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Intro a La Production de l'Espace - Lefebvre

Date post: 03-Mar-2016
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La production de l'espace

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  • L'Homme et la socit

    La production de l'espaceHenri Lefebvre

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    Lefebvre Henri. La production de l'espace. In: L'Homme et la socit, N. 31-32, 1974. Sociologie de la connaissance marxismeet anthropolgie. pp. 15-32.

    doi : 10.3406/homso.1974.1855

    http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1974_num_31_1_1855

    Document gnr le 25/09/2015

  • la production de l'espace*

    HENRI LEFEBVRE

    I. 1 - L'espace ! Voici peu d'annes, ce terme n'voquait rien d'autre qu'un concept gomtrique, celui d'un milieu vide. Toute personne instruite le compltait aussitt d'un terme savant, tel qu' euclidien , ou isotrope , ou infini . Le concept de l'espace relevait, pensait-on en gnral, de la mathmatique et seulement de cette science. L'espace social ? Ces mots auraient surpris. On savait que le concept d'espace avait subi une longue laboration philosophique ; mais l'histoire de la philosophie rsumait aussi l'affranchissement progressif des sciences, et principalement des mathmatiques, par rapport leur tronc commun : la vieille mtaphysique. Descartes passait pour l'tape dcisive de l'laboration du concept d'espace et de son mancipation. Il avait mis fin, d'aprs la plupart des historiens de la pense occidentale, la tradition aristotlicienne selon laquelle l'espace et le temps font partie des catgories ; de sorte qu'ils permettent de nommer et de classer les faits

    sensibles, mais que leur statut reste indcis, en ce sens qu'on peut les considrer soit comme de simples manires empiriques de grouper les faits sensibles, soit comme des gnralits minentes, suprieures aux donnes des organes du corps. Avec la raison cartsienne, l'espace entre dans l'absolu. Objet devant le Sujet, res extensa devant la res cogitans , prsent celle-ci, il domine, parce qu'il les contient, les sens et les corps. Attribut divin ? Ordre immanent la totalit des existants ? Ainsi se posa la question de l'espace, aprs Descartes, pour les philosophes : Spinoza, Leibniz, les newtoniens. Jusqu' ce que Kant reprenne, en la modifiant, l'ancienne notion

    (*) Ce texte est un extrait de l'introduction un important ouvrage intitul La production de l'I'space qui vient de paratre aux ditions Anthropos.

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    de catgorie. L'espace, relatif, instrument de connaissance, classement des phnomnes, ne s'en dtache pas moins (avec le temps), de l'empirique ; il se rattache selon Kant l'a priori de la conscience (du sujet ), sa structure interne et idale, donc transcendantale, donc insaisissable en soi.

    Ces longues controverses marqurent le passage de la philosophie la science de l'espace. Seraient-elles primes ? Non. Elles ont une autre importance que celle de moments et d'tapes dans le cours du Logos occidental. Se droulaient-elles dans l'abstraction que son dclin assigne la philosophie dite pure ? Non. Elles se rattachaient des questions prcises et concrtes, entre autres celles des symtries et dissymtries, des objets symtriques, d'effets objectifs de rflexion et de miroir. Questions qui se reprendront au cours du prsent ouvrage et se rpercuteront dans l'analyse de l'espace social.

    I. 2 - Alors vinrent les mathmaticiens au sens moderne, tenants d'une science (et d'une scientificit) dtache de la philosophie, se considrant comme ncessaire et suffisante. Ces mathmaticiens s'emparrent de l'espace (et du temps) ; ils en firent leur domaine, mais d'une faon paradoxale : ils inventrent des espaces, une indefinite : espaces non-euclidiens, espaces courbures, espaces x dimensions et mme une infinit de dimensions, espaces de configuration, espaces abstraits, espaces dfinis par une dformation ou transformation, topologie, etc. Trs gnral et trs spcialis, le langage mathmatique discerne et classe avec prcision ces innombrables espaces (l'ensemble ou espace des espaces ne se concevant pas, semble-t-il, sans quelques difficults). La relation entre le mathmatique et le rel (physique, social) n'allait pas de soi, un abme se creusant entre eux. Les mathmaticiens qui faisaient surgir cette problmatique la laissaient aux philosophes, qui trouvaient une manire de rtablir leur situation compromise. De ce fait, l'espace devint ou plutt redevint ce qu'une tradition philosophique, celle du platonisme, avait oppos la doctrine des catgories : une chose mentale (Lonard de Vinci). La prolifration des thories (topologies) mathmatiques aggravait le vieux problme dit de la connaissance . Comment passer des espaces mathmatiques, c'est--dire des capacits mentales de l'espce humaine, de la logique, la nature, d'abord, la pratique, ensuite, et la thorie de la vie sociale qui se droule ainsi dans l'espace ?

    I. 3 - De cette ligne, (la philosophie de l'espace revue et corrige par les mathmatiques), une recherche moderne, l'pistmologie, a reu et accept un certain statut de l'espace comme chose mentale , ou lieu mental . D'autant que la thorie des ensembles, prsente comme logique de ce lieu, a fascin non pas seulement les philosophes, mais les crivains, les linguistes. De toutes parts ont prolifr des ensembles (parfois pratiques (1) ou histo-

    (1) J.P. Sartre, Critique de la Raison dialectique, I, Thorie des ensembles pratiques, VA. Gallimard, 1960.

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    tiques (2) et des logiques adjointes suivant un scnario qui tend se rpter, ensembles et logiques qui n'ont plus rien de commun avec la thorie cartsienne.

    Mal explicit, mlant selon les auteurs la cohrence logique, la cohsion pratique, l'auto-rgulation et les rapports des parties au tout, l'engendrement du semblable par le semblable dans un ensemble de lieux, la logique du contenant et celle du contenu, le concept d'espace mental se gnralise ds lors sans qu'aucun garde-fou lui assigne des bornes. Il est question sans cesse d'espace de ceci et/ou d'espace de cela : espace littraire (3), espaces idologiques, espace du rve, topiques, psychanalytiques, etc. Or, F absent de ces recherches dites fondamentales ou pistmologiques, ce n'est pas seulement l'homme , c'est aussi l'espace, dont on parle pourtant chaque page (4). Un savoir, c'est aussi l'espace dans lequel le sujet peut prendre position pour parler des objets auxquels il a affaire dans son discours , dclare tranquillement M. Foucault (Archologie du Savoir, p. 328) (5) sans se demander de quel espace il parle, et comment il saute du thorique (pistmologique) au pratique, du mental au social, de l'espace des philosophes celui des gens qui ont affaire des objets. Scientificit (que l'on a dfinie par la rflexion dite pistmologique sur le savoir acquis) et spatialit s'articulent structuralement selon une connexion prsuppose : vidente pour le discours scientifique, jamais porte au concept. Le discours scientifique sans craindre de tourner en rond, confronte le statut de l'espace et celui du sujet , le je pensant et l'objet pens, reprenant ainsi les positions du Logos cartsien (occidental) que par ailleurs croient clore certains penseurs (6). La rflexion pistmologique, conjugue avec les efforts thoriques des linguistes, arrive un curieux rsultat. Elle a liquid le sujet collectif, le peuple comme gnrateur de telle langue, porteur de telles squences tymologiques. Elle a cart le sujet concret, substitut du dieu qui nomma les choses. Elle a mis en avant le on , l'impersonnel, gnrateur du langage en gnral, du systme. Pourtant, il faut un sujet ; c'est alors le sujet abstrait, le Cogito philosophique qui rapparat. D'o la ractualisation sur le mode no de la vieille philosophie, no-hglienne, no-kantienne, nocartsienne, travers Husserl, qui pose sans scrupules excessifs l'identit (quasi tautologique) du Sujet connaissant et de l'Essence conue, inhrente au flux (du vcu) et par consquent l'identit presque pure du savoir formel avec le savoir pratique (7). On ne peut donc s'tonner que le grand

