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Kofé

Date post: 20-Feb-2016
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Une nouvelle africaine
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Kofé Aux confins de la préfecture de Tanengou, au Nord de la république du Birkina Mocho, quelque part entre le mont Kota et les Hauts-Plateaux, à quatre- cents kilomètres de l’Océan Atlantique, planqué parmi les hautes herbes et les karités sauvages, il est un petit village du nom de Kofé. Kofé n’est pas une bourgade notable. Elle n’est répertoriée dans aucun atlas de géographie. Aucune route ne la longe, aucune rivière ne l’abreuve. Aucune mine alentour. On y cultive le sorgho, le fonio, l’igname. En lisière du hameau trône un baobab, géant vénérable, ombrageant le manioc. Le 15 avril 1934, le père Félix Boisselier, missionnaire et instituteur errant de son état, écrivit dans son journal : « Quinze kilomètres aujourd’hui. J’ai beaucoup discuté en Ouafa. N’ai rien compris. Enfants chantent merveilleusement. Depuis qu’il pleut, le pays est métamorphosé. J’avais cru la brousse pour toujours ocre et rêche ; elle est verte, d’un vert ahurissant. Elle grouille de vie. Sur notre passage, les gazelles jaillissent et décampent. De petits caméléons s’abreuvent aux flaques d’eau. Je prends garde à ne pas les écraser. Au loin, les éléphants transhument parmi les arbres nains. La terre elle-même est vivifiée : elle éclate d’un rouge-brun tenace. Rouge sang. Terre de Sienne, si on veut. De ce rouge qui est la vraie couleur d’Afrique, le « continent noir » niaise fantaisie d’Européen. Terre lourde et rougeâtre, vert tendre des herbes. Tout ça, c’est bien joli, mais on n’avance guère depuis qu’il pleut. Moi, pauvre bas-breton exilé en Afrique, j’en suis médusé. J’ai l’habitude du crachin tranquille qui humecte la barbe et vous rentre dans les poumons. Ici, la saison des pluies est sidérante. Ce pays est sidérant. Il ne pleut qu’une fois par jour ; mais quand il pleut, c’est l’Apocalypse et les trompettes de Jéricho. Le tonnerre gronde, des trombes d’eau vous cinglent la gueule, et le pays entier se creuse de rigoles. Chaque chemin devient une rivière. Étrange chose que la mission. Étrange et vivifiante. Avant d’être parti, je ne savais pas pourquoi je partais. Maintenant je sais. Ces Ouafas sont de bonnes âmes. Rudes et simples. Une leçon de vérité pour nous autres, chrétiens tiédis et moulus d’ennui. Chaque matin je me lève, et c’est comme si j’étais le seul prêtre au monde, seul responsable de mon salut et de celui du monde. Un monde d’une centaine d’âmes. Alors l’air est vif et neuf. Ce doit être l’air de la liberté. Plus astringent qu’un verre de quinquina.
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Page 1: Kofé

Kofé

Aux confins de la préfecture de Tanengou, au Nord de la république du

Birkina Mocho, quelque part entre le mont Kota et les Hauts-Plateaux, à quatre-

cents kilomètres de l’Océan Atlantique, planqué parmi les hautes herbes et les

karités sauvages, il est un petit village du nom de Kofé.

Kofé n’est pas une bourgade notable. Elle n’est répertoriée dans aucun atlas

de géographie. Aucune route ne la longe, aucune rivière ne l’abreuve. Aucune

mine alentour. On y cultive le sorgho, le fonio, l’igname. En lisière du hameau

trône un baobab, géant vénérable, ombrageant le manioc.

Le 15 avril 1934, le père Félix Boisselier, missionnaire et instituteur errant de

son état, écrivit dans son journal :

« Quinze kilomètres aujourd’hui. J’ai beaucoup discuté en Ouafa. N’ai rien

compris. Enfants chantent merveilleusement.

Depuis qu’il pleut, le pays est métamorphosé. J’avais cru la brousse pour

toujours ocre et rêche ; elle est verte, d’un vert ahurissant. Elle grouille de vie.

Sur notre passage, les gazelles jaillissent et décampent. De petits caméléons

s’abreuvent aux flaques d’eau. Je prends garde à ne pas les écraser.

Au loin, les éléphants transhument parmi les arbres nains.

La terre elle-même est vivifiée : elle éclate d’un rouge-brun tenace. Rouge

sang. Terre de Sienne, si on veut. De ce rouge qui est la vraie couleur d’Afrique,

le « continent noir » – niaise fantaisie d’Européen. Terre lourde et rougeâtre,

vert tendre des herbes.

Tout ça, c’est bien joli, mais on n’avance guère depuis qu’il pleut. Moi,

pauvre bas-breton exilé en Afrique, j’en suis médusé. J’ai l’habitude du crachin

tranquille qui humecte la barbe et vous rentre dans les poumons. Ici, la saison

des pluies est sidérante. Ce pays est sidérant. Il ne pleut qu’une fois par jour ;

mais quand il pleut, c’est l’Apocalypse et les trompettes de Jéricho. Le tonnerre

gronde, des trombes d’eau vous cinglent la gueule, et le pays entier se creuse de

rigoles. Chaque chemin devient une rivière.

Étrange chose que la mission. Étrange et vivifiante. Avant d’être parti, je ne

savais pas pourquoi je partais. Maintenant je sais.

Ces Ouafas sont de bonnes âmes. Rudes et simples. Une leçon de vérité pour

nous autres, chrétiens tiédis et moulus d’ennui. Chaque matin je me lève, et c’est

comme si j’étais le seul prêtre au monde, seul responsable de mon salut et de

celui du monde. Un monde d’une centaine d’âmes. Alors l’air est vif et neuf. Ce

doit être l’air de la liberté. Plus astringent qu’un verre de quinquina.

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À Kofé, l’Ancien m’a conseillé d’aller plus loin, jusqu’à Borifa. C’est un gros

village. Là-bas, je pourrai établir mon école. »

À ce jour, c’est la seule chose qu’on ait jamais écrite au sujet du village de

Kofé.

***

Torse nu, drapé d’un vieux froc, Bokala creusait les buttes de l’igname. Ce

n’est pas marrant, de creuser des buttes. C’est un labeur pénible, interminable,

abrutissant. Mais il faut bien vivre. Bokala n’avait pas d’argent. Son oncle avait

un champ. Alors, il creusait des buttes.

Midi approchait et le ciel était une vaste nappe de fer blanc. Bokala cuisait.

Lentement mais sûrement, la houe qu’il abattait lui râpait les mains. A six pas de

là, un buffle rachitique l’observait, l’œil vide, mâchonnant une touffe d’herbe,

tout absorbé par son labeur gastrique.

Non ça n’allait pas. Il y avait trop de racines : à chaque coup de houe, il

buttait contre une liane. Il frappait, tailladait, hachait menu. Ça n’avançait pas.

Quelle idée aussi, avait eu l’oncle Eusèbe, de planter le ruban de terre qu’il

appelait son champ entre deux arbres à karité ? À ce rythme-là, il n’aurait jamais

fini la parcelle ce soir. Et s’il n’avait pas fini ce soir, il ne pourrait pas semer le

sorgho demain. Et il ne semait pas le sorgho, il n’aurait jamais le temps de

sarcler le…

Ça y est, je pense comme un paysan ! enragea Bokala. Début anodin d’une

tranquille déchéance. Il savait où cela menait. D’abord, il planifiait ses semaines

en fonction des récoltes ; puis il passerait chaque instant libre à jauger le ciel :

sorti de sa case, il sifflerait entre ses dents d’un air désapprobateur, jugeant l’air

trop venteux, les nuages trop humides, le vent trop sec à son goût. Enfin, ne

vivant plus qu’avec les plantes, partageant leurs douleurs et leur

épanouissement, il calquerait son caractère sur le leur : avare et rugueux comme

une vieille écorce à la saison sèche, ventru et débonnaire à la saison des pluies ;

riant avec les bananes et pleurant avec le manioc qui pourrit sur pied.

- Une bonne terre, une si bonne terre… quel gâchis !

Et doucement il vieillirait, comptant chaque grain, raclant chaque jarre, et

ruminant en pensée ses futures récoltes. Dur à la tâche, lent à la détente, il serait

de ces petits vieux incapables de rouler en leur esprit plus d’une idée par jour, à

qui l’on vient demander conseil. À ses côtés, une paysanne racornie et édentée,

aux seins tombants et aux mains calleuses.

Non ! Plutôt crever ! Bokala se mit à bécher comme un forcené.

