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La géographie, discipline scolaire et/ou science sociale...

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Revue française de sociologie La géographie, discipline scolaire et/ou science sociale ? (1860- 1920) Catherine Rhein Citer ce document / Cite this document : Rhein Catherine. La géographie, discipline scolaire et/ou science sociale ? (1860-1920). In: Revue française de sociologie, 1982, 23-2. pp. 223-251; http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1982_num_23_2_3564 Document généré le 02/05/2016
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Revue française de sociologie

La géographie, discipline scolaire et/ou science sociale ? (1860-1920)Catherine Rhein

Citer ce document / Cite this document :

Rhein Catherine. La géographie, discipline scolaire et/ou science sociale ? (1860-1920). In: Revue française de sociologie,

1982, 23-2. pp. 223-251;

http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1982_num_23_2_3564

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ResumenCatherine Rhein : ¿ La geografia, disciplina escolar y/o ciencia social ? (1860-1920).

A diferencia de la sociologia (durkheimiana) que no se desarrolló en la Universidad sino a partir delaňo 1890, esta introducida la geografia desde el año 1812 como disciplina menor y sujeta a la historia.En 1872 se refunden aquellos programas bajo la autoridad de Emile Levasseur, economista,historiador y portavoz de un grupo influyente de economistas políticos. Asi, la geografia coraodisciplina escolar preexiste al establecimiento y al desarrollo de la geografia como disciplinauniversitaria. El desarrollo de la geografia universitaria es la obra de Vidal de la Blache y de susdiscipulos después de 1890. Da cuenta ampliamente esa situación paradójica, рог una parte de laposición ambigua de esa disciplina en las Facultades de Letras, por otra parte de la imposibilidad deun debate entre geógrafos vidalianos y sociólogos durkheimianos, tanto más cuanto que la empresainstitucional subyacente, es decir la substitución de la morfologia social a la geografia humana parece,en definitiva, sino inexistente, por lo menos poco importante.

AbstractCatherine Rhein : Geography, school subject matter and /or social science ? (1860-1920).

(Durkheimian) Sociology did not take its place in the University until 1890 ; in comparison, geographywas introduced into the secondary school curriculum as early as 1812 as a minor discipline, annexedto history. In 1972 the geography and history curricula were recast under the authority of EmileLevasseur, economist, historian and spokesman for an influential group of political economists.Geography thus existed in the schools before being established at the university level - this latterdevelopment was the work of Vidal de la Blache and his students from 1890 on. This paradoxicalsituation largely accounts for the ambiguous position that this discipline occupies in the Faculties ofArts, and the impossibility of communication between Vidalian geographers and Durkheimiansociologists, especially as the underlying institutional issue at stake- the replacement of humangeography by social morphology, appears to be, in the last analysis, inexistant or of little or noconsequence.

RésuméCatherine Rhein : La géographie, discipline scolaire et /ou science sociale ? (1860-1920).

A la différence de la sociologie (durkheimienne) qui ne se développera dans l'Université qu'à partir de1890, la géographie est, dès 1812, introduite dans l'enseignement secondaire comme disciplinemineure, annexe de l'histoire. En 1872, ces programmes sont refondus, sous l'autorité d'EmileLevasseur, économiste, historien et porte-parole d'un groupe influent d'économistes politiques. Ainsi, lagéographie comme discipline scolaire préexiste à l'établissement et au développement de lagéographie comme discipline universitaire. Le développement de la géographie universitaire estl'œuvre de Vidal de la Blache et de ses élèves à partir de 1890. Cette situation paradoxale rendlargement compte, d'une part, de la position ambiguë de cette discipline dans les Facultés des Lettres,d'autre part, de l'impossibilité d'un débat entre géographes vidaliens et sociologues durkheimiens,d'autant que l'enjeu institutionnel sous-jacent, c'est-à-dire la substitution de la morphologie sociale à lagéographie humaine, apparaît en définitive sinon inexistant, du moins peu important.

ZusammenfassungCatherine Rhein : Die Geographie, Schulfach und/oder Sozialwissenschaft ? (1860-1920).

Im Unterschied zur Soziologie (nach Durkheim), die sich in der Universität, erst ab 1890 entwickelt, istdie Geographie seit 1812 schon Bestandteil des Gymnasialunterrichts als Nebenfach zur Geschichte.1872 werden diese Programme neugeordnet unter der Autoritat von Emile Levasseur,Wirtschaftswissenschaftler, Historiker und Wortfüh- rer einer einflussreichen Gruppe vonWissenschaftlern der Wirtschaftspolitik. Somit besteht die Geographie als Schulfach vor ihrem Einzug

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und ihrer Entwicklung in der Universitat. Diese Entwicklung ist das Werk von Vidal de la Blache und seinerSchuler ab 1890. Diese paradoxale Situation zeigt deutlich, einerseits die zwielichtige Stellung diesesFaches in den philologischen Fakultaten, und andererseits die Unmöglichkeit einer Debatte zwischenVidalischen Geographen und Durkheimschen Soziologen, um so mehr, als der darunterliegendeinstitutionnelle Gewinn, das heisst der Ersatz der Anthropogeographie durch die soziale Morphologie,schliesslich unwichtig oder gar nicht vorhanden ist.

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R. franc, social., XXIII, 1982, 223-251

Catherine RHEIN

La géographie, discipline scolaire

et /ou science sociale ? (1860-1920)»

La géographie ne trouvera décidément pas grâce aux yeux des sociologues : en 1904, François Simiand lui reproche de n'avoir pas d'objet spécifique et l'accuse de n'être pas une science. En 1980, Pierre Bourdieu la caractérise comme « science dominée et portée à se contenter modestement de ce qu'on lui accorde, à se cantonner dans la région que les disciplines plus « ambitieuses », sociologie et économie, lui impartissent, c'est-à-dire le petit, le particulier, le concret, le réel, le visible, la minutie, le détail, la monographie, la description (...) » (1). Enfin, dans le cadre de recherches sur l'histoire des sciences sociales en France, au début du siècle, V. Karady assigne à la géographie une place ambiguë: tantôt, discipline à caractère utilitaire, elle n'aurait joui que d'un « prestige intellectuel fort réduit » (2), tantôt, au contraire, « la géographie humaine et régionale devait (...) son intégration dans le cursus des Facultés des Lettres au prestige acquis par l'école de Vidal de la Blache, de même que la psychologie expérimentale le devait à l'action de Théodule Ribot » (3). Ailleurs encore, sera évoqué « le prestige interdisciplinaire » dont jouit l'école vidalienne ; si, en dépit de ses faiblesses théoriques, la géographie dispose alors d'une position institutionnelle plus solide que la sociologie (durkheimienne), c'est qu'elle « satisfait la demande publique de recherches empiriques et descriptives formulées autant par le législateur (pour des raisons en partie militaires) que par la clientèle savante extra-universitaire » (4).

Cette critique et la question qu'elle soulève ne sont pas négligeables, sans pour autant être fondamentales dans l'histoire des sciences sociales. Certes, la place de la géographie reste problématique, à l'heure actuelle, parmi ces disciplines. Les travaux récents consacrés à l'histoire de la conception et du développement de la géographie universitaire française à partir de 1870 mettent en lumière, d'une part, l'importance de déterminants autres que strictement « épis-

* Je remercie vivement Howard Andrews, (2) V. KARADY, « Stratégies de réussite et Philippe Besnard, Paul Cla val, Pierre Favre, Phi- modes de faire-valoir de la sociologie chez les lippe Pinchemel et Marie-Claire Robic des re- durkheimiens », Revue française de sociologie, marques et critiques qu'ils ont bien voulu 20 (1), 1979, p. 70. m'adresser à propos de cet article. (3) V. KARADY, « Durkheim, les sciences

(1) « L'identité et la représentation. Éléments sociales et l'Université : bilan d'un demi-échec », pour une réflexion critique sur l'idée de région », Revue française de sociologie, 17 (2), 1976, p. Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35, 277, n. 27. 1980, p. 63. (4) Art. cité, 1976, p. 276.

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témologiques » et, en second lieu, l'existence d'enjeux contradictoires autour de la géographie et de son enseignement (5).

L'analyse que nous proposons aborde, en premier lieu, un point un peu délaissé par ces travaux, c'est-à-dire les facteurs (idéologiques et institutionnels) rendant compte de l'introduction de la géographie comme discipline scolaire dans les enseignements primaire et secondaire à la fin du XIXe siècle, et plus précisément dans les années 1860 et 1870. En second lieu, nous montrerons à quels obstacles s'est heurtée l'institutionnalisation de la discipline au sein des Facultés des Lettres. Ceci permettra de nuancer et de préciser les analyses de V. Karady se référant à la géographie, bien que nous recourions largement au cadre général d'analyse défini par cet auteur tout au long de ce travail.

En dernier lieu, nous ne proposerons pas une réinterprétation, mais une simple relecture du débat qui oppose, dans les années 1 900, certains sociologues durkheimiens aux géographes et à la géographie vidalienne. Cette relecture, fondée sur l'analyse préalable des déterminants de la conception de la géographie comme discipline scolaire et universitaire, évitera l'écueil de la « reconstruction intellectualiste » (6), du moins l'espérons-nous.

I. - Les trois étapes de la constitution de la géographie comme discipline scolaire et universitaire

Du corps de connaissances identifiées comme « géographiques » et de la poignée d'hommes - savants et dilettantes - désignés comme géographes, dans les années 1850, à la constitution de la discipline scolaire et universitaire dans les années 1890, et au contenu même donné à cette discipline et à ses objets, certes peu d'années s'écoulent, mais les transformations qui affectent ce contenu et les pratiques professionnelles qui lui sont liées sont telles qu'il semble à peine s'agir de la même discipline et des mêmes objets de recherche.

Avant tout examen des conditions socio-politiques et idéologiques de l'institutionnalisation de la géographie comme discipline dans l'appareil scolaire, il faut insister sur l'importance considérable et trop souvent ignorée des acquis scientifiques (7) que représentent pour la géographie l'existence de couvertures carto-

(5) En particulier, V. BERDOULAY, La régional », Actes de la recherche en sciences so- formation de l'école française de géographie - ciales, n° 35, 1980, 27-36. 1870-1914. thèse de 3e cycle, 1980, publiée sous (6) L'expression est de V. KARADY (p. 267, le même titre par le Comité des Travaux d'His- art. cité, 1976). Elle est très nette chez Ann toire des Sciences, Paris, Bibliothèque Nationale, BUTTIMER, « Anthropogeography and social 1981; Numa BROC, «L'établissement de la géo- morphology», dans Society and milieu in the graphie en France (1870-1890)», Annales de French geographic tradition, 1971, et décelable géographie, n° 459, 1974, 545-568; Paul CLA- chez BERDOULAY, « The Vidal-Durkheim de- VAL, « Essai sur l'évolution de la géographie bate », dans Humanistic geography, Chicago, humaine », Annales littéraires de l'Université de Maaroufa Press, 1981. Besançon, vol. 67, 1964 et « La naissance de la (7)- Ainsi que le souligne VIDAL de la BLA- géographie humaine », dans Mélanges Meynier, СНЕ, « La conception actuelle de la géogra- Saint-Brieuc, Presses Universitaires de Bretagne, phie », Annales de Géographie, 1905, p. 198 et 1972, 355-376; André MEYNIER, Histoire de «Les conditions géographiques des faits so- la pensée géographique, Paris, P.U.F., 1969; Ro- ciaux », Annales de Géographie, 1902, p. 14. ger CHARTIER, « Science sociale et découpage

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graphiques - topographique et géologique - du territoire français, ainsi que l'amélioration quantitative et qualitative des données climatiques, hydrologiques, démographiques, tous acquis au tournant des années 1 870.

Ces acquis rendaient possibles des démarches, des problématiques et des méthodes radicalement nouvelles. Ils ne les impliquaient cependant pas; nulle nécessité d'ordre purement, idéellement « scientifique » ne pouvait mener à la constitution d'une géographie universitaire sans le concours de facteurs institutionnels et politiques, tels des demandes sociales parfois contradictoires, tels encore une insertion, préexistante mais limitée dans l'appareil scolaire primaire et secondaire, mineure et dominée par l'histoire dans les Facultés des Lettres.

Les sciences géographiques au milieu du XDC siècle : un corps hétérogène de connaissances

L'état des sciences géographiques, au milieu du XIXe siècle, est difficile à saisir. En tant que discipline scolaire, elle semble pratiquement absente des différents degrés de l'enseignement (8).

