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LA NATURE DANS L’OEUVRE DE PIERRE...

Date post: 12-Sep-2020
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Faculteit Letteren en Wijsbegeerte Vakgroep Franse Letterkunde LA NATURE DANS L’OEUVRE DE PIERRE GASCAR UNE ÉTUDE ÉCOPOÉTICIENNE SARA BUEKENS Promotor: Prof. Dr. Pierre Schoentjes Masterproef voorgelegd tot het behalen van de graad van Master in de taal- en letterkunde: Frans-Latijn 2014-2015
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Faculteit Letteren en Wijsbegeerte

Vakgroep Franse Letterkunde

LA NATURE DANS L’OEUVRE DE PIERRE GASCAR

UNE ÉTUDE ÉCOPOÉTICIENNE

SARA BUEKENS

Promotor: Prof. Dr. Pierre Schoentjes

Masterproef voorgelegd tot het behalen van de graad van Master in de taal- en letterkunde: Frans-Latijn

2014-2015

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LA NATURE DANS L’OEUVRE DE PIERRE GASCAR

UNE ÉTUDE ÉCOPOÉTICIENNE

SARA BUEKENS

MÉMOIRE DE MAÎTRISE

SOUS LA DIRECTION DU PROF. DR. PIERRE SCHOENTJES

2014-2015

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Pour tous ceux qui espèrent que le saule pleureur refleurira un jour.

Illustration : Pierre Gascar, Lichens, Bibliothèque d’Etude et de Conservation de Besançon, fonds Pierre Gascar, Ms. Z 473.

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Remerciements

Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance au Prof. Dr. Pierre Schoentjes, qui m’a introduite dans la littérature du 20e siècle et dans le monde de l’écopoétique. Je le remercie pour ses bons conseils et remarques pertinentes, pour les opportunités précieuses qu’il m’a offertes et avant tout pour sa confiance incessante en moi. Un grand merci !

Je voudrais remercier chaleureusement Ivan Arickx pour ses relectures attentives, son ingéniosité et son aide dans le toilettage du texte, ainsi que pour ses encouragements. C’est grâce à lui que ce mémoire a une forme cohérente.

Je ne saurais oublier ici Dr. Griet Theeten, qui a répondu, avec beaucoup de patience, à toutes mes questions concernant les références bibliographiques.

Finalement, je remercie le personnel du Fonds Pierre Gascar à Besançon, et en particulier Mme Marie-Claire Waille, qui m’a donné accès aux manuscrits de Pierre Gascar. Sans leur bienveillance, je ne disposerais pas d’un corpus aussi riche !

Je remercie tous ceux qui, par leurs idées, leurs conseils et leurs critiques ont contribué à la réalisation de ce mémoire.

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Liste d’abréviations

AG : L’ange gardien (1987) B : Buffon (1983) DLFH : Dans la forêt humaine (1976) ESA: L’expression des sentiments chez les animaux (1964) FO : Le fortin (1983) HA : L’homme et l’animal (1974) LBSLT : Les bêtes suivi de Le temps des morts (1953) LF : La friche (1993) LP : Le présage (1972) LS : Les sources (1975) PLD : Pour le dire avec des fleurs (1988) RV : Le règne végétal (1981)

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Introduction

Le discours écologique est omniprésent dans le monde actuel. Le souci de la protection de l’environnement n’est pas seulement intégré dans les programmes politiques mondiaux, il est quotidiennement exprimé par les journaux relatant les catastrophes écologiques qui dégradent notre planète. Pourtant, même si le grand public ne se préoccupe réellement de l’environnement que depuis les dix dernières années, le souci est ancien. Les partisans de « la société vert clair » ne datent pas d’hier.

