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Inflexions_02

Date post: 28-Feb-2018
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    I N F L E X I O N Sc i v i l s e t m i l i t a i r e s : p o u v o i r d i r e

    janvier 2006 | n 2

    M U T AT I O N S E T I N V A R I A N T S

    ditorial Jrme Millet

    En regardant Warriors Jean-Luc CotardQuelques rflexions sur lactivit guerrire Odile RoynetteTmoignage Jean-Marc de GiuliUsage de la force et culture de la paix Agns LejbowiczConsquences et perspectivesdun cadre internationalpour les oprations militaires Bertrand de LapresleLexcution dun ordredun suprieur hirarchique et la contrainte Carla Del Ponte la recherche du succs en Afrique de lOuest Patrick DestremauObir et se faire obir Line Sourbier-PinterLa bataille des derniers centimtres Michel GoyaLa crise des otages en Bosnie : dix ans dj ! Jean-Philippe Decrock

    COMMENTAIRES

    COMPTES RENDUS DE LECTURES

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    I N F L E X I O N Sc iv i l s e t m i l i t a i res : pouvo i r d i re

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    La revue IN FLE XI ON S,plate-forme dchanges entre civils et militaires, est dite par larme de terre.14, rue Saint-Dominique, 00453 ArmesRdaction : 01 44 42 81 85 e-mail : [email protected] : 01 44 42 43 20

    Directeur de la rdaction :M. le gnral de division Jrme Millet

    Rdacteurs en chef :M. le lieutenant-colonel Jean-Luc Cotard Mme Line Sourbier-Pinter

    Comit de rdaction :M. le gnral darme (2 S) Jean-Ren Bachelet M. le gnral de corps darmeGrard Bezacier Mme Monique Castillo M. le lieutenant-colonel Michel Goya

    M. le colonel Franois Lecointre Mme Vronique Nahoum-GrappeM. lambassadeur de France Franois Scheer M. Didier Sicard

    Les manuscrits qui nous sont envoys ne sont pas retourns.Les opinions mises dans les articles nengagent que la responsabilit de leurs auteurs.

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    I N F L E X I O N Sc i v i l s e t m i l i t a i r e s : p o u v o i r d i r e

    janvier 2006 | n 2

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    INFLEX IONScivils et militaires : pouvoir dire

    Prochain numro :

    Rvolution dans les affaires militaires

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    NUMERO 2

    MUTATIONS ET INVARIANTS

    DITORIALJRME MILLET 06

    POUR ENGAGER LA RFLEXIONEN REGARDANT WARRIORS , LES GUERRIERSDE LIMPUISSANCE JEAN-LUC COTARD 11

    ARTICLES

    QUELQUES RFLEXIONS SUR LACTIVITGUERRIRE LPOQUE CONTEMPORAINE

    ODILE ROYNETTE 19TMOIGNAGE

    JEAN-MARC DE GIULI 35USAGE DE LA FORCE ET CULTURE DE LA PAIX

    AGNS LEJBOWICZ 55CONSQUENCES ET PERSPECTIVES DUN CADREINTERNATIONAL POUR LES OPRATIONS MILITAIRES

    BERTRAND DE LAPRESLE 85

    LEXCUTION DUN ORDRE DUN SUPRIEURHIRARCHIQUE ET LA CONTRAINTE : ANALYSEDE DEUX MODES DE DFENSE EN DROIT INTERNATIONAL

    CARLA DEL PONTE 107A LA RECHERCHE DU SUCCSEN AFRIQUE DE LOUEST

    PATRICK DESTREMAU 121OBIR ET SE FAIRE OBIR

    LINE SOURBIER-PINTER 139LA BATAILLE DES DERNIERS CENTIMTRES

    MICHEL GOYA

    153LA CRISE DES OTAGES EN BOSNIE : DIX ANS DJ!JEAN-PHILIPPE DECROCK 173

    COMMENTAIRESANNE MANDEVILLE MONSEIGNEUR DUBOST REN BANDELIER 185

    COMPTES RENDUS DE LECTURES 197

    BIOGRAPHIES 203

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    JRME MILLET

    DITORIAL

    Dans lditorial du premier numro dInflexions,jcrivais que notreobjectif principal tait de participer au Dbat.

    Cet objectif a t atteint : dabord nous avons d faire une deuxime di-tion pour rpondre la demande1 ; ensuite et surtout, ce dbat sest engag,non seulement sur le thme du sens de laction militaire objet de notre pre-mire livraison mais sur celui plus large de la nature mme de cette action.

    Alain Grard Slama sen est fait lcho sur France Culture et dans sa chro-

    nique du Figaro Magazine2

    . Il y crit en effet, se rfrant Inflexionsqu une nouvelle doctrine militaire est en train de se constituer, taye surune thique missionnaire du soldat, prt risquer sa vie pour en sauver dautres, lexemple de nos neuf tus de Cte dIvoire. Hrite de Lyautey, cest unealternative gnreuse. A condition que lon se souvienne, avec Aron, que lhis-toire est tragique et que lon ste les moyens de matriser la force quand onrenonce la puissance. La rvlation rcente des fautes commises au moisde mai 2005 par des soldats de la Force Licorne nous invite prolonger larflexion. Les sanctions qui ont t proposes au ministre de la Dfense par les

    plus hautes autorits de nos armes sinscrivent-elles dans le droit fil de lthiquemilitaire forge au cours des sicles dune histoire nationale jalonne par lesbatailles ou prfigurent-elles lre nouvelle du soldat missionnaire de la paix ?

    A lvidence, M. Slama nous met en garde contre une possible dnatura-tion de laction militaire. Le risque existe-t-il ? La rponse, la mienne entout cas, est OUI, sans hsitation.

    Pourquoi ? parce que depuis 1962, nous ne faisons plus la guerre. Certes,dans les Balkans, le Golfe, au Liban et en Afrique, les engagements meur-triers nont pas manqu. Mais les oprations de maintien ou dimposition de

    la paix auxquelles nous avons particip, alternant de longues priodes decalme avec de brefs pisodes de violence dchane ou de forte tension peu-vent difficilement tre qualifies de guerre au sens ordinaire du terme.

    Il nest pas question, bien sr, de dplorer cet tat de fait, encore moinsde regretter la disparition dun bon vieux temps , celui des vraiesvaleurs viriles, nationales et guerrires, le temps des certitudes des com-bats entre les bons et les mchants .

    1. Initialement 2500 ex puis 2000 supplmentaires.

    2. Livraison du samedi 12 mars 2005.

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    Mais lhistoire de notre aprs deuxime guerre mondiale peut sans douteutilement se comparer celle de la priode 1815-1870. Au plan mili-taire, on peut en effet craindre quune longue priode de paix et de pros-

    prit ainsi que des oprations de maintien de la paix sous la bannire delONU, fassent oublier au soldat les rudes exigences de la guerre conven-tionnelle, aujourdhui dnomme combat de haute intensit . Celui-ci est effectivement plus exigeant dans tous les domaines, celui desquipements comme celui de lentranement. Le danger existe de ngligerles quipements dune arme de terre continment engage dans des op-rations de faible intensit. Le risque est rel que les soldats eux-mmes,naturellement imprgns par les valeurs pacifiques de la socit laquelleils appartiennent et marqus par la nature de leurs engagements au ser-

    vice de la Paix, ne dominent plus les techniques du combat moderne et nesachent plus entretenir des spcificits, exorbitantes du droit commun maisindispensables lefficacit militaire.

    Certes les comparaisons avec les armes allies rgulirement ctoyessur les thtres doprations sont rassurantes : non seulement nous navons

    pas rougir mais nous pouvons tre fiers du niveau de professionnalismeatteint par nos units. Cependant comparaison nest pas raison. La plu-

    part des oprations auxquelles nous participons consistent nous interpo-ser entre factions rivales, parfois mme en deuxime chelon des units de

    lONU comme actuellement en Cte dIvoire. Dans ces conditions, les petitesunits au contact sont souvent obliges de cder lune ou lautre de cesfactions afin de ne pas transformer un incident mineur en crise majeure.Ces renoncements successifs sont mal vcus. Plus grave encore, ils pour-raient terme aboutir une dangereuse perte de la combativit qui fait la

    force dune unit militaire. Cette tendance se nourrit dailleurs des inter-rogations lgitimes qui sont ainsi suscites chez les colonels commandant lesrgiments : ces oprations mritent-elles vraiment de risquer la vie dunsubordonn ?

    Enfin le rythme de projection qui est celui des units de larme de terre,en particulier des units de mle (infanterie, blinde), ne leur laisse que peude temps, entre deux oprations, pour sentraner des missions de hauteintensit.

    Donc oui, sans aucun doute, le risque existe que, privilgiant trs natu-rellement les missions qui sont aujourdhui les leurs, les units de larme deterre, en ngligeant de facto la prparation la vraie guerre , perdent

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    la culture de confrontation qui fait une grande part de lefficacit dune armemoderne prte, sans trop de dlais, sengager dans de vraies actions de com-bat. Or la guerre nest ni hors jeu ni mme hors la loi, les facteurs de guerre,

    y compris sur notre continent europen, nont pas disparu et auraient mmetendance renatre.

    Mais l o, me semble til, les propos de M. Slama ne doivent pasconduire des conclusions htives, cest que lexercice de ces missions neconduit nullement les armes franaises et dailleurs europennes, serclamer dune nouvelle doctrine militaire . Certes la quasi-tota-lit des pays de notre continent3 rcuprent les dividendes de la paix .Sans aucun doute les inquitudes sont de nature plus scuritaire et

    policire que militaire. Vraisemblablement, les armes europennes ne

    sont pas toutes prtes engager de manire dtermine un combat de forteintensit face un adversaire entran et quip. Certainement, lidemme de la guerre a quitt limaginaire collectif des peuples et dsertlhorizon des rflexions de beaucoup de nos responsables. Il nen reste pasmoins que la perspective dengagements au combat, au sens le plus clas-sique de ce terme, na dsert ni la doctrine militaire ni dailleurs les anti-cipations des soldats.

    Non, larme de terre franaise ne renonce pas la Victoire , cellesdAusterlitz (dont nous venons de fter le deux centime anniversaire),

    de la Marne ou de Monte Cassino, ni celles du futur. Ensuite, il estindiscutable que les missions actuellement conduites permettent un relaguerrissement de nos units. Depuis la fin de la professionnalisation en2002, larme de terre est devenue vritablement professionnelle grce ses multiples missions oprationnelles. Car sil est vrai que celles-ci nesont pas la guerre , elles sont incomparablement plus formatricesquune manuvre quelconque sur le territoire national. Le simple faitque la totalit des 8 brigades interarmes ait t engage en Cte dIvoire,que plus de 50 000 soldats de larme de terre partent chaque anne en

    mission, constitue en soi une performance. Nous sommes en effet deve-nus capables de nous projeter, et pendant un temps long, plusieurs mil-liers de kilomtres de nos bases avec armes et vhicules blinds, de nous

    y dployer parfois sur dimmenses tendues et par petites units, dy vivreau milieu des populations en leur apportant lapaisement. Peu darmesau monde sont capables daccomplir de telles oprations, ne serait ce quesur le plan logistique.

