+ All Categories
Home > Documents > Feedbooks Book 384

Feedbooks Book 384

Date post: 13-Sep-2015
Category:
Upload: ruxandra-mutu
View: 14 times
Download: 6 times
Share this document with a friend
Description:
roman
204
Thérèse Raquin Zola, Emile Publication: 1867 Catégorie(s): Fiction, Roman Source: http://www.ebooksgratuits.com 1
Transcript
  • Thrse RaquinZola, Emile

    Publication: 1867Catgorie(s): Fiction, RomanSource: http://www.ebooksgratuits.com

    1

  • A Propos Zola:mile Zola (2 April 1840 29 September 1902) was an in-

    fluential French novelist, the most important example of the li-terary school of naturalism, and a major figure in the politicalliberalization of France. Source: Wikipedia

    Disponible sur Feedbooks pour Zola: J'accuse (1898) Germinal (1884) Au Bonheur des Dames (1883) Nana (1879) L'Assommoir (1877) La Bte Humaine (1890) Le Ventre de Paris (1873) La Fortune des Rougon (1871) La Joie de vivre (1884) LArgent (1891)

    Note: Ce livre vous est offert par Feedbooks.http://www.feedbooks.comIl est destin une utilisation strictement personnelle et nepeut en aucun cas tre vendu.

    2

  • Prface

    Javais navement cru que ce roman pouvait se passer de pr-face. Ayant lhabitude de dire tout haut ma pense, dappuyermme sur les moindres dtails de ce que jcris, jesprais trecompris et jug sans explication pralable. Il parat que je mesuis tromp.

    La critique a accueilli ce livre dune voix brutale et indigne.Certaines gens vertueux, dans des journaux non moins ver-tueux, ont fait une grimace de dgot, en le prenant avec despincettes pour le jeter au feu. Les petites feuilles littraireselles-mmes, ces petites feuilles qui donnent chaque soir la ga-zette des alcves et des cabinets particuliers, se sont bouch lenez en parlant dordure et de puanteur. Je ne me plains nulle-ment de cet accueil ; au contraire, je suis charm de constaterque mes confrres ont des nerfs sensibles de jeune fille. Il estbien vident que mon uvre appartient mes juges, et quilspeuvent la trouver nausabonde sans que jaie le droit de rcla-mer. Ce dont je me plains, cest que pas un des pudiques jour-nalistes qui ont rougi en lisant Thrse Raquin ne me paratavoir compris ce roman. Sils lavaient compris, peut-treauraient-ils rougi davantage, mais au moins je goterais cetteheure lintime satisfaction de les voir curs juste titre.Rien nest plus irritant que dentendre dhonntes crivainscrier la dpravation, lorsquon est intimement persuadquils crient cela sans savoir propos de quoi ils le crient.

    Donc il faut que je prsente moi-mme mon uvre mesjuges. Je le ferai en quelques lignes, uniquement pour viter lavenir tout malentendu.

    Dans Thrse Raquin, jai voulu tudier des tempraments etnon des caractres. L est le livre entier. Jai choisi des person-nages souverainement domins par leurs nerfs et leur sang,dpourvus de libre arbitre, entrans chaque acte de leur viepar les fatalits de leur chair. Thrse et Laurent sont desbrutes humaines, rien de plus. Jai cherch suivre pas pasdans ces brutes le travail sourd des passions, les pousses delinstinct, les dtraquements crbraux survenus la suitedune crise nerveuse. Les amours de mes deux hros sont lecontentement dun besoin ; le meurtre quils commettent estune consquence de leur adultre, consquence quils

    3

  • acceptent comme les loups acceptent lassassinat des mou-tons ; enfin, ce que jai t oblig dappeler leurs remords,consiste en un simple dsordre organique, et une rbellion dusystme nerveux tendu se rompre. Lme est parfaitementabsente, jen conviens aisment, puisque je lai voulu ainsi.

    On commence, jespre, comprendre que mon but a t unbut scientifique avant tout. Lorsque mes deux personnages,Thrse et Laurent, ont t crs, je me suis plu me poser et rsoudre certains problmes : ainsi, jai tent dexpliquerlunion trange qui peut se produire entre deux tempramentsdiffrents, jai montr les troubles profonds dune nature san-guine au contact dune nature nerveuse. Quon lise le romanavec soin, on verra que chaque chapitre est ltude dun cascurieux de physiologie. En un mot, je nai eu quun dsir : tantdonn un homme puissant et une femme inassouvie, chercheren eux la bte, ne voir mme que la bte, les jeter dans undrame violent, et noter scrupuleusement les sensations et lesactes de ces tres. Jai simplement fait sur deux corps vivantsle travail analytique que les chirurgiens font sur des cadavres.

    Avouez quil est dur, quand on sort dun pareil travail, toutentier encore aux graves jouissances de la recherche du vrai,dentendre des gens vous accuser davoir eu pour unique but lapeinture de tableaux obscnes. Je me suis trouv dans le cas deces peintres qui copient des nudits, sans quun seul dsir leseffleure, et qui restent profondment surpris lorsquun critiquese dclare scandalis par les chairs vivantes de leur uvre.Tant que jai crit Thrse Raquin, jai oubli le monde, je mesuis perdu dans la copie exacte et minutieuse de la vie, medonnant tout entier lanalyse du mcanisme humain, et jevous assure que les amours cruelles de Thrse et de Laurentnavaient pour moi rien dimmoral, rien qui puisse pousser auxpassions mauvaises. Lhumanit des modles disparaissaitcomme elle disparat aux yeux de lartiste qui a une femme nuevautre devant lui, et qui songe uniquement mettre cettefemme sur sa toile dans la vrit de ses formes et de ses colo-rations. Aussi ma surprise a-t-elle t grande quand jai enten-du traiter mon uvre de flaque de boue et de sang, dgout,dimmondice, que sais-je ? Je connais le joli jeu de la critique,je lai jou moi-mme ; mais javoue que lensemble de lat-taque ma un peu dconcert. Quoi ! il ne sest pas trouv un

    4

  • seul de mes confrres pour expliquer mon livre, sinon pour ledfendre ! Parmi le concert de voix qui criaient : Lauteur deThrse Raquin est un misrable hystrique qui se plat ta-ler des pornographies , jai vainement attendu une voix qui r-pondt : Eh ! non, cet crivain est un simple analyste, qui apu soublier dans la pourriture humaine, mais qui sy est oublicomme un mdecin soublie dans un amphithtre.

    Remarquez que je ne demande nullement la sympathie de lapresse pour une uvre qui rpugne, dit-elle, ses sens dli-cats. Je nai point tant dambition. Je mtonne seulement quemes confrres aient fait de moi une sorte dgoutier littraire,eux dont les yeux exercs devraient reconnatre en dix pagesles intentions dun romancier, et je me contente de les supplierhumblement de vouloir bien lavenir me voir tel que je suis etme discuter pour ce que je suis.

    Il tait facile, cependant, de comprendre Thrse Raquin, dese placer sur le terrain de lobservation et de lanalyse, de memontrer mes fautes vritables, sans aller ramasser une poignede boue et me la jeter la face au nom de la morale. Cela de-mandait un peu dintelligence et quelques ides densemble envraie critique. Le reproche dimmoralit, en matire descience, ne prouve absolument rien. Je ne sais si mon romanest immoral, javoue que je ne me suis jamais inquit de lerendre plus ou moins chaste. Ce que je sais, cest que je naipas song un instant y mettre les salets quy dcouvrent lesgens moraux ; cest que jen ai crit chaque scne, mme lesplus fivreuses, avec la seule curiosit du savant ; cest que jedfie mes juges dy trouver une page rellement licencieuse,faite pour les lecteurs de ces petits livres roses, de ces indis-crtions de boudoir et de coulisses, qui se tirent dix milleexemplaires et que recommandent chaudement les journauxauxquels les vrits de Thrse Raquin ont donn la nause.

    Quelques injures, beaucoup de niaiseries, voil donc tout ceque jai lu jusqu ce jour sur mon uvre. Je le dis ici tran-quillement, comme je le dirais un ami qui me demanderaitdans lintimit ce que je pense de lattitude de la critique mon gard. Un crivain de grand talent, auquel je me plaignaisdu peu de sympathie que je rencontre, ma rpondu cette pa-role profonde : Vous avez un immense dfaut qui vous ferme-ra toutes les portes : vous ne pouvez causer deux minutes avec

    5

  • un imbcile sans lui faire comprendre quil est un imbcile. Cela doit tre ; je sens le tort que je me fais auprs de la cri-tique en laccusant dinintelligence, et je ne puis pourtantmempcher de tmoigner le ddain que jprouve pour son ho-rizon born et pour les jugements quelle rend laveuglette,sans aucun esprit de mthode. Je parle, bien entendu, de la cri-tique courante, de celle qui juge avec tous les prjugs litt-raires des sots, ne pouvant se mettre au point de vue large-ment humain que demande une uvre humaine pour tre com-prise. Jamais je nai vu pareille maladresse. Les quelques coupsde poing que la petite critique ma adresss loccasion deThrse Raquin se sont perdus, comme toujours, dans le vide.Elle frappe essentiellement faux, applaudissant les entre-chats dune actrice enfarine et criant ensuite limmoralit propos dune tude physiologique, ne comprenant rien, ne vou-lant rien comprendre et tapant toujours devant elle, si sa sot-tise prise de panique lui dit de taper. Il est exasprant dtrebattu pour une faute dont on nest point coupable. Par mo-ments, je regrette de navoir pas crit des obscnits ; il mesemble que je serais heureux de recevoir une bourrade mri-te, au milieu de cette grle de coups qui tombent btementsur ma tte, comme des tuiles, sans que je sache pourquoi.

    Il ny a gure, notre poque, que deux ou trois hommes quipuissent lire, comprendre et juger un livre. De ceux-l jeconsens recevoir des leons, persuad quils ne parleront passans avoir pntr mes intentions et apprci les rsultats demes efforts. Ils se garderaient bien de prononcer les grandsmots vides de moralit et de pudeur littraire ; ils me reconna-traient le droit, en ces temps de libert dans lart, de choisirmes sujets o bon me semble, ne me demandant que desuvres consciencieuses, sachant que la sottise seule nuit ladignit des lettres. coup sr, lanalyse scientifique que jaitent dappliquer dans Thrse Raquin ne les surprendraitpas ; ils y retrouveraient la mthode moderne, loutil denquteuniverselle dont le sicle se sert avec tant de fivre pour trouerlavenir. Quelles que dussent tre leurs conclusions, ils admet-traient mon point de dpart, ltude du temprament et desmodifications profondes de lorganisme sous la pression desmilieux et des circonstances. Je me trouverais en face de vri-tables juges, dhommes cherchant de bonne foi la vrit, sans

    6

  • purilit ni fausse honte, ne croyant pas devoir se montrercurs au spectacle de pices danatomie nues et vivantes.Ltude sincre purifie tout, comme le feu. Certes, devant letribunal que je me plais rver en ce moment, mon uvre se-rait bien humble ; jappellerais sur elle toute la svrit des cri-tiques, je voudrais quelle en sortt noire de ratures. Mais aumoins jaurais eu la joie profonde de me voir critiquer pour ceque jai tent de faire, et non pour ce que je nai pas fait.

    Il me semble que jentends, ds maintenant, la sentence de lagrande critique, de la critique mthodique et naturaliste qui arenouvel les sciences, lhistoire et la littrature : ThrseRaquin est ltude dun cas trop exceptionnel ; le drame de lavie moderne est plus souple, moins enferm dans lhorreur etla folie. De pareils cas se rejettent au second plan dune uvre.Le dsir de ne rien perdre de ses observations a pouss lau-teur mettre chaque dtail en avant, ce qui a donn encoreplus de tension et dpret lensemble. Dautre part, le stylena pas la simplicit que demande un roman danalyse. Il fau-drait, en somme, pour que lcrivain ft maintenant un bon ro-man, quil vt la socit dun coup dil plus large, quil la pei-gnt sous ses aspects nombreux et varis, et surtout quil em-ployt une langue nette et naturelle.