Ainsi, « l’écopoétique », une discipline qui étudie la littérature dans ses rapports avec l’environnement naturel, démontre qu’un grand nombre d’écrivains ont déjà donné une voix au monde naturel au cours du 20e siècle, et même au 19e siècle (pensons à Élisée Reclus, qui, dans l’Histoire d’un ruisseau (1869) et l’Histoire d’une montagne (1880), exprime son attachement à la nature et témoigne d’une sensibilité écologique avant la lettre dans ses descriptions d’un cours d’eau pollué par les grandes villes1). Contrairement à l’écocritique, une approche qui est fortement liée à l’idéologie américaine et se penche principalement sur la littérature du monde anglo-saxon, l’écopoétique a permis d’élargir le champ de recherche à la littérature française. Loin d’intégrer le militantisme de l’écocritique américaine, qui se range de ce fait parmi les victim studies2, le projet de l’écopoétique reste avant tout littéraire et vise à interroger les formes poétiques par lesquelles les auteurs font parler le monde végétal et animal (cf. l’origine grecque poiein du terme, qui renvoie explicitement à l’acte de la création poétique). L’écopoétique, ajoute Schoentjes, « est d’abord une invitation à prendre en considération un champ qui a longtemps reçu peu d’attention en littérature française : l’écriture de la nature, tournée vers l’expérience sensible du monde »3.

Dans ce mémoire, nous nous concentrerons sur l’œuvre de Pierre Gascar, qui est un des écrivains français dont l’œuvre se prête parfaitement à une analyse écopoétique. Il fait partie de ces auteurs qui, dans une perspective réaliste, ont rendu présent le monde naturel et ont témoigné un intérêt pour les questions relatives à l’écologie, à une époque où tous les yeux étaient tournés vers le Nouveau Roman et la Nouvelle Critique. Et le constructivisme, conception dominante des années 1970 et 1980, proclamait l’autoréférentialité de l’œuvre d’art. Ainsi, le souci écologique exprimé en littérature, entre autres par Pierre Gascar, n’a atteint que fort tard le grand public.

1 Pour une analyse plus détaillée, voir Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Marseille, Editions Wildproject, 2015, p. 48-50. 2 Ibid., p. 23. 3 Ibid., p. 25.

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8 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

C’est peut-être la raison pour laquelle l’œuvre de Gascar est tombée dans l’oubli. Romancier, journaliste et nouvelliste, l’auteur s’est pourtant vu décerner un grand nombre de prix littéraires, parmi lesquels le prix Goncourt, qu’il a reçu pour Les bêtes suivi de Le temps des morts en 1953, est sans doute le plus important. Ayant également obtenu le grand prix de l’Académie française en 1969, il était considéré par Henri Peyre comme un des « six maîtres contemporains »4. Ses récits, souligne Schoentjes, méritent l’attention du public tant par « la qualité de l’écriture »5 que par l’actualité des sujets abordés : « La guerre, la nature, l’enfance et l’histoire en constituent les axes majeurs »6.

Or, si la critique a prêté attention à Gascar, c’est d’abord pour s’arrêter aux récits qui reviennent à son expérience de guerre. Évoquant un « univers concentrationnaire », Gascar raconte, entre autres dans Les bêtes suivi de Le temps des morts (1953), Histoire de la captivité des Français en Allemagne (1967), Le fortin (1983) et Le temps des morts : Le rêve russe (1998), l’histoire de son séjour dans un fortin au nord de l’Alsace et de sa captivité en Hollande, en Bavière, à la forêt de Bohème, dans la Ruhr, pour finir dans le stalag 325 à Rawa-Ruska en territoire soviétique avant d’être délivré le 1er mai 1945. Or, c’est exactement cette expérience de guerre qui, selon la plupart des critiques et chercheurs, caractérise l’œuvre de Gascar et en détermine la valeur. Ainsi, Curatolo, dans une analyse des Bêtes, pose que

en choisissant de rabattre l’orgueil des individus, ramenés à leurs fonctions physiologiques premières, [Gascar] s’est joint à cette génération d’écrivains français qui, comme lui, furent déportés et internés, et dont les ouvrages ont des titres sans équivoque: des plus célèbres, L’Espèce humaine de Robert Antelme ou L’Homme et la bête de Louis Martin-Chauffier, publiés en 1974, au moins connus, Les Poulpes de Raymond Guérin ou Le Wagon à vaches de Georges Hyvernaud, parus la même année que Les Bêtes.7

Si Gascar est encore connu aujourd’hui, il est, dans la plupart des cas, considéré comme l’auteur qui, à partir de ses propres expériences, a créé un témoignage de la mort, de la cruauté humaine et de la proximité entre l’homme et la bête.

