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Jean Granier La Pensee Nietzscheenne Du Chaos

Date post: 08-Nov-2015
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Nietzsche.
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La pensée nietzschéenne du chaos Author(s): Jean Granier Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 76e Année, No. 2 (Avril-Juin 1971), pp. 129-166 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40901297 . Accessed: 14/07/2014 03:53 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue de Métaphysique et de Morale. http://www.jstor.org This content downloaded from 134.93.77.199 on Mon, 14 Jul 2014 03:53:05 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions
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  • La pense nietzschenne du chaosAuthor(s): Jean GranierSource: Revue de Mtaphysique et de Morale, 76e Anne, No. 2 (Avril-Juin 1971), pp. 129-166Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40901297 .Accessed: 14/07/2014 03:53

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  • Revue de

    Mtaphysique et de

    Morale

    La pense nietzschenne du chaos

    Jusqu' une poque rcente domina sans partage la conception mta- physique de Y tre , qui dfinissait 1' tre par les prdicats de la substantiate, de l'ternit, de l'ordre, de la vracit et de la logique. L' tre tait l'Absolu, que les religions nomment Dieu . Pour reprendre, en la remodelant selon les indications de Nietzsche, la clbre comparaison de Descartes : la philosophie (mtaphysique) tait semblable un arbre dont les racines taient la thologie, le tronc l'ontologie, et les branches la cosmologie, l'thique et la doctrine de l'me.

    Il n'est pas besoin, aujourd'hui, de rfuter cette conception pour la jeter bas. Elle s'est, dit Nietzsche, ruine elle-mme par l'effet d'une exigence morale si magistralement sublime en probit intellectuelle que la croyance fallacieuse 1' tre-absolu lui est devenue intolrable, f Dieu est mort , parce que Dieu a tu Dieu ' Cette Selbstaufhebung der Moral 2 a provoqu l'irruption du nihilisme moderne, lequel n'est rien d'autre que le constat de suicide de la mtaphysique.

    Au mdecin de la culture - au philosophe - de pratiquer l'autop- sie ! C'est--dire de comprendre comment s'est produit le nihilisme, quel est son sens et quelle est son origine/ Critique et explication fusionnent ici : en expliquant la gense du nihilisme et en dgageant le principe de

    1. Le Gai Savoir, fragments indits, trad. Klossowski, Paris, N. R. F., Gallimard, 1967, p. 549.

    2. IV, Vorrede, p. 9. Les chiffres romains renvoient aux tomes de l'dition Krner, Grossoktavausgabe, Stuttgart. Nous avons retraduit les textes cits chaque fois que cela nous a paru ncessaire pour mieux souligner le sens philosophique des formules nietzschennes.

    129 Revue de Mta. - N 2, 1971. 9

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  • Jean Granier

    sa fatalit, on explique la nature intime de l'ontologie traditionnelle, et on en dvoile les erreurs foncires.

    On dcouvre alors que l'ontologie mtaphysique avait pour ressort cach la croyance l'identit de 1' tre et de Y Idal, croyance o se refltent les impratifs du dsir. Frustr et humili par le monde rel, le dsir lui oppose une dngation farouche, et invente la fable de Y Idal qu'il projette, au-del de la ralit, dans un arrire-monde consola- teur. L'essence de l'ontologie se confond ainsi avec la Morale, entendez : avec le systme de valeurs dcadentes que la raison, obissant au dsir, habille en concepts pour en faire les prdicats transcendantaux de 1' tre .

    Mais tablir le diagnostic du nihilisme (le diagnostic de la maladie mortelle qui a consum l'Idalisme mtaphysique) ne sufft point. Il faut encore surmonter le nihilisme . La pense, affranchie de tout dog- matisme, risque alors une nouvelle hypothse : L'essence la plus intime de l'tre est la volont de puissance 1. Cette pense aventure dans un Versuch n'est plus une ontologie au sens classique ; elle n'est plus un logos discourant sur un tant substantiel ; elle veut nommer l'tre qui la provoque un combat tragique, d'o jaillissent les mots fulgurants : texte, voile, origine, chaos, limite, - paroles du destin clai- rant l'trange rgion d'o vient Nietzsche et que personne n'habite 2, le site de Zarathoustra au bord de l'abme. Pense du chaos, pense de l'abme, donc. Mais aussi pense artiste , amie de la beaut menteuse qui dissimule le chaos et couvre de fleurs l'abme. Sagesse tragique de Nietzsche, le nouvel Empdocle.

    L'ontologie mtaphysique distinguait le phnomne et l'tre en-soi. Le phnomne tait ainsi une sorte de dcor, ou de rideau, derrire lequel il fallait s'avancer pour connatre la ralit vritable. Cette ralit tait investie de prdicats dont le caractre commun tait de contredire les dterminations du phnomne. Le phnomne pouvait bien avoir une solidit propre qui le rendait objectif et offrait des prises la manipu- lation technico-scientifique, dans son principe il n'tait jamais qu'une apparence. Ce phnomne, en effet, ne manifestait pas l'tre par son apparatre, il le trahissait, il en tait le ngatif, la privation. Tant qu'elle persvrait dans la vie corporelle qui la fait trangre soi, la pense, simple opinion ou imagination , tait fascine par les ombres cha- toyant sur les murs de la Caverne ; mais l'entre en scne du savoir phi- losophique affranchissait la pense de cette fantasmagorie ; l'apparence,

    1. XVI. 5 693, p. 156. 2. Lettre de Rohde Ouerbeck du 24 janvier 1889, cite in Nietzsche devant ses contem-

    porains, Monaco, ditions du Rocher, 1959, p. 156.

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  • La pense nietzschenne du chaos

    dans toute la tradition de la mtaphysique, n'tait que le reflet du manque inhrent une pense ingale son essence, et s'vanouissait l'instant o la pense surmontait la scission et s'affirmait connaissance intgrale, savoir des Ides, Union avec l'Un, ou Rflexion absolue.

    La mtaphysique a ainsi puis toutes les variantes concevables de cette rdemption de la pense face aux sortilges de l'apparence. Elle a mme eu le gnie de construire une dialectique du phnomne et de l'essence, au terme de quoi surgissait la synthse immdiate, la Substance, qui s'achevait dans l'Ide ou Sujet absolu. Mais cette dialectique restait un jeu du ngatif avec lui-mme d'o ressuscitait l'tre parmnidien et, avec lui, la fameuse identit de la pense et de l'tre. La ralit finissait donc par engloutir le phnomne, le rabaissant n'tre qu'un simple moment , au bout du compte la ralit renvoyait triomphalement au dsir sa propre image dans le miroir de la pense pure, pistm ou Concept.

    Maintenant que le monde transcendant, l'tre , l'absolu, la chose en soi, le Concept, sont abolis, que nous reste-t-il ? Les phnomnes, le monde des apparences ? Pas du tout, rpond Nietzsche, avec le monde- vrit nous avons aussi aboli le monde des apparences l. Gardons-nous de renverser la mtaphysique en mettant le phnomne la place de l'ancien tre absolu ! Nous avons inventer un nouveau mode de dnomination pour une ralit qui n'est pas simplement l'antithse de la chose en-soi, mais une ralit nouvelle, qui bouscule toutes les cat- gories mtaphysiques et nous guide, non au-del, ni en-de, mais ailleurs.

    Qu'est-ce que pour moi 1' apparence ? Non pas en vrit le contraire d'un tre quelconque - et que puis-je dire d'un tre quelconque, qui ne revienne noncer les attributs de son apparence ? Ce n'est certainement pas un masque inerte que l'on pourrait appliquer et sans doute aussi retirer quelque X inconnu 1 * Mais alors, puisque ce phnomne est aujourd'hui le nihilisme, n'est-ce point le nihil qui se montre nous et nous oblige avouer que notre pense ne peut plus rien penser, qu'elle n'treint que le vide, bref qu'il n'y a plus de sens nulle part ? Le phno- mne se dsagrge sous nos yeux, il n'est que la vanit de l'absurde...

    Fausse conclusion. Capitulation motive par le regret de la mta- physique et l'impuissance rejeter sa tutelle. Une interprtation entre autres a fait naufrage, mais comme elle passait pour tre la seule inter- prtation possible, il semble que l'existence n'ait plus de sens, que tout soit vain 8. Le nihilisme continue d'inspirer ce renversement terroriste du pour au contre, ce mouvement affol qui va d'un extrme l'autre. Le philosophe de l'avenir , lui, cherchera la voie mdiane, celle qui mne au promontoire ou se tient Zarathoustra et d'o le monde se donne

    1. Le Crpuscule des idoles, trad H. Albert, Paris, Mercure de France, 1952, p. 109 (VIII, p. 83). 2. Le Gai Savoir, trad. Klossowski, p. 79-80 (V, 54, p. 88). 3. La Volont de puissance, trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1948, t. II, p. 12 (XV, 55, p. 182).

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  • Jean Granier

    voir, dans la proximit du lointain, offert et rserv, ni assez enigma- tique pour effaroucher la tendresse humaine, ni assez catgorique pour endormir la sagesse humaine - une bonne chose, une chose humaine x.

    Mais l'esprit de pesanteur guette. Et le voici qui nous interpelle sous les traits d'un avocat du ralisme positiviste. Que nous conseille-t-il ? De nous en tenir aux faits , en adoptant une attitude de stricte objec- tivit, afin que la ralit se montre telle qu'elle est, sans nulle adjonction d'affectivit, de convoitise ou d'intrt... Conseil de myope ! Car, riposte Nietzsche, c'est avoir la vue basse que de croire saisir des faits bruts, la ralit telle qu'elle est, lorsqu'on se fie au donn immdiat. Cette ra- lit immdiate est un leurre, c'est parce que l'il est trop faible qu'il s'imagine avoir devant lui des faits, alors que, pour un regard aiguis, il n'y a que des interprtations! Le peru est dj un monde arrang, simplifi, schmatis, un monde dont le sens exprime notre propre acti- vit cratrice. Le ralisme positiviste est exactement Yenvers de l'ida- lisme mtaphysique, il se contente de permuter le transcendant et l'imma- nent, sans rien changer la comprhension du phnomne et de l'essence. La facticit du pseudo-fait brut n'est que l'ancienne chose-en-soi, main- tenant place devant nous, au lieu d'tre transfre au-del. Ce que le raliste veut supprimer, la subjectivit, est la trame du phnomne. Qu'il accepte seulement de tourner ses regards vers soi-mme, et il avouera combien opaque est l'image qu'il contemple dans son prtendu miroir objectif ! Nietzsche apostrophe ironiquement ces champions du ralisme : Vous ne cessez point de porter en vous une manire d'appr- cier les choses, qui a son origine dans les passions et les amours des sicles anciens ! Votre sobrit mme demeure encore tout imprgne d'une secrte et inextinguible ivresse ! * Ne disons pas non plus, d'ailleurs, que notre connaissance est subjective ; car sujet et objet sont des fictions, nous n'avons pas le droit de supposer un interprte qui serait l'me de l'interprtation, ou sa cause, ou son agent substantiel, l'interprtation n'a pas de titulaire indpendant d'elle, elle est le phnomne, le seul qui soit effectivement attest 8.