En 1884, Jean-Baptiste Paquier, professeur d'histoire et de géographie, souligne que :

«Si, avant 1870, on savait encore en France un peu de géographie, c'était dans l'armée, parmi les officiers sortis de St-Cyr, où Dussieux et Lavallée avaient laissé des traditions qui ont été si dignement continuées par le Commandant Bureau » (9).

De quelle géographie s'agit-il ? Quels sont, alors, les contours de la discipline? En 1863, Louis Vivien de St-Martin indique les subdivisions de la géographie - comme discipline scolaire - , telle qu'elle doit être présentée dans les « manuels à l'usage des jeunes gens » recevant une instruction secondaire. Il en distingue quatre grandes rubriques :

« La géographie historique » : c'est sous cette forme et sous cette forme seulement que la géographie est enseignée aux futurs professeurs d'histoire, élèves de l'École Normale Supérieure : elle figure comme « science d'érudition », annexe de l'histoire, et apparaît donc simultanément comme dépendante de l'histoire mais intégrée à la tradition lettrée, par la-même.

« La géographie astronomique » : constituée par la géophysique et la physique du globe, et aussi par l'astronomie proprement dite, elle subsistera sous la forme très simplifiée d'un chapitre introductif dans tout manuel (10) de géographie.

(8) L'unique chaire de géographie est créée mique dans les manuels scolaires de géographie en 1812 à la Faculté des Lettres de Paris et sera publiés par Marcel Dubois, Pierre Foncin, Vidal détenue jusqu'en 1898 par des historiens. de la Blache et Camena d'Almeida. Sa conclu-

(9) « L'étude et l'enseignement de la géogra- sion sévère s'appuie sur un relevé systématique phie, progrès accomplis depuis 1 870 », Revue d'erreurs et d'inconsistances. Du reste, cette par- pédagogique, 1884, t. IV, p. 432. tie de la discipline sera progressivement intégrée

(10) En 1893, Maurice Viguier, docteur es à l'enseignement des sciences naturelles. Cf. La sciences, publie un pamphlet qui est une critique géographie dans les chaires de l'Université. méticuleuse des chapitres de géographie astrono-

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« La géographie mathématique », constituée par la topographie et la cartographie topographique est de fait enseignée essentiellement dans les écoles militaires et pratiquée par le service géographique des Armées.

« La géographie descriptive des contrées du globe », se réduit, du point de vue pédagogique, à une nomenclature de toponymes, à des enumerations de données démographiques, des principaux types de production agricole et industrielle, des grandes voies de communication (11).

Le champ disciplinaire couvert par cette géographie scolaire est donc hétérogène : il inclut des éléments issus des sciences naturelles, des sciences appliquées, ainsi que des disciplines d'inspiration camérale (12) dans le cas de la géographie descriptive. Il inclut enfin cette géographie historique qui, avant 1870, a seule droit de cité dans l'enseignement supérieur comme matière d'examen et comme domaine de recherche, puisqu'elle seule est issue de la tradition lettrée, comme science auxiliaire de l'histoire.

Quoi qu'il en soit, la géographie est enseignée à un nombre très limité d'élèves et d'étudiants. Elle est entièrement dépendante de l'histoire, puisque les futurs enseignants d'histoire et de géographie sont essentiellement historiens et seront donc chargés d'enseigner des disciplines telles la géographie descriptive et astronomique pour lesquelles ils n'auront reçu aucune formation spécifique. Ainsi s'éclaire et doit être interprétée la remarque citée plus haut de J.-B. Paquier.

La discipline scolaire est à l'image de la science géographique ou plutôt des « sciences géographiques » au contenu tout aussi composite. Composite enfin, le corps des géographes : il existe peu de rapports entre l'œuvre des Cassini, Buache, Delisle, Hennequin, cartographes-topographes des XVIIIe et XIXe siècles, avec celle de Humbolt et celle de Ritter(13), historiens-naturalistes-géographes, et avec ces « géographes de rencontre », auteurs de rapports, récits, comptes- rendus de voyages et d'explorations. Dans ce vaste domaine de connaissances, Vivien de St-Martin ne distingue que fort peu d'efforts vers :

« les généralisations et les théories (grâce auxquelles la science) se rattache à l'histoire de l'esprit humain et aux développements de la civilisation » (pp. cit., p. 1 9).

Il ne nie cependant pas l'utilité de ces sciences géographiques : « C'est le grand mérite des études géographiques et des explorations qui

s'y rattachent de fournir aux études historiques et économiques leurs meilleures données et leur point de départ assuré (...). Il n'est pas une seule de nos connaissances qui n'ait son point de contact avec l'étude de la terre

(11) Louis VIVIEN de St MARTIN, «De développement au xvme siècle, leur conception a l'état des sciences géographiques et de l'enseigne- été ébauchée en France par Turgot (auteur ďEs- ment de la géographie en France et en Allema- sais de géographie politique, écrits vers 1745) gne », L'Année géographique, 1863, 2e année, p. mais non développée. 18. (13) Reconnus par les rares historiens-géo-

(12) Sciences de l'État et de son administra- graphes français du milieu du xixe siècle comme tion, dont l'histoire et les facteurs de leur intro- les maîtres de la géographie scientifique et uni- duction dans l'enseignement de la géographie versitaire : la référence à la science allemande a restent à analyser. Il faut signaler, incidemment, donc une longue histoire en géographie. que si les sciences camérales ont connu un grand

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et de ses habitants; aussi est-il vrai de dire que partout et toujours les connaissances géographiques d'une époque ont été en rapport avec sa civilisation » {op. cit., p. 25-26).

L'appropriation de la géographie par la doctrine libérale au milieu du XDC siècle

Quoiqu'elles ne soient pas explicites dans ce texte de Vivien de St-Martin, datant de 1863, deux références, fondamentales pour notre propos, figurent dans cette citation : la situation de la géographie comme « fournisseur de données» à l'histoire et à l'économie politique, d'une part, et, d'autre part, l'évocation d'une problématique du développement de la civilisation et des rapports entre l'avancement des sciences (dont les sciences géographiques) et le développement des civilisations. Ces références ne sont ni fortuites, ni gratuites sous la plume d'un représentant aussi eminent de la tradition lettrée que Vivien St-Martin. Elles constituent autant d'indices d'une transformation, à peine amorcée alors, de la conception même des rapports entre les sciences et, d'une manière générale, les connaissances et le niveau de développement économique et social d'une nation.

Ce problème n'est pas, alors, traité de façon purement théorique comme le traiterait la philosophie; il s'agit d'une préoccupation d'ordre socio-politique et idéologique, qui se développe parmi certains représentants de l'école libérale « optimiste »(14) appartenant à ou proches de l'Académie des Sciences Morales et Politiques (15). Ces hommes procèdent, entre 1840 et 1860, à la mise en forme d'une doctrine dérivée de l'industrialisme saint-simonien(16), doctrine mettant l'accent sur l'importance du développement économique des nations, donc du développement industriel, comme facteur et conséquence du développement moral des nations. En adoptant, dans l'analyse des processus de développement économique, des positions éclectiques, et en liant cette analyse à une problématique du développement moral (17), ce groupe parvient à transformer un corpus d'hypothèses et de théories relevant à l'origine strictement de l'économie politique en une doctrine relevant des sciences morales et politiques et de l'histoire des civilisations, la rattachant ainsi à la tradition lettrée. Il ne saurait, ici, être question d'examiner cette doctrine dans ses multiples articulations. L'idée de civilisation, dont Molinari(18) propose la définition suivante, y est centrale :

« La civilisation consiste dans l'ensemble des progrès matériels et moil 4) Son optimisme est fondé sur une (17) Qui mène systématiquement à une apo-

croyance en la liberté humaine. Elle est domi- logie du christianisme. nante dans l'économie politique française de (18) Cf. article «Civilisation» dans Diction' l'époque. L'un de ses représentants les plus "aire d'économie politique (1 852, édité par Guil- connus est Frédéric Bastiat, auteur des Harmo- laumin, Paris) dont plusieurs collaborateurs ap- nies industrielles (1850). partiennent à ces cercles libéraux, en particulier

(15) Fondée en 1832. Hyppolite Passy, Henri Baudrillart, Charles Co- (16) Allix a montré combien ce dernier doit quelin et Léon Say. Aucun d'eux ne figure au

au Traité d'économie politique de J.-B. SAY, panthéon des maîtres de l'économie politique publié en 1803. Cf. ALLIX, «J.-B. Say et les que constitue l'ouvrage de Charles RIST et Char- origines de l'industrialisme », Revue d'économie les GIDE sur l'Histoire des doctrines écono- politique, 1910, 302-313. miques, cf. infra.

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raux que l'humanité a réalisé et qu'elle réalise tous les jours. Ces progrès ont leur source dans la faculté qui a été départie à l'homme de se connaître lui-même et de connaître le milieu où il vit, de capitaliser ses connaissances, de les transmettre et de les combiner; ainsi, le progrès matériel provient de la connaissance de plus en plus étendue que l'observation nous donne des ressources naturelles de notre globe et des moyens de les exploiter; le progrès moral se développe, de même, au moyen de notions de plus en plus justes, de plus en plus complètes que l'observation nous suggère sur notre nature, sur la société au sein de laquelle nous vivons et sur nos destinées » {op. cit., p. 370).

Cette doctrine est fondée sur un rationalisme scientiste, une véritable foi dans le progrès conjoint de la science, de l'économie et de la société. Elle est pacifiste, dans la mesure où la guerre est coûteuse, destructrice des biens et des hommes. Le développement économique y est conçu comme une mise en valeur des territoires, par une mise en œuvre des « forces productives ». Cet objectif porte sur l'ensemble des territoires du globe, à l'exception de ceux dont la mise en valeur n'est pas envisageable, parce qu'elle se heurte à des obstacles naturels insurmontables.

Il s'agit bien d'une perspective cosmopolite, fondée sur le pacifisme, fondant le colonialisme puisque, dans le cadre d'une division internationale du travail et d'une solidarité des pays et des peuples, envisagée à l'échelle mondiale, il n'est que justice que les peuples les plus civilisés (19) apportent la civilisation aux peuples moins développés.

Il n'y a pas lieu d'examiner ici les inconsistances de cette doctrine; ainsi du point de vue d'un libéralisme orthodoxe, le colonialisme est incompatible avec cette liberté des nations que suppose la perspective cosmopolite et libre-échangiste.

La définition de la notion de « civilisation », que donne Molinari, illustre bien la place importante qu'occupe, dans cette doctrine, une problématique géographique très globalement formulée et sans grands rapports avec la géographie scolaire d'alors ; cette importance constitue une autre particularité de ce corps de doctrines. Là encore, la question de la validité théorique ne se pose pas, n'a pas à être posée ici ; le point essentiel est le rôle de tout premier plan que font jouer ces économistes libéraux aux facteurs dits « géographiques », dans ce corps de doctrines (20). Cette question des rapports entre l'homme et la nature nous

(19) Qui sont ceux de la zone tempérée. des de philosophie morale et d'économie poli- (20) Cette argumentation se développe dans tique, Paris, Guillaumin, 1 858 ; Jules DUVAL,

les textes suivants : Hyppolite PASSY, Des eau- Des rapports entre la géographie et l'économie ses qui ont influé sur la marche de la civilisation politique, Paris, 1864. Jules Duval fonde, en dans les différentes contrées du globe, conférence 1861,1 'Économiste français, « organe des colo- prononcée en 1843-1844 à l'Institut Royal de nies, de la colonisation et de la réforme sociale France et publiée chez Firmin-Didot, Paris, par l'association et l'amélioration du sort des 1 847 ; du même auteur, article « Climats » dans classes pauvres », qu'il dirige jusqu'à sa mort en Dictionnaire d'économie politique, op. cit., p. 1870. L'Économiste français, dont R. Girardet a 380-2; dans le même ouvrage, article « Produc- montré l'importance dans la formation de tion» par Charles DUNOYER; Henri BAU- l'« idée coloniale» en France, est repris en 1873 DRILLART, « De l'influence des climats et des par Leroy-Beaulieu. Cf. R. GIRARDET, L 'idée lieux sur les faits économiques », discours d'où- coloniale en France (1871 -1962), Paris, La Table verture du cours d'économie politique au Col- Ronde, rééd. Le Livre de Poche. lège de France, décembre 1 856, publié dans Étu-

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importe, pour notre propos, par les arguments utilises.

Très proche de Molinari, Baudrillart, économiste, conclut : « L'influence des circonstances locales qui, d'une façon précisément

inverse à ce qu'en dit Cabanis, devient moins absolue à mesure qu'on s'élève dans l'échelle des êtres, est aussi moins impérieuse à mesure que l'homme s'élève lui-même dans l'échelle de la civilisation » (op. cit., 1 856, p. 98).