    (2) Michel Clouscard, L'Etre et le Code, Procs de production d'un ensemble prcapitaliste, Ed. Mouton, 1972.

    (3) M. Blanchot, L'Espace littraire, Ed. Gallimard, coll. Ides, 1968. (4) Cf. le recueil intitul Panorama des sciences humaines, Ed. N.R.F., 1973, dont c'est le moindre

    dfaut. (5) Cf. aussi p. 196 : Le parcours d'un sens , p. 200, l'espace des dissensions , etc. (6) Cf. J. Derrida : Le vivre et le phnomne, P.U.F., 1967. (7) Cf. Les rflexions critiques de Michel Clouscard, L'Etre et le Code, Introduction. Dans

    Matrialisme et Empiriocriticisme, Lnine a rsolu brutalement le problme en le supprimant : la pense de l'espace reflte l'espace objectif, comme une copie ou photographie.

    l'homme et la socit n. 31/32-2

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    linguiste N. Chomsky restitue le Cogito (sujet) cartsien (8) lorsqu'il affirme l'existence d'un niveau linguistique o l'on ne peut pas reprsenter chaque phrase simplement comme la suite finie d'lments d'un certain type, engendre de gauche droite par un mcanisme simple, mais qu'il faut dcouvrir un ensemble fini de niveaux ordonns de haut en bas (cf. Structures syntactiques, traduction franaise, p. 27). N. Chomsky postule sans autre forme de procs un espace mental dot de proprits dfinies : orientations et symtries. Il se donne gnreusement le passage de cet espace mental du langage l'espace social o le langage devient pratique, sans mesurer l'abme qu'il franchit. De mme J.M. Rey (9) : Le sens se donne comme le pouvoir lgal de substituer les signifis sur la mme chane horizontale, dans l'espace d'une cohrence rgle et calcule l'avance . Ces auteurs, et bien d'autres, qui se placent sous le signe de la rigueur formelle parfaite, commettent l'erreur parfaite le paralogisme du point de vue logico-mathmatique : le saut par-dessus une rgion entire, en ludant l'enchanement, saut vaguement lgitim par la notion de coupure ou de rupture utilise selon les besoins de la cause. Ils interrompent la continuit du raisonnement au nom d'une discontinuit que leur mthodologie devrait proscrire. Le vide ainsi mnaf* et la porte de cette absence varient selon les auteurs et les spcialits ; ce reproche n'pargne ni J. Kristeva et sa semiotik , ni J. Derrida et sa grammatologie , ni R. Barthes et sa smiologie gnralise (10). Dans cette cole devenue de plus en plus dogmatique (le succs aidant) se commet couramment ce sophisme fondamental : l'espace d'origine philosophico-pistmologique se ftichise et le mental enveloppe le social avec le physique. Si certains de ces auteurs souponnent l'existence ou l'exigence d'une mdiation ( 1 1 ), la plupart sautent sans autre forme de procs du mental au social.

    Un fort courant idologique (qui tient fortement sa propre scienti- ficit) exprime, de faon admirablement inconsciente, les reprsentations dominantes, donc celles de la classe dominante, peut-tre en les contournant ou dtournant. Une certaine pratique thorique engendre un espace mental, illusoirement extrieur l'idologie. Par un invitable circuit ou cercle, cet espace mental devient son tour le lieu d'une pratique thorique distincte de la pratique sociale, qui s'rige en axe, pivot ou centre

    (8) La linguistique cartsienne, VA. du Seuil, 1969. (9) L'enjeu des signes, VA. du Seuil, 1971, p. 13. (10) Il atteint d'autres auteurs, en eux-mmes ou travers les prcdents. R. Barthes parle de

    J. Lacan en ces termes : Sa topologic n'est pas celle du dedans et du dehors, encore moins du haut et du bas, mais plutt d'un avers et d'un revers mouvants, dont le langage ne cesse prcisment d'changer les rles et de tourner les surfaces autour de quelque chose qui se transforme et pour commencer, n'est pas (Critique et vrit, p. 27).

    (11) Ce n'est pas le cas de Cl. Lvi-Strauss qui dans toute son uvre identifie le mental et le social par la nomenclature (des rapports d'change) des les dbuts de la socit. Par contre, J. Derrida en plaant la graphie devant la phonie , l'criture devant la voix, ou J. Kristeva en appelant au corps, cherchent une transition (l'articulation) entre l'espace mental pralablement pos par eux, donc prsuppos et l'espace physico-social.

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    du Savoir (12). Double avantage pour la culture existante: elle semble tolrer et mme favoriser la vracit et dans cet espace mental se passent beaucoup de petits vnements utilisables soit positivement soit polmi- quement. Que cet espace mental se rapproche singulirement de celui o oprent, dans le silence des cabinets, les technocrates, on y reviendra plus loin (13). Quant au Savoir ainsi dfini partir de l'pistmologie, et plus ou moins finement discern de l'idologie ou de la science en mouvement, ne descendrait-il pas en ligne directe du Concept hglien et de ses noces avec la Subjectivit, hritire de la grande famille cartsienne ?

    L'identit quasi-logique prsuppose entre l'espace mental (celui des mathmaticiens et des philosophes de l'pistmologie) creuse l'abme entre ces trois termes : le mental, le physique, le social. Si quelques funambules franchissent le prcipice, donnant un beau spectacle et un joli frisson aux spectateurs, en gnral la rflexion dite philosophique, celle des philosophes spcialiss, n'essaie mme plus le sal to mortale . Aperoivent-ils encore le trou ? Ils dtournent les yeux. La philosophie professionnelle abandonne la problmatique actuelle du savoir et la thorie de la connaissance pour le repliement rducteur sur le savoir absolu, ou prtendu tel, celui de l'histoire de la philosophie et des sciences. Un tel savoir se sparerait et de l'idologie et du non-savoir, c'est--dire du vcu . Impossible effectuer, cette sparation a l'avantage de ne pas gner un banal consensus , que l'on vise implicitement . Qui refuserait le Vrai ? Chacun sait, ou croit savoir, de quoi il retourne quand on entame un discours sur la vrit, l'illusion, le mensonge, l'apparence et la ralit.