    Je voulais rpondre en vingt lignes des attaques irritantespar leur nave mauvaise foi, et je maperois que je me mets causer avec moi-mme, comme cela marrive toujours lorsqueje garde trop longtemps une plume la main. Je marrte, sa-chant que les lecteurs naiment pas cela. Si javais eu la volon-t et le loisir dcrire un manifeste, peut-tre aurais-je essayde dfendre ce quun journaliste, en parlant de Thrse Ra-quin, a nomm la littrature putride . Dailleurs, quoibon ? Le groupe dcrivains naturalistes auquel jai lhonneurdappartenir a assez de courage et dactivit pour produire desuvres fortes, portant en elles leur dfense. Il faut tout le partipris daveuglement dune certaine critique pour forcer un ro-mancier faire une prface. Puisque, par amour de la clart,jai commis la faute den crire une, je rclame le pardon desgens dintelligence, qui nont pas besoin, pour voir clair, quonleur allume une lanterne en plein jour.

    EMILE ZOLA.15 avril 1868.

    7

  • Chapitre 1Au bout de la rue Gungaud, lorsquon vient des quais, ontrouve le passage du Pont-Neuf, une sorte de corridor troit etsombre qui va de la rue Mazarine la rue de Seine. Ce passagea trente pas de long et deux de large, au plus ; il est pav dedalles jauntres, uses, descelles, suant toujours une humidi-t cre ; le vitrage qui le couvre, coup angle droit, est noirde crasse.

    Par les beaux jours dt, quand un lourd soleil brle lesrues, une clart blanchtre tombe des vitres sales et trane mi-srablement dans le passage. Par les vilains jours dhiver, parles matines de brouillard, les vitres ne jettent que de la nuitsur les dalles gluantes, de la nuit salie et ignoble.

    gauche, se creusent des boutiques obscures, basses, cra-ses, laissant chapper des souffles froids de caveau. Il y a ldes bouquinistes, des marchands de jouets denfant, des car-tonniers, dont les talages gris de poussire dorment vague-ment dans lombre ; les vitrines, faites de petits carreaux,moirent trangement les marchandises de reflets verdtres ;au-del, derrire les talages, les boutiques pleines de t-nbres sont autant de trous lugubres dans lesquels sagitentdes formes bizarres.

    droite, sur toute la longueur du passage, stend une mu-raille contre laquelle les boutiquiers den face ont plaqudtroites armoires ; des objets sans nom, des marchandisesoublies l depuis vingt ans sy talent le long de mincesplanches peintes dune horrible couleur brune. Une marchandede bijoux faux sest tablie dans une des armoires ; elle y venddes bagues de quinze sous, dlicatement poses sur un lit develours bleu, au fond dune bote en acajou.

    Au-dessus du vitrage, la muraille monte, noire, grossire-ment crpie, comme couverte dune lpre et toute couture decicatrices.

    8

  • Le passage du Pont-Neuf nest pas un lieu de promenade. Onle prend pour viter un dtour, pour gagner quelques minutes.Il est travers par un public de gens affairs dont lunique sou-ci est daller vite et droit devant eux. On y voit des apprentis entablier de travail, des ouvrires reportant leur ouvrage, deshommes et des femmes tenant des paquets sous leur bras ; ony voit encore des vieillards se tranant dans le crpusculemorne qui tombe des vitres, et des bandes de petits enfants quiviennent l, au sortir de lcole, pour faire du tapage en cou-rant, en tapant coups de sabots sur les dalles. Toute la jour-ne, cest un bruit sec et press de pas sonnant sur la pierreavec une irrgularit irritante ; personne ne parle, personne nestationne ; chacun court ses occupations, la tte basse, mar-chant rapidement, sans donner aux boutiques un seul coupdil. Les boutiquiers regardent dun air inquiet les passantsqui, par miracle, sarrtent devant leurs talages.

    Le soir, trois becs de gaz, enferms dans des lanterneslourdes et carres, clairent le passage. Ces becs de gaz, pen-dus au vitrage sur lequel ils jettent des taches de clart fauve,laissent tomber autour deux des ronds dune lueur ple qui va-cillent et semblent disparatre par instants. Le passage prendlaspect sinistre dun vritable coupe-gorge ; de grandesombres sallongent sur les dalles, des souffles humidesviennent de la rue ; on dirait une galerie souterraine vague-ment claire par trois lampes funraires. Les marchands secontentent, pour tout clairage, des maigres rayons que lesbecs de gaz envoient leurs vitrines ; ils allument seulement,dans leur boutique, une lampe munie dun abat-jour, quilsposent sur un coin de leur comptoir, et les passants peuventalors distinguer ce quil y a au fond de ces trous o la nuit ha-bite pendant le jour. Sur la ligne noirtre des devantures, lesvitres dun cartonnier flamboient : deux lampes schistetrouent lombre de deux flammes jaunes. Et, de lautre ct,une bougie, plante au milieu dun verre quinquet, met destoiles de lumire dans la bote de bijoux faux. La marchandesommeille au fond de son armoire, les mains caches sous sonchle.

    Il y a quelques annes, en face de cette marchande, se trou-vait une boutique dont les boiseries dun vert bouteille suaientlhumidit par toutes leurs fentes. Lenseigne, faite dune

    9

  • planche troite et longue, portait, en lettres noires, le mot :Mercerie, et sur une des vitres de la porte tait crit un nomde femme : Thrse Raquin, en caractres rouges. droite et gauche senfonaient des vitrines profondes, tapisses de pa-pier bleu.

    Pendant le jour, le regard ne pouvait distinguer queltalage, dans un clair-obscur adouci.

    Dun ct, il y avait un peu de lingerie : des bonnets de tulletuyauts deux et trois francs pice, des manches et des colsde mousseline ; puis des tricots, des bas, des chaussettes, desbretelles. Chaque objet, jauni et frip, tait lamentablementpendu un crochet de fil de fer. La vitrine, de haut en bas, setrouvait ainsi emplie de loques blanchtres qui prenaient unaspect lugubre dans lobscurit transparente. Les bonnetsneufs, dun blanc plus clatant, faisaient des taches crues surle papier bleu dont les planches taient garnies. Et, accrochesle long dune tringle, les chaussettes de couleur mettaient desnotes sombres dans leffacement blafard et vague de lamousseline.

    De lautre ct, dans une vitrine plus troite, stageaient degros pelotons de laine verte, des boutons noirs cousus sur descartes blanches, des botes de toutes les couleurs et de toutesles dimensions, des rsilles perles dacier tales sur desronds de papier bleutre, des faisceaux daiguilles tricoter,des modles de tapisserie, des bobines de ruban, un entasse-ment dobjets ternes et fans qui dormaient sans doute en cetendroit depuis cinq ou six ans. Toutes les teintes avaient tour-n au gris sale, dans cette armoire que la poussire et lhumidi-t pourrissaient.

    Vers midi, en t, lorsque le soleil brlait les places et lesrues de rayons fauves, on distinguait, derrire les bonnets delautre vitrine, un profil ple et grave de jeune femme. Ce profilsortait vaguement des tnbres qui rgnaient dans la boutique.Au front bas et sec sattachait un nez long, troit, effil ; leslvres taient deux minces traits dun rose ple, et le menton,court et nerveux, tenait au cou par une ligne souple et grasse.On ne voyait pas le corps, qui se perdait dans lombre ; le profilseul apparaissait, dune blancheur mate, trou dun il noirlargement ouvert, et comme cras sous une paisse cheveluresombre. Il tait l, pendant des heures, immobile et paisible,

    10

  • entre deux bonnets sur lesquels les tringles humides avaientlaiss des bandes de rouille.

    Le soir, lorsque la lampe tait allume, on voyait lintrieurde la boutique. Elle tait plus longue que profonde ; lun desbouts, se trouvait un petit comptoir ; lautre bout, un escalieren forme de vis menait aux chambres du premier tage. Contreles murs taient plaques des vitrines, des armoires, des ran-ges de cartons verts ; quatre chaises et une table compl-taient le mobilier. La pice paraissait nue, glaciale ; les mar-chandises, empaquetes, serres dans des coins, ne tranaientpas et l avec leur joyeux tapage de couleurs.

    Dordinaire, il y avait deux femmes assises derrire le comp-toir : la jeune femme au profil grave et une vieille dame quisouriait en sommeillant. Cette dernire avait environ soixanteans ; son visage gras et placide blanchissait sous les clarts dela lampe. Un gros chat tigr, accroupi sur un angle du comp-toir, la regardait dormir.

    Plus bas, assis sur une chaise, un homme dune trentainedannes lisait ou causait demi-voix avec la jeune femme. Iltait petit, chtif, dallure languissante ; les cheveux dunblond fade, la barbe rare, le visage couvert de taches de rous-seur, il ressemblait un enfant malade et gt.

    Un peu avant dix heures, la vieille dame se rveillait. On fer-mait la boutique, et toute la famille montait se coucher. Le chattigr suivait ses matres en ronronnant, en se frottant la ttecontre chaque barreau de la rampe.

    En haut, le logement se composait de trois pices. Lescalierdonnait dans une salle manger qui servait en mme temps desalon. gauche tait un pole de faence dans une niche ; enface se dressait un buffet ; puis des chaises se rangeaient lelong des murs, une table ronde, tout ouverte, occupait le milieude la pice. Au fond, derrire une cloison vitre, se trouvaitune cuisine noire. De chaque ct de la salle manger, il yavait une chambre coucher.

    La vieille dame, aprs avoir embrass son fils et sa belle-fille,se retirait chez elle. Le chat sendormait sur une chaise de lacuisine. Les poux entraient dans leur chambre. Cette chambreavait une seconde porte donnant sur un escalier qui dbouchaitdans le passage par une alle obscure et troite.

    11

  • Le mari, qui tremblait toujours de fivre, se mettait au lit ;pendant ce temps, la jeune femme ouvrait la croise pour fer-mer les persiennes. Elle restait l quelques minutes, devant lagrande muraille noire, crpie grossirement, qui monte etstend au-dessus de la galerie. Elle promenait sur cette mu-raille un regard vague, et, muette, elle venait se coucher sontour, dans une indiffrence ddaigneuse.

    12

  • Chapitre 2Mme Raquin tait une ancienne mercire de Vernon. Pendantprs de vingt-cinq ans, elle avait vcu dans une petite boutiquede cette ville. Quelques annes aprs la mort de son mari, deslassitudes la prirent, elle vendit son fonds. Ses conomiesjointes au prix de cette vente mirent entre ses mains un capitalde quarante mille francs quelle plaa et qui lui rapporta deuxmille francs de rente. Cette somme devait lui suffire largement.Elle menait une vie de recluse, ignorant les joies et les soucispoignants de ce monde ; elle stait fait une existence de paixet de bonheur tranquille.

    Elle loua, moyennant quatre cents francs, une petite maisondont le jardin descendait jusquau bord de la Seine. Ctait unedemeure close et discrte qui avait de vagues senteurs declotre ; un troit sentier menait cette retraite situe au mi-lieu de larges prairies ; les fentres du logis donnaient sur la ri-vire et sur les coteaux dserts de lautre rive. La bonne dame,qui avait dpass la cinquantaine, senferma au fond de cettesolitude, et y gota des joies sereines, entre son fils Camille etsa nice Thrse.

