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INTRODUCTION
Les peines radicales : Construction et « invisibilisation » d’un paradoxe
Italo Mereu est né en 1921 en Sardaigne et il est décédé en 2009 à Florence. Je n’ai pas
eu la chance de le connaître. Il enseigna longtemps l'histoire du droit criminel italien à
l'Université de Ferrare, à l'Université Carlo-Cattaneo de Castellanza et à la Libera Università
Internazionale degli Studi Sociali Guido Carli à Rome. Dès les premières lignes de son essai, le
lecteur va percevoir le ton d’un historien du droit politiquement engagé et doté d’humour en
dépit de la gravité du problème qu’il traite. Cependant, le lecteur ne doit pas se laisser tromper
par ce ton engagé. Son engagement politique ne l’amène à faire aucun compromis sur la qualité
et l’impartialité de sa recherche : sa réflexion ne se laisse pas guider par la protestation.
Dans cette introduction à son essai, La mort comme peine, qui a été publié pour la
première fois en Italie en 1982, mon premier objectif est de donner quelques pistes pour sa
lecture. Je vais attirer l’attention sur son concept central, « la mort qui condamne » et sur
quelques-unes de ses intuitions fondamentales. Mon deuxième objectif, complémentaire au
premier, est celui de développer certains aspects de sa démonstration qui ont pris une forme plus
elliptique. Ceci me permettra peut-être de faire ressortir davantage ce qu’il me semble vouloir
nous transmettre dans ce travail. Je désignerai le thème central de sa recherche par les
expressions synonymes le paradoxe de la mort qui condamne, le paradoxe des peines
radicales ou encore par le paradoxe du sacrifice. Ces expressions deviendront plus claires par la
suite. Comme nous le verrons, le concept de « la mort qui condamne » inclut aussi bien la peine
de mort que la peine perpétuelle et les très longues peines et sentences d’incarcération, celles qui
restent radicalement indifférentes à l’inclusion (ou à la vie) sociale des individus condamnés.
Bien sûr, il y a d’autres lectures possibles de cette recherche de Mereu. Impossible de tout
couvrir. Qu’il suffise de signaler ici le travail de Maurizio Vito (2006) qui attache les
contributions historiques de Mereu aux réflexions de Derrida sur l’autorité de la loi pour les
appliquer à la notion d’état d’exception et de raison d’État.
Il ne s’agit donc pas ici de comparer le travail de Mereu à d’autres études subséquentes
sur la peine de mort1. Rappelons simplement que ce thème a connu un regain considérable
1 Le lecteur intéressé pourra consulter avantageusement à cet égard les ouvrages suivants et les références qui y sont mentionnées : Bastien (2011), Taïeb (2011), Garland (2010), Neder (2009), Pires et Garcia (2007), Zimring (2003), Forst (1999); Toscano (1999); Toussaint (1999); Sauvageau (1998); Evans (1996); Hood (1996).
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d’intérêt depuis les années 2000 à la suite de l’abolition de la peine de mort dans plusieurs pays
occidentaux au cours de la deuxième moitié du XXe siècle (Allemagne, Angleterre, Belgique,
Canada, France, État du Vatican, etc.). Que le lecteur soit néanmoins rassuré : ce livre s’inscrit
parmi ceux sur la peine de mort qui nous amènent à réfléchir et ne répète pas ce qui a déjà été dit.
Dans la première partie, je présenterai le concept clé de la mort qui condamne ou de la
mort comme peine, deux expressions interchangeables. Comme je l’ai dit, j’adopterai aussi
l’expression peines radicales comme équivalente pour faciliter certaines formulations et laisser
transparaître la portée générale de ce concept. Le but principal de la deuxième partie est de
préparer la troisième dans laquelle je développe la théorie de l’homicide licite de saint Thomas
d’Aquin mis en exergue par Mereu. Il considère, à juste titre, que la reproduction des pratiques
législatives et prétoriennes des peines radicales est grandement redevable au rôle joué par cette
théorie dans la culture politique et juridique occidentale. En effet, elle va nous enseigner l’art
d’affirmer en même temps une chose de façon absolue et son contraire sans que les deux termes
de la communication puissent être observés comme incompatibles l’un avec l’autre. Ainsi, à la
suite de cette théorie, nous serons en mesure de dire que « Personne ne peut enlever
volontairement la vie d’un semblable sauf les autorités après un procès avec des garanties
juridiques » sans y voir aucune contradiction ou paradoxe entre les contenus des deux énoncés
(ou les deux parties de l’énoncé). La quatrième partie va tenter de montrer que ce que Mereu
découvre au cours de sa recherche peut être décrit théoriquement à l’aide du concept de paradoxe
même s’il ne le fait pas directement lui-même.
I. Le concept de « la mort qui condamne » ou de « la mort comme peine »
Le concept de la mort qui condamne va servir de fil conducteur à la recherche de Mereu.
Pour indiquer son sens, il fera usage de deux distinctions. La première est explicite et sépare les
études sur la peine de mort de celles sur la mort qui condamne. La deuxième reste implicite et
distingue entre les peines qui sont radicalement indifférentes à la vie sociale du condamné et les
peines qui tiennent compte de la vie sociale du condamné. Examinons-les successivement.
1. D’entrée de jeu, Mereu distingue entre deux types de recherches sur le thème de la peine
de mort pour préciser le genre de contribution qu’il souhaite faire. D’un côté, il place les
recherches sur l’exécution capitale. Celles-ci vont s’intéresser surtout à la description de cette
pratique sociale. Dans certains cas, la description faite peut accorder une place centrale au
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schéma condamnation/exécution afin d’observer le nombre de condamnations et la fréquence
effective des exécutions et leur distribution dans l’espace et dans le temps. Dans d’autres cas,
elle s’interroge sur les formes concrètes que prendra la peine de mort, sur la réception de cette
peine auprès du public, etc. Mereu semble inclure aussi dans ce groupe les essais rédigés
strictement en fonction d’une prise de position juridique à l’égard de cette peine (pour/contre).
C’est dans la face des études sur la mort qui condamne que Mereu inclut son essai. Celles-ci
s’intéressent davantage, entre autres exemples, aux questions suivantes: Quand, pour quels
intérêts et comment en sommes-nous venus à institutionnaliser la peine de mort dans la
législation occidentale ? Comment a été-t-il possible de conserver ces peines radicales en
Occident pour une aussi longue durée ?
2. La deuxième distinction va décentrer l’objet de la recherche par rapport à la peine de
mort (exécution capitale) et élargir, par conséquent, le concept de mort qui condamne. Mereu
observe évidemment que la condamnation d’un individu à la mort physique met un terme radical
à sa relation avec les autres. C’est, d’ailleurs, ce que reconnaît ouvertement un juriste anglais
renommé du XIXe siècle, James Fitzjames Stephen, cité par la Cour suprême américaine :
« Lorsqu'un homme est pendu, nos relations avec lui prennent fin. Son exécution est une manière de communiquer « Vous n’êtes pas fait pour ce monde, allez donc tenter votre chance ailleurs » » (Stephen, « Capital Punishments », Fraser’s Magazine, 1864, 69, 753-763, cité dans United States Supreme Court, Furman v. Georgia, 1972).
Cependant, Mereu observe aussi qu'il y a d’autres manières de punir qui aboutissent
sensiblement à des conséquences voisines ou semblables : la peine perpétuelle ou de très longues
peines d’emprisonnement. C’est que l’exclusion sociale ici est tellement radicale par rapport à la
durée de vie des individus que la vie se trouve à être réduite presque exclusivement à son
expression «biopsychologique» élémentaire. Mereu signale ainsi que la perpétuité ne peut pas
être observée à proprement parler comme une alternative à la peine de mort, sauf dans le sens
très faible d’une autre méthode qui n’arrive pas à toucher au cœur du problème. On aurait alors
quelque chose comme la mort avec supplice, la mort sans supplice par pendaison, guillotine,
chaise électrique, etc., et ce que Mereu appellera, en s’inspirant de son matériel empirique, la
« mort à petit feu » 2; bref, différentes « alternatives » pour donner la mort.
À cet égard, Mereu constate qu’au moins depuis le XVIe siècle, quelque chose
d’énigmatique est en train de se produire dans notre culture en matière criminelle : la peine 2 Mereu emploie aussi d’autres expressions comme « homicide au ralenti ».
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perpétuelle, sous la forme de travaux forcés, commence à être observée à la fois comme
préférable à la peine de mort (avec supplice) et comme étant plus dure que celle-ci. Il y a
différentes raisons qui expliquent cette préférence, mais il est clair qu’elles ne relèvent pas du
fait que la peine perpétuelle soit perçue comme moins sévère :
« Aujourd’hui les peines ne sont que carnage […] Si au lieu de cela on les condamnait aux travaux forcés en faveur de l’État et s’ils purgeaient une peine qui les condamne à vie, ils subiraient ainsi une punition plus forte, plus exemplaire pour les autres [théorie de la dissuasion] et cela serait de quelque utilité publique » (Alciate, 1548, cité par Mereu).
Au XVIIIe siècle, Beccaria (1764) va reprendre ce discours et présenter la peine
perpétuelle comme étant à la fois plus sévère et plus humaine que la peine de mort. Ce discours
va déclencher une contestation de la part des partisans de la peine de mort qui considèrent celle-
ci comme plus humaine que la peine perpétuelle. Cette querelle nous permet de voir la forte
proximité entre ces peines en ce qui concerne leur indifférence à l’inclusion sociale du
condamné. Le rapport d’une Commission italienne (abolitionniste) de 1868 illustre bien cette
proximité qualitative des peines radicales : « La peine qui remplace la peine capitale n’est pas
moins épouvantable » (citée par Mereu). La Commission préfère néanmoins la peine perpétuelle
parce qu’elle permet plus aisément de redresser les erreurs judiciaires éventuelles. Un examen
attentif des débats parlementaires en Occident nous permet de constater que les communications
du système politique expriment aussi ce doute. Un parlementaire italien déclare : « il s’agit [la
peine perpétuelle] d’une terrible agonie sans fin, selon moi plus terrifiante que le supplice lui-
même » (Trombetta, 1868, cité par Mereu). À la même occasion, un général italien opte pour la
peine de mort parce qu’il la considère plus humaine :
Qu’est-ce en substance que la condamnation à perpétuité, si ce n’est la condamnation à une mort lente, une mort plus douloureuse moralement? […]Dureté pour dureté, la peine de mort me semble moins cruelle, car elle frappe rapidement et ses effets sont plus efficaces; la perpétuité, quant à elle, cache en réalité une plus grande cruauté sous un aspect clément (Général Manabrea, 1868, Italie, cité par Mereu).
Certains politiciens favorables à la peine de mort ne voient pas bien la raison sur laquelle
s’appuient leurs collègues abolitionnistes, favorables à la perpétuité, pour se vanter d’être plus
humanistes qu’eux. Voici un exemple (parmi beaucoup d’autres) qui a l’avantage de formuler le
problème en explicitant le paradoxe :
« Si la pendaison est un crime, il s’en commet de pire que celui-là contre l’humanité. Incarcérer un homme [à perpétuité], tout lui enlever sauf la vie : voilà ce qui se pratique couramment et ce qu’on approuve infailliblement, bien qu’à mon avis, ce soit pire qu’ôter la vie à un homme [le
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député fait suivre une liste de mauvais traitements infligés aux prisonniers] (Hon. M. Edwards, 1915, Canada, 12e législature, 5e s., notre souligné, cité par Sauvageau, 1998).
Les deux peines sont observées ici comme des crimes contre l’humanité, la seule question
qui reste non résolue est celle de savoir laquelle des deux est la plus « criminelle ». Lorsqu’on
pense à une alternative à la peine de mort, la grande préoccupation ne réside pas dans le fait de
tenir compte des droits fondamentaux du condamné, mais dans celui de ne pas « affaiblir »
l’échelle des peines : on cherche à conserver une « peine radicale quelconque » au sommet de
l’échelle. On « craint » une échelle qui serait moins rétributive, moins dissuasive, moins
réprobatrice, etc. Les théories de la peine (indifférentes à l’inclusion sociale des condamnés)
amènent les opérateurs à fixer leur regard sur une comparaison entre le crime et la peine. Par
conséquent, la seule chose qui est capable de limiter (ou non) la peine, c’est le crime lui-même.
