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L E R I T U E L D E S D U N E S - Zulma · 2019-02-14 · L E R I T U E L D E S D U N E S oman...

Date post: 17-May-2020
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L E R I T U E L D E S D U N E S oman Jean-Marie Blas de Roblès zulma 18, rue du Dragon Paris vi e
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L E R I T U E LD E S D U N E S

�oman

J e a n - M a r i e B l a s d e R o b l è s

zulma18, rue du Dragon

Paris vie

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© Zulma, 2019.

Si vous désirez en savoir davantage sur Zulma ou sur Le Rituel des dunes

n’hésitez pas à nous écrire ou à consulter notre site.

www.zulma.fr

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À vrai dire, tout être est autre, et tout être est soi-même.Cette vérité ne se voit pas à partir de l’autre, mais secomprend à partir de soi-même.

zhuang zi

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Prologue à Macao

Macao, et c’est presque le soir sur la terrasse du BoaVista. Roetgen est assis derrière les balustres rongés parles embruns, entre deux des colonnes – vert amandeet blanc alternés – qui rythment la façade victoriennede l’hôtel. Sur la Baía da Praia Grande, la mer, jaunesale et affligée de maladives taches roses, se confondmaintenant avec le ciel. L’air, pourtant immobile,apporte par instants de vagues odeurs de seiche et depoulpes salés. Collée au mur, une tarente, si rapide àgober d’invisibles insectes, paraît concentrer au nœudde sa transparence les molécules même de l’attente.Un cyclone passe au loin, dans la mer de Chine. Il

ne fera, dit-on, qu’effleurer la ville ; assez néanmoinspour imprégner déjà toute chose de sa menace et fairenaître, comme de l’étrange phosphorescence de lalumière, une sourde irritation de l’être.Il a suffi d’un geste de Roetgen pour que le vieux

serveur chinois, voyant sa bouteille vide, se hâte sansdire un mot d’en apporter une autre. Du vinho verde,un peu pétillant. Celui dont l’étiquette figure un crus-tacé indéfinissable, et qu’il buvait au Brésil, avecAndreas, dans ces mêmes flacons à panse plate.

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De retour, Lao Tia, qui se pique de savoir les usages,verse un doigt de vin dans le verre et, main gauchederrière le dos, attend son approbation. Le breuvagen’en vaut pas la peine, mais Roetgen se plie quandmême au glouglou chichiteux de la première gorgée. Ilssont tacitement copains, le serveur et lui, depuis que levieil homme s’est aperçu que Roetgen baragouinaitsans trop d’erreurs le mandarin. Lao Tia a appris sonmétier au café Kiessling de Tientsin, avant l’avènementdu régime communiste ; ces derniers jours, il a eu avecson client de longues conversations nostalgiques surla Chine à la grande époque des concessions étrangères.Mais ce soir il comprend que quelque chose ne va paset laisse Roetgen devant sa liasse de feuilles dactylo-graphiées, sans dire un mot, respectueux de son ivressenaissante et, dirait-on, thérapeutique.Sous le pont menant à l’île de Taipa, loin derrière

les hauts palmiers bordant l’hôtel, une jonque, toutesvoiles dehors, semble figée dans la touffeur, engluée surl’eau couleur de lœss. Roetgen se replonge dans sespapiers. Alluvions… un texte commencé deux ans plustôt, quelques jours seulement après son arrivée à Tient-sin. Il se souvient du plissement de lèvres de Warren,concentré sur la frappe d’un manuscrit dont il necomprenait pas un traître mot.