« L'influence des climats sur les faits économiques est incontestable mais limitée. Elle est d'autant plus grande que l'homme est moins développé comme être moral et qu'il possède une industrie moins puissante. Les climats sont appelés à se niveler pour ainsi dire de plus en plus devant l'action humaine, à mesure que la civilisation se répandra et deviendra commune aux différentes branches de la famille humaine » (op. cit., 1856, p. 100).

L'idée de développement est moins marquée chez Duval mais un certain « possibilisme » y est aussi net :

« La géographie enseigne à ne pas limiter la virtualité productive de chaque pays à ce qu'il produit spontanément ou avec un peu de travail à un moment donné de l'histoire. Elle constate, au contraire, dans les peuples et les lieux, de multiples facultés en germe, mais qui vont s'épanouir» (op. cit., 1864, p. 97).

«(Les) leçons (de la géographie) enseigneraient à l'industrie l'emploi utile et aux lois le respect des grandes harmonies du monde. Harmonies d'autant plus précieuses, ajouterai-je avec confiance, que de la solidarité entre tous les éléments de la terre, découlent, comme une consolante conséquence, le devoir et l'intérêt de la paix entre les nations » (ibid., p. 100).

Enfin Levasseur reprend à son compte une argumentation très proche de celle développée par Baudrillart, dans la présentation qu'il fait des nouveaux programmes d'enseignement de la géographie, à l'Académie des Sciences Morales et Politiques en 1871.

« Dans la lutte continuelle que l'humanité livre depuis le commencement des siècles contre la misère, l'ignorance et l'immoralité, c'est-à-dire contre le mal, chaque peuple a pour auxiliaires ou pour ennemies les forces de la nature, selon qu'il a su les plier à ses desseins à force d'intelligence et de travail, ou que, par imprévoyance et paresse, il les a abandonnées à elles-mêmes; telle est la conclusion dernière à laquelle arrive la géographie » (cité par Levasseur dans La Géographie dans les Écoles et à l'Université, 1895, p. 22).

L'auteur est plus net encore dans un texte de 1883 : « Le dernier mot reste à l'homme, il lui reste non seulement parce que

c'est lui qui est l'ouvrier, l'agent actif et intelligent de la production et que, par sa science, il parvient à tourner à son usage les forces de la nature qu'auparavant il ignorait ou négligeait, mais parce qu'il choisit jusqu'à un certain point les lieux où il exerce son activité, soit qu'il se porte volontairement pour l'émigration dans la contrée de son choix, soit qu'il se

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Revue française de sociologie multiplie plus vite en nombre sur le sol natal quand il trouve les moyens d'y produire et d'y accroître la richesse » (cf. infra, note 27, 1883, p. 11). La question de la cohérence et de la validité théorique des arguments n'est pas fondamentale ; elle est même très secondaire, puisque ce corps de doctrines n'est pas destiné à fonctionner comme théorie en économie politique, mais bien comme outil idéologique de légitimation de pratiques économiques et politiques (2 1 ) mises en œuvre par les classes dominantes et peu cohérentes parfois avec les principes mêmes de l'économie politique libérale (22). Ce corps doctrinal, quoique pourvu de tous les attributs de légitimité académique, est donc, en quelque sorte, décalé par rapport à ces théories : cette particularité n'avait pas échappé à des experts aussi éminents que Charles Gide et Charles Rist : « Le grand mérite du libéralisme (français du milieu du XIXe siècle) a été de préparer les voies à la politique d'affranchissement et de liberté nécessaire au progrès de la grande industrie, et d'être ainsi l'interprète des grands courants économiques de son temps. Dans cette tâche exclusive, il avait peu à peu perdu toute originalité scientifique et négligé l'élaboration théorique de l'économie, ainsi que la rigueur de raisonnement indispensable à tout système d'idées » (Histoire des doctrines économiques, 6e édition, 1944, p. 501). En tout état de cause, ce mouvement social et le corps doctrinal dont il est porteur constituent un élément déterminant dans l'histoire des sciences sociales en France. En effet, cette doctrine va servir de fondement, de référence, de justification à la revendication, formulée par ces représentants des classes dominantes, d'une diffusion plus large de l'instruction élémentaire dans les classes populaires et d'une meilleure initiation des couches sociales montantes (23) à l'économie politique. Dans les années 1860, cette revendication se précise et se fait d'autant plus pressante qu'elle paraît de plus en plus favorablement considérée dans les sphères gouvernementales (24). Ainsi l'une des stratégies auxquelles recourent ses partisans consiste à démontrer que cette réforme est d'autant plus aisée qu'elle n'implique qu'une modification du contenu de l'enseignement de la géographie. Cette annexion, par l'économie politique, d'une discipline jusque là dépendante de l'histoire est d'autant plus facile que la géographie scolaire est alors dans l'état que l'on sait et que sa rénovation est aisément justifiable. Or, cette demande de « rénovation », de réforme de la géographie scolaire est prise en charge par des hommes appartenant aux mêmes (21) Par les fonctions dont il est investi et (22) Laquelle est cependant supposée être par la position des groupes qui en sont les une théorie du développement économique concepteurs et les diffuseurs - jouissant simul- congruente avec les fondements mêmes de la tenement d'une légitimité académique et d'une société telle que la conçoivent les élites libérales grande audience politique, détenant des posi- et industrielles. tions-clés dans les institutions académiques et (23) C'est-à-dire la petite bourgeoisie urbaine universitaires et dans des organes idéologique- (artisanat, petit commerce), ment majeurs - ce corps de doctrine doit être (24) La nomination de Victor Duruy, histo- distingué de la « théorie des climats » de Montes- rien, aux fonctions de directeur de l'enseigne- quieu dont P. Bourdieu montre la dimension ment en constitue un indice; les projets de créa- mythologique dans « Le Nord et le Midi : contri- tion de l'enseignement spécial et son début de butions à une analyse de l'effet Montesquieu », mise en place, à partir de 1866, peuvent être Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35, considérés comme de véritables preuves. 1980, pp. 21-27. 230

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cercles et partageant les mêmes convictions mais occupant des positions différentes. Les uns, tels Levasseur, appartenant au milieu académique et à la haute administration scolaire et universitaire, s'y font les propagateurs de cette nouvelle géographie comme science du globe et discipline scolaire. D'autres, tels Leroy-Baulieu, Prévost-Paradol, Jules Duval, influent, par leurs écrits et leurs articles sur cette « demande » dont on sait que « l'offre » lui sera d'autant mieux congruente qu'elle est, mais en partie seulement, déterminée par des intérêts identiques.

Le premier projet, portant sur l'instruction élémentaire, n'est mis en œuvre qu'après 1870. Certes, les nouvelles conditions politiques et idéologiques, notamment l'importance de la laïcité et du nationalisme, conféreront alors à l'histoire et à la géographie, en tant que disciplines scolaires, un rôle particulier. Mais le projet, en tant que tel, préexiste à l'établissement de la IIIe République.

De même, le second projet, portant sur l'initiation des élèves de l'enseignement secondaire à l'économie politique est ébauché sous le Second Empire et constitue une des toutes premières tâches du Ministère Simon (1871-1872). Telle que Levasseur la conçoit notamment dans le programme de 1872, cette initiation à l'économie politique se fait par la géographie. Levasseur le spécifie dans le texte de présentation des programmes scolaires de 1 872 :

« La géographie enseignée comme nous l'indiquons, est une préparation aux études économiques proprement dites, qui devraient avoir une certaine place dans notre classe de philosophie. Elle reçoit de l'économie politique la lumière des principes à l'aide de laquelle parfois elle éclaire et rassemble les faits et, à son tour, elle rend à l'économie politique, le service de mettre à sa disposition l'expérience des nations vivant sur la terre et de produire, dans un classement analytique et propre à faciliter les comparaisons, une multitude de faits, d'où, par réciprocité, peut jaillir une vive lumière jusque sur les principes» {L'étude et l'enseignement de la géographie, 1872, p. 54).

La conception de la géographie - considérée cette fois comme science - que se fait Levasseur est explicitée dans un autre texte :

« Si l'homme est l'artisan de la richesse et si la plus grande part lui revient dans l'œuvre de la création économique, l'artisan a besoin de la matière pour travailler et presque toujours la direction qu'il donne à son activité est en rapport avec les conditions du sol sur lequel il vit. Il est bon de faire passer dans l'enseignement secondaire quelque chose de ces utiles connaissances et d'ouvrir ainsi l'esprit des jeunes gens au sentiment des lois naturelles de l'économie politique (cité in La géographie dans les Écoles et à l'Université, 1885, p. 20).

Ainsi donc, plus que géographe (25), Levasseur est avant tout économiste et historien de l'économie. Il est aussi le principal artisan de la réforme de l'enseignement de la géographie, évoquée plus haut. Il est, enfin et surtout, l'un des représentants les plus éminents de l'économie politique libérale en France, dans la seconde moitié du XIXe siècle.

(25) Cf. J.-P. NARDY, « Levasseur, géogra- sançon, vol. 93, 1968. phe », Annales littéraires de l'Université de Be-

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Revue française de sociologie

Par son action de réformateur, Levasseur inscrit, dans la structure même des nouveaux programmes et dans leur articulation, une conception rénovée de la géographie. Mais il s'agit moins d'une innovation radicale que d'une mise à jour et d'une réorganisation du contenu et de la discipline.

Ainsi, comme Vivien de St-Martin, Levasseur distingue quatre divisions de la discipline : seule la « géographie mathématique » subsiste en tant que telle. La géographie « astronomique » devient « physique » et se rapproche considérablement des sciences naturelles (géologie, géomorphologie, climatologie, hydrologie). La géographie « politique », « appuyée sur l'histoire, (étudie) l'homme dans son passé et dans son présent, dans les migrations des races, les révolutions des empires, les circonscriptions actuelles des États et dans les divisions administratives» {op. cit., 1895, p. 22): en insistant sur le temps présent, Levasseur actualise la vieille géographie historique, science d'érudition exclusivement tournée vers le passé.

Enfin, dans l'énoncé tout au moins, Levasseur donne à cette « géographie descriptive des contrées du globe » une problématique en la transformant en une « géographie économique, appuyée sur l'économie politique, étudiant les rapports de l'homme avec la nature dans l'agriculture, dans les mines et dans l'industrie, dans le commerce et s'inquiétant de la condition des peuples, résultante de l'action de l'homme sur la nature et sur lui-même » (26).

Levasseur ne fait donc pas de la géographie, prise dans son ensemble, une discipline annexe de l'économie politique. Cependant, parce qu'elle est moins abstraite que l'économie politique, la discipline présente des avantages pédagogiques certains. Par ailleurs la conception que propose Levasseur de la géographie économique et de la géographie politique met nettement ces deux branches de la discipline dans la dépendance théorique de l'économie politique. Or, d'une part, la géographie mathématique est relativement peu, voire pas du tout enseignée. D'autre part, Levasseur considère la géographie physique comme « la clé » des géographies politique et économique (id.). Mais loin d'y voir un argument en faveur de l'autonomie de la discipline, Levasseur ira jusqu'à placer la géographie physique dans la dépendance théorique de l'économie politique : en effet, cette géographie n'introduit-elle pas à « l'étude des forces productives des nations », branche de l'économie (27) ? Ainsi justifie-t-il sa position :

« L'homme produit la richesse en mettant en œuvre les forces de la nature et les matériaux du sol; il importe de connaître ces forces et ces matériaux pour savoir quels éléments l'homme trouve près de lui, à sa disposition, dans la contrée où il vit » (op. cit., p. 3).

De fait, la géographie physique est alors peu développée encore, en tant que science; en tant que discipline, elle se réduit à des descriptions. Aussi n'est-il guère difficile à Levasseur d'opérer une telle annexion.

(26) Op. cit., 1895, p. 22. productives des nations, leçon d'ouverture du (27) Cf. E. LEVASSEUR, De l'importance cours d'histoire et de géographie économiques

de la géographie physique pour l'étude des forces au Collège de France, 3 déc. 1883.

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Le développement et la « rénovation » de la géographie comme discipline scolaire, opérés dans les années 1870, mettent celle-ci dans une situation en définitive ambiguë, situation dont il lui sera difficile de sortir.

En effet, si l'esprit de cette réforme met donc la géographie scolaire dans une dépendance assez forte à l'égard de l'économie, la discipline reste, sur le plan institutionnel, dans la dépendance de l'histoire. Ainsi les professeurs chargés d'enseigner cette nouvelle géographie - celle de Levasseur - continueront d'être formés dans les Facultés des Lettres, sans recevoir aucune formation à l'économie politique. Quant aux économistes enseignant dans les Écoles de Droit, ils n'auront aucune raison de se soucier d'une discipline annexe dont la formation des maîtres ne leur sera pas confiée, au moins en partie.