    I. 4 - La rflexion pistmologico-philosophique n'a pas donn un axe une science qui se cherche depuis longtemps travers un nombre immense de publications et travaux : la science de l'espace. Les recherches aboutissent soit des descriptions (sans atteindre le moment analytique, encore moins thorique), soit des fragmentations et dcoupages de l'espace. Or beaucoup de raisons induisent penser que descriptions et dcoupages n'apportent que des inventaires de ce qu'il y a dans l'espace, au mieux un discours sur l'espace, jamais une connaissance de l'espace. Faute d'une connaissance de l'espace, on transfre au discours, au langage comme tel, c'est--dire l'espace mental, une bonne part des attributions et proprits de l'espace social.

    La smiologie pose quelques questions dlicates, dans la mesure mme o cette connaissance inacheve s'tend et ne connat pas ses limites, de sorte qu'il faut, non sans difficult, les lui assigner. Si l'on applique des espaces (urbains par exemple) des codes labors partir de textes littraires, une telle application reste descriptive ; il n'est pas difficile de le montrer. Que l'on

    (12) Cette prtention transpire chaque chapitre du recueil dj cit: Panorama des sciences humaines.

    (13) Cf. H. Lefebvre : Vers le Cybernanthrope, Rd. Denoel, 1972.

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    s'efforce de construire ainsi un codage une procdure dcryptant l'espace social ne risque-t-on pas de rduire celui-ci un message, et sa frquentation une lecture ? Ce qui lude l'histoire et la pratique. Cependant, n'y eut-il pas jadis, entre le XVIme (la Renaissance et la ville de la Renaissance) et le XIXme sicles, un code la fois architectural, urbanistique, politique, langage commun aux habitants des campagnes et des villes, aux autorits, aux artistes, permettant non seulement de lire un espace mais de le produire ? Si ce code a exist, comment fut-il engendr ? O, comment, pourquoi a-t-il disparu ? Ces questions doivent trouver par la suite leur rponse.

    Quant aux dcoupages et fragmentations, ils vont jusqu' l'indfini. Et l'indfinissable. D'autant que le dcoupage passe pour une technique scientifique (une pratique thorique ) permettant de simplifier et de discerner des lments dans les flux chaotiques des phnomnes. Laissons de ct pour l'instant l'application des topologies mathmatiques. Que l'on coute les comptences discourir sur l'espace pictural, sur l'espace de Picasso, sur l'espace des Demoiselles d'Avignon et de Guernica. D'autres comptences parlent de l'espace architectural, ou de l'espace plastique, ou de l'espace littraire, au mme titre que du monde de tel crivain, de tel crateur. Les crits spcialiss informent leurs lecteurs sur toutes sortes d'espaces prcisment spcialiss : espaces de loisir, de travail, de jeux, des transports, d'quipements, etc. Certains n'hsitent pas parler d' espace malade ou de maladie de l'espace , d'espace fou ou d'espace de la folie. Il y aurait, les uns au-dessus des autres (ou les uns dans les autres), une multiplicit indfinie d'espaces : gographiques, conomiques, dmographiques, sociologiques, cologiques, politiques, commerciaux, nationaux, continentaux, mondiaux. Sans oublier l'espace de la nature (physique), ceux des flux (les nergies), etc.

    Avant de rfuter en dtail et prcisment telle ou telle de ces procdures, admises sous couleur de scientificit , voici une remarque pralable : la multiplicit indfinie des descriptions et dcoupages les rend suspects. Ne vont-ils pas dans le sens d'une tendance trs forte, dominante peut-tre, au sein de la socit existante (du mode de production) ? Dans ce mode de production, le travail de la connaissance, comme le travail matriel, se divise sans fin. De plus, la pratique spatiale consiste en une projection sur le terrain de tous les aspects, lments et moments de la pratique sociale, en les sparant, et cela sans abandonner un instant le contrle global, savoir l'assujettissement de la socit entire la pratique politique, au pouvoir d'Etat. Comme on le verra, cette praxis implique et approfondit plus d'une contradiction, mais ce n'est pas encore le lieu de les noncer. Si cette analyse se confirme, la science de l'espace cherche :

    a) quivaut l'emploi politique ( no-capitaliste , s'il s'agit de l'Occident) du savoir, dont on sait qu'il s'intgre aux forces productives d'une faon de plus en plus immdiate , et de faon mdiate aux rapports sociaux de production ;

    b) implique une idologie masquant cet usage, ainsi que les conflits inhrents l'emploi intress au plus haut degr d'un savoir en principe

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    dsintress, idologie qui ne porte pas son nom et se confond avec le savoir pour ceux qui acceptent cette pratique ;

    c) contient au mieux une utopie technologique, simulation ou programmation du futur (du possible) dans les cadres du rel, c'est--dire du mode de production existant. Opration s'accomplissant partir d'un savoir intgr- intrgrateur dans le mode de production. Cette utopie technologique, qui remplit les romans de science-fiction, se retrouve dans tous les projets concernant l'espace : architecturaux, urbanistiques, planificateurs.

    Ces propositions devront par la suite s'expliciter, s'tayer d'arguments, se dmontrer. Si elles se vrifient, c'est en premier lieu qu'il y a vrit de l'espace (analyse suivie d'un expos apportant cette vrit globale) et non pas constitution ou construction d'un espace vrai, soit en gnral comme le pensent les pistmologues et philosophes, soit particulier comme l'estiment les spcialistes de telle ou telle discipline scientifique concernant l'espace. En second lieu, cela veut dire qu'il faut inverser la tendance dominante, celle qui va vers la fragmentation, la sparation, l'miettement, subordonns un centre ou pouvoir central, effectu par le savoir au nom du pouvoir. Ce renversement ne peut s'accomplir sans difficults ; il ne suffit pas, pour l'oprer, de substituer des proccupations globales aux ponctuelles . On peut supposer qu'il mobilisera beaucoup de forces. Il conviendra de le motiver, de l'orienter au cours de son excution elle-mme, tape par tape.