    Donc le phnomne, pour Nietzsche, n'est ni un masque plaqu sur un tre en-soi, ni un moindre tre, ni un nant, ni un fait, mais l'tre en tant que procs d'une interprtation qui comporte seulement la diffrence vivante d'une activit interprtante et d'un texte. L'tre est texte. Il se montre et fait sens, il est un sens multiple qui se manifeste, non en qualit d'objet pour un sujet, mais comme une interprtation qui s'interprte elle-mme en fonction d'une multitude de perspectives et qui est la fois l'acte d'interprter et le texte interprt, la lecture et

    1. Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G. Bianquis, Paris, Aubier, 1968, p. 371 (VI, p. 275). _ _ __. _ _ _ _ 2. Le uat bavoir, trad. KiossowsKi, p. {', $ o/, p. 't).

    . XVJL, 481, p. ll-lZ.

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  • La pense nietzschenne du chaos

    le livre, le dchiffrage et l'nigme. Thme central du nietzschisme : Le caractre interprtatif de tout ce qui advient [Geschehens]. Il n'y a pas d'vnement en soi. Ce qui advient c'est un groupe de phnomnes [Erscheinungen] slectionns et rassembls par un tre qui interprte [von einem interpretierenden Wesen] *. Et : On n'a pas le droit de demander : qui donc interprte ? Mais c'est l'acte d'interprter, forme de la volont de puissance, qui a l'existence [hat Dasein] 2. Nous sommes, dclare Nietzsche, ces interprtes et augures ingnieux, que le destin a placs, en spectateurs des choses europennes, en face d'un texte nig- matique et non dchiffr, dont la signification se rvle de plus en plus

    *

    L'tre se montre, et cette manifestation est un grand bruissement de sens. Mais ce sens n'est pas directement dchiffrable. Certes, il ne recle rien au-del de lui-mme et c'est en vain qu'on chercherait un fondement intelligible sous les chatoiements de l'apparatre. Cependant, nulle intui- tion ou inspection de l'esprit ne saurait le saisir, encore moins le synth- tiser dans un systme logique. Le concept de totalit rsulte lui-mme d'une interprtation, il n'est pas une vidence immdiate. De sorte que le phnomne dans lequel l'tre se fait texte n'est pas un tableau ta- lant ses figures devant la perception nave et devant l'intelligence du philosophe, il est essentiellement ambigu, il cache autant qu'il montre, il est un dvoilement opaque, un sens brouill, - bref une nigme. A ce titre, le phnomne se nommera, chez Nietzsche, un voile.

    Encore une fois, ce voile ne dissimule aucune ralit transcendante. Mais le philosophe, drout par cet vnement insolite, cde la tentation de rompre la continuit du phnomne (continuit o les discordances s'accordent et o les contraires se mlangent), en sparant le clair et l'obscur, l'tre et son apparence. Croyant ruser avec le phnomne, c'est le mtaphysicien qui tombe alors dans le pige que lui tend ce phno- mne ; car le phnomne trompe : il semble tre un voile que l'on aurait loisir d'carter ou d'ter, ds qu'on aurait exerc sur lui la critique de l'intelligence duque par les contradictions du rel. Mais justement non ! Le phnomne voile ce qu'il manifeste, sans qu'il soit permis de dissocier la dissimulation de la manifestation. Le phnomne est voile, c'est son tre qui fait de son apparatre une apparence, c'est--dire un paratre de faux-semblants. Au-del on ne trouverait rien, - un rien qui, d'ailleurs, serait encore qualifi en tant que ngatif mtaphysique de l'tre phnomnal : le nihil du nihilisme !

    Qu'il y ait, dans cette ambigut du phnomne, quelque chose de

    l. XIII, 158, p. 64. 2. XVI, 556, p. 61. 3. XIII, 77, p. 33.

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  • Jean Granier

    dcevant et de frustrant pour l'esprit humain, on l'avouera volontiers. Mais, au lieu de s'indigner de la tromperie du sensible, il faut, conseille Nietzsche, demander : qu'est-ce qui, en l'homme, s'indigne et proteste ? La raison, qui voudrait retrouver dans les phnomnes ses catgories logiques. Mais, aprs tout, pourquoi le rel serait-il tenu de plaire la raison et la logique ? Et si c'tait notre volont d'art, notre got esthtique que le phnomne adressait le pome du monde ?

    A essayer, en imitant Parmnide *, de fuir l'apparence sensible vers un tre absolu, entirement conforme au principe d'identit, nous change- rions la bonne apparence, manifestation authentique, encore qu'irration nelle, de la ralit, contre une fiction, autrement dit contre la mauvaise apparence, l'apparence imaginaire : L'apparence, telle que je la comprends, dveloppe Nietzsche, est la vritable et l'unique ralit des choses, celle qui conviennent tous les prdicats existants, et qui dans une certaine mesure ne saurait tre mieux dsigne que par l'ensemble de ces prdicats, y compris les prdicats contraires. Mais ce mot signifie simplement une ralit inaccessible aux procds et aux distinctions logiques, donc une apparence par rapport la vrit logique , laquelle n'est d'ailleurs possible que dans un monde imaginaire. Je ne pose pas l'apparence comme le contraire de la ralit ; j'affirme au contraire que l'apparence est la ralit, celle qui s'oppose ce qu'on transforme le rel en un monde vrai imaginaire. Si l'on veut un nom prcis pour cette ralit, ce pourrait tre la volont de puissance , ainsi dsigne d'aprs sa ralit interne et non d'aprs sa nature proteiforme, insaisissable et fluide a.

    S'il serait donc oiseux de vouloir contourner le phnomne, il est en revanche, lgitime de le dcrire tel qu'il est, pour comprendre son orga- nisation, dgager ses articulations discrtes ; par la description (Bes- chreibung), on doit pouvoir discerner la texture de ce texte.

    Cette texture correspond ce que Nietzsche appelle un griffonnage . Le phnomne voile, parce qu'il manifeste un sens non seulement mul- tiple, mais soumis une foule de glissements, de transferts, de surimpo- sitions, de chevauchements, de sdimentations, qui produisent l'impression dconcertante d'un rbus. Les lignes sont brises, les contours flous, les langages htroclites, la syntaxe incohrente ; quoi s'ajoute la dter- mination capitale : le texte n'est pas statique, ce n'est pas un monument, un muse, ce n'est mme pas vraiment un livre, car tout en lui se trans- forme, change, devient. Le texte lui-mme est un devenir ! et l'interprte, lui aussi, est un devenir 1 Le phnomne de l'interprtation est donc cet vnement insolite qui a lieu, pour ainsi dire, l'entrecroisement des squences du devenir dont les unes se dterminent comme sens et les autres comme activit de dchiffrage .

    l. x,p. 56-58. 2. La Volont de puissance, t. II, p. 181 (XIII, 121, p. 5U).

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  • La pense nietzschenne du chaos

    Par souci de mthode, le philosophe voquera l'ide-limite selon laquelle il faut supposer un texte primitif, un socle de sens qui serait rel- lement le fond du phnomne - un fond non substantiel, certes, mais garantissant justement que le phnomne ne se dissout pas dans le nant, qu'il existe. Ce socle serait la nature donne dans le phnomne. II faut, explique Nietzsche, reconnatre et mettre en lumire l'effroyable texte primitif de Y homo natura. Rintgrer l'homme dans la nature, triompher des nombreuses interprtations vaines et fumeuses qui ont t griffonnes [gekritzelt] ou barbouilles sur ce texte primitif ternel, obtenir que dornavant l'homme endurci par la discipline scientifique adopte devant l'homme tel qu'il est prsent la mme attitude que devant Vautre nature 1. Mais attention ! Le danger menace de retomber dans l'illusion mtaphysique, en faisant de l'hypothse de la nature une hypostase qui ramnerait subrepticement le substratum intelligible de l'tre en-soi. Rsistons aux sductions de cette lecture en disant : si le phnomne autorise bien la distinction de plusieurs plans dans les interprtations et permet de dcrypter des couches de sens plus ou moins archaques, en descendant jusqu' un texte que l'on proclamerait primitif, cette nature n'a absolument rien de commun avec un Ding an sich, avec un tre intelligible ou avec un cosmos, elle n'est pas un livre crit par une sagesse suprieure, elle est ce que Nietzsche appelle le chaos.

    La nature, texte primitif, est donc Ytre-chaos qui se manifeste comme procs signifiant dont les figures dessinent, non un systme ou un cosmos, mais justement un voile. Nature et voile dterminent Vtre du phnomne, le phnomne dans son tre, en tant que chaos. De sorte que, dans leur tre, nature et voile sont le Mme, et que la pire erreur serait d'opposer ces deux termes. En ralit, ils sont rigoureusement solidaires, et c'est cette solidarit qui exprime le Mme de leur tre, le Mme, et non l'identit logique de l'ontologie. Das Gleiche - l'tre qui revient dans l'ternel Retour, rendant co-prsents la nature et le voile dans l'unit quivoque du texte.

    Le Mme, qui dsigne l'tre du phnomne, aj ointe la nature et le griffonnage des interprtations, de telle manire que le texte est, pour tout interprte, nigmatique. Cet ajustement accompli et prserv par le Mme suscite la diffrence, par quoi Nietzsche peut distinguer, pour son compte, un texte et ses interprtations, une nature (texte primitif) et les inscriptions qui la recouvrent. La diffrence a ainsi deux dimensions : Pune, pistmologique (la diffrence entre un texte-interprt et une op- ration d'interprtation), l'autre temporelle (la diffrence entre l'archaque et le rcent, entre le primitif et le moderne). Puisque - nous venons de le marquer, - c'est le Mme du chaos qui conjoint la nature et le voile, engendrant le phnomne unique du texte, et que ce Mme est ce qui fait

    1. Par-del le bien et le mal, trad. G. Bianquis, Paris, Aubier, 1963, p. 287 (VII, | 230, p. 190).

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  • Jean Granier

    l'ternel Retour, la pense de Nietzsche rvle sa radicalit ici : on voit en effet que la thorie de l'tre-interprt, la thorie du texte, engage dj une relation essentielle entre Vtre, l'apparence et le temps. Parce que la nature est livre au temps, l'tre-chaos se fait texte dans la confusion de ses apparences, c'est--dire dans le perptuel griffonnage des inter- prtations. Nanmoins, c'est toujours le Mme qui est l dans sa mani- festation, et que l'on cherche restituer sa vrit originaire, sa vrit de nature , c'est le Mme qui revient travers la mouvance des inter- prtations. Par la ralit du Mme, il existe bien rellement un texte et des interprtations, dans l'unit de leur tre - comme volont de puissance.

    Un lment essentiel manque toutefois notre reconstruction de cette problmatique nietzschenne du voile : Vantagonisme qui joue entre la nature (l' tre-chaos) et le phnomne o la nature se manifeste en se voilant. L'antagonisme est ce qui rend compte, selon Nietzsche, de la diff- rence entre la nature et les interprtations V intrieur du Mme. Nous comprenons alors pourquoi la nature est ncessairement voile, pourquoi le texte est nigme.