L'analyse des textes de Baudrillart, de Duval et de Levasseur a montré combien cette conception de la géographie comme « matière préparatoire aux études économiques » comme « art dont la science est l'économie politique », est le fruit de la réflexion collective de ce groupe d'économistes libéraux. Or ce mouvement n'a pas pour objectif l'établissement d'une science économique (et sociale) mais plutôt la diffusion la plus large possible d'un certain nombre de notions et d'idées portant sur l'ordre productif.

En ce sens, Levasseur aura autant fait fonction de « fondé de pouvoir » que de « penseur » de la géographie.

IL - La géographie comme cheval de Troie

Amorcée avant la défaite, la réforme de la géographie scolaire est parachevée en 1872. Tout semble se passer comme si la défaite avait permis aux réformateurs libéraux de réussir un véritable coup de force : celui d'introduire dans les enseignements primaire et secondaire, une discipline à vocation éminemment « pratique » et orientée vers « les réalités sociales et économiques » contemporaines. A terme, une telle réforme doit amener un développement de la géographie comme discipline universitaire. Or, au début des années 1870, la chose paraît inacceptable aux membres de l'enseignement supérieur et aux historiens universitaires, en particulier. C'est pourquoi la réforme Levasseur n'a pas que de farouches partisans dans ces milieux. Ainsi Desjardins, après avoir déploré la précipitation dans laquelle fut conçue cette réforme, concède qu'elle le fut : « non seulement par des géographes de rencontre ou des spéculateurs » mais aussi par « des hommes éminents jouissant d'une légitime autorité dans d'autres sciences exactes » (« Les sciences géographiques en France et à l'étranger », Revue des Deux Mondes, 1874, p. 176).

Après avoir souligné l'encyclopédisme et l'éclectisme qui lui semblent caractériser cette réforme et la vouer à l'échec, Desjardins conclut :

« Mais voici l'économiste, plus exigeant que tous les autres, car il a entrepris de nous persuader que la description de la terre se réduirait à une stérile nomenclature sans son concours, et que la science géogra-

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phique se trouvait logiquement enchaînée à l'étude des intérêts et des besoins de la grande famille humaine » (id., p. 1 76).

L'on peut lire, dix ans plus tard, une critique plus développée de cette réforme sous la plume de Paquier, professeur d'histoire et de géographie :

« (Levasseur) a exagéré, sinon dans l'exposé de son système, du moins dans ses livres, l'importance de la géographie économique (...). Nous acceptons parfaitement que la jeune population de nos lycées et de nos collèges doive surtout emporter, à la fin de ses études, des notions précises, qui, plus tard, serviront à l'industriel, au commerçant ou à l'agriculteur, sur la nature même des richesses de la France, les débouchés ouverts à son commerce, les lieux de provenance des produits coloniaux ou exotiques qui sont entrés dans la consommation générale, les grandes lignes de navigation... Mais n'y a-t-il pas une limite raisonnable à ces notions, ne faut-il pas craindre de dépasser le but si nous voulons rester pédagogues, c'est-à-dire proportionner les détails à l'ensemble, établir une juste mesure entre les différentes parties d'une science, ne pas vouloir trop embrasser, enseigner peu pour enseigner bien ? Historien, géographe, économiste et statisticien, M. Levasseur voit de haut, de trop haut peut- être, pour l'enseignement secondaire et primaire » (op. cit., 1884, p. 340).

Ce coup de force des réformateurs, que constitue l'introduction de la géographie dans les programmes scolaires, peut aussi être considéré comme une étape déterminante de l'introduction des sciences sociales dans l'appareil scolaire et les universités. La géographie semble avoir joué le rôle d'un Cheval de Troie, introduit au sein du système d'enseignement par les réformateurs libéraux, moins soucieux du développement d'une géographie véritablement scientifique que de la diffusion de leurs doctrines dans toutes les couches de la société. Nous n'en concluons pas pour autant que Levasseur propose, en 1872, une conception non « scientifique » de la géographie : sa conception est rigoureuse, voire « scientifique », si l'on admet que Levasseur se réfère aux canons de scientificité en vigueur dans les sciences économiques de son temps. Du reste, cette référence à la scientificité éventuelle des disciplines relevant des sciences sociales apparaît anachronique, dans les années 1 870, et n'est établie, très difficilement, très progressivement, qu'à partir du développement des Facultés des Lettres, c'est-à-dire dans les années 1880. Au sein même des Facultés, une division du travail et des champs d'investigation s'opère : plus que les géographes, les sociologues durkheimiens contribueront, très activement mais à partir des années 1890 seulement, à ce processus, par leurs interpellations.

La difficile gestation de la géographie comme discipline universitaire et comme science

La gestation de la géographie est marquée par deux paradoxes. Le premier de ces paradoxes tient en ce que Levasseur, considéré à juste titre comme le père fondateur de la géographie scolaire, ne s'est jamais intéressé, semble-t-il, au développement d'une géographie universitaire. Mais le paradoxe n'est qu'apparent. Si Levasseur est, comme le seront Pierre Foncin (1841-1916), Paul Vidal

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de la Blache (1845-1918) et Ludovic Drapeyron (1839-1901), normalien et historien, il appartient à une génération différente, puisqu'il est, avec Octave Gréard, Prévost-Paradol et Taine, de la promotion 1849, tandis que les premiers géographes universitaires sont respectivement des promotions 1860, 1863 et 1859. De plus, agrégé et docteur en 1854, Levasseur enseigne l'histoire dans le secondaire jusqu'en 1868, mais sa très abondante bibliographie (28) révèle combien ses intérêts et ses compétences relèvent bien davantage de l'économie politique que de l'histoire universitaire d'alors. Ce sont précisément ces préoccupations et ces œuvres qui valent à Levasseur son élection à l'Académie des Sciences Morales et Politiques, en 1868, et qui font de lui un membre certes modéré mais agissant de ces réformateurs libéraux. Ainsi, Levasseur ne joue aucun rôle personnel et direct dans la formation des futurs professeurs de géographie des Facultés des Lettres, puisque les positions qu'il occupe à partir de 1868 (29) ne le lui permettaient pas. S'il enseigne effectivement, mais pour partie seulement, la géographie économique au Collège de France, c'est parce que cette discipline y est considérée comme annexe de l'économie politique. Il a été souligné plus haut combien cette conception des rapports entre géographie et économie est liée à la conception même que se font les réformateurs libéraux des définitions respectives de l'économie politique et de la géographie, celle-ci comme discipline scolaire, celle-là comme science.

Ainsi, coexistent, dans ces années 1860, deux conceptions différentes de la géographie au sein même des institutions universitaires : la géographie comme « science d'érudition, science des textes », annexe de l'histoire, et la géographie comme « art dont la science est l'économie politique ». Une troisième conception de la géographie est celle d'une géographie purement pratique et strictement utilitaire, mise au service des intérêts commerciaux et de la cause coloniale : cette conception est évidemment bannie des institutions académiques et universitaires, puisqu'elle est essentiellement celle que les Sociétés de Géographie pratiquent. Or, si la réforme de l'enseignement de la géographie de 1872 introduit la discipline dans l'appareil scolaire, elle ne repose donc pas, on l'a vu, sur une conception très ferme de la géographie comme science. L'éclectisme de cette conception fait de l'œuvre scolaire de Levasseur un héritage très lourd à assumer. Cet éclectisme ne fait pas trop de problème dans la perspective d'une géographie envisagée comme discipline scolaire pure et simple : parce qu'elle est - précisément - le fruit d'un compromis entre différentes conceptions,

exclusives l'une de l'autre, de la géographie comme science, cette géographie comme discipline scolaire ne peut être développée comme science sans transformations profondes. Ainsi la tâche que laisse Levasseur aux éventuels géographes universitaires est ingrate et d'autant plus lourde qu'elle se heurtera à d'innombrables

(28) Levasseur publie sa thèse d'histoire, Re- 1868, Cours d'économie rurale, industrielle et cherches historiques sur le système de Law en commerciale, en 1869. 1854, puis La question de l'or, en 1858, sa mo- (29) Celle de chargé du cours d'histoire des numentale Histoire des classes ouvrières en faits et doctrines économiques au Collège de France, en 1854 et 1867, La France industrielle France de 1868 à 1872, puis celle de professeur en 1789, en 1865, L'imprévoyance et l'épargne d'histoire, géographie et statistiques écono- en 1866, Rôle de l'intelligence dans la produc- miques, au Collège de France, à partir de 1872. tion, en 1867, La France avec ses colonies, en

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obstacles institutionnels et à d'importantes oppositions et conflits d'intérêts, au sein de l'Université.

Les perspectives de carrière dans la géographie universitaire restent à peu près nulles jusqu'en 1872, moins inexistantes, mais cependant très peu nombreuses entre 1872 et la fin des années 1880. Ainsi le professorat et (éventuellement) la chaire d'histoire constituent, à la fin des années 1860, les seules perspectives de carrière de Vidal, Drapeyron et Foncin. La réforme de l'enseignement de la géographie de 1872 semble avoir joué un certain rôle dans l'éveil quasi simultané des vocations de géographe (30) de ces trois historiens, parce qu'elle ouvre des perspectives de carrière nouvelles. Mais ces perspectives restent très limitées. Proposer en 1872 un «programme de géographie pure», ainsi que le fait Vidal de la Blache, tout juste nommé chargé de cours d'histoire et géographie à la Faculté des Lettres de Nancy (3 1 ), constitue une gageure. La réforme, on l'a vu, est en effet mal reçue par les historiens universitaires, gardiens vigilants de la tradition lettrée.

Rien n'éclaire mieux les contradictions dans lesquelles et à partir desquelles naît et se développe l'école géographique française universitaire, qu'une analyse comparée des débuts des trois historiens s'orientant vers la géographie vers 1872, Vidal de la Blache, Drapeyron et Foncin. Chacun d'eux incarne, en quelque sorte, une géographie particulière dont il se fait le porteur et le promoteur.

Ainsi, un deuxième paradoxe tient au fait que le futur maître de l'école géographique universitaire française est l'un des historiens les plus brillants et les plus qualifiés de sa génération, puisque, agrégé en 1866, Vidal passe la période 1867-1870 à l'école de Rome et soutient ses thèses d'histoire en 1872. Dès 1872, âgé de 27 ans, Vidal accède donc à l'enseignement supérieur, en tant qu'historien, et eût sans nul doute mené carrière et œuvre d'historien, par la suite, si la guerre de 1870 ne l'avait déterminé à se pencher sur « le présent, les réalités politiques et économiques » (3 1 ) par la géographie et à prendre en charge, sur des bases solides, cette tâche de déconstruction-reconstruction du « legs Levasseur ». Vidal de la Blache semble avoir eu, dès cette époque, une conception beaucoup plus ferme de ce que pouvait et devait être une géographique scientifique, par rapport à celles que s'en faisaient Drapeyron et Foncin. Il paraît aussi avoir su mieux évaluer les obstacles et réticences diverses qu'il aurait à affronter, les compromis qu'il aurait à conclure avec les historiens universitaires, en particulier.

Ainsi, à la différence de Drapeyron, Vidal va se doter d'une culture géographique importante et se former seul à l'ethnologie et aux sciences naturelles. Dès 1874, Vidal se rend en voyage d'études en Allemagne où existe, de longue date, une géographie universitaire pouvant être qualifiée de « scientifique » et apparaissant comme telle aux géographes-historiens français par la place qu'elle

(30) BOURGEOIS, Notice sur la vie et les (31) E. de MARTONNE, «Notice nécrolo- travaux de M. Vidal de la Blache, Institut de gique de Vidal », Annuaire de l'Amicale de se- France, 1920, n° 21, p. 14. cours des anciens élèves de 1'E.N.S.. 1918-1919,

p. 30.

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accorde aux sciences naturelles. Garant de cette scientificité nécessaire, le recours aux sciences naturelles fournit aussi à Vidal un argument de poids, face aux historiens, pour affirmer la spécificité de la géographie comme science naturelle et revendiquer ainsi son autonomie au niveau universitaire.