Pour les crimes graves, la sévérité radicale doit être conservée pour assurer une « peine juste » :
« Si l’on supprimait la peine de mort, par quelle pénalité la remplacerait-on ? Il ne resterait que la réclusion à perpétuité. Mais pour rendre cette réclusion suffisamment répressive, […] il faudrait la rendre d’une excessive sévérité; il faudrait renfermer le condamné dans une prison cellulaire pendant toute sa vie. » (Hon. Kervyn de Lattenhove, 1849, Belgique)3.
Du point de vue des détenus qui ont été condamnés à de longues peines d’incarcération,
la même proximité entre la peine de mort et la peine perpétuelle est aussi remarquée. Et certains
d’entre eux trouvent aussi la peine de mort plus humaine. Encore aujourd’hui, en France, des
détenus, qui se considèrent comme des « emmurés vivants à perpétuité », demandent, pour eux,
le « rétablissement effectif de la peine de mort » (Bérard et Chantraine, 2007, 1). Au Canada, les
condamnés à perpétuité (25 ans minimum) disent : « Ta vie est finie », « Un citoyen
complètement perdu », « C’est annuler toute chance de rachat », etc. (Landreville, Hamelin,
Ganier, 1988, 67). Mereu fait aussi écho à un « discours d’en bas » lorsqu’il dit à propos de ces
peines : « blanc bonnet et bonnet blanc ».
Mereu se trouve alors en face d’une énigme porteuse d’une certaine ironie : la peine
perpétuelle qui se définit comme une alternative à la peine de mort se définit aussi comme étant à
la fois plus sévère et plus humaine, ce dernier qualificatif étant contesté par les partisans de la
peine de mort (sans supplice). Pour la résoudre, il construit le concept de la mort qui condamne
(peine radicale) et qui inclut trois scénarios :
(i) la mort biologique avec supplice (« sans humanité »),
3 M. J. Kervyn de Lattenhove, Belgique, Chambre des représentants, 1849, p. 46, cité par Sauvageau (1998 : 238).
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(ii) la mort biologique humanisée (c’est-à-dire sans supplice), et
(iii) la « mort à petit feu » (Mereu), ou non biologique, dont le prototype est la peine
perpétuelle (et les très longues peines minimales ou totales d’incarcération).
Qu’est-ce qui donne, analytiquement, l’unité de ces trois scénarios ? On voit
immédiatement que ce n’est pas le fait d’enlever la vie biologique à l’individu. On voit ensuite
que ce n’est pas non plus le caractère plus ou moins humain d’enlever la vie à un individu ou de
le punir. La distinction peine cruelle/non cruelle (ou avec/sans humanité) n’est pas capable de
résoudre le problème de la radicalité de l’exclusion sociale. Les condamnés eux-mêmes peuvent
préférer l’une ou l’autre, mais les deux excluent radicalement l’individu ; les tribunaux,
lorsqu’ils emploient cette distinction, ne sont pas non plus capables de mettre fin à toute forme
de peine radicale. Comme (même) la peine de mort peut être observée comme plus humaine que
la peine perpétuelle, on comprend mieux pourquoi le droit fondamental qui interdit des peines
cruelles devient complétement aléatoire et fragilisé devant les peines radicales : l’opérateur ne
sait plus ce qu’il doit observer pour considérer une peine comme étant cruelle et inusitée. Mais
une chose est certaine : avec cette distinction, il ne réussit pas à observer la radicalité même de la
peine.
En fait, ce qui unifie conceptuellement ces trois scénarios de peines radicales, c’est la
radicalité même de leur indifférence à l’égard du sort et des droits (« à la vie sociale ») du
coupable. Quelle que soit la différence entre eux par rapport à leur forme d’actualisation
empirique (ou la préférence par ailleurs de l’observateur), ces peines montrent qu’elles ne
réussissent pas à trouver une limite raisonnable extérieure au crime et en dépit du crime dans les
droits fondamentaux mêmes des individus. Comme certaines théories de la peine attachent de
façon stricte la peine au crime, restent indifférentes à l’inclusion sociale et ne proposent pas de
« freins » ou de mécanismes d’autolimitation ou d’autocontention de la peine qui soient
extérieurs aux caractéristiques du crime et ancrés dans un droit fondamental à la non exclusion
radicale, il devient hautement improbable que les opérateurs puissent échapper à la logique des
peines radicales. Certes, on peut observer que les discours sur l’humanité de la peine ont obtenu
(au fil du temps) quelques résultats non négligeables sur la manière d’être radicalement
indifférente au condamné, mais la radicalité de l’indifférence a réussi à se re-stabiliser en dépit
des transformations concrètes de la peine. Nous sommes ainsi peut-être devenus plus humains
quelque part, mais nous restons également radicaux dans notre indifférence à l’exclusion sociale
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du condamné à l’égard de certains crimes. Le mépris radical à l’endroit du condamné continue à
être rationnellement pris en charge sans être atténué.
Bien que Mereu, en raison de son objet de recherche, n’ait pas soulevé ce point, la peine
radicale pose, par rapport à certaines de ses manifestations empiriques, une difficulté
d’observation et d’opérationnalisation. En effet, s’il est clair que la peine de mort, la peine
perpétuelle et certaines peines extrêmement longues (20, 25, 30 ans…) sont des peines qui
expriment une indifférence radicale à l’égard des condamnés, où doit-on par ailleurs tracer la
ligne qui sépare les peines radicales d’emprisonnement (qui ne sont pas des peines perpétuelles)
des autres peines d’emprisonnement ? Le problème ici relève de la durée globale de la réclusion
et des critères adoptés pour motiver le recours aux longues peines. Nous allons considérer ici, de
manière conservatrice4, que toute peine d’incarcération (individuelle ou cumulative) dont la
durée globale serait égale ou supérieure à 10 ans d’incarcération nous placerait dans l’orbite du
concept de peine radicale. Bien sûr, ceci s’applique aussi aux restrictions pour une demande de
libération conditionnelle (10, 15, 20, 25 ans…). Quoi qu’il en soit de cette limite, l’important est
de noter que le concept de peine radicale ne comprend pas toutes les peines concrètes du droit
criminel ni même toutes les peines d’incarcération : le concept vise à capter l’indifférence
radicale à l’égard du condamné.
Enfin, ce concept de peine radicale va placer Mereu à l’extérieur du cadre usuel des
débats entre abolitionnistes et rétentionnistes. En effet, Mereu va montrer que les abolitionnistes
qui acceptent les peines radicales ne se distinguent pas, sur le fond de la question, des partisans
de la peine de mort. Ces deux groupes sont trop proches l’un de l’autre, ce qui peut expliquer en
partie le va-et-vient relativement facile de certains décideurs. Même si Mereu est un
abolitionniste, il est abolitionniste de la peine radicale et non exclusivement d’une modalité de la
peine radicale (peine capitale). Les peines radicales deviennent alors une énigme pour les
historiens et Mereu montre que la solution à cette énigme remonte à une réflexion sur
l’implantation de la peine de mort.
II. Le rôle des communications religieuses dans l’implantation des peines radicales
4 En effet, un rapport de réforme pénale rédigé par von Hirsch (1976) propose la limite maximale de 5 ans; la Commission américaine de réforme du Twentieth Century Fund Task Force (1976) suggère la limite supérieure de 8 ans et un mémoire préparé par la Commission de réforme du droit du Canada adressé à l’intention d’une autre Commission indique la limite de 7 ans (Commission canadienne sur la détermination de la peine, 1987, 135, n. 13).
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D’après Mereu, les communications religieuses et l’Église catholique (en tant
qu’organisation) ont contribué de façon décisive à l’implantation de la pratique législative de la
peine de mort en Occident et à notre adaptation cognitive aux peines radicales. Par implantation,
nous voulons dire tout d’abord que l’Église aurait stimulé, « dans l’intérêt des « affaires » de
Dieu »5, les autorités politiques à introduire la peine de mort dans la législation laïque. Elle aurait
fait « pression » sur ces autorités pour la faire adopter. Deuxièmement, par implantation nous
nous référons aussi au fait que les intellectuels catholiques auraient fourni les justifications
philosophiques clés (idées, théories, analogies, métaphores) pour sédimenter et reproduire la
pratique de la peine de mort et, grâce à celle-ci, la pratique de toute autre forme de peine
radicale. Certains intérêts spécifiques et conjoncturels de l’Église auraient ainsi joué un rôle à
court terme, tandis que les idées fournies par les intellectuels auraient joué un rôle sur la longue
durée et au-delà des intérêts spécifiques et contingents.
1. Il y a divers paramètres historiques pour situer le changement de position de l’Église par
rapport à la peine de mort, ce qui contraint l’observateur à sélectionner un point de départ parmi
d’autres. Le premier, signalé par l’historien Biondi, se réfère à un changement d’attitude de
l’Église, en tant qu’organisation, envers ceux qu’elle appellera les hérétiques après l’Édit de
Milan en 313. Un deuxième, plus spécifiquement orienté vers la peine de mort, se présente dans
les écrits de saint Augustin (354-430) et dans la production législative de l’empereur catholique
Justinien (482-565). Nous sommes alors dans l’Antiquité tardive. Peut-être pourrait-on désigner
ces paramètres à l’aide d’un concept de l’anthropologie culturelle : ils seraient une sorte de
« preadaptative advances ». Comme le souligne Luhmann (1987, 103) qui met en valeur ce
concept, « il y a toujours des propositions d’idées qui, considérées rétrospectivement,
apparaissent comme des anticipations et qui peuvent être utilisées dans leur propre contexte
temporel, bien que leur fonction ultérieure n’entre pas encore du tout en considération » (p. 103).
Un troisième paramètre, celui retenu par Mereu, se trouve à partir des XIe, XIIe et XIIIe siècles,
soit les trois siècles fondateurs du système de droit (common law et droit européen continental)6
et du droit criminel moderne. C’est alors dans le passage des pratiques juridiques de l’ancien
droit germanique centrées sur le système vindicatif et la « composition » (Wergeld) aux formes
du droit que nous connaissons aujourd’hui que la « civilisation de la mort qui condamne »
(Mereu) commence et garde une ligne de continuité sur le plan de son développement. Mereu
5 J’emprunte cette expression à Weber (1986, 16).6 Voir à cet égard aussi Berman (1983, 4) et Whitman (2008, 31).
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souligne néanmoins que la multiplication exponentielle de la pratique législative de la peine de
mort ne va se réaliser qu’à partir du XVIIe siècle (les années 1600).
2. Dès le début de son livre, Mereu attire l’attention du lecteur sur une autocontradiction
qu’il observe dans les communications religieuses. Nous verrons plus loin que ce type
d’autocontradiction s’inscrit dans un paradoxe. Ainsi, il est clair qu’une organisation comme
l’Église catholique qui représente des communications religieuses qui se sont engagées envers
une éthique de la fraternité universelle (Weber) aura maille à partir avec elle-même pour
autoriser, accepter ou stimuler la peine de mort. En effet, cette éthique n’excluant, en principe,
aucun individu (ou groupe) de sa portée, elle ne peut logiquement en exclure le condamné ou le
pécheur. Centrée sur la valeur de la personne humaine, elle peut se permettre beaucoup de
choses pour faire valoir le droit et la justice, y compris la punition, mais on ne s’attend pas, sur le
plan cognitif, à ce qu’elle vienne à perdre radicalement de vue cette personne et la valeur
concrète de cette personne au point de stimuler et de venir à justifier la peine de mort. Dit
autrement : on ne s’attend cognitivement pas à ce qu’un tel système de communication vienne à
instrumentaliser la politique et le droit pour tuer une personne (biologiquement ou socialement).