    Camille avait alors vingt ans. Sa mre le gtait encorecomme un petit garon. Elle ladorait pour lavoir disput lamort pendant une longue jeunesse de souffrances. Lenfant eutcoup sur coup toutes les fivres, toutes les maladies imagi-nables. Mme Raquin soutint une lutte de quinze annes contreces maux terribles qui venaient la file pour lui arracher sonfils. Elle les vainquit tous par sa patience, par ses soins, parson adoration.

    Camille, grandi, sauv de la mort, demeura tout frissonnantdes secousses rptes qui avaient endolori sa chair. Arrtdans sa croissance, il resta petit et malingre.

    Ses membres grles eurent des mouvements lents et fati-gus. Sa mre laimait davantage pour cette faiblesse qui le

    13

  • pliait. Elle regardait sa pauvre petite figure plie avec des ten-dresses triomphantes, et elle songeait quelle lui avait donn lavie plus de dix fois.

    Pendant les rares repos que lui laissa la souffrance, lenfantsuivit les cours dune cole de commerce de Vernon. Il y appritlorthographe et larithmtique. Sa science se borna aux quatrergles et une connaissance trs superficielle de la gram-maire. Plus tard, il prit des leons dcriture et de comptabilit.Mme Raquin se mettait trembler lorsquon lui conseillaitdenvoyer son fils au collge ; elle savait quil mourrait loindelle, elle disait que les livres le tueraient. Camille resta igno-rant, et son ignorance mit comme une faiblesse de plus en lui.

    dix-huit ans, dsuvr, sennuyant mourir dans la dou-ceur dont sa mre lentourait, il entra chez un marchand detoile, titre de commis. Il gagnait soixante francs par mois. Iltait dun esprit inquiet qui lui rendait loisivet insupportable.Il se trouvait plus calme, mieux portant, dans ce labeur debrute, dans ce travail demploy qui le courbait tout le jour surdes factures, sur dnormes additions dont il pelait patiem-ment chaque chiffre. Le soir, bris, la tte vide, il gotait desvolupts infinies au fond de lhbtement qui le prenait. Il dutse quereller avec sa mre pour entrer chez le marchand detoile ; elle voulait le garder toujours auprs delle, entre deuxcouvertures, loin des accidents de la vie. Le jeune homme parlaen matre ; il rclama le travail comme dautres enfants r-clament des jouets, non par esprit de devoir, mais par instinct,par besoin de nature. Les tendresses, les dvouements de samre lui avaient donn un gosme froce ; il croyait aimerceux qui le plaignaient et qui le caressaient ; mais, en ralit, ilvivait part, au fond de lui, naimant que son bien-tre, cher-chant par tous les moyens possibles augmenter ses jouis-sances. Lorsque laffection attendrie de Mme Raquin lcura,il se jeta avec dlices dans une occupation bte qui le sauvaitdes tisanes et des potions. Puis, le soir, au retour du bureau, ilcourait au bord de la Seine avec sa cousine Thrse.

    Thrse allait avoir dix-huit ans. Un jour, seize annes aupa-ravant, lorsque Mme Raquin tait encore mercire, son frre,le capitaine Degans, lui apporta une petite fille dans ses bras.Il arrivait dAlgrie.

    14

  • Voici une enfant dont tu es la tante, lui dit-il avec un sou-rire. Sa mre est morte Moi je ne sais quen faire. Je te ladonne.

    La mercire prit lenfant, lui sourit, baisa ses joues roses. De-gans resta huit jours Vernon. Sa sur linterrogea peinesur cette fille quil lui donnait. Elle sut vaguement que la chrepetite tait ne Oran et quelle avait pour mre une femmeindigne dune grande beaut. Le capitaine, une heure avantson dpart, lui remit un acte de naissance dans lequel Thrse,reconnue par lui, portait son nom. Il partit, et on ne le revitplus ; quelques annes plus tard, il se fit tuer en Afrique.

    Thrse grandit, couche dans le mme lit que Camille, sousles tides tendresses de sa tante. Elle tait dune sant de fer,et elle fut soigne comme une enfant chtive, partageant lesmdicaments que prenait son cousin, tenue dans lair chaud dela chambre occupe par le petit malade. Pendant des heures,elle restait accroupie devant le feu, pensive, regardant lesflammes en face, sans baisser les paupires. Cette vie forcede convalescente la replia sur elle-mme ; elle prit lhabitudede parler voix basse, de marcher sans faire de bruit, de res-ter muette et immobile sur une chaise, les yeux ouverts, etvides de regards. Et, lorsquelle levait un bras, lorsquelleavanait un pied, on sentait en elle des souplesses flines, desmuscles courts et puissants, toute une nergie, toute une pas-sion qui dormaient dans sa chair assoupie. Un jour, son cousintait tomb, pris de faiblesse ; elle lavait soulev et transport,dun geste brusque, et ce dploiement de force avait mis delarges plaques ardentes sur son visage. La vie clotre quellemenait, le rgime dbilitant auquel elle tait soumise ne purentaffaiblir son corps maigre et robuste ; sa face prit seulementdes teintes ples, lgrement jauntres, et elle devint presquelaide lombre. Parfois, elle allait la fentre, elle contemplaitles maisons den face sur lesquelles le soleil jetait des nappesdores.

    Lorsque Mme Raquin vendit son fonds et quelle se retiradans la petite maison du bord de leau, Thrse eut de secretstressaillements de joie. Sa tante lui avait rpt si souvent : Ne fais pas de bruit, reste tranquille , quelle tenait soigneu-sement caches, au fond delle, toutes les fougues de sa na-ture. Elle possdait un sang-froid suprme, une apparente

    15

  • tranquillit qui cachait des emportements terribles. Elle secroyait toujours dans la chambre de son cousin, auprs dunenfant moribond ; elle avait des mouvements adoucis, des si-lences, des placidits, des paroles bgayes de vieille femme.Quand elle vit le jardin, la rivire blanche, les vastes coteauxverts qui montaient lhorizon, il lui prit une envie sauvage decourir et de crier ; elle sentit son cur qui frappait grandscoups dans sa poitrine ; mais pas un muscle de son visage nebougea, elle se contenta de sourire lorsque sa tante lui deman-da si cette nouvelle demeure lui plaisait.

    Alors la vie devint meilleure pour elle. Elle garda ses alluressouples, sa physionomie calme et indiffrente, elle resta len-fant leve dans le lit dun malade ; mais elle vcut intrieure-ment une existence brlante et emporte. Quand elle taitseule, dans lherbe, au bord de leau, elle se couchait platventre comme une bte, les yeux noirs et agrandis, le corpstordu, prs de bondir. Et elle restait l, pendant des heures, nepensant rien, mordue par le soleil, heureuse denfoncer sesdoigts dans la terre. Elle faisait des rves fous ; elle regardaitavec dfi la rivire qui grondait, elle simaginait que leau allaitse jeter sur elle et lattaquer ; alors elle se raidissait, elle seprparait la dfense, elle se questionnait avec colre pour sa-voir comment elle pourrait vaincre les flots.

    Le soir, Thrse, apaise et silencieuse, cousait auprs de satante ; son visage semblait sommeiller dans la lueur qui glissaitmollement de labat-jour de la lampe. Camille, affaiss au fonddun fauteuil, songeait ses additions. Une parole, dite voixbasse, troublait seule par moments la paix de cet intrieurendormi.

    Mme Raquin regardait ses enfants avec une bont sereine.Elle avait rsolu de les marier ensemble. Elle traitait toujoursson fils en moribond ; elle tremblait lorsquelle venait songerquelle mourrait un jour et quelle le laisserait seul et souffrant.Alors elle comptait sur Thrse, elle se disait que la jeune filleserait une garde vigilante auprs de Camille. Sa nice, avecses airs tranquilles, ses dvouements muets, lui inspirait uneconfiance sans bornes. Elle lavait vue luvre, elle voulait ladonner son fils comme un ange gardien. Ce mariage tait undnouement prvu, arrt.

    16

  • Les enfants savaient depuis longtemps quils devaient spou-ser un jour. Ils avaient grandi dans cette pense qui leur taitdevenue ainsi familire et naturelle. On parlait de cette union,dans la famille, comme dune chose ncessaire, fatale. MmeRaquin avait dit : Nous attendrons que Thrse ait vingt etun ans. Et ils attendaient patiemment, sans fivre, sansrougeur.

    Camille, dont la maladie avait appauvri le sang, ignorait lespres dsirs de ladolescence. Il tait rest petit garon devantsa cousine, il lembrassait comme il embrassait sa mre, parhabitude, sans rien perdre de sa tranquillit goste. Il voyaiten elle une camarade complaisante qui lempchait de tropsennuyer, et qui, loccasion, lui faisait de la tisane. Quand iljouait avec elle, quil la tenait dans ses bras, il croyait tenir ungaron ; sa chair navait pas un frmissement. Et jamais il nelui tait venu la pense, en ces moments, de baiser les lvreschaudes de Thrse, qui se dbattait en riant dun rirenerveux.

    La jeune fille, elle aussi, semblait rester froide et indiff-rente. Elle arrtait parfois ses grands yeux sur Camille et le re-gardait pendant plusieurs minutes avec une fixit dun calmesouverain. Ses lvres seules avaient alors de petits mouve-ments imperceptibles. On ne pouvait rien lire sur ce visage fer-m quune volont implacable tenait toujours doux et attentif.Quand on parlait de son mariage, Thrse devenait grave, secontentait dapprouver de la tte tout ce que disait Mme Ra-quin. Camille sendormait.

    Le soir, en t, les deux jeunes gens se sauvaient au bord deleau. Camille sirritait des soins incessants de sa mre ; il avaitdes rvoltes, il voulait courir, se rendre malade, chapper auxclineries qui lui donnaient des nauses. Alors il entranaitThrse, il la provoquait lutter, se vautrer sur lherbe. Unjour, il poussa sa cousine et la fit tomber ; la jeune fille se rele-va dun bond, avec une sauvagerie de bte, et, la face ardente,les yeux rouges, elle se prcipita sur lui, les deux bras levs.Camille se laissa glisser terre. Il avait peur.

    Les mois, les annes scoulrent. Le jour fix pour le ma-riage arriva. Mme Raquin prit Thrse part, lui parla de sonpre et de sa mre, lui conta lhistoire de sa naissance. La

    17

  • jeune fille couta sa tante, puis lembrassa sans rpondre unmot.

    Le soir, Thrse, au lieu dentrer dans sa chambre, qui tait gauche de lescalier, entra dans celle de son cousin, qui tait droite. Ce fut tout le changement quil y eut dans sa vie, cejour-l. Et, le lendemain, lorsque les jeunes poux descen-dirent, Camille avait encore sa langueur maladive, sa saintetranquillit dgoste, Thrse gardait toujours son indiffrencedouce, son visage contenu, effrayant de calme.

    18

  • Chapitre 3Huit jours aprs son mariage, Camille dclara nettement samre quil entendait quitter Vernon et aller vivre Paris. MmeRaquin se rcria : elle avait arrang son existence, elle ne vou-lait point y changer un seul vnement. Son fils eut une crisede nerfs, il la menaa de tomber malade, si elle ne cdait pas son caprice.

    Je ne tai jamais contrarie dans tes projets, lui dit-il ; jaipous ma cousine, jai pris toutes les drogues que tu masdonnes. Cest bien le moins, aujourdhui, que jaie une volon-t, et que tu sois de mon avis Nous partirons la fin du mois.

    Mme Raquin ne dormit pas de la nuit. La dcision de Camillebouleversait sa vie, et elle cherchait dsesprment se re-faire une existence. Peu peu, le calme se fit en elle. Elle rfl-chit que le jeune mnage pouvait avoir des enfants et que sapetite fortune ne suffirait plus alors. Il fallait gagner encore delargent, se remettre au commerce, trouver une occupation lu-crative pour Thrse. Le lendemain, elle stait habitue lide de dpart, elle avait bti le plan dune vie nouvelle.