    3. Seules la Grande Bretagne et la France consacrent au moins 2 % de leur PIB la dfense.

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    Mais il nous faut, cest vrai, tre vigilants pour carter le risque de la dnaturation dj voqu. Dabord en tant conscients de nos limiteset de nos insuffisances. Il serait en effet inquitant que nous nous satisfas-sions des rels succs remports dans nos missions de paix actuelles. Poursuivonssans tat dme et avec fiert leur accomplissement en Afrique, en Europe eten Orient. Mais soyons bien conscients que ces oprations entre guerre et

    paix, si elles renforcent notre aptitude oprationnelle, ne constituent pas dutout lalpha et lomga du savoir faire militaire dune arme moderne. Ettirons-en le maximum denseignements. Profitons en galement pour appro-

    fondir notre rflexion thique considrablement enrichie par ltude de cessituations intermdiaires sans adversaire dclar, au milieu de populations

    faciles aimer mais rapides har.

    Que le recours dlibr la violence collective et la destruction soitaujourdhui discrdit dans les socits occidentales constitue sans aucundoute un progrs moral. On saccordera cependant reconnatre quun tel

    progrs demeure fragile et quen tout tat de cause il ne doit pas conduire langlisme.

    Cest prcisment l que rside la principale exigence qui simpose cha-cun de nos chefs militaires :. Se prparer faire face des situations de vio-lence aussi extrmes que celles dhier, et sarmer, moralement et physiquement

    pour cela tout en continuant cependant promouvoir et pratiquer quo-

    tidiennement la matrise de cette violence.Les vnements du mois de mai dernier en Cte dIvoire mettent dailleursen lumire sil en tait besoin lampleur de ce dfi. Car si la haute et la basse intensit restent des notions macroscopiques pertinentes pour ana-lyser les conflits, elle semblent impuissantes qualifier lmotion qui animeles mes et les curs de chacun des soldats engags dans une opration.Laltruisme, lanimosit, la peur, lamiti, la fatigue, la piti, le dgot, lasolidarit, lhonneur, la loyaut jouent dans lintime de chacun un trangeballet, et la dcision de chaque instant reste le mystrieux rsultat de laf-

    frontement terrible de la libert et de la tragique fatalit de lacte dj pos.Lorsque ladversaire agit, quand faut-il utiliser la violence ? Lorsque le chefordonne, comment le devoir dobissance se conjugue-t-il avec la respon-sabilit individuelle ? Lorsque la route emprunte est mauvaise, faut-il

    poursuivre jusquau carrefour suivant ou rebrousser chemin ?Ne commettons pas dailleurs lerreur de penser que ces questions sont

    propres notre temps. Elles sont de toutes les poques, et cet gard, les

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    fautes commises par ceux qui se sont fourvoys en Cte dIvoire ont toujourst des fautes. Il ne sagit donc pas dune nouvelle re. Simplement, ces ques-tions prennent aujourdhui un tour particulier et une acuit plus grande, enraison dune prise de conscience galement plus aigue des obligations quiaccompagnent lemploi de la force lgitime, obligations dont les mdias et ledroit augmentent par ailleurs la visibilit. Il sagit bien l des thmes abor-ds dans ce deuxime numro intitul : Mutations et invariants . Enexposant dans leurs aspects humains, individuels et collectifs, ces problma-tiques actuelles, par des articles crits parts gales par des militaires et desacteurs engags de la socit civile, ils continueront, je lespre, ouvrir etapprofondir la rflexion sur ces sujets qui appartiennent au dbat public.

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    POUR ENGAGERLA RFLEXION

    JEAN-LUC COTARD

    EN REGARDANT WARRIORS ,LES GUERRIERSDE LIMPUISSANCE

    Warriors!Le lecteur de cette jeune revue quest Inflexions sera peut-tretonn de pouvoir y lire un article consacr un film britan-nique racontant lhistoire, fictive mais trs prcisment inspi-re de la ralit historique, du premier bataillon britanniquevenu, en 1992, participer lintervention des Nations-Uniesen Bosnie Herzgovine. Sagirait-il dun nouvel avatar ducomplexe dun officier franais par rapport ses homologuesdoutre-Manche ? En quoi parler dun film peut-il intresser

    une revue qui se propose de faire rflchir ensemble des mili-taires et des civils sur larme ? Pourquoi parler dun tel docu-mentaire-fiction presque dix ans aprs sa diffusion ? Nesagirait-il pas de la recherche dune originalit accrocheuse dis-simulant une tendance masochiste, destine attirer le chaland ?

    Les rponses implicites ces questions sont peut-tre av-res. Nanmoins, cela serait oublier que notre revue se pro-pose dinstaurer un dbat. Le comit de rdaction a depuis le

    dbut de ses runions considr quil convient, non seulementde poser des questions, de faire se rencontrer les personnesde milieux et de centres dintrts diffrents, mais aussi defaire rflchir partir de documents existants. Ainsi autourde chaque thme, la revue de propose-t-elle den choisir un,de le prsenter ses lecteurs et den prendre pr-texte pourinitier un dbat avec les futurs auteurs.

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    A propos du thme des mutations de larme de terre dans sesaspects humains , nous aurions pu faire rflchir nos auteurssur un article ou une directive plus ou moins longue, de prolon-ger les rflexions de tel ou tel colloque. Pourtant, cest lunani-mit que le comit a accept la proposition de lun de ses membresvisant placer en exergue ce film Warriors dont tout le mondeavait entendu parl, mais que peu avaient vu.

    Ne convient-il pas de se mfier dun documentaire-fiction qui pourrait tre crit la gloire des soldats de la perfideAlbion ? Que raconte ce film ? Un casque bleu franais pr-sent sur le thtre bosniaque lpoque des faits voqus peut-il

    sy reconnatre ? Bref, en quoi lhistoire choc de ces casques bleusbritanniques peut-elle nous intresser ?

    Souvenez-vous.

    En aot 1992, les Nations-Unies dcident denvoyer sur lesol de la toute jeune Bosnie-Herzgovine indpendante, uneForce de protection (FORPRONU). Franois Mitterrand a fait

    poser son avion Sarajevo le 18 juin prcdent. Les Serbesencerclent la ville. Un bataillon franais tient laroport etinterdit son accs tous les belligrants. Des milices croateset musulmanes dabord unies, se battent contre les milicesserbes issues plus ou moins de lex arme yougoslave. Le mmescnario gnral qui a conduit lintervention des casquesbleus en Croatie et plus particulirement en Krajina, sereproduit en Bosnie. Mais ici, il nest pas question dinter-position entre les combattants, il sagit de protger des convois

    humanitaires destins des populations victimes de combatsintercommunautaires. Initialement cette force multinationalenest pas proprement constitue de casques bleus, mme sitous les vhicules sont peints en blanc, si tous les brets sontbleus. Elle le deviendra partir du printemps suivant parchangement de statut de la Force. Chaque contingent, britan-nique, franais, canadien, danois, espagnol et nerlandais

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    agit, au dpart, selon les directives de son pays dorigine. DeKieseljak, louest de Sarajevo, la FORPRONU est coordonnepar un tat-major du niveau dune division, command parle gnral Morillon.

    Le bataillon britannique arrive en novembre 1992 et sinstalle Vitez. Il est responsable du centre de la Bosnie. Mais son actionest limite par la ligne de front et par la volont des Serbes de nepas laisser agir les Occidentaux sur les territoires quils consid-rent comme faisant partie de la Serbie.

    Ce bataillon est constitu partir du Cheashire regiment, belle etancienne unit dinfanterie mcanise renforce par des blindsde reconnaissance. Il est quip de trs bons transports de troupes

    blinds et chenills que sont les Warriors . Il sinstalle dansune sorte de camp retranch lextrieur de la ville, lance despatrouilles jusquau nord de Tuzla et vers le sud en direction duplateau kharstique de lHerzgovine, sur lequel un rgiment dugnie britannique largit les pistes vers Split. Il escorte les convoisorganiss par lUNHCR dont le sige se situe dans la ville voisinede Zenica.

    Vitez se situe une confluence de valles dont celle de la Lasva,petite rivire affluente de la Bosna qui coule Sarajevo. La popu-

    lation est compose grosso modo selon des cercles concentriques,alternativement croate et musulmane.

    Sous la houlette de la milice HVO, les Croates veulent consti-tuer une entit homogne au sud de la Bosnie pour pouvoir ult-rieurement tre rattach la Croatie dalmate. A partir defvrier 1993, la tension latente entre les Croates et lesMusulmans dgnre. Les premiers cherchent tenir la vallede la Lasva et font fuir les populations musulmanes. De leur

    ct, les Musulmans, cherchent contrler, immdiatement aunord de laxe Sarajevo-Visoko, Kakanj, Zenica. Les massacresqui ont t perptus dans la valle de la Lasva, notamment celuidu hameau musulman dAhmici par un dimanche davril, sontactuellement jugs au tribunal international de La Haye. Cestlhistoire de ce bataillon qui est raconte dans le film Warriors ralis par la BBC.

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    Histoire choc, images dures

    Plus que lpope dune unit dans sa gnralit, Warriorssintresse une section commande par un jeune lieutenant. Lepaysage magnifique rappelle parfaitement le centre de la Bosnie.LUnion Jack flotte sur la colonne de blinds. Le blanc des vhi-cules fait ressortir le bleu du ciel et des couvre-casques. Toutparat simple. - Garde vous! Il suffit dexcuter les ordresAu dpart

    Au dpart, en effet, les ordres sont clairs : il sagit descorter lesconvois. On ne prend pas partie au conflit. On obit lUNHCR.Tout cela est fort simple sauf que

    Sauf que bien qu la tte dune troupe de professionnels, il fautse laisser humilier, contrler par les milices, souvent misrable-ment armes et sans relle valeur militaire, aux diffrents checkpoints. Sauf quil faut accepter le regard dincomprhension deceux que lon est sens venir aider, surtout lorsquil sagit de celuidun supporter de lquipe de foot-ball de Liverpool, arrach duvhicule blind et entran vers une mort certaine dans les sous-bois aux couleurs dautomne. Sauf quil faut accepter de renon-cer lvacuation de familles rfugies dans des caves, au milieu

    des combats. On ne prend pas parti, lieutenant ! . Alors ontient, mais on ne comprend pas. On refuse, mais on excute lesordres. Mais quand aprs avoir sauv un couple de vieillards desexactions dun quipe de mafieux, on retrouve ces derniers cru-cifis, quand on retrouve son amie interprte tue devant sa mai-son, alors on refuse tout et lon agit comme la conscience dictedagir.