Par rapport à ce contenu communicationnel dominant, l’impératif catégorique « Tu ne tueras
point » (« non occides ») et les exigences du sermon sur la montagne qui soutiennent au premier
plan « Ne réplique pas au mal par la violence », se conjuguent très mal avec un principe politique
ou juridique du type « Tu dois contribuer à la victoire du droit même par la mort du
condamné »7. D’autant plus que l’expression « victoire du droit » est ici ambiguë : en effet, doit-
elle être recherchée par la force supposément nécessaire de ses moyens (les peines radicales) ou
par une adéquation concrète et ad hoc de ses moyens (sanctions et méthodes de résolution des
conflits) à ses principes fondamentaux de prise en compte de toute personne ? Si l’on comprend
victoire du droit au premier sens, on ouvre la porte aux peines radicales ; si l’on la comprend au
deuxième, celles-ci sont exclues. Mereu constate que c’est le premier sens qui va l’emporter et
qu’il est actuel encore aujourd’hui.
Il reste que les communications religieuses se sentiront contraintes, par leurs intérêts
mondains passagers, à motiver théoriquement ou philosophiquement la peine de mort, ce qui va
créer un cadre cognitif pour justifier, plus globalement, les peines radicales sous certaines
conditions. La même chose va se produire avec le système politique et avec le système de droit
7 Comparer cette formulation avec celle de Weber (1985, 15) dont je me suis inspiré.
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criminel. Si un système politique soutient un contenu d’éthique du bien commun ou du vivre-
ensemble, cela peut être observé comme se conjuguant mal avec une politique radicale
d’indifférence au condamné et d’exclusion sociale radicale. Si, enfin, un système de droit
criminel se présente comme une instance de médiation pour défendre les droits de tout le monde,
encore une fois cela se conjugue mal avec l’institutionnalisation de peines radicales.
3. Or, c’est chez saint Augustin (354-430) que Mereu observe un premier glissement
important vers une légitimation des moyens radicaux, prenant ses distances à l’égard de l’éthique
de la fraternité universelle. Il va introduire la distinction entre tuer volontairement un
semblable/tuer un ennemi. La figure de l’ennemi comprend l’hérétique, le soldat et le criminel
ordinaire. La notion de semblable perd alors son statut de catégorie universelle. Dès lors, on peut
employer des moyens radicaux pour la catégorie des ennemis (de Dieu, du roi, de la société) :
J’ai dû me convaincre de l’utilité de la violence, même si auparavant je l’envisageais autrement. Avant, je pensais que l’on ne devait contraindre personne à rejoindre l’Unité de l’Église, et cela par la force; je pensais que l’on devait débattre et discuter, et vaincre par la raison; sans quoi nous aurions eu avec nous des faux catholiques, plutôt que des hérétiques déclarés en face de nous. Mais plus que les raisonnements, ce sont les exemples concrets qui m’étaient présentés, qui ont bouleversé ma pensée. On m’a donné l’exemple de ma propre cité, autrefois donatiste, mais qui a été amenée à l’unité de l’Église, par crainte des lois impériales.Aujourd’hui, elle éprouve même tant de haine envers le parti donatiste, que personne ne pourrait dire qu’elle a dû le vaincre autrefois. (saint Augustin, cité par Mereu).
Augustin soutient ainsi que « nous ne devons pas considérer la violence elle-même, mais
considérer ce à quoi cette violence servira » (cité par Mereu). Certes, le recours à ce moyen
radical reste conditionné par (i) la valeur de la cause pour laquelle on se bat et (ii) par la
nécessité présumée du moyen radical choisi. La cause doit être louable et le moyen, nécessaire à
la défense de ce qui est louable. Ce schéma d’observation ouvre la voie à un usage particulier de
la distinction moyen/fin où l’observateur ne porte aucune attention spéciale à la valeur éthique en
soi des moyens, s’autorisant à recourir aux moyens radicaux. Plus important : l’observateur
sacrifie sa liberté cognitive à penser en termes d’alternatives. Il va perdre le sens de la retenue
lorsqu’il s’agit de protéger une valeur abstraite qui lui tient à cœur : la sanction radicale
(« sanctio ») sera acceptée pour garantir ce qui est saint ou sanctionné (« sanctum »)8. En
empruntant une expression de Husserl (1893-1912, 104), c’est alors la finalité jumelée à la
valeur de la norme de comportement qui jouera « le rôle d’un moteur du processus cognitif ». La
« visée spéciale » (Husserl) de l’observateur va porter sur la finalité et sur la valeur abstraite, 8 Comparer ici avec les réflexions faites par Ortolan (1847, 355) sur le sens du mot « sanctum » (saint, sanctionné) : « Sanctum est quod ab injuria hominum defensum atque munitum est ».
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oubliant d’observer l’abandon radical et concret de la valeur dans le cas en espèce en raison du
moyen (radical) choisi.
III. La théorie des peines radicales d’Aquin et l’« invisibilisation » du paradoxe au XIIIe
siècle
Selon Mereu, c’est Thomas d’Aquin qui va construire la première théorie de l’homicide
légal. C’est une théorie curieuse, puisque son principal objectif au moment de sa création est de
légitimer (pour l’Église, pour la politique et pour le droit criminel) la peine de mort. Cependant
la structure de la théorie est tellement heuristique qu’elle va offrir un cadre cognitif général pour
légitimer d’autres formes concrètes de peines radicales. Avec l’aide du temps et d’autres
contributions intellectuelles, ce cadre cognitif sera adapté et dédoublé, ce qui le rendra encore
plus redoutable. C’est pour cette raison qu’il est important, encore aujourd’hui, de bien connaître
cette théorie. Nous utilisons encore les distinctions fondamentales qu’elle adopte et les analogies
qu’elle fait.
Le fait que la théorie ait été inventée pour justifier au départ la peine de mort pose une
difficulté concernant son appellation. Mereu, par exemple, va l’appeler simplement théorie de
l’homicide légal. Ce nom a l’avantage d’indiquer son objet de départ, la peine de mort, même s’il
existe d’autres formes d’homicide légal. Je vais néanmoins la rebaptiser « théorie des peines
radicales », car cette appellation indique plus précisément la portée qu’elle va prendre et
correspond mieux au concept de la mort qui condamne que propose Mereu.
Il s’agit donc d’une théorie de la peine d’un genre particulier en ce sens qu’elle va donner
un cadre protecteur général pour les autres théories de la peine (dissuasion, rétribution, etc.) et
porter spécifiquement sur la légitimation des peines radicales. Elle offre un cadre général parce
qu’elle donne un fondement philosophique à l’exclusion sociale radicale du condamné ou à
l’indifférence radicale à son égard. La différence d’orientation philosophique (utilitariste ou
rétributiviste) des théories conventionnelles de la peine ne produira aucune différence
significative concernant l’acceptation (ou le refus) des peines radicales. La théorie vise
particulièrement à nous faire accepter l’idée même de peines radicales. Si l’on accepte la théorie,
la peine radicale nous paraitra juste et/ou utile.
Or, comment Aquin va-t-il justifier la peine de mort sans renier l’éthique de la fraternité
universelle ? Et comment va-t-il affirmer le droit absolu à la vie tout en affirmant en même
11
Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
temps le droit, voire l’obligation, de tuer le condamné sans que la contradiction entre ces
éléments de la communication devienne visible ?
Cette théorie va s’inscrire à l’intérieur de la distinction (homicide) « illégal/légal ». Dans
la face de l’homicide légal, la théorie va s’autodistinguer d’autres formes d’homicide légal : par
exemple, de l’autodéfense (légitime défense) et de l’action des soldats qui tuent en contexte de
guerre. La théorie s’adresse alors directement à l’homicide volontaire commis par les autorités
dans le cadre d’un procès juridique et après la condamnation de l’accusé. Il ne s’agit donc même
pas du cas de la torture pour obtenir des informations jugées importantes ou un aveu. Son objet,
c’est l’homicide des autorités ou construit par elles, par la médiation d’un procès. La théorie
d’Aquin évite ainsi de tomber dans certaines erreurs philosophiques récurrentes. Par exemple,
elle ne va pas tenter de justifier la peine de mort à l’aide du concept de légitime défense (de la
société) comme le feront plus tard certains juristes. Alors, comment Aquin va-t-il justifier la
condamnation à mort si, pour la théologie, en plus, la décision concernent la mort « ne peut pas
être rendu(e) à l’avance par les hommes » (Mereu) ? La force de la théorie vient en partie
justement du fait qu’elle accepte comme point de départ ce droit absolu à la vie et que, malgré
cela, elle va tenter de nous convaincre qu’il est possible d’y déroger sans nier ce point de départ :
« Considérant l’aspect humain, aucun homme ne peut être tué licitement : parce que nous devons aimer la nature de chaque homme, fût-il pécheur, et ne pas en détruire l’essence divine. » (Aquin, cité par Mereu).
1. Du point de vue théologique, le défi consiste alors à trouver une façon de ne pas voir dans
l’autorisation de tuer un condamné une dérogation à l’interdiction absolue de tuer. Pour ce faire,
Aquin va mobiliser trois distinctions directrices : (i) la distinction homme en soi/homme en
relation avec les autres [ou valeur absolue/relative] ; (ii) la distinction tout/partie ; et (iii) la
distinction bien commun/bien particulier. Ces trois distinctions vont constituer les trois grandes
astuces de la théorie. La première distinction va chapeauter la théorie et sera appuyée et
renforcée par les deux autres.
En effet, la distinction homme en soi/homme en relation avec les autres aura un rôle
central dans la mesure où elle va permettre aux autorités de séparer la valeur à protéger de leur
manière (radicale) d’agir. Par exemple, pour protéger l’« homme en soi », l’autorité pourra tuer
l’homme concret, celui qui est « en relation avec les autres ». Notez comment l’autocontradiction
tend à disparaître. L’observateur a l’impression qu’il s’agit de deux choses différentes. La valeur
absolue cède la place à la valeur relative au cours de l’observation et de l’action et grâce au
12
Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
procès du droit criminel. C’est le procès qui permettra à l’autorité d’abandonner la valeur en soi
pour retenir seulement la valeur relative. Ce passage rituel du droit a aussi l’avantage de rendre
invisible la contradiction et le paradoxe. Dit autrement, cette distinction va enlever, pour les
autorités dans l’exercice légitime de leur pouvoir, le caractère absolu de l’interdiction « ne pas
tuer ». Alors, à l’aide (implicitement) de cette distinction et étant ou non conscient de son
existence, un député ou un juge pourra dire : « la vie a une valeur absolue » et dire ensuite : « la
valeur de la vie d’un condamné est relative à certaines conditions ». Voici, chez Aquin, la
première distinction, qui introduit d’ailleurs la citation précédente reprise intégralement ici :
Un homme peut être considéré sous deux aspects: il est homme en soi, et il est en relation avec les autres. Considérant l’aspect humain, aucun homme ne peut être tué licitement: parce que nous devons aimer la nature de chaque homme, fût-il pécheur, et ne pas en détruire l’essence divine. » (Aquin, cité par Mereu; notre souligné).
Après avoir établi cette distinction, la théorie se déploie dans la face de l’homme en
relation avec les autres. Elle perd alors de vue la valeur en soi, sauf pour dire qu’il s’agit de la
protéger ou de la réaffirmer. Désormais, les considérations pragmatiques d’utilité ou de justice
seront traitées exclusivement dans la deuxième face de la distinction (« relation avec les autres »,
« relation avec la loi », etc.). Ces considérations sont, pour ainsi dire, libérées des exigences
fondamentales de la valeur en soi. Il deviendra alors très difficile de réintroduire la valeur en soi
au moment de décider de la peine. Par exemple, il deviendra presque impossible de dire que « la
peine de mort (ou la peine radicale) constitue une atteinte aux valeurs fondamentales », « à la
dignité humaine », etc. Dire simplement qu’une forme concrète de peine radicale (par exemple,
la peine de mort sans supplice) est une « peine cruelle » deviendra même hautement improbable.