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Non, il ne serait pas paysan. Il ne finirait pas, l’échine brisée et l’esprit moulu,

tel le vieil Eusèbe, épuisant rabâcheur de sagesse paysanne et despotique

patriarche. Il irait en ville. Pour y faire quoi ? Peu importait. Bokala savait son

idée bancale. Aller en ville, c’était une fin en soi, une question de principe. Ce

qui comptait, c’était de se tailler d’ici, s’extirper de la fange.

Et retournant la terre d’un champ qui ne lui appartiendrait jamais, Bokala

remuait en son esprit l’immémoriale rêverie des paysans sans-terre, cet eldorado

fantastique et fumeux : la Ville.

Han !… et c’est qu’il y avait de grosses caillasses par-dessus le marché.

Bokala prit son élan et lança au loin la pierre qui entravait sa houe. Un coucal

effrayé coassa au meurtre, et s’envola. Le buffle meugla en sourdine, en signe de

timide protestation.

Il était beau, le bovin. Vautré dans la boue à longueur de journée, mastiquant

d’acidulés arbustes à la saison sèche et l’herbe grasse à la saison des pluies. Son

cerveau était un grenier vide : sans nulle autre ambition que la rumination,

passée, présente et future. Tous les instants se chevauchaient, se confondaient,

inextricable enchaînement de trémolos de mâchoire – et ils ne formaient plus

qu’un unique et perpétuel événement : celui de la sublime rumination.

En somme, à l’aise dans ses excréments et ignorant tout de sa fin dernière, le

buffle était heureux. La corde qui l’attachait à un poteau n’était qu’une vaine

précaution de fermier. Où serait-il allé ? De l’univers, il ne désirait rien qu’il ne

pût immédiatement mâcher.

L’habitant le plus heureux de Kofé, sourit Bokala. Mais lui, il n’était pas une

bête. Bouffer et dormir ne pouvaient lui suffire. Il lui fallait de l’action, des

discours, de vains espoirs à agiter…

Oui, en ville, tout serait différent. La ville. Sans la connaître, Bokala l’adorait.

Il s’était fait d’elle un portrait baroque, à mi-chemin entre le coupe-gorge et le

palais des mille roses, avec l’atmosphère d’un parc d’attraction, mâtiné de

bordel à ciel ouvert. Il savourait d’avance ses marchés bruyants, ses hôtels

crasseux, ses grandes villas blanches, ses cabarets de bois et de tôle, ses

myriades de motos et ses ordures parsemé le long de la route… Oh, tout ne

serait pas rose. Il faudrait lutter, ne pas faire filouter, devenir un escroc soi-

même.

Ah, les filles des villes ; leurs mines sophistiquées et leurs jupes trop serrées

sur leurs hanches trop amples…

Déboulant au beau milieu des langoureuses chimères de Bokala, qui en

oubliait de bêcher, une ribambelle de moutards fit irruption au milieu des

ignames.

- Qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce tu fais ? qu’ils demandèrent pêle-mêle.

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Le plus petit, un bébé de trois ans, déterra un plant d’arachide et, suçotant sa

racine, grimaça après-coup.

- Tu vois bien. Je fais des tas pour l’igname.

Et il se remit à gratter le sol, sous le regard dubitatif des bambins, qui ne

bougèrent pas d’un pouce. Enfin, Myriam, quatre ans, demanda :

- Pou’quoi ?

- Pour garder l’humidité dans la terre, tiens… allez, je n’ai pas le temps ! Est-

ce que je suis ton père, moi ? Va voir ta mère. Tss.

Ils décampèrent.

Des gamins. Des gamins et des vieillards. Il n’y avait que ça dans le village.

Pas un bras de valide. Les jeunes gens disparaissaient-ils, engloutis par la terre ?

Coléreux, ruisselant de sueur, Bokala raclait le sol – et sans relâche remâchait

sa rêverie exaspérée. À chaque jour sa peine, et il n’y a pas de fin. On survit.

Chaque matin, le soleil se lève à l’Orient, et voilà que sur la terre il faut encore

crevarder. On n’en voit pas le bout. Et puis sa main gauche le brûlait. Quand

bien même il gagnait une journée de repos, à quoi bon ? C’était pour la perdre à

dormir et à parler. Se saouler à l’alcool de mil. Aïe, ma main… en la tenant

comme ça peut-être… non, pas mieux… allez, encore une butte à creuser… non,

vraiment, ça n’est pas une vie. Merde.

Bon, bon. Il se laissait bouffer d’amertume. C’était mauvais. Fallait pas

s’énerver. Le soleil lui cognait trop dur sur la gueule, voilà tout. D’ici un mois, il

le savait, avec les premières pluies, la plaine verdoierait et le vent serait frais.

D’ici là, le monde entier était noirâtre et cramé.

Soudain une voix moqueuse fit vibrer l’air torpide :

- Eh Bokala, lâche un peu ton instrument de torture ! Tu veux te déformer les

os ? Tss, vraiment.

À travers le filtre de sueur perlé à ses paupières, Bokala reconnut Grégoire.

Grégoire, ce margoulin fini.

- Eh ! je gagne mon pain moi. Va embêter quelqu’un d’autre. Fainéant, va.

Ils éclatèrent de rire.

Grégoire était le meilleur ami de Bokala. Ils avaient le même âge – dix-huit,

dix-neuf ans, ils n’avaient jamais trop su. Nés la même semaine, pratiquement

élevés ensemble ; jusqu’à ce que Grégoire soit envoyé à l’orphelinat des Sœurs

de Borifa. À cet époque, il s’appelait Omar. Mais ça ne sonnait pas très chrétien,

tout de même, aussi chez les sœurs l’avait-on baptisé Grégoire. Comme

Grégoire le Grand, avait-il fièrement expliqué à Bokala. Ç’avait fait marrer

Bokala. En fait de grandeur, Grégoire ressemblait un petit buffle : râblé et

compact. Avec deux yeux vifs encaissés au fond d’un crâne épais.

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Indéniablement, Bokala était le plus beau des deux. Il était mince, et sous sa

peau d’ébène roulaient des muscles secs. Grégoire, lui, était le plus érudit.

Enfant, il avait dévoré les trois-quarts des trente livres que comptait la

bibliothèque des Sœurs ; sans compter les bibles de toute forme et toute taille.

Lâchant sa houe, Borifa s’assit. Grégoire chercha des yeux un coin d’ombre.

Il n’y en avait pas un seul à la ronde. C’était le zénith. Accablé d’un soleil

vertical, le karité voisin projetait une ombre infinitésimale, tout juste suffisante

pour abriter une chenille.

- Je ne savais pas que tu étais en vacances, dit Bokala.

- Je ne suis pas en vacances.

Bokala fronça les sourcils.

- Qu’est-ce que tu fais là alors ? Ton bac ne va pas se passer tout seul.

- Le bac, le bac… il se porte très bien sans moi le bac.

Cela fâcha Bokala. C’était un pacte entre eux : ils s’étaient jurés d’avoir le

bac, et de s’épauler l’un l’autre dans ce seul objectif. La difficulté, ces derniers

temps, c’est qu’ils allaient en cours une année sur deux, faute de fric pour vivre

en ville. Cette année-là, Grégoire touchait au but : il était en terminal A, vivait

chez les Sœurs, et comme la plupart des orphelins de Borifa, profitait des

vacances pour revoir ses parents1.

Plus précisément, il rentrait à Kofé voir sa mère. Son père, il ne l’avait jamais

connu. Le type était maçon à Tanengou, à ce qu’on disait. Accouchée, sa mère

était rentrée seule l’élever au village. Un jour il n’y avait plus eu d’argent. Alors

le bébé avait échu aux Sœurs de Borifa.

Piqué d’une idée, Grégoire lâcha un glapissement strident – car c’est la

coutume à Borifa pour témoigner de son amitié :

- Eh ! Bokala, comment va ta mère ?

- Eh, elle va bien.

- Eh, et ta grand-mère ?

- En pleine santé.

- Et ton grand-père, alors, et ton grand-père ?

- Il va très bien. Il bêche plus fort que moi.

- Oh, oh. Mais mon ami, dis-moi : et ta petite sœur ?

- Très bien, très bien.

- Et ta vie ? Bokala, comment va ta vie ?

1 L’orphelin de père et de mère est chose rarissime dans la plupart des orphelinats d’Afrique ; on

y trouve essentiellement des enfants abandonnés, la figure la plus classique étant celle du père prenant

la fuite et de la mère se retrouvant seule avec son bébé, qu’elle n’a pas les moyens de nourrir.

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- Elle… enfin, non… je ne sais pas moi. Je bêche, là !

- Je vois, je vois. Écoute, je vais te laisser là creuser tes trous, et je reviens

dans dix ans pour voir si tu as bien avancé.

- Eh ! s’étrangla Bokala sur une note stridente, car c’est la coutume à Borifa

pour exprimer son indignation. Tu as fait tout ce chemin pour venir m’insulter ?