    Le mot de l'nigme est donn par Nietzsche dans un fragment de jeu- nesse qui restera le leitmotiv de toute son uvre philosophique : Le monde des dieux grecs est un voile flottant qui cachait la ralit la plus terrible l. Le phnomne dissimule ce qu'il montre, parce que ce qu'il montre est Le-plus-terrible (das Furchtbarste). Le nom de ce qui est Le- plus-terrible, c'est le chaos. Le chaos ne saurait apparatre autrement que masqu : le regarder en face est intolrable, - mortel. Toute inter- prtation est donc par principe un voilement, puisqu'elle ne peut respecter l'apparatre du chaos sans le recouvrir du voile de l'apparence. II serait possible que la vritable nature des choses ft tellement nuisible, telle- ment hostile aux conditions mmes de la vie, que l'apparence ft nces- saire afin de pouvoir vivre. 2

    Ce recouvrement par des voiles, Nietzsche le nomme VArt. L'art est le voile de la belle apparence jet sur les horreurs du chaos : Pour nous l'art grec nous a enseign qu'il n'y a pas de surface belle sans une pro- fondeur redoutable 3. La beaut est l'illusion qui fait oublier que l'appa- ratre est la manifestation d'une profondeur insondable ; elle est l'inter- prtation du vrai, son antagoniste.

    S'en tenir rsolument l'apparence, donner son assentiment l'illusion qui voile, interprter le texte de manire que le texte cache son absurdit sous le jeu des significations esthtiques et devienne le spectacle de la beaut, c'est l la navet des Grecs, ces matres de l'interprtation. La

    1. IX, p. 79. . . _ _ ._ ^ _ 2. La Volont de puissance, l, p. iut> (avi, s 000, p. /0;. _ . _ _. 3. Projet de prface Richard Wagner, in La Naissance de la tragdie, trad. Ur. ian-

    quis, Paris, N. R. F., Gallimard, 1949, p. 196 (IX, p. 139).

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  • La pense nietzschenne du chaos

    navet caractrise la superficialit voulue de l'homme profond, la sagesse du philosophe assez radical pour se faire le pote de l'apparence.

    Le texte-phnomne ou l'tre-interprt la faon grecque : Das Schreckliche in der Maske des Schnen '

    Ce qui est le plus terrible, c'est alors aussi la vrit. La vrit dsigne Y tre-chaos de la profondeur prive de raisons. Si le voile est la beaut, la vrit est la laideur du chaos : Car la vrit est laide (denn die Wahrheit ist hsslich) 2. Le phnomne drobe son tre dans l'apparence de la beaut, de telle sorte que la beaut du monde cache l'horreur de la nature. Ainsi, pas plus qu'on ne saurait opposer l'tre et le phnomne, la nature et l'interprtation, le texte et les griffonnages , le dvoilement et le voilement, on ne saurait apprhender la vrit elle-mme sans ses voiles : Nous ne croyons plus que la vrit reste vrit sans ses voiles ; nous avons trop vcu pour cela. Nous faisons maintenant une question de dcence de ne pas vouloir tout voir nu, de ne pas assister tout, de ne pas chercher tout comprendre et tout savoir . Peut-tre la nature est-elle une femme qui a ses raisons pour ne pas laisser voir ses raisons 3. Les raisons de la vrit, on les imagine : c'est justement que l'tre- chaos n'a pas de raisons, qu'il est ohne Grnde, - ein Abgrund, un abme.

    Comme tel, le voile se confond avec la vie. On doit, souligne Nietzsche, comprendre le phnomne esthtique fondamental qui s'appelle " la vie " 4. La vie est l'apparence dont la beaut dtourne le regard de la vrit et qui nous permet de continuer tre malgr la vrit : Est-ce pour viter le hasard que nous nous rfugions dans la vie ? Dans son clat, dans sa fausset, dans sa superficialit, dans son mensonge chatoyant ? Si nous semblons gais, est-ce parce que nous sommes immensment tristes ? Nous sommes graves, nous connaissons l'abme 6. Le plus vivant aime ce qui est le plus superficiel - par profondeur !

    Cette vie, bien entendu, n'est pas prioritairement l'objet des sciences biologiques. Elle dtermine l'essence de l'tre-interprt, dans la mesure o cette essence implique le voile protecteur du mensonge ; le mensonge dsignant alors prcisment le statut de l'apparence qui, en tant qu'appa- ratre du texte, forme la texture du texte, le conglomrat chaotique des significations. Mensonge, oui, puisque ce phnomne masque la nature qu'il est, se fait surface de l'abme terrifiant, illusion de la vrit, - illu- sion qui ne trahit pas la vrit, mais l'accomplit en la niant .

    La liaison s'tablit alors sans peine avec le thme nietzschen que j'ai nomm ailleurs le pragmatisme vital . En effet, si le voile (la vie) carac- trise l'tre-interprt, l'tre dans son aspect interprtatif, l'interprta-

    1. IX, p. 80. . a. vi, y, p. y4. 3. Le Gai Savoir, traduction vialatte, Avant-propos, p. 13 (V, Vorrede, p. 11). 4. XVI, 1046, p. 386. 5. La Volont de puissance, II, p. 105 (XIII, 692, p. 286). 6. XIII, 239, p. 102.

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    tion est, confronte au texte, une cration , l'introduction autoritaire d'un sens, une Sinngebung. La vie et l'art sont deux mots pour qualifier le mme acte crateur qui amnage le chaos, stabilise le devenir, invente les catgories par quoi des figures et des constellations s'organisent partir de la vrit-abme. Identit de nature entre le conqurant, le lgislateur et l'artiste, - la mme faon de se traduire dans la matire (das S ich-hinein- bilden in den stoff) x. La mtaphysique, la morale, la religion, la science sont autant de produits de sa volont artiste, de sa volont de mentir, de fuir la vrit , de nier la vrit . Mme la facult qu'il a de matriser la ralit par le mensonge, cette faculte artiste par excellence, il [l'homme] l'a en commun avec tout ce qui vit 2. Constam- ment, chez Nietzsche, ce niveau de rflexion, V interprtation prend la valeur d'une mise en forme cratrice de la matire ; c'est l'image du rapport entre l'artisan et son matriau, entre le sculpteur et son bloc de pierre, qui vient relayer les mtaphores du texte et enrichir ainsi notre comprhen- sion du phnomne. Pour Nietzsche, interprter est synonyme d'imposer un sens, de faonner le chaos, de tirer un monde de figures lumineuses partir de ce qui se drobe dans la nuit du non-savoir, du non-pouvoir et du non-vivant. La relation la plus haute demeure celle du crateur son matriau : c'est l la forme ultime de la jubilation et de la matrise (U ebermacht) 3. Nietzsche ajoute : Voici qui me cote et ne cesse de me coter toujours les plus grands efforts : comprendre qu'il importe indiciblement plus de savoir comment se nomment les choses que ce qu'elles sont. La rputation, le nom et l'apparence, la valeur, le poids et la mesure habituels d'une chose - qui l'origine ne sont que de l'erreur, de l'arbi- traire dont la chose se trouve revtue comme d'un vtement parfaitement tranger sa nature et son epiderme - , la croyance atout cela, transmise d'une gnration l'autre, en a fait peu peu comme le corps mme de la chose ; l'apparence du dbut finit toujours par devenir essence et agit en tant qu'essence ! Quelle folie n'y aurait-il pas prtendre qu'il suffi- rait de dnoncer cette origine, ce voile nbuleux du dlire pour anantir le monde tenu pour essentiel, la soi-disant ralit ! Seuls les crateurs peuvent anantir Mais n'oublions point ceci : il sufft de crer de nou- veaux noms, des apprciations, des vraisemblances nouvelles pour crer la longue de nouvelles " choses " 4. Chaque individu, en tant qu'inter- prte ne cesse d'tre crateur *.

    L'tre-interprt est, en consquence, lui-mme le voilement du chaos. La diffrence est, ici encore, l'uvre, puisque le voile est voile de l'abme, et, selon une formule cite plus haut une apparence trangre la nature des choses ; trangre non point en ce qu'elle serait transcen-

    1. La Volont de puissance, II, p. 260 (XIV, 1 partie, 271, p. 134). 2. La Volont de puissance, il, p. 2b (XV i, 3, p. il). 3. XIV, 1" partie, 161, p. 81. 4. Le (ai Savoir, trad. Kiossowski, p. tst> (V, a, p. y4-yoj. 5. XVI, 767, p. 203.

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    dante, ou dialectiquement affronte, ou ajoute arbitrairement cette nature, mais bien trangre en ce qu'elle est l'auto-interprtation du chaos, son auto-information, sa structuration cosmologique, sa vie propre, qu'on ne saurait concevoir autrement que prs-de-soi dans l'loignement de sa diffrence , simultanment tre et interprtation, sens et non-sens, vrit et mensonge. Expliquer que la fausset des choses rsulte de notre propre force cratrice K Autrement dit : c'est l'acte d'interpr- ter, c'est l'interprte qui cachent la nature ! Et puisque l'interprte et l'acte d'interprter sont dj la vie de l'tre, c'est l'tre qui s' auto-inter- prte dans son auto-dissimulation. Nous fermons le grand cycle de l'tre en revenant notre point de dpart : l'tre est voile, il est phnomne.

    * * *

    En analysant les attributs du phnomne, nous avons t amens insrer un nouveau concept, celui de force. L o il y a apparence, il y a dploiement d'une interprtation et s'exprime une force cratrice de sens. Nous montrerons bientt que l'ide de force (Kraft) est indis- pensable pour dfinir la nature du chaos et penser le monde de la volont de puissance. Pour l'instant, il importe de fixer l'attention sur une relation essentielle qui vient d'merger sous nos yeux : la relation entre l'ide de force et l'ide de valeur ; elle fonde la possibilit d'une thorie du sens comme symptme, elle-mme intgre la mthode gnalogique qui apprhende maintenant Ptre-interprt non plus en fonction du chaos, mais en fonction d'un nouveau thme, celui de V origine.

    A la squence : texte-voile-art-pragmatisme vital-mensonge, suc- cde la squence proprement gnalogique : texte-valeurs-points de vue- idologie-symptme-force-origine.