    Au djeuner, elle tait toute gaie. Voici ce que nous allons faire, dit-elle ses enfants. Jirai

    Paris demain ; je chercherai un petit fonds de mercerie, etnous nous remettrons, Thrse et moi, vendre du fil et des ai-guilles. Cela nous occupera. Toi, Camille, tu feras ce que tuvoudras ; tu te promneras au soleil ou tu trouveras un emploi.

    Je trouverai un emploi , rpondit le jeune homme.La vrit tait quune ambition bte avait seule pouss Ca-

    mille au dpart. Il voulait tre employ dans une grande admi-nistration ; il rougissait de plaisir, lorsquil se voyait en rve aumilieu dun vaste bureau, avec des manches de lustrine, laplume sur loreille.

    19

  • Thrse ne fut pas consulte ; elle avait toujours montr unetelle obissance passive que sa tante et son mari ne prenaientplus la peine de lui demander son opinion. Elle allait o ils al-laient, elle faisait ce quils faisaient, sans une plainte, sans unreproche, sans mme paratre savoir quelle changeait deplace.

    Mme Raquin vint Paris et alla droit au passage du Pont-Neuf. Une vieille demoiselle de Vernon lavait adresse unede ses parentes qui tenait dans ce passage un fonds de merce-rie dont elle dsirait se dbarrasser. Lancienne mercire trou-va la boutique un peu petite, un peu noire ; mais, en traversantParis, elle avait t effraye par le tapage des rues, par le luxedes talages, et cette galerie troite, ces vitrines modestes luirappelrent son ancien magasin, si paisible. Elle put se croireencore en province, elle respira, elle pensa que ses chers en-fants seraient heureux dans ce coin ignor. Le prix modeste dufonds la dcida ; on le lui vendait deux mille francs. Le loyer dela boutique et du premier tage ntait que de douze centsfrancs. Mme Raquin, qui avait prs de quatre mille francsdconomie, calcula quelle pourrait payer le fonds et le loyerde la premire anne sans entamer sa fortune. Les appointe-ments de Camille et les bnfices du commerce de la merceriesuffiraient, pensait-elle, aux besoins journaliers ; de sortequelle ne toucherait plus ses rentes et quelle laisserait grossirle capital pour doter ses petits-enfants.

    Elle revint rayonnante Vernon, elle dit quelle avait trouvune perle, un trou dlicieux, en plein Paris. Peu peu, au boutde quelques jours, dans ses causeries du soir, la boutique hu-mide et obscure du passage devint un palais ; elle la revoyait,au fond de ses souvenirs, commode, large, tranquille, pourvuede mille avantages inapprciables.

    Ah ! ma bonne Thrse, disait-elle, tu verras comme nousserons heureuses dans ce coin-l ! Il y a trois belles chambresen haut Le passage est plein de monde Nous ferons destalages charmants Va, nous ne nous ennuierons pas.

    Et elle ne tarissait point. Tous ses instincts dancienne mar-chande se rveillaient ; elle donnait lavance des conseils Thrse sur la vente, sur les achats, sur les roueries du petitcommerce. Enfin la famille quitta la maison du bord de la

    20

  • Seine ; le soir du mme jour, elle sinstallait au passage duPont-Neuf.

    Quand Thrse entra dans la boutique o elle allait vivre d-sormais, il lui sembla quelle descendait dans la terre grassedune fosse. Une sorte dcurement la prit la gorge, elle eutdes frissons de peur. Elle regarda la galerie sale et humide,elle visita le magasin, monta au premier tage, fit le tour dechaque pice ; ces pices nues, sans meubles, taient ef-frayantes de solitude et de dlabrement. La jeune femme netrouva pas un geste, ne pronona pas une parole. Elle taitcomme glace. Sa tante et son mari tant descendus, elle sas-sit sur une malle, les mains roides, la gorge pleine de sanglots,ne pouvant pleurer.

    Mme Raquin, en face de la ralit, resta embarrasse, hon-teuse de ses rves. Elle chercha dfendre son acquisition.Elle trouvait un remde chaque nouvel inconvnient qui seprsentait, expliquait lobscurit en disant que le temps taitcouvert, et concluait en affirmant quun coup de balai suffirait.

    Bah ! rpondait Camille, tout cela est trs convenableDailleurs, nous ne monterons ici que le soir. Moi, je ne rentre-rai pas avant cinq ou six heures Vous deux, vous serez en-semble, vous ne vous ennuierez pas.

    Jamais le jeune homme naurait consenti habiter un pareiltaudis, sil navait compt sur les douceurs tides de son bu-reau. Il se disait quil aurait chaud tout le jour son adminis-tration, et que, le soir, il se coucherait de bonne heure.

    Pendant une grande semaine, la boutique et le logement res-trent en dsordre. Ds le premier jour, Thrse stait assisederrire le comptoir, et elle ne bougeait plus de cette place.Mme Raquin stonna de cette attitude affaisse ; elle avait cruque la jeune femme allait chercher embellir sa demeure,mettre des fleurs sur les fentres, demander des papiers neufs,des rideaux, des tapis. Lorsquelle proposait une rparation, unembellissement quelconque :

    quoi bon ? rpondait tranquillement sa nice. Noussommes trs bien, nous navons pas besoin de luxe.

    Ce fut Mme Raquin qui dut arranger les chambres et mettreun peu dordre dans la boutique. Thrse finit par simpatien-ter la voir sans cesse tourner devant ses yeux ; elle prit une

    21

  • femme de mnage, elle fora sa tante venir sasseoir auprsdelle.

    Camille resta un mois sans pouvoir trouver un emploi. Il vi-vait le moins possible dans la boutique, il flnait toute la jour-ne. Lennui le prit un tel point, quil parla de retourner Vernon. Enfin, il entra dans ladministration du chemin de ferdOrlans. Il gagnait cent francs par mois. Son rve taitexauc.

    Le matin, il partait huit heures. Il descendait la rue Gun-gaud et se trouvait sur les quais. Alors, petits pas, les mainsdans les poches, il suivait la Seine, de lInstitut au Jardin desPlantes. Cette longue course, quil faisait deux fois par jour, nelennuyait jamais. Il regardait couler leau, il sarrtait pourvoir passer les trains de bois qui descendaient la rivire. Il nepensait rien. Souvent il se plantait devant Notre-Dame, etcontemplait les chafaudages dont lglise, alors en rparation,tait entoure ; ces grosses pices de charpente lamusaient,sans quil st pourquoi. Puis, en passant, il jetait un coup dildans le Port aux Vins, il comptait les fiacres qui venaient de lagare. Le soir, abruti, la tte pleine de quelque sotte histoireconte son bureau, il traversait le Jardin des Plantes et allaitvoir les ours, sil ntait pas trop press. Il restait l une demiheure, pench au dessus de la fosse, suivant du regard les oursqui se dandinaient lourdement. Il se dcidait enfin rentrer,tranant les pieds, soccupant des passants, des voitures, desmagasins.

    Ds son arrive, il mangeait, puis se mettait lire. Il avaitachet les uvres de Buffon, et, chaque soir, il se donnait unetche de vingt, de trente pages, malgr lennui quune pareillelecture lui causait. Il lisait encore, en livraisons dix centimes,lHistoire du Consulat et de lEmpire, de Thiers, et lHistoiredes Girondins, de Lamartine, ou bien des ouvrages de vulgari-sation scientifique. Il croyait travailler son ducation. Parfois,il forait sa femme couter la lecture de certaines pages, decertaines anecdotes. Il stonnait beaucoup que Thrse ptrester pensive et silencieuse pendant toute une soire, sanstre tente de prendre un livre. Au fond, il savouait que safemme tait une pauvre intelligence.

    Thrse repoussait les livres avec impatience. Elle prfraitdemeurer oisive, les yeux fixes, la pense flottante et perdue.

    22

  • Elle gardait dailleurs une humeur gale et facile ; toute sa vo-lont tendait faire de son tre un instrument passif, dunecomplaisance et dune abngation suprmes.

    Le commerce allait tout doucement. Les bnfices, chaquemois, taient rgulirement les mmes. La clientle se compo-sait des ouvrires du quartier. chaque cinq minutes, unejeune fille entrait, achetait pour quelques sous de marchan-dise. Thrse servait les clientes avec des paroles toujourssemblables, avec un sourire qui montait mcaniquement seslvres. Mme Raquin se montrait plus souple, plus bavarde, et, vrai dire, ctait elle qui attirait et retenait la clientle.

    Pendant trois ans, les jours se suivirent et se ressemblrent.Camille ne sabsenta pas une seule fois de son bureau ; samre et sa femme sortirent peine de la boutique. Thrse, vi-vant dans une ombre humide, dans un silence morne et cra-sant, voyait la vie stendre devant elle, toute nue, amenantchaque soir la mme couche froide et chaque matin la mmejourne vide.

    23

  • Chapitre 4Un jour sur sept, le jeudi soir, la famille Raquin recevait. On al-lumait une grande lampe dans la salle manger, et lon mettaitune bouilloire deau au feu pour faire du th. Ctait toute unegrosse histoire. Cette soire-l tranchait sur les autres ; elleavait pass dans les habitudes de la famille comme une orgiebourgeoise dune gaiet folle. On se couchait onze heures.

    Mme Raquin retrouva Paris un de ses vieux amis, le com-missaire de police Michaud, qui avait exerc Vernon pendantvingt ans, log dans la mme maison que la mercire. Unetroite intimit stait ainsi tablie entre eux ; puis, lorsque laveuve avait vendu son fonds pour aller habiter la maison dubord de leau, ils staient peu peu perdus de vue. Michaudquitta la province quelques mois plus tard et vint manger paisi-blement Paris, rue de Seine, les quinze cents francs de sa re-traite. Un jour de pluie, il rencontra sa vieille amie dans le pas-sage du Pont-Neuf ; le soir mme, il dnait chez les Raquin.

    Ainsi furent fondes les rceptions du jeudi. Lancien com-missaire de police prit lhabitude de venir ponctuellement unefois par semaine. Il finit par amener son fils Olivier, un grandgaron de trente ans, sec et maigre, qui avait pous une toutepetite femme, lente et maladive. Olivier occupait la prfec-ture de police un emploi de trois mille francs dont Camille semontrait singulirement jaloux ; il tait commis principal dansle bureau de la police dordre et de sret. Ds le premier jour,Thrse dtesta ce garon roide et froid qui croyait honorer laboutique du passage en y promenant la scheresse de songrand corps et les dfaillances de sa pauvre petite femme.

    Camille introduisit un autre invit, un vieil employ du che-min de fer dOrlans. Grivet avait vingt ans de service ; il taitpremier commis et gagnait deux mille cent francs. Ctait luiqui distribuait la besogne aux employs du bureau de Camille,et celui-ci lui tmoignait un certain respect ; dans ses rves, il

    24

  • se disait que Grivet mourrait un jour, quil le remplaceraitpeut-tre, au bout dune dizaine dannes. Grivet fut enchantde laccueil de Mme Raquin, il revint chaque semaine avec unergularit parfaite. Six mois plus tard, sa visite du jeudi taitdevenue pour lui un devoir : il allait au passage du Pont-Neuf,comme il se rendait chaque matin son bureau, mcanique-ment, par un instinct de brute.

    Ds lors, les runions devinrent charmantes. sept heures,Mme Raquin allumait le feu, mettait la lampe au milieu de latable, posait un jeu de dominos ct, essuyait le service thqui se trouvait sur le buffet. huit heures prcises, le vieuxMichaud et Grivet se rencontraient devant la boutique, venantlun de la rue de Seine, lautre de la rue Mazarine. Ils en-traient, et toute la famille montait au premier tage. On sas-seyait autour de la table, on attendait Olivier Michaud et safemme, qui arrivaient toujours en retard. Quand la runion setrouvait au complet, Mme Raquin versait le th, Camille vidaitla bote de dominos sur la toile cire, chacun senfonait dansson jeu. On nentendait plus que le cliquetis des dominos.Aprs chaque partie, les joueurs se querellaient pendant deuxou trois minutes, puis le silence retombait, morne, coup debruits secs.