- Je suis venu parler avec toi.

- Tu vois ? C’est réussi. Nous parlons.

À l’encontre de son prolixe usage, Grégoire fixa Bokala sans rien dire. Puis il

égrena :

- J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir. À notre avenir. Surtout au mien. Je

suis un adulte, je suis libre. Et qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? Rien. J’ai

cueilli de l’arachide, gagné un peu d’argent, j’ai même vendu du charbon à

Ouaga ; et puis j’ai dormi en classe, pendant que le maître confondait Pagnol et

Césaire. Je n’ai pas de diplôme, et aucune chance de jamais en avoir… avec

quoi je nourrirai une famille, hein ? Avec quoi je boufferai moi-même ?

- T’en fais pas. L’avenir est devant nous.

- Justement. Il ne va pas nous tomber tout cuit dans le bec, l’avenir ! Il nous

tourne au-dessus de la tête, il nous nargue, il ricane comme un vautour, l’avenir.

Il faut le chercher l’avenir, Bokala, l’attraper, lui déglinguer la tronche !

s’enflamma Grégoire ; puis, d’un ton radouci : Écoute, viens en ville avec moi.

- A Borifa ?

- Non, Borifa c’est encore trop petit. À Tanengou. On sera guides.

- Guides ?

- Oui, guides touristiques, guides pour blancs. Pour les autres aussi, si jamais

ils veulent payer. La forêt de Songo, les chutes de Touébé, la vallée des

karités… on leur montrerait tout.

Bokala fit la moue. Certes, il n’allait pas très souvent en ville. Seulement pour

le grand marché, trois fois l’an. Mais de toute sa vie, il n’y avait vu que deux

fois des blancs. Et la deuxième fois, c’était une bande d’évangélistes en

goguette.

Enfin, l’un dans l’autre, ce n’était pas une mauvaise idée. Après tout, ils

connaissaient aussi bien la région que n’importe qui. En tout cas, tout aussi bien

que les serveurs et les garçons d’hôtel qui exerçaient généralement la profession

de guide, en bonus de leurs petits pourboires.

- Comme ça, dit Bokala, avec nos économies, je pourrai reprendre les

études…

- Eh, tu délires ! Nous allons en ville pour travailler, pas pour perdre notre

temps et notre argent !

Page 7: Kofé

- Mais en poussant un peu, j’aurai mon bac.

- Et après ?

- Après, coup-ci, coup-ça, je me débrouillerai pour faire la licence. Je suis sûr

que je serai bon en chimie…

- Et après ? Quand tu auras décroché ton diplôme, tu t’enrouleras dedans pour

dormir ? Tu le grignoteras pour ton dîner ? C’est qu’un bout de papier.

- Oh, allez… Regarde, avec sa licence d’histoire, Fitoussé, il est bien devenu

adjoint au maire de Borifa…

- Mais bien sûr ! Bokala adjoint au maire ! Mais qu’est-ce que tu attends pour

me présenter à ton cher papa, Monsieur le Préfet ? Oh, il n’est pas là ? Bon.

Bien. Quand t’auras fini de me prêcher tes fantaisies morales à la sauce

professorale, préviens-moi.

Il avait de ces mots, Grégoire.

- Les fils de ministre, ils peuvent faire toutes les licences et les doctorats qui

les amusent, ou bien glander si ça leur chante ; on leur trouve toujours une place

en préfecture, ou dans l’armée, la police... Par contre, pour nous, les pouilleux

dans notre genre… on finit comme le Borgne.

Pointant le menton, il désigna la cahute du quincailler.

Rémi le Borgne avait été le tout premier bachelier de Kofé. Dans les années

80, avant la première guerre civile, fraîchement diplômé à Tanengou, il était

parti étudier la biologie à l’Université nationale. Sa famille se saignait aux

quatre veines pour lui envoyer de l’argent ; et lui mangeait un jour sur deux,

survivant de galettes de Fonio. Son mode de vie différait en cela de celui d’un

clochard ordinaire, qu’il se rendait tous les jours à l’amphi pour y amasser de

scrupuleuses notes d’immunologie.

Malgré son travail acharné, bouffé de vermine et menacé d’anémie, il avait

été recalé aux partiels de première année. C’est ce moment-là que son père avait

choisi pour mourir. La mort dans l’âme, il était retourné au village. Depuis, il

était quincaillier. Il croupissait dans un chaos obscur de casseroles et de pièces

de moto, à marmonner et rire tout seul.

- Mais je dois fréquenter, moi, protesta faiblement Bokala. Que va dire ma

mère ?

- Que veux-tu qu’elle dise ? Elle sera d’accord, voilà.

- Maman tient beaucoup à ce que je sois cultivé.

N'ayant appris ni à lire, ni à écrire, la mère de Bokala avait des bienfaits de

l'éducation une opinion d'autant plus élevée qu'elle en avait toujours été

exempte. Émue par la propagande progressiste, elle plaçait une foi aussi

inébranlable en la réussite par l'école qu'en la vie après la mort. Foi du

charbonnier, qui se passait de preuve tangible. De toutes manières, c'était des

Page 8: Kofé

affaires d'homme. Elle, elle resterait au village, à admirer son fils voguer vers de

brillantes destinées.

D’ici-là, en prémisse aux brillantes destinées, Bokala n’avait qu’à bêcher

l’igname.

Se relevant, Bokala jeta un œil à l’entour. Les champs formaient un

patchwork opprimant de brun et d’ocre. Les bâtisses de pisé du village,

rugueuses et percées de rares fenêtres, ressemblaient à une grande termitière. De

loin en loin, le blanc d’un toit de tôle éblouissait l’œil. Tendrement gémissante,

une vache osseuse léchait une brique.

- Quand veux-tu partir ? céda Bokala.

- Ah ! Enfin, mon vieux ! Le bus qui m’a amené repasse ici demain soir. On

sautera dedans.

- Demain déjà ?

- J’ai une affaire en vue à Tanengou. Des clients qu’on ne peut pas rater… tu

verras. Mais faut qu’on y aille !

Bokala hocha lentement la tête.

- Alors on s’en va.

- Oui.

Bokala haussa le regard jusqu’aux collines escarpées de Téké. Elles étaient

belles. Farouches, elles ne donnaient rien à l'homme – rien que leur masse

familière plaquée contre l’horizon. Elles étaient l'âme du pays. À cet instant,

Bokala sut qu’il leur disait adieu.

- Tu te souviens de la chasse Grégoire ? Quand la gazelle a sauté juste devant

toi, et que tu l’as coursée avec ton gourdin ? Tu te souviens ?

Il se souvenait.

Enfants, pour rien au monde ils n’auraient manqué la période de la chasse. On

se levait avant l’aube, à l’heure silencieuse où les hommes du village

s’assemblent au pied de l’Arbre, à l’heure bleue où tout sommeille encore. L’air

bruissait de murmures, et les hommes se dévisageaient avec des airs de complot.

Enfin, le chef de la chasse lâchait un cri sec. On se dispersait. Grégoire et

Bokala s’élançaient. Ils chassaient au gourdin, nu-pieds, comme de vrais

paysans. Ils couraient à travers les fourrés humides de rosée ; couraient en

avance des chasseurs, prêts à bastonner tout ce qui leur tomberait sous la main.

Le soleil se levait et réchauffait leurs corps transis – et ils couraient encore,

bondissant sur chaque arbuste louche, manquant leur coup et éclatant de rire ;

couraient à perdre haleine, par-delà les collines, bien au-delà de toutes les terres

connues ; et ils couraient sans but, sans direction, jusqu’à rejoindre l’horizon,

leurs bâtons abandonnés, pour le seul plaisir de sentir leurs jambes se déployer

Page 9: Kofé

encore et encore, et leurs poumons s’emplir d’un air vif et neuf. Alors le pays

entier était jeune comme eux, lumineux, dénué d’arrière-pensées…

Alors en vérité, ils étaient vivants.

Un coucal vint se poser sur la branche morte d’un manguier, et au soleil

mourant, poussa un roucoulement lugubre.

- Nous n’irons pas à la chasse cette année.

- Non. Nous n’irons plus.

***

Aux premières lueurs du jour, dans sa petite guérite, Ismaël sommeillait.

Ismaël gardait l’entrée du Ministère. À cette heure-ci, personne ne se rendait au

Ministère. Mais le règlement stipulait que le responsable de la sécurité

extérieure était de faction dès 5h15. Ismaël suivait le règlement.

Cependant, le règlement ne spécifiait rien quant à l’activité cognitive du

gardien en faction. Aussi Ismaël se rencognait-il dans sa chaise longue – la plus

crasseuse et plus crissante jamais faite de main d’homme – et poursuivait sa

nuit.