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Le moustique atomique

Il neige sur Tientsin, et les fumées d’usines, renduesplus noires par ce contraste, balaient la libellule de soierouge qu’il aperçoit, très loin, par sa fenêtre. D’unemain engourdie par le froid, il a purgé de nouveau leradiateur pour essayer de faire monter un peu d’eauchaude jusqu’à lui. Et comme chaque fois, bien sûr, iln’a pas réussi à éviter le jet d’urine sournois de lamachine. À l’endroit où la flanelle de son pantalon estmouillée, sa peau se glace peu à peu.Il tombe alors dans un des deux sordides fauteuils

verts qui lui sont alloués – tendus de plastique à motifsirisés, le même exactement que celui des protège-cahiers de son enfance. Une gorgée de l’infect brandylocal, prise au goulot, une cigarette vite allumée aprèscelle qu’il vient d’écraser sur une sous-tasse… LaChine, du moins ce qu’il en voit, ressemble à LaGarenne-Bezons. Plus que temps, se dit-il, d’ouvrirenfin la lettre de Thaïs. Elle est arrivée ce matin duBrésil, et il a sciemment attendu ce pic de déprimeavant de la lire : sur les timbres on peut voir un colibri,deux tatous et un bosquet d’arbres à pain. Décisionprise, l’urgence est telle que dans sa hâte il déchire avec

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l’enveloppe une partie des feuillets qu’elle contient.Et Thaïs est là, pareille à elle-même, avec ses formes

rondes, sa voix lisse et chantante, et le soleil cariocade son argot. Elle parle de tout et de rien, de sesamours, de leurs amis communs dans une ville où, iln’y a pas si longtemps, il la côtoyait encore. Son nouvelamant est merveilleux, un Italien cette fois, quiparvient, chose rare, à satisfaire son insatiable appétitde sexe et de tendresse. Mais elle en est lasse déjà, il ledevine, et mentionne incidemment un Hollandais quivient d’aborder au Yacht Club et cherche à écouler lesquelque trois cents bouteilles de Cutty Sark dont il atruffé son voilier au Cap-Vert.Et puis… Te lembras de Xavier ? Tu te souviens de

Xavier ? et il prononce « Chavière » à voix haute,comme elle le faisait elle-même si joliment. Il arrête delire, submergé soudain par le torrent d’images quiaffluent.Toute l’époque du Yacht Club à Fortaleza… Ces

bateaux construits de bric et de broc, ciment armé degrillage et bois de récupération, qui fuyaient l’Europeet finissaient par toucher terre dans ce coin perdu,uniquement parce que le vent et les courants les ymenaient, il les voyait pareils aux détritus que lalogique intime des marées amasse dans les angles desports. Et le Yacht Club comme l’une des exotiquespoubelles de l’Occident.La plupart de ceux qui s’engravaient dans les eaux

mortes de cette anse étaient le fruit d’un même songetropical d’aventures et de vie libre ; tous, sans excep-

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tion, se dirigeaient vers l’Amazone avec le projet vagued’en remonter le cours jusqu’au Pérou et de s’en revenirfortune faite. Le scénario, toujours identique, consis-tant à vendre dans le Nordeste leur cargaison de contre-bande pour payer les frais « infimes » du voyage etacheter à Iquitos le stock de cocaïne dont ils se débar-rasseraient au Portugal ou en Espagne.Trois mois plus tard, ils étaient encore là : le whisky

ne se vendait pas, les taxes portuaires augmentaient,leur visa venait à expiration, et chaque jour ils remet-taient leur départ, étayant par de nouvelles chimèresleur mirage effrité. Ils finissaient par reprendre la mer.Une fête d’adieu sentimentale et triste à bord du voilier,et ils s’en allaient en conquérants vers leur Eldorado depacotille, promettant d’écrire, de revenir. Un signe deBelém, pour ceux qui réussissaient à y parvenir, et l’onn’en entendait plus parler.Quelquefois, au hasard d’une rencontre, on appre-

nait qu’ils avaient laissé leur bateau en gardiennagedans tel ou tel port de l’embouchure, et pris l’avionpour rentrer en Europe.Comme eux, Xavier avait ancré un jour son vieux

trimaran à Fortaleza, fier d’avoir traversé l’océan surune aussi frêle coquille. Dès le premier soir, pourtant,il s’était imposé par son naturel confiant, sa naïvetéexempte de tout bacille universitaire ou politique. Quid’autre aurait espéré sérieusement trafiquer de lamoutarde de Dijon ? Il en avait des seaux dans lesmoindres recoins de son navire, persuadé par un infor-mateur « digne de confiance » que les restaurants brési-