Pourtant, les livres de Gascar ne se penchent pas seulement sur la mort : ils question-nent également la vie, et en particulier les secrets de la vie du monde naturel. Si l’amour de la nature de Gascar s’explique en partie par son expérience de la guerre, qui lui a montré les vices auxquels peut mener la raison, il est avant tout dû à ses origines campagnardes et à

4 Henri Peyre, Six maîtres contemporains, New York, Harcourt, Brace & World, 1969. 5 Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, op. cit., p. 67. 6 Ibid., p. 67. 7 Bruno Curatolo, « Les Bêtes de Pierre Gascar : la passion de l’être animal », dans L’animal littéraire, Des animaux et des mots, sous la dir. de Jacques Poirier, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 2010, p. 32.

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Introduction 9

son aspiration à deviner le « monde secret derrière les apparences »8. Doué d’une curiosité insatiable et d’une grande sensibilité, l’auteur vise à explorer le règne végétal par une observation attentive. A l’aide de descriptions détaillées, il veut également rendre le monde naturel tangible. Sans toutefois exclure son imagination, Gascar part toujours de la réalité matérielle pour reconstituer le tableau de ce qu’il sent, goûte, voit et entend lors de ses promenades : « L’écriture environnementale n’entend pas donner des leçons de réalisme à quiconque, mais elle oblige à prendre en considération l’expérience des sens au plus près du monde tangible »9.

En outre, Gascar exprime dans ses livres le souci de la protection du monde naturel. Selon Schoentjes, « [d]ans l’après-guerre, Gascar apparaît comme un des premiers écrivains français reconnus à réfléchir au sort des animaux dans le cadre d’une réflexion sur la protec-tion de l’environnement »10. Prêtant également attention aux changements qui frappent le règne végétal par suite du progrès industriel, il manifeste une sensibilité écologique bien avant que celle-ci fasse partie du discours quotidien. Dans son projet de mise en garde, il défend aussi bien la protection de la flore cultivée que celle du monde sauvage11.

Pourtant, Gascar, toujours optimiste, ne vise nullement à dénoncer la modernité ou le progrès industriel. Ainsi, à l’occasion de l’exposition parisienne Picasso et le béton, une exposition de gravures sur béton de Picasso et de sculptures géantes également en béton conçues par Picasso et réalisées par Carl Nesjar, Gascar a rédigé le texte du catalogue et s’est livré, pour cet artiste qui était un ami proche de son épouse, à une réhabilitation du matériau en question :

On craignit longtemps que le béton n’entrât pas si aisément dans notre univers sensible. Vain souci. Les maçons parlent couramment de la « peau du béton ». D’où, chez eux, ces appréciations, ces comparaisons, ces signes de plaisir physique devant le mur que la main caresse, un peu comme s’il s’agissait d’une bête sur le pied. Pourtant, le plus souvent, le bois du coffrage y imprimant ses veines et ses nœuds, qu’on s’emploie à faire apparaître, le béton emprunte son relief au monde végétal. Sur sa peau claire, à travers son éclat de matériau neuf, il multiplie l’image d’un cœur de sapin fossile. À intervalles réguliers, les joints des planches contre lesquelles il fut coulé se dessinent, marqueterie fortuite,

8 Pierre Gascar, Les charmes, Paris, Gallimard, 1965, p. 277. 9 Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, op. cit., p. 204. 10 Ibid., p. 218. 11 Par ce terme, nous ne voulons pas renvoyer à ce que l’on nomme wilderness aux Etats-Unis, c’est-à-dire une nature presque inaccessible à l’homme. Dans les livres de Gascar, il s’agit surtout de végétaux qui existent à l’état sauvage, comme les mauvaises herbes, ou d’animaux sauvages, comme le circaète jean-le-blanc.