Ismaël n’était jamais surpris de rien. Il faut dire que sa journée se répétait

absolument à l’identique, six jours par semaine, depuis trente-sept ans.

Au Ministère, la valse des arrivées suivait un tempo précis. À sept heures pile

affluaient les tâcherons, les gratte-papier, juchés sur leur mobylettes et entassés

dans de petites voitures. Chemises blanches et pantalons effilochés. Sur le coup

des neuf heures débarquaient les chefs de bureau, les comptables, les cadres

laborieux du Ministère, dont la dignité se manifestait par de grosses lunettes

carrées et d’épais vestons. Le caca d’oie était la teinte la plus prisée. Vers 10h,

c’était au tour des hauts fonctionnaires de faire leur apparition : Ismaël courait à

la barrière juguler l’invasion de 4x4 qui débordait jusqu’au boulevard. Il ne

fallait pas lambiner, car chaque gradé s’estimait unique et fameux, et s’attendait

à ce qu’on lui ouvrit plus vite qu’aux six-mille autres fonctionnaires du

Ministère.

Enfin, vers onze heures, clôturant le crescendo ministériel, un convoi de

motards vrombissait glorieusement et une BMW aux vitres teintées déboulait

sans ralentir dans l’allée centrale, avec la manifeste intention d’emboutir le

portail. C’était le Ministre.

Quant aux conseillers spéciaux détachés au Ministère, tous nommés par le

Président et cousin d’icelui, ils débarquaient après le déjeuner – si par

extraordinaire ils mettaient les pieds au bureau.

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Pour les reconnaître à coup sûr, Ismaël se fiait aux voitures. Un logo sur un

capot bombé était à son œil avisé ce que le galon doré est à l’œil militaire. Seul

un jeune cadre, un béjaune, pouvait rouler en Honda. Une Toyota signalait un

directeur de département. Quant au Land Rover, c’était l’apanage des

inspecteurs généraux.

Dans le temps, se souvenait Ismaël, il y avait moins de voitures au Ministère.

Les véhicules de fonction étaient réservés aux collaborateurs du ministre.

C’étaient de belle Citroën ou Panhard, chromées à tous les chantournements. De

nos jours, on ne voulait plus que des monstres à quatre roues motrices, voraces

et blindés. C’était le progrès.

Heureusement, en trente-sept ans de service au Ministère, les voitures étaient

bien la seule chose qui eût changé.

Il y avait toujours eu des fonctionnaires au Ministère. Il y en aurait toujours.

En fait, il y en avait toujours plus. Ismaël se savait être une infime particule, un

rouage transitoire et ignorant de l’immense machine qui avalait des hommes et

recrachait des circulaires.

Pas un passant dans les rues de la Capitale n’aurait su dire ce qu’on faisait au

juste au Ministère. Ismaël n’en avait pas la moindre idée. Sans doute les

fonctionnaires ne le savaient-ils pas non plus. Là n’était pas la question. Le

Ministère était. Il était le bras de l’État ; une manifestation terrestre de la

souveraineté populaire et du génie national du Birkina Mosho. Il existait, et cette

existence même était sa raison d’être. Les fonctionnaires incarnaient le

Ministère, quoiqu’imparfaitement, et perpétuaient son être. D’où leur air

constamment affairé et grave.

Le Ministère était incorruptible. Ni les valises de billets voyageuses, ni les

anecdotiques pots de vin qu’Ismaël encaissait à l’occasion, n’affectaient cette

vérité. Les hommes échouent ; le Ministère est infaillible.

Le Ministère était immuable. Ainsi il était bon que la même journée se répétât

éternellement. Maintenant qu’il avait vécu, Ismaël le savait : les accidents, les

émeutes et les guerres civiles n’étaient que d’infimes soubresauts à l’échelle

cosmique, et jamais n’altéreraient son ministériel sacerdoce : ouvrir la porte.

Et c’est ainsi qu’Allah est grand.

Sur cet ultime syllogisme, épuisé de réflexions, Ismaël dodelina de la tête et

s’assoupit – avec aux lèvres ce sourire béat et sénile des vieux mystiques.

***

Le Kibali, le dossier Kibali… le voilà ! Préfecture de Kibali – des moyens

d’intervention rapide en circonstance d’urgence médicale et sanitaire. Mon

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Dieu ! C’est qu’il était lourd, le Kibali. Deux-cents pages, au bas mot. Pas

possible de lire tout ça avant midi.

Et ce fichu camion lui avait bloqué la route… pour sûr, ces minutes de

ralentissement, ça n’avait pas arrangé sa coutumière demi-heure de retard au

Ministère. Enfin, lire cette monstruosité… quoi, même pas de sommaire ! De la

gueule de qui se fichait-on ? Quel cornichon sidéral avait ficelé ce Kibalou, dans

le but exprès de perdre le temps des dévoués cadres du ministère ?

Ah, une idée ! Sur la carte, Kibali, Kibali… incroyable, c’était en plein dans

son secteur. Pas moyen de refiler le dossier au bureau des préfectures

frontalières. Ah là là… ç’allait lui retomber dessus, c’était sûr. Le Chef allait

rouspéter ; et même si ça n’était jamais bien dangereux, le Chef qui rouspète,

c’était du genre à freiner son avancement. Ah, ça ! Le freiner, lui ? Après tant de

bons et loyaux services ? Alors que depuis peu, il était justement en bons termes

avec le Chef ? Inouï. Scandaleux.

Et si… et s’il le filait à Djibril, le dossier ? Ce brave Djibril. Un jeune, ça doit

faire ses preuves. Oh, lui, à ses débuts, ce qu’il avait pu avaler comme

couleuvres ! Pour étude préliminaire d’un dossier qui m’est apparu comme

singulièrement épineux, qu’il dirait au Chef. Mais Djibril, comprenez, n’est pas

encore très rôdé, pas très rapide… il faut être indulgent avec la jeunesse. Oui M.

Idriss, je lui toucherai deux mots.

Ravi de son habileté, Charles Clément Kagbo alla se planter face à son miroir.

Ah, le bel homme. Un quasi-chef de service. L’œil vigilant. Le menton viril.

Non sans une certaine fierté, Charles songea qu’il se montrait bien magnanime

envers ce tire-au-flanc de Djibril, pas fichu de rendre ses dossiers à temps…

enfin, on ne pouvait pas exiger de ses subalternes toute les rigoureuses vertus

auxquelles on s’astreint soi-même.

S’étant un instant massé le crâne, et constatant l’impeccable rotondité de ce

dernier – magistrale boule de billard – Charles vint se rasseoir. Encore deux

heures à expédier avant le déjeuner. Il régla le ventilateur. Ouf, il était exténué.

Maintenant que faire ? En remettre un coup ? Non, il avait bien droit à une

pause-café. De toutes manières, il ne ferait rien de bon sans avoir soufflé un peu.

Charles Clément K. était un homme pressé. Entendez par là qu’il procédait en

toute chose avec une extrême lenteur, de sorte qu’à la fin, il ne lui restait pas une

minute pour faire quoi que ce soit. Par ailleurs, il était doué d’un souci du mot

juste si poussé qu’on n’avait jamais pu tirer de lui la moindre conclusion

personnelle, sur le moindre dossier.

Ceci dit, Charles était bon camarade.

Revenu de sa pause, Charles s’aperçut qu’il était onze heure dix. Déjà ! Peste.

Les journées filaient, filaient ; et englouti dans l’urgence des affaires, on n’avait

plus une seconde à soi. Quelle idée aussi d’avoir accompagné Ibessé à sa pause-

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café ! Il était trop conciliant, voilà le problème : il donnait conseil à tout le

monde et il ne lui restait pas une minute pour arbitrer ses propres dossiers.

Il aurait bien traité l’affaire Pneumologie qui, du sommet de son bureau, le

narguait depuis quinze jours, mais… c’était un dossier délicat, complexe,

politique (il ne l’avait pas ouvert)… le genre de truc qu’on ne règle pas à la va-

vite, par-dessous le coude. Oui monsieur, il avait une conscience

professionnelle. Il aurait bien voulu donner un bon coup de collier, s’y mettre à

fond ; mais non, c’était trop tard ce matin. Midi approchait.

Pour se consoler de réfréner si durement son ardeur travailleuse, Charles alla

à la fenêtre et s’alluma une cigarette. Un avion passa. Inouï, ces trainées

rectilignes et nuageuses qui tranchent le ciel. Puis il s’immobilisa face au miroir.

Belle occasion de s’exercer les maxillaires. Sourire, un, deux ; regard séducteur.

Pas mal. Repérant un poil de nez qui dépassait outrageusement de sa narine

gauche, il se mit en peine de l’arracher.