    I. 5 - Peu de gens aujourd'hui refuseraient d'admettre l'influence des capitaux et du capitalisme dans les questions pratiques concernant l'espace, de la construction d'immeubles la rpartition des investissements et la division du travail sur la plante entire. Mais qu'entendent-ils par capitalisme et par influence ? Les uns se reprsentent l'argent et ses capacits d'intervention, ou l'change commercial, la marchandise et sa gnralit, puisque tout s'achte et se vend. D'autres se reprsentent plus nettement les acteurs des drames : socits nationales et multinationales, banques, promoteurs, autorits. Chaque agent susceptible d'intervenir aurait son influence . On met ainsi entre parenthses la fois l'unit du capitalisme et sa diversit, donc ses contradictions. On en fait tantt une simple somme d'activits spares, tantt un systme constitu et clos, cohrent parce qu'il dure et du seul fait qu'il dure. Or le capitalisme se compose de beaucoup d'lments. Le capital foncier, le capital commercial, le capital financier interviennent dans la pratique, chacun avec des possibilits plus ou moins grandes, son heure, non sans conflits entre les capitalistes de mme espce ou d'une autre. Ces diverses races de capitaux (et de capitalistes) composent, avec les divers marchs qui s'enchevtrent, celui des marchandises, celui de la main-d'uvre, celui des connaissances, celui des capitaux eux-mmes, celui du sol, le capitalisme.

    Certains oublient facilement que le capitalisme a encore un autre aspect, li certes au fonctionnement de l'argent, des divers marchs, des rapports sociaux de production, mais distinct parce que dominant : Vhgmonie d'une

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    classe. Le concept d'hgmonie introduit par Gramsci pour prvoir le rle de la classe ouvrire dans la construction d'une autre socit, permet encore d'analyser l'action de la bourgeoisie, en particulier dans ce qui concerne l'espace. Le concept d'hgmonie affine celui, un peu lourd et brutal, de dictature du proltariat aprs celle de la bourgeoisie. Il dsigne beaucoup plus qu'une influence, et mme que l'emploi perptuel de la violence rpressive. L'hgmonie s'exerce sur la socit entire, culture et savoir inclus, le plus souvent par personnes interposes : les politiques, personnalits et partis, mais aussi beaucoup d'intellectuels, de savants. Elle s'exerce donc sur les institutions et sur les reprsentations. Aujourd'hui, la classe dominante maintient son hgmonie par tous les moyens, y compris le savoir. Le lien entre savoir et pouvoir devient manifeste, ce qui n'interdit en rien la connaissance critique et subversive et dfinit au contraire la diffrence conflictuelle entre le savoir au service du pouvoir et le connatre qui ne reconnat pas le pouvoir (14).

    Comment l'hgmonie laisserait-elle de ct l'espace ? celui-ci ne serait-il que le lieu passif des rapports sociaux, le milieu de leur runification ayant pris consistance, ou la somme des procds de leur reconduction ? Non. On montrera plus loin le ct actif (opratoire, instrumental) de l'espace, savoir et action, dans le mode de production existant. Il sera montr que l'espace sert et que l'hgmonie s'exerce par le moyen de l'espace en constituant par une logique sous-jacente, par l'emploi du savoir et des techniques, un systme . En engendrant un espace bien dfini, l'espace du capitalisme (le march mondial) purifi de contradictions ? Non. S'il en tait ainsi, le systme pourrait lgitimement prtendre l'immortalit. Certains esprits systmatiques oscillent entre les imprcations contre le capitalisme, la bourgeoisie, les institutions rpressives, et la fascination, l'admiration perdues. Ils apportent, cette totalit non close ( tel point qu'elle a besoin de la violence), la cohsion qui lui manque, en faisant de la socit l'objet d'une systmatisation qu'ils s'acharnent fermer en l'achevant. Si c'tait vrai, cette vrit s'effondrerait. D'o proviendraient les mots, les concepts permettant de dfinir le systme ? Ils n'en seraient que les instruments.

    1. 6 - La thorie qui se cherche, qui se manque faute d'un moment critique et qui ds lors retombe vers le savoir en miettes, cette thorie peut se dsigner, par analogie, comme thorie unitaire . Il s'agit de dcouvrir ou d'engendrer l'unit thorique entre des champs qui se donnent sparment, de mme qu'en physique les forces molculaires, lectromagntiques, gravitationnelles. De quels champs s'agit-il ? D'abord du physique, la nature, le cosmos ensuite du mental (y compris la logique et l'abstraction formelle) enfin du social. Autrement dit, la recherche concerne l'espace

    (14) Ditterence conflictuelle et par consquent diffrentiante entre savoir et connatre, ce que dissimule M. Foucault dans son Archologie du savoir en ne les discernant qu'au sein d'un espace de jeu (p. 241) et par la chronologie, la rpartition dans le temps (p. 244 x 8 sq.).

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    logico-pistmologique, l'espace de la pratique sociale celui qu'occupent les phnomnes sensibles, sans exclure l'imaginaire, les projets et projections, les symboles, les utopies.

    L'exigence d'unit peut se formuler autrement, ce qui l'accentue. La pense reflexive tantt confond, tantt spare les niveaux que la pratique sociale discerne, posant ainsi la question de leurs rapports. L'habiter, l'habitation, l'habitat comme on dit, concernent l'architecture. La ville, l'espace urbain, relvent d'une spcialit : l'urbanisme. Quant l'espace plus large, le territoire (rgional, national, continental, mondial), il ressort d'une comptence diffrente, celle des planificateurs, des conomistes. Tantt donc ces spcialits rentrent les unes dans les autres, se tlescopant sous la frule d'un acteur privilgi, le politique. Tantt elles tombent les unes hors des autres, dlaissant tout projet commun et toute communaut thorique.

    Une thorie unitaire devrait mettre fin cette situation dont les prcdentes considrations n'puisent pas l'analyse critique.

    La connaissance de la nature matrielle dfinit des concepts au niveau le plus lev de gnralit et d'abstraction scientifique (dote d'un contenu). Mme si les connexions entre ces concepts et les ralits physiques correspondantes ne se dterminent pas encore, on sait que ces connexions existent et que les concepts et les thories qu'ils impliquent ne peuvent ni se confondre ni se sparer : l'nergie, l'espace, le temps. Ce que le langage commun nomme matire ou nature ou ralit physique ce dont les premires analyses distinguent et mme sparent les moments a retrouv une unit certaine. La substance de ce cosmos (ou de ce monde ) auquel appartiennent la terre et l'espce humaine avec sa conscience, cette substance pour employer le vieux vocabulaire de la philosophie, a des proprits qui se rsument en ces trois termes. Si quelqu'un dit nergie , il doit aussitt ajouter qu'elle se dploie dans un espace. Si quelqu'un dit espace , il doit aussitt dire ce qui se meut ou change. L'espace pris sparment devient abstraction vide ; et de mme l'nergie et le temps. Si d'un ct cette substance est difficile concevoir, encore plus imaginer au niveau cosmique, on peut aussi dire que son vidence crve les yeux : les sens et la pense ne saisissent qu'elle.

    La connaissance de la pratique sociale, la science globale de la ralit dite humaine, procderaient d'un modle emprunt la physique ? Non. Les tentatives en ce sens ont toujours abouti un chec (15). La thorie physique interdit la thorie des socits certaines dmarches, notamment la sparation des niveaux, des domaines et des rgions. Elle incite aux dmarches unitaires, qui rassemblent les lments pars. Elle sert de garde-fou, non de modle.

