ? La morale et les postulats de la raison pratique ne suggèrent-ils pas, avec la possibilité d'une rédemption, un triomphe sur la finitude ? La volonté et l'espé- rance ne vont-elles pas finalement en un sens opposé à la direc- tion où nous engage Heidegger ?

    M. DUFRBNNE.

    1. Vom Wesen des Grundesy trad. Corbin, p. 109.


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