Il pourrait aller au restaurant ce midi. Ça éviterait l’atroce cantine du

Ministère. Et puis, c’était l’occasion d’inviter le Chef – négligemment, comme

ça, en gentleman. Comment, vous n’avez pas déjeuné ? Ah, on n’a pas une

minute à soi dans ce ministère, c’est inouï ! Mais, j’y songe, joignez-vous donc à

nous ! Je connais justement un succulent petit resto près de la cathédrale…

Oh, attention ! Le Chef était musulman. Il pourrait prendre cette histoire de

cathédrale pour une allusion, un sarcasme, une ironie mal placée… Et pour

qu’on servît une côtelette de porc en plat du jour… Prudence Charles ; prudence

et diplomatie. Veillons à n’irriter aucune légitime sensibilité.

L’incident diplomatique esquivé de justesse, Charles se fit une raison. Pas

terrible ce resto, d’ailleurs. Leur canard était trop cuit, pouah. Hmm, à ce sujet,

qu’est-ce que sa chérie-coco pourrait bien lui préparer ce soir…? Ah, midi

moins dix – vite, dehors !

Un peu avant 15 heures, Charles réapparut à sa table de travail, et dévisagea

avec hostilité sa pile de dossiers plastifiés. Kibali, c’était réglé. Restait à fignoler

quelques notes. Ou mieux : réfléchir aux grandes orientations ministérielles –

qu’il pourrait, en passant, suggérer au Chef, à toutes fins utiles... Charles C.

Kagbo, visionnaire… Alourdi par le repas, il ferma les yeux et faillit se lancer

dans une sieste réparatrice – mais se souvint que sa porte vitré donnait sur le

couloir.

Pour s’éclaircir les idées, il alla à la fenêtre. Jolie vue sur le jardin– enfin, sauf

du côté du grand hévéa. Toute la matinée, ce saligaud arborescent lui masquait

le soleil. Dans un tel sarcophage, pas étonnant qu’il se sentît tout anémié. Quand

il songeait aux gradés, ces veinards aux bureaux haut logés dans l’immeuble, et

qui jouissaient de deux fenêtres !

Frémissant de concupiscence, Charles songea aux fenêtres jumelles, ces

radieuses et ministérielles fenêtres, qui eussent clamé son importance à lui, C.

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Clément K., au su et au vu de tous. Mais voilà le tragique : ces belles fenêtres,

on les donnait à des incompétents, des pistonnés, des glandeurs carabinés.

Tenez, prenez ce nigaud de Katani, même pas fichu de prononcer

« succinctement » au lieu de « bref », et qui entamait toutes ses allocutions par

un « vraiment » de péquenaud… bref, cet assisté de Katani, on le bombardait

sous-directeur. Paf. Vraiment, y en a qui savaient user et abuser de leurs bons

protecteurs.

Ceci dit, lui-même, Kagbo CC, s’il pianotait habilement sur la gamme de ses

relations… Oh, ne pas oublier de rappeler Robert Tonfé ! Ce cher Robert, qui

avait le double bon goût de jouer au tennis et d’être le beau-frère du gendre du

ministre de l’Agriculture et l’Équité territoriale – un type sympa, brillant, en

somme. Et d’ici un an ou deux… ah, le directorat ; ou non, secrétaire exécutif,

avec quatre fenêtres et l’Audi de service…

Un grattement de porte dérangea Charles de la Sublime Fenêtre. C’était le

porteur de journaux. Enfin ! Il était temps. Comment pouvait-il accomplir son

travail de décideur alors qu’on lui cachait les brûlantes actualités nationales ?

Outré, Charles s’empara du Courrier Birkinabé de la Santé et s’engonça dans un

fauteuil.

Le Courrier de la Santé était un journal à tirage assez réduit. À vrai dire, de

tout le pays, il n’y avait probablement qu’au Ministère qu’on le lût. Charles

venait de se délecter d’une tribune intitulée Mœurs et humeurs du paracétamol,

et entamait l’éloge de M. Idriss, directeur d’hôpital et humble député du parti

présidentiel, quand une idée le frappa :

La Direction à la Coordination Hospitalière ! Ça c’était une piste à ne pas

lâcher ! Le directeur partait à la retraite dans trois mois et sa succession était

assurée ; ce qui signifiait qu’une place de Sous-Directeur se libérait… et avec un

peu d’entregent, Charles pourrait introduire son nom dans la place.

Promotion naturelle et pressante. Car le Chef était de plus en plus mesquin

avec lui : toujours à réclamer de nouveaux dossiers, et même les à déterrer vieux

classés urgents – comme si Charles avait le temps de se coltiner cette paperasse

antidatée ! S’il les avait fichus au rebut, c’était pour une bonne raison, non ?

Mais non, le Chef refusait de comprendre.

« … je le confie à M. Kagbo ; enfin, si celui-ci parvient à s’extirper un instant

de ses trépidantes obligations… » Ah, le rejeton de …! Tout pour le rabaisser,

lui, C.K. Faut dire que le vieux parano était Ouassa au lieu d’être Yoribu comme

tout le monde… Franchement, ne fallait-il pas être un débile arriéré de Ouassa,

pour songer encore à ces vieilles histoires d’ethnies ?

Oh, mais il y songeait : Bernard Katani, sous-directeur à la Coordination

hospitalière était un Yoribu lui, un vrai frère de race ! Si l’on ne s’entraidait pas

entre cousins, ou allait le monde ? Qui plus est, ils avaient souvent causé au

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brunch du vendredi, donc pour ainsi dire bossé ensemble. Oui, Katani était un

brave garçon… oh, l’inviter à un dîner, un cocktail, une partie de tennis !

Rappelé à sa propre existence, Charles C.K. vint s'admirer dans le miroir. Le

bon copain, le bon hôte qu’il ferait. Vite, laisser tomber Tonfé, ce microscopique

fonctionnaire. Un nigaud et puis un sacré raseur, il fallait l’avouer. De la

gnognotte le Tonfé ! Inviter Katani à la place, et tous ceux qui pourraient

s’entendre avec lui : Komala, Bento, Swengé…

Charles soupira d’aise : les beaux invités ! Un n+1, deux n+2, et un n+3 en

sus. On sentait déjà l’intelligence, l’humour mordant ; on se marrait déjà. Oh, ça

ne serait pas du dîner de petit fonctionnaire ; non, non, le chic ministériel. Bien

sûr, il fallait inviter l’épouse Katani. Naturelle galanterie. Naturelle oreille de

son mari. Charles C.K., mondain de grand style.

C’est qu’elle n’était pas mal roulée, d’ailleurs, la Katani. Rieuse aux dents

blanches et au chemisier échancré. Un coup à la blaguer, la taquiner.

- Félicie, chère Félicie… quelle félicité ! Sincèrement, ton mari est l'homme

le plus chanceux du ministère. Mais si, mais si... Une chance de cocu.

Frétillant et spirituel, Charles adressa un sourire sensuel à son reflet. Et après

ça, la prendre par le bras, et qui sait où la mener… Ho, ho, assez badiné. Pas de

scandale. Il voulait obtenir de Katani une promotion, pas lui faire pousser une

paire de corne. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre.

Charles consacra la demi-heure suivante à tergiverser. Whisky ou porto ? Les

deux, peut-être ?

Tout à coup, inspiré d’une bouffée de mâle volontarisme, il se saisit d’un

stylo-plume et en fit valdinguer le bouchon. Assez philosophé. Il était temps

d’en mettre un coup. Un dossier brûlant, et que ça saute ! Ce ministère allait voir

de quel bois il se chauffait.

En guise d’échauffement, saisissant une feuille blanche, il fit un moulinet

magistral et traça un ample monogramme C.C.K., dont il était inexplicablement

fier. Puis il prit un dossier. Non, pas les moyens d’intervention rapide. Celui-là,

il n’était pas mûr, pas décanté. Aujourd’hui, Charles ne le sentait pas. Or, en

administration comme en toute chose, Charles suivait toujours son ressenti.

Allez, un dossier plus affriolant, pas trop technique. Un dossier qui lui

donnerait l’occasion de prendre sa plume, de s’enflammer, d’expédier une

missive incendiaire… Oh oui, une missive ! Charles aimait écrire des missives.

Il aimait le mot missive aussi. Ça sonnait ministériel ; tandis qu’une « lettre »

était si banale, si administrative.

Alors… l’arrêté Kouandé ? Ouh, archi-ministériel, l’arrêté Kouandé. Pas une

sucette pour gratte-papier. Du vrai travail de décideur. Le député Kouandé

suggérait un arrêté au Ministre ; et c’était son avis à lui, Charles C. Kagbo,

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expert en jurisprudence, qu’on réclamait. Oui, une « interprétation de terrain

des principes législatifs nationaux. »

Ça tombait bien. Il était justement un homme de terrain.