    Alors au retour, il y a enqute de commandement. Qui est leresponsable ? Qui a donn lordre ? Et puis avec le retour, il y a

    le dphasage, lincomprhension du monde normal que lonretrouve. La fuite devant toute expression de la joie la plus simple,fuite de toute joie de vivre, fuite du monde quon ne comprendplus. Mlange de remord et daccusation. Et puis, il y a lexplo-sion. Lun hurle devant une enfant qui, dans un supermarch,trpigne pour que sa grand-mre lui achte des friandises.Dfoulement sur la vitre dun abri-bus dont les vitres explosent

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    sous ses coups. Lautre, le lieutenant devenu capitaine, seul, faitface ses sous-lieutenants qui lui demandent comment ctait l-bas. Seul, il se sent seul dans cette Irlande o il se trouve une nou-velle fois. Seul, dans sa chambre, il pointe le canon de son pistoletde service contre sa tempe. Seul.

    Warriors est un film raliste, dur. Il commence par unearrive triomphante. La force en action sous un magnifique cielbleu. Il se termine par le dsespoir et la solitude. Progressivementla tension monte, de la mort dun pilote de char, au sauvetage depresque mourants dans une benne de camion. Cest lhistoiredune interrogation lancinante. Pourquoi engage-t-on des sol-

    dats sur un thtre, si on ne leur donne pas les moyens dagir, sion les condamne subir ? Cest lhistoire dune prise deconscience individuelle, collective. La guerre peut blesser et tuerautrement que par le feu.

    Warriors cest une transcription tellement fidle de la ra-lit. Fiction, il est la ralit que jai connue l-bas et ici enFrance.

    Dans ce film on retrouve la vie du soldat, dun officier mais ausside son confident, son radio.

    Au vol, pendant la projection, jai relev pour vous quelquesinterrogations, quelques phrases.Quand faut-il annoncer sa famille quon part loin ? Comment

    rassurer ses proches face au danger quils pressentent ? - Je nesavais pas comment te lannoncer Je ny peux rien cest monmtier Cest comment l-bas ? Dj commence le dca-lage. Ne pas pouvoir dire, ne pas pouvoir partager. Comment ras-surer sa famille, surtout le jour de Nol ? Le mensonge protecteuret en mme temps le dbut de la distorsion qui conduit lin-

    comprhension.A quoi sert une arme si on na pas le droit de sen servir ? Aquoi sert denvoyer un soldat sil na pas le droit de faire usage dela force ?

    Quelles sont les consquences de limpuissance ? O sarrtele devoir dobissance face la souffrance ? Comment ragit lin-dividu face sa propre impuissance ? Jusquo peut-on obir ?

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    Suffit-il dobir ?Face la mort du camarade : pourquoi lui et pas moi ?Face aux subordonns : Les hommes regardent, il faut pas

    quon se laisse aller Face lenquteur : Si vous aviez t l, vous ne poseriez pas

    la question. La colre face la navet navrante : Vous avezeu une mdaille ? Comme si les dcorations soignaient les mes!Rvolte face aux penseurs censeurs : Vous ne savez rien. Vousne savez rien du tout ! .

    Face aux autres, comment traduire Je men veux dtrerevenu.

    Aprs une telle exprience, peut-on rester le mme ? Non.

    Warriors guerriers, chars blinds, vous navez plus de cara-paces.

    Warriors : btement la vie du soldat.

    Indniablement, la projection de ce film avait sa place dans larflexion que la revue entend mener. Le film explique les muta-tions que linstitution militaire a pu vivre au cours des annesquatre-vingt-dix. Derrire la machine, derrire le char soit disant

    protecteur, quel que soit luniforme, il reste les hommes. Il restelhomme sans lequel aucune mission, au sol dans la dure, ne peuttre accomplie. Ces hommes il faut les former, les prparer, lesentraner. Cela ne peut se faire du jour au lendemain. Il ne sagitpas davoir des sur-hommes, mais des soldats conscients de leursresponsabilits, non seulement au niveau de lexcutant, mais aussi celui du conseiller du dcideur politique.

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    ARTICLES

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    ODILE ROYNETTE

    QUELQUES RFLEXIONS SURLACTIVIT GUERRIRE LPOQUE CONTEMPORAINEDemander lhistorien danalyser les formes revtues

    par laction militaire aujourdhui, cest outrepasser sescomptences, cest lassigner une position inconfor-table do il sera de peu de secours. tout au plus peut-ilproposer, au regard des deux sicles qui viennent descouler, des lments de rflexion centrs sur les prin-

    cipales volutions qui ont caractris lactivit guer-rire au sein de lespace occidental et tenter de discerner,dans ce cadre spatio-temporel, des lments structurelsou des caractres prennes. croiser linvariant anthro-pologique avec la variance historienne en quelque sorte.

    Encore convient-il de sentendre sur lobjet que lon prtend tu-dier. Parler dactivit guerrire plutt que daction militaire,

    cest dlibrment privilgier de ne mettre en lumire, parmi len-semble des tches assumes par les armes pendant cette longuepriode, que celles qui ont trait lemploi de la violence arme desfins de conqute ou de domination de lennemi, de dfense du solnational ou encore danantissement de ladversaire. Autant dire quenous naborderons que marginalement les missions de maintien oude protection de la paix ou les missions humanitaires rcemmentdvolues aux armes occidentales dans le cadre de mandats onusiens.Encore faut-il noter lextrme ambigut du langage contemporain

    qui qualifie volontiers dopration de rtablissement ou dimpo-sition de la paix de vritables campagnes militaires, comme ce futle cas pendant la premire guerre du Golfe en 1991. Il faut galementprendre en compte le fragile quilibre sur lequel repose la dfinitiondes oprations pacifiques la force de protection des Nations-Uniesdploye dans les Balkans lt 1992 se devait daider lachemine-ment de laide humanitaire aux rfugis lorsque, tout moment,

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    celles-ci peuvent glisser vers laffrontement arm. Les rflexions etles tmoignages de soldats franais engags dans le conflit de lex-Yougoslavie recueillis dans le premier numro dInflexions rvlent,chacun leur manire, le risque permanent, et assum comme tel,dun passage vers un affrontement classique ds lors quil existe unface--face entre des forces armes aux intrts contradictoires. Aussichoisirons-nous de privilgier le combat au sein de lactivit guer-rire: le choix de cette expression vise non pas banaliser la ralitquelle recouvre mais au contraire souligner quelle est une dimen-sion constitutive des socits humaines1, susceptible dtre tudieau mme titre que dautres phnomnes, sans sombrer dans un dolo-risme ostentatoire ou dans une pruderie excessive qui interdirait toute

    comprhension vritable. Le combat a en effet constitu lessentielde lactivit des forces armes au cours des deux sicles qui viennentde scouler, mme si, et cest une constante qui se confirme jouraprs jour en raison du poids croissant de la logistique sur les op-rations militaires, une petite partie de larme seulement est direc-tement confronte lexprience combattante. Pendant la SecondeGuerre mondiale dj, on estime dans larme amricaine moinsde 10 % des mobiliss le nombre dhommes incorpors dans les uni-ts combattantes, et parmi ceux-ci tous nont pas t confronts

    lpreuve du feu avec la mme intensit. Ces rserves faites, trois pointsretiendront principalement notre attention. Dune part la maniredont, lintrieur des socits occidentales, la socit militaire sestorganise et structure en fonction des contraintes lies au combatconsidr comme lhorizon dattente principal, dautre part les prin-cipales volutions et les invariants lis lexprience combattante.Enfin nous nous intresserons au regard port sur cette exprience,aux modalits de lhommage et de la reconnaissance accords aux tusou aux blesss de guerre ainsi quaux formes revtues par le deuil dans

    ces socits.

    La socit militaire au sein de la socit globale

    Lun des traits les plus marquants de lpoque contemporaineest la diffusion de lexprience guerrire un nombre toujours

    1. Y compris des socits ethnographiques o la guerre fut frquente et hautement meurtrire. VoirL. Keelay, War before Civilization, Oxford, Oxford University Press, 1996 et Jean Guilaine et JeanZammit, Le sentier de la guerre. Visages de la violence prhistorique, Paris, d. Du Seuil, 2001.

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    plus important dhommes et de femmes. Pour ne sen tenir qulexemple de lEurope, cest ds le dbut duXIXe sicle que se for-ment dans le cadre des tats-nations, lexception notable duRoyaume-Uni, ces armes de soldats-citoyens initis pendant leurservice militaire au mtier des armes et aptes entrer en guerre lannonce de la mobilisation. Lexprience guerrire est ainsidevenue une exprience de masse comme en tmoignent leschiffres, impressionnants, des effectifs mobiliss pendant les deuxgrands conflits du premierXXe sicle : 70 millions dOccidentauxont revtu luniforme de 1914 1918 et 87 millions de 1939 1945. Certains pays comme la France pendant la Premire Guerremondiale qui mobilisa plusieurs reprises plus de 90 % dune

    classe dge ou bien encore lAllemagne pendant la SecondeGuerre mondiale qui repoussa les limites de lobligation militaire seize ans et au-del de cinquante ans, ont atteint une tension derecrutement extrme qui ne sera plus dpasse. Au contraire, lesecondXXe sicle sest caractris, globalement, par un confine-ment de lactivit guerrire au sein darmes composes de pro-fessionnels envoys sur des thtres doprations loigns duterritoire national pour des dures limites. Les deux sicles quiviennent de scouler ont donc vu se forger tour tour un degr

    dintimit exceptionnelle des socits occidentales avec lactivitguerrire puis une mise distance aboutissant sa marginalisa-tion sociale. Le cas franais est ce titre exemplaire : on est eneffet pass de huit millions dhommes mobiliss pendant laGrande Guerre 1 200000 appels envoys en Algrie entre 1954et 1962. Mme si toute comparaison entre ces deux conflits et lapremire guerre du Golfe, qui fut une opration interallie, estdifficile, la tendance sest, entre-temps, nettement accentue. Lecontingent franais envoy en Irak na pas dpass 19 000

    hommes, dont 3400 avaient t laisss en rserve Djibouti. Enlespace de quarante ans, la nature de limplication humaine dansun conflit consenti par la nation sest modifie du tout au tout.