L’assimilation culturelle de cette théorie rend l’inverse plus probable. Kant, par exemple, pourra
soutenir que la peine de mort est même une manière appropriée d’exprimer la dignité humaine
sans que cela paraisse collectivement scandaleux.
Résultat : L’utilité (ou la justice), conçue de cette façon, peut désormais demander la
peine de mort sans que cela apparaisse comme une autocontradiction car l’homme, dans ses
relations avec les autres, ne vaut pas autant ou ne vaut plus la même chose. Il se déprécie. Si on
croit que le monde ou la société exige des peines radicales pour survivre ou pour accomplir la
justice, on peut alors autoriser des peines radicales. La valeur en soi va alors servir simplement à
nous consoler de nos propres décisions radicales.
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Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
Peut-être peut-on trouver ici les traces d’une opération de « désenchantement du monde »
réalisée par et à l’intérieur de la communication religieuse elle-même. La théologie vient de dire
que l’homme peut prendre la place de Dieu et prononcer, lui aussi, un jugement qui décide de la
mort d’un semblable. Comme le souligne Whitman (2008, 30), le « droit, pour les théologiens
chrétiens [de cette époque], était une manière de faire la guerre dans le monde ».
2. La distinction « tout/partie » sera maintes fois utilisée avec des objectifs
complémentaires. En terrain moral, juridique ou politique, l’emploi de cette distinction est
particulièrement périlleux. Celle-ci permet en effet d’observer le tout sans que la partie fasse
défaut et, en même temps, d’observer la partie comme négligeable (du point de vue de
l’ensemble). Voyons, dans les faits, ces dangers.
Aquin commence en rassurant le législateur, le juge et le bourreau : celui qui tue par le
droit ne commet pas de péché. Selon la théorie, la valeur en soi n’est pas affectée. Cela signifie
que l’autorité peut s’autoexclure intégralement de l’interdiction de tuer; elle peut se placer à
l’extérieur de son propre interdit ; personne ne peut tuer une autre personne en état d’arrestation
sauf l’autorité (à travers un procès juste). En plus, la théorie va comparer les animaux aux
hommes en employant la distinction secondaire « imparfait/parfait » :
Personne ne commet de péché s’il utilise un être en vue de ce pourquoi il a été créé. Or, dans la hiérarchie des êtres vivants, ceux qui sont imparfaits sont créés pour les plus parfaits; d’ailleurs, dans la nature, tout va de l’imparfait au parfait […] Parmi tous les usages possibles, le plus nécessaire est que les plantes nourrissent les animaux, et les animaux l’homme, ce qui est impossible sans mise à mort (Aquin ; cité par Mereu).
Comment la théorie va-t-elle maintenant passer de l’autorisation de tuer les animaux (les
plus imparfaits) à celle de tuer certains humains (les plus parfaits) ? D’une part, cette distinction
sera réintroduite maintenant dans la face « êtres humains » : les êtres humains, même s’ils sont
une œuvre de Dieu, ne seront plus tous observés comme également parfaits. Ou, s’ils l’étaient,
certains deviennent imparfaits par leur propre volonté. Nous aurons alors, d’un côté, des êtres
parfaits ou perfectibles et, de l’autre côté, des êtres imparfaits ou incorrigibles. D’autre part, la
distinction tout/partie, escortée par une analogie entre le corps biologique et le corps social, va
permettre d’observer le tout (la société) comme étant indépendant de la partie (l’individu), voire
comme étant menacé par elle, et d’observer la partie comme négligeable ou non indispensable:
Il est donc permis de tuer les animaux parce qu’ils sont ordonnés par nature à l’usage de l’homme, comme ce qui est moins parfait est ordonné à ce qui est le plus parfait. Or, toute partie est subordonnée à un ensemble. Voilà pourquoi, si la santé du corps entier l’exige, il est louable et salutaire d’amputer un membre infecté et gangrené.
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Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
Tout individu appartient à la communauté, de même qu’une partie appartient à un ensemble. Si donc un seul homme met en péril et risque de détruire la société parce qu’il a péché, il est louable et salutaire de le mettre à mort, pour préserver le bien commun. Car, comme le dit Saint Paul, un peu de ferment peut corrompre toute la pâte (Aquin; cité par Mereu; notre souligné).
Le membre du groupe est protégé en tant qu’il reste dans la face du tout (par opposition à
partie) et en tant qu’il n’est pas observé comme un traitre, un ennemi du groupe ou un
incorrigible, ce qui ne peut être officialisé qu’après un procès. Suivons maintenant, étape par
étape, les opérations de la théorie.
La distinction aristotélicienne tout/partie est introduite, dès le départ, de façon
hiérarchisée par la théorie : le tout vaut plus que la partie. Ensuite, la notion (politique) clé de
bien commun sera insérée dans ce schéma de base. Évidemment, la notion de bien commun va
s’inscrire dans la face du tout (et non dans la face de la partie). Conséquence : le bien commun
n’inclut plus la partie. La partie n’est plus dans le tout mais « à côté » du tout. On voit le
résultat : la théorie ne peut plus observer le bien commun comme englobant tout le monde, mais
seulement ceux qui restent situés dans la face du tout. Tout observateur qui entre dans la théorie
(et qui reste dans la théorie) en subira inexorablement les conséquences.
Comme la théorie subordonne la notion de bien commun à la distinction tout/partie, elle
donne à la notion de bien commun une forme équivalente à celle du tout et de la partie. Elle
distingue alors entre bien commun/bien particulier (ou individuel), fait correspondre chaque
terme des deux distinctions et conserve le même rapport hiérarchique. Il devient acceptable alors
de sacrifier intégralement le bien individuel au bien commun :
Le bien commun l’emporte sur le bien particulier, aussi convient-il de sacrifier celui-ci à celui-là… Puisque la paix entre les hommes est compromise par quelques hommes dangereux, il faut les retirer de la société des hommes (Aquin, cité par Mereu).
Comme la théorie avait déjà distingué entre l’homme en soi et l’homme en relation avec
les autres, elle introduit maintenant un code binaire pour l’évaluation de l’homme en relation
avec les autres. Sous cet aspect, l’homme peut être nocif/non nocif. La comparaison analogique
avec l’animal est alors reprise pour montrer qu’un être humain peut être plus nocif qu’un animal.
C’est la distinction non pécheur/pécheur qui sera utilisée pour indiquer ceux qui peuvent et qui
ne peuvent pas être tués. Plus tard, la distinction non criminel/criminel jouera ce même rôle. La
théorie prend ses distances de la doctrine religieuse dominante pour qui, aux yeux de Dieu, nous
sommes tous des pécheurs à un moment donné, ce qui a pour effet d’atténuer la distance entre le
pécheur et le non pécheur.
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Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
S’il est mauvais en soi de tuer un homme qui garde sa propre dignité, ce peut être un bien de tuer un pécheur, comme on abat une bête. En fait, comme le dit encore Aristote, un homme mauvais est pire et plus nocif qu’une bête (Aquin, cité par Mereu).
Une des conséquences de la théorie, c’est qu’elle déresponsabilise l’autorité pour la
radicalité de sa réaction. Au début du XXe siècle, Dewey se battait encore contre cette
autopersuasion de la philosophie morale et juridico-criminelle qui considère que la responsabilité
morale du choix de la procédure et de la peine revient au criminel lui-même : « Aucune quantité
de faute de la part d’un malfaiteur ne nous décharge de notre responsabilité pour les
conséquences sur lui ou sur les autres de notre façon de le traiter » (Dewey, 1930, 18-19).
La dignité devient ici une question de mérite et est attribuée, par présomption, à tout le
monde. Cette dignité reste présumée jusqu’à une éventuelle condamnation dans le cadre d’un
procès juste. Cependant, le fait que la théorie « réduise » la part de dignité en soi de certains
individus n’est pas la conséquence la plus importante. Celle-ci réside dans le fait que la
distinction « tout/partie » adoptée par la théorie autorise les peines radicales et rend hautement
improbable leur refus. Dans un langage contemporain, on peut dire que les valeurs
fondamentales n’auront plus de force pour les écarter de la législation et/ou de la pratique
prétorienne. C’est comme si les droits fondamentaux étaient neutralisés avant la lettre par cette
théorie et devenaient incapables d’offrir une résistance suffisante aux peines radicales.
En s’appuyant sur l’analogie du membre gangrené, la théorie va présupposer que
l’individu a le pouvoir magique de corrompre tous les autres et propose alors d’éliminer la partie
pour sauver le tout. Bien entendu, dans la théorie, la partie gangrenée sera toujours représentée
par un bras ou une jambe, et jamais par un organe vital. La société peut alors sacrifier une de ses
parties sans se suicider. Mereu va montrer que la notion de bien commun prend, dans cet usage,
un sens inattendu : elle cesse d’être « […] le bien de tous: des pauvres et des riches, des jeunes et
des vieux, des malades et des bien portants » (Mereu) ; elle va devenir le bien du reste de la
société contre le condamné. Si la notion de bien commun n’avait pas exclu l’individu, le « prix
du crime » – qui est revendiqué par toutes les théories mercantilistes de la peine (utilitaristes ou
rétributivistes) – n’aurait jamais pu être la vie (biologique ou sociale) du condamné9.
3. La notion classique de justice utilise beaucoup l’image de la balance pour représenter ses
décisions comme « équilibrées ». Or, comment la théorie va-t-elle tenter de persuader les
autorités que leur décision de condamner à mort demeure une décision équilibrée en dépit de sa
9 Nous suivons ici un éclairage particulier que Sforza (1933) attribue à la réflexion sur la justice faite par Bergson.
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Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
radicalité ? Nous verrons que la théorie va construire la notion d’équilibre sans tenir compte de
l’individu. C’est ici que l’analogie du corps malade jouera un rôle persuasif important.
En effet, la théorie va dire aux autorités que c’est l’équilibre du corps qu’il faut protéger
et que, pour cela, on peut avoir besoin d’éliminer une partie du corps (l’individu). Selon
l’analogie, on arrache le bras gangrené pour sauver l’équilibre du reste du corps. La notion
d’équilibre est basculée ou déplacée entièrement dans une des faces de la distinction : celle du
tout par opposition à la partie. Il ne s’agira plus de chercher une décision équilibrée entre le
groupe et la vie (biologique et sociale) du condamné, mais de chercher à garder l’équilibre du
groupe sans le condamné. C’est l’équilibre de l’ordre social, de la paix abstraite ou de
l’ensemble qu’il faut viser, sans égard à l’individu qui le menace. Alors, la peine radicale reste
équilibrée (paradoxe implicite). Bref, l’équilibre qu’il faut préserver ne comprend plus la partie :
c’est celui du corps social (ou biologique) à l’exclusion de la partie nocive, individuelle et
négligeable. Ceci produit un point de cécité : l’autorité ne peut plus fixer une limite à sa décision
pour protéger effectivement l’individu. La décision radicalement déséquilibrée (peine de mort,
perpétuité, très longues peines d’incarcération) devient possible et probable sous certaines
conditions. Dès lors, tout observateur qui adopte cette distinction (tout/partie, bien commun/bien
individuel) et cette analogie ne peut plus équilibrer le tout avec la partie. Voyons comment
Aquin propose cette notion boiteuse d’équilibre :
La santé qui consiste en un certain équilibre des humeurs, est le but de l’activité du médecin, de même la paix, qui réside dans la concorde entre les hommes, appuyée sur l’ordre, est-elle le but poursuivi par le chef de la cité. Or le médecin ampute sagement et utilement un membre gangrené si, à cause de ce membre, tout le corps court le risque de gangrène. Le chef de la cité met donc à mort justement et sans péché les hommes dangereux afin que la paix de la cité ne soit pas troublée (Aquin, cité par Mereu ; notre souligné).