Vidal accède à l'enseignement supérieur dès 1872, soit quatre ans avant Foncin (32) dont la thèse porte sur le ministère Turgot, révélant ainsi son intérêt pour l'économie politique : Foncin paraît avoir une conception de la géographie très proche de celle de Levasseur. Mais la conjoncture politique et le contexte universitaire se sont sensiblement transformés : comme Drapeyron, Foncin voit dans l'engouement du grand public pour la géographie (33) un facteur favorable au développement de la géographie comme science de l'Université. A la différence de Vidal, ni Foncin, ni Drapeyron ne cherchent à approfondir, de manière consistante et constructive, leur formation originale ni à se doter de cette culture scientifique que Vidal acquiert et qui, s'ajoutant au caractère scientifique de ses œuvres, lui permet de faire céder, très lentement, la vive opposition des historiens à l'autonomisation de la géographie universitaire. Or cette opposition que Vidal semble avoir évaluée très tôt à sa jusie valeur est d'autant plus vive que la géographie est à la mode dans les années 1870. Il est vraisemblable que cette mode, loin de servir la géographie, a compliqué et retardé son institutionnalisation dans l'Université et son autonomisation, dans la mesure même où elle renforçait l'opposition des historiens.

Tandis que Vidal se forme patiemment et fait œuvre de géographe, Foncin et Drapeyron adoptent, quant à eux, des stratégies très différentes, moins coûteuses en temps et en efforts, plus immédiatement visibles, en définitive plus engagées.

Ludovic Drapeyron est, sans contexte, le géographe universitaire dont la notoriété est la plus précoce. Il fonde, en effet, la Société de Topographie dès 1876 (34) avec le cartographe Hennequin, puis sera directeur-fondateur de la Revue de Géographie à partir de 1877 (35). La conception qu'il se fait de la géographie et les réformes dont il propose la mise en œuvre - une École nationale de géographie, l'agrégation de géographie - sont inacceptables pour les historiens universitaires (36). De surcroît, Drapeyron est soutenu dans son œuvre de propagande par des hommes tels Agénor Bardoux (37). Gagna-t-il son audience grâce à l'amitié de Bardoux ou gagna-t-il cette amitié et ce précieux, mais encombrant soutien, grâce à son projet ? Cela reste obscur.

(32) Drapeyron n'y accédera jamais, p. 550 sqq. quoiqu'il ait soutenu ses thèses en 1869. (34) Société qui compte 900 membres en

(33) Cet engouement des années 1870 est 1882. attesté par plusieurs auteurs dont Vidal de la (35) Elle paraît de 1877 à 1924. Drapeyron Blache lui-même in « La conception actuelle de meurt en 1901. l'enseignement de la géographie». Annales de (36) A partir de 1880, certains d'entre eux, géographie, 1905, 195-299; Vincent BERDOU- Lavisse et Himly en particulier, occuperont des LAY, op. cit., 1980, p. 82; Raoul GIRARDET, positions-clés dans la haute administration uni- op. cit., en particulier, pp. 39-44; Numa BROC, versitaire. « L'établissement de la géographie en France : (37) Selon V. BERDOULAY, op. cit., 1980, diffusion, institutions, projets, 1870-1890 », An- p. 229. nales de Géographie, n° 459, 1974, en particulier

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Quoi qu'il en soit, Drapeyron paraît discrédité après 1866. S'il continue d'assurer la direction de la Revue de Géographie, celle-ci est sérieusement concurrencée, à partir de 1891, par les Annales de Géographie, fondées et dirigées par Vidal de la Blache et Marcel Dubois. L'avis au lecteur inséré dans la première livraison des Annales ne laisse planer aucun doute sur la conception de la « science géographique » que ses éditeurs se proposent de développer, ni sur l'opinion qu'ils ont des revues de géographie déjà existantes, qu'il s'agisse du Bulletin de la Société de Géographie de Paris ou de la Revue de Géographie (qu'ils s'abstiennent de citer).

Ainsi, le débat sur la création d'une École de géographie et d'une agrégation ne doit pas être considéré comme une étape de la formation et de l'institutionnalisation de la géographie universitaire mais comme un combat d'arrière-garde, dans la mesure où Drapeyron s'appuie sur le « legs Levasseur » (38). De plus, Drapeyron est professeur dans l'enseignement secondaire, position peu propice à la mise en œuvre des réformes qu'il propose. En effet, dans les années 1880, la hiérarchisation des enseignements, donc des personnels enseignants, s'amorce très nettement. Elle résulte de la réforme de l'enseignement supérieur entreprise par Jules Ferry et ses collaborateurs : ce facteur institutionnel joue un rôle important dans la structuration même des disciplines. Il semble que, dès cette période, une innovation pédagogique ou scientifique n'ait de chances de se diffuser que dans la mesure où elle émane ou est appuyée ou cautionnée par des membres de l'enseignement supérieur. Ce changement paraît avoir totalement échappé à Drapeyron.

Vidal de la Blache a été précocement nommé par les historiens au poste de maître de conférences à l'École Normale Supérieure en tant que représentant d'une géographie suffisamment proche de la tradition lettrée pour que puisse lui être confiée la formation des historiens normaliens et suffisamment « scientifiques » pour que puisse être reconnue et entreprise l'autonomisation relative de la discipline par rapport aux études historiennes classiques.

Tandis que Drapeyron semble s'être considéré comme un rival de Vidal de la

(38) II s'agit là d'une interprétation différente toire, de la politique, de la stratégie, du com- de celle proposée par N. BROC dans « L'établis- merce, etc. Elle est le principium et fons de sèment de la géographie... » (art. cité, 1974), in- toutes les sciences politiques, économiques et mi- terprétation reprise par B. GIBLIN dans «La litaires. «Rien moins. En 1886, Lavisse qualifie géographie, discipline asservie », Hérodote. n° la réforme proposée par Drapeyron de « grand 20-1980. En 1884, dans une lettre au secrétaire système solennel composé de pièces magni- général de la Faculté des Lettres de Paris, L. fïques » et le condamne, estimant que la « géo- Drapeyron expose sa position en des termes qui graphie, ainsi empanachée, n'aurait jamais passé donnent une idée du personnage et des argu- sous les portes » (cf. E. LAVISSE, allocution ments en jeu : « M. Lavisse veut une géographie prononcée à l'occasion de l'ouverture des inoffensive (...). Une géographie inoffensive ne conférences à la Faculté des Lettres, Revue interme suffit pas non plus. Je la veux bienfaisante, nationale de l'enseignement, vol. 12, 1 er- 1 5 nov. c'est-à-dire capable de comprendre et d'expli- 1886, p. 379). Le géographe M. DUBOIS re- quer, dans sa merveilleuse harmonie, le monde prend les mêmes arguments que Lavisse dans où nous vivons et les événements dont il a été le « L'avenir de l'enseignement géographique » théâtre (...). Je dirai que la géographie n'est pas la {Revue internationale de l'enseignement, vol. 1 5, «vassale» mais bien la «suzeraine» de l'his- 1888, pp. 449-477).

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Blache (39), Foncin quitte, dès 1879, l'enseignement de la géographie à la Faculté des Lettres de Bordeaux pour la haute administration universitaire. Son intérêt pour l'économie politique, son goût pour les activités extra-universitaires à caractère militant (40), son engagement ouvert dans la cause coloniale, toutes ces caractéristiques l'opposent à Vidal - dont il aurait pu être un rival plus sérieux que Drapeyron - et le disqualifient aux yeux des historiens universitaires.

Ainsi, au travers des itinéraires comparés de ces trois géographes, l'institutionnalisation de la géographie et son développement au sein de l'Université semblent s'être largement effectués sans l'appui direct des Sociétés de Géographie et des cercles libéraux pro-coloniaux. Ceci explique la disqualification de Foncin et de Drapeyron, porteurs d'une géographie trop économiste pour le premier, trop praticienne pour le second. Or la géographie universitaire ne pouvait être établie sur aucune de ces deux conceptions. Il faut rappeler que Boutmy fonde, en 1872, l'École Libre des Sciences Politiques (41); que l'économie politique est officiellement instaurée en tani que matière d'enseignement dans les Écoles de Droit en 1878 ; qu'enfin est créée, en 1889, l'École Coloniale. La géographie universitaire est donc investie d'une fonction autre que celle de la formation pratique ou technique des personnels destinés aux carrières de gestion et d'administration économique de la métropole et de ses colonies. Celle-ci est assurée par les institutions déjà existantes, telles les Écoles de Droit, et par ces écoles nouvellement créées.

La formation de l'école vidalienne

Une comparaison des deux écoles vidalienne et durkheimienne révèle, par- delà certaines similitudes des modes de recrutement et de fonctionnement, des différences sensibles dans les positions institutionnelles et les types de pratiques scientifiques. Ces deux éléments, on le démontrera, sont à classer parmi les facteurs les plus déterminants de l'impossibilité de ce débat.

(39) En 1902, paraît Le livre d'or de la géo- d'une notion insuffisante de la science qu'il dé- graphie de LemosofT qui est un répertoire des fendait, de l'hypnotiser, en quelque sorte, dans géographes de tous temps et tous pays, publié une préoccupation trop exclusive de l'histoire » sous l'égide de la Revue de Géographie, donc (« Notice nécrologique », Annales de Géographie, cautionné par Drapeyron. Or ni Vidal de la Bla- 1904, p. 196). che, ni Gallois n'y figurent, tandis que sont men- (40) Foncin est cofondateur, en 1883, de tionnés Drapeyron et Dubois. L'attitude de Dra- l'Alliance Française. A partir de 1894, il s'en- peyron paraît d'autant plus ridicule que Vidal gage dans une autre cause, le régionalisme, en est, à cette date, professeur en Sorbonně et jouit publiant plusieurs ouvrages dont Les pays de d'une réputation incontestable. Par ailleurs, Vi- France (1894), Questions du temps présent : les dal ne paraît pas, du moins rétrospectivement, pays de France, projet de fédéralisme adminis- avoir considéré Drapeyron comme un rival. Il tratif (1898). Il sera aussi membre du conseil critiquera les positions de Drapeyron, vingt ans d'administration de l'École Coloniale, fondée en après ce fameux débat et quatre ans après la 1889. disparition de Drapeyron: «Ici se présente à (41) Cf. P. FAVRE, «Les sciences d'État l'esprit un nom que je ne veux prononcer entre déterminisme et libéralisme. Emile Boutmy qu'avec toute la sympathie qu'il mérite. Dans la (1835-1906) et la création de l'École Libre des persévérante campagne que notre collègue Ludo- Sciences Politiques », Revue française de sociologie Drapeyron mena en faveur de l'enseigne- gie, 22, (3), 1981, 429-465. ment de la géographie, son erreur fut de partir

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Revue française de sociologie

En effet, l'institutionnalisation de la géographie comme discipline universitaire est relativement tardive, par rapport aux autres sciences sociales et il ne paraît pas exact que :

« A part d'autres atouts parfois importants, la géographie humaine et régionale devait ainsi son intégration dans le cursus des Facultés des Lettres au prestige acquis par l'École de Vidal » (42).

Cette intégration n'est pas postérieure à la formation de l'école vidalienne : elle lui est strictement contemporaine. Quelques données sur la carrière de Vidal en permettent la démonstration : en effet, Vidal est nommé maître de conférence à l'E.N.S. en 1877, à 32 ans. Il exercera cette fonction durant 22 ans et n'accédera à la chaire professorale qu'en 1898, à 54 ans. Or, entré à l'E.N.S. en 1879, Durkheim, son cadet de 13 ans, sera nommé professeur titulaire en 1902 à 44 ans. En d'autres termes, le choix que fit Vidal en 1872, les historiens le lui feront payer chèrement. Certes, la fonction de maître de conférence à l'E.N.S. lui confère une position-clé dans l'orientation éventuelle de jeunes normaliens historiens vers la géographie et dans leur formation, autrement dit dans le recrutement des membres de l'école vidalienne. Mais ce n'est qu'à partir de 1898, c'est-à-dire de sa titularisation, que Vidal pourra diriger des thèses (43).