    Paralllement sest opre une fminisation progressive desforces armes qui semble contredire, au moins en partie, linva-riant anthropologique qui loignait les femmes du port des armeset de la possibilit de faire couler le sang dautrui 2. Alors que le

    2. Voir Franoise Hritier, Masculin/Fminin. La pense de la diffrence, Paris, d. Odile Jacob, 1996.

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    XIXe sicle stait caractris par un contrle troit de la prsencefminine dans larme le sort de la cantinire peu peu limi-ne des rangs de larme franaise en 1914 lorsque survint laGrande Guerre en tmoigne le sicle suivant a t le thtredune srie de transgressions aboutissant au retour des femmes ausein de lactivit guerrire. En 1917 dans larme russe, pendantla guerre civile espagnole, dans les rangs de lArme rouge et dela rsistance europenne pendant la Seconde Guerre mondialepuis au sein de larme isralienne depuis 1948, des femmes ontparticip des oprations militaires. Encore convient-il de pr-ciser que la plupart dentre elles ont t tenues lcart de la vio-lence du champ de bataille. Dans larme isralienne par exemple

    les femmes astreintes un service militaire ne sont pas envoyesau cur du danger et exercent dans les services arrires. EnFrance, larrt qui, laube duXXIe sicle, ouvrait aux femmes latotalit des emplois militaires ne sappliquait pas certains corpsdlite, comme la Lgion trangre. Les premires enqutesmenes auprs des femmes militaires franaises envoyes en op-rations extrieures depuis 1994 rvlent, de surcrot, les rticencessuscites par leur prsence dans des oprations dites de guerre etle regard volontiers paternaliste, voire rprobateur, port sur elles

    par leurs collgues masculins, surtout lorsquelles sont mres defamille3. Cest au sein de larme amricaine que la prsence desfemmes au sein des units combattantes a atteint son niveau le pluspouss. Lentranement de llite des corps de marines est subipar 10 % de femmes soumises toutefois des preuves et des per-formances moins leves que les hommes. Lactualit immdiate,qui a rvl limplication de femmes militaires amricaines dansles mauvais traitements, voire les actes de torture, pratiqus contredes dtenus dans la prison irakienne dAbou Ghraib, semble indi-

    quer quun seuil important vient dtre franchi dans le sens delabolition de la barrire du genre. Leffroi suscit par la divul-gation dimages montrant la soldate Lynndie England4, rservistede 22 ans de larme amricaine, infligeant des prisonniers ira-kiens des actes humiliants tient tout autant lopprobre moral quisanctionne ces pratiques, qu la brutalit avec laquelle ces clichsdvoilaient, des opinions publiques mduses, la capacit dune

    3. Christian Raphel, Soutien des personnels fminins engags sur des thtres doprations extrieures etde leurs familles, Paris, Les documents du Centre dtudes en sciences sociales de la dfense, 2002,p. 11.

    4. Son cas nest pas isol puisquil existe au moins une autre femme membre de larme amricaine,Sabrina Harman, reconnue coupable en mai dernier devant la cour martiale de Fort Hood (Texas) de mau-vais traitements contre des dtenus irakiens.

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    femme infliger une violence extrme, qui plus est lencontredindividus du sexe oppos.

    Au sein de ces ralits en permanente volution, il semble quuneconstante se dessine toutefois, qui a trait aux spcificits de la socitmilitaire dans la socit globale. Parce quils sont dtenteurs de laforce arme et contraints de faire face, en cas de conflit, aux rali-ts du combat et au dchanement dune violence exacerbe, les sol-dats forment une communaut humaine ferme sur elle-mme, ycompris dans les pays o la conscription a exist ou existe encore,rgie par des rgles explicites et implicites qui nont pas cours dansla vie civile, et en tout premier lieu, le devoir dobissance. Certessa dfinition a vari en lespace de deux sicles, et, pour ne prendre

    que lexemple franais, il y a loin de lobissance absolue et passivednonce par Alfred de Vigny en 1835 dans Servitude et Grandeur mili-taires aux dispositions dbattues lAssemble nationale endcembre 2004 qui assouplissent le Statut des militaires de 1972 et leuroctroient, par exemple, le droit de sexprimer publiquement sansautorisation pralable. Au cours duXXe sicle deux conflits ont plusparticulirement branl le dogme de lobissance passive au seinde larme franaise. La Seconde Guerre mondiale tout dabord avu une poigne de militaires professionnels entours de civils sen-

    gager poursuivre un combat qui, aprs la signature officielle delarmistice le 22 juin 1940, tait devenu hors-la-loi. Ces hommeset ces femmes qui formrent aux cts du gnral de Gaulle le noyaude la France libre avaient dlibrment choisi, en contestant la lgi-timit du rgime de Vichy, le devoir de dsobissance au nom deprincipes quils placrent alors au-del de leur engagement obirau chef de ltat franais, le marchal Ptain. La guerre dAlgrieen second lieu a t pour larme le thtre de douloureuses remisesen question. Le refus de cautionner le recours la torture comme

    mthode de guerre incita certains militaires sortir de leur silence.Cest ainsi que le gnral Jacques Pris de la Bollardire, lofficierle plus dcor de France pour ses faits de guerre et de rsistance,demanda en 1957 tre relev de son commandement plutt quedappliquer les ordres de son suprieur, le gnral Massu. Quelquesannes plus tard, alors que le gnral de Gaulle sacheminait, avecle soutien de lopinion mtropolitaine, vers lautodtermination

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    du peuple algrien, le putsch du 22 avril 1961 conduit par quatregnraux (Jouhaux, Zeller, Challe et Salan) venait rappeler quelobissance de larme au pouvoir excutif qui lui confie une mis-sion ne va jamais de soi. Les leons de ces deux conflits ont aboutiau texte de 1972 qui, tout en lgitimant au nom de principes morauxle devoir de dsobissance, rappelait tout aussi fortement la nces-sit pour larme de ne jamais nuire la sret de ltat 5.Aujourdhui la libert dexpression des militaires franais est plusgrande quelle ne la jamais t. Toutefois ces derniers demeurentsoumis des contraintes spcifiques ils ne disposent ni du droitde grve ni du droit dadhrer un parti politique ou un syndi-cat et restent, en cas de conflit 6, sous la juridiction de tribunaux

    militaires qui forment, au regard de la justice civile, une justicedexception. Ces entraves la libert individuelle ne peuvent secomprendre quen fonction de lactivit guerrire elle-mme quiimpose le consentement entier de ceux qui sy livrent au principede la subordination hirarchique et repose sur ltablissement dunecohsion au sein des units combattantes qui, faute dexister, peutmettre en pril la vie de leurs membres.

    Linvariant majeur, qui dpasse vraisemblablement les frontiresde lpoque contemporaine, est en effet rechercher dans cette

    fabrique dune solidarit, difficilement accessible au regard ext-rieur, qui unit les membres dune mme unit et se forge dans lapromiscuit du quotidien, dans lapprentissage des gestes et des pos-tures lis au maniement darmes, dans la pratique dun entrane-ment qui ne saurait certes prparer lexprience terrifiante duchamp de bataille, mais dont on ne peut sous-estimer a priori laduret, en portant sur lui le regard condescendant du nophyte.Lentranement parfois mortel des soldats allemands envoys sur lefront de lEst pendant la Seconde Guerre mondiale ou celui, tout

    aussi impitoyable, des marines enrls dans la guerre du Pacifiquedurant le mme conflit, vient sur ce point nous dtromper.Au cur de tous les conflits contemporains on retrouve des

    groupes primaires de combattants deux ou trois hommes auminimum, le plus souvent une dizaine, parfois davantage dans lecas dune section dinfanterie qui assument une fonction dfen-sive et protectrice qui rend lexprience du combat sinon suppor-

    5. Il sagit de larticle 15 du Statut gnral des militaires du 13 juillet 1972.

    6. La justice militaire en temps de paix a t supprime en France en juillet 1982.

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    table, du moins qui attnue le stress li celle-ci. Chacun senremet lautre : cest ce quHlie de Saint-Marc, dans un retoursur son exprience de lgionnaire en Indochine puis en Algrie,a nomm l absolu de la confiance . En opration, confie-t-il, personne ne pouvait sen sortir seul. Nous remettions notredestin dans les mains dautrui : nos camarades, nos suprieurs,nos lgionnaires. Nous vivions labsolu de la confiance, celle quiva jusqu la mort 7. Lcrivain Blaise Cendrars, qui, n enSuisse, sengagea en 1914 dans la Lgion trangre, a dcrit dansLa main coupe, roman publi en 1946, lintensit des liens affectifsautant que physiques qui ont exist entre les hommes de sonescouade, qui leur ont permis de survivre au quotidien la ter-

    reur du champ de bataille et de se forger jour aprs jour, au seindune guerre souvent dcrite comme dshumanisante, une iden-tit fonde sur une solidarit et une confiance rciproques quiformaient un cran protecteur entre eux et les autres. Que cetteconfiance entre gaux ou entre un suprieur et ses subordonnssoit rompue, et cest le groupe dans son ensemble qui menace deseffondrer. Les mutineries qui, en 1917, ont parcouru une par-tie de larme franaise ont davantage t le produit dune remiseen cause de la capacit du commandement conduire intelligem-

    ment la guerre aprs lchec de loffensive du chemin des Dames,quune contestation de la guerre elle-mme, de sa lgitimit et deson sens8. Les tmoignages ports sur des conflits trs rcents comme celui de lex-Yougoslavie dans le prcdent numrodInflexions confirment le rle essentiel de ce que les soldats appel-lent volontiers la fraternit darmes .

    Les expriences combattantes

    En ce domaine, chaque exprience est unique; nanmoins unepartie de ce qui a trait lexprience corporelle du combat et auxaffects suscits par celle-ci semble chapper au contexte particu-lier qui lui ont donn naissance. Ainsi du caractre indicible delpreuve du feu qui anantit les capacits de rflexion du soldat,paralyse ses rflexes et provoquent des ractions instinctives de

    7. Hlie de Saint-Marc, Mmoires. Les champs de braises, Paris, Perrin, coll. Tempus, 2002, p. 137.

    8. Leonard V. Smith, Between Mutiny and Obedience. The Case of the French Fifth Infantry Division duringWorld War I, Princeton, Princeton University Press, 1994.

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    protection et de fuite. Lcrivain franais Claude Simon, dont ledestin personnel fait le lien entre les deux grands conflits du pre-mierXXe sicle son pre, officier dans linfanterie de marine futtu au combat le 27 aot 1914 et lui-mme, jeune brigadier au 31e

    rgiment de dragons, chappa de peu la mort le 17 mai 1940 surla Route des Flandres -, consacra une partie de son uvre tenter dedcrire le maelstrm, ce tourbillon de sensations qui assaillentle soldat confront un danger extrme, le bombardement toutparticulirement. Dans Histoire, il parvient voquer cet indicibledans un dialogue entre deux personnages, un oncle et son neveuqui a vcu, comme Claude Simon lui-mme, les combats de rue Barcelone pendant la guerre dEspagne :

    Est-ce que ce ntait pas crit dans tes livres de classe ? Ontavait pourtant bien dit jimagine quil y avait du sang et des mortsseulement

    Non Ce nest pas a entre le lire dans des livres ou le voir artistiquement repr-

    sent dans les muses et le toucher et recevoir les claboussurescest la mme diffrence qui existe entre voir crit le mot obus etse retrouver dun instant lautre couch cramponn la terre etla terre elle-mme la place du ciel et lair lui-mme qui dgrin-

    gole autour de toi comme du ciment bris des morceaux de vitres,et de la boue et de lherbe la place de la langue, et soi-mmeparpill et mlang tellement de fragments de nuages, decailloux, de feu, de noir, de bruit et de silence qu ce momentle mot obus ou le mot explosion nexiste pas plus que le mot terre,ou ciel, ou feu, ce qui fait quil nest pas plus possible de racon-ter ce genre de choses quil nest possible de les prouver de nou-veau aprs coup [] 9.