4. Cette théorie semble également contribuer à donner un sens répressif à un principe
juridique modérateur qui précède la théorie d’Aquin : le principe de l’ultima ratio (de la dernière
instance, du dernier ressort ou encore de la modération)10. Ce principe, construit dans le cadre de
deux traditions juridiques de la guerre juste, sera peu à peu adopté et adapté par le droit criminel
au fil des siècles et finira par occuper une place (au moins rhétorique) importante dans le droit
criminel moderne à partir de la deuxième moitié du 18e siècle. Sans entrer ici dans les détails de
10 C’est la recherche de Xavier (2012), portant sur des données empiriques contemporaines, qui a attiré notre attention sur cet usage répressif du principe de l’ultima ratio dans les propos de certains procureurs et juges. La théorie d’Aquin nous permet de voir que les assises de ce discours remontent loin dans l’histoire des savoirs.
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Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
l’origine historique de ce principe dans les communications du droit11, disons que, dans sa
version pleinement modératrice, il joue le rôle d’un principe permanent d’autocontention
(« restraint principle ») du droit criminel. Il souligne qu’à tous les égards et à tout moment le
droit criminel doit être le moins répressif possible. Employé dans le cadre de la guerre avec le
but de minimiser non seulement le nombre de guerres mais aussi la violence et l’usage de la
force pendant et après un conflit, ce principe soutient l’obligation juridique de ne pas pousser au
maximum l’usage de la force et d’arrêter ou atténuer la coercition le plus tôt possible pour
restituer les droits aux parties impliquées dans la confrontation. Dans cette version pleinement
modératrice et respectueuse des droits de toutes les parties, ce principe ne permet pas l’usage de
la distinction « tout/partie » et ne peut aucunement être mobilisé pour justifier des peines
radicales. Transposé au droit criminel, il soutiendrait que le meurtre est une raison suffisante
pour punir, mais qu’il reste une raison insuffisante pour tuer le criminel après l’avoir arrêté et
condamné. La peine radicale ne peut pas se justifier par le crime, parce que la restauration des
droits de toutes les parties exige l’autocontention dans l’usage de la force aussitôt que possible.
L’avenir des droits des parties ne peut pas rester conditionné à un événement passé.
Or, la distinction « tout/partie » de la théorie de la peine radicale d’Aquin jumelée à
l’analogie du corps malade va corrompre la dimension modératrice du principe lors de sa
transposition par le droit criminel. Il sera alors aussi utilisé, au moins dès le XVIIe siècle jusqu’à
aujourd’hui, pour justifier les peines radicales. Ceci constitue une énigme : comment un principe
modérateur peut-il servir pour justifier la répression ? C’est en observant les opérations faites par
la théorie d’Aquin que nous pouvons comprendre ce résultat pourtant étonnant.
La théorie va soutenir qu’ultima ratio veut dire simplement que c’est la dernière chose à
faire. Reprenons l’analogie du bras gangréné. Lorsque le médecin décide de couper le bras
(décision radicale), c’est parce qu’il a déjà tout essayé (dans le passé) pour le sauver ou parce
qu’il a constaté qu’il ne pouvait plus le sauver et, par surcroît, que le bras allait « tuer » le corps
(le tout) s’il n’était pas amputé. Notez que le médecin ne peut plus effectivement modérer sa
décision bien qu’il sache pourtant qu’elle soit radicale: c’est la dernière chose à faire…
Équivalence fallacieuse : la décision radicale va devenir la réalisation même de l’ultima ratio.
Les peines radicales ne se trouvent plus en opposition au principe de l’ultima ratio mais
deviennent, au contraire, l’expression même de ce principe. Elles deviennent alors l’ultima ratio
11 Sur ce point le lecteur peut consulter, entre autres, Melon (1995) et Soto Rábamos (1995).
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Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
de la politique criminelle législative et aussi l’ultima ratio du droit criminel prétorien. L’ultima
ratio prend le sens de l’arme la plus puissante qui est employée quand les autres moyens ne
donnent plus de résultat satisfaisant.
On voit bien que cette expression devient alors équivalente à « extrema ratio » ou encore
à « ultima ratio regum » (Tosi, 1991, n° 1212). Cette métamorphose sémantique se trouve visible
dans le fait qu’en 1650 « Louis XIV demande d’écrire Ultima ratio regum (« le dernier argument
des rois ») dans les canons qui étaient fabriqués » (Tosi, 1991, p. 550). Voici le nouveau sens :
une fois dans la guerre, il ne s’agit plus d’utiliser le moins possible le canon et d’arrêter de tirer
le plus tôt possible, mais simplement de marquer le plus agressivement et clairement possible sa
présence et sa supériorité sur son adversaire.
L’analogie du médecin trompe et déforme le raisonnement parce que, dans le cas d’un
corps organique, la vie du reste du corps peut effectivement dépendre d’une intervention radicale
sur une partie du corps. Et l’intervention radicale du médecin qui « coupe la partie » ne tue pas la
vie (ni radicalement la liberté). Or, cela ne s’applique pas à l’image du corps social ni à ce que
fait la politique et le droit : ces institutions auront à tuer et/ou à compromettre radicalement la
valeur liberté.
Mereu montre que ce renversement du sens du principe de l’ultima ratio est déjà très
explicite au XVIe siècle dans les travaux de De Castro (1568)12. Cet auteur utilise la théorie et
l’analogie de saint Thomas d’Aquin pour soutenir que la peine de mort peut être appliquée même
contre les voleurs incorrigibles : opportuit poenam mortis contra incorregibles statuere (cité par
Mereu). Mereu résume magnifiquement ce développement surprenant :
« Le législateur est comparé au chirurgien; confronté à une partie malade, il cherche d’abord à la soigner de toutes les manières possibles et par tous les moyens possibles, et n’intervient chirurgicalement qu’en dernier recours, afin que l’infection ne s’étende pas au reste du corps. » (Mereu; notre souligné).
Notons que l’analogie se réfère ici au législateur et non au juge. C’est le législateur,
justement celui qui ne voit absolument pas l’individu et qui ne peut absolument pas tenter de le
soigner de toutes les manières possibles, qui est comparé au médecin. Le juge est un personnage
« sans rôle » dans cette utilisation répressive du principe de l’ultima ratio.
On peut peut-être maintenant mieux comprendre pourquoi le droit criminel moderne n’a
pas réussi à s’appuyer fermement sur ce principe pour invalider les peines radicales même là où
12 De Castro, A. (1568), De potestate legis poenalis, Antwerpiae, cité par Mereu.
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Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
une telle opération était juridiquement possible : il est resté ambivalent. En effet, le principe de
l’ultima ratio deviendra un principe double face en droit criminel13. Il sera porteur d’un sens
modérateur (« restraint principle ») qui ne réussira pourtant pas à déloger les peines radicales
jusqu’à aujourd’hui ; et d’un sens légitimateur des peines radicales (« le dernier recours de la
politique et du droit ») qui va de toute évidence prévaloir en dépit des transformations dans les
formes concrètes de ces pratiques politique et juridique au fils des siècles.
5. La théorie de la peine radicale va devenir crédible et se stabiliser dans la culture juridico-
criminelle occidentale grâce à d’autres théories de la peine (rétribution, dissuasion, réprobation
sociale) et à une batterie de mises en garde présentées pour renforcer sa pertinence. Tout
d’abord, l’intervention radicale doit être, idéalement parlant, parcimonieuse ; une petite blessure
ne se prête pas à cette intervention radicale14. Deuxièmement, on dira, comme l’avait fait déjà
saint Augustin, qu’il faut que l’autorité « agisse avec justice et sans haine ; non pas
inconsidérément, mais avec prudence ». Troisièmement, on va exiger un procès juridique
acceptable, c’est-à-dire ayant des garanties procédurales, ce qui dégage notre responsabilité à
l’égard de la radicalité de la peine. En effet, chez Aquin, c’est déjà le procès qui fait la différence
entre tuer un animal et tuer un être humain, non la peine. Un animal peut être tué sans procès,
mais la dignité humaine exige un procès :
L’homme et la bête sont différents par nature. Il n’y a donc aucun besoin de jugement pour tuer la bête, si elle est sauvage. […] L’homme coupable, en revanche, n’est pas d’une autre nature que les hommes honnêtes. C’est pourquoi il faudra un procès pour décider s’il doit être mis à mort pour le bien de la société (Aquin).
C’est alors dans le procès, et non par rapport à la radicalité de la peine en tant que telle,
que les droits fondamentaux doivent se réaliser. La peine radicale qui n’implique pas la torture et
qui n’est pas « trop » dégradante échappe aux droits fondamentaux. À travers ces distinctions, le
droit subjectif des individus va perdre son statut de droit fondamental sur le plan de la sanction
avant même l’avènement des constitutions. Cette déresponsabilisation collective à l’égard de la
peine radicale est d’autant plus efficace qu’on va attribuer très tôt la responsabilité pour le
traitement subi au condamné lui-même (théorie rétributiviste religieuse et laïque). On dira que
c’est le coupable qui a choisi sa peine en choisissant son crime [le législateur n’y est pour rien]. 13 Ceci a été particulièrement démontré par la recherche empirique de Xavier (2012) sur les discours des opérateurs du système de droit criminel (procureurs et juges).14 Cependant, la Cour suprême américaine éprouvera une grande difficulté à se débarrasser des lois du genre « three-strikes' and you're out » qui sont des peines radicales appliquées de façon non parcimonieuse.
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Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
La peine, en plus, est nécessaire à la santé du corps social ou à l’accomplissement de la justice.
Comment l’autorité pourra-t-elle alors résister à l’idée même de la peine radicale ? Mereu va
résumer la principale conséquence cognitive de la théorie de la peine radicale d’Aquin. On voit
alors que lorsque cette théorie considère l’être humain comme un « membre de la société », cela
devient, paradoxalement, très périlleux pour l’être humain, car il perd sa valeur absolue :
« [l’] homme [condamné] perd sa valeur inviolable de créature pour devenir un « membre putride », une chose infecte qui doit être éliminée lorsqu’elle nuit à la société (comme l’avait dit saint Thomas). […] Si nous présupposons réellement que l’individu est une personne, alors nous devons lui infliger une condamnation qui se rapporte à la valeur que représente une telle personnalité. Si, au contraire, nous voyons l’homme comme un membre de la société […], alors nous ne pouvons pas envisager la condamnation autrement qu’en rapport au « dommage » causé. Dans le premier cas, nous obtiendrons une condamnation mise en corrélation subjective avec l’homme qui l’a méritée; dans l’autre cas, nous aurons une peine qui ne doit objectivement rien faire d’autre que d’être proportionnelle au dommage subi par la société […] Mais ce critère n’a plus aucun rapport avec l’homme en tant que valeur (et donc avec la condamnation comme remède, c’est-à-dire soin et rééducation) » (Mereu). Dans le passage ci-dessus, Mereu fait une référence à l’utilitarisme dont j’ai relativisé à
dessein la présence dans la théorie. Bien sûr, Mereu a raison de qualifier la théorie originale
d’Aquin d’utilitariste, mais ses observations s’appliquent aussi à toute version de la théorie
rétributiviste qui accepte (ou qui ne réagit pas contre) les peines radicales. Mereu montre que les
juristes influencés par Kant et Hegel n’ont pas hésité à soutenir la peine capitale, reproduisant le
même cadre général de la théorie de l’homicide licite et aussi en raison de la propre structure
cognitive de la théorie rétributiviste. En effet, pour le rétributivisme, c’est moins un être humain
qui mérite une peine que le crime qu’il a commis et son degré de culpabilité ; cette théorie perd
de vue l’être humain en tant que tel, ce qui favorise l’acceptation de différentes formes de la
peine radicale. La théorie rétributiviste produit ainsi une sorte d’illusion : elle croit donner la
peine que l’homme coupable mérite, alors qu’elle est en train de donner une peine qui ne tient
plus compte de l’être humain concret mais surtout de son crime.