L'année 1898 marque donc l'autonomisation de la géographie mais du strict point de vue de la recherche et de l'enseignement supérieur, puisque l'agrégation reste une agrégation d'histoire et géographie jusqu'en 1944 (44). Durant les 22 années au cours desquelles Vidal enseigne à l'E.N.S., 21 normaliens historiens s'orientent vers la géographie; ils auront tous Vidal comme enseignant et maître, mais tous ne seront pas « vidaliens ». Parmi les 14 historiens (45) entrés à l'E.N.S. entre 1876 et 1891 et s'orientant vers la géographie, six (46) soutiennent leur thèse - dont quatre de géographie historique - et trois d'entre eux deviennent de véritables lieutenants de Vidal (47). en particulier par les fonctions de rédacteurs qu'ils assurent aux Annales de Géographie, à partir de 1891. Les grandes thèses de géographie régionale des années 1900 sont produites par la génération des historiens-géographes ayant intégré l'École Normale Supérieure entre 1890 et 1900(48). Parmi eux, se recrutent tous les vidaliens. Il semble donc que, dès 1891, Vidal acquière une certaine indépendance et apparaisse comme le maître de la géographie universitaire; la fondation des Annales de Géographie en 1891, la modification des questions de géographie à l'agrégation

(42) V. KARADY, art. cité, 1979, p. 70. taire sur Les géographes allemands de la Renais- (43) Au sujet de I'« influence tyrannique de sance, en 1890, Dubois sur La géographie de

Himly », historien et titulaire, jusqu'en 1898 de Strabon, en 1891, Camena d'Almeida sur Les la chaire de géographie générale à la Sorbonně, Pyrénées : développement de la connaissance voir A. MEYNIER, op. cit., 1969, p. 30. géographique de la chaîne, en 1893, Ardaillon

(44) Voir G. CHABOT, « La genèse de sur La mine du Laurion dans l'Antiquité, en l'agrégation de géographie », Annales de Géogra~ 1 897. Auerbach, avec une thèse sur Le plateau phie, n° 469, 1976, 333-340. lorrain, soutenue en 1893, et Gautier, sur La

(45) Auerbach et Dubois (promotion 1876), géographie physique de Madagascar (1902), font Malavialle (1 879), Gallois (1881 ), Camena d'Al- donc exception. meida et Girbal (1883), Gautier (1884), Rave- (47) Camena, Gallois et Raveneau. neau et Gallouédec (1885), Ardaillon (1887), (48) II s'agit de Brunhes et Zimmermann Brunhes (1889), Zimmermann, Privat-Deschanel (promotion 1891), de Martonne et Demangeon et Vallaux(1891). (1892), Vacher (1895), Girardin (1896), Blan-

(46) Gallois soutient sa thèse complémen- chard (1897), de Felice (1898) et Sion (1899).

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d'histoire à partir de 1 894 (49) et la transformation des sujets de thèse, à partir de 1898, en constituent autant de preuves.

Quoique les deux écoles aient un mode de recrutement similaire, l'équipe des durkheimiens n'a pas la même structure et surtout ne s'assigne pas le même type de tâche que Vidal et ses élèves.

Pour les géographes, il s'agit, avant tout, d'une importante tâche de collecte et d'analyse des données en géographie physique et humaine, tâche peu prestigieuse, ingrate, mal considérée, mais dont la mise en œuvre permet cependant un saut qualitatif décisif (50).

D'une façon générale, par leur formation aux méthodes d'observation et au travail de terrain, les géographes vidaliens parviennent à travailler à des échelles variées et à les articuler entre elles dans leurs analyses. Par leur formation d'historiens et de naturalistes, ils sont accoutumés à manipuler des types de temporalité très différents. Plus précisément, l'importance accordée par Vidal et ses élèves à la géographie physique, à la « géographie de la vie », aux « faits physiques et biologiques » n'est pas une innovation dans les sciences géographiques, mais elle en constitue bien une dans la géographie universitaire française de l'époque (51). Ainsi, à la différence de Levasseur, Vidal place la géographie entre les sciences naturelles et les sciences sociales et économiques.

Cette spécificité assure à la discipline une certaine autonomie mais, en termes de pratique scientifique, l'étude des rapports de causalité s'en trouve d'autant plus compliquée. C'est ce qu'exprime Vidal :

« Le service que (la géographie) peut rendre à la sociologie comme à l'histoire consiste à mettre les faits humains en rapport avec la série des causes naturelles, à les placer et à les concevoir dans leur milieu physique et biologique.

Pour que son témoignage ait une valeur et un sens, il faut qu'il s'appuie sur un enchaînement différent de celui qu'il s'agit d'expliquer. L'action de la nature sur l'histoire tire sa force de ce qu'elle ne s'exerce pas de la même façon que l'action des hommes. C'est une interférence insensible et

(49) Voir Ph. PINCHEMEL et MARET, « Rapports de la sociologie avec la géographie », «L'évolution des questions de géographie aux Revue internationale de sociologie, mai 1904, n° concours d'agrégation des origines à 1914 » dans 75, 193-205. Elle est attestée par l'introduction Mélanges Meynier, op. cit., pp. 82-85. de questions de géographie physique au

(50) Dès lors, les travaux des géographes concours d'agrégation d'histoire, à partir de 1 894 universitaires se démarquent nettement de ceux (cf. PINCHEMEL et MARET, art. cité, note 49) menés par des géographes non universitaires, et par les critiques d'A. de LAPPARENT, pro- Ainsi le travail de Demangeon sur La Picardie fesseur de géologie à la Faculté des Sciences de n'a aucun rapport avec l'ouvrage de Roux sur Le Paris (cf. « La réforme de l'enseignement géogra- Bauer de la Lande de Lunebourg ou celui de phique », L'enseignement secondaire, février Pinot sur La monographie du Jura Bernois, paru 1 898). Lapparent demande que la formation des entre 1887 et 1889, en termes de précision des enseignants de géographie soit confiée aux natu- données, de détermination des niveaux d'ana- ralistes. Lui répondront l'historien MALET (dans lyse. L'enseignement secondaire, mars 1898, pp. 46-

(51) Cette importance est soulignée dans les 48), les géographes DUBOIS (« La géographie et articles suivants de VIDAL : « Les conditions l'éducation moderne », Revue internationale de géographiques des faits sociaux », art. cité, note l'enseignement, 15 mars 1898, 233-243) et GAL- 7 ; « La géographie humaine et ses rapports avec LOIS (« La géographie et les sciences naturel- la géographie de la vie», Revue de synthèse les », Revue Universitaire, 1899, tome 1,38-47). historique, 1903, n° 20, tome VII, 219-240;

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complexe, accumulant des effets qui lentement se totalisent; une action continue, et devant à cette continuité même sa puissance.

Ce n'était pas ainsi qu'on l'entendait. On procédait par quelques rapprochements sommaires, faits une fois pour toutes. Cette méthode ne pouvait pas aboutir à autre chose qu'à des aphorismes tellement généraux qu'ils finirent par rentrer dans l'arsenal des vérités banales d'où il parut bientôt inutiles de les tirer » (pp. 195-196, art. cité, 1905).

Aussi Vidal invite-t-il ses élèves à un travail de déconstruction-reconstruction dont l'analyse régionale serait l'outil adéquat :

« Si ce péril (des généralisations prématurées) est à craindre, il faut alors avoir recours en bonne méthode à des préservatifs. Je n'en saurais conseiller de meilleur que la composition d'études analytiques, de monographies où les rapports entre les conditions géographiques et les faits sociaux seraient envisagés de près sur un champ bien choisi et restreint » (p. 23, art. cité, 1902).

L'analyse régionale constitue donc la seconde innovation de Vidal dans la géographie universitaire française. Mais ces acquis méthodologiques ne seront ni systématisés ni élaborés théoriquement par lui-même ou par les vidaliens.

L'attention particulière qu'accorde Vidal à l'analyse régionale, comme pratique méthodologique, l'éloigné, et avec lui ses élèves, d'une réflexion théorique sur la société et les structures sociales (52). Vidal recourt, dans ses textes à caractère théorique, à ce corps doctrinal, développé par les économistes libéraux, et à la conception des rapports sociaux qui le sous-tend : conception peu explicite, peu nette, issue de l'anthropologie philosophique, mais profondément altérée.

Ainsi la complexité des schémas de causalité, mise en évidence dans et par l'analyse régionale, et la réelle difficulté que semble représenter, pour Vidal et ses disciples, l'analyse des faits sociaux sont probablement les deux facteurs en raison desquels la géographie vidalienne ne produit pas alors d'« œuvre théorique », au sens où les durkheimiens l'entendent. Il est vraisemblable que Vidal lui-même se le soit interdit. Mais, parmi ses élèves, Brunhes, par sa Géographie humaine (1912), et Vallaux (53) tentent une telle démarche : elle s'avère peu fructueuse, les auteurs ne parvenant pas - pour des raisons qui ne tiennent pas qu'à eux-mêmes - à sortir d'un empirisme stérile.

Ces deux tentatives font aussi voler en éclat l'image illusoire d'une école vidalienne unie et cohérente : elles révèlent des oppositions entre les vidaliens orthodoxes - Demangeon, Gallois, de Martonne - et Brunhes et Vallaux. Au

(52) Nous souscrivons, sur ce point, à l'ana- française », Annales littéraires de l'Université de lyse de Paul CLA VAL : « Cette incuriosité pour Besançon, 1968, p. 98). Telle est également une les forces sociales interdit à Vidal de présenter, des conclusions de M. С ROBIC dans « La au-delà du tableau cohérent de la géographie conception de la géographie humaine chez Vidal humaine qu'établissent les Principes, une théorie de la Blache d'après les Principes de Géographie explicative d'ensemble. Il se contente d'une phi- Humaine », Cahiers de Fontenay, n° 4, sept, losophie sociale très générale, il n'est jamais so- 1976, 1-76. ciologue. Dans la pratique, il se laisse guider par (53) Les sciences géographiques, 1925, et une conception globale un peu floue de l'être Géographie sociale : le sol et l'État, 1911. social » (« Vidal de la Blache et la géographie

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sein même du groupe des vidaliens orthodoxes, existent des groupes distincts dont le plus important, pour notre propos, est celui que forment Vacher et Demangeon.

Dès ses années d'études à l'E.N.S. (soit entre 1895 et 1898), Vacher est mis en contact avec certains membres de l'équipe de Y Année sociologique par son condisciple et ami Hubert Bourgin. Entre 1900 et 1904, Vacher collabore à Notes Critiques. Sciences sociales (54), organe para-universitaire de documentation, sorte de « brouillon » - engagé mais de très haut niveau critique - de Y Année sociologique. Après y avoir fait ses preuves, Vacher est admis, semble-t- il, à donner des notes critiques à la rubrique de morphologie sociale de YAnnée sociologique; il entraîne avec lui Demangeon dans cette aventure.

L'école vidalienne est donc relativement divisée et segmentée : le projet scientifique vidalien et le mode de recrutement des membres de cette école en constituent les seuls facteurs de cohérence. Assez différent semble être le principe de formation de l'équipe de YAnnée sociologique (55) : par la nature même de l'objet de la sociologie, telle que la conçoit Durkheim, ce projet scientifique prend une dimension politique (au sens originel du terme) et se double d'un projet d'institutionnalisation de la sociologie en tant que discipline et de légitimation en tant que science, au sein des Facultés des Lettres. La sociologie est, en effet, inexistante en tant que discipline universitaire, avant 1 890. Quoique la position des durkheimiens puisse paraître plus faible que celle des vidaliens sur le plan institutionnel, ils n'héritent d'aucune contrainte comparable à celle que constitue pour les vidaliens le legs Levasseur, c'est-à-dire une « position institutionnelle forte et une légitimité scientifique faible ». La faiblesse de la position institutionnelle de la sociologie expliquerait pourquoi les durkheimiens cherchent à opérer « une mise en œuvre des relations d'interdépendance avec les sciences de l'homme établies dans les Facultés (histoire, géographie, philosophie, psychologie), au moyen d'offres de services tout autant que d'une efficace et radicale critique de leurs présupposés épistémologiques » (Karady, art. cité, 1976, p. 305).

III. - Les deux étapes de l'interpellation des vidaliens par les durkheimiens

Fondée en 1896, YAnnée sociologique constitue l'arme principale des durkheimiens ; c'est autour d'elle que se rassemble l'équipe, c'est par les notes critiques que sont lancées les interpellations vers l'histoire, la géographie, la psychologie, c'est par sa teneur que la sociologie durkheimienne s'assure une légitimité scientifique. Sa structure est différente de celle des Annales de Géographie fondées en 1891. Celle-ci est à l'image de la tâche de collecte et d'analyse de faits et de données que s'est assigné Vidal et qu'il assigne à ses disciples : la revue est composée, d'une part, d'articles d'information de haut niveau et, d'autre part,

(54) Cf. P. BESNARD, « La formation de (55) L'analyse qui suit se fonde sur les tra- l'équipe de l'Année Sociologique», Revue fran- vaux de V. KARADY, art. cités, 1974, 1976 et çaise de sociologie, 20 (1), 1979, p. 19. 1979 et ceux de P. BESNARD, art. cité, 1979.