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liens, privés par la douane de ce condiment français, seles arracheraient à prix d’or. Pour tout matériel de navi-gation, il exhibait un quadrillage de l’Atlantique tracéau crayon sur une feuille de papier calque et une ving-taine de cartes postales où l’on distinguait, vuesd’avion, quelques entrées de port. Tard dans la nuit, iltrempait de rhum des biscuits pour chien et s’isolaitpour étudier son Lagarde et Michard, avec aux yeuxla fébrile passion d’un découvreur.Des cheveux blonds, bouclés dru, et une moustache

à la Blériot. « Le moustique atomique », disait Thaïs.Et si une amitié se mesure au nombre des confidences,le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’en avait pas étéavare. La cocaïne, il savait qu’il l’aurait sniffée avantd’avoir rejoint la mer ; l’Amérique du Sud, qu’il enaurait vite fait le tour ; la France, qu’il n’y retourneraitjamais. L’une des rares personnes à habiter son rêveavec la pleine conscience qu’il s’effilocherait un jour.Ils s’étaient saoulés ensemble au Nàutico, la veille de

leur séparation. Thaïs pleurait en riant, elle vibrait,mouvant toutes les ondes de son corps, et griffonnaitsur la nappe de tendres petits poèmes. On devinait lamer, luisante et noire, derrière les élancements fléchisdes cocotiers.Ils s’étaient embrassés, serrés très fort les uns contre

les autres, tournoyant comme des astres fous sur laterrasse désertée. Un pianiste fatigué jouait avecmollesse In the Mood sur le Pleyel du club ; on perce-vait aussi la rumeur lourde du ressac, obsédante ; leschauves-souris faisaient crisser la nuit.

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La première fois qu’il avait enlacé Thaïs, qu’il s’étaitperdu en elle, corps et biens, sans ombre de remords.Xavier s’était embarqué à l’aube, lucide, puissant de

son départ, avec toute sa moutarde et deux kilos demaconha, pour voir venir… Un petit mot de São Luisoù il s’était procuré quelques grammes de poudre –avec la coke, écrivait-il, tu sens à quel point le mondes’écroule, et combien nous sommes riches de cettemerde qui nous étouffe – et puis plus rien.Plus rien jusqu’à cette lettre de Thaïs. Te lembras

de Xavier ? Il a coulé au large de Belém, on a seulementretrouvé son canot de sauvetage. Vide.Et le soleil s’éteint comme une lampe, et de nouveau

la Chine et ce plaid affreux qu’il ramène avec précau-tion sur ses genoux. Voilà qu’il se rappelle le Secoursrouge, La Cause du peuple, le froid du petit matin àl’entrée des usines, des tracts plein les mains. Et il afroid aux siennes plus encore, il les cache, les enfouitdans les replis râpeux de sa couverture. Pas plus tardqu’hier, il a fait rire son professeur de langue enmentionnant les « vestes à col Mao ». Ici, lui a-t-onprécisé, we call that Sun Yat-sen jackets…Et même s’il ne s’est jamais trompé sur tout cela,

même s’il n’y a jamais cru, il se met à trembler sur sonfauteuil de plastique, avec une étrange et persistanteenvie de mourir.

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Grey November of the Soul

L’envie de mourir ne s’était pas réduite à cette douceaccumulation de mots. Il la perçoit toujours, dange-reuse, imprégnée comme un poison dans la texturedu papier, prête à ressurgir au moindre écart de sadétresse.En arrivant à Tientsin, on l’avait prévenu qu’il

devrait cohabiter, au moins durant quelques semaines,avec Warren, un expert américain enseignant à l’Insti-tut de langues où il s’apprêtait à prendre ses fonctions.Une chambre pour chacun, pièce commune et partagede la salle de bains et des toilettes. Après sa traversée dela ville, dans une Jeep militaire qui patinait sur la neigenoire entre les murs de briques et de béton, la désillu-sion avait été cuisante. Mécontent lui aussi de cettepromiscuité avec un inconnu – français de surcroît –mais beaucoup plus âgé que Roetgen et bavard denature, Warren s’était pourtant montré affable. Il avaitpris sous son aile cet auditeur à domicile et s’était misen tête de l’aider à surmonter les tracas de son instal-lation. Il avait donc fallu supporter son babillagepermanent, puis, très vite, ses confessions.Warren était homosexuel – un jour qu’il avait