Voilà ce que nous allons apprendre avec la théorie de l’homicide licite d’Aquin : à
harmoniser la valeur à sa contre-valeur radicale en tant que moyen et cela en toute logique.
L’autocontradiction et le paradoxe sont construits et rendus invisibles.
IV. La découverte du paradoxe pragmatique des peines radicales
Pour faciliter l’exposé et les exemples, je vais me référer spécifiquement dans les lignes
qui suivent au cas particulier de la peine de mort. Cependant, le lecteur doit garder à l’esprit que
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Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
le raisonnement prétend s’appliquer à toutes les formes de peines radicales ou de « mort qui
condamne ».
Commençons par rappeler que le concept de paradoxe se distingue de la simple
autocontradiction, mais qu’il y a une grande proximité sémantique entre ces deux concepts : il y
a des contradictions non paradoxales mais il n’y a pas de paradoxe sans autocontradiction. Barel
(1979, 59) a souligné remarquablement ce point: « La contradiction n’est pas nécessairement
paradoxale, mais le paradoxe est nécessairement contradictoire ». Si je dis « Jean a fait x » et,
plus tard, « Jean n’a pas fait x », je me contredis mais il n’y a pas de paradoxe. Cependant, une
communication religieuse qui soutient le principe de la fraternité universelle entre en
contradiction avec elle-même et crée un paradoxe lorsqu’elle stimule les autorités laïques à
établir la peine de mort et se justifie pour le faire et pour présenter cette pratique comme
légitime. De même, une communication juridique soutenant que « la vie est un droit fondamental
de la personne ayant une valeur absolue » crée un paradoxe et entre en contradiction avec elle-
même lorsqu’elle se permet d’ordonner la mise à mort (biologique ou sociale) d’une personne
arrêtée et condamnée pour affirmer cette valeur absolue qu’est la vie. Alors, si la peine de mort
peut être décrite comme un paradoxe, elle implique aussi une forme d’autocontradiction.
Nous verrons par la suite qu’un observateur externe (celui qui comprend) peut voir dans
ce qui vient d’être dit une contradiction et un paradoxe ou, au contraire, n’y voir ni une
contradiction ni un paradoxe. Ceci relève d’une question épistémologique centrale, sur laquelle
je reviendrai, mais qui peut être résumée comme suit : la création ou la découverte d’un
paradoxe (se rendre compte de son existence) aussi bien que son « invisibilisation » (nier
l’existence du paradoxe) dépendent, toutes deux, des opérations de compréhension du système
(psychique ou social) qui observe ou reçoit le message. C’est le système-récepteur qui découvre
ou ne découvre pas ou encore qui occulte (consciemment ou inconsciemment) ou dissimule le
paradoxe et la contradiction. Bien sûr, pour découvrir un paradoxe, la communication doit avoir
certaines caractéristiques permettant au système-observateur d’indiquer la contradiction et le
paradoxe. Le système-observateur qui comprend le message peut être le même système qui a
créé l’autocontradiction et le paradoxe dans le passé. Ainsi, le système politique ou de droit
criminel peut venir à découvrir un paradoxe qu’il a créé ou reproduit et qui est resté invisible
pour lui-même.
22
Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
La littérature portant sur le paradoxe insiste sur au moins trois grands types de
paradoxes : (i) les paradoxes logico-mathématiques (appelés aussi les antinomies) ; (ii) les
paradoxes sémantiques qui se présentent surtout dans certaines phrases (et éventuellement dans
certains échanges occasionnels entre les individus) comme « je mens » ; et (iii) les paradoxes dits
pragmatiques qui sont présents dans le vaste domaine des communications sociales15. Je crois
que les paradoxes pragmatiques gagnent à être distingués en deux sous-groupes : ceux qui sont
des paradoxes constitutifs ou fondamentaux et ceux qui sont des paradoxes contingents au sens
qu’ils émergent dans des pratiques spécifiques (par l’autopoïèse des systèmes) et peuvent être
défaits ou dépassés par les systèmes qui les ont créés même lorsqu’ils ont été intégrés pendant
longtemps à leur structure cognitive ou de normes (comme le paradoxe des peines radicales). Les
paradoxes constitutifs sont ceux qui fondent l’existence même d’un système et qui se présentent
davantage comme un défi sur le plan du savoir que comme une communication-action
contingente reliée à un certain groupe d’opérations pragmatiques d’un système et qui peut
disparaître au cours de la reproduction même du système. L’évaluation des conséquences des
paradoxes pragmatiques ne peut être faite qu’en fonction de chaque cas spécifique. Les
paradoxes peuvent être positifs, négatifs, inoffensifs ou simplement amusants.
Il y a une vingtaine d’années que Rino Genovese a souligné la place centrale du concept
de paradoxe dans la pensée contemporaine et a attiré l’attention sur le fait que l’importance
strictement philosophique de ce concept était passée au deuxième plan en raison de son extension
contemporaine « aux plus variés champs disciplinaires ». En effet, « de sa place traditionnelle
dans la logique et dans la rhétorique, ou encore dans la théologie, [ce concept] s’étend au large
domaine des sciences sociales (y compris la psychiatrie, dans la mesure où elle peut être vue
comme une science sociale) » (Genovese,1992, 9). Kedar (2006, 101) a probablement aussi
raison de noter que tandis qu’en général les philosophes n’apprécient pas (encore) beaucoup les
paradoxes et cherchent immédiatement une manière de les résoudre, les historiens les craignent
moins et vont les aborder plutôt dans le but d’élucider leur origine et de montrer le rôle social et
politique qu’ils jouent. En effet, je crois que, dans sa recherche, Mereu a découvert un paradoxe
(pragmatique) très important de la culture politique et juridique occidentale et a élucidé son
origine sans néanmoins l’avoir nommé comme tel. Si j’ai raison, cette découverte aurait un
15 Sur ces différents types, voir, parmi beaucoup d’autres, Watzlawick, Helmick Beauvin et Jackson (1967), Löfgren (1979), Krippendorf (1984) et Perez (2006).
23
Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
intérêt particulier (aussi) pour la sociologie théorique et empirique16 et il vaut alors la peine
d’explorer cette hypothèse pour voir où elle peut nous mener.
Aujourd’hui, la philosophie, les sciences humaines et le savoir juridique reconnaissent
aisément que « les paradoxes ne sont pas, en fait, d’un seul type et [qu’] ils se présentent comme
une « série d’individus »17, de cas isolés, et posent justement à la pensée le problème de réussir à
les comprendre dans leur singularité propre » (Genovese, 1992 : 8 ; c’est moi qui souligne).
Genovese considère que cette multiplicité de types a suscité, dans la philosophie, une prise de
conscience de l’impossibilité d’arriver à une véritable théorie intégrée du paradoxe. Quoi qu’il en
soit, il nous paraît encore trop tôt pour dire qu’il n’est pas possible de dégager au moins quelques
caractéristiques épistémologiques et définitionnelles générales pourvu que l’on accepte une
certaine variation de sens dans les éléments définitionnels identifiés en fonction de chaque type
ou sous-type de paradoxe. Or, je vais faire ici l’hypothèse de travail que la recherche de Mereu
sur la mort qui condamne nous ramène à un cas très complexe et encore insuffisamment élucidé
de paradoxe (par la sociologie), mais que ce paradoxe partage certains éléments définitionnels
clés avec d’autres types de paradoxes, y compris les paradoxes pragmatiques constitutifs mis en
valeur par Luhmann (1986; 1988; 1989; 1995).
1. Le paradoxe de la peine de mort ou des peines radicales peut aussi être désigné par
l’expression plus abstraite de paradoxe du sacrifice. Cette dernière appellation a l’avantage
d’évoquer les réflexions faites par Mead (1918, 588) sur la psychologie de la société punitive.
C’est que ce paradoxe se manifeste par le fait que nous en sommes venus à valoriser l’exclusion
sociale radicale et effective de certaines personnes par le droit criminel comme une manière de
montrer la valeur que nous attribuons à l’être humain. Ainsi, nous exécutons ou enfermons à vie
un condamné qui a tué pour montrer que la valeur vie d’un être humain est importante pour nous.
Nous sacrifions alors concrètement la vie d’un être humain pour valoriser ou défendre la valeur
(abstraite) vie. Dans cette communication-action, la valeur intrinsèque vie, qui est la « valeur en
usage » pour tout le monde, « n’est ni affirmée ni retenue » (Mead, 1918, 588) par la peine
radicale. La vie concrète qui est sacrifiée pour cette valeur purement abstraite, c’est la « valeur-
sacrifice », c’est-à-dire la valeur que nous mettons en pratique lorsque nous ne défendons pas
intrinsèquement nos valeurs d’usage. Cela signifie alors que le système politique et le système de
16 Sur l’intérêt des paradoxes pour la sociologie empirique, voir aussi Corsi (1992) pour la sociologie de l’éducation.17 Cette expression est empruntée par Ginovese à C. P. Wormell, « On the Paradoxes of Self-reference », Mind, 67, 1958, pp. 267-71.
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Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
droit sacrifient intégralement certaines valeurs d’usage (« ne pas commettre d’homicides ») pour
montrer leur attachement à la valeur en soi vie qui n’a plus aucun point d’attache stricte avec leur
pratique et leur action (peines). Évidemment, cela ne nous empêche pas de dire que la valeur vie
dans sa double dimension (abstraite et concrète) est en même temps affirmée et infirmée,
oscillation qui est caractéristique des paradoxes.
2. Ce paradoxe s’actualise dans la communication politique (philosophie politique, débats
parlementaires, rapports gouvernementaux, etc.) et dans la communication du droit criminel
(théorie du droit, doctrine et jurisprudence). Il est ainsi inscrit dans les structures cognitives et
dans la structure de normes du système politique et du système de droit criminel. Cette
communication paradoxale peut prendre empiriquement plusieurs formes et elle fait appel à
divers contenus éthiques additionnels.
Donnons une illustration de la façon dont on peut découvrir ce paradoxe dans les
communications du système politique même si le terme paradoxe ne s’y trouve pas. Dans ce cas,
il s’agit d’un membre du parlement qui voit son rôle comme étant celui de protéger la vie de tous
les individus à l’égard des actions qualifiées d’homicide. Or, il va observer la peine de mort en
vigueur à ce moment comme une forme d’homicide (pourtant licite) :
« L’imposition de la peine capitale est un meurtre, meurtre sanctionné par la loi, si vous voulez; mais l’État qui inflige la peine de mort se constitue meurtrier » (Hon. M. Bickerdike, 1915, 12e législature, 5e session, Canada).
Il est possible de visualiser encore plus clairement le contenu paradoxal de cet extrait en
le reformulant analytiquement comme suit : « On ne peut pas soutenir politiquement que la peine
de mort n’est pas le meurtre que nous interdisons pourtant politiquement de façon catégorique ».
Cette reformulation est très voisine de certaines formulations du paradoxe que nous retrouvons
dans la théorie des systèmes sociaux de Luhmann. Par exemple : « On ne peut pas soutenir
juridiquement qu’on est juridique » (Luhmann, 1986, 37). Mais il est possible de voir
immédiatement que ces deux paradoxes (pragmatiques) ne sont pas du même sous-type. Le
paradoxe des peines radicales peut être évalué comme négatif (ou comme positif si l’on réussit à
l’éliminer) et il peut disparaître si le système politique ou le système de droit criminel met fin, au
cours de leur autopoïèse, à cette pratique législative ou sentencielle de peines radicales (mort,
perpétuité, très longues peines). Le paradoxe indiqué par Luhmann, en revanche, est constitutif
de l’existence du système de droit lui-même, il ne peut être observé ni comme négatif ni comme
positif, et on a l’impression nette qu’il ne peut pas disparaître sans la dissolution du système de
25
Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
droit. On voit alors que ce paradoxe des peines radicales est spécifique (se rapporte seulement à
un groupe d’opérations du système politique et du système de droit criminel) et contingent. C’est
pour cela que je pense que nous sommes ici en face d’une différence entre sous-types empiriques
de paradoxes pragmatiques et non en face d’une communication qui ne peut pas être décrite
comme étant paradoxale par la théorie des systèmes sociaux.