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10 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

repos des surfaces, rappels de lignes qui favorisent les jeux de la lumière frisante mais qui traduisent, avant tout, un parti pris de vérité.12

À la manière de Caillois, un auteur qu’il fréquentait et avec qui il partageait une prédi-lection pour le matérialisme, Gascar cherche donc à décrire les impressions sensorielles et les images suscitées par les « pierres » de béton. En posant qu’il s’agit d’un matériau qui peut s’intégrer au paysage, par son rapprochement du règne végétal, l’auteur défend que le béton peut facilement devenir la substance d’une œuvre d’art : « Aussi n’est-il plus une seule de nos constructions qui soit aujourd’hui “dispensée d’esthétique” »13. Bref, Gascar embrasse les inventions de l’ère industrielle - même si celles-là résultent d’un processus chimique artificiel - et en encourage l’introduction dans le monde naturel : « [Nos créations] contribuent à fonder l’ordre nouveau du monde, à jeter un pont entre ce qui nous anime et ce par quoi nous sommes dominés. Elles marquent ce lent progrès vers l’unité qui consiste pour l’homme à mettre chaque fois un peu plus de sa propre lumière dans ce que, demain, éclairera le soleil »14.

L’étude que nous proposons dans ce mémoire portera sur « l’écriture de la nature » dans l’œuvre de Pierre Gascar. Notre corpus comprend les ouvrages suivants : Les bêtes suivi de Le temps des morts (1953), L’expression des sentiments chez les animaux (1964), Le présage (1972), L’homme et l’animal 1974), Les sources (1975), Le règne végétal (1981), Le fortin (1983), L’ange gardien (1987), Pour le dire avec des fleurs (1988), La friche (1993), Buffon (1983) et Dans la forêt humaine (1992). Nous intégrons également dans l’analyse les manuscrits que nous avons trouvés dans le Fonds Pierre Gascar et qui contiennent des notes de travail, des correspondances, des interviews et des articles.

Dans un premier temps, nous proposons une étude « écopoéticienne ». Nous considé-rerons la façon dont Pierre Gascar s’approche de la nature. Dans ses œuvres, il développe une certaine sensibilité envers la nature, surtout à partir d’expériences sensorielles. Nous décrirons cette interdépendance homme - nature en nous inspirant de l’esthétique de la terre d’Aldo Leopold et de l’éthique de la terre développée par Callicott, ainsi que de quelques œuvres de Lawrence Buell sur l’écocritique.

Ensuite, nous nous pencherons sur la trajectoire écologique de Gascar. Nous aborde-rons l’auteur dans une perspective soucieuse à la fois de l’éthique et de l’esthétique, cette

12 Pierre Gascar, « Du béton pour un géant », Spécial Picasso, 17/11/1966 dans Pierre Gascar, Pierre Gascar et Guy Rohou. Correspondance. 1963-1995, Bibliothèque d’Etude et de Conservation de Besançon, fonds Pierre Gascar, Ms. Z 481. 13 Ibid. 14 Ibid.

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Introduction 11

seconde perspective étant d’autant plus nécessaire que l’écriture de Gascar a connu une évolution notable. Claude Dis qualifie le style de Gascar comme

épousant toutes les courbes de la rêverie, dis[ant] l’éblouissement toujours recommencé devant le don infini du monde à la littérature, à une conscience qui sait voir et dire autre chose que les mornes plaines de la grisaille, ces objets de l’opinion. Haché par les rafales de mitrailleuse, le monde ne meurt pas qu’un regard ressuscite et redresse : donner « un air de miracle aux aspects les plus ordinaires de la vie » (Le Chemin creux) ou aux plus désespérés, chaque fois se répète l’enjeu.15

Or, cette écriture, dont les contemporains ont souligné la grande valeur, est née d’une quête fondamentale. Afin de créer dans ses livres un univers qui rend présent le monde naturel et qui met en garde le lecteur contre les dangers menaçant les règnes animal et végétal, Gascar est toujours allé à la recherche d’une forme qui accompagnerait le mieux le contenu de ses livres. C’est pourquoi son œuvre est avant tout constitué de « livres de recherche. Recherche dans l’écriture, sur l’écriture, avec l’écriture »16 ; Hubert Nyssen parle d’un « véritable périple de son écriture, d’une recherche qui témoigne d’un dépassement du besoin d’écrire »17. C’est aussi pourquoi il est particulièrement intéressant d’analyser les différentes façons dont la nature est représentée dans ses premiers livres, romans de guerre, et dans ses derniers livres, dans lesquels Gascar vise à donner, par le biais de l’histoire naturelle, une voix au monde naturel.