    L'interprtation, en effet, n'mane jamais d'un sujet absolu, d'une me ternelle, d'un intellect divin. Il n'existe nulle part de Pense abso- lue capable de survoler la totalit des phnomnes et de les ramener l'unit d'un concept. L'interprtation est essentiellement situe, elle procde d'un point de vue, elle est perspectiviste 2. Ce perspectwisme interdit la rfrence un tre en-soi : II n'y a pas d'tat de fait en soi, mais au contraire il faut toujours qu'un sens ait dj t introduit pour que puisse exister un tat de fait. Le qu'est-ce que cela ? est la position d'un sens partirjde quelque autre point de vue. L'essence [Essenz], Y essentialit [Wesenheit] est quelque chose de perspectiviste et implique une pluralit 8. Cette pluralit est celle de forces limites en lutte les unes contre les autres pour couler le chaos dans la forme qui correspond leurs intrts. Le rsultat de cette lutte c'est ce qui s'inscrit dans le

    1. La Volont de puissance, IL p. 190 (XIV, 2 partie, S 39. d. 269). 2. XIII, 158, p. 64. 3. XVI, 556, p. 60.

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    texte en qualit de griffonnages , de signes exprimant le sens de force interprtatives. On comprend alors pourquoi le texte est un enchevtre- ment de significations qui donnent l'impression de la confusion et du caprice, tandis qu'en fait rgne la plus implacable ncessit ; la raison en est que les transferts de sens, les entrelacements de signes, les ph- nomnes d'effacement et de chevauchement produisent un fatras rebelle toute lecture unitaire, dont l'arbitraire apparent traduit la fatalit rigoureuse des rapports de force. Le texte est une sorte de mmorial des interprtations. Le philosophe s'applique dchiffrer les inscriptions, pour identifier les forces dont ces inscriptions rappellent le combat fon- damental,1. Combat pour la puissance, combat qui est acte de se surmon- ter soi-mme et non accommodement pour la survie. Les griffonnages du texte sont les traces signifiantes du Kampf qui rgit le mouvement des forces l'intrieur d'un mme procs d'interprtation. Aller Kampf, rpte Nietzsche - Alles Geschehen ist ein Kampf 2. Et il ajoute : Ce n'est pas un combat pour l'existence que se livrent les reprsentations et les perceptions, mais un combat pour la domination 8. Avec Nietzsche nommons ces forces interprtatives qui rivalisent pour la puissance selon la loi du perspectivisme 4 des centres-de-domination (. Herrschaftli- chen Zentren ou Herrschaftsgebilde r>) 5.

    Avec l'entre en scne de ce nouveau concept la phnomnologie (des- cription du phnomne de l'tre-interprt), qui tait dj smiologie (thorie des signes), devient axiologie (interprtation des valeurs). Qu'est-ce qu'une valeur, en effet ? Un sens qui la fois organise le chaos selon les intrts d'un certain type de vie et exprime la puissance d'une force occupe interprter le chaos. Le sens, nous le savons dj, est un voile, une illusion, une erreur ; ce que nous apprenons maintenant c'est que ce sens rpond une exigence prcise, satisfait des besoins, mane d'un certain centre-de-domination . Et c'est la conjonction du sens et de l'intrt (entendez : de l'utilit pour la vie qui se surmonte sans cesse) que fixe la notion nietzschenne de la valeur. Le phnomne est le sens d'une puissance, il est valeur. En fonction du point de vue qui instaure la valeur, toutes les choses sont objets de mesure, sont mesu- rables, et leur conflit est un acte de justice, par quoi chaque puissance est

    1. XVI, 617, p. 102 : Anstatt " Ursache und Wirkung " der Kampf des Werden- den mit einander.

    2. XIII, 154, p. 62. 3. xvi, , p. yi. 4. Xlll, bD, p. -zoy : wenn zwei organisene wesen zusammensLus&eu, wenn es nur Kampf gbe um das Leben oder die Ernhrung : wie ? Es muss den Kampf um des Kampfes willen geben, und Herrschen ist : das Gegengewicht der schwcheren

    Kraft ertragen, - also eine Art Fortsetzung des Kampfes. Et XIII, 175, p. 71 : Wie entsteht die perspektivische Sphre und der Irrtum ? Insofern, vermge eines organischen Wesens, sich nicht ein Wesen, sondern der Kampf selber erhalten will, wachsen will und sich bewusst sein will ; XIII, 173, p. 70.

    5. XVI, 715, p. 171-172.

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    pese selon sa mesure *. Le sens est valeur, parce qu'il procde d'une force qui estime partir de sa perspective et donne sa mesure dans le combat pour la matrise du rel. Tous les jugements de valeur rsultent de quan- tits de force dtermines et du degr de conscience qui s'y attache : ce sont les lois perspectivistes fixes selon l'essence d'un homme et d'un peuple, - ce qui est proche, important, ncessaire, etc. *. Formule que complte heureusement cette autre : L'apparence la plus ancienne a t mue en mtaphysique. Les jugements de valeur indispensables la scurit de l'animal humain y sont impliqus.

    L'analyse de la valeur oblige alors distinguer en elle deux aspects : d'un ct, la valeur est le sens qui, s'entrelaant avec d'autres sens, constitue le texte du phnomne, elle est en quelque sorte le projet d'un centre-de-domination occup estimer le rel ; d'un autre ct, la valeur est l'expression d'une force que l'on peut, son tour, interroger et dchif- frer, en la traitant comme un texte. En nous plaant ce deuxime point de vue, nous dirons que la valeur est un symptme. L'axiologie se pro- longe en Symptomatologie. On cherche dsormais dcouvrir quelle force exprime dans une valuation donne, et quelle est la mesure de sa puis- sance, en demandant : de quoi ce sens est-il le symptme ? Question qui mne directement ce que Nietzsche nomme Vorigine.

    Quand on a affaire, non des forces lmentaires et isoles, mais de vastes agglomrats de centres-de-domination, et spcialement aux organismes dous de pense, l'analyse de la valeur et du symptme se complique. Les valeurs ont en effet ici la forme d'ides abstraites, de concepts, elles constituent des idologies, systmes de rationalisations labores par la conscience, ou l'intellect. A cet gard, religion, philoso- phie, science, thories politiques sont des idologies. Derrire elles le philosophe qui pie les symptmes discerne les valuations inconscientes, dont les raisons sont la schmatisation culturelle, et il les rfre leur origine, aux pulsions. L'idologie se dfinit alors de la manire suivante : traduction, en termes conceptuels, des exigences instinctives et incon- scientes qui caractrisent une morale , savoir un systme d'appr- ciations de valeur en rapport avec les conditions vitales d'un tre 4. L'idologie est l'expression de Yexistence elle-mme, en tant que ralit d'un centre-de-domination d'o rayonnent les valeurs, et dont la nature intime est le Trieb, l'instinct. Inwiefern die Welt-Auslegungen Symp- tome eines herrschenden Triebes sind ? Voil la question que soulve immanquablement le philosophe gnalogiste, aprs avoir cern l'essence de la pulsion : Les instincts dominants veulent aussi tre considrs comme suprmes instances de valeur en gnral, comme puissances

    1. XII, 1" partie, 60, p. 32. A. Alii, 14, p. 25. . La volont de puissance, I, p. 75 (XIV, 1" partie, 36, p. 20). 4. XV, 256, p. 334.

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    [Gewalten] cratrices et rgnantes 1. Il y a idologie, prcisment, parce que mme la pense la plus subtile correspond un enchevtrement d'instincts. Les mots sont en quelque sorte le clavier des instincts a.

    En apprciant exactement la puissance de la force qui s'exprime dans une morale et, au plan des formations culturelles les plus dialectises, dans les idologies, on fixe la valeur des valeurs. Mthode d'interprtation authentiquement gnalogique, par contraste avec la mthode de rgres- sion vers le fondement mtaphysique qui, dans l'ontologie traditionnelle, gouvernait la problmatique des conditions de possibilit. Nietzsche ne se proccupe plus de fonder les valeurs sur des raisons, mais, tout au contraire, de dmasquer les valeurs derrire les pseudo-raisons, et de soumettre ces valeurs la critique du philosophe au marteau . Le but ultime tant de dterminer l'origine de la valeur, puisque c'est l'origine qui seule dtient le secret de la valeur d'une valeur. L'apprciation de l'origine tablit le rang. U interprtation est hirarchisation.

    Discernez bien l'origine, alors vous pserez les valeurs sur une balance juste et, perant jour les impostures et les usurpations, vous assignerez chaque chose sa place lgitime dans la hirarchie 1

    L'origine, selon Nietzsche, se confond avec la nature, et la nature avec la double pulsation de la vie ascendante et de la dcadence. L'origine n'est pas une substance ; elle aussi reflte la ncessit dernire du combat, elle est un antagonisme : la tension qui joue, non plus entre deux ou plu* sieurs forces, mais entre deux normes. Ces deux normes rivalisent dans l'unit paradoxale du Mme qui dfinit la volont de puissance. Car c'est bien encore la volont de puissance, l'essence de l'tre-interprt, qui se trouve scinde quand elle se dcouvre au niveau de l'origine, de mme qu'elle tait scinde au niveau d'une problmatique du texte.

    Tous les moments de l'enqute gnalogique se laissent maintenant rcapituler selon leur ordonnance rigoureuse.

    Premier point : Nos valeurs sont des interprtations introduites par nous dans les choses (hineininterpretiert). Pourrait-il y avoir une signi- fication dans l'en-soi ? Toute signification n'est-elle pas justement une signification relative, une perspective ? Toute signification est volont de puissance 8.

    Deuxime point : Notre intellect, notre vouloir, de mme que nos impressions dpendent de nos jugements de valeur ; ceux-ci correspondent nos instincts et leurs conditions d'existence. Nos instincts se laissent rduire la volont de puissance. La volont de puissance est le dernier fait jusqu'o nous pouvons descendre. *

    1. XVI, 677, p. 142. _ . .. . _ 2. uvres posthumes, traduction H.-J. Bolle, Paris, Mercure de rance, W4, p. lia

    (XI, 316, p. 282). _ __ 3. La volont de puissance, l, p. v-w ixvi, % oau, p. v). 4. xiv, ' parue, j 101, p. ti.

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    Troisime point : l'origine est la nature dfinie prcisment par la notion de volont de puissance : Homo natura. La u volont de puis- sance " '

    Conclusion : le clivage de l'origine selon les deux normes de la vie ascendante et de la volont du nant : Les instincts de dcadence se sont rendus matres des instincts de V panouissement... La volont du nant a triomph de la volont de vivre! [...] Nous avons vu deux volonts de puissance en conflit a. Cette bi-polarit de l'origine, grce quoi peut s'tablir une hirarchie des valeurs qui en fixe la puissance en comparaison des deux normes de l'affirmation et de la ngation, rpte au plan de l'ori- gine cet cart que nous avions dj repr au plan de l'interprtation entre le texte et l'activit interprtative. C'est, en effet, la mme diff- rence, ici dsigne comme cart, l comme clivage, qui est inscrite dans la formulation littrale du Wille zur Macht : volont de puissance, o le de , gnitif subjectif et objectif simultanment dans la traduction fran- aise, rvle que c'est bien toujours le Mme qui se fait Autre dans l'unit d'un polmos originaire, hracliten.

    A maintes reprises au cours des investigations prcdentes, nous avons parl de chaos. Ce concept servait, en quelque sorte, de repoussoir aux autres concepts, qui se trouvaient ainsi dfinis par contraste, sans que lui-mme ret une dtermination propre. Ayant explor les divers aspects du phnomne selon Nietzsche (texte, voile, origine), il nous faut prsentement diriger notre attention sur ce thme du chaos qui dsigne la ralit du phnomne dans sa radicolite ultime. Radicalit paradoxale, pour quiconque s'obstinerait la penser selon les catgories de l'ontologie classique ! Par le terme de chaos , en effet, Nietzsche cherche cerner une ralit rfractaire YEssenz, la Wesenheit et au Grund de cette ontologie mtaphysique : une ralit qui n'est pas un logos fondateur, ni une substance cause de soi, mais la draison de V abme.