    Thrse jouait avec une indiffrence qui irritait Camille. Elleprenait sur elle Franois, le gros chat tigr que Mme Raquinavait apport de Vernon, elle le caressait dune main, tandisquelle posait les dominos de lautre. Les soires du jeuditaient un supplice pour elle ; souvent elle se plaignait dunmalaise, dune forte migraine, afin de ne pas jouer, de rester loisive, moiti endormie. Un coude sur la table, la joue ap-puye sur la paume de la main, elle regardait les invits de satante et de son mari, elle les voyait travers une sorte debrouillard jaune et fumeux qui sortait de la lampe. Toutes cesttes-l lexaspraient. Elle allait de lune lautre avec des d-gots profonds, des irritations sourdes. Le vieux Michaud ta-lait une face blafarde, tache de plaques rouges, une de cesfaces mortes de vieillard tomb en enfance ; Grivet avait lemasque troit, les yeux ronds, les lvres minces dun crtin ;Olivier, dont les os peraient les joues, portait gravement surun corps ridicule, une tte roide et insignifiante ; quant Su-zanne, la femme dOlivier, elle tait toute ple, les yeux

    25

  • vagues, les lvres blanches, le visage mou. Et Thrse ne trou-vait pas un homme, pas un tre vivant parmi ces cratures gro-tesques et sinistres avec lesquels elle tait enferme ; parfoisdes hallucinations la prenaient, elle se croyait enfouie au fonddun caveau, en compagnie de cadavres mcaniques, remuantla tte, agitant les jambes et les bras, lorsquon tirait des fi-celles. Lair pais de la salle manger ltouffait ; le silencefrissonnant, les lueurs jauntres de la lampe la pntraientdun vague effroi, dune angoisse inexprimable.

    On avait pos en bas, la porte du magasin, une sonnettedont le tintement aigu annonait larrive des clientes. Thrsetendait loreille ; lorsque la sonnette se faisait entendre, elledescendait rapidement, soulages, heureuse de quitter la salle manger. Elle servait la pratique avec lenteur. Quand elle setrouvait seule, elle sasseyait derrire le comptoir, elle demeu-rait l le plus possible, redoutant de remonter, gotant une v-ritable joie ne plus avoir Grivet et Olivier devant les yeux.Lair humide de la boutique calmait la fivre qui brlait sesmains. Et elle retombait dans cette rverie grave qui lui taitordinaire.

    Mais elle ne pouvait rester longtemps ainsi. Camille se f-chait de son absence ; il ne comprenait pas quon pt prfrerla boutique la salle manger, le jeudi soir. Alors il se pen-chait sur la rampe, cherchait sa femme du regard :

    Eh bien ! criait-il, que fais-tu donc l ? pourquoi ne montes-tu pas ? Grivet a une chance du diable Il vient encore degagner.

    La jeune femme se levait pniblement et venait reprendre saplace en face du vieux Michaud, dont les lvres pendantesavaient des sourires curants.

    Et, jusqu onze heures, elle demeurait affaisse sur sachaise, regardant Franois quelle tenait dans ses bras, pourne pas voir les poupes de carton qui grimaaient autourdelle.

    26

  • Chapitre 5Un jeudi, en revenant de son bureau, Camille amena avec luiun grand gaillard, carr des paules, quil poussa dans la bou-tique dun geste familier.

    Mre, demanda-t-il Mme Raquin en le lui montrant,reconnais-tu ce monsieur-l ?

    La vieille mercire regarda le grand gaillard, chercha dansses souvenirs et ne trouva rien. Thrse suivait cette scnedun air placide.

    Comment ! reprit Camille, tu ne reconnais pas Laurent, lepetit Laurent, le fils du pre Laurent qui a de si beaux champsde bl du ct de Jeufosse ? Tu ne te rappelles pas ? Jallais lcole avec lui ; il venait me chercher le matin, en sortant dechez son oncle qui tait notre voisin, et tu lui donnais des tar-tines de confiture.

    Mme Raquin se souvint brusquement du petit Laurent,quelle trouva singulirement grandi. Il y avait bien vingt ansquelle ne lavait vu. Elle voulut lui faire oublier son accueiltonn par un flot de souvenirs, par des cajoleries toutes ma-ternelles. Laurent stait assis, il souriait paisiblement, il r-pondait dune voix claire, il promenait autour de lui des re-gards calmes et aiss.

    Figurez-vous, dit Camille, que ce farceur-l est employ la gare du chemin de fer dOrlans depuis dix-huit mois, et quenous ne nous sommes rencontrs et reconnus que ce soir. Cestsi vaste, si important, cette administration !

    Le jeune homme fit cette remarque, en agrandissant lesyeux, en pinant les lvres, tout fier dtre lhumble rouagedune grosse machine. Il continua en secouant la tte :

    Oh ! mais, lui, il se porte bien, il a tudi, il gagne djquinze cents francs Son pre la mis au collge ; il a fait sondroit et a appris la peinture. Nest-ce pas, Laurent ? Tu vasdner avec nous.

    27

  • Je veux bien , rpondit carrment Laurent.Il se dbarrassa de son chapeau et sinstalla dans la bou-

    tique. Mme Raquin courut ses casseroles. Thrse, quinavait pas encore prononc une parole, regardait le nouveauvenu. Elle navait jamais vu un homme. Laurent, grand, fort, levisage frais, ltonnait. Elle contemplait avec une sorte dadmi-ration son front bas, plant dune rude chevelure noire, sesjoues pleines, ses lvres rouges, sa face rgulire, dune beau-t sanguine. Elle arrta un instant ses regards sur son cou ; cecou tait large et court, gras et puissant. Puis elle soublia considrer les grosses mains quil tenait tales sur ses ge-noux ; les doigts en taient carrs ; le poing ferm devait trenorme et aurait pu assommer un buf. Laurent tait un vraifils de paysan, dallure un peu lourde, le dos bomb, les mouve-ments lents et prcis, lair tranquille et entt.

    On sentait sous ses vtements des muscles ronds et dvelop-ps, tout un corps dune chair paisse et ferme. Et Thrselexaminait avec curiosit, allant de ses poings sa face, prou-vant de petits frissons lorsque ses yeux rencontraient son coude taureau.

    Camille tala ses volumes de Buffon et ses livraisons dixcentimes, pour montrer son ami quil travaillait, lui aussi.Puis, comme rpondant une question quil sadressait depuisquelques instants :

    Mais, dit-il Laurent, tu dois connatre ma femme ? Tu nete rappelles pas cette petite cousine qui jouait avec nous, Vernon ?

    Jai parfaitement reconnu madame , rpondit Laurent enregardant Thrse en face.

    Sous ce regard droit, qui semblait pntrer en elle, la jeunefemme prouva une sorte de malaise. Elle eut un sourire forc,et changea quelques mots avec Laurent et son mari ; puis ellese hta daller rejoindre sa tante. Elle souffrait.

    On se mit table. Ds le potage, Camille crut devoir soccu-per de son ami.

    Comment va ton pre ? lui demanda-t-il. Mais je ne sais pas, rpondit Laurent. Nous sommes

    brouills ; il y a cinq ans que nous ne nous crivons plus. Bah ! scria lemploy, tonn dune pareille monstruosit.

    28

  • Oui, le cher homme a des ides lui Comme il est conti-nuellement en procs avec ses voisins, il ma mis au collge,rvant de trouver plus tard en moi un avocat qui lui gagneraittoutes ses causes Oh ! le pre Laurent na que des ambitionsutiles ; il veut tirer parti mme de ses folies.

    Et tu nas pas voulu tre avocat ? dit Camille, de plus enplus tonn.

    Ma foi non, reprit son ami en riant Pendant deux ans, jaifait semblant de suivre les cours, afin de toucher la pension dedouze cents francs que mon pre me servait. Je vivais avec unde mes camarades de collge, qui est peintre, et je mtais mis faire aussi de la peinture. Cela mamusait ; le mtier estdrle, pas fatigant. Nous fumions, nous blaguions tout le jour

    La famille Raquin ouvrait des yeux normes. Par malheur, continua Laurent, cela ne pouvait durer. Le

    pre a su que je lui contais des mensonges, il ma retranchnet mes cent francs par mois, en minvitant venir piocher laterre avec lui. Jai essay alors de peindre des tableaux de sain-tet ; mauvais commerce Comme jai vu clairement que jal-lais mourir de faim, jai envoy lart tous les diables et jaicherch un emploi Le pre mourra bien un de ces jours ; jat-tends a pour vivre sans rien faire.

    Laurent parlait dune voix tranquille. Il venait, en quelquesmots, de conter une histoire caractristique qui le peignait enentier. Au fond, ctait un paresseux, ayant des apptits san-guins, des dsirs trs arrts de jouissances faciles et du-rables. Ce grand corps puissant ne demandait qu ne rienfaire, qu se vautrer dans une oisivet et un assouvissementde toutes les heures. Il aurait voulu bien manger, bien dormir,contenter largement ses passions, sans remuer de place, sanscourir la mauvaise chance dune fatigue quelconque.

    La profession davocat lavait pouvant, et il frissonnait lide de piocher la terre. Il stait jet dans lart, esprant ytrouver un mtier de paresseux ; le pinceau lui semblait un ins-trument lger manier ; puis il croyait le succs facile. Il rvaitune vie de volupts bon march, une belle vie pleine defemmes, de repos sur des divans, de mangeailles et de sole-ries. Le rve dura tant que le pre Laurent envoya des cus.Mais, lorsque le jeune homme, qui avait dj trente ans, vit la

    29

  • misre lhorizon, il se mit rflchir ; il se sentait lche de-vant les privations, il naurait pas accept une journe sanspain pour la plus grande gloire de lart. Comme il le disait, ilenvoya la peinture au diable, le jour o il saperut quelle necontenterait jamais ses larges apptits. Ses premiers essaistaient rests au-dessous de la mdiocrit ; son il de paysanvoyait gauchement et salement la nature ; ses toiles, boueuses,mal bties, grimaantes, dfiaient toute critique. Dailleurs, ilne paraissait point trop vaniteux comme artiste, il ne se dses-pra pas outre mesure, lorsquil lui fallut jeter les pinceaux. Ilne regretta rellement que latelier de son camarade de col-lge, ce vaste atelier dans lequel il stait si voluptueusementvautr pendant quatre ou cinq ans. Il regretta encore lesfemmes qui venaient poser, et dont les caprices taient laporte de sa bourse. Ce monde de jouissances brutales lui lais-sa de cuisants besoins de chair. Il se trouva cependant laisedans son mtier demploy ; il vivait trs bien en brute, il ai-mait cette besogne au jour le jour, qui ne le fatiguait pas et quiendormait son esprit. Deux choses lirritaient seulement : ilmanquait de femmes, et la nourriture des restaurants dix-huit sous napaisait pas les apptits gloutons de son estomac.

    Camille lcoutait, le regardait avec un tonnement de niais.Ce garon dbile, dont le corps mou et affaiss navait jamaiseu une secousse de dsir, rvait purilement cette vie date-lier dont son ami lui parlait. Il songeait ces femmes quitalent leur peau nue. Il questionna Laurent.

    Alors, lui dit-il, il y a eu, comme a, des femmes qui ont re-tir leur chemise devant toi ?