Il allait rédiger une note de synthèse à l’usage du président de la Commission

à la Direction Transverse des Dispensaires – ou même du Secrétaire d’État, qui

sait ? Vu l’intérêt de l’affaire, portée par le style flamboyant, net et percutant de

C.C. Kagbo, le dossier risquait bien de remonter jusqu’au Ministre… le

Ministre, cet homme si brillant, et pourtant si simple, qui l’inviterait sans plus

d’embarras à prendre un verre…

Bon, trêve de rêveries. Où qu’il était, le Kouandé ? Car ce n’était pas le tout

de fourmiller d’idées pour le Bien Public. Encore fallait-il le lire, ce fichu arrêté.

Charles fourragea. Il retourna une à une ses piles de classeurs : les urgents, les

très-urgents, les en-retard, les périmés. La plupart des dossiers qui arrivaient

chez Kagbo passaient successivement par ces quatre piles, avant d’aboutir à la

broyeuse, sans jamais avoir vu la lumière du jour.

Non, toujours pas… alors, parmi les journaux ? C’était encore le tas qu’il

consultait le plus souvent. Rien. Excédé, Charles bondit, se cogna le genou

contre un pied de table, puis sautilla jusqu’à l’étroite armoire des archives. Il y

avait là d’énormes trieurs intitulés Hygiène Labio-buco-dentaire et précarité

nutritive, ou Redynamiser l’ASLAT par un renouvellement de son bureau et une

redéfinition de ses missions. Ils étaient déjà là quand il s’était installé dans le

bureau, il y a cinq ans ; depuis, il n’avait pas osé y toucher.

Au sommet de l’armoire, la tranche étincelante et mordorée, reposait un

recueil de poèmes de Léopold Sédar Senghor. En littérateur judicieux qu’il était,

Charles aimait à avoir près de lui des livres qu’il n’ouvrirait jamais – c’était une

sorte de sécurité. Et puis, Senghor avait été Président, tout de même.

Accablé, Charles s’abattit sur sa chaise. Ce saligaud de Kouandé s’était

dérobé. C’était terrible ! C’était sa faute aussi. Comment faisait-il pour tout

oublier, tout perdre ? À quoi bon être un intellectuel incisif, s’il égarait tout

avant même d’avoir écrit une ligne ?

Calme. Sérénité. Philosophe, CCK se dit qu’il n’avait qu’à faire le premier jet

de sa lettre. Après tout, les détails du Kouandé importaient peu ; l’essentiel,

c’était l’esprit du texte.

Monsieur le Ministre, Monsieur le secrétaire,

C’est empli d’une diligente inquiétude pour l’avenir et la santé de la nation

que vous avez lancé le ministère entier dans une course à l’innovation et au

développement ; et c’est cette même inquiétude qui me presse aujourd’hui à

attirer votre attention sur un point capital : L’arrêté Kouandé. En effet, il nous

s’agit de choisir entre le mal-développement pour des décennies encore, et le

progrès, résolument tourné vers…

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Ah ça, il n’avait pas appris la grammaire pour rien !

Il y songeait parfois, à ses années de jeunesse cloîtrée, à potasser ses leçons, à

tenir bien en ordre ses affaires. Il avait toujours été bon élève. Discret,

exemplaire même. Quand Papa l’épicier rentrait, il serait fier des notes du petit

Charles.

Plus tard, le petit Charles avait bien failli claquer à jamais la porte familiale.

Son père lui avait ordonné de lâcher ses études de droit tout juste commencées,

et de se présenter au concours d’entrée de l’administration. L’oncle Igbo le ferait

entrer à une bonne place. Charles avait crié, trépigné, était parti se saouler dans

les bars glauques, pour bien montrer son désespoir. Puis il s’était rendu à la

sagesse paternelle.

En fin de compte, ç’avait valu le coup. Il était fonctionnaire de classe C

maintenant et gagnait mieux sa vie que n’importe quel avocat Birkinabé. Il avait

une petite maison blanche, une petite voiture verte. Une vie tranquille et un luxe

anodin. Tout ça pour le bien public.

Car enfin, s’il ne s’était pas chargé de ce boulot, qui l’aurait fait à sa place ?

***

- Je me vous remercie de cette entrevue, Monsieur le Ministre. C’est un

honneur. Et un plaisir.

Immobile et souriant, mystérieux comme un sphinx, le Ministre dévisageait

Toussaint Sousa de Vargas ; le dévisageait avec une telle fixité que Toussaint se

demanda si le Ministre ne s’était pas endormi les yeux ouverts.

Soudain le sphinx s’anima :

- Ah, Docteur Sousa, quel plaisir ! Je brûlais justement de discuter de l’avenir

du pays avec vous. Mais ces réceptions sont infâmes, on n’a pas le temps

d’échanger avec qui que ce soit… sans compter qu’avec tout ce remue-ménage

de transition ministérielle, j’ai été absolument débordé ! Vous n’imaginez pas,

mon bon docteur ! Assailli de broutilles invraisemblables et de décisions

capitales… N’eût été l’intérêt du peuple Birkinabé, si cher à mon cœur, Dieu me

préserve de la politique ! Enfin, je m’égare, et j’oublie mon estimé invité – si, si,

car en ce bureau, vous êtes mon invité, Docteur. À ce sujet : un petit bourbon ?

Non ? À votre guise. Revenons à notre exigeant devoir. Dîtes-moi, Toussaint :

comment va votre épouse ?

- Très bien, Monsieur le Ministre.

- Ah. Et vos enfants ? Le petit fait… ses études…?

- À Bruxelles. Troisième année de médecine.

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- Ah, un futur grand médecin pour le pays ! Et qui sait, s’il suit son père, un

zélé administrateur pour notre Ministère… Ah, tout ce petit monde marche dans

vos pas !

- Merci, Monsieur le Ministre. Le problème urgent qui m’amène…

- Ah, oui, ce brûlant dossier ! expectora le Ministre avec une vigueur

renouvelée. Je vous remercie de m’en parler. J’ai lu avec le plus vif intérêt la

note que vous m’avez envoyée. Que n’avons-nous plus d’homme de votre cran

au Ministère ? Vraiment, vous avez ma plus entière confiance pour…

- Monsieur le Ministre…

- Oui ?

- Je ne vous ai pas envoyé de note.

- Pas envoyé de note ? répéta le ministre incrédule.

- Ça fait quinze ans que je travaille ici. Les ministres ne lisent pas les notes, je

le sais.

C’était tout à fait anti-protocolaire. Le ministre était éberlué.

- Mais vous voulez quoi au juste ?

- M. le Ministre, articula gravement le docteur, c’est une urgence de premier

plan : l’équipement du pays en secours mobiles est désastreux. Nous n’avons

pas assez d’ambulances.

Ah, ce n’était que ça ! De soulagement, le Ministre réprima un infime

bâillement. Des ambulances. Et on venait l’importuner, Lui, le Ministre de la

Santé, de la Nutrition et de l’Émancipation de la Femme, pour une histoire

d’ambulances ? En plus d’être un technocrate barbant, ce Sousa était un zélé

abusif.

Et le Docteur Sousa de Vargas, frémissant sous sa barbe, déclama :

- Selon le dernier recensement, le Birkina Mosho compte 10,3 millions

d’habitants – plus ou moins 500 000. Or, nous disposons très précisément de

324 ambulances réparties sur l’ensemble du territoire. Soit plus de trente-mille

personnes par ambulance. En supposant qu’une personne sur cent soit malade à

un instant t, cela nous fait 318 patients à caser dans la voiture. Voyez ? Je

continue. Or, sur ce total, tout théorique, de 324 ambulances, près de la moitié

sont des modèles des années 70, usés, poussifs, inadaptés aux pistes en terre du

pays. Nous tombons donc, mutatis mutandis, à 162 ambulances. Or ce n’est pas

tout ! Ces ambulances ne sont pas réparties équitablement dans le pays. La

majorité stationne dans le Sud, autour de la Capitale, tandis que le Nord – cinq

millions de Birkinabé – ne comptabilise au total que 46 ambulances, dont la

moitié de vieilles guimbardes poussives. Il ne reste plus que 23 ambulances pour

desservir 5,2 millions d’habitants éparpillés sur quarante-mille kilomètres carrés.

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Soit en moyenne, Monsieur le Ministre, 226 086 personnes par ambulance. Ou

encore, une ambulance pour 1739 kilomètres carrés.

Monsieur le Ministre, à qui la démonstration arithmétique avait paru un peu

longuette, fixait avec attention un point gris de sa cravate. Reflet sur la soie, ou

tâche de gras ? Cruel dilemme.