    La peur en particulier, si bien analyse au cours des annes 1860

    dj par Charles Ardant du Picq10

    , participe dune sorte dinva-riance des ractions de lhomme confront lacte de combattre.Entre les sensations dun jeune soldat engag sur le champ debataille de Sedan le 1er septembre 1870 qui, sous leffet de lafusillade et du bombardement intenses, dit tre pris : duninsupportable malaise au creux de lestomac, comme un touffe-ment, tandis quon a une angoisse dans les jambes. [] Beaucoup

    9. Claude Simon, Histoire, Paris, d. De Minuit, 1967, p. 152.

    10. Charles Ardant du Picq, tudes sur le combat. Combat antique et combat moderne, Paris, conomica,2004.

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    soublient dans leur culotte. La peur est en somme une vritablesouffrance physique, la tte serre, des blouissements. On perdla tte, on a un besoin de sen aller, et lon est plus retenu que parle respect humain, faire son devoir devant les camarades 11 etcelles prouves par les troupes allies lances en premire lignesur les plages normandes le 6 juin 1944, pour ne sen tenir qucet exemple, il existe vraisemblablement une profonde parent.Encore faudrait-il sinterroger sur la manire dont chaque poquea autoris, en particulier chez des hommes duqus rfrnertoute manifestation dmotivit, lexpression de ce type daffects.Lintensit de la peur, qui est aussi une anticipation de la bles-sure et de la souffrance venir, sest-elle modifie en fonction de

    la nature des atteintes auxquelles sexposaient les combattants ouencore des progrs accomplis pour y remdier ? Ainsi les avan-ces de la chirurgie et de la mdecine darme, la gnralisationde lanesthsie opratoire au cours des annes 1870 ont-elles per-mis aux soldats de diminuer leur apprhension lapproche dudanger ? Rien nest moins sr, car le rapport des socits la souf-france physique et la douleur sest lui aussi, dans le mme temps,considrablement modifi.

    Bien des aspects de lexprience corporelle induite par le com-

    bat ont cependant connu de profondes mutations au cours desdeux sicles qui viennent de scouler 12. La mort, en raison delampleur des effectifs impliqus et des volutions technologiquesqui ont dcupl lefficacit destructrice des armes, est daborddevenue une mort de masse les chiffres, effroyables, des pertesmilitaires de la Premire Guerre mondiale (8. 500. 000 hommes)puis de la Seconde Guerre mondiale (16 17 millions auxquels ilfaut ajouter 21 22 millions de civils engloutis dans la tragdie)en tmoignent avant de connatre une spectaculaire dcrue aprs

    1945 au point quaujourdhui, la fiction dune guerre dite propre qui ne laisserait aucun cadavre dans son sillage a puvoir le jour, accrdite dans les opinions publiques par des mdiasrelayant, sans distance critique, les discours de quelques hommespolitiques. Il suffit de se pencher sur le chiffre des pertes amri-caines dans le conflit qui se livre aujourdhui sur le territoire ira-kien le prsident Georges Bush vient de reconnatre

    11. Notes de Fernand Hue, cavalier au 1er Chasseurs dAfrique en 1870, recueillies par Zola dans ses manus-crits prparatoires lcriture de La Dbcle, son roman consacr la guerre de 1870-1871. Ces manus-crits sont conservs la Bibliothque Nationale.

    12. Voir Stphane Audoin-Rouzeau, Le corps et la guerre au XXe sicle, Histoire du corps dir. par AlainCorbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, t. 3, Paris, d. Du Seuil, paratre.

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    officiellement la disparition de 1 864 soldats depuis le dbut delintervention de son pays13 pour se convaincre du contraire.

    Il est vrai que lpoque contemporaine a t le thtre duneffort sans prcdent pour moraliser la guerre, pour protger lavie des blesss et des prisonniers dsarms et prserver lexistencedes civils happs dans les combats. Ds le deuxime tiers duXIXe sicle, des conventions internationales la premire Genveen 1864 ont tent de circonscrire la violence guerrire dans deslimites troites en conformit avec une volution des sensibilitsqui tendait rejeter, en Occident tout au moins, la brutalit dansles rapports sociaux. Nanmoins la guerre elle-mme a vitedmenti ces esprances ds la fin du XIXe sicle, puis plus massi-

    vement encore au cours du Premier conflit mondial, durant lequelle fragile droit de la guerre fut demble viol, tandis que lescivils devenaient des cibles part entire des combats. Cest encoredans le sillage de la guerre que les grands gnocides du XXe sicleont pu voir le jour. Ils ont t rendus possible par une diabolisa-tion radicale de lennemi qui autorisait envers lui le dploiementdune violence, voire dune cruaut, sans limite. Enfin la guerreelle mme a opr chez tous les combattants une dynamique debrutalisation qui sest traduite par des comportements dagres-

    sion dnus a priori de toute utilit stratgique. Ainsi des violsde guerre commis dans les territoires ennemis pendant les phasesdinvasion par des soldats sous lemprise de la terreur du combatdans le but dinscrire sur le corps de leurs victimes la ralit de laconqute et dhumilier lennemi. Les agressions commises enBelgique et dans le Nord-Est de la France par les troupes alle-mandes pendant les premires semaines de linvasion de 1914,celles perptres par larme sovitique en 1945 au moment oelle atteignait la Prusse orientale et Berlin ou encore les viols com-

    mis en ex-Yougoslavie entre 1991 et 1995 sinscrivent dans cettelogique. Plus drangeants encore pour notre rationalit, les viols,rests longtemps tabous, commis par larme amricaine en Franceou en Grande-Bretagne en 1944 et 1945 semblent indiquer quela guerre induit chez les combattants une brutalit en quelquesorte inhrente lactivit de combat, y compris envers des popu-lations amies14.

    13. Le Mondedu 24 aot 2005, p. 2.

    14. J. Robert Lilly, La Face cache des GIs. Les viols commis par les soldats amricains en France, enAngleterre et en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Payot, 2003.

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    Les socits face lactivit guerrire

    Comment les socits ont-elles pris en compte, au cours delpoque contemporaine, lactivit guerrire ? Quel regard ont-elles port sur elle et comment ont-elles cherch apaiser la souf-france individuelle et collective que celle-ci a engendre ? Il estpossible desquisser ici quelques lments de rponse.

    Cest dabord au sein des groupes combattants eux-mmes queslaborent les rites destins rendre hommage aux morts et sau-ver leur corps de la disparition et de loubli. Ds le dbut duXIXe sicle les combattants qui participrent aux deux campagnesde France de 1814 et de 1815 tmoignrent dun souci de rendre

    hommage leurs compagnons darmes en prenant soin de lesinhumer eux-mmes et de doter leur dpouille dune spultureindividuelle, mme si lusage de la fosse commune lemportaitencore largement, notamment chez les hommes de troupe. Ainsislabora progressivement en Occident une nouvelle culture de lamort la guerre fonde sur une individualisation de la spulturequi va se gnraliser aprs la guerre de Scession 15, non sans ren-contrer de srieux obstacles lis aux difficults croissantes pourreconnatre des corps rendus mconnaissables par les conditions

    du combat moderne. cet gard, la Grande Guerre avec ses253000 corps franais et ses 180000 corps allemands non-iden-tifis sur le front occidental constitue un paroxysme jamaisdpass.

    Quoi quil en soit, le deuil se vit dabord parmi ceux qui ontpartag la vie du soldat, qui ont assist aux circonstances de sa bles-sure ou de sa mort et qui peuvent en tmoigner auprs de lafamille du dfunt. On sait limportance cruciale de la transmis-sion de ce savoir dans llaboration du travail de deuil des

    proches. Cest ensuite au sein de la communaut militaire que lesactions accomplies par les soldats, sanctionnes ou non par lamort, reoivent une reconnaissance qui se traduit par une cita-tion ou par la remise dune dcoration au cours de crmonieso lhistoire du rgiment, le rappel du pass et des sacrificesconsentis pour le service de la patrie sont exalts. On aurait tortde porter sur ces crmonies le regard sceptique du civil volon-

    15. Luc Capdevila et Danile Voldman, Nos morts. Les socits occidentales face aux tus de la guerre (XIXe-XXe sicles), Paris, Payot, 2002.

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    tiers circonspect devant lapparat militaire et la grandiloquencerhtorique auxquels elles donnent lieu, car la charge symboliqueet le poids motionnel quelles cristallisent permettent de don-ner un sens aux dangers traverss et attestent de la reconnaissancedes vivants pour les morts. Nest-il pas frappant de constater, poursen tenir au Premier Conflit mondial, combien la souffrance desfamilles des fusills pour lexemple a t dautant plus vive quefut demble dni ces morts le statut rserv aux autres soldats tombs au champ dhonneur 16 ? Lpret du combat menpendant lentre-deux-guerres pour la rhabilitation de ceshommes sexplique ds lors tout autant par le dsir de dnoncerlinjustice dont ils avaient t victimes que par celui de les rin-

    tgrer au sein de leur communaut, celle des combattants toutdabord, au sein de la communaut nationale ensuite.Lpoque contemporaine est en effet marque par lmergence

    dune commmoration civique des dfunts dont les modles sesont fixs progressivement, la Grande Guerre constituant nou-veau un tournant majeur. Le cimetire militaire, le monumentaux morts ainsi que le tombeau du soldat inconnu sont autant delieux o se sont labors des rites civiques destins affirmer lacohsion de la nation autour de son arme et de ses morts et

    tmoigner de lintensit des liens reliant civils et militaires. Tousles pays et tous les conflits nont certes pas connu une activitmmorielle de mme ampleur, et il faut rappeler que le sort dela guerre a pes sur la mise en place de cette liturgie civique. Ainside lAllemagne vaincue en 1918 o un vritable consensus na pustablir sur le lieu vou recueillir la dpouille du soldat inconnu.En 1925 lappel du maire de Cologne, Konrad Adenauer, quivoulait que lon inhumt un soldat inconnu sur les bords du Rhinne fut pas entendu et lon rigea finalement plusieurs lieux de

    spulture, lun Tannenberg en Prusse orientale o reposent dixsoldats inconnus et un autre Munich en Bavire. Il y a l autantde signes de la difficult ressentie alors par la socit allemande sortir de la guerre et entamer un processus de dmobilisationculturelle.

    Aujourdhui encore, cest autour de la tombe du soldat inconnuque sopre la commmoration et que se dit la sacralit du corps

    16. Stphane Audoin-Rouzeau, Cinq deuils de guerre, 1914-1918, Paris, Ed. Nosis, 2001.

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    des morts. Pour autant, la prsence de ces rituels ne saurait enti-rement apaiser la souffrance de ceux qui pleurent lun des leurs.Il convient mme de sinterroger sur la faon dont ils ont peut-tre pu, en partie tout au moins, entraver le travail de deuil individuel en contribuant laisser enfouie lexpression dunedouleur qui ne pouvait trouver dapaisement dans lhommageofficiel.