    Mais oui, rpondit Laurent en souriant et en regardant Th-rse qui tait devenue trs ple.

    a doit vous faire un singulier effet, reprit Camille avec unrire denfant Moi, je serais gn La premire fois, tu as drester tout bte.

    Laurent avait largi une de ses grosses mains dont il regar-dait attentivement la paume. Ses doigts eurent de lgers fr-missements, des lueurs rouges montrent ses joues.

    La premire fois, reprit-il comme se parlant lui-mme, jecrois que jai trouv a naturel Cest bien amusant, ce diabledart, seulement a ne rapporte pas un sou Jai eu pour mo-dle une rousse qui tait adorable : des chairs fermes,

    30

  • clatantes, une poitrine superbe, des hanches dune largeur

    Laurent leva la tte et vit Thrse devant lui, muette, immo-bile. La jeune femme le regardait avec une fixit ardente. Sesyeux, dun noir mat, semblaient deux trous sans fond, et, parses lvres entrouvertes, on apercevait des clarts roses dans sabouche. Elle tait comme crase, ramasse sur elle-mme ;elle coutait.

    Les regards de Laurent allrent de Thrse Camille. Lan-cien peintre retint un sourire. Il acheva sa phrase du geste, ungeste large et voluptueux, que la jeune femme suivit du regard.On tait au dessert, et Mme Raquin venait de descendre pourservir une cliente.

    Quand la nappe fut retire, Laurent, songeur depuisquelques minutes, sadressa brusquement Camille.

    Tu sais, lui dit-il, il faut que je fasse ton portrait. Cette ide enchanta Mme Raquin et son fils. Thrse resta

    silencieuse. Nous sommes en t, reprit Laurent, et comme nous sor-

    tons du bureau quatre heures, je pourrai venir ici et te faireposer pendant deux heures, le soir. Ce sera laffaire de huitjours.

    Cest cela, rpondit Camille, rouge de joie ; tu dneras avecnous Je me ferai friser et je mettrai ma redingote noire.

    Huit heures sonnaient. Grivet et Michaud firent leur entre.Olivier et Suzanne arrivrent derrire eux.

    Camille prsenta son ami la socit. Grivet pina les lvres.Il dtestait Laurent, dont les appointements avaient mont tropvite, selon lui. Dailleurs ctait toute une affaire que lintro-duction dun nouvel invit : les htes des Raquin ne pouvaientrecevoir un inconnu sans quelque froideur.

    Laurent se comporta en bon enfant. Il comprit la situation, ilvoulut plaire, se faire accepter dun coup. Il raconta des his-toires, gaya la soire par son gros rire, et gagna lamiti deGrivet lui-mme.

    Thrse, ce soir-l, ne chercha pas descendre la bou-tique. Elle resta jusqu onze heures sur sa chaise, jouant etcausant, vitant de rencontrer les regards de Laurent, quidailleurs ne soccupait pas delle. La nature sanguine de cegaron, sa voix pleine, ses rires gras, les senteurs cres et

    31

  • puissantes qui schappaient de sa personne, troublaient lajeune femme et la jetaient dans une sorte dangoisse nerveuse.

    32

  • Chapitre 6Laurent, partir de ce jour, revint presque chaque soir chezles Raquin. Il habitait, rue Saint-Victor, en face du Port auxVins, un petit cabinet meubl quil payait dix-huit francs parmois ; ce cabinet, mansard, trou en haut dune fentre ta-batire, qui sentrebillait troitement sur le ciel, avait peinesix mtres carrs. Laurent rentrait le plus tard possible dansce galetas. Avant de rencontrer Camille, comme il navait pasdargent pour aller se traner sur les banquettes des cafs, ilsattardait dans la crmerie o il dnait le soir, il fumait despipes en prenant un gloria qui lui cotait trois sous. Puis il re-gagnait doucement la rue Saint-Victor, flnant le long desquais, sasseyant sur les bancs, quand lair tait tide.

    La boutique du passage du Pont-Neuf devint pour lui une re-traite charmante, chaude, pleine de paroles et dattentionsamicales. Il pargna trois sous de son gloria et but en gour-mand lexcellent th de Mme Raquin. Jusqu dix heures, il res-tait l, assoupi, digrant, se croyant chez lui ; il ne partaitquaprs avoir aid Camille fermer la boutique.

    Un soir, il apporta son chevalet et sa bote couleurs. Il de-vait commencer le lendemain le portrait de Camille. On achetaune toile, on fit des prparatifs minutieux. Enfin lartiste se mit luvre, dans la chambre mme des poux ; le jour, disait-il,y tait plus clair.

    Il lui fallut trois soires pour dessiner la tte. Il tranait avecsoin le fusain sur la toile, petits coups, maigrement ; son des-sin, roide et sec, rappelait dune faon grotesque celui desmatres primitifs. Il copia la face de Camille comme un lvecopie une acadmie, dune main hsitante, avec une exactitudegauche qui donnait la figure un air renfrogn. Le quatrimejour, il mit sur sa palette de tout petits tas de couleur, et ilcommena peindre du bout des pinceaux ; il pointillait la toile

    33

  • de minces taches sales, il faisait des hachures courtes et ser-res, comme sil se ft servi dun crayon.

    la fin de chaque sance, Mme Raquin et Camille sexta-siaient. Laurent disait quil fallait attendre, que la ressem-blance allait venir.

    Depuis que le portrait tait commenc, Thrse ne quittaitplus la chambre change en atelier. Elle laissait sa tante seulederrire le comptoir ; pour le moindre prtexte elle montait etsoubliait regarder peindre Laurent.

    Grave toujours, oppresse, plus ple et plus muette, elle sas-seyait et suivait le travail des pinceaux. Ce spectacle ne parais-sait cependant pas lamuser beaucoup ; elle venait cetteplace, comme attire par une force, et elle y restait, commecloue. Laurent se retournait parfois, lui souriait, lui deman-dait si le portrait lui plaisait. Elle rpondait peine, frisson-nait, puis reprenait son extase recueillie.

    Laurent, en revenant le soir la rue Saint-Victor, se faisaitde longs raisonnements ; il discutait avec lui-mme sil devait,ou non, devenir lamant de Thrse.

    Voil une petite femme, se disait-il, qui sera ma matressequand je le voudrai. Elle est toujours l, sur mon dos, mexa-miner, me mesurer, me peser Elle tremble, elle a une fi-gure toute drle, muette et passionne. coup sr, elle a be-soin dun amant ; cela se voit dans ses yeux Il faut dire queCamille est un pauvre sire.

    Laurent riait en dedans, au souvenir des maigreurs blafardesde son ami. Puis il continuait :

    Elle sennuie dans cette boutique Moi jy vais, parce queje ne sais o aller. Sans cela, on ne me prendrait pas souventau passage du Pont-Neuf. Cest humide, triste. Une femme doitmourir l-dedans Je lui plais, jen suis certain ; alors pourquoipas moi plutt quun autre.

    Il sarrtait, il lui venait des fatuits, il regardait couler laSeine dun air absorb.

    Ma foi, tant pis, scriait-il, je lembrasse la premire oc-casion Je parie quelle tombe tout de suite dans mes bras.

    Il se remettait marcher, et des indcisions le prenaient. Ce quelle est laide, aprs tout, pensait-il. Elle a le nez

    long, la bouche grande. Je ne laime pas du tout, dailleurs. Je

    34

  • vais peut-tre mattirer quelque mauvaise histoire. Cela de-mande rflexion.

    Laurent, qui tait trs prudent, roula ces penses dans satte pendant une grande semaine. Il calcula tous les incidentspossibles dune liaison avec Thrse ; il se dcida seulement tenter laventure, lorsquil se fut bien prouv quil avait un relintrt le faire.

    Pour lui, Thrse, il est vrai, tait laide, et il ne laimait pas,mais en somme, elle ne lui coterait rien ; les femmes quilachetait bas prix ntaient, certes, ni plus belles ni plus ai-mes. Lconomie lui conseillait dj de prendre la femme deson ami. Dautre part, depuis longtemps il navait pas contentses apptits ; largent tant rare, il sevrait sa chair, et il nevoulait point laisser chapper loccasion de la repatre un peu.Enfin, une pareille liaison, en bien rflchissant, ne pouvaitavoir de mauvaises suites : Thrse aurait intrt tout ca-cher, il la planterait l aisment quand il voudrait ; en admet-tant mme que Camille dcouvrt tout et se fcht, il lassom-merait dun coup de poing, sil faisait le mchant. La question,de tous les cts, se prsentait Laurent facile et engageante.

    Ds lors, il vcut dans une douce quitude, attendant lheure. la premire occasion, il tait dcid agir carrment. Ilvoyait, dans lavenir, des soires tides. Tous les Raquin tra-vailleraient ses jouissances : Thrse apaiserait les brluresde son sang ; Mme Raquin le cajolerait comme une mre ; Ca-mille, en causant avec lui, lempcherait de trop sennuyer, lesoir, dans la boutique.

    Le portrait sachevait, les occasions ne se prsentaient pas.Thrse restait toujours l, accable et anxieuse ; mais Camillene quittait point la chambre, et Laurent se dsolait de ne pou-voir lloigner pour une heure. Il lui fallut pourtant dclarer unjour quil terminerait le portrait le lendemain. Mme Raquin an-nona quon dnerait ensemble et quon fterait luvre dupeintre.

    Le lendemain, lorsque Laurent eut donn la toile le derniercoup de pinceau, toute la famille se runit pour crier la res-semblance. Le portrait tait ignoble, dun gris sale, avec delarges plaques violaces. Laurent ne pouvait employer les cou-leurs les plus clatantes sans les rendre ternes et boueuses ; ilavait, malgr lui, exagr les teintes blafardes de son modle

    35

  • et le visage de Camille ressemblait la face verdtre dunnoy ; le dessin grimaant convulsionnait les traits, rendant lasinistre ressemblance plus frappante. Mais Camille tait en-chant ; il disait que sur la toile il avait un air distingu.

    Quand il eut bien admir sa figure, il dclara quil allait cher-cher deux bouteilles de vin de Champagne. Mme Raquin redes-cendit la boutique. Lartiste resta seul avec Thrse.

    La jeune femme tait demeure accroupie, regardant vague-ment devant elle. Elle semblait attendre en frmissant. Laurenthsita ; il examinait sa toile, il jouait avec ses pinceaux. Letemps pressait, Camille pouvait revenir, loccasion ne sereprsenterait peut-tre plus. Brusquement, le peintre se tour-na et se trouva face face avec Thrse. Ils se contemplrentpendant quelques secondes.

    Puis, dun mouvement violent, Laurent se baissa et prit lajeune femme contre sa poitrine. Il lui renversa la tte, lui cra-sant les lvres sous les siennes. Elle eut un mouvement de r-volte, sauvage, emporte, et, tout dun coup, elle sabandonna,glissant par terre, sur le carreau. Ils nchangrent pas uneseule parole. Lacte fut silencieux et brutal.

    36

  • Chapitre 7Ds le commencement, les amants trouvrent leur liaison n-cessaire, fatale, toute naturelle. leur premire entrevue, ilsse tutoyrent, ils sembrassrent, sans embarras, sans rougeur,comme si leur intimit et dat de plusieurs annes. Ils vi-vaient laise dans leur situation nouvelle, avec une tranquilli-t et une impudence parfaites.

    Ils fixrent leurs rendez-vous. Thrse ne pouvant sortir, ilfut dcid que Laurent viendrait. La jeune femme lui expliqua,dune voix nette et assure, le moyen quelle avait trouv. Lesentrevues auraient lieu dans la chambre des poux. Lamantpasserait par lalle qui donnait sur le passage, et Thrse luiouvrirait la porte de lescalier. Pendant ce temps, Camille se-rait son bureau, Mme Raquin, en bas, dans la boutique.Ctaient l des coups daudace qui devaient russir.