Relevant la tête, il déclara :

- Bien vu, Docteur, bien vu. Je dois avouer que cette iniquité territoriale avait

déjà attisé ma curiosité. Mais voyez-vous, Docteur, on ne doit pas s’adonner à la

lecture naïve des chiffres. Ce qu’il faut voir, comme dirait le Président, ce n’est

pas la route à parcourir, mais aussi la route déjà parcourue. Que de progrès, que

de nouveaux moyens technologiques mis au service du peuple Birkinabé ! Oui,

le PLSN2 a profité de vingt années de pouvoir pour accaparer les richesses

nationales et spolier les Birkinabé ; mais cette sombre époque est révolue. La

prospérité est toute proche ; unissons-nous pour le bien commun !

Mais le Docteur Sousa n’était pas venu se repaître de l’inspirée réitération

d’un discours politique quinquagénaire.

- Et les ambulances ?

- Des ambulances, mon cher, nous en ferons ! s’exclama le Ministre avec un

enthousiasme inattendu, y compris de lui-même. Nous en ferons !

Mais saisi d’un scrupule de sincérité in extremis :

- Enfin, dans la mesure du budget ministériel, bien entendu.

Toussaint fixait le Ministre ; le fixait avec une intensité si réfrigérante que le

Ministre se demanda si le vieux sorcier n’essayait pas de le pétrifier. Professoral

de ton et de barbe, le docteur reprit :

- Je n’ignore pas nos difficultés budgétaires, mais ce qu’il nous faudrait, c’est

un plan chiffré et concret pour combler notre retard.

- Bien sûr, Docteur, nous ferons le maximum. D’ici un mois – oui, un mois ! –

je vais m’assurer personnellement qu’une centaine d’ambulances soient

commandées.

Le Ministre additionna encore quelques promesses. Puis il conclut, avec un

rire d’accointance :

- Et puis, ce n’est pas comme si nous allions acheter une ambulance pour

chaque Birkinabé, hein ?

- Non, non. À moyen-court terme, un ratio de dix-mille personnes par

ambulance serait une réussite.

2 Parti de la Libération Sociale et Nationale. Sinistre et maléfique parti d’opposition.

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Le Ministre avait la promesse facile ; mais n’étant que fraîchement entré en

politique, il gardait un fond résiduel de sincérité – bien pardonnable erreur de

jeunesse.

- Ola, ola, comme vous y allez… Dix fois plus d’ambulances ?

- Dans le Nord. Dans le Nord seulement.

- Le nord, le nord… c’est une manie !

- Monsieur le Ministre, je sais ce que c’est que le Nord. J’y suis né. C’est la

brousse là-bas. Quand les gens toussent, vomissent du sang, perdent la vue, c’est

le marabout qu’ils vont voir.

- Comme partout, Docteur. Comme partout.

- Je sais, j’ai exercé. Les gens préféreraient encore la poudre de python séché

à l’aspirine, si le serpent n’était pas trois fois plus cher que le paracétamol…

Mais dans le Nord, le médecin n’est même pas une alternative au fétiche. Il n’y

pas de médecin. Rien, à des kilomètres et des kilomètres. De loin en loin, un

infirmier vaguement diplômé, tout seul, débordé. C’est le Nord.

- Nord, Nord ! explosa le ministre qui, d’un coup de manchette théâtral,

envoya valdinguer le portrait de son cousin par alliance et ami de longue date, le

Premier Ministre. Assez ! Vos Ouffas, Tékés et Bikis, vous commencez par leur

dire de voter pour nous ! Pour nous !

Un silence de mort plana dans le bureau aux tapis feutrés.

Le visage fermé, furieux de s’être emporté, le Ministre saisit son stylo à

plume et se mit à scribouiller sans jeter un seul regard à Sousa. Le docteur

pouvait dégager les lieux.

Affligé de tant de dureté de cœur, le Docteur Sousa de Vargas contempla un

moment ses longues mains de chirurgien aux veines saillantes. Puis il reprit,

avec cette absurde et paisible persévérance des idéalistes :

- A ce jour, 1 083 véhicules de fonction sont rattachés au Ministère de la

Santé. Il y a plus de voitures pour les fonctionnaires de l’administration centrale

de la Santé qu’il n’y a d’ambulances pour tous les malades du pays.

Le Ministre bailla ostensiblement.

- Les fonctionnaires sont bien gentils, bien honnêtes, poursuivit le docteur,

oui, ils ne demandent qu’à aider leurs concitoyens. Même s’ils ne savent pas

comment. Ils ne se vautrent pas dans un luxe scandaleux ; tout ce qu’ils désirent,

c’est leur petit confort, une voiture, un bon salaire... Mais même ça, c’est déjà

trop lourd pour la nation.

« J’ai vu le budget prévisionnel. Pour renouveler le parc automobile des

cadres, on va acquérir encore soixante véhicules. Soixante BMW ! Soixante

Audi ! Ça fait au moins une centaine d’ambulances flinguées !

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Et pour souligner son propos, il brandit un encrier décoratif avec indignation.

Le ministre se taisait toujours. Toussaint sut qu’il n’avait plus qu’à fermer sa

gueule.

Alors, tout sourire, le Ministre demanda :

- Dîtes-moi, Toussaint : c’est à vous cette Nissan flambante neuve garée sous

ma fenêtre, là-bas, qui m’éblouit tous les matins ?

Mais le docteur Sousa de Vargas ne répondit rien.

- Merci de vos bons conseils, Docteur. Vous voyez, pas besoin de s’énerver,

nous nous comprenons bien. Pas vrai ?

***

Le jour de son départ, Grégoire aurait pu rester là à manger, palabrer et

dormir ; mais il n’aimait pas être inutile. Alors il prit sa houe et partit aider

Bokala aux champs.

La journée s’écoula dans un labeur sain et abrutissant. Ruminant ses rêveries,

Bokala songeait à la maison qu’il aurait en ville, et l’ordinateur qu’il achèterait,

et la tête des gens de Kofé quand il reviendrait au village, chargé de cadeaux…

Une ou deux heures après midi, Grégoire se sentit tout tremblant.

- Ouh, ça cogne, mon vieux… Je vais faire mes valises, tiens.

Et il alla s’allonger quelques mètres plus loin, à l’ombre d’un mur. Trente

secondes plus tard, il ronflait. Bokala rigola en silence. Une année en ville, et

voilà que ça ne tenait plus les travaux des champs... Un vrai intellectuel ce

Grégoire, décidément.

À l’heure de prendre le bus pour Tanengou, Bokala voulut réveiller Grégoire

– qui grogna et se retourna sur le ventre. Il grelottait. Bokala posa la main sur

son dos ; il la retira moite. Le corps entier de Grégoire était brûlant, tremblant,

constellé de graviers collés à l’éponge suante qu’était sa peau. Bokala cria à la

l’aide.

Dans la case obscure, la mère de Grégoire s’inquiétait, et déversait à son

menton des calebasses d’eau fraîche qu’il n’avalait pas.

- Eh, trop de soleil, disait Grégoire, ça m’a assommé. Ouh… T’en fais pas,

maman. Demain, tu verras, je serai le premier levé pour aller labourer.

Mais le lendemain, le soleil se leva et Grégoire resta couché. Détrempé, brûlé

de fièvre, il restait prostré dans la pénombre. Sa poitrine se soulevait

rythmiquement, avec des sifflements d’agonisant. Bokala venait là, inutilement

le couver des yeux.

Page 21: Kofé

- Juste une petite crise de palud, répétait Grégoire. C’est pas d’chance, mais

ça arrive. Demain tu verras, au lever du soleil…

Il y eut un lendemain. L’état de Grégoire empira.

Bokala ne croyait pas que ce fut le palud. Au village, tout le monde l’avait

déjà eu : fallait l’attraper enfant, avec le risque de claquer sur le coup, et on ne

craignait plus rien. De temps en temps, la fièvre paludique pointait son nez,

guère plus dangereuse qu’un rhume. On se coltinait une méchante migraine, et

c’était tout. Ce n’était même pas une excuse pour sécher l’école.

Grégoire, lui, avait tout l’air de vouloir mourir.

Bokala courut à travers le village ; et de porte en porte, de fil en aiguille,

parvint à mettre la main sur une plaquette de paracétamol à demi

entamée. Plaçant tous ses espoirs en cette onéreuse médication, il fit gober deux

gélules à Grégoire.

Rémi le quincailler débarqua au chevet de Grégoire, brandissant un antique

thermomètre aux gradations incertaines, relique de ses études et unique ustensile

médical du village. Le thermomètre annonça 42,3°. Rémi le borgne siffla entre

ses dents. Ça n’était pas bon ça, vraiment pas bon. La fièvre était en train de

manger le gamin.