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comparé son voisin de chambre au Bacchus de Cara-vage et engagé de discrètes avances, Roetgen s’était vucontraint de mettre clairement les choses au point – ilavait fait la guerre du Vietnam comme correspondantde presse dans les Marines, travaillé pour la CIA enAfrique et enseigné la Bible aux Philippines. Il n’étaiten Chine que depuis six mois, mais donnait déjà desleçons très particulières à deux étudiants délurés, leurapprenant à tour de rôle « comment pratiquer avec lesfilles ». Censé travailler avec eux la calligraphie, iln’avait guère progressé dans cette discipline.De toutes les histoires que Warren avait pu racon-

ter sur lui-même, Roetgen ne se souvient que des plusextravagantes. La plupart étaient de nature sexuelle.Opéré à la suite d’une grave blessure à l’entrejambe –saloperie de grenade au phosphore ! – il ne pouvait pluséprouver d’orgasme et devait à cette séquelle avanta-geuse de pouvoir copuler jusqu’à deux ou trois heuresavant d’en terminer avec une érection. Dommage pourles femmes que je sois gay, non ? Laquelle ne quitte-rait pas son mari pour un amant comme moi ! Il racon-tait aussi comment il s’entraînait en Afrique, avec despilons de mortier de plus en plus larges, en vue d’unerencontre avec un Noir trop bien membré, commentil avait écouté les trois actes de Lucie de Lammermoor,au Metropolitan Opera, en se faisant caresser (il avaitemployé un autre mot) par un Portoricain, et deshistoires d’orgies dans les bains maures de Tanger oude sordides vengeances au cocktail Molotov « sans allu-mage ». Roetgen voit encore la mine réjouie de l’Amé-

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ricain énonçant la recette sur un ton professoral : Dansune bouteille bien bouchée, trois quarts d’essence et unquart d’acide sulfurique ; tu mets le tout dans un sacen plastique contenant du chlorate de potassium, etquand la bouteille se brise, ça fait Woof ! (il gonflait sesjoues, avec l’air d’un vieux satyre, en mimant l’explo-sion). Il vaut mieux être loin quand ça pète, je peux tele dire ! Il était également capable de chanter le rôlede Mimi dans toute La Bohème, piquait de terriblescolères contre les Chinois, puis remettait au Bureaupolitique de longues autocritiques que personne nelui demandait.Peu avant son suicide, il en était à rétribuer les

bonnes réponses de ses étudiants avec des photoco-pies de billets de cent dollars – « pour leur apprendreun peu les finesses du capitalisme » – les sommes amas-sées par les élèves servant à se dédouaner ensuite vis-à-vis du professeur d’éventuels trous de mémoiredurant l’examen de fin d’année.Quoi qu’il en soit, cet énergumène lui avait genti-

ment proposé de taper ses textes, et il y aurait de l’in-gratitude à ne pas reconnaître sa générosité.Roetgen pose son verre. Depuis quand songe-t-il de

nouveau à « elle » ? Depuis ce moment, peut-être, oùle ciel est devenu jaune, d’un jaune sombre effrayant,comme jadis à Beidaihe, lorsqu’un phénomène compa-rable leur avait fait pressentir ensemble l’imminenced’un événement terrible et injustifié. Elle, c’est Beverly.Et peu importe si elle s’appelait réellement Beverly,Judith ou Artémise : elle n’existe que dans la mesure où

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Roetgen s’en souvient, échappant ainsi aux décrets del’exactitude.La chose certaine, c’est que Macao s’estompe tout