    Laurent accepta. Il avait, dans sa prudence, une sorte de t-mrit brutale, la tmrit dun homme qui a de gros poings.Lair grave et calme de sa matresse lengagea venir goterdune passion si hardiment offerte. Il choisit un prtexte, il ob-tint de son chef un cong de deux heures, et il accourut au pas-sage du Pont-Neuf.

    Ds lentre du passage, il prouva des volupts cuisantes.La marchande de bijoux faux tait assise juste en face de laporte de lalle. Il lui fallut attendre quelle ft occupe, quunejeune ouvrire vnt acheter une bague ou des boucles doreillesde cuivre. Alors, rapidement, il entra dans lalle ; il monta les-calier troit et obscur, en sappuyant aux murs grasdhumidit. Ses pieds heurtaient les marches de pierre ; aubruit de chaque heurt, il sentait une brlure qui lui traversaitla poitrine. Une porte souvrit. Sur le seuil, au milieu dunelueur blanche, il vit Thrse en camisole, en jupon, tout cla-tante, les cheveux fortement nous derrire la tte. Elle fermala porte, elle se pendit son cou. Il schappait delle une

    37

  • odeur tide, une odeur de linge blanc et de chair frachementlave.

    Laurent, tonn, trouva sa matresse belle. Il navait jamaisvu cette femme. Thrse, souple et forte, le serrait, renversantla tte en arrire, et, sur son visage, couraient des lumires ar-dentes, des sourires passionns. Cette face damante staitcomme transfigure ; elle avait un air fou et caressant ; leslvres humides, les yeux luisants, elle rayonnait. La jeunefemme, tordue et ondoyante, tait belle dune beaut trange,toute demportement. On et dit que sa figure venait de sclai-rer en dedans, que des flammes schappaient de sa chair. Et,autour delle, son sang qui brlait, ses nerfs qui se tendaient,jetaient ainsi des effluves chauds, un air pntrant et cre.

    Au premier baiser, elle se rvla courtisane. Son corps inas-souvi se jeta perdument dans la volupt. Elle sveillaitcomme dun songe, elle naissait la passion. Elle passait desbras dbiles de Camille dans les bras vigoureux de Laurent, etcette approche dun homme puissant lui donnait une brusquesecousse qui la tirait du sommeil de la chair. Tous ses instinctsde femme nerveuse clatrent avec une violence inoue ; lesang de sa mre, ce sang africain qui brlait ses veines, se mit couler, battre furieusement dans son corps maigre, presquevierge encore. Elle stalait, elle soffrait avec une impudeursouveraine. Et, de la tte aux pieds, de longs frissonslagitaient.

    Jamais Laurent navait connu une pareille femme. Il restasurpris, mal laise. Dordinaire, ses matresses ne le rece-vaient pas avec une telle fougue ; il tait accoutum des bai-sers froids et indiffrents, des amours lasses et rassasies.Les sanglots, les crises de Thrse lpouvantrent presque,tout en irritant ses curiosits voluptueuses. Quand il quitta lajeune femme, il chancelait comme un homme ivre. Le lende-main, lorsque son calme sournois et prudent fut revenu, il sedemanda sil retournerait auprs de cette amante dont les bai-sers lui donnaient la fivre. Il dcida dabord nettement quilresterait chez lui. Puis il eut des lchets. Il voulait oublier, neplus voir Thrse dans sa nudit, dans ses caresses douces etbrutales, et toujours elle tait l, implacable, tendant les bras.La souffrance physique que lui causait ce spectacle devintintolrable.

    38

  • Il cda, il prit un nouveau rendez-vous, il revint au passagedu Pont-Neuf.

    partir de ce jour Thrse entra dans sa vie. Il ne lacceptaitpas encore, mais il la subissait. Il avait des heures deffrois,des moments de prudence et, en somme, cette liaison le se-couait dsagrablement ; mais ses peurs, ses malaises tom-baient devant ses dsirs. Les rendez-vous se suivirent, semultiplirent.

    Thrse navait pas de ces doutes. Elle se livrait sans mna-gement, allant droit o la poussait la passion. Cette femme queles circonstances avait plie et qui se redressait enfin, mettait nu son tre entier, expliquait sa vie.

    Parfois elle passait ses bras au cou de Laurent, elle se tra-nait sur sa poitrine, et, dune voix encore haletante :

    Oh ! si tu savais combien jai souffert ! Jai t leve danslhumidit tide de la chambre dun malade. Je couchais avecCamille ; la nuit je mloignais de lui cure par lodeur fadede son corps. Il tait mchant et entt ; il ne voulait pasprendre les mdicaments que je refusais de partager avec lui ;pour plaire ma tante, je devais prendre toutes les drogues. Jene sais pas comment je ne suis pas morte Ils mont renduelaide, mon pauvre ami, ils mont vol tout ce que javais, et tune peux maimer comme je taime.

    Elle pleurait, elle embrassait Laurent, elle continuait avecune haine sourde :

    Je ne leur souhaite pas de mal. Ils mont leve, ils montrecueillie et dfendue contre la misre Mais jaurais prfrlabandon leur hospitalit. Javais des besoins cuisants degrand air ; toute petite, je rvais de courir les chemins lespieds nus dans la poussire, demandant laumne, vivant enbohmienne. On ma dit que ma mre tait un chef de tribu, enAfrique, jai souvent song elle, jai compris que je lui appar-tenais par le sang et les instincts, jaurais voulu ne la quitter ja-mais et traverser les sables sur son dos. Ah ! quelle jeunesse,jai encore des dgots et des rvoltes, lorsque je me rappelleles longues journes que jai passes dans la chambre o rlaitCamille. Jtais accroupie devant le feu, regardant stupidementbouillir les tisanes, sentant mes membres se roidir, et je nepouvais bouger, ma tante grondait quand je faisais du bruitPlus tard, jai got des joies profondes, dans la petite maison

    39

  • du bord de leau ; mais jtais dj abtie, je savais peinemarcher, je tombais lorsque je courais. Puis on ma enterretoute vive dans cette ignoble boutique.

    Thrse respirait fortement, elle serrait son amant pleinsbras, elle se vengeait, et ses narines minces et souples avaientde petits battements nerveux.

    Tu ne saurais croire, reprenait-elle, combien ils mont ren-due mauvaise. Ils ont fait de moi une hypocrite et une men-teuse Ils mont touffe dans leur douceur bourgeoise, et jene mexplique pas comment il y a encore du sang dans mesveines Jai baiss les yeux, jai eu comme eux un visagemorne et imbcile, jai men leur vie morte. Quand tu masvue, nest-ce pas ? javais lair dune bte. Jtais grave, cra-se, abrutie. Je nesprais plus en rien, je songeais me jeterun jour dans la Seine Mais, avant cet affaissement, que denuits de colre ! L-bas, Vernon, dans ma chambre froide, jemordais mon oreiller pour touffer mes cris, je me battais, jeme traitais de lche. Mon sang me brlait et je me serais dchi-r le corps. deux reprises, jai voulu fuir, aller devant moi, ausoleil ; le courage ma manqu, ils avaient fait de moi une brutedocile avec leur bienveillance molle et leur tendresse cu-rante. Alors jai menti, jai menti toujours. Je suis reste ltoute douce, toute silencieuse, rvant de frapper et de mordre.

    La jeune femme sarrtait, essuyant ses lvres humides sur lecou de Laurent. Elle ajoutait, aprs un silence :

    Je ne sais plus pourquoi jai consenti pouser Camille. Jenai pas protest, par une sorte dinsouciance ddaigneuse. Cetenfant me faisait piti. Lorsque je jouais avec lui, je sentaismes doigts senfoncer dans ses membres comme dans de lar-gile. Je lai pris, parce que ma tante me loffrait et que je comp-tais ne jamais me gner pour lui Et jai retrouv dans monmari le petit garon souffrant avec lequel javais dj couch six ans. Il tait aussi frle, aussi plaintif, et il avait toujourscette odeur fade denfant malade qui me rpugnait tant jadisJe te dis tout cela pour que tu ne sois pas jaloux Une sorte dedgot me montait la gorge ; je me rappelais les drogues quejavais bues, et je mcartais, et je passais des nuits terriblesMais toi, toi

    40

  • Et Thrse se redressait, se pliait en arrire, les doigts prisdans les mains paisses de Laurent, regardant ses largespaules, son cou norme

    Toi, je taime, je tai aim le jour o Camille ta pouss dansla boutique. Tu ne mestimes peut-tre pas, parce que je mesuis livre tout entire, en une fois. Vrai, je ne sais commentcela est arriv. Je suis fire, je suis emporte. Jaurais voulu tebattre, le premier jour o tu mas embrasse et jete par terredans cette chambre Jignore comment je taimais ; je te has-sais plutt. Ta vue mirritait, me faisait souffrir ; lorsque tutais l, mes nerfs se tendaient se rompre, ma tte se vidait,je voyais rouge. Oh ! que jai souffert ! Et je cherchais cettesouffrance, jattendais ta venue, je tournais autour de tachaise, pour marcher dans ton haleine, pour traner mes vte-ments le long des tiens. Il me semblait que ton sang me jetaitdes bouffs de chaleur au passage, et ctait cette sorte denue ardente, dans laquelle tu tenveloppais, qui mattirait etme retenait auprs de toi, malgr mes sourdes rvoltes Tu tesouviens quand tu peignais ici : une force fatale me ramenait ton cot, je respirais ton air avec des dlices cruelles. Je com-prenais que je paraissais quter des baisers, javais honte demon esclavage, je sentais que jallais tomber si tu me touchais.Mais je cdais mes lchets, je grelottais de froid en atten-dant que tu voulusses bien me prendre dans tes bras

    Alors Thrse se taisait, frmissante, comme orgueilleuse etvenge. Elle tenait Laurent ivre sur sa poitrine, et dans lachambre nue et glaciale, se passaient des scnes de passion ar-dentes, dune brutalit sinistre. Chaque nouveau rendez-vousamenait des crises plus fougueuses.

    La jeune femme semblait se plaire laudace et limpru-dence. Elle navait pas une hsitation, pas une peur, elle se je-tait dans ladultre avec une sorte de franchise nergique, bra-vant le pril, mettant une sorte de vanit le braver. Quandson amant devait venir, pour toute prcaution, elle prvenaitsa tante quelle montait se reposer ; et, quand il tait l, ellemarchait, parlait, agissait carrment, sans songer jamais vi-ter le bruit. Parfois, dans les commencements, Laurentseffrayait.

    Bon Dieu ! disait-il tout bas Thrse, ne fais donc pas tantde tapage. Mme Raquin va monter.

    41

  • Bah ! rpondait-elle en riant, tu trembles toujours Elle estcloue derrire son comptoir. Que veux-tu quelle vienne faireici ? Elle aurait trop peur quon ne la volt Puis, aprs tout,quelle monte, si elle veut. Tu te cacheras Je me moquedelle. Je taime.

    Ces paroles ne rassuraient gure Laurent. La passion navaitpas encore endormi sa prudence sournoise de paysan. Bientt,cependant, lhabitude lui fit accepter, sans trop de terreur, leshardiesses de ces rendez-vous donns en plein jour, dans lachambre de Camille, deux pas de la vieille mercire. Sa ma-tresse lui rptait que le danger pargne ceux qui laffrontenten face, et elle avait raison. Jamais les amants nauraient putrouver un lieu plus sr que cette pice o personne ne seraitvenu les chercher. Ils y contentaient leur amour, dans unetranquillit incroyable.

    Un jour, pourtant, Mme Raquin monta, craignant que sanice ne ft malade. Il y avait prs de trois heures que la jeunefemme tait en haut. Elle poussait laudace jusqu ne pas fer-mer au verrou la porte de la chambre qui donnait dans la salle manger.