Pour vérifier, tout de même, on glissa le thermomètre entre les dents de

Bokala. 37,6°. Jubilant de son unique œil, Rémi affirma crânement que la marge

d’erreur était minime, étroite et, il dirait même plus, négligeable. Puis il cracha

par terre, pour souligner son propos.

- Le poisson, attrape le poisson ! Non… il s’en va… gémit Grégoire, l’œil

nageant dans le vague.

Il délirait.

Bokala courut à la maison du doyen Kouandé, celui qu’à Kofé, on ne

nommait que le Vieux.

- Grand-père ! s’écria Bokala. Mon ami est en train de mourir ! Il a la fièvre,

il tremble, il parle avec des gens qui ne sont pas là…

Le Vieux hocha la tête et épousseta la manche de son boubou bleuâtre. Son

neveu qui se trouvait là, assis sur une natte, rétorqua :

- Il y a un dispensaire à Traore. Là-bas, on pourra soigner ton ami.

Le Vieux claqua de la langue – manière de signifier son approbation.

- Il faut que tu prennes la moto, poursuivit l’avisé neveu. Demande à

Nathanaël, il te prêtera bien la sienne. Tu n’as qu’à charger ton ami derrière toi,

et rouler jusqu’à Traore. C’est trois heures de route.

Le Vieux claqua de la langue – manière de signifier sa désapprobation.

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- Tu es fou, mon neveu… Porter en moto un malade, qui ne peut pas lui-

même marcher ? Vraiment. Il n’a pas la force. Il va glisser, tomber.

- Mais on n’a pas de voiture pour l’emmener ! protesta Bokala.

En effet, depuis que la vieille R5 du quincailler, increvable carcasse cabossée,

avait rendu l’âme, il ne restait plus une voiture au village. Méditatif et hagard, le

Vieux s’absorba dans la contemplation des braises qui rougeoyaient à ses pieds.

À l’affut d’un miracle, Bokala scrutait chaque ride, chaque arrête du visage de

l’ancien.

Le Vieux dit :

- Va voir Nathanaël, et dis-lui que tu as besoin de sa moto. Ensuite vas à

Traore, au dispensaire, et dis au médecin qu’il doit venir soigner ton ami. Dis-lui

qu’il va mourir. Dis-lui que le Vieux t’envoie.

Bokala opina.

- En attendant ton retour, poursuivit le Vieux, le fétiche et les esprits ne

pourront pas lui faire de mal…

- Tu n’y penses pas mon oncle ! La dernière fois que le féticheur a guéri

quelqu’un, le type en est mort dans les trois jours. Je te dis, il faut refroidir le

crâne du petit avec un grand bol d’eau fraîche…

Bokala n’avait pas le temps de se disputer et fonça chez Nathanaël le

couturier. Abandonnant sa bavarde clientèle, celui-ci galopa vers l’arrière-cour,

gigotant du ventre et clic-claquant des tongs, et illico réapparut, essoufflé et

poussant sa moto.

- Vas-y, cria-t-il, vas-y !

Bokala voulut démarrer, mais le moteur s’y refusa. Il lui cracha au nez un

misérable jet d’huile noirâtre. Nathanaël essaya à son tour. Le moteur lâcha un

rot tonitruant, et calla net.

- Tss. Chinois, ça ! vitupéra Nathanaël, tout en pédalant comme un dératé sur

le starter de sa Wuhan 3300.

Nathanaël fila une torgnole au carburateur – vieil engin par douze fois foutu,

et douze fois rafistolé. Alors, par un de ces miracles méconnus de la science et

de la religion, le moteur partit d’un vrombissement sonore.

Bokala fonça comme un damné. Il laissa derrière lui le grand Baobab, les

champs de sorgho, la source de Banti – alors, il accéléra encore. Il passa les trois

Manguiers, la Vallée des Karités, la longue friche, croisa les troupeaux de

buffles, traversa le village Peul, et la forêt de Ouati où sont les gazelles et les

singes galagos, grimpa le Col des Bergers et dégringola dans le Grand Creux.

Grisé de vitesse et de terreur, il engloutissait le ruban ocre de la route, qui

toujours plus loin se déroulait. Sur son passage s’élevait un panache de

poussière rouge.

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Et sans relâche il dépassait homme, femme, enfant, et vache dont

l’impénétrable pasteur, à large chapeau, suivait d’un œil placide le motard

solitaire et sans fin crépitant.

Enfin Bokala aboutit sur une route goudronnée. Cinq-cents mètres plus loin, il

lut, peint en rouge et vert sur une grande arche en béton :

MINISTERE DE LA SANTE, DE L’HYGIENE ET DE LA NUTRITION

Préfecture de Tanengou, direction générale des hôpitaux et centres de soin

Commune de Traore – Dispensaire

Il passa le porche.

En son naïf optimisme, Bokala s’était plus ou moins attendu à trouver à son

arrivée une nuée d’infirmiers transbordant en tous sens perfusions et brancards,

cavalant d’une salle d’opération à une autre, sous le regard paternel d’un

médecin souriant qui l’attendrait, lui, Bokala, sur le pas de la porte, et lui

demanderait avec sollicitude ce qui n’allait pas. Au lieu de quoi, il déboula sur

une plate-bande déserte, flanquée de vagues bâtisses d’un rose crasseux. Dans

un coin de la cour, sur un banc branlant accolé à l’officine se morfondait une

rangée de patients plus ou moins miteux. Au milieu, un gamin en short déchiré

jouait à faire rouler un pneu.

Bokala fila vers la bicoque médicinale. À la porte, on lui maugréa de faire la

queue, comme tout le monde ; il fit semblant de ne rien entendre.

C’était une pièce sombre, sans fenêtre. Avachie sur son bureau, somnolente et

mâchonnante, une jeune femme aux courbes affriolantes et au regard bovin lui

demanda ce qu’il fichait là. Bokala dit qu’il venait chercher l’infirmier. Quel

infirmier ? bâilla la fille. L’infirmier-major, rétorqua Bokala, au culot.

Indolente, la fille lui indiqua la porte.

L’infirmier était un grand échalas aux yeux mobiles et aux mains fines, qui

n’avait pas trente ans. Il auscultait une petite fille manifestement affligée de

pleurésie. Relevant la tête, il aperçut Bokala.

- Que fais-tu là, toi ? Hein ? C’est chacun son tour ici. Même les femmes

enceintes attendent leur tour – et elles ne se plaignent pas.

- Mais, je… bredouilla plaintivement Bokala… mon ami va mourir !

- Les gens meurent, les gens meurent pas… je ne fais pas de pari, moi. Je fais

mon métier. Je soigne les gens qui attendent leur tour. Et toi, tu viens voler la

place des enfants ? Allez, dehors !

Il se détourna de Bokala. Il dit à la fille de remettre son T-shirt, lui donna une

boîte de pilules bicolores, et lui chuchota longuement à l’oreille. La gamine aux

yeux humides hocha la tête et sortit.

Alors l’infirmier se tourna vers Bokala et lui adressa un sourire doucement

narquois :

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- Bon. On y va ?

Bokala fila encore plus vite qu’il n’était venu. A toutes berzingues, il traversa

le Grand Creux, le Col des Bergers, la forêt de Ouati, le campement Peul, la

longue friche, les Karités, les Trois Manguiers, le mil, le sorgho, le baobab –

enfin, rouge de poussière et perclus de courbatures, il dérapa devant la maison

de sa mère. Le soleil, comme un brasier obèse, incendiait l’horizon.

Mus d’inquiétude et de curiosité, les voisins s’étaient attroupés près de la case

de Grégoire. Ils s’étaient munis de patchs contre le palud, de lambeaux d’écorce

de baobab, d’un crâne de buffle adorné d’un collier, et d’un chapelet consacré à

Notre-Dame de Guadalupe. Écartant la foule, valise en main, secoué mais

déterminé, l’officier de santé pénétra dans la maison.

Sur sa natte trempée, les traits tirés, les bras convulsés, Grégoire ne respirait

plus.

L’infirmier-major ressortit vite. Dehors, il y avait des tas d’yeux fixés sur lui.

En silence, il serra les mains à la ronde.

Bokala, affalé contre le mur de pisé, fixait l’horizon d’un œil hagard. Il ne

comprenait plus, ne pensait plus. Et alors la ville… et guides ensemble, à

Tanengou… et le bac… et l’avenir… fini l’avenir ; aux chiottes, avec tout son

dégueulis de rêves et de bons sentiments.

L’infirmier ne s’attarda pas. On convint que Didier, un jeune du village, le

ramènerait au dispensaire de Traoré le soir-même.

Sur la route des Trois Manguiers, tandis que la pénombre engloutissait le

paysage et qu’il luttait pour ne pas somnoler, Didier entendit dans son dos un

murmure sourd et répété :

- Une grippe… une sale grippe.