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d'une rubrique bibliographique très nourrie. En 1898, cette rubrique se compose de cinq thèmes : histoire de la géographie, géographie mathématique et physique terrestre, géographie physique - qui est la plus développée et ne comporte pas moins de sept subdivisions - , géographie politique (en réalité, économie, ethnologie et démographie), partie régionale. Les Annales de Géographie assurent essentiellement la diffusion d'un savoir positif; en tant qu'elles donnent à voir les principaux champs d'intérêts de la discipline et les références privilégiées, l'organisation des rubriques bibliographiques et le type de revues dépouillées (dont aucune ne relève des sciences sociales « modernes » d'alors, telle la sociologie, durkheimienne ou non) montrent combien les géographes vidaliens semblent peu curieux des développements des sciences sociales, d'un point de vue autre que celui de l'apport immédiat d'un savoir positif, et peu intéressés aux progrès théoriques et méthodologiques d'une discipline proche et éventuellement concurrente comme la sociologie. Pour Vidal la conception du statut de la discipline géographique est de type naturaliste et non de type social.

En regard, Y Année sociologique est avant tout un organe de critique théorique et épistémologique et l'organisation des rubriques, qui couvrent l'ensemble des sciences sociales (identifiées comme telles depuis), constitue une manière de plan pour un ouvrage de sociologie générale ou encore de programme : c'est ainsi qu'elle était conçue et qu'elle doit être comprise. L'absence frappante de position critique dans les Annales de Géographie est à mettre au compte d'un dédain des vidaliens - ou peut-être d'un évitement systématique - des polémiques. Aussi n'est-ce pas d'eux que pouvait venir l'interpellation ; elle n'aurait pas eu sa place dans les Annales. Aussi l'interpellation vient-elle de Y Année sociologique dès la première livraison.

Cette interpellation se fait au travers des comptes rendus d'ouvrages publiés dans les livraisons successives de l'organe des durkheimiens. Elle n'est qu'une parmi bien d'autres de même type. Ces multiples interpellations ont une fonction dont Victor Karady a rappelé toute l'importance pour les durkheimiens (56).

a) L 'interpellation indirecte de la géographie vidalienne au travers de la critique de la géographie ratzelienne

Dans les quatre premières livraisons de Y Année, cette interpellation est essentiellement l'œuvre de Durkheim lui-même. C'est en effet lui qui rend compte, souvent longuement, des œuvres de Ratzel (57) et le géographe alle-

(56) « (L'Année) a eu (...) pour double fonc- p. 74. tion principale d'accomplir ce véritable miracle (57) « Der Staat und sein Boden geogra- d'accréditer dans le champ intellectuel français et phisch beobachtet», Année sociologique, 1896- international l'idée que la science sociale - dis- 1 897, 533-539 ; « Politische Géographie », Année cipline en vérité embryonnaire selon les canons soc, 1897-1898, 522-532; « Anthropogeogra- des branches d'études établies - existait pleine- phie », Année soc., 1898-1899, 550-558; « Das ment et aussi qu'il ne pouvait y avoir d'autre Meer als Quelle der Volkergrosse », Année soc, sociologie que durkheimienne», art. cité, 1979, 1899-1900. 565-567.

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mand donne à X Année sociologique un Mémoire (58): autant d'indices d'un certain intérêt de la part de Durkheim pour les travaux d'anthropo-géographie, mais aussi d'une mise en question de la géographie comme discipline autonome. Les notes critiques de cette période ne peuvent être cependant considérées comme des attaques aussi radicales que celles de la seconde étape. Il semble en effet que Durkheim ne puisse encore se permettre des critiques incisives, dans la mesure où sa position au sein de l'Université est encore très problématique (59). Du reste, la formulation des critiques adressées par Durkheim à Ratzel reste enveloppée et le ton feutré et déférent.

La thèse de Ratzel est fondée sur les deux postulats suivants : « La société est l'intermédiaire par lequel l'État s'unit au sol » (art. cité, p. 1 0) d'où il vient que : « L'extension progressive du territoire des États constitue à la fois le caractère essentiel et le puissant moteur du progrès» (id., p. 14). Ils sont de nature à retenir l'attention de Durkheim, par leur contenu même et par leur forme, puisque la thèse suivante est développée dans la Division du travail social par Durkheim : « L'accroissement du volume et de la densité des sociétés détermine mécaniquement les progrès de la division du travail en renforçant l'intensité de la lutte pour la vie » (op. cit., p. 224).

A partir de leurs thèses respectives mettant en jeu des facteurs de nature similaire, Ratzel se propose de fonder l'anthropogéographie tandis que Durkheim projette d'édifier une morphologie sociale, branche de la sociologie. Les critiques que Durkheim fait des thèses de Ratzel portent sur la faiblesse des conceptualisations de l'État, des sociétés et du corps social, et même de la notion de sol. Ainsi, Durkheim en profite-t-il pour poser que le sol doit être conçu comme :

« Un phénomène social de première importance, un rouage essentiel de la vie collective. (Les sociétés) ne peuvent plus se passer de lui, parce qu'elles y ont trop mis d'elles-mêmes en lui. Mais bien entendu, il cesse d'être un fait purement géographique et peut beaucoup plus justement être rattaché à l'ordre moral, juridique, économique » (p. 538, art. cité).

Il ne peut être question d'analyser l'ensemble des comptes rendus des travaux de Ratzel que Durkheim publie dans Y Année. Ses critiques ne varient pas, quant au fond, d'année en année et ďAnnée en Année. Quant au souci qu'a Durkheim, dès la première livraison de Y Année, de vouloir « sociologiser » le champ des travaux géographiques, il est partie intégrante de ces stratégies évoquées plus haut. Peut-être, dans le choix même de Ratzel, faut-il voir un discret appel de Durkheim aux géographes vidaliens, une de ces « offres de service » (mais en vue d'une sorte de critique épistémologique) sur les fondements desquelles il est possible que les vidaliens aient été sans illusions.

En effet, dès la deuxième livraison de Y Année, Durkheim explicite ses ambitions. La brève introduction qu'il consacre à la rubrique de morphologie

(58) « Le sol, la société et l'État », mémoire, lectuelle, rapports sociaux et institutionnalisation. Année sociologique, 1898-1899, 1-14. Enquête socio-historique sur la naissance de la

(59) Cf. V. KARADY, Stratification intel- sociologie. Rapport d'ATP-C.N.R.S., 1974.

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sociale est un chef d'œuvre rhétorique (60). Dans ce texte, Durkheim définit, d'entrée, l'objet de la morphologie sociale comme : « l'étude de la structure du substrat des sociétés et du rôle de celui-ci sur les phénomènes sociaux » (art. cité, p. 520). Puis Durkheim démontre que cette branche (encore fantôme) de la sociologie est partagée par les disciplines différentes : « C'est la géographie qui étudie les formes territoriales des États ; c'est l'histoire qui retrace l'évolution des groupes ruraux ou urbains; c'est à la démographie que revient tout ce qui concerne la distribution de la population, etc. » (art. cité, p. 521).

Or les objets qu'assigne Durkheim à ces trois disciplines n'ont que peu de rapport avec leurs objets réels : ou plutôt, il s'agit de branches particulières, sinon mineures (telle l'histoire sociale et urbaine, par rapport à l'histoire générale, à l'époque à laquelle ce texte a été publié) que Durkheim érige en objets centraux, constitutifs de ces disciplines. Aussi peut-il conclure :

« II y a, croyons-nous, intérêt à tirer ces sciences fragmentaires de leur isolement et à les mettre en contact en les réunissant sous une même rubrique ; elles prendront ainsi le sentiment de leur unité » (art. cité, p. 521).

Ainsi, providentiellement, la morphologie sociale unifie ces champs : elle est à la fois définie et constituée, dans ce texte.

b) L 'interpellation directe des vidaliens par Simiand et la position ambiguë des vidalo-durkheimiens

La deuxième étape de la critique de la géographie vidalienne débute dans V Année sociologique en 1903-1904. Cette étape diffère sensiblement de la précédente : elle est essentiellement menée par certains membres de l'équipe de X Année, notamment par Simiand et Halbwachs, et marquée aussi par la collaboration de Demangeon et Vacher, deux géographes vidaliens.

Dès 1903, Simiand rouvre le débat dans Notes critiques. Sciences sociales, dans une note de méthode :

« Quelles diverses catégories de phénomène (la géographie humaine) réunit-elle dans son domaine ? Quel lien suppose-t-elle ou établit-elle entre ses différentes parts ? Quel est l'avantage scientifique de ce groupement ? Le groupement qui a été institué par des sociologues sous le nom de morphologie sociale ne répondrait-il pas à une meilleure méthode ? » (art. cité, p. 51).

A ces convictions, à peine masquées par la forme interrogative, Vacher répond, au terme de la note critique qu'il donne de La Valachie de de Mar- tonne :

(60) C'est un des meilleurs exemples de ces rente à la géographie humaine dans leur « mor- « modes de faire-valoir » analysés par V. Ka- phologie sociale ») - ce qui pouvait virer au rady : « En investissant (parfois d'idées « vrai- bluff sinon à la supercherie - les durkheimiens ment préconçues ») des sujets dont ils n'étaient ont réussi l'exploit de légiférer avec force auto- pas les spécialistes au moyen d'une sorte de rite dans un vaste empire scientifique avant transsubstantiation ostentatoire dans leurs notices même de l'avoir exploré » (art. cité, 1 979, p. 76). critiques (ex. réorganisation de la matière affé-

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« Aussi un livre comme celui de Mr de Martonne est-il le meilleur argument à proposer à des sociologues parce qu'il est un argument de fait. Ils y peuvent constater que le sol et le climat, le régime des eaux et la végétation qui en sont la conséquence, sont des phénomènes auxquels l'homme ne saurait se soustraire : consciemment ou non, tout groupe humain en subit l'influence, qu'il peut, à vrai dire, par réaction propre, limiter. Cette cause n'agit point seule ni isolément. Elle se combine avec des causes historiques de toutes natures. Mais une explication sociologique, qui tend à être intégrale, ne saurait la négliger. C'est à la démêler, à en marquer strictement l'influence que s'applique la géographie humaine, synthèse de connaissances propres aux sciences naturelles et de connaissances historiques et économiques, c'est à ce titre qu'elle est en droit de s'ériger en discipline autonome et de réclamer un rôle dans l'étude de la vie des groupements humains » {id., p. 56).

C'est la seule réponse, connue comme telle, aussi explicite que donne un géographe à un sociologue durkheimien. Simiand, guère convaincu, ne désarme pas. La pièce centrale de cette interpellation est, en effet, la note critique de Simiand sur cinq thèses de géographie régionale soutenues dans les années 1 900 (6 1 ). Simiand y pose trois questions importantes, dont l'intérêt toujours actuel dépasse la seule approche régionale (62) et met en cause la discipline dans son ensemble.

La première question porte sur les modes de détermination et de « sélection » des faits géographiques ou « localisés » et sur leur spécificité. Pour Simiand, tout fait localisé n'est pas nécessairement géographique : ne serait « fait géographique » que celui pour lequel « la localisation est essentielle comme telle ». Seuls correspondent à cette définition les « traits physiques qui caractérisent le lieu de la surface terrestre considérée » (art. cité, pp. 726-727). Simiand considère donc que la géographie est avant tout physique ou n'est pas, ou plutôt serait alors une morphologie sociale. La conclusion est un peu rapide, d'autant que - le texte le révèle - la géographie physique est d'évidence étrangère à Simiand (63).

La seconde question porte sur la nature des facteurs en jeu dans les schémas de causalité.

«Tout l'essentiel des explications par la géographie que nos auteurs tentent d'apporter des faits ou institutions économiques qu'ils considèrent, consiste en somme (...) à les ramener à certaines de leurs conditions

(61) Année sociologique, 1906-1909, pp. blés, mais il ne semble pas qu'elles aient l'espèce 723-732 : y sont analysés La Picardie de De- de prépondérance qu'on leur prête ». (« Note cri- mangeon, La Flandre de Blanchard, Le Berry de tique sur Y Anthropogéographie de Ratzel », Vacher, La Basse-Bretagne de Vallaux, Les pay- L'Année sociologique, 1898-1899, p. 557). Et sans de la Normandie Orientale de Sion. Mauss affirme avec assurance : « La géographie

(62) Sur ce point, notre analyse diffère de traitait jusqu'ici des questions de frontières, de celle de R. CH ARTIER, art. cité, 1980, pp. 32- voies de communication, de densité sociale, etc. 34, n. 5. Or ce ne sont pas là des questions de géographie

(63) C'est du reste un trait que l'on relève mais des questions de sociologie puisqu'il ne chez d'autres durkheimiens. Ainsi, Durkheim s'agit pas de phénomènes cosmiques mais de phé- lui-même, au terme d'une critique de l'« exclusi- nomènes qui tiennent à la nature des sociétés » visme géographique », conclut : « Sans doute, les (cf. article « Sociologie », La Grande Encyclopé- influences telluriques sont loin d'être négligea- die, 1901).