    Lorsque Laurent entendit les pas lourds de la vieille mer-cire, montant lescalier de bois, il se troubla, il chercha fi-vreusement son gilet, son chapeau. Thrse se mit rire de lasingulire mine quil faisait. Elle lui prit le bras avec force, lecourba au pied du lit, dans un coin, et lui dit dune voix basseet calme :

    Tiens-toi l ne remue pas. Elle jeta sur lui les vtements dhomme qui tranaient, et

    tendit sur le tout un jupon blanc quelle avait retir. Elle fitces choses avec des gestes lestes et prcis, sans rien perdre desa tranquillit. Puis elle se coucha, chevele, demi-nue, en-core rouge et frissonnante.

    Mme Raquin ouvrit doucement la porte et sapprocha du liten touffant le bruit de ses pas. La jeune femme feignait dedormir. Laurent suait sous le jupon blanc.

    Thrse, demanda la mercire avec sollicitude, es-tu ma-lade, ma fille ?

    Thrse ouvrit les yeux, billa, se retourna et rpondit dunevoix dolente quelle avait une migraine atroce. Elle supplia sa

    42

  • tante de la laisser dormir. La vieille dame sen alla comme elletait venue, sans faire de bruit.

    Les deux amants, riant en silence, sembrassrent avec uneviolence passionne.

    Tu vois bien, dit Thrse triomphante, que nous ne crai-gnons rien ici Tous ces gens-l sont aveugles : ils naimentpas.

    Un autre jour, la jeune femme eut une ide bizarre. Parfois,elle tait comme folle, elle dlirait.

    Le chat tigr, Franois, tait assis sur son derrire, au beaumilieu de la chambre. Grave, immobile, il regardait de ses yeuxronds les deux amants. Il semblait les examiner avec soin, sanscligner les paupires, perdu dans une sorte dextasediabolique.

    Regarde donc Franois, dit Thrse Laurent. On diraitquil va ce soir tout conter Camille Dis, ce serait drle, silse mettait parler dans la boutique, un de ces jours ; il sait debelles histoires sur notre compte

    Cette ide, que Franois pourrait parler, amusa singulire-ment la jeune femme. Laurent regarda les grands yeux vertsdu chat, et sentit un frisson lui courir sur la peau.

    Voici comment il ferait, reprit Thrse. Il se mettrait de-bout, et, me montrant dune patte, te montrant de lautre, ilscrierait : Monsieur et Madame sembrassent trs fort dansla chambre ; ils ne se sont pas mfis de moi, mais commeleurs amours criminelles me dgotent, je vous prie de lesfaire mettre en prison tous les deux ; ils ne troubleront plus masieste.

    Thrse plaisantait comme un enfant, elle mimait le chat,elle allongeait les mains en faon de griffes, elle donnait sespaules des ondulations flines. Franois, gardant une immobi-lit de pierre, la contemplait toujours ; ses yeux seuls parais-saient vivants ; et il y avait, dans les coins de sa gueule, deuxplis profonds qui faisaient clater de rire cette tte danimalempaill.

    Laurent se sentait froid aux os. Il trouva ridicule la plaisante-rie de Thrse. Il se leva et mit le chat la porte. En ralit, ilavait peur. Sa matresse ne le possdait pas encore entire-ment ; il restait au fond de lui un peu de ce malaise quil avaitprouv sous les premiers baisers de la jeune femme.

    43

  • Chapitre 8Le soir, dans la boutique, Laurent tait parfaitement heureux.Dordinaire, il revenait du bureau avec Camille. Mme Raquinstait prise pour lui dune amiti maternelle ; elle le savait g-n, mangeant mal, couchant dans un grenier, et lui avait ditune fois pour toutes que son couvert serait toujours mis leurtable. Elle aimait ce garon de cette tendresse bavarde que lesvieilles femmes ont pour les gens qui viennent de leur pays, ap-portant avec eux des souvenirs du pass.

    Le jeune homme usait largement de lhospitalit. Avant derentrer, au sortir du bureau, il faisait avec Camille un bout depromenade sur les quais ; tous deux trouvaient leur compte cette intimit ; ils sennuyaient moins, ils flnaient en causant.Puis ils se dcidaient venir manger la soupe de Mme Raquin.Laurent ouvrait en matre la porte de la boutique ; il sasseyait califourchon sur les chaises, fumant et crachant, comme siltait chez lui.

    La prsence de Thrse ne lembarrassait nullement. Il trai-tait la jeune femme avec une rondeur amicale, il plaisantait, luiadressait des galanteries banales, sans quun pli de sa facebouget. Camille riait, et, comme sa femme ne rpondait sonami que par des monosyllabes, il croyait fermement quils sedtestaient tous deux. Un jour mme il fit des reproches Th-rse sur ce quil appelait sa froideur pour Laurent.

    Laurent avait devin juste : il tait devenu lamant de lafemme, lami du mari, lenfant gt de la mre. Jamais il navaitvcu dans un pareil assouvissement de ses apptits. Il sendor-mait au fond des jouissances infinies que lui donnait la familleRaquin. Dailleurs, sa position dans cette famille lui paraissaittoute naturelle. Il tutoyait Camille sans colre, sans remords. Ilne surveillait mme pas ses gestes ni ses paroles, tant il taitcertain de sa prudence, de son calme ; lgosme avec lequel ilgotait ses flicits le protgeait contre toute faute. Dans la

    44

  • boutique, sa matresse devenait une femme comme une autre,quil ne fallait point embrasser et qui nexistait pas pour lui.Sil ne lembrassait pas devant tous, cest quil craignait de nepouvoir revenir. Cette seule consquence larrtait. Autrement,il se serait parfaitement moqu de la douleur de Camille et desa mre. Il navait point conscience de ce que la dcouverte desa liaison pourrait amener. Il croyait agir simplement, commetout le monde aurait agi sa place, en homme pauvre et affa-m. De l ses tranquillits bates, ses audaces prudentes, sesattitudes dsintresses et goguenardes.

    Thrse, plus nerveuse, plus frmissante que lui, tait obli-ge de jouer un rle. Elle le jouait la perfection, grce lhy-pocrisie savante que lui avait donne son ducation. Pendantprs de quinze ans, elle avait menti, touffant ses fivres, met-tant une volont implacable paratre morne et endormie. Illui cotait peu de poser sur sa chair ce masque de morte quiglaait son visage. Quand Laurent entrait, il la trouvait grave,rechigne, le nez plus long, les lvres plus minces. Elle taitlaide, revche, inabordable. Dailleurs, elle nexagrait pas seseffets, elle jouait son ancien personnage, sans veiller latten-tion par une brusquerie plus grande. Pour elle, elle trouvaitune volupt amre tromper Camille et Mme Raquin ; ellentait pas comme Laurent, affaisse dans le contentementpais de ses dsirs, inconsciente du devoir ; elle savait quellefaisait le mal, et il lui prenait des envies froces de se lever detable et dembrasser Laurent pleine bouche, pour montrer son mari et sa tante quelle ntait pas une bte et quelleavait un amant.

    Par moments, des joies chaudes lui montaient la tte ; toutebonne comdienne quelle fut, elle ne pouvait alors se retenirde chanter, quand son amant ntait pas l et quelle ne crai-gnait point de se trahir. Ces gaiets soudaines charmaientMme Raquin qui accusait sa nice de trop de gravit. La jeunefemme acheta des pots de fleurs et en garnit la fentre de sachambre ; puis elle fit coller du papier neuf dans cette pice,elle voulut un tapis, des rideaux, des meubles de palissandre.Tout ce luxe tait pour Laurent.

    La nature et les circonstances semblaient avoir fait cettefemme pour cet homme, et les avoir pousss lun vers lautre. eux deux, la femme, nerveuse et hypocrite, lhomme, sanguin

    45

  • et vivant en brute, ils faisaient un couple puissamment li. Ilsse compltaient, se protgeaient mutuellement. Le soir, table, dans les clarts ples de la lampe, on sentait la force deleur union, voir le visage pais et souriant de Laurent, enface du masque muet et impntrable de Thrse.

    Ctaient de douces et calmes soires. Dans le silence, danslombre transparente et attidie, slevaient des paroles ami-cales. On se serrait autour de la table ; aprs le dessert, oncausait des mille riens de la journe, des souvenirs de la veilleet des espoirs du lendemain. Camille aimait Laurent, autantquil pouvait aimer, en goste satisfait, et Laurent semblait luirendre une gale affection ; il y avait entre eux un change dephrases dvoues, de gestes serviables, de regards prvenants.Mme Raquin, le visage placide, mettait toute sa paix autour deses enfants, dans lair tranquille quils respiraient. On et ditune runion de vieilles connaissances qui se connaissaient jus-quau cur et qui sendormaient sur la foi de leur amiti.

    Thrse, immobile, paisible comme les autres, regardait cesjoies bourgeoises, ces affaissements souriants. Et, au fonddelle, il y avait des rires sauvages ; tout son tre raillait, tandisque son visage gardait une rigidit froide. Elle se disait, avecdes raffinements de volupt, que quelques heures auparavantelle tait dans la chambre voisine, demi-nue, chevele, sur lapoitrine de Laurent ; elle se rappelait chaque dtail de cetteaprs-midi de passion folle, elle les talait dans sa mmoire,elle opposait cette scne brlante la scne morte quelleavait sous les yeux. Ah ! comme elle trompait ces bonnes gens,et comme elle tait heureuse de les tromper avec une impu-dence si triomphante ! Et ctait l, deux pas, derrire cettemince cloison, quelle recevait un homme ; ctait l quelle sevautrait dans les prets de ladultre. Et son amant, cetteheure, devenait un inconnu pour elle, un camarade de son ma-ri, une sorte dimbcile et dintrus dont elle ne devait pas sesoucier. Cette comdie atroce, ces duperies de la vie, cettecomparaison entre les baisers ardents du jour et lindiffrencejoue du soir, donnaient des ardeurs nouvelles au sang de lajeune femme.

    Lorsque Mme Raquin et Camille descendaient, par hasard,Thrse se levait dun bond, collait silencieusement, avec unenergie brutale, ses lvres sur les lvres de son amant, et

    46

  • restait ainsi haletante, touffante, jusqu ce quelle entendtcrier le bois des marches de lescalier. Alors, dun mouvementleste, elle reprenait sa place, elle retrouvait sa grimace rechi-gne. Laurent dune voix calme, continuait avec Camille la cau-serie interrompue. Ctait comme un clair de passion, rapideet aveuglant, dans un ciel mort.

    Le jeudi, la soire tait un peu plus anime. Laurent, qui, cejour l, sennuyait mourir, se faisait pourtant un devoir de nepas manquer une seule des runions : il voulait, par mesure deprudence, tre connu et estim des amis de Camille. Il lui fal-lait couter les radotages de Grivet et du vieux Michaud ; Mi-chaud racontait toujours les mmes histoires de meurtres et devol ; Grivet parlait en mme temps de ces employs, de seschefs, de son administration. Le jeune homme se rfugiait au-prs dOlivier et de Suzanne, qui lui paraissaient dune btisemoins assommante. Dailleurs, il se htait de rclamer le jeu dedominos.

    Ctait le jeudi soir que Thrse fixait le jour et lheure deleurs rendez-vous. Dans le trouble du dpart, lorsque Mme Ra-quin et Camille accompagnaient les invits jusqu la porte dupassage, la jeune femme sapprochait de Laurent, lui parlaittout bas, lui serrait la main. Parfois mme, quand tout lemonde avait le dos tourn, lembrassait par une sorte defanfaronnade.

    Pendant huit mois, dura cette vie de secousses et dapaise-ments. Les amants vivaient dans une batitude complte ; Th-rse ne sennuyait plus, ne dsirait plus rien ; Laurent, repu,choy,


Recommended