    En mditant ce thme prilleux, Nietzsche a conscience de porter un coup fatal ce qui constituait le point d'honneur spirituel de toute la tradition philosophique occidentale : la croyance l'Idal en tant qu'essence de 1' tre . L' tre a perdu son aurole divine, il n'est plus ce qui sanctifie la sagesse providentielle d'une Intelligence absolue accordant la nature des choses avec les vux et les structures mentales des hommes. Pour risquer la pense redoutable : le rel est un chaos sans aucune commune mesure avec les exigences humaines, il faut alors, - on le devine, - avoir travers le dsert du nihilisme, avoir expriment ses

    1. XV, 391, p. 422 .AV, 4U1, p. 4 ; *>V1, i bU, p. D.

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    angoisses, ses peurs, sa poignante dception. Il faut tre dsillusionn, tel un rveur qui s'veille un monde implacable. C'est bien la mort de Dieu , la destruction de l'Idalisme mtaphysique, qui dlivre le regard pour la contemplation lucide d'une ralit tragique dont seul notre courage peut relever le dfi. Nous sommes devenus froids et durs force de reconnatre que rien ici-bas ne se passait de faon divine, pas mme selon les critres humains, de faon raisonnable, misricordieuse ou quitable : nous le savons, le monde dans lequel nous vivons est non divin, immoral, inhumain , - nous l'avons trop longuement inter- prt de faon fausse et mensongre, mais interprt selon le vouloir de notre vnration, c'est--dire selon un besoin x. Car, notre monde, c'est bien plutt l'incertain, le changeant, le variable, l'quivoque, un monde dangereux peut-tre, certainement plus dangereux que ,1e simple, l'immuable, le prvisible, le fixe, tout ce que les philosophes antrieurs, hritiers des besoins du troupeau et des angoisses du troupeau ont honor par-dessus tout *.

    Le chaos c'est donc d'abord ce qui s'offre notre regard sous l'aspect d'un champ de dcombres. Toutes les catgories qui tayaient le grand difice de la mtaphysique sont jetes bas ; il nous est dsormais refus de les appliquer l'tre. Gardons-nous, prcise Nietzsche, de faire du monde un tre vivant, ou une machine, ou une matire ! Mme cette ide de substance matrielle est suspecte, elle a encore un air de famille avec F tre des lates (Nietzsche, trs averti de l'histoire des doctrines grecques, se souvient de la filiation qui rattache l'tre de Parmnide l'atomisme de Dmocrite). Gardons-nous de lui attribuer les prdicats de l'ordre, de la forme, de la sagesse, de la rationalit et de la perfection ! Gardons-nous mme de lui octroyer des instincts et de croire y retrouver des lois, des rgles, des buts, des causes ! 8 Ce ne sont l que l'ombre de Dieu I Mais maintenant le soleil est son znith - le znith du nihi- lisme - et l'ombre est la plus courte ; les choses se montrent dans la ralit sauvage, pr-humaine, originaire, de la nature. II n'y a point de matire, point d'espace, point ftactio in distans, point de forme, de corps ni d'me. Point de cration , point d' omniscience - point de Dieu : voire point d'homme. * A la formule crpusculaire du spinozisme 5 : Deus sive Natura se substitue la parole du Grand Midi : Chaos sive Natura '

    De l'essence de 1' tre - l'Idal - se dduisaient les trois prdicats transcendantaux, bonum, veruni, pulchrum, bont, vrit, beaut. Le chaos est la rfutation de cet Idalisme. La nature du chaos est d'abord

    1. Le Gai Savoir, trad. Klossowski, p. 231 (V, 346, p. 279). 2. La Volont de puissance, II, p. 369 (XIV, p. 395). . V, lUtf, p. 14/-14. 4. Le Gai Savoir, fragments indits, trad. Klossowski, p. 531. 5. XVI, 1062, p. 397. 6. Le Gai Savoir, fragments indits, trad. Klossowski, p. bl.

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    absolument immorale, elle n'est bonne dans aucun sens du terme ; ni respectueuse du bien selon la morale traditionnelle, ni mme noble selon les critres aristocratiques. Elle est cruelle, inique, elle unit les contraires, les mlange, et les distribue selon une gamme capricieuse. La vrit du chaos c'est la dmesure dionysiaque, brisant l'apparence ordon- ne, calme et heureuse de l'Apollinisme 1.

    Pour l'accepter, il faut s'lever jusqu'au pessimisme de la force que Nietzsche caractrise ainsi : A prsent, l'homme n'a plus besoin d'une justification du mal , il a horreur justement de rien justifier ; il savoure le mal pur et cru, et le mal absurde lui semble le plus intressant. S'il a jadis eu besoin d'un Dieu, ce qui le ravit maintenant, c'est une orga- nisation de l'univers [...] dont l'essence est terreur, quivoque et impos- ture f. L'existence se rvle immdiatement horrible et absurde ; seul l'art peut nous aider supporter de vivre avec une telle connaissance - de vivre entre la Mort et le Diable, comme le Chevalier sur la gra- vure d'Albert Drer. L'art en effet transfigure l'horrible grce au sublime, et par le comique il nous soulage du dgot caus par l'absurdit de l'existence

    En second lieu, le chaos est la ralit d'un monde tranger toute appr- ciation esthtique : Le caractre de l'ensemble du monde est de toute ternit celui du chaos, en raison non pas de l'absence de ncessit, mais de l'absence d'ordre, d'articulation, de forme, de beaut, de sagesse 4. Son essence s'exprime dans la dfinition mme de la vrit originaire, qui se dvoile la faveur de l'extase tragique : la vrit est quelque chose de tout fait terrible et repoussant 5. Un philosophe a des faons lui de se dlasser. Il se dlasse par exemple par le nihilisme. La croyance qu'iZ n'y a pas de vrit, la croyance nihiliste est un grand dlassement de tous les membres pour le champion de la connaissance qui est sans cesse en lutte avec de laides vrits. Car la vrit est laide [ denn die Wahrheit ist hsslich ] .

    La vrit est laide, oui, puisqu'elle dvoile une ralit qui dment toutes nos valeurs et toutes nos normes, qui est pour nous un scandale, une abomination. Mais sa laideur, plus subtilement encore, tient en fait que, confront avec cette vrit abyssale et inhumaine, tout ce que nous avons coutume de nommer vrai se change, comme par l'effet d'un charme funeste, en non-vrit, en erreur, en illusion, en tromperie ! L'examen du devenir montre que l'illusion et la volont de s'illusion- ner, que la non-vrit ont appartenu aux conditions d'existence de

    l. I, 4. . La volont ae puissance, 11, p. 'b (xvi, loiy, p. 371). d. La Naissance de la tragdie, trad. Bianquis, p. 44 (I, 7). 4. Le Gai Savoir, trad. Klossowski, p. 126 (V, 109, p. 148). . xiv, ze partie, d, p. o. 6. La Volont de puissance, II, p. 107 (XVI, 598, p. 94).

    145 Revue de Mta. - N 2, 1971. 10

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    l'homme K N'avons-nous pas montr, en discutant l'ide du voile chez Nietzsche, que les vrits fondes sur l'exercice spontan de nos facults intellectuelles sont simplement des erreurs utiles la vie, des valeurs prcisment, par quoi le devenir est immobilis, stabilis, mis en formes, jaug selon nos toises a priori ? Et donc qu'il y a une antinomie entre la vrit de la nature, - le texte - et nos interprtations, puisque celles-ci traduisent le pragmatisme vital qui manifeste notre aptitude dmiur- gique voiler le chaos sous des illusions rentables ? Le chaos est une vrit qui nie la vrit-valeur , qui la relativise, c'est--dire lui assigne pour origine le perspectivisme d'une interprtation manant des centres-de- domination en lutte les uns contre les autres...

    Rien, dans la ralit, ne correspond rigoureusement la logique *. La logique, en dernire instance, n'est qu'une faon de s'approprier le rel en le dformant partir de besoins dtermins, qui fixent le sens mme de notre perspective, nous hommes.

    La vracit n'est donc plus un prdicat de l'tre. Seule une personnalit morale, seul un Dieu model l'image de l'homme seraient habilits se dclarer vridiques. Tandis qu'un monde rgi par le perspectivisme des interprtations n'est plus verace, tout au contraire, il provoque au mensonge et l'erreur puisque c'est la nature mme qui simultanment est fausse, en tant que chaos, par l'interprtation arme des valeurs, et qui anime, en tant que vie, le procs interprtatif. C'est un bonheur, crit Nietzsche, de n'avoir plus nous entendre sur ce point avec un Dieu dont la vracit pourrait inspirer de singulires penses. Le perspecti- visme du monde s'tend aussi loin que porte notre actuelle intelligence du monde. Et j'oserais le placer mme l o l'homme a le droit de renon- cer connatre, je veux dire dans ce domaine o les mtaphysiciens placent ce qui semble sr de soi, intelligible soi-mme, dans la pense 8.

    L'imprialisme du sens fausse la vrit du chaos, en cela il est mensonge. Mais il y a erreur encore, pour un autre motif, qui est driv de la struc- ture pluraliste du rel. Comme, en effet, une infinit de centres-de-domi- nation se combattent pour s'annexer la ralit en la domestiquant par des valeurs profitables, ori n'a pas le droit d'admettre une vracit au fond des choses, si l'on donne au mot vracit la signification : possibilit d'un savoir unique, qui survolerait l'abme et nous en fournirait un nonc dogmatique. La ralit, d'une certaine manire, n'est jamais prsente, elle est ce qu'on atteint la limite extrme de toutes les nga- tions qui marquent la relativit des perspectives existantes, de ces nga- tions qui, pour ainsi dire, soulignent le pointill de notre insertion contin- gente et borne dans l'tre ; le chaos serait alors la ralit qui se laisserait deviner lorsque les lignes s'estompent, la ralit qui transparat sous les

    1. XIV, 1" partie, 16, p. 14. 2. XI, 65, p. 179. m __ _ x. 3. La Volont de puissance, il, p. i/y (Aiv, i" parue, g o, p. /;.

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    pointills, et que nul discours ne thmatise, que nul regard ne sonde, que nulle valeur ne mesure. Car, il faut une certaine imprcision, une certaine volont de tout simplifier pour qu'apparaisse la beaut, la valeur des choses ; en soi, elles ne sont qu'un je ne sais quoi K Surgit alors le concept de Y infini, unissant l'ide du chaos avec celle du voile plura- liste : Le monde, pour nous, est redevenu infini, en ce sens que nous ne pouvons pas lui refuser la possibilit de prter une infinit d'interprta- tions 2. Infini, non parce qu'il exprimerait une positivit substantielle transcendant toutes les limites de l'intellect humain, mais parce qu'il est, au contraire, ce qui manque toute interprtation pour s'riger en savoir absolu, ou en rvlation inconditionnelle, - parce qu'il est ce qui fait chouer le systme, rend drisoire la clture logique, introduit la faille dans toute construction spculative. En vrit, il n'y a rien de plus terrible que l'infini 8.