    La poursuite d'une thorie unitaire n'empche en rien, au contraire, les conflits l'intrieur de la connaissance, les controverses et les polmiques. Mme en physique et en mathmatiques ! Jusque dans la science que les

    (15) Y compris le modle emprunt par Cl. Lvi-Strauss la classification des lments par Mendelicv et la combinatoire gnralise.

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    philosophes croient pure parce qu'ils la purifient de ses moments dialectiques, il y a des mouvements conflictuels.

    Que l'espace physique n'ait aucune ralit sans l'nergie qui se dploie, cela semble acquis. Les modalits de ce dploiement, les relations physiques entre les centres, les noyaux, les condensations, et d'autre part les priphries, restent conjecturaux. La thorie de l'expansion suppose un noyau initial, une explosion primordiale. Cette unicit originelle du cosmos a soulev beaucoup d'objections, en raison de son caractre quasi thologique (thogo- nique). F. Hoyle lui oppose une thorie beaucoup plus complexe : l'nergie se dploie dans toutes les directions, l'infiniment petit comme l'infiniment grand. Un centre unique du cosmos, soit originel soit final, est inconcevable. L'nergie-espace-temps se condense en une multiplicit indfinie de lieux (espaces-temps locaux) (16).

    Dans la mesure o la thorie de l'espace dit humain peut se relier une thorie physique, ne serait-ce pas celle-ci ? L'espace se considre comme produit de l'nergie. Cette dernire ne peut se comparer un contenu occupant un contenant vide. Ce qui rcuse un causalisme et un finalisme imprgns d'abstraction mtaphysique. Le cosmos offre dj une multiplicit d'espaces qualifis, dont la diversit relve cependant d'une thorie unitaire, la cosmologie.

    Cette analogie a des limites. Il n'y a aucune raison pour aligner les nergies sociales sur les nergies physiques, les champs de force dites humaines sur les champs de forces physiques. Ce rductionnisme sera explicitement rfut, avec les autres rductionnismes. Toutefois, les socits humaines, pas plus que les corps vivants, humains ou non, ne peuvent se concevoir hors du cosmos (ou si l'on veut, du monde ) ; la cosmologie sans aborder leur connaissance ne peut les laisser de ct, tels un Etat dans l'Etat !

    I. 7 - Comment nommer la sparation qui maintient distance les uns hors des autres, les divers espaces : le physique, le mental, le social ? Distorsions ? Dcalage ? Coupure ? Cassure ? Le nom importe peu. Ce qui compte, c'est la distance qui spare l'espace idal , relevant des catgories mentales (logico-mathmatiques) de l'espace rel , celui de la^ pratique sociale. Alors que chacun implique, pose et suppose l'autre.

    Quel terrain de dpart choisir pour la recherche thorique qui luciderait cette situation en la surmontant ? La philosophie ? Non, car partie prenante et parti-pris dans la situation. Les philosophes ont contribu creuser l'abme, en laborant les reprsentations abstraites (mtaphysiques) de l'espace, entre autres, l'espace cartsien, le res extensa absolu, infini, attribut divin saisi d'une seule intuition parce qu'homogne (isotrope). On peut d'autant plus le regretter que la philosophie ses dbuts entretint d'troits rapports avec l'espace rel , celui de la cit grecque, liaison rompue par la suite. Cette remarque n'interdit pas le recours la philosophie,

    (16) F. Hoyle : Aux frontires de l'astronomie

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    ses concepts et conceptions. Elle interdit d'en partir. La littrature ? Pourquoi pas ? Les crivains ont beaucoup dcrit, notamment les lieux et les sites, Mais de quels textes ? Pourquoi ceux-ci plutt que ceux-l ? Cline emploie fort bien le discours quotidien pour dire l'espace parisien, les banlieues, l'Afrique. Platon dans le Critias et ailleurs a merveilleusement dcrit l'espace cosmique et celui de la cit, image du cosmos. Quincey, inspir, poursuivant dans les rues de Londres l'ombre de la femme rve, ou Baudelaire dans ses Tableaux parisiens, ont aussi bien parl de l'espace urbain que Victor Hugo ou Lautramont. Ds que l'analyse cherche l'espace dans les textes littraires, elle le dcouvre partout et de toute part : inclus, dcrit, projet, rv, spcul. De quels textes considrs comme privilgis pourrait partir une analyse c textuelle ? Puisqu'il s'agit de l'espace socialement rel , l'architecture et les textes la concernant seraient pus indiqus que la littrature, au dpart. Mais qu'est-ce que l'architecture ? Pour la dfinir, il faut avoir dj analys, puis expos l'espace.

    Ne pourrait-on partir de notions scientifiques gnrales, aussi gnrales que celle de texte, par exemple celles d'information et de communication, de message et de code, d'ensemble et de signes, notions en cours d'laboration ? Mais l'analyse de l'espace risquerait alors de s'enfermer dans une spcialit, ce qui ne rendrait pas compte des dissociations, ce qui les aggraverait. Ne reste que l'appel des notions universelles, relevant apparemment de la philosophie, en ne rentrant dans aucune spcialit. De telles notions existent- elles ? Ce que Hegel nommait Vuniversel concret a-t-il encore un sens ? Il faudra le montrer. Ds maintenant, il est possible d'indiquer que les concepts de la production et du produire prsentent l'universalit concrte rclame. Elabors par la philosophie, ils la dbordent. Si telle science spcialise, comme l'conomie poUtique, les accapara pendant une priode passe, ils chapprent cette usurpation. En reprenant le sens large qu'ils avaient dans certains textes de Marx, le produire et la production ont perdu quelque peu la prcision illusoire apporte par les conomistes. Leur reprise, leur mise en action, n'ira pas sans difficults. Produire l'espace , ces mots tonnent : le schma d'aprs lequel l'espace vide prexiste ce qui l'occupe garde encore beaucoup de force. Quels espaces ? Et qu'est-ce que produire en ce qui concerne l'espace ? Il faudra passer de concepts labors, donc formaliss, ce contenu sans tomber dans l'illustration et l'exemple, ces occasions de sophismes. C'est donc un expos complet de ces concepts, et de leurs rapports, d'une part avec l'extrme abstraction formelle (l'espace logico- mathmatique) et, de l'autre, avec le pratico-sensible et l'espace social, qu'il faudra donner ; autrement trait, l'universel concret se dissociera et retombera dans ses moments selon Hegel : le particulier (ici les espaces sociaux dcrits ou dcoups), le gnral (le logique et le mathmatique), le singulier (les lieux considrs comme naturels, dots seulement d'une ralit physique sensible).