à coup, et qu’il se retrouve avec elle au Grey Novem-ber of the Soul, le petit bar de l’hôtel Astor à Tient-sin, rebaptisé par Warren du nom d’un bordel deManille.Ce bar était le seul endroit de la ville à peu près

correct. Un luxe cossu, des cuivres, du vrai bois, desvelours neufs et des lumières tamisées. Malgré un côtéclinquant que le propriétaire de l’hôtel, natif de Hongkong, n’avait pu s’empêcher de reproduire, c’étaitplus qu’il n’en fallait pour oublier la crasse et l’obscu-rité sordides de Tientsin.Warren lui avait présenté Beverly lors d’un dîner,

quelques jours auparavant, mais ce fut par hasard, cettenuit-là, qu’elle trouva Roetgen attablé devant unwhisky dans la petite salle déserte. Derrière la fenêtre,une grande lanterne de nouvel an ne parvenait qu’àensanglanter une parcelle de trottoir ; des bouquetsd’appliques murales – troncs de cônes métalliquescouverts de peinture mate – diffusaient une lueurviolette, leur donnant l’air de noyés. Elle accepta unverre et s’assit en face de Roetgen.Le jeune serveur retourna s’ennuyer à son comptoir.

Il observait Beverly avec insistance : elle n’avait pasencore quarante ans, mais ses cheveux étaient entière-ment blancs. Plus tard, et sans penser à mal, on deman-derait à Roetgen pourquoi il n’avait pas lui aussi desyeux bleus, comme sa maman.

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— Tu viens souvent dans ce bar ? C’est étrangequ’on ne se soit jamais rencontrés : j’habite ici, audeuxième étage. Tu es à Tientsin depuis longtemps ?Cinq mois pour Roetgen, deux ans pour elle.

Nouvelles de la Fac, de l’Institut, de Warren…— Et la Chine, alors ? Ça te plaît ?Pour l’instant, Roetgen aime bien. Ici ou ailleurs, il

est toujours content là où il se trouve. Un prof de l’Institut lui donne des cours de chinois accéléré, ilcommence à se débrouiller, pas pour lire, hélas, maispour parler. Beverly est surprise et ravie.— Tu es la première personne que je rencontre qui

me fasse cette réponse ! D’habitude, tous les étrangerspassent leur temps à cracher dans la soupe.Elle rit. Ses yeux délavés pétillent de malice.

Roetgen explique un peu mieux pourquoi il appréciesincèrement ce pays et sa population. Elle acquiesce,mais trouve quand même bizarre d’aimer les gensmoins pour leurs qualités que pour leurs défauts. Ellerit encore. Roetgen semble aussi fou qu’elle, et sonaccent français est vraiment, vraiment très mignon.Leurs verres sont déjà vides. Roetgen appelle le

garçon et lui demande de laisser la bouteille de FourRoses sur la table. Il n’y a plus de glace, mais on s’enpassera. Ils trinquent à la Chine. Roetgen la regardedans les yeux : et elle, qui est-elle ?Beverly sourit. Roetgen continue à la surprendre, et

elle lui en fait la remarque. Dans cet hôtel, les genss’abordent plutôt ainsi : Do you buy or sell ? comme sil’humanité entière se réduisait à leur univers de busi-

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nessmen. Cela dit, elle s’est interrogée autrefois sur lamanière de répondre correctement à sa question, laseule qui importe à son avis. Mais ce n’est pas simple.— Tu as le temps ? Ça risque d’être un peu long…

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Un bonheur blanc

Un été, à Key West, elle avait décidé de lire toutes lesbiographies et autobiographies conservées dans labibliothèque publique de la ville. Classés en Table 3B,selon le système Dewey, les ouvrages étaient rangés parordre alphabétique sur les étagères de métal. Elle avaitdonc commencé par Louisa May Alcott et terminé,plusieurs dizaines de livres après, par Émile Zola.Durant ces mois de lecture, elle avait appris nombred’anecdotes, certaines amusantes ou intéressantes,d’autres pathétiques ou simplement ennuyeuses, surDegas, Benjamin Franklin, le clan des Kennedy,Oppenheimer, et même Talleyrand, dont elle avaitdécouvert l’existence à cette occasion.Elle se servit une large rasade de whisky.— À la fin, cependant – la fin de l’alphabet, et celle

de toutes les célébrités de ce monde – j’ai réalisé queje ne connaissais toujours pas ces centaines d’hommesou de femmes sur lesquels j’avais lu tant de livres écritspar d’autres ou par eux-mêmes. J’avais appris denombreux faits sur leur vie, mais sans en tirer lamoindre idée sur la personne qui se trouvait au centrede cette série de faits. Chacune de ces biographies était