    A la vracit du Dieu-logos, qui harmonisait les catgories de la pense humaine avec le fondement substantiel des choses, s'oppose, dans la philosophie nietzschenne, la Duplicit de Vtre : le jeu de la vrit mor- telle et de l'illusion-valeur, selon l'infinit des interprtations, - le jeu du chaos et de la vie.

    Mais le chaos n'a pas pour unique fonction de rsumer en lui cette puissance tragique de la pense nouvelle qui a surmont l'Idalisme mtaphysique. Il est un concept effectivement spculatif, ainsi que le profond Schelling, commentant Hsiode, l'avait dj remarqu dans sa Philosophie de la mythologie. Par lui Nietzsche pense la ralit de la nature selon des significations qu'on peut rpertorier et ordonner. C'est ce ct positif, de l'enseignement nietzschen qu'il est temps de mettre en relief.

    D'abord le chaos est un devenir. L'ide du devenir reprsente une des constantes essentielles de Ja pense de Nietzsche. On la voit s'affirmer ds les uvres de jeunesse, quand Nietzsche expliquait ses tudiants de Bie la philosophie des Grecs. C'est elle qui est l'arrire-plan de l'anta- gonisme mythique d'Apollon et de Dionysos dans La Naissance de la tragdie, Apollon symbolisant la sanctification de la belle apparence qui arrache l'homme la dsolation d'une rflexion sur l'phmre (Nietzsche parle ici d'une Erlsung vom Werden ), tandis que Dionysos, lui, sym- bolise la bouillonnante puissance, cratrice et destructrice, de ce mme vouloir irrationnel 4. Dj, donc, tait dessin grands traits fermes le contraste des deux aspects de la ralit : le phnomne, rsultat d'une potique de la volont de puissance, qui enveloppe le chaos du devenir dans les voiles du rve, dans les fictions dont la vie s'exalte, et, d'autre part, le devenir apprhend comme tourbillon furieux des forces, que

    1. La Volont de puissance, II, p. 45 (XVI, 602, p. 96). 2. Le Gai Savoir, trad. Vialatte, d. 209 V. 8 374. d. 332. 3. V, 124, p. 162.

    " *. Aiv, * parue, 9 , p. 3t>4-o.

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    seul un vouloir d'artiste russit matriser par une constante Selbstber- windung.

    En cela Nietzsche se proclame disciple d'Heraclite. Et cette inspira- tion hraclitenne il croit la retrouver, pour la louer, dans Pvolutionnisme de Lamarck et dans la dialectique de Hegel ' alors qu'il se montre rti* cent en face de la doctrine de Parmnide laquelle il reproche d'avoir mis en circulation la fable pernicieuse de 1' tre , sphre immobile et pesam- ment logique, qui exclut le temps, l'histoire, la vie dans sa fluidit essen- tielle. Cette rticence se mue en refus premptoire lorsque Nietzsche voit quelles extravagances cette fable de l'tre parmnidien a pouss des esprits scolastiques, tel Leibniz, ou frus de morale, tel Kant, ou influencs par le rationalisme optimiste de Socrate, tel Platon. Aussi Nietzsche, en rhabilitant le devenir, insiste-t-il sur l'indispensable conversion philosophique qu'entrane le retour Heraclite : Ce qui nous spare le plus radicalement du platonisme et du leibnizianisme, c'est que nous ne croyons plus des concepts ternels, des valeurs ter- nelles, des mes ternelles ; et la philosophie, dans la mesure o elle est scientifique et non dogmatique, n'est pour nous que l'extension la plus large de la notion d' histoire . L'tymologie et l'histoire du langage nous ont appris considrer tous les concepts comme devenus, beaucoup d'entre eux comme encore en devenir ; de telle sorte que les concepts les plus gnraux, tant les plus faux, doivent aussi tre les plus anciens. L' tre , la substance , l'absolu , l'identit , la chose - la pense a invent d'emble et de toute antiquit ces schemes qui contredisent foncirement le monde du devenir *.

    Bien entendu, le devenir n'est pas une interprtation parmi d'autres, il ne compte pas au nombre des valeurs qui expriment, sous forme d'ido- logies, les impratifs pulsionnels des centres-de-domination. Il est ce dont il y a interprtation, le fond abyssal d'o se dtachent, constella- tions mouvantes et lumineuses, les figures de chaque monde qui cons- titue l'environnement d'un type de vie dtermine. Ce privilge du devenir est attest par la rgularit remarquable avec laquelle l'ide du devenir est identifie celle de la ralit elle-mme. Le devenir est rel, tandis que 1' tre suprasensible n'est qu'une fiction nocive, justement une interprtation dlirante de cette ralit qui est le seul vritable texte du devenir : Die seiende Welt ist eine Erdichtung - es gibt nur eine werdende Welt . Quand Nietzsche numre les attributs de la ralit authentique (celle que refoulent sous des ngations mensongres les pr- dicats transcendantaux de l'ontologie idaliste), le devenir occupe une place centrale : Et voici que le monde est devenu faux, en vertu mme des proprits qui constituent sa ralit : le changement, le devenir, la

    1. XIII, 21, p. 10 ; V, 357, p. 300. 2. La Volont de puissance, I, p. 69 (XIII, 46, p. 21). 3. XIV, 1" partie, 99, p. 52.

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    pluralit, l'opposition, la contradiction, le combat 1. A cet gard, c'est- -dire pour autant qu'il se confond avec le rel, le devenir est l'tre dans l'acception positive qu'il garde chez Nietzsche par del l'croulement de l'ontologie classique : L' tre comme gnralisation du concept vivre (respirer), tre anim , vouloir , agir , devenir *.

    L'existence du devenir implique celle du temps, et interdit qu' l'exemple de Kant et de Schopenhauer, on rduise le temps une simple forme subjective de la sensibilit : II faut qu'au cours rel des choses corresponde aussi un temps rel [ wirkliche Zeit ], abstraction faite de la sensation d'espaces de temps longs ou courts qui est propre aux tres dous de connaissance 3. L'espace est, comme la matire, une forme subjective, le temps non 4. Encore que, selon Nietzsche, la prudence nous incite ne pas assimiler ce temps inhrent au devenir avec la tempo- ralit dont nous faisons l'exprience immdiate, en nous et hors de nous ; car cette temporalit est dj un produit de notre activit d'interprta- tion, elle est une valeur commande par notre perspective. Au niveau d'une analyse du temps, donc, s'accuse de nouveau l'cart entre le texte et ses interprtations, cart dont nous savons nanmoins qu'il assure une rigoureuse complicit entre le rel et son phnomne, au cur du jeu o s'changent la vrit et l'illusion, tandis que l'ontologie traditionnelle dissociait fallacieusement les deux termes, exaltant l'un pour en faire le suprasensible (ternel) et disqualifiant l'autre, pour en faire la vaine appa- rence temporelle livre l'opinion errante.

    Toutefois, comme nous n'atteignons le devenir qu' la frontire de notre interprtation, sa ralit, affirme catgoriquement, ne laisse pas d'tre difficile fixer d'une manire prcise. Elle se drobe devant le langage, elle tend s'clipser derrire les interprtations, le phnomne ne l'annonce qu'en creux, elle est comme l'envers indicible de toute parole. Nietzsche est bien conscient du paradoxe que reprsente le projet d'laborer une doctrine du devenir : Les moyens d'expression du langage sont inutili- sables pour dire le devenir : il appartient notre indissoluble besoin de conservation de poser sans cesse un monde plus grossier d'tres durables, de choses , etc. 6. Le rel recule dans l'ineffable, nos efforts pour le rejoindre, puisque ces efforts sont des actes d'interprtation, donc des schmatisations de notre volont de puissance dmiurgique, n'ont d'autre rsultat que de le repousser. Seuls demeurent des indices, suggrant une formule approximative pour conserver l'image de ce que la pense devine sans pouvoir lui donner l'abri d'une parole juste : Le flux ternel du devenir . Formule que Nietzsche dveloppe ainsi : A l'gard de notre

    1. XVI, 584, p. 81. 2. XVI, 581, p. 77 : " Sein als Verallgemeinerung des Begriffs Leben (atmen), beseelt sein , wollen , wirken , werden . " o. au. vuiuiue ue puissance, i, p. u/ ia.11, lre partie, oyt n. l). 4. XII, Impartie, 98, p. 54. ' u. xau. v uiuiue ue puissuiice, i, p. l-ziy ^AVl, VIO, p. l/).

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    exprience tout entire il nous faut rester sceptiques et dire, par exemple : nous ne pouvons affirmer d'aucune loi naturelle qu'elle ait une valeur ternelle, nous ne pouvons affirmer d'aucune qualit chimique qu'elle subsiste ternellement, nous ne sommes, pas assez subtils pour apercevoir Vcoulement probablement absolu du devenir [den absoluten Fluss des Ges- chehens] x.

    En second lieu, le chaos, explique Nietzsche, doit voquer l'ide d'un conflit perptuel entre des forces exerant leur puissance sans autres restrictions que celles imposes par le heurt avec des forces suprieures. Le chaos est donc non seulement un flux, mais un devenir agit de pul- sations antagonistes, un p olmos. Nous avons dj eu l'occasion de mon- trer, en tudiant la structure du voile , que le combat (Kampf) suscite l'cart que l'on constate entre le phnomne et le texte de la nature ; c'est le combat, en effet, qui rend compte du griffonnage par quoi le texte se trouve recouvert de significations empitant les unes sur les autres et produisant ainsi un rbus, la Chose-sens que Nietzsche appelle justement un texte . Un tel combat implique que les forces qui composent le chaos ne soient mues par aucune finalit providentielle, ne s'adaptent pas spontanment pour constituer un cosmos articul selon des lois, mais ne traduisent qu'une volont de puissance aveugle : Tout vne- ment, tout mouvement, tout devenir comme acte de fixer des degrs et des rapports de force, comme combat (als ein Kampf) 2. Le corps, son tour, offre le spectacle d'une lutte permanente et acharne entre les divers instincts qui, chacun pour leur compte, cherchent faire triompher leurs valeurs, en annexant l'appareil de contrle intellectuel. L'esprit, cependant, possde un privilge : il est capable d' intriorisation , et c'est de cette aptitude trange que drive toute culture, comme Nietzsche en administre la preuve dans une srie d'admirables analyses ' En accdant V esprit (Geist), le devenir qui est, dans la nature, simple affrontement de forces, se rvle apte, par une ngation retourne contre soi, se scinder en une force pulsionnelle et en une instance refou- lante qui suscite, chez l'animal humain, le processus inquitant (mais combien prometteur 1) de la mauvaise conscience . Le polmos de Tetre sauvage est donc, quand il s'intriorise en esprit, non seulement un combat, mais un travail,. - le travail du ngatif qui sublime la guerre naturelle en uvre spirituelle

    Ces analyses voquent la dialectique hglienne. Et certes, Nietzsche parle bien ici d'une contradiction (Widerspruch) t et nous savons que Nietzsche accorde souvent la contradiction les vertus de V Aufhebung hglienne *. Mais l s'arrte la comparaison. Car la contradiction

    1. La Volont de puissance. L p. 290 (XIL V partie, 1 56, p. 2M0). 2. XVI, J 552. p. 5?. _ _ .

    3. VII, Zur Genealogie der Moral, f l-i. 4. IV, Vorrede, p. 7-.

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    nietzschenne n'est point celle qui accomplit docilement le service du logos ; ce n'est pas le gnie militant de la synthse hglienne. Plutt le gnie d'ros, habile marier dans son cratre dionysiaque les choses les plus lointaines au plus proches, le feu l'esprit, et le plaisir la dou- leur, et le pire mal au bien suprme ' La mdiation hglienne est la fois trop brutale et trop complaisante : elle accuse les diffrences pour mieux pouvoir ensuite imposer triomphalement l'identit. La contra- diction nietzschenne, elle, n'est point logique, mais artiste. Elle ne rconcilie pas les contraires sous l'arbitrage de la Raison omnisciente, elle n'instaure jamais l'identit, elle rpugne manuvrer la machinerie historico-mondiale d'une Science de la logique. La guerre, oui, elle l'exige, car on a renonc la grande vie lorsqu'on renonce la guerre ! Mais conservons cette guerre son accent grec, son accent hracliteny comme s'y essaye le pome de Nietzsche intitul Hraclitisme : Tout bonheur sur la terre est dans la lutte, amis 2 !