    I. 8 - Chacun sait de quoi il retourne quand on parle d'une pice dans un appartement, du coin de la rue, de la place du march, du

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    centre commercial ou culturel, d'un lieu public, etc. Ces mots du discours quotidien discernent, sans les isoler, des espaces et dcrivent un espace social. Ils correspondent un usage de cet espace, donc une pratique spatiale qu'ils disent et composent. Ces termes s'enchanent suivant un certain ordre. Ne faut-il pas d'abord les inventorier (17), puis chercher quel paradigme leur donne une signification et selon quelle syntaxe ils s'organisent ?

    Ou bien ils constituent un code mconnu que la pense pourra reconstituer et promulguer. Ou bien la rflexion peut construire, en partant de ces matriaux (les mots) et de ce matriel (les oprations sur les mots) un code de l'espace.

    Dans les deux cas, la rflexion construirait un systme de l'espace . Or on sait par des expriences scientifiques prcises qu'un tel systme ne porte qu'indirectement sur l' objet et qu'en vrit il ne contient et ne concerne que le discours sur l'objet. Le projet qui s'esquisse ici n'a pas pour but de produire un (le) discours sur l'espace, mais de montrer la production de l'espace lui-mme, en runissant les divers espaces et les modalits de leur gense en une thorie.

    Ces brves remarques esquissent une rponse un problme qu'il faudra par la suite examiner avec soin pour savoir s'il est recevable ou s'il ne reprsente qu'une obscure interrogation sur les origines. Le langage prcde- t-i (logiquement, pistmologiquement, gntiquement) l'espace social, l'accompagne-t-il ou le suit-il ? En est-il la condition ou la formulation ? La thse de la priorit du langage ne s'impose pas ; les activits qui marquent le sol, qui laissent des traces, qui organisent des gestes et des travaux en commun, n'auraient-elles pas priorit (logique, pistmologique) sur les langages bien rgls, bien articuls ? Peut-tre faut-il dcouvrir quelques rapports encore dissimuls entre l'espace et le langage, la logicit inhrente l'articulation fonctionnant ds le dbut comme spatialit," rductrice du qualitatif donn chaotiquement avec la perception des choses (le pratico- sensible).

    Dans quelle mesure un espace se lit-il ? Se dcode-t-il ? L'interrogation ne recevra pas de sitt une rponse satisfaisante. En effet, si les notions de message, de code, d'information, etc., ne permettent pas de suivre la gense d'un espace (propositions nonces plus haut, qui attend arguments et preuves), un espace produit se dcrypte, se lit. Il implique un processus signifiant. Et mme s'il n'y a pas un code gnral de l'espace, inhrent au langage et aux langues, peut-tre des codes particuliers s'tablirent-ils au cours de l'histoire, entranant des effets divers ; de sorte que les sujets intresss, membres de telle ou telle socit, accdaient la fois leur espace et leur qualit de sujet agissant dans cet espace, le comprenant (au sens le plus fort de ce terme). .

    (17) Cf. Mator, L'espace humain, 1962 (et l'index lexicologique en fin du volume).

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    S'il y eut (sans doute partir du XVIme jusqu'au XIXme sicles) un langage codifi sur la base pratique d'un certain rapport entre la ville, la campagne et le territoire politique, fond sur la perspective classique et sur l'espace euclidien, pourquoi et comment cette codification a-t-elle clat ? Faut-il s'efforcer de reconstruire un tel langage commun aux divers membres de la socit : usagers et habitants, autorits, techniciens (architectes, urbanistes, planificateurs) ?

    La thorie ne peut se former et se formuler qu'au niveau d'un surcodage. La connaissance ne s'assimile que par abus un langage bien fait . Elle se situe au niveau des concepts. Elle ne consiste donc ni en un langage privilgi, ni en un mtalangage, mme si ces concepts conviennent la science du langage comme tel. La connaissance de l'espace ne peut s'enfermer au dpart dans ces catgories. Code des codes ? Si l'on veut, mais cette fonction au second degr de la thorie n'lucide pas grand-chose. S'il y eut des codes de l'espace caractrisant chaque pratique spatiale (sociale), si ces codifications ont t produites avec l'espace correspondant, la thorie devra exposer leur gense, leur intervention, leur dprissement. Le dplacement de l'analyse, par rapport aux travaux des spcialistes dans ce domaine, est clair : au lieu d'insister sur la rigueur formelle des codes, on dialectisera la notion. Elle se situera dans un rapport pratique et dans une interaction des sujets avec leur espace, avec leurs alentours. On tentera de montrer la gense et la disparition des codages-dcodages. On mettra en lumire les contenus : les pratiques sociales (spatiales) inhrentes aux formes.

    I. 9 - Le surralisme apparat aujourd'hui autrement qu'il ne parut voici un demi-sicle. Certaines prtentions ont disparu . La substitution de la posie la politique et la politisation de la posie, l'ide d'une rvlation transcendante. Cette cole littraire ne se rduit cependant pas la littrature (qu'initialement elle honnissait) donc un simple vnement littraire li l'exploration de l'inconscient (l'criture automatique), d'allure subversive au dbut, rcupr ensuite par tous les moyens : les gloses, les exgses et commentaires la gloire et la publicit, etc.

    Les principaux surralistes tentrent le dcryptage de l'espace intrieur et s'efforcrent d'clairer le passage de cet espace subjectif la matire, corps et monde extrieur, ainsi qu' la vie sociale. Ce qui confre au surralisme une porte thorique inaperue au dbut. Cette tentative d'unit annonant une recherche par la suite obscurcie, se dcle dans L'Amour fou d'Andr Breton. La mdiation de l'imaginaire et de la magie ( Ainsi pour faire apparatre une femme me suis-je vu ouvrir une porte, la fermer, la rouvrir quand j'avais constat que c'tait insuffisant, glisser une lame dans un livre choisi au hasard aprs avoir postul que telle ligne de la page de gauche ou de droite devait me renseigner d'une manire plus ou moins indirecte sur ses dispositions, me confirmer sa venue imminente ou sa non-venue puis recommencer dplacer les objets, chercher les uns par rapport aux autres leur faire occuper des positions insolites, etc. Cf. L'Amour fou,

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    d. originale, p. 23), cette tranget n'enlve rien la valeur annonciatrice de l'uvre (18). Toutefois, les limites de l'chec de cette tentative potique peuvent aussi se montrer. Non qu'il manque la posie surraliste une laboration conceptuelle en exhibant le sens (les textes thoriques, manifestes et autres, du surralisme ne manquent pas et l'on peut mme se demander ce qui reste du surralisme sans cette surcharge). Les dfauts inhrents cette posie vont plus profond. Elle privilgie le visuel au del du voir, se met rarement l'coute et curieusement nglige le musical dans le dire et plus encore dans la vision centrale. C'est comme si tout coup la nuit profonde de l'existence humaine tait perce, comme si la ncessit naturelle consentant ne faire qu'un avec la ncessit logique, toutes choses taient livres la transparence totale... (idem p. 6).