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un sol jonché de cendres froides : où était le volcan, la source éruptive de ces traînées de lave ? Je m’étaisdonc posé cette question : Qu’est-ce que connaîtrequelqu’un ? Connaît-on quelqu’un si l’on connaît sonpassé, son histoire ? Non. On ne connaît quelqu’un quesi l’on connaît son futur. C’est-à-dire si et seulement sion est capable de prédire avec un degré satisfaisant deprécision comment il réagira en présence d’une situa-tion inédite.La conjecture était originale ; Roetgen se concentra

pour mieux comprendre où Beverly voulait en venir.— Et si tu aimes sa manière de réagir, alors tu aimes

cette personne. Et sinon, non. Une amitié ou une hainevivantes découlent de possibilités futures, et non d’évé-nements épuisés par le passé. C’est la probabilitéd’aimer ou de haïr une personne selon des modalitésà venir qui détermine une relation émotionnelle. C’estprécisément sur ce point que toutes les biographiesou autobiographies que j’avais lues à cette époqueconstituaient un fiasco : je savais ce qui était arrivé à untas de gens, mais je ne pouvais prédire quelle auraitété leur attitude dans une variété de possibles imagi-naires. En particulier, je ne pouvais savoir – dans l’hy-pothèse où le sujet d’une biographie donnée serait ici,dans ce bar – si j’aimerais instinctivement cettepersonne ou non. Manquait le noyau humain. Pourdonner un exemple, quand je suis arrivée à la lettre E,j’ai lu un ou deux livres sur Éléonore d’Aquitaine.J’avais pour elle un peu plus d’intérêt que pour lesautres, parce que c’est une de mes aïeules, s’il faut en

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croire la généalogie familiale que j’ai eue entre lesmains.Roetgen ne peut s’empêcher de sourire. Quel aveu

dans cette passion des Américains pour la généalogie,cette volonté d’ancrer leur destinée dans l’élite duVieux Monde ! Car il n’y avait jamais personne,évidemment, pour revendiquer comme ancêtre telobscur paysan ou tel soudard imbécile du Moyen Âge.De même, chez les croyants à la métempsychose, oncomptait les princesses égyptiennes par centaines, etjamais un seul foie de rat, une seule patte d’insecte,ou même un seul homme du commun. Warren, lui,descendait en droite ligne – via le Mayflower – de…Pierre Abélard ! Le handicap distinctif du personnagene l’embarrassait pas. Il lui avait montré cet arbregénéalogique, établi à prix d’or par un spécialiste auxÉtats-Unis. Il en était très fier, bien qu’affectant uneréserve de façade sur sa véracité.— Je sais maintenant quelques faits sur la vie d’Éléo-

nore d’Aquitaine, continuait Beverly, mais je ne laconnais pas. Est-ce que je l’aimerais ? Je n’en ai aucuneidée. En supposant qu’elle vienne me rendre visite dansma chambre, un après-midi d’été, qu’est-ce que sesyeux remarqueraient ? Serait-ce le géranium que mavoisine japonaise vient de sortir sur le balcon, ou le faitqu’en 1984 il suffise de pousser un bouton pourdonner de la lumière ? Si je savais répondre à cette ques-tion, je saurais si je l’aime ou non. Mais je crois que jel’aimerais vraiment si elle pensait que le géranium etla lumière électrique sont aussi beaux l’un que l’autre ;