15 Claude Dis, « Pierre Gascar : Le Fortin (Gallimard) », La Nouvelle Revue française (Paris), 372, janvier 1984, p. 124. 16 Hubert Nyssen, Les voies de l’écriture. Entretiens avec François Nourissier, José Cabanis, Pierre Gascar, Yves Berger,... [etc.] et commentaires, Paris, Mercure de France, 1969, (« Pierre Gascar : Le pouvoir incantatoire ») p. 78-79. 17 Ibid., p. 79.

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Chapitre I L’homo curiosus

L’amour de la nature remonte chez Gascar à son enfance, qu’il a passée principalement chez son oncle et sa tante dans le Périgord noir. Très jeune et doté d’une grande curiosité, Gascar explore le règne végétal et animal et questionne le monde, afin de pénétrer jusqu’aux secrets de la nature. En rétablissant ses rapports avec les plantes et les animaux, il cherche à enrichir son existence par le sens caché, l’essence du monde qu’il découvre à travers eux. En s’enfonçant dans le concret et dans la beauté physique, le jeune Gascar déraciné et orphelin de mère rétablit avec le monde une communication sans parole qui lui permet de mieux surmonter les émotions, les sentiments et les déceptions de son enfance. Cet amour de la nature n’a plus quitté Gascar, lui permettant, dans une société modernisée et industrialisée, la réconciliation avec soi-même. Ainsi, le monde naturel est devenu intériorisé, réfléchi, partie intégrale des obsessions de sa mémoire.

La nature est d’autant plus importante pour Gascar qu’elle lui a servi de refuge lors de ses emprisonnements pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, responsable de l’entretien du cimetière dans le camp de représailles de Rawa-Ruska, il a passé des jours à se promener dans la forêt voisine. Cet endroit naturel lui a permis de s’évader mentalement des horreurs de la guerre, même si les bruits des trains déportant les Juifs au camp d’extermination de Belzec n’étaient jamais très éloignés. Par son évasion d’un camp prisonnier en Allemagne à travers une forêt-réserve, dans laquelle il était non seulement un fugitif, mais également un intrus, la nature est devenue pour Gascar un symbole de la liberté, aussi bien mentale que physique.

Les expériences de la nature occupent donc une place centrale dans les livres de Gascar. Soucieux de rendre justice à la matérialité du monde, il accorde beaucoup d’importance aux expériences sensorielles qu’il vit et qu’il décrit méticuleusement. Par le biais de l’écriture, il cherche à examiner les réalités quotidiennes dans ce qu’elles signifient au-delà des apparences. Dans ce projet, il prête beaucoup d’attention au domaine des sentiments, soucieux que la sensibilité humaine exerce une influence sur la façon dont l’homme perçoit le monde. C’est pourquoi les portraits qu’il dresse du monde naturel ne sont jamais tout à fait conformes à la réalité. Gascar se rend bien compte du caractère subjectif de « la réconfortante illusion que le premier paysage vert venu nous procure. Il provoque dans notre esprit l’irruption de l’archétype qu’une poésie champêtre séculaire et une peinture de la nature moins réaliste qu’allusive, évocatrice, de Ruysdael à Cézanne, y ont établi » (PLD : 147). En outre, l’auteur accorde beaucoup d’importance aux questions esthétiques, qui déterminent, comme en art, la valeur que l’homme accorde à ce qu’il perçoit et ses efforts pour en préserver l’intégrité. Ainsi, il est possible de rapprocher les pensées de Gascar de l’ésthétique de la terre d’Aldo Leopold et de l’éthique de la terre développée par Callicott.