    Cest enfin dans le regard port par les socits sur la guerremene en leur nom que se joue, pour les soldats confronts auxpreuves du combat, un possible apaisement des blessures psy-chiques et corporelles laisses en eux, voire que sopre une chancede gurison. Les guerres qui ont recueilli lassentiment des

    nations, ft-ce au prix dun reniement de toutes les valeurs huma-nistes sur lesquelles reposait leur ide de la civilisation, ont glo-balement permis aux combattants de mieux endurer les preuvestraverses, car leur sacrifice tait peru par tous comme indispen-sable la survie de la nation et digne, ce titre, de toute sa recon-naissance. Les Unions sacres qui ont vu le jour un peu partoutpendant la Grande Guerre, linvestissement total de la socitsovitique dans la guerre patriotique aprs 1941 ou encorelengagement complet de la socit amricaine ou britannique

    pendant la Seconde Guerre mondiale, rpondent ce modle,malgr les usures et les doutes qui ont travaill en profondeur cessocits pendant toute la dure du conflit. Mais que la cause pourlaquelle combattent des soldats soit discrdite, que les forces vivesde la nation ne se reconnaissent plus dans lobjet de la lutte etdans les mthodes employes, que les images transmises par lesphotographes de guerre, comme celle de la petite Kim Phuc, pho-tographie par Nick Ut le 8 juin 1972 alors quelle venait dtrebrle par le napalm pendant la guerre du Vietnam, jettent un

    terrible discrdit sur les atrocits lies lactivit guerrire, et cesttoute la lgitimit de celle-ci qui seffondre. cet gard, la guerredu Vit-nam grave sur les pellicules des reporters de guerre aconstitu un tournant majeur. Jamais le combat et ses terriblesravages navaient t si crment rvls aux opinions publiques.Ainsi, les photographies en couleur prises par Larry Burrows etpublies dans Life Magazine le 25 janvier 1963 qui mettaient en vi-

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    dence la sale guerre mene par les troupes amricaines The Vicious Fighting in Vietnam tait le titre de la couver-ture ont contribu de manire dcisive au basculement de lopi-nion publique amricaine vers la condamnation dun conflit dontla cruaut et la brutalit staient imprimes sur le visage des sol-dats photographis par Larry Burrows. Les leons de la guerre duVit-nam ont dailleurs t tires par les Amricains qui ontdsormais veill tenir soigneusement lcart du cur de labataille les journalistes et les photographes autoriss suivre lestroupes lors des conflits suivants.

    La guerre dAlgrie est un autre exemple dun conflit dont lalgitimit a t peu peu mine par le regard port sur lui par

    lopinion publique. ce titre elle a constitu pour tous les com-battants qui y ont particip une preuve majeure. Dabord rel-gu aux confins de la mmoire officielle, cette guerre est sortiedu silence dans laquelle elle avait t plonge grce la loi votepar lAssemble nationale 10 juin 1999 qui reconnaissait enfinson vritable statut de guerre. Cette rupture smantique a proba-blement aid cicatriser les blessures laisses dans les familles des26 000 victimes militaires franaises de ce conflit mme si, dansle mme temps, elle traduisait un souci den finir avec une

    mmoire douloureuse17

    . lheure o, en France, la professionnalisation peut loignerles citoyens de la connaissance et de la comprhension des mis-sions qui sont confies leur arme, il importe, nous semble-t-il, de ne pas cesser dinformer rigoureusement sur les raisons delintervention des soldats franais un peu partout dans le monde.Sous peine de se heurter, lorsque la mort et la blessure viennentfrapper les troupes en mission, lindiffrence polie dune opi-nion publique encline se dtourner rapidement du spectacle

    inconfortable de la guerre, un spectacle que lon voudrait ne pasvoir mais qui continue, pourtant, dexercer aujourdhui encoreune profonde fascination.

    17. Raphalle Branche, La torture et larme pendant la guerre dAlgrie 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001.

    32 QUELQUES RFLEXIONS SUR LACTIVIT GUERRIRE

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    ABSTRACT ODILE ROYNETTE

    Ce texte sefforce de discerner au sein de lactivit guerrire conduite par lessocits occidentales au cours des deux sicles qui viennent de scouler quelquesmutations et quelques invariants majeurs.

    Peu peu diffuse un nombre croissant dhommes et de femmes au pointquelle est devenue avec les deux grands conflits mondiaux du premierXXe sicleune exprience de masse, lexprience guerrire sest vue ensuite de plus en plustroitement confine au sein darmes composes de professionnels envoys surdes thtres doprations loigns pour des dures limites. Cette marginalisa-tion de lactivit guerrire sest accompagne dune fminisation progressive desforces armes, qui vient contredire linvariant anthropologique qui loignait les

    femmes du port et de lusage des armes, en partie seulement car celles-ci ont tpour lessentiel tenues lcart de la violence du champ de bataille.Pour tre en mesure de faire face cette violence, toutes les armes ont form

    et forment encore des communauts humaines fermes sur elles-mmes, rgiespar un ensemble de contraintes fondes sur lobissance et le devoir de rservede leurs membres. Face au danger, elles sont organises dans les units combat-tantes en groupes primaires au sein desquels la complmentarit, la cohsion etla solidarit, dfaut de rendre lexprience du combat supportable, en att-nuent du moins le stress et en particulier la peur, qui apparat comme un inva-

    riant majeur li au combat.Pour faire face la souffrance individuelle et collective engendre par lacti-vit guerrire, les socits occidentales ont peu peu forg au cours de lpoquecontemporaine une nouvelle culture de la mort la guerre, fonde sur lindi-vidualisation de lhommage au sein de larme et de la communaut nationale.Sest ainsi labore une commmoration civique des dfunts dont les modlesse sont fixs progressivement, la Grande Guerre constituant ici un tournantmajeur. Toutefois, cest aussi et peut-tre surtout dans le regard port par lessocits sur la guerre mene en leur nom que se joue pour les combattants un

    possible apaisement des blessures psychiques et corporelles graves en eux. cetgard, les conflits de lpoque contemporaine rvlent clairement combien ceuxqui ont reu lassentiment des nations, ft-ce au prix dun reniement des valeurshumanistes les plus fondamentales, ont permis aux combattants de mieux tra-verser les preuves endures alors que les guerres discrdites ou oublies par lesopinions publiques ont laiss les survivants comme les familles des victimes dansun grand dsarroi, voire un impossible deuil.

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    TMOIGNAGE

    GNRAL DE DIVISION JEAN-MARC DE GIULI

    La formation dans laquelle jai dbut ma carrire mili-taire a t dissoute il y a longtemps. mon premier rgimentnest plus quun petit centre dentranement. le fort quoc-cupait ma compagnie est labandon. le fanion du bataillonde chasseurs alpins que jai command pend immobile aumilieu dautres reliques glorieuses dans une crypte du sou-venir. je nai connu ni la gloire ni le tourment. si javais tlgionnaire jaurais pu dire avoir servi avec honneur etfidlit. ma carrire militaire a travers plus dun quart de

    sicle de lhistoire contemporaine de notre pays. elle adbut comme simple soldat, au plus fort de la guerrefroide, elle sest acheve comme gnral de division, dansune europe rconcilie de latlantique loural.

    A lheure du bilan, mon enthousiasme et mon idal sont encoreplus solides quau premier jour. Ma nostalgie est ainsi exempte detoute amertume, mme si certaines de ces tapes, les dissolutions

    dunits dans lesquelles javais servi, labandon de la conscription,ont t empreintes dune grande tristesse pour tous leurs anciens.Car, au moment o le sort du pays tait suspendu au rsultat deleur combat, ces units reprsentaient pour eux plus que tout. Etce drapeau que lon roulait avait vu bien de leurs camarades don-ner leur vie. Mais il tait dans lordre des choses que les soldatssoient un jour oublis par ceux qui leur doivent la libert, mmesi cela nous a paru bien injuste pour la mmoire de ces hommes,de leurs efforts, de leurs souffrances et de leur sacrifice

    1965 : une arme en paix depuis peu

    Point de tradition familiale militaire, hormis un grand-prematernel de la classe 1911, trois ans soldat, quatre ans combattantdans linfanterie, rescap des parges et de Verdun, gaz, bless,

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    instructeur des troupes russes Cotquidan, entr au PLM1 aprsla guerre. Il tait larchtype du cheminot dont la vie tait rglecomme un mtronome, alternant service dt et service dhiver.Son existence sorganisait autour de deux ralits quotidiennes,son quipe et sa machine.

    Mais je suis n, juste aprs la guerre, dans un pays la Suisse o les drapeaux sont familiers et omniprsents et ne servent pasuniquement dornements aux btiments publics. La chose mili-taire est dautant plus respecte quelle reprsente, au travers dudroit de porter et de garder chez soi une arme, la reconnaissanceet le privilge du statut dhomme libre et de citoyen.

    Dans la cour de lcole, aprs la classe, les paquetages vert-de-gris sont aligns pour linspection. Le dimanche, les balles cla-quent au stand de tir voisin o, autour dun verre de blanc, sectoient toutes les classes sociales avec simplicit. Tous les jours 11 heures la radio, alternent marches, chants et yodles tra-ditionnels ; en arrivant en France, je dcouvrirai quil existe dujazz et des varits, et que lon peut prendre un repas du soir aprs17h30, qui ne soit pas un bol de caf au lait avec du fromage.

    Je ny suis pas dpays, car la Savoie est patriote et le manifeste

    de manire ostensible. Dans mon village, les clairons sonnent etles tambours battent llvation pendant la messe du11 Novembre. Malheur celui qui oublie dter son chapeau pen-dant la Marseillaise ! Nous habitons au-dessus dun quartier dechasseurs alpins baptis camp des Glires . Mon enfance sedroulera ainsi au rythme des sonneries rglementaires, et lex-tinction des feux reste pour moi, depuis lors, synonyme dun jourqui sachve. La guerre est dans toutes les mmoires des adultes,pourtant, on nen parle jamais. Les hros sont parmi nous. Mais,

    hormis dans mon collge catholique o lon voque et exalte plusquailleurs la priode rcente le Pre directeur a t un tankistede Leclerc, nombre danciens sont morts au champ dhonneur etquelques camarades sont fils de morts pour la France , on nenparle pas. Car le souvenir des heures glorieuses mais tragiques dela Rsistance et de la Libration est encore trs prsent. On veutoublier et rattraper le temps perdu. Il faudra attendre encore

    1. Paris-Lyon-Marseille, ligne qui desservait le Sud-Est de la France avant sa nationalisation au sein de laSNCF.

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    quelques annes pour jeter un regard peine dpassionn surcette tranche dhistoire.