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et beaucoup moins si elle n’était fascinée que par l’élec-tricité ou, ignorant ces deux choses, commençait à seplaindre de la poussière, de la pollution et des incon-vénients de la vie quotidienne dans la Chine du Nord.Une bonne biographie aurait dû nous rendre capa-

bles de prédire pareilles choses, mais la plupart n’y réus-sissaient jamais. Elles ne parvenaient pas à créer entrenous et la personne traitée une réelle relation humaine– d’amour ou de haine, peu importe, mais qui nousfît regretter personnellement la disparition de quel-qu’un, ou nous obligeât à l’insulter encore après samort. Une biographie, telle que la concevait Beverly,n’avait pas besoin d’être épaisse pour nous donner latotalité d’une personne, passé et futur : cela dépendaituniquement des traits que l’on choisissait de sélec-tionner. Certaines choses ne disaient absolument riensur les gens, dans la mesure où elles n’avaient aucunpouvoir critique de prédiction.— Imaginons que j’affirme : Je suis membre de la

Linguistic Society of America, ce qui est en fait la réalité,que peut-on prédire de moi à partir de ça ? Rien ou pasgrand-chose. Mais si un Américain mentionne au coursd’une conversation qu’il est membre de la John BirchSociety, que puis-je prédire de lui ? Tout, absolumenttout ! Je peux prédire ses opinions sur tous les sujetsconcevables, les livres qu’il a lus ou n’a pas lus, et ceuxqu’il aime ou qu’il déteste. Je peux dire dans quellepartie de l’Amérique il vit probablement, sa nourriturefavorite, comment il s’entendait avec ses camarades

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de classe lorsqu’il avait quatorze ans, et mêmecomment il baise avec sa femme. C’est un homme quipeut écrire sa biographie avec une phrase unique etparfaite : Je suis membre de la John Birch Society. Sachanttout ce qu’il a fait et tout ce qu’il fera, je n’ai doncplus besoin de gâcher mon temps à parler avec lui. Unevéritable autobiographie devrait être la sélection d’uneparfaite série de faits sur soi-même, série qui permet-trait à un lecteur de prédire tout le reste. Ou, en termesformels, d’axiomes à partir desquels nous pourrionsdériver l’ensemble des théorèmes concernant unepersonne.Roetgen lui avoua que sa théorie le captivait, malgré

son côté un peu trop formel, justement.— Oui, mais il faut considérer tout cela comme un

jeu mathématique, pas autrement. Et dans cette pers-pective, pour commencer à répondre à ta question,quels sont les faits que je devrais choisir – parmi ceuxréels ou virtuels engrangés dans mes 1014 connexionsneuroniques – pour te les présenter en tant qu’axiomesde moi-même ? Quelle serait la trentaine d’événementsdans ma vie qui te permettrait de dériver les autres ?Bien. Tu sais déjà quelques petites choses sur moi : tuconnais ma date de naissance, tu sais que ma famille adu sang bleu. Mais, axiomatiquement, cela ne sert àrien. Par contre, si tu sais que je pense continuellementà un tas de choses un peu folles qu’il serait amusantd’effectuer (comme, par exemple, lire toutes les biogra-phies par ordre alphabétique) et qu’ensuite je les réalise,alors tu sais sur moi quelque chose d’important. J’ai

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passé ces vingt-deux dernières années à obéir auximpulsions de mon imaginaire. Une fois, je me suisdemandé comment ça serait de marcher pieds nus dansla neige pendant deux miles. Je l’ai fait, je sais. Uneautre fois, ce que ça donnerait de passer un an àprendre des photographies mentales d’un vieux para-pluie noir à New York. Parapluie avec l’Empire StateBuilding, Parapluie avec la statue de Humboldt au sudde Central Park, etc. J’ai dans la tête à peu près cinqmille photographies de parapluie à New York. Et ainside suite. Mais tu me dis si ça t’ennuie, n’est-ce pas ?Roetgen avait répondu par la négative, et il était