Donnons maintenant un autre exemple tiré cette fois de la théorie du droit contemporaine
pour montrer une autre manière de dévoiler ce paradoxe sans employer le concept lui-même. Ce
bel exemple vient d’un juriste italien :
« L’exécution capitale est un acte intrinsèquement délictueux : la législation qui la prescrit ne respecte pas la condition de sa propre validité » (Cavalla, 2000,106).
De la même façon que pour le cas précédent (politicien), il est possible de reformuler
analytiquement cet extrait comme suit : « On ne peut pas soutenir juridiquement la validité d’une
peine qui contredit radicalement ou intégralement dans son application ce qu’elle veut pourtant
juridiquement protéger ».
D’un point de vue empirique, le paradoxe est visible aussi dans les messages favorables à
la peine de mort lorsqu’ils n’actualisent pas des mécanismes d’« invisibilisation » du paradoxe.
Dans ce cas, bien entendu, on légitime cette pratique, mais on le fait de façon paradoxale. Ici
aussi, on peut se rendre compte de la dimension de circularité cognitive présente dans un bon
nombre de paradoxes. Voici l’intervention d’un député canadien dans un débat parlementaire sur
l’abolition de la peine de mort :
«Tuer un homme est toujours un outrage, un outrage à Dieu le Créateur, à l’humanité, à la victime, aux proches de la victime, à la société et au gouvernement établi. La vie étant sacrée, elle doit être protégée des méfaits et du meurtre. […]L’État doit punir sévèrement, de mort parfois, ceux qui méprisent le caractère sacré de la vie des autres. Je suis convaincu que c’est nécessaire pour le bien de la société» (R. N. Thompson, DCC, 1967, p. 4095-4096; cité par Pires et Garcia, 2006, 301).
On peut encore le reformuler comme suit : « La vie est sacré et, pour cette raison, tuer est
toujours un outrage, un outrage que nous avons pourtant besoin de commettre pour montrer le
caractère sacré de la vie ». Lorsque la peine radicale est légitimée par des valeurs fondamentales,
le paradoxe a une forte probabilité de prendre une forme explicite.
3. En suivant les pas d’autres chercheurs, nous allons caractériser le paradoxe du sacrifice
comme un paradoxe du type pragmatique (par opposition à logico-mathématique et sémantique).
Il est dit pragmatique parce qu’il ne relève ni surtout d’un problème de cohérence dans un
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Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
ensemble de propositions logiques inconsistantes visant à décrire la réalité (paradoxes logico-
mathématiques)18 ni d’un problème sémantique du type « je mens » qui se pose en matière de
langage et qui se construit au premier plan autour de la distinction vrai/faux19. C’est par la
négative et par ses spécificités (au premier plan) qu’il se distingue des deux autres. Il reste qu’un
paradoxe pragmatique peut aussi impliquer la distinction vrai/faux20. Parmi les paradoxes
pragmatiques, il est structurel et contingent. Un paradoxe qui dure des siècles ne peut pas ne pas
avoir été intégré aux structures cognitives et de normes des systèmes sociaux de référence (dans
ce cas, le système politique et le système de droit). Cependant, il est aussi contingent parce que la
structure de ces deux systèmes peut se modifier au cours de son évolution et ce paradoxe peut
disparaître dans le cadre d’une reconstruction du droit criminel. Bref, il peut disparaître au cours
des mêmes opérations qui l’on crée sans compromettre les systèmes sociaux en question. Au
contraire, cette disparition pourrait être observée comme un « gain structurel » pour les deux
systèmes, comme un « saut qualitatif » dans leur évolution interne.
Enfin, ce type de paradoxe permet aussi un jugement d’évaluation (scientifique et/ou
morale) employant le code binaire positif/négatif en raison des conséquences qu’il produit
virtuellement et effectivement, y compris pour les propres systèmes sociaux impliqués. Par
exemple, du point de vue de la science, il est possible d’évaluer le paradoxe des peines radicales
comme constituant un obstacle épistémologique (Bachelard) à l’évolution des structures
cognitives et de normes à la fois du système politique et du système de droit criminel.
4. Du point de vue de leurs manifestations phénoménales, je crois pouvoir dire, en
m’appuyant sur un insight fort important de Carla Benedetti (1992, 147), qu’au moins les
paradoxes pragmatiques peuvent prendre deux formes : ils peuvent être explicites ou implicites.
Benedetti emploie le néologisme « paradoxalité implicite » (« paradossalità implicita »). Un
même paradoxe peut se présenter tantôt implicitement tantôt explicitement. Les deux exemples
donnés ci-dessus sont des expressions explicites du paradoxe du sacrifice. Pour être explicite, le
18 Sur ce point, on peut voir l’exemple éclairant donné par Perez (2006, 6-7).19 Voir aussi Perez (2006, 8-9) qui donne à entendre dans certains passages qu’à son avis les paradoxes juridiques ne sont pas concernés par la distinction vrai/faux (voir p. 13). Cependant, sa définition de paradoxe juridique inclut, à juste titre, les théories construites par le droit (voir p. 14), ce qui ouvre un espace pour l’usage de la distinction vrai/faux. À mon avis, les paradoxes juridiques n’excluent pas entièrement cette éventualité.20 L’exemple donné par Bateson (1972) d’une mère qui frappe violement son enfant en l’assurant de son amour implique la distinction vrai/faux du point de vue de la compréhension. Le paradoxe de la peine de mort peut aussi impliquer cette distinction : est-il vrai que le droit considère la vie comme une valeur universelle et fondamentale s’il accepte de tuer un condamné ?
27
Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
mot paradoxe n’a pas besoin d’être énoncé dans le message, mais la « paradoxalité » doit
« sauter aux yeux » ou être là dans les termes mêmes du message. Dit de façon plus technique, le
message n’indique pas deux niveaux logiques différents, mais un seul. Dans le message du
parlementaire ci-dessus, l’énoncé littéral se présente à un seul et même niveau logique parce que
la peine est comprise et présentée comme un « délit » au même titre que le délit qu’elle prétend
sanctionner. La même chose vaut pour le message du juriste où la peine compromet
intrinsèquement sa propre validité juridique. Cependant, dans la législation criminelle, le même
paradoxe du sacrifice se présente sous la forme phénoménale implicite. En effet, le paradoxe est
construit ici à deux niveaux logiques différents, ce qui a pour effet de l’« invisibiliser » et de
rendre très difficile sa compréhension comme étant une contradiction paradoxale. Voici un
exemple : « Quiconque tue une personne doit (ou peut) être condamné à la mort (ou à la
perpétuité) ». Lorsque le paradoxe est construit et formulé de cette façon, celui qui reçoit le
message est stimulé à y voir deux niveaux logiques distincts : le niveau de la norme de
comportement qui interdit le meurtre (ou qui indique la condition pour exécuter une personne) et
le niveau de la norme de sanction qui punit le meurtre mais qui ne peut pas être elle-même un
meurtre (à cause d’une autre norme qui autorise cet homicide, relativisant la valeur absolue vie).
Bien sûr, celui qui comprend peut toujours observer un seul niveau comme ce fut le cas
de notre parlementaire et de notre juriste. Si cela arrive, le paradoxe qui avait été construit de
façon implicite et qui était « invisibilisé » devient tout à fait visible et compréhensible en tant
que contradiction et paradoxe. Il se trouve à être dévoilé par la compréhension en tant que
paradoxe même si la législation criminelle l’avait construit et formulé dans un format défensif du
type anti-compréhension comme paradoxe. Ceci indique une des raisons pour lesquelles il est
très difficile de découvrir empiriquement toute manifestation de la « paradoxalité implicite »
(Benedetti). L’autre raison est que ces paradoxes pragmatiques, structurels, contingents et
implicites font souvent l’objet de « rationalisations savantes » ou de « justifications
philosophiques » en vue de les légitimer. En cas contraire, ils ne durent pas ou restent aléatoires
et instables. Nous l’avons vu avec Aquin, mais d’autres philosophes influents ont contribué par
après à la rationalisation de ce paradoxe.
En employant un concept de la théorie des systèmes sociaux de Luhmann, on peut décrire
ce paradoxe du sacrifice comme un paradoxe pluricontextuel : selon le contexte ou le domaine de
la communication, il peut être décrit respectivement comme un paradoxe religieux (pour le
28
Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
système religieux), comme un paradoxe politique (pour le système politique) et comme un
paradoxe juridique (pour le système de droit). Le paradoxe et l’autocontradiction paradoxale
existent par le fait que deux contenus de communication, venant d’un même système social, ne
peuvent pas exister ensemble21 : si le système religieux soutient que la vie est sacrée et que
seulement Dieu peut juger de la vie ou de la mort, il entre en autocontradiction et crée pour lui-
même un paradoxe lorsqu’il justifie et stimule les peines radicales; si le système politique
soutient que la vie est un droit fondamental impératif et universel, il entre en autocontradiction et
crée un paradoxe pour lui quand il s’autoexclut de cet impératif et tue une personne condamnée
au nom d’idées justificatrices secondaires ; si le système de droit considère la vie comme un droit
fondamental des individus, il entre en autocontradiction et crée un paradoxe quand il s’autoexclut
de ses propres valeurs pour condamner à mort une personne au nom de simples théories de la
peine.
5. Du point de vue des individus (et non des systèmes sociaux eux-mêmes), on peut indiquer
provisoirement, outre bien sûr le condamné, deux catégories d’individus qui sont susceptibles de
subir les conséquences du paradoxe du sacrifice : le public et les autorités (membres des
organisations) qui doivent reproduire dans leurs décisions le paradoxe d’une quelconque façon
(par exemple, les politiciens, les procureurs ou les juges). Je vais laisser de côté ici le cas des
autorités, ce qui exigerait un développement plus long sur les injonctions paradoxales, pour me
limiter à une observation à l’égard du public.
Le public reçoit un message général de nature paradoxale qui véhicule virtuellement une
contradiction : la vie est et n’est pas un droit intouchable ; elle est une valeur absolue et une
valeur relative. Comme le dit Luhmann (1984), quand une contradiction apparaît, elle « dissout
la sécurité des attentes » : on commence à douter de la possibilité d’obtenir quelque chose par la
méthode ou le moyen adopté. Peut-on vraiment valoriser la vie et les droits fondamentaux des
individus en adoptant des peines radicales ? Le public est soumis alors à une influence
communicationnelle bivalente : on lui dit que la valeur de la vie, malgré sa valeur absolue, « ça
dépend ». Elle est relative parce qu’une certaine catégorie sociale de personnes peut et doit
condamner à mort (biologique ou sociale). En effet, on doit tuer simplement pour montrer que
tuer est injuste ; parce que nous supposons que cela va en empêcher d’autres de tuer; pour
21 Je fais ici une paraphrase des remarques de Luhmann (1984, 434-435) sur le concept [simple] de contradiction pour les adapter à la contradiction qui se trouve dans le paradoxe.
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Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
rétablir la loi qui interdit de tuer et qui a été supposément invalidée par celui qui a tué ; parce que
le tueur est, par hypothèse, incorrigible ; parce que nous imaginons que cela est nécessaire pour
garder vivante la norme qui interdit de tuer, etc. Dans ces communications, le moyen (enlever la
vie) n’est jamais vu comme posant un problème en soi par sa propre radicalité ; la dignité de
l’objectif justifie un moyen radical. Comme le dirait Foucault (1966, 515), cette communication
paradoxale générale prend ici la forme d’un « on », d’un « savoir sans sujet, du théorique sans
identité… » : on tue pour défendre ou exprimer le droit.