    Point de tradition respecter, pas de hros suivre commeexemple, pas dattrait particulier pour laventure outre-mer, maisun environnement familial, scolaire et local qui me prdisposaitdune certaine faon au service des armes en loccurrence. Unevocation qui, insensible aux affiches en couleurs ou lvocationdes lgendes de LEscadron blanc de Joseph Peyr, va saffirmer au quo-tidien dans le rle humble mais essentiel du caporal, le premierniveau de responsabilit. Celui qui, par son instinct ou son tem-prament, prend la bonne ou la mauvaise dcision, qui facilitera

    ou interdira le succs, celui qui, parce quil est un peu plus ancien,un peu plus g que les autres, parce quil est le premier la tche,se rserve la plus ingrate, est cout, suivi puis apprci.

    Larme dans laquelle je rentre, comme appel en 1966, est unmonde encore trs ferm qui ne se montre quen de rares occa-sions officielles ou ne se voit quen train de se dplacer pourrejoindre des terrains dentranement isols et interdits daccs.Si lon voit des uniformes en dehors des casernes, cest dans les

    gares, en flots compacts, se dfoulant parfois de manire sonore.Les cadres, quant eux, sont plus discrets, et il nest pas recom-mand de se mettre en tenue, ni mme dafficher son statut demilitaire. Dote de matriel et dquipements uss, pour certainsencore amricains, cette arme est modestement habille de treillismal ajusts et parfois dpareills. Elle a le travers de ceux qui ontmanqu de tout et nont d souvent leur salut qu la dbrouille :le got de la combine et du rab dquipements et darmement.Dix ans de campagnes ininterrompues, dans lindiffrence voire

    lhostilit de la mtropole, lont fatigue. Elle aspire retrouversa srnit, ses familles et une vie de garnison, qui permette de seremettre calmement au travail pour sadapter et se moderniser.Le souci des relations humaines nest pas une proccupation,notamment pour certains sous-officiers, et les appels ne fontque passer 2. La qualit des cadres est assez ingale. Quelquesfigures hautes en couleur ont bien entendu la faveur des lieute-

    2. Comme le dira av lassent un de mes alpins ses camarades au sujet de lexemple donn par lescadres et du fait que cet exemple ne lengage pas plus que cela: T, le lieutenant, il fait sa vie, moi jefais la mienne.

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    nants pour leur non-conformisme, et surtout leur gnrosit aubar ou la popote. Mais, trs rapidement, les squelles du conflitalgrien vont sestomper pour donner naissance une arme tour-ne vers lavenir.

    Je veux devenir officier et le dis mon sergent. Ce dernier auraune raction curieuse de surprise et dironie, en me citant tousles grades intermdiaires qui me sparent de lpaulette. Il sagis-sait sans doute aussi dun rflexe de vanit blesse devant limpu-dence de ce freluquet ignorant, qui prtendait, sans vergogne et peine arriv, atteindre un objectif qui lui serait trs certaine-ment inaccessible.

    Jobtiens, tout de mme, lautorisation de prparer Saint-Cyrau sein dun rgiment de la rgion parisienne, avec ce doubleavantage: bnficier dune prparation de qualit tout en prou-vant une dernire fois la solidit de ma vocation eu gard auxcaractristiques particulires de ce corps de troupe3.

    Jai surtout la chance de russir le concours de cette cole pres-tigieuse, bien quelle me doive un peu sans que je puisse encoreaujourdhui dfinir la raison dun certain dsenchantement ou

    dune certaine grisaille. Nous apprenons tre de bons officierssoucieux de leur mission, de leurs hommes et de leur matriel,mais on ne peut pas dire quy souffle un vent pique. Peut-tresommes-nous limage de notre commandant de promotion,combattant hroque de Core, dallure triste, et trs soucieuxdtre un bon commandant de promotion.

    De cette priode, je garderai deux souvenirs marquants. Le pre-mier est celui de limportance de nos guerres dIndochine etdAlgrie dans linconscient collectif des cadres et des lves, et

    dans notre formation militaire. Les valeurs, les exemples, les rf-rences tournent autour de ces deux campagnes qui seront symbo-liss et sublims au travers de la projection de La 317 e section 4. Cefilm sera projet toutes les coles de Cotquidan, comme silAnabase5 de cette section en retraite sur les hauts plateaux lao-tiens, aux ordres dun tout jeune sous-lieutenant peine sortidcole, constituait lidal actualis de lassaut en casoar et en gants

    3. Pour tout rsumer, aux portes du quartier, les jours de dpart en permission, on pouvait voir, encadrant leflot des pitons courant la gare la plus proche, dun ct de la route les chauffeurs de matre qui atten-daient les fils papa avec leurs limousines, et de lautre celles qui faisaient le plus vieux mtier dumonde et qui venaient chercher leurs protecteurs en voitures de sport.

    4. Film de Pierre Schoendorffer, 1965 (scnario daprs son roman 1963)5. Rcit, par Xnaphon, de lexpdition de Cyrus et de la retraite des Dix Mille, combattant grec travers

    lAnatolie.

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    blancs, ou du sacrifice du chef de poste de lAtlas se faisant sau-ter plutt que de se rendre.

    Le second est celui du dfil du 11 novembre 1968, cinquante-naire de la victoire de 1918. Nous ouvrons le dfil, suivis duni-ts de toutes les armes allies du conflit. Innovation, celui-ci napas lieu sur les Champs-lyses mais de Vincennes la Nation etil est loccasion dune extraordinaire manifestation de ferveurpopulaire, puisque cest la seule fois ou nous recevrons des fleurs6. la station de mtro ciel ouvert Bastille , en attendant lesrames qui doivent nous ramener dans nos quartiers, nous enton-nons La Madelon. Sur le quai en face, la fanfare dun bataillon dechasseurs alpins attend comme nous. Les voix, les clairons et les

    caisses claires saccordent sans rptition. Et sur la place, cou-tant ce concert improvis, une foule en dlire en redemande. nen pas douter, il sagit dun contrecoup des vnements demai 1968, dont nous navons eu que des chos touffs, alors quenous tions consigns dans la lande bretonne pendant deux mois.

    Les annes 1970: la paix par la guerre froide

    La guerre: celle que lon prpareMa premire affectation, reue dans lenthousiasme, est pourun rgiment alpin. Il a une bonne cote et la rgion est sublimepour qui aime la montagne. Le colonel me confie une section decombat.

    La guerre que lon prpare nest pas la dernire guerre puisquecelle qui nous est annonce est la guerre atomique , puisnuclaire qui sappuie sur la subtile doctrine de la dissuasion, la franaise, tous azimuts. Mais rapidement, le naturel revient

    au galop. La dissuasion devient une nouvelle ligne Maginot. Et detoute faon, mon modeste niveau de chef de section, ces ques-tions ne se posent pas puisque mon rgiment appartient aux forcesdites du territoire . Ce statut et la mission qui sy rattache nesont dailleurs pas pour nous dplaire puisquil sagit de dfendrenos montagnes, nos valles et, de manire plus concrte et plani-fie, la base de missiles stratgiques, et le complexe de sites du pla-

    6. En fait je ne peux pas dire je: ce jour-l, je suis au-del du nombre pair dhommes qui forment le carr(la figure) de la compagnie, cela me vaudra dattester de la ferveur de la foule et dassister la scne dumtro lgrement en retrait par rapport mes camarades.

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    teau dAlbion sur lesquels ils sont dploys. Nos chefs essaientbien de nous persuader que cette mission de confiance ne peuttre confie qu des troupes dlite mais notre dernire positiondans les plans dquipement discrdite, hlas, cette noble harangue laquelle on ne demandait qu croire.

    Ce dautant que notre ennemi devrait tre le redoutable membredes spetsnaz7 , parachut, dbarqu ou infiltr, saboteur n,qui agit en binme ou en petite quipe, bnficiant de complici-ts locales sous la forme dagents dormants qui se rveilleraientpour loccasion. Il parle parfaitement le franais, car les Slavessont dous pour les langues et peut se fondre dans le paysage. LaSeconde Guerre mondiale nous a appris que le soldat sovitique

    est un combattant hors pair notamment la nuit et dans la fort.Face lui, point de tactique rvolutionnaire, mais un exercice, lebouclage-ratissage de jour et lembuscade de nuit, auquel nos chefssont parfaitement rompus et qui les ramne leurs jeunes annesdans les rizires ou les djebels. Ainsi donc, par bonheur, lamodernit autorise sur le plan tactique une doctrine plus notreporte, qui a aussi le mrite de raviver quelques souvenirs cheznos anciens. Ainsi les mas et les bergeries du Luberon deviennentdes mechtas et, franchissant des oueds sec, nous tra-

    quons ceux qui reprsentent lennemi, que lon habille parfoisdu survtement bleu, ce qui, parat-il accrot la ressemblance avecle fellagha vtu dun bleu de chauffe.

    Nous sommes fermement dcids bien remplir notre mis-sion de dfense du territoire, mais il faut aussi prvoir une nou-velle invasion. Dailleurs, nul ne doute quelle soit possible aprsavoir vu le film dinstruction sovitique Manuvre DVINA, quireprsente lattaque massive dune arme blinde du pacte deVarsovie, moderne et impressionnant instrument de propagande

    qui provoque le mme rflexe de crainte que les films allemandsdavant-guerre. Cela se traduira pour certains par un des slo-gans de lpoque : Plutt rouge que mort8. Mais cette fois-ci, nous serons prpars faire face loccupation grce aupassage la rsistance militaire. L aussi, nous, les alpins,sommes historiquement et professionnellement prpars cetteventualit, le maquis, a nous connat. Aussi, cest sans sur-

    7. Abrviation de Spetsialnoye nazranie, troupes but spcial ou forces spciales sovitiques chargesde laction de renseignement et de sabotage dans la grande profondeur du dispositif ennemi.

    8. Diffus en Allemagne propos de la menace que constituaient les missiles balistiques tactiques.

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    prise que nous dcouvrons dans nos dossiers de mobilisation leszones refuges partir desquelles nous rsisterons. Celles-ciconnatront dailleurs des dbuts damnagements. Mais je doisdire que cette perspective hroque et ultime fut assez rapide-ment abandonne. Probablement stait-on avis que dafficheraussi ostensiblement son manque de confiance dans la russitede la dissuasion ne pouvait quen affaiblir dangereusement lacrdibilit.

    Mais pour nous, le quotidien, CEST LA PAIX, que nous pr-servons, dans laquelle nous vivons.