    Nous revenons ainsi notre inspiration initiale, la pense de Schel- ling commentant le thme du chaos chez Hsiode. N'est-ce pas Hsiode, justement, que clbre Nietzsche quand il veut rappeler les origines grecques auxquelles il emprunte ses intuitions du chaos 8 et du combat C'est une ide admirable, puise la source la plus pure de l'hell- nisme, qui envisage la lutte comme l'action continuelle d'une justice cohrente et svre, lie des fins ternelles. Seul un Grec tait capable de donner cette ide pour fondement une cosmodice ; c'est la bonne Eris d'Hsiode, rige en principe universel, c'est la pense agonale des Grecs (der Wettkampfgedanke) et de la cit grecque, celle des gymnases et des palestres, de la lutte des partis politiques et des cits entre elles, mais gnralise l'infini, au point que les rouages du cosmos se meuvent prsent en elle 4. A partir de cette union entre les ides du chaos et du Wettkampf ' nous voyons Ile thme nietzschen de la volont de puissance natre en quelque sorte sous nos yeux... .

    Troisime dtermination : puisque le chaos est constitu par une mul- titude de centres-de-domination engags en un polmos incessant, chaque force traite les autres (et principalement celles qui lui sont voisines) comme une matire offerte sa fantaisie cratrice. Le chaos prend alors le sens d'un matriau brut qui attend sa mise en forme par un vouloir dmiur* gique. C'est une ralit plastique voue d'innombrables mtamor- phoses. Chaque force y sculpte la figure de sa plus haute puissance, qu'elle

    1. Ainsi pariait Zarathoustra, trad. Bianquis, p. 453 (VI, p. 336). z. L,e uat savoir, trad. Vialatte, p. 24 (V, p. 24). 3. il faudrait aussi tenir compte, peur cette problmatique, de la rflexion d'Anaxa* gore sur le chaos. Nietzsche lui consacre une tude serre dans La Naissance de la phi- losophie l'poque de la traadie areca ue.

    4. La Naissance de la philosophie, trad. Bianquis, p. 60 (X, p. 34-35). 5. D'o aussi l'intrt de ce texte, vritablement charnire : t Gerade Jene zum Wettkampfe um Macht aufrufen, welche sich gerne verstecken und fr sich leben mch- ten... (XII, 2 partie, 703, p. 364) (soulign par nous).

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    vnre, lorsqu'elle est consciente, en la nommant le Bien, l'idal, le divin. Le chaos est la matire dont la volont de puissance tire la statue de ses dieux. De mme, la lgalit de la nature que croit constater la science objective est, elle aussi, une uvre d'art sauvage, que produit le jeu antagoniste des forces. Une loi correspond cette ligne d'quilibre o deux forces s'puisent se neutraliser. D'ailleurs cette science, qu'est- elle, au bout du compte, sinon une faon autoritaire de dicter au chaos un plan rationnel ? La science - cela consista jusqu' prsent liminer la complte confusion des choses grce des hypothses qui expliquent tout, - donc cause de l'aversion que l'intellect prouve contre le chaos [aus dem Widerwillen des Intellekts an das Chaos] K

    L'essence de la matire n'est donc plus, chez Nietzsche, fixe en fonc- tion d'une ontologie de 1' tre substantiel, mais en fonction d'une tho- rie du monde comme phnomne esthtique de la volont de puissance. La matire est une virtualit de formes, sa ralit se mesure la rsis- tance qu'elle oppose aux efforts d'un centre-de-domination. Par l, elle est donne avec la volont de puissance titre de condition intrieure pour son auto-dpassement illimit. Aussi toute rflexion sur les principes d'une civilisation noble, c'est--dire apte prparer la transfiguration de l'homme en surhomme, doit-elle souligner la ncessit, pour les per- sonnalits suprieures, de maintenir la prometteuse menace d'un chaos qui harcle leurs nergies cratrices. Vivre dangereusement : non se livrer aux excentricits (ce faux luxe des bouffons), mais vivre proximit de l'abme (am Abgrunde), afin d'tre contraint de se surmonter sans cesse en imposant sa loi au chaos qui s'agite dans l'ombre des pulsions incon- scientes. Au contraire, c'est le Dernier Homme (cette caricature de la modernit) qui rclame l'assoupissement des doctrines de consolation, l'opium des idologies galitaristes, parce qu'il s'acharne, sous l'influence d'une morale de domestication, supprimer en soi le chaos, le dpoten- tialiser. Mais le chaos est le possible dont la volont fait la puissance 2. En neutralisant le possible on brise la puissance ; la volont n'est plus Wille zur Macht, mais Wille zum Nichts ! Pour empcher cette faillite, Zara- thoustra cingle de ses exhortations l'homme d'aujourd'hui, dj prt aux capitulations humiliantes : Je vous le dis, il faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter une toile dansante. Je vous le dis, vous avez encore du chaos en vous. Hlas ! Le temps vient o l'homme deviendra incapable d'enfanter une toile dansante. Hlas ! ce qui vient, c'est l'poque de l'homme mprisable entre tous, qui ne saura mme plus se mpriser lui-mme. 8 Car le chaos, c'est le possible qui destine la volont son tre propre, - l'uvre de sa puissance, en aiguillonnant la vertu esthtique de son polmos.

    1. XVI, 594, p. 93. __ ___ ^ 2. VII, Jenseits von Gut und Bse, '', p. iu-ii. 3. Ainsi parlait Zarathoustra, traa. manquis, p. di ^i, p. i;.

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    Enfin, ce chaos qui devient dans le tumulte du combat ternel entre les puissances titanesques de l'abme et les dieux olypiens de l'apparence, ne ressemble pas une toile mouvante sur laquelle se peindraient des silhouettes phmres, mais indfiniment nouvelles. Il est cycle, rp- tition. Il se ferme sur soi, il est V ternel Retour du Mme.

    Le devenir, en effet, n'est pas seulement un flux dans lequel se dis- solvent toutes les constellations signifiantes du monde peru, il a un fond. Nous savons dj que ce fond est en vrit un abme, le gouffre du chaos, mais nous apprenons maintenant qu'en outre ce fond est un processus cyclique qui fait du devenir l'affirmation du Mme (das Gleiche). Telle est donc bien la texture du texte de l'tre : un entrelacement de forces polmiques qui reviennent priodiquement en instaurant l'ternit du Mme, en quoi l'on reconnat Vessence de Vtre en devenir.

    Ce Mme se distingue vigoureusement de l'identit logique qui s'exprime dans la tautologie du A = A, en tant que principe d'identit assurant la permanence substantielle de Y tre d'aprs l'ontologie traditionnelle. Le Retour ne ramne pas un noyau substantiel qui se dfinirait par l'absolue galit avec soi-mme, il ne s'agit pas ici de la sphre de Parm- nide, mais du flux hracliten 1. Encore faut-il comprendre que, si ce devenir revient, c'est qu'il est capable d'une ipsit essentielle, qui le fait prcisment tre soi-mme l'intrieur d'un processus continuelle- ment perturb, modifi, transform. L'ipsit du Retour s'oppose l'identit tautologique, comme la volont de puissance s'oppose Y tre de la mtaphysique.

    Mais peine avons-nous vit une premire erreur d'interprtation que nous sommes derechef sollicits par une autre tentation aussi dan- gereuse : assimiler le soi de l'ipsit du Retour la subjectivit d'un sujet absolu, en alignant ici la doctrine de Nietzsche sur le systme hg- lien. Rsistons cette tentation, en soulignant que le systme hglien est circulaire parce que la dialectique des catgories n'aboutit jamais qu' dvelopper la totalit du Concept donn ds le dpart dans l'uni- versel immdiat, si bien que le terme de la dialectique est ncessairement identique son origine. Le Concept ne fait que s'expliquer lui-mme en passant de l'implicite l'explicite. Il est l'identit de l'identit et de la non-identit, la Substance qui est en mme temps Sujet. Tandis que le cycle nietzschen du Retour n'a rien voir avec un cercle logique, il n'est pas l'intriorisation-remmorante (Erinnerung) de l'Immdiat, rgle par le rythme ternaire de l'Universel, du Particulier et du Singu- lier ; ce cycle est le Mme, le Retour du Mme, parce qu'il conjoint deux dterminations du chaos, V infinit du temps et la finitude de la force ; donc parce qu'il est, non le Concept de l'identit, mais la physis de la volont de puissance.

    1. D'ailleurs l'ide du Retour est dj prfigure chez Heraclite : cf. le fragment 30, Diels, t. I, p. 157-158.

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    Le Mme exprime l'tre d'un chaos qui devient de telle sorte que ce devenir, s'coulant selon un temps infini, procde d'un jeu d'nergies limites qui, loin d'engendrer des figures indfiniment nouvelles, ne dis- posent que d'une gamme restreinte de crations et se voient ainsi contraintes de rpter ce qu'elles ont dj cr, intervalles fixes. Le Mme nonce la finitude de Vtre dans le jeu des forces.