Or, tous ces énoncés généraux sont paradoxaux : si l’on dit que pour faire justice ou
protéger la vie, il est juste ou nécessaire de tuer, on est obligé à dire que la justice exige la
dévalorisation de la vie ou que, pour protéger la vie ou un autre bien juridique, il faut enlever la
vie. La préservation de cette image répressive de la justice criminelle et des peines et sentences
radicales dépend de l’« invisibilisation » du paradoxe du sacrifice et de la réitération des
communications affirmant son inexistence. Au contraire, le fait de rendre visible ce paradoxe
contribue à un enrichissement cognitif des systèmes et éventuellement à des opérations de
reconstruction et d’innovation.
6. Revenons aux deux illustrations données ci-dessus et examinons les caractéristiques
virtuelles de cette communication paradoxale explicite (pour la distinguer des communications
paradoxales implicites).
Tout d’abord, on constate que l’autorité, dans ces deux cas, ne s’autoexclut pas de
l’interdiction qu’elle fait elle-même de tuer. En effet, le politicien dit : « la peine capitale est un
meurtre sanctionné par la loi ». L’autoréférence ici est totale ou intégrale : l’État s’inclut dans sa
propre interdiction ; s’il y déroge, il commet un crime comme l’individu. On peut dire aussi que
l’État ne crée pas une exception pour lui-même afin qu’il puisse commettre des homicides.
Comme ce point est très important, reprenons-le d’une autre façon. L’autorité ne dit pas : « les
individus, comme tels, ne peuvent pas commettre d’homicides, mais l’autorité politique et
juridique le peut (peine radicale) ». Lorsque l’autoréférence est intégrale, le message littéral de la
loi (« tu ne tueras point ») est universel et inclut aussi la politique et le droit. Le message est
universel parce qu’il ne distingue pas entre État ou autorités/individus ordinaires. En revanche,
dans la communication des législations criminelles qui autorisent des peines radicales,
30
Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
l’autoexclusion de l’autorité est un présupposé langagier : celui qui détermine la peine
s’autoexclut de l’interdiction de tuer (biologiquement ou socialement).
Deuxièmement, comme on l’a déjà vu, dans le cas de la communication paradoxale
explicite, tous les éléments ou tout le contenu du message se présentent, pour ainsi dire, sur un
même plan ou sur un même niveau logique. Ces messages ne concèdent pas à la norme de
sanction (la norme qui statue la peine radicale) une dérogation radicale des valeurs protégées par
la norme de comportement. Ainsi, la norme de sanction, qui est pourtant une norme de deuxième
niveau (Hart, 1961 ; Gavazzi, 1967), pour conserver la cohérence globale du message que la loi
veut transmettre, ne doit pas non plus rompre radicalement avec le sens fondamental de la norme
de comportement dont elle veut affirmer la valeur. Cela signifie que, pour tester l’existence du
paradoxe (et évaluer la validité de la sanction concrète), la sanction est placée mentalement au
plan logique même de la norme de comportement. On peut alors observer par cet exercice, qui
fonctionne ici comme un test de la « paradoxalité implicite », si le paradoxe existe ou non. Si la
peine, placée au niveau même de la norme de comportement, entre en contradiction flagrante
avec cette dernière, nie intégralement la valeur protégée, produit un abandon du principe
d’universalité ou opère un brouillage majeur dans le sens de la réaction, nous sommes en
présence d’un paradoxe implicite sur le plan des normes. C’est cet exercice cognitif que Cavala
(2000, 106) fait pour tester la validité juridique intrinsèque de la norme de sanction imposant la
peine de mort. Comme la peine de mort (ou radicale) met en cause intégralement la valeur
« vie », elle est paradoxale et contradictoire ; bref, antijuridique.
Si notre politicien et notre juriste avaient compris le message de la législation comme
ayant deux niveaux logiques sans implication réciproque sur le plan moral, le paradoxe serait
resté invisible pour eux et implicite dans la législation. Ils n’auraient pas vu le paradoxe qu’ils
ont pourtant vu. En effet, tous les messages peuvent être énoncés ou compris comme véhiculant
un ou deux niveaux, comme ayant un seul message (le message littéral) ou deux messages (un
message littéral et un méta-message. Appelons cela niveaux « logiques manifestes ou virtuels »
(au sens large) ou niveaux de «coprésence» fusionnés ou distincts22. Comme le dit Barel (1979,
55-56), le paradoxe suppose une formulation ou une compréhension à un seul niveau. Pour qu’un
paradoxe soit explicite, il faut qu’il soit formulé à un seul niveau (notre politicien). S’il est
22 Comparer ici avec l’intuition fondamentale de Barel (1979, 56) qui écrit que « le paradoxe suppose la con-fusion de niveaux « logiques » distincts et hiérarchisés et […] s’exprime sous la forme d’une contradiction » (voir aussi p. 22, où il emploie le terme fusion totale à la place de con-fusion qui est plus ambigu).
31
Intro_Mereu_10_C (Courte-fin)
formulé à deux niveaux (exemple des peines radicales dans la législation), il reste implicite
(invisible). Dans ce dernier cas, seule la compréhension (auto-observation ou observation
externe) peut le découvrir (si ses conditions d’existence sont effectivement données). Ainsi, si
celui qui comprend le message insiste pour garder séparés les deux niveaux logiques et pour n’y
voir aucune implication réciproque sur le plan des valeurs, le paradoxe se cache ou continue à
l’état latent. L’observateur renonce à voir la contradiction et le paradoxe.
Troisièmement, dans le cas du paradoxe explicite, il y a une forme quelconque de
circularité qui trouble la compréhension du système-observateur (celui qui observe ou reçoit le
message). Par exemple, il affirme quelque chose sur A et, en même temps, d’une autre manière
ou à un autre niveau, il nie le message sur A (voir Barel, 1979, 70) ; il dit que « vous ne pouvez
pas faire ce que je dis, et vous ne pouvez pas ne pas faire ce que je dis » (Barel, p. 55). Cette
circularité n’est pas, dans tous les cas, strictement logique ou formelle, mais elle aboutit
nécessairement à des situations intenables23. Alors, ou l’énoncé aboutit à une déduction illogique
ou absurde, ou l’énoncé peut être en même temps vrai et faux, ou on dit une chose et on fait la
chose diamétralement opposée en disant ou en laissant entendre que c’est la bonne manière
d’être cohérent à l’égard de ce que l’on dit, ou on donne l’ordre de faire une chose d’une certaine
manière et cette méthode empêche de faire ce que l’on veut qu’on fasse, etc. Dans le domaine
des communications, il y a de multiples formes de circularité intenables.
Je condenserai les résultats des réflexions précédentes sous la forme de trois énoncés qui
me semblent particulièrement importants pour la découverte des paradoxes implicites :
1) Tout paradoxe a une structure communicationnelle propre qui se trouve disponible
dans le message pour la compréhension subséquente. Tout message ne se prête pas alors à
être observé comme paradoxe. Celui-ci véhicule nécessairement une autocontradiction,
mais toute autocontradiction n’est pas nécessairement un paradoxe.
2) En dépit de cette structure propre, tout paradoxe doit être découvert par une opération
cognitive de compréhension (par un « effort » de compréhension).
23 La circularité des paradoxes peut aussi être visualisée par les communications artistiques dans le cadre d’une satire humoristique. Ainsi, l’artiste belge André Franquin (2005, 16) offre, dans ses Idées noires, un portrait de la circularité de la peine de mort à l’aide d’une série de dessins. L’autorité commence par déclarer : « La loi est formelle : toute personne qui en tuera volontairement une autre aura la tête tranchée. Que le bourreau fasse son office! ». Une fois la tête du premier criminel tranchée, Franquin montre une longue rangée de guillotines où chaque bourreau qui fait son office tombe par la suite sous le coup de la formalité de la loi dans une séquence sans fin. Bien sûr, l’autorité aurait dû aussi avoir la tête tranchée comme mandataire du premier homicide légal. Le paradoxe du sacrifice répond ainsi à cette caractéristique de la circularité (sur le plan de la compréhension).
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3) Toute communication virtuellement paradoxale peut rester invisible à la
compréhension en tant que paradoxe (et contradiction) par des opérations qui sont faites
sur le plan même de la compréhension. Je ne peux pas « faire voir » un paradoxe à un
observateur qui adopte une manière d’observer qui rend invisible le paradoxe. La seule
chose que l’on peut faire ici, c’est de visualiser les opérations d’effacement du paradoxe,
celles qui le rendent invisible et le légitiment.
Conclusion
La recherche de Mereu sur la peine de mort montre, d’abord, comment cette pratique
politique et juridique paradoxale a été implantée en Occident. Sur ce plan, certains « intérêts de
conjoncture » reliés aux « affaires de Dieu » ont joué un rôle central. L’Église, en tant
qu’organisation ecclésiale et en même temps politique, a développé, contre toutes les attentes
cognitives sur le plan de la doctrine religieuse de son époque, des intérêts politiques de plus en
plus prégnants l’amenant à mettre en place un processus cognitif d’autoconversion vers la peine
de mort.
Ensuite, sa recherche identifie, au XIIIe siècle, ce qui paraît avoir été la théorie
philosophique de la peine radicale qui jouera le rôle le plus important sur le plan des savoirs dans
la généralisation et dans la reproduction stable de cette pratique politique et juridique en
Occident, et cela même après que les intérêts de conjoncture des affaires de Dieu se soient
modifiés ou aient été dépassés en ce qui a trait à l’organisation ecclésiastique. La bonne
compréhension de cette théorie de la peine d’Aquin peut contribuer au dépassement des
obstacles cognitifs qui empêchent encore aujourd’hui une reconstruction de la politique
législative en matière criminelle et une reconstruction de la pratique prétorienne du système de
droit criminel.
Troisièmement, grâce à son concept de « la mort qui condamne », Mereu donne
maintenant l’opportunité à tout observateur externe de bien voir que la peine de mort n’est que la
première et l’une des manifestations possibles des peines radicales. On peut aussi identifier les
idées et les manières de penser qui ont contribué à reproduire ces peines et à faire obstacle à
l’avancement des droits humains fondamentaux. En effet, on peut retenir provisoirement que
c’est la théorie d’Aquin, avec les distinctions, analogies et métaphores qu’elle propose – et
d’autres du même genre par après – qui ont stimulé le système politique et le système de droit
criminel à ne pas exclure les peines radicales de leurs pratiques respectives, en dépit de leur
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confrontation fréquente non seulement avec les droits fondamentaux, mais aussi avec d’autres
contenus religieux, moraux, politiques et juridiques invalidant virtuellement ces pratiques. On
peut peut-être dire que la peine perpétuelle aussi bien que les peines ou sentences d’incarcération
dont la longueur exprime une indifférence radicale à l’égard des droits fondamentaux des
individus sont des « sœurs légitimes » de la peine de mort sur le plan des idées. La recherche de
Mereu fournit ainsi une des clés pour comprendre pourquoi il est si difficile de réduire les
échelles de peine en Occident, tant sur le plan de la pratique législative que prétorienne.
Quatrièmement, la recherche de Mereu nous aide également à comprendre non seulement
pourquoi la peine de mort a été et est encore très difficile à abolir de façon permanente dans le
cadre du droit criminel ordinaire (même en période de démocratie), mais aussi pourquoi son
abolition paraît toujours conditionnée à son remplacement par une autre peine radicale, la
perpétuité ou des peines minimales d’incarcération égales ou supérieures à 10 ans. Il semblerait
que nous ayons appris à rester radicalement indifférents à l’extension de la peine du condamné
sous certaines conditions.
Enfin, Mereu nous invite aussi à la prudence lorsque nous interprétons l’abolition de la
peine capitale comme une « victoire » des droits fondamentaux et que nous constatons en même
temps que d’autres peines radicales restent encore validées, ne serait-ce qu’exclusivement dans
la législation. Est-ce vraiment une victoire de ces droits ? Si oui, pourquoi et comment les autres
peines radicales sont-elles donc encore valorisées au nom de ces mêmes droits fondamentaux ?
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