    Le projet hglien d'origine (selon A. Breton lui-mme, cf. p. 61) ne se poursuit qu'au cours d'une surcharge affective, donc subjective, de l'objet (aim) par une surexaltation des symboles. Postulant sans trop le dire et sans le montrer la fin hglienne de l'histoire dans et par leur posie, les surralistes n'apportaient qu'un mtalangage lyrique de l'histoire, une fusion illusoire du sujet avec l'objet dans un mtabolisme transcendental. Mtamorphose verbale, anamorphose, anaphorisation du rapport entre les sujets (les gens) et les choses (le quotidien), les surralistes donc surchargeaient le sens et ne changeaient rien. Car ils ne pouvaient passer de l'change (des biens) l'usage, par la seule vertu du langage.

    Comme celle des surralistes, l'uvre de G. Bataille apparat aujourd'hui dans une autre lumire qu'au temps de sa vie. N'aurait-il pas voulu, lui aussi (entre autres desseins) joindre l'espace de l'exprience intrieure l'space de la nature physique (au-dessous de la conscience : l'arbre, le sexe, l'acphale), et l'espace social (celui de la communication, de la parole). Comme les surralistes mais sur une autre voie que la synthse image, G. Bataille jalonna le trajet entre le rel, l'infra-rel et le supra-rel. Quelle voie ? Celle trace par Nietzsche, l'ruptif, le disruptif. G. Bataille accentue les carts, creuse les gouffres au lieu de les combler ; puis jaillit l'clair de l'intuition-intention explosive qui va d'un bord l'autre, de la terre au soleil, de la nuit au jour, de la vie la mort. Mais aussi du logique Mitrologique, du, normal l'htro-nomique). L'espace entier, mental, physique et social, se saisit tragiquement. S'il y a centre et priphrie, le centre a sa ralit tragique, celle du sacrifice,, de la violence, de l'explosion. La priphrie galement, sa manii .;.

    A l'oppos, trs exactement, des surralistes et de G. Bataille, la mme poque, un thoricien de la technique entrevoyait une thorie unitaire de l'espace. J. Lafitte, trop oubli, confiait une mcanologie , science gnrale des dispositifs techniques, l'exploration de la ralit matrielle, de la connaissance, de l'espace social (19). J. Lafitte poursuivait certaines recher-

    (18) Mme apprciation, aprs tant d'annes, pour beaucoup de posies d'Eluard. (19) Cf. Re flexions sur la science des machines, paru en 1932, republi en 1972 (Vrin, Paris, avec

    une prface de J. Guillerme).

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    ches de Marx rsumes par K. Axelos (20). Il ne disposait pas des lments et concepts indispensables, ignorant l'informatique et la cyberntique, et par consquent la diffrence entre machines information et machines nergies massives. L'hypothse unitaire n'en est pas moins actualise par J. Lafitte, avec une rigueur caractristique de l'idologie technocratico-fonctionnalo- structuraliste, rigueur qui aboutit aux propositions les plus risques, des enchanements conceptuels dignes de la science-fiction. C'est l'utopie technocratique ! Ainsi cet auteur introduit commes explicatives de l'histoire, des analogies entre les machines passives , donc statiques, et l'architecture ainsi que les vgtaux, tandis que les machines actives , plus dynamiques, plus rflexes , correspondraient aux animaux. A partir de ces concepts, J. Lafitte construit des sries volutives occupant l'espace ; il reproduit audacieusement la gense de la nature, de la connaissance, de la socit : A travers le dveloppement harmonieux de ces trois grandes coupures, sries la fois divergentes et complmentaires (op. cit. p. 92 et sq.).

    L'hypothse de J. Lafitte en annonait beaucoup d'autres, du mme genre. Cette pense reflexive de la technicit met en avant l'explicit, le dclar non pas seulement le rationel, mais l'intellectuel, en cartant d'emble le latral, l'htro-logique, ce qui se dissimule dans la praxis, et du mme coup la pense qui dcouvre ce qui se dissimule. Comme si tout, dans l'espace de la pense et du social, se rduisait la frontalit, au face-- face .

    I. 10 - S'il est exact que la recherche d'une thorie unitaire de l'espace (physique, mental, social) se profila voici quelques dizaines d'annes, pourquoi et comment l'a-t-on abandonne ? Parce que trop vaste, mergeant d'un chaos de reprsentations, les unes potiques, subjectives, spculatives, les autres marques du tampon de la positivit technique? Ou bien parce que strile ? ...

    Pour comprendre ce qui s'est pass, il faut remonter jusqu' Hegel, cette place de l'Etoile domine par le Monument philosophico-politique. Selon l'hglianisme, le Temps historique engendre l'Espace o s'tend et sur lequel rgne l'Etat. L'histoire ne ralise pas l'archtype de l'tre raisonnable dans un individu, mais dans un ensemble cohrent d'institutions, de groupes et de systmes partiels (le droit, la morale, la famille, la ville, le mtier, etc.) occupant un territoire national domin par un Etat. Le Temps donc se fige et se fixe dans la rationalit immanente l'espace. La fin hglienne de l'histoire n'entrane pas la disparition du produit de l'historicit. Au contraire : ce produit d'une production anime par la connaissance (le concept) et oriente par la conscience (le langage, le logos), ce produit ncessaire affirme sa suffisance. Il persvre dans l'tre par sa propre puissance. Ce qui disparat, c'est l'histoire, qui se change d'action en mmoire, de production en contemplation. Le Temps ? Il n'a plus de sens, domin par la rptition,

    (20) Marx, penseur de la technique, Editions de Minuit, 1961.

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    la circularit, l'instauration d'un espace mobile, lieu et milieu de la Raison accomplie. .

    Aprs cette ftichisation de l'espace aux ordres de l'Etat, la philosophie, et l'activit pratique ne peuvent que tenter la restauration du temps (21). Avec force, chez Marx qui restitue le temps historique comme temps de la rvolution. Avec finesse mais d'une manire abstraite et incertaine parce que spcialise, chez Bergson (dure psychique, immdiatet de la conscience), dans la phnomnologie husserlienne (flux hracliten des phnomnes, subjectivit de l'Ego), et dans une ligne de philosophes (22).

    Dans l'hglianisme anti-hglien de G. Lukcs, l'espace dfinit la rifi- cation, ainsi que la fausse conscience. Le temps retrouv, domin par la conscience de classe qui s'lve jusqu'au point sublime o elle saisit d'un coup d'il les mandres de l'histoire, brise la primaut du spatial (23).