sincère. Quoique passablement éméché, il suivait avecune réelle attention le raisonnement de Beverly, fascinépar ces folies qu’elle racontait en souriant, avec calmeet innocence. Sa méthode avait l’air de fonctionnerplutôt bien : il avait l’impression d’avoir toujours étéassis à cette table avec elle, de la connaître effective-ment depuis des lustres. De nombreux élémentsclochaient dans sa théorie, mais décidé à ne pas l’in-terrompre, il était heureux de rencontrer quelqu’un quisortît enfin de l’ordinaire. Cela le changeait des rabâ-chages de Warren ou des rares étrangers, presque tousaméricains, qui s’obstinaient à vouloir le fréquenter.Pour relancer Beverly, il lui avait demandé ce qu’ellefaisait de l’enfance dans son système.— Tout dépend de la personne, bien sûr. Pour moi,

elle n’intervient absolument pas. Ou, en tout cas, dansle sens où elle pourrait contenir quelque axiome demoi-même. En fait, je suis née à l’âge de quinze ans, au

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moment où j’ai commencé à appliquer le programmed’existence qui est encore le mien aujourd’hui. Je n’aijamais réussi à envisager ma vie comme une lignedroite, une chronologie allant d’un point à un autre.Tous mes souvenirs coexistent ainsi dans mon espritsans aucune relation avec le temps : les dîners dans lesrestaurants ukrainiens du Lower East Side de NewYork, ma sensation de griserie à lire dans une revuemon premier article universitaire, les œufs de Pâquesde Fabergé à Leningrad et à Las Vegas, la poussièrejaune, les pins noirs et les montagnes blanches duYukon, l’époque où je dirigeais une entreprise d’in-formatique et où, n’ayant pas d’argent pour le paie-ment des salaires, j’avais seulement une heure pouressayer de me procurer cent mille dollars à Wall Street,Le Cavalier polonais de Rembrandt, cette lettre reçuepar erreur de la Terre de Feu, 52nd Street Theme deThelonious Monk, la vision de ces gens s’immolant parle feu dans un temple de Singapour, mes rêves sur lesrécifs de Key West, le parfum du clos-vougeot, la mortde Virgile par Hermann Broch… et 1014 (moinsdouze) autres souvenirs du même genre.Apercevant le serveur qui s’apprêtait à brancher

l’énorme poste encastré au milieu des bouteilles,Roetgen lui avait tendu une cassette, rapidementextraite de son walkman. L’homme s’était laissé tenter,curieux d’écouter un peu de musique occidentale.— Cosa Sarà au Grey November of the Soul.— Qui est-ce ?Lucio Dalla. Elle ne connaissait pas, mais ça lui plai-

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sait. Il traduisit tant bien que mal quelques paroles dela chanson. Elle adorait. Really !Le jour le plus heureux de sa vie, Beverly l’avait

passé à Mombasa, quand elle était restée seule sur lesrivages de l’océan Indien, en marge d’un séminaire. De cette expérience, elle gardait le souvenir d’unbonheur blanc, d’une totale et absolue harmonie avecle monde.— Je ne sais pas, disait-elle, si tous les êtres humains

sont assez chanceux pour éprouver au moins une foisdans leur vie ce moment de félicité parfaite, mais je mesens privilégiée d’avoir eu cet après-midi-là dans lamienne : une plage blanche et sans limite, le vert despalmiers, le bleu de l’océan et les voiles rouges desbarques de pêche arabes. Et je ne sais pas non plus lepourquoi de ce bonheur. Pourquoi Mombasa et pasIstanbul ou la mer de Beaufort, au nord de Barrow,ou Clorinda en Argentine ? Quelle était la nature dece qui m’a touchée si profondément ce jour-là enAfrique, au cœur même d’un paysage de carte postale,et m’a été refusé partout ailleurs dans le monde, sansrapport avec la beauté ou l’exotisme des lieux où j’ai pume rendre ? Je ne sais toujours pas pourquoi, mais jeme suis sentie émue, distinguée parmi les mortels,d’avoir eu droit à ce bonheur blanc.La musique s’était tue. Roetgen regarda le garçon

pour qu’il tourne la cassette, mais ce dernier lui indi-qua l’horloge murale : onze heures dix, le bar étaitfermé depuis dix minutes. Il leur avait fait la faveurd’attendre la fin du morceau. De toute façon, la

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bouteille était vide.— Si tu veux, il me reste un fond de whisky dans ma

chambre, avait proposé Beverly.

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