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techniques (matières premières, instruments de production...) et à montrer que ces conditions techniques se ramènent aux conditions physiques de la région observée ou en dépendent étroitement. Mais d'abord c'est ne pas apercevoir combien le fait économique est souvent distinct et même indépendant de la condition technique et, en tout cas, combien il est loin d'être suffisamment expliqué par elle (...); et c'est ne pas voir que le véritable phénomène économique (ainsi que nos explications) n'est pas dans les choses, mais dans l'esprit des hommes (par rapport à ces choses). En second lieu, la dépendance du fait technique à l'égard du fait physique n'est pas davantage une explication (...). Le fait vraiment explicatif est humain et psychologique et le fait physique n'est, au plus, qu'une condition » (art. cité, p. 729).

Le débat est d'autant plus intéressant que Simiand est dans son champ d'expertise (64) : mais, à une analyse passablement réductrice - parce qu'elle ignore délibérément tous les développements historiques contenus dans ces thèses — , succède une conclusion à laquelle auraient souscrit sans réticences Vidal de la Blache, Levasseur, Baudrillart et Duval et que l'on trouve sous la plume de Demangeon et de Vacher.

Enfin, la dernière question porte sur l'analyse régionale : Simiand reproche aux géographes de confondre « terrain » et « objet » et estime que l'analyse régionale peut être « tout au plus comme le terme de la science » (art. cité, p. 732), position opposée à celle de Vidal.

La critique de Simiand est donc sans concessions, à tel point que le radicalisme de ses arguments en affaiblit la portée et les rend moins convaincants. Par ailleurs, l'auteur traite ces textes comme des œuvres programmatiques, ce qu'elles n'ont ni l'ambition, ni la vocation d'être.

Les auteurs de ces thèses n'avaient pas choisi, sinon le cadre géographique de leurs travaux, du moins le sujet lui-même, c'est-à-dire la région. Ce dernier est déterminé par Vidal de la Blache et s'inscrit dans le projet de recherche du maître. Ce choix correspond à une stratégie évoquée plus haut : il permet à la géographie universitaire de se distinguer et de l'histoire et des sciences naturelles. Il vise à une actualisation des connaissances géographiques alors enseignées dans les Facultés des Lettres et dans les lycées.

Or l'une des fonctions majeures des disciplines universitaires, historique et géographique en particulier, est la formation des maîtres ; cet impératif pédagogique laisse peu de place à des recherches de type spéculatif. La priorité est donnée au savoir positif, puisque les programmes d'enseignement de ces disciplines dans les écoles et lycées sont ainsi conçus. A la différence de la sociologie universitaire, la recherche géographique se développe moins selon sa propre dynamique qu'en référence à cet impératif. Aussi cette détermination pèse-t-elle lourdement tant sur la définition même des sujets de thèse que sur leur contenu. Simiand n'en tiendrait-il pas compte dans ses critiques délibérément ?

Les notes critiques de la seconde étape ne sont pas toutes aussi incisives que

(64) Cf. P. BESNARD. "The epistemologi- (éd.), The sociological domain, Cambridge, Cam- cal polemic: François Simiand" in P. Besnard bridge University Press, 1982.

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celle de Simiand. Il semble même qu'il y ait une logique d'attribution des comptes rendus, fondée sur une prise en compte des personnalités et des positions respectives des auteurs et de leurs rapporteurs. Ainsi, il est vraisemblable que, tout en laissant Simiand. (6 5) s'attaquer à la géographie vidalienne mais seulement par l'œuvre des disciples de Vidal, Durkheim a tenté de ménager les susceptibilités et de limiter les risques de confrontation. Ainsi, non seulement Vidal de la Blache ne sera pas attaqué personnellement et directement par les durkheimiens, mais encore Durkheim fait de l'article de Vidal sur Ratzel et son A nthropo -géographie (66) un compte rendu élogieux; et c'est probablement lui qui confie la note du Tableau de la Géographie de la France à Vacher, dont le compte rendu est un hommage un peu plat, une défense et illustration timide de l'œuvre du maître (67). De même, Vacher s'acquitte de la note de La Valachie de Martonne moins vigoureusement dans Y Année sociologique que dans Notes Critiques. Sciences sociales (68).

Enfin, les travaux de Brunhes et Vallaux, vidaliens hétérodoxes, font l'objet de notes très critiques et très fermes de la part de leurs rapporteurs respectifs, Durkheim (69) et Demangeon (70).

La non-riposte des géographes vidaliens

Face aux attaques réitérées des durkheimiens, les vidaliens paraissent ne pas répondre. Mais une réponse est-elle seulement possible et, in fine, était-ce bien l'objet de cette interpellation ? Il ne pouvait y avoir de réponse acceptable, en réalité, pour les durkheimiens, compte tenu de la manière même dont ils envisagent l'organisation des sciences sociales.

Si, malgré tout, les vidaliens avaient décidé de répondre, qu'aurait pu être une réponse acceptable ? Elle eût exigé une systématisation des schémas de causalité qu'ils travaillaient à spécifier : elle eût aussi supposé l'élaboration - par les vidaliens - d'une théorie du social, soit qui leur fût propre, soit qu'elle fût empruntée aux durkheimiens. Dans le second cas, c'était du même coup faire de la géographie humaine une morphologie sociale semblable, terme à terme, à celle des durkheimiens. Dans le premier cas, c'était se condamner à l'impasse théorique à laquelle aboutissent Brunhes et Vallaux dans leurs ouvrages à ambitions théorisantes. En ce sens, on peut donc considérer que ces deux ouvrages, la Géographie humaine et la Géographie sociale constituent des tentatives de réponse, voire de riposte.

Mais d'une part, l'enjeu institutionnel paraît, sinon inexistant, du moins peu important. D'autre part, la forme même des attaques menées par les durkhei-

' (65) Comme il s'attaque à l'histoire dans sociologique, 1903-1904, 613-614. « Méthode historique et science sociale », Revue (68) Année sociologique, 1903-1904, 621- de synthèse historique, t. VI, 1903, 1-22 et 129- 623 et Notes critiques. Sciences sociales, n° 22, 157. 1903, 52-56.

(66) « La géographie politique », Annales de (69) La géographie humaine (1912) dont la Géographie. n° 32, mars 1898, 97-111, et son note critique paraît dans Y Année sociologique, compte rendu dans L'Année sociologique, 1897- 1909-1912, 818-821. 1898, p. 532. (70) Géographie sociale. Le sol et l'État

(67) Tableau de la géographie de la France (1911) dont la note critique paraît dans Y Année (1 903), dont le compte rendu paraît dans Y Année sociologique, 1 909-1 9 1 2, 8 1 4-8 1 8.

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miens paraît, en définitive, déterminer l'absence de réponse et de défense de leurs adversaires. Le système d'argumentation de Simiand est de ce point de vue exemplaire : très articulé, largement fondé, il repose néanmoins sur une conception relativement simpliste de la causalité et sur une connaissance quelque peu sommaire de la discipline visée. Mais sa clarté et sa rigueur sont frappantes en regard des explications compliquées de Vidal à propos des « rapports de la sociologie et de la géographie » (art. cité, 1 904).

Enfin, la contribution de Vacher et Demangeon, somme toute mineure, à Y Année sociologique, leur côtoiement avec certains durkheimiens ne font pas avancer le débat - quoi qu'il en soit, sans issue - de manière sensible. De même, L. Febvre n'y parvient pas plus dans La terre et l'évolution humaine (1922); sa version, très reconstruite, de cette interpellation a une fonction stratégique de même ordre que celui dont relève l'interpellation originelle des durkheimiens. En d'autres termes, Febvre utilise - à son seul profit - cette interpellation dans l'objectif d'occuper, d'investir un champ de l'histoire. Mais ceci est déjà hors de notre propos, puisqu'il concerne l'histoire et son histoire...

Conclusion

Si la géographie humaine survit à l'effacement relatif de la morphologie sociale, cette pérennité est avant tout due à la position institutionnellement forte de la géographie dans l'appareil scolaire et universitaire. L'impératif pédagogique paraît avoir conféré à la discipline ses caractéristiques de « questionnaire ouvert », d'« investigation tout à la fois multiforme et intégrée », de « recherche concrète, inscrite dans une région, dans des groupes humains, dans un paysage » (7 1 ) et non l'inverse : il ne peut et ne doit cependant être réduit, à l'analyse, ni à l'état de facteur d'ordre purement institutionnel, ni à celui de déterminant d'ordre essentiellement scientifique. Là se situe la différence fondamentale avec cette morphologie sociale, en définitive très dépendante théoriquement d'un paradigme durkheimien qui fait également fonction de programme disciplinaire, et qui sera dépassé avant d'être atteint. Dans ce mouvement constant de transformation, d'enrichissement, de spécification de l'objet et, par là-même, du champ de la sociologie durkheimienne, la morphologie sociale, que Durkheim concevait, à l'origine et en particulier dans la Division et dans les Règles, comme une branche importante de la sociologie, semble peu à peu disparaître, comme problématique et comme champ spécifique d'investigation, des préoccupations majeures de Durkheim et de son équipe. Cela tient probablement au fait que ce qui est identifié, voire approprié, comme « sociologisable » par l'équipe des durkheimiens (72) se révélera beaucoup trop vaste pour une équipe somme toute peu étoffée. Par ailleurs, il semble que l'élimination de

(71) Ainsi que la décrit Jacques REVEL (72) Par un travail considérable d'investiga- dans « Histoire et sciences sociales : les paradig- tion et de dépouillement bibliographique dont mes des Annales », Annales E.S.C., 1 979, p. 136. rend compte le contenu de l'Année sociologique.

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certaines branches - dont la morphologie sociale - puisse être mise en rapport avec une stratégie délibérée de légitimation scientifique de la sociologie. Or, compte tenu de la discipline d'origine des durkheimiens et de la hiérarchie implicite des disciplines (73) dans les Facultés des Lettres au début du siècle, cette stratégie vise en priorité la philosophie et les philosophes : c'est par rapport à elle que se situent les sociologues tant dans la forme même de leurs œuvres que par le niveau critique auquel ils se situent d'emblée, le jeu rhétorique constituant cependant, dans cette stratégie, un élément non négligeable. Il faut, en effet, aux sociologues durkheimiens à la fois s'affirmer comme philosophes et comme théoriciens et se démarquer du champ de la philosophie : de ce double objectif, la morphologie sociale surtout fera les frais, puisque trop concrète, trop liée à des disciplines déjà existantes et moins prestigieuses, telles la statistique, voire à des courants d'idées, tel l'hygiénisme (74), elle est dépourvue du prestige dont jouissent d'emblée d'autres champs d'investigation sociologique, tels la sociologie des religions et la sociologie de la connaissance.

. En définitive, ce qui différencie la morphologie sociale de la géographie humaine, c'est avant tout la logique de constitution de chacune de ses disciplines : la première se constitue ou plutôt est constituée par rapport à une stratégie d'appropriation des objets de recherche, coïncidant avec le développement et de la théorie durkheimienne et de l'école sociologique qui se forme autour d'elle, mais elle semble ensuite s'autonomiser et disparaître, tandis que cette stratégie se modifie et que s'opère une hiérarchisation des champs de recherche en fonction des instances par rapport auxquelles cette stratégie est déterminée - c'est-à-dire par rapport à la philosophie universitaire. La géographie humaine vidalienne a - par opposition - une double détermination : pédagogique et scientifique. Fait rarissime dans l'histoire des sciences, semble-t-il, la détermination pédagogique prime, parce que la discipline a d'abord été institutionnalisée dans l'enseignement primaire et l'enseignement spécial et n'a pu s'autonomiser, au niveau de l'enseignement supérieur et de la recherche, que vingt ans plus tard et grâce à la référence naturaliste; elle n'a pu le faire que dans des limites assignées par cette première détermination. La mise en évidence de ces contradictions n'avait évidemment pas pour objet de résoudre la question, elle clarifie cependant un débat dont l'actualité ne se dément pas.

Catherine RHEIN C.N.R.S., Paris

(73) Dont la philosophie constituerait le chant à l'hygiène publique, dans une perspective sommet. comparative, à propos de l'hypothèse « écolo-

(74) Halbwachs pose, en 1906-1909, la gique » développée par Bauer (cf. l'Année socio- question de fond des représentations sociales tou- logique, 1906-1909. p. 583).

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