    Rcapitulons les postulats essentiels de l'argumentation nietzschenne : 1. Le temps, nous l'avons not plus haut, a vraiment une pleine ralit, il est. 2. Ce temps est infini, en ce sens qu'on ne saurait lui assigner ni commencement ni fin. C'est mme justement cette infinit qui sert rfuter la croyance en une teleologie du monde. Car, raisonne Nietzsche, si le monde poursuivait un but, il devrait l'avoir dj atteint, puisqu'il a eu l'ternit du temps pour l'atteindre ; l'infinit du temps prouve l'absolue contingence de l'tre. De ce point de vue, l'affirmation de cette identit corrobore la qualification de l'tre en termes de chaos, puisque l o rgne le chaos l aussi rgne le hasard. 3. Les forces qui composent le chaos dans la discordance de leur concorde sont, par principe, finies. L'ide d'une force infinie n'est-elle pas absurde ? 4. Ces forces sont enga- ges dans une rivalit perptuelle, et cette comptition, en soi irration- nelle, aventureuse, prive de toute espce de but et de lgalit, produit, par l'entrechoquement contingent des forces, des configurations tran- sitoires qui expriment une sorte de gomtrie sauvage l'intrieur du devenir. Ces figures dsignent les mondes qui enveloppent chaque centre- de-domination et en cernent l'aire d'expansion propre. Ce sont des conglo- mrats de valeurs, ayant la stabilit apparente des tants (Seiende). 5. Comme l'action des forces est limite, le nombre des configurations possibles est born. Les coups de ds qui ponctuent la vie du chaos obissent cette mesure ultime qui est inhrente la structure des ds eux-mmes. Puisque ces ds sont des nergies limites, cette structure empche que les combinaisons possibles manifestent une inventivit in- puisable. Les possibles de la volont de puissance ne sont pas du mme ordre que la toute-puissance de Dieu. 6. On doit en conclure que, Pacti- vit des forces finies se dployant au sein d'un temps infini, ce sont fatalement les mmes constellations signifiantes, les mmes structures de valeurs qui se rptent. La rptition est le seul mode concevable pour un tre qui a la ralit finie d'un chaos ternel. La finitude dela puissance est la raison qui explique Vipsit du chaos en tant que Retour ternel du Mime. Nietzsche est catgorique : On ne saurait penser un processus infini qu'en termes de priodicit ' Et : Je vous enseigne comment vous sauver du flux ternel : le flux s'coule en revenant toujours nou- veau en soiy de sorte que, toujours nouveau, vous entrez dans le mme flux, en restant les mmes [als die Gleichen] . Ainsi, dire que tout

    1. XII, 2* partie, | 727, p. 370. 2. XII, 2 partie, { 723, p. 369.

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  • La pense nietzschenne du chaos

    revient, c'est rapprocher au maximum le monde du devenir et celui de l'tre : cime de la contemplation '

    Simultanment, le chaos s'* unit la ncessit pour former le thme du fatum : Le chaos universel qui exclut toute activit finalit n'est pas contradictoire avec l'ide du cycle : celui-ci n'est justement qu'une ncessit irrationnelle, sans aucune arrire-pense formelle, thique ou esthtique. La libert du choix est absente des petites comme des grandes choses *.

    L'ontologie mtaphysique fondait le monde sur une raison absolue, agenant l'organisation des lois et le cours de l'histoire en fonction de buts investis d'une dignit eminente, c'est--dire de buts o se reflte l'Idal. Cette teleologie s'efface ds que s'impose la double certitude que toutes les fins se rduisent des projections anthropomorphiques et que le libre-arbitre n'est qu'une fiction de thologien. Nietzsche appelle innocence du devenir 8 l'ingnuit d'une nature qui se moque de tous les buts et joue le jeu du monde comme l'enfant dont parle Hera- clite. Le monde est affranchi des moroses obsessions de la faute et du chtiment, lav du pch, dbarrass de toute cette thique de la culpa- bilit qui n'est qu'une mythologie de bourreau. Au-dessus de toute chose s'tend le ciel de la contingence, le ciel de l'innocence, le ciel du hasard, le ciel du caprice 4. Le seul matre du sens est le hasard, dans un monde dont l'essence est le chaos.

    Ce hasard n'est nullement l'antithse de la ncessit. La contingence du chaos ne signifie en effet que l'absence d'une raison transcendante ou d'un dessein suprieur dont la lgalit objective serait l'indice empi- rique. Le hasard, donc, se confond avec la ncessit dans l'ide nietz- schenne du fatum qui marque une simple lgalit de fait, irresponsable, aveugle rsultat des comptitions de forces l'intrieur du devenir.

    Le fatum est alors la pierre angulaire d'une philosophie de la cration permanente au niveau de la culture humaine. Il serait en effet aberrant de se reprsenter le fatum nietzschen sur le modle d'un dterminisme mcanique, excluant toute notion de cration. Bien au contraire, c'est seulement la ncessit qui garantit le dploiement de l'inventivit humaine. L'absence de but absolu laisse l'homme le droit d'organiser le monde et de prendre en main le futur comme il le veut ; ce vouloir tant, videmment, volont de puissance, et non une facult suprasensible ordonne au dualisme du bien et du mal. Crer, c'est imposer un diktat, c'est faire uvre d'artiste, la cration n'est concevable que l o, prci- sment, une nergie peut aller jusqu'au bout d'elle-mme, se raliser sans se soucier du respect des contraintes extrieures, la volont de puissance

    1. La Volont de puissance, I, p. 251 (XVI, 617, p. 101). 2. La Volont de puissance, I, p. 297-298 (XII, ! partie, 5 110. p. 61). 3. XIII, I 289, p. 127 ; XIV, 2 partie, S 146. p. 314. 4. Ainsi parlait Zarathoustra, p. 329 (VI, p. 243).

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  • Jean Granier

    n'est pas l'oscillation du choix, elle est per-fection, mouvement de s'pan- cher et de s'affirmer en marquant toute chose de son empreinte originale.

    On comprend ainsi que Nietzsche puisse, dans un texte clbre du Zarathoustra, se plaindre amrement de ne retrouver, dans le spectacle de l'histoire humaine, que dbris, tronons, hasards horribles et exhor- ter l'humanit se faire le rdempteur du hasard l. C'est qu'ici le hasard ne dsigne plus la splendide innocence cratrice qui jette son dfi au visage des vieilles idoles grimaantes - culpabilit, pch, jugement - et sanctifie la contingence du chaos, mais cette dbilit du vouloir humain qui s'avre inapte crer des valeurs en orientant l'ensemble de l'histoire vers la production du surhomme. Le hasard est ici exacte- ment synonyme de faiblesse , il sert stigmatiser la volont dcadente qui se livre aux capitulations du nihilisme et toutes les formes du terro- risme de l'absurde, par haine, dgot, mpris de soi, volont de ven- geance. La maladie de la volont de puissance c'est, en effet, la volont de vengeance qui gmit de dtresse devant la fatalit du pass et se croit incapable de briser cette maldiction. Zarathoustra sait le remde : Dli- vrer les hommes passs, et qu'au lieu de dire : C'est du pass, c'est un fait , on dise : C'est ce que j'ai voulu - voil ce que j'appellerais la rdemption 2. La volont est dbile tant qu'elle accepte d'tre empri- sonne dans les inhibitions qui font obstacle son gnie crateur, tant qu'elle trahit son essence, qui est d'tre la Selbstberwindung de la vie Cette volont captive, ensorcele par le mirage du pass inbranlable, c'est elle que Nietzsche dlivre en enseignant que Wollen befreit 3.

    L'adhsion cratrice la totalit des forces qui meuvent le devenir, Nietzsche l'appelle amor fati . Vamor fati par quoi est scelle, dans l'affirmation du Retour ternel, la rconciliation du devenir avec la jubi- lation de Dionysos : Les deux plus grandes vues philosophiques (trouves par des Allemands), unies par moi de faon dcisive : a. celle du devenir, de l'volution ; b. celle de la valeur de l'existence [...]. Tout devient et tout revient - pas d'chappatoire possible ! A supposer que nous puissions juger de la valeur, qu'en rsulterait-il ? La pense du Retour comme principe de slection au service de la force 4. Car, si le devenir est un vaste cycle, tout est galement prcieux, ternel, ncessaire. Toutes les corrlations entre le oui et le non, la prfrence et le refus, l'amour et la haine, expriment simplement la perspective et l'intrt propres certains types d'tres vivants ; tout ce qui est, par sa seule existence, dit oui 6. Par Yamor fati se dessine l'image d'un panthisme immoraliste et irra- tionnel, au-del de la tho-logie mtaphysique. Car la question : L'im-

    1. Ainsi parlait Zarathoustra, p. 283-285 (VI, p. 205). 2. Ainsi parlait Zarathoustra, p. 285 (VI, p. 206). 3. VI, p. 206. _ .__ 4. La Volont de puissance, II, p. 286 (XVI, 1U5, p. Vi-M). 5. La Volont de puissance, il, p. idi

  • La pense nietzschenne du chaos

    possibilit de la morale entraine-t-elle aussi l'impossibilit de cette affir- mation panthiste de toutes choses ? - question qui dcide du droit parler encore, chez Nietzsche, d'une proccupation du sacr (ou du divin), Nietzsche donne cette rponse : Au fond, c'est seulement le Dieu moral qui a t surmont [berwunden]. Y a-t-il un sens penser un Dieu par- del le bien et le mal ? Un panthisme en ce sens serait-il possible ? Une fois limine du processus la reprsentation d'un but, affirmerons- nous malgr tout le processus ? - oui, si l'intrieur de ce processus et chacun de ses moments quelque chose (Etwas) se trouvait atteint - quelque chose qui serait toujours le Mme [das Gleiche] x. Le devenir qui fait retour sur soi instaure la prsence ternelle du Mme, de ce Mme dont nous savons qu'il est le chaos de la volont de puissance (un nigmatique quelque chose qui dfie toute connaissance absolue parce qu'il est un flux insaisissable et proteiforme, mais que l'on ne cesse d'interprter, puisque l'interprtation est, tout le moins, le caractre fondamental du devenir et comme son intriorit ) *.

    Panthisme : le Mme du Retour est aussi un sacr. Son nom est Dio- nysos. Ainsi se confirme la pleine cohrence de la pense nietzschenne. L'intriorit du devenir est la volont de puissance dans son activit d'interprtation, ce devenir est le Retour ternel du chaos, et ce chaos Nietzsche le nomme simultanment Vtre (Sein) et Dionysos, ainsi que l'atteste, avec une nergie singulire, ce texte dcisif o tous les thmes nietzschens sont rassembls : Le devenir, prouv et interprt partir de l'intrieur [das Werden, von Innen her empfunden und ausgelegt], serait l'incessante activit cratrice d'un tre inassouvi, dbordant de richesse, sujet d'une tension et d'une impulsion infinies, - d'un Dieu qui ne sur- monte [berwindet] la torture de l'tre [Seins] que par une transformation et un changement perptuels *.

    Notre investigation s'achve sur la mditation de la limite. Thme cen- tral de la pense nietzschenne au point que, sans lui, il est impossible d'exposer l'un quelconque des autres thmes. Comme nous l'avons dj discut la faveur des argumentations prcdentes, nous nous conten- terons ici de rassembler en les articulant les diverses significations sous lesquelles il s'est prsent nous.

    Notons d'abord que le monde, dont l'essence est le chaos et qui, en cela, mrite d'tre appel un monstre de forces, sans commencement ni fin , admet pourtant une limite, car il n'est pas capable d'une expansion

    1. XV


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