    Seul Nietzsche, a maintenu le primat de l'espace et la problmatique de la spatialit : rptition, circularit, simultanit de ce qui apparat divers dans le temps et nat de temps divers. Dans le devenir, mais contre le flux du temps, lutte toute forme dfinie, pour s'tablir, pour se maintenir, qu'elle relve du physique, du mental, du social. L'espace nietzschen n'a plus rien de commun avec l'espace hglien, produit et rsidu du temps historique. Je crois l'espace absolu qui est le substrat de la force, la dlimite, la modle . L'espace cosmique contient de l'nergie, des forces, et en procde. Comme l'espace terrestre et social. O est l'espace est l'tre (24). Les relations entre la force (l'nergie), le temps et l'espace font problme. Par exemple, on ne peut ni concevoir un commencement (une origine) ni s'abstenir de le penser. L'interrompu et le successif concordent , ds que s'carte l'activit d'ailleurs indispensable qui diffre et marque les diffrences. Une nergie, une force, ne se constatent que par des effets dans l'espace, bien qu'en soi (mais comment saisir en soi , par l'intellect analytique, une ralit quelconque, nergie, temps, espace ? ), les forces diffrent de leurs effets. De mme que l'espace nietzschen n'a rien de commun avec l'espace hglien, de mme, le temps nietzschen, thtre de la tragdie universelle, espace-temps de la mort et de la vie, cyclique, rptitif, n'a rien de commun avec le temps marxiste, historicit pousse en avant par les forces productives, orientes de faon satisfaisante (optimiste) par la rationalit industrielle, proltarienne, rvolutionnaire.

    Or, qu'advient-il dans la seconde moiti du XXme sicle laquelle nous assistons :

    (21) Cf. H. Lefebvre, La fin de l'histoire, Ed.de Minuit, 1970, aussi les tudes d'A. Kojve sur Hegel et l'hglianisme.

    (22) A laquelle se rattachent M. Merleau-Ponty et G. Deleuze (Anti-Oedipe, p. 114). (23) Cf. J. Gabel, La fausse conscience, Ed.de Minuit, 1962, p. 193 et sq. Et, bien entendu,

    G. Lukcs, Histoire et conscience de classe (24) Recueil intitul ( tort) Volont de puissance, tr. G. Bianquis, Gallimard, 1935, fragments 315,

    316 et sq.

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    a) l'Etat se consolide l'chelle mondiale. Il pse sur la socit (les socits) de tout son poids ; il planifie, il organise rationnellement la socit avec la contribution des connaissances et des techniques, imposant des mesures analogues, sinon homologues, quelles que soient les idologies politiques, le pass historique, l'origine sociale des gens au pouvoir. L'Etat crase le temps en rduisant les diffrences des rptitions, des circularits (baptises quilibre , feed-back , rgulations , etc.) L'espace l'emporte selon le schma hglien. Cet Etat moderne se pose et s'impose comme centre stable, dfinitivement, des socits et des espaces (nationaux). Fin et sens de l'histoire, comme l'avait entrevu Hegel, il aplatit le social et le culturel . Il fait rgner une logique qui met fin aux conflits et contradictions. Il neutralise ce qui rsiste : castration, crasement. Entropie sociale ? Ex-croissance monstrueuse devenue normalit ? Le rsultat est l.

    b) Cependant les forces bouillonnent dans cet espace. La rationalit de l'Etat, des techniques, des plans et programmes, suscite la contestation. La violence subversive rplique la violence du pouvoir. Guerres et rvolutions, checs et victoires, affrontements et remous, le monde moderne correspond la vision tragique de Nietzsche. La normalit tatique impose aussi la perptuelle transgression. Le temps ? Le ngatif ? Ils surgissent explosi- vement. Leur ngativit nouvelle, tragique, se manifeste : la violence incessante. Les forces bouillonnantes soulvent le couvercle de la marmite : l'Etat et son espace. Les diffrences n'ont jamais dit leur dernier mot. Vaincues, elles survivent. Elles se battent parfois frocement pour s'affirmer et se transformer travers l'preuve.

    c) La classe ouvrire, elle non plus, n'a pas dit son dernier mot ; elle poursuit son trajet, tantt souterrain, tantt ciel ouvert. On ne se dbarrasse pas facilement de la lutte de classes qui a pris des formes multiples, diffrentes du schma appauvri qui porte ce nom et qui ne se trouve pas chez Marx bien que ses porteurs s'en rclament. Il se peut que, dans un quilibre mortel, l'opposition de la classe ouvrire la bourgoisie ne parvienne pas l'antagonisme, de sorte que la socit priclite, l'Etat pourrissant sur place ou se raffermissant convulsivement. Il se peut que la rvolution mondiale clate aprs une priode de latence ou la guerre plantaire l'chelle du march mondial. Il se peut... Tout se passe comme si les travailleurs, dans les pays industriels, ne prenaient ni la voie de la croissance et de l'accumulation indfinies, ni celle de la rvolution violente menant l'Etat sa disparition, mais celle du dprissement du travail lui-mme. La simple inspection des possibles montre que la pense marxiste n'a pas disparu et ne peut disparatre.

    La confrontation entre les thses et hypothses de Hegel, Marx, Nietzsche, commence. Non sans peine. Quant la pense philosophique et la rflexion sur l'espace et le temps, elle s'est scinde. D'un ct, voici la philosophie du temps, de la dure, elle-mme disperse en rflexions et valorisations partielles : le temps historique, le temps social, le temps psychique, etc. De l'autre ct, voici la rflexion pistmologique qui construit son

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    espace abstrait et rflchit sur les espaces abstraits (logico-mathmatiques). La plupart des auteurs, sinon tous, s'installent assez confortablement dans l'espace mental (donc no-kantien ou no-cartsien), prouvant ainsi que la pratique thorique se rtrcit la rflexion go-centrique de l'intellectuel occidental spcialis, et par la suite la conscience entirement spare (schizode).

    Faire clater cette situation. A propos de l'espace, poursuivre la confrontation entre les ides et propositions qui clairent le monde moderne, mme si elles ne le guident pas. Prendre ces propositions non comme des thses ou hypothses isoles, comme des penses qu'ensuite l'on tudie, mais comme des figures annonciatrices, situes l'ore de la modernit (25). Tel est le dessein de cet ouvrage sur l'espace.

    (25) En annonant ds maintenant les couleurs, voici (sans trop d'ironie) quelques sources : les ouvrages de Charles Dodgson (pseudonyme : Lewis Carroll), plutt Symbolic Logic, The game of logic et Logique sans peine que Through the looking glass, Alice in Wonderland, Le jeu des perles de verre, de Hermann Hesse, notamment p. 126 et sq. de la traduction, sur la thorie du jeu et de son rapport double avec le langage et l'espace, espace du jeu, espace o se droule le jeu, la Castalie. Hermann Weyl : Symtrie et mathmatique moderne, 1952, tr. fr. Flammarion, 1964 ; de Nietzsche, cf. Das Philosopher Buch, surtout les fragments sur le langage et l'introduction thortique sur la vrit et le mensonge , p. 185 de la traduction. Observation importante : les textes cits prcdemment ici et plus loin ne prennent leur sens qu'en liaison avec la pratique spatiale et ses niveaux : planification, urbanisme , architecture.

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