    Car une de nos missions, immdiate et tangible celle-ci, est de

    faire faire un service militaire utile nos jeunes appels. Utilesrement, grce au permis de conduire, et aux stages profession-nels, notamment pour les pelotons dlves grads confronts aupremier exercice de responsabilit de leur vie dhomme. Utilepar le brassage social, par les missions de service public : ava-lanches, scheresse, mares noires, feux de fort. Utile par lesoccasions de voyage et louverture quil offre des garons pourlesquels le service reste encore la premire vritable occasion dequitter leur milieu familial. Nous nous y employons inlassable-

    ment, contingent aprs contingent. Chez les alpins, nous vivonsau rythme des saisons (camps dt et manuvres dautomne,raids hivernaux et manuvres de printemps). Le milieu danslequel on volue, souvent tout nouveau pour une majorit decitadins, prsente des atouts non ngligeables en ces temps djimpcunieux puisquil ne rclame pas beaucoup de moyens maisexige des efforts physiques constants de tous, chefs et soldats. Etpuis on est partout chez nous, pas un hameau, un village, unrefuge o il ny ait un parent, un ami, un ancien9. Condition

    physique et cohsion constituent tout la fois nos objectifs etnotre apanage, la montagne reste notre terrain de jeu, disentnos camarades qui servent dans lEst et en Allemagne. Mais cestun jeu dangereux, o lon peut tre vite confront laccidentet, parfois, la mort. La comptition y est permanente, sportiveen service et hors service, ou bien militaire avec les rallyes indi-viduels, les challenges de tir de groupe, les courses de section,

    9. Les portes souvrent, parfois de manire excessive un maire qui voulait rquisitionner pour mon usagela chambre coucher dun de ses concitoyens, jai d expliquer, pour parvenir len dissuader, que cettedisposition tait strictement encadre sur le plan juridique et que nous ntions pas en guerre

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    dt et dhiver, puis les contrles oprationnels de compagnie.On vit avec le chrono dans une main, les barmes dans lautre etun dossard sur le dos.

    Aussi, la GUERRE cest celle des autres, ce moment-l, celledes Amricains au Vietnam et celle qui oppose Israliens et paysarabes au Proche-Orient. On parle peu du Vietnam, comme sinous avions dfinitivement tourn le dos une poque rvolue,et comme si le sort de cette partie du monde ne nous concernaitplus. Sur un plan militaire, cette guerre asymtrique , dirait-on aujourdhui, est difficilement transposable au thtre centre-Europe et au type de conflit qui pourrait sy drouler.

    Secrtement, nos plus anciens qui ont gard la nostalgie de cescontres et conserv de lestime et de laffection pour leurspeuples, ne sont pas mcontents de voir que les Amricains, don-neurs de leons, ne font pas mieux que nous malgr leur puis-sance. Nous restons quand mme tous troubls par les derniersmoments de cette tragdie : les manifestations sur les campus uni-versitaires amricains, lvacuation de Sagon (30 avril 1975), etpuis les boat people . Ce trouble aura loccasion de se mat-rialiser quand apparatront les comits de soldats . Sous pr-

    texte douvrir les armes la syndicalisation, cette entreprise decontestation des activits et de revendication sur les conditions devie empoisonne nos existences ; elle provoque et attise desluttes catgorielles internes (appels/engags, soldats/sous-offi-ciers) qui sapent la cohsion et dtruisent la confiance sans les-quelles il ny a plus defficacit oprationnelle possible. Cetpisode trs dsagrable 10 nous forcera renforcer lcoute, ledialogue et la proximit entre toutes les catgories de personnel.Lalternance politique verra disparatre le phnomne.

    Pourtant, la guerre est aussi une ralit pour quelques-uns denos camarades au Tchad et en Centrafrique, mais on nen parlepas car on ne le sait pas, ou si peu. Dailleurs, il ne sagit quedoprations discrtes, voire secrtes, non couvertes par la presseet qui restent lapanage de quelques units professionnelles triessur le volet. Seule, en mai 1978, lopration de Kolwezi sort delombre cette prsence sur le terrain et lui redonne lustre et pres-

    10. Par le caractre infamant et personnalis de certaines attaques ad hominem.

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    tige. Aprs cette premire opration russie, lextraction de res-sortissants deviendra une des missions permanentes de nos armes.Kolwezi a suivi de peu la sanglante opration de Tyr 11 qui a mon-tr demble les limites de la notion de soldat de la paix sousle casque bleu.

    Les annes 1980 : ni guerre ni paix

    Entre guerre et paixCes annes sont celles dune premire volution sensible de la

    perception que lon pouvait avoir lpoque de la perspective plus

    ou moins proche et plus ou moins probable dune troisimeguerre mondiale, tout comme de notre relation par rapport lapaix. Les annes 1970 sont celles dun Occident prsent, du faitde lengagement amricain au Vietnam, comme oppresseur etimprialiste, dun Occident affaibli par les consquences cono-miques des conflits au Moyen et au Proche-Orient, le premierchoc ptrolier notamment, et dun occident dsaronn par lespremires actions terroristes. Les annes 1980 voient cette rf-rence sinverser avec linvasion de lAfghanistan par lArme rouge

    (dcembre 1979), le dveloppement dun syndicalisme indpen-dant en Pologne (1980), et des tmoignages plus prcis sur le gou-lag ou le gnocide khmer. Si la prsence militaire occidentale serenforce sur toutes les zones conflictuelles du monde, elle se faitsous la bannire de lONU et des fins humanitaires et stabilisa-trices.

    En France, les lections prsidentielles voient la gauche arriverau pouvoir, mais la clameur de joie sortie des cuisines du mess deBaden-Baden12, au soir du 10 mai 1981, alors que jeffectue un stage

    dans cette ville de garnison alors trs prise, va vite sestomper.Comme je lapprendrai, de voix trs autorises, quelques annesplus tard en servant au cabinet du ministre, il ne faut pas confondreprogramme de gouvernement et exercice des responsabilits gou-vernementales. Comme souvent dans notre histoire, cette alter-nance sera loccasion dun dialogue renouvel entre larme etquelques catgories sociales assez impermables la chose militaire.

    11. Lattaque par les armes dun de nos rgiments au cours dune mission dinterposition sous la bannire delONU au Liban.

    12. Ces appels simaginaient rejoindre au plus vite leurs foyers car le bruit stait assez largement rpanduque le service militaire serait supprim quand la gauche arriverait au pouvoir.

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    Elle verra aussi la mise en uvre dun ensemble de mesures nova-trices, qui iront de la cration de la Force daction rapide, lin-troduction duVSL (volontariat service long) pour les appels 13.

    Prparer la guerre ?Pour moi, les annes 1980 dbutent par mon entre dans ce qui

    est appel le corps blind mcanis, en fait la vraie armequi prpare la vraie guerre avec des chars et des canons, celleo lon a quelquun droite et gauche, beaucoup de monde der-rire et toute une pliade de chefs que lon voit sur le terrain puis-quils ne sont pas obligs dy venir pied, celle o le matriel estde plus en plus nombreux, performant et moderne, celle qui

    occupe, lest, les garnisons emblmatiques de notre histoire mili-taire, celle o les marques extrieures de respect sont ostensible-ment prserves.

    Jarrive dans un tat-major de division blinde o, jeune capi-taine, jaurai la chance dexercer des responsabilits gnralementassumes au bas mot par un ou deux lieutenants-colonels dans lestats-majors analogues en Allemagne. Comme la rgion nest pastrs touristique et les distractions rares, on travaille beaucoup, ycompris le samedi matin, et la proximit des camps nous offre de

    nombreuses occasions dexercices. Ils se multiplient en terrainlibre et non plus seulement dans les camps. Chacun deux ouchaque manuvre importante se conclut gnralement par uneopration de relations publiques de grande ampleur.

    Avec cette affectation dbute aussi une priode dvolutionscontinues : notre division vient de se transformer et, ds lors,chaque anne ou presque verra son lot de dissolutions, dmna-gements, amnagements. ressources financires constantes puisrduites14, ce sera le prix payer pour maintenir la crdibilit de

    notre dissuasion, compte tenu du dveloppement des contre-mesures, et un niveau dquipement conventionnel permettantde ne pas baisser la garde face une menace qui renforce aussi sescapacits technologiques. Ce lent mouvement de dcrue des effec-tifs donnera lieu force slogans dittico-sportifs stigmatisant lesgros bataillons, le gras inutile, ou prnant le renforcement dumuscle, la ncessit dune organisation ramasse.

    13. Le VSL sera complt par une autre disposition: les AVAE (appels volontaires actions extrieures).Ainsi, loin de supprimer le service militaire, on en renforcera les conditions dexcution. Ces formulesauront un grand succs et accrotront sensiblement nos capacits en drainant les plus motivs de nosjeunes appels.

    14. Sans perdre de vue que cet effort de modernisation est aussi grandement facilit par le cot minime dela conscription. La solde du soldat restera toujours faible, en France, en comparaison de celui de nos voi-sins aux armes non professionnelles.

    44 TMOIGNAGE

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    Aprs lcole de guerre, dont le principal apport est constitupar le marathon en forme de course dobstacles quen constituela prparation15, je serai affect, Paris, ltat-major de larmede terre et au cabinet du ministre. ltat-major de larme deterre, je vrifie demble lexactitude de la maxime selon laquelleon se trouve dans une mine de sel. Au cabinet du ministre,jai loccasion de visiter nos trois armes et de les comparer avecla plupart de leurs homologues en Europe et dans le monde. Uneseule chose me frappe vraiment: la plupart de nos visites ltran-ger dbutent par une prsentation de quelques minutes o, par-tir de vues simples, on nous informe de lorganisation des armeset de leurs proccupations. Chez nous, la prsentation dure rare-

    ment moins dune heure; en plusieurs dizaines de planches ani-mes, on tente de simplifier les choses en concluant sur lacomplexit du dossier et la ncessit quil y aurait pouvoir dis-poser de plus de temps pour comprendre.

    Prparer les oprations. mon retour dans les corps de troupe, je trouve une situation

    profondment change. La maturit et le professionnalisme dessous-officiers me frappent, de mme que la qualit des appels.

    En effet, ils sont souvent trois fois volontaires : pour venir servirdans nos bataillons de chasseurs, puis pour prolonger leur sjouret, enfin, pour partir outre-mer ou en opration au Liban. Laqualit des quipements sest grandement amliore, elle tmoignede leffort de modernisation entrepris et suscite le renforcementde la confiance et du mtier de nos soldats. Il faut dire que, para-doxalement, cette priode qui nous loigne de la guerre lest,nous en rapproche partout ailleurs dans le monde. Pour la pre-mire fois depuis lAlgrie, nos forces sont en oprations, nous

    avons des pertes, et donc des familles rassurer, prvenir, entourer et parfois, hlas, consoler. ct de la virtualit de ladissuasion apparat la ralit des engagements avec son lot deconsquences concrtes pour notre instruction, nos quipements,notre organisation.

    On redcouvre limportance de lauxiliaire sanitaire, de la for-mation aux gestes de premiers secours, de la formation des tireurs

    15. Selon le bon vieux principe des stages et cours, qui consiste exiger des candidats le niveau de sortiepour y entrer. Je nai jamais servi en cole mais y ai assez souvent profess comme intervenant ext-rieur, pour que les lves restent en prise avec le concret, pendant que les professeurs titulaires taientaux cabines de langue ou la piscine.

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    dlite. Limpact moral du bruit et des