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14 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

Le monde de Gascar est également celui du savoir, de l’étude, de l’interrogation métaphysique. À la question de savoir pourquoi il est tellement au fait de tous ces problèmes de plantes, Gascar répond qu’ « en vivant à la campagne, on est vite familier de tout cela »18. Or, à ces connaissances relevant de l’expérience campagnarde s’ajoute un savoir scientifique dû à son intérêt toujours grandissant pour l’histoire naturelle. Ainsi, dans ses livres, il ne donne pas seulement la parole à ceux qui n’en ont pas (les plantes et les animaux), mais également à ceux qui par le passé ont déjà essayé de faire parler le monde naturel (hommes de science ou d’aventures d’autrefois).

Dans ce premier chapitre, nous étudierons la façon dont Gascar se rapproche de la nature. Dans cette recherche, nous prêterons d’abord attention à la façon dont Gascar découvre le monde à l’aide des sens. Nous tiendrons également compte du rôle de la mémoire et de la place que la nature occupe dans ses souvenirs. Nous étudierons comment Gascar cherche à approfondir sa connaissance du monde à l’aide d’un savoir scientifique, pour ensuite nous pencher sur les sentiments qu’éveille le monde naturel chez Gascar. Étant donné que ces sujets concernent surtout le règne végétal, nous finirons par un chapitre sur les animaux, qui donne lieu à des réflexions sur des questions éthiques de mort et de consolation.

18 Pierre Gascar, Papiers personnels et documents divers, Bibliothèque d’Etude et de Conservation de Besançon, fonds Pierre Gascar, Ms. Z 489.

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L’homo curiosus 15

I. 1. LES CINQ SENS

[L]a proximité du sol nous met, par surcroît, au seuil de notre résolution physique. La terre vous dessèche la main, même lorsque, mouillée par la pluie, elle y adhère. […] Deux jours de jardinage à la main nue, et la peau durcit, s’écaille, jaunit, autour de vos doigts. […] En donnant à ma main le brunissement et les flétrissures d’une main centenaire, la terre suggère ainsi ma résurrection ; elle la hâte, réveille déjà cet autre moi vivace que ce que la mort arrachera de moi fera grandir. […] Je ne reconnaissais déjà plus ma main, et ce qui la transforme, montant lentement, le long de mon bras, commence à m’imprégner tout entier, si bien que, si l’on me tendait un miroir, je ne serais pas surpris d’y découvrir, à la place de mon visage, celui d’un très vieux paysan, surgi du fond des temps, dans une lumière sépia, et portant sur lui une odeur de fèves. (LS : 86-87)

Toute observation est subjective

L’homme s’approche d’abord de la nature à l’aide de ses cinq sens. La vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût lui permettent d’entrer en contact avec le monde qui l’environne. Selon Jean-Louis Leutrat, examinant les personnages des œuvres de Julien Gracq, « [l]a nature de l’homme est de sécréter sa propre disparition. Il ne reste plus à l’être qu’à tourner ses regards sur le monde qui l’entoure et à jouir des éléments du décor »19. Pour vivre son intégra-tion dans la nature, l’homme cueille des fleurs, regarde le végétal flottant à la surface d’une rivière et goûte les mûres qu’il trouve lors de sa promenade.

Or, la perception du monde environnant est différente pour chaque homme. Si l’on ques-tionnait des hommes qui se trouvent au même moment au même endroit, on constaterait qu’ils observent et interprètent les phénomènes naturels différemment selon leurs intérêts, leur attention, leur sensibilité… L’observation à travers les sens est essentiellement subjective et influencée par l’état physiologique et émotionnel du sujet observant. La perception étant aussi bien physique que psychologique, elle devient un compromis entre les caractéristiques de la réalité et celles de l’observateur. D’après Leutrat, « [n]ous ne parvenons pas à avoir du monde extérieur une vision stable »20. Selon Leopold, il ne faut pas oublier que non seulement la pensée dérive de l’expérience, l’expérience dérive tout autant de la pensée : « Le “monde”, tel qu’il pénètre en nous à travers nos sens, est filtré, structuré et ordonné par le cadre conceptuel à partir duquel nous l’appréhendons, qui est lui-même antérieur, non pas nécessairement à toute expérience, mais à toute expérience construite »21. Il y a toujours une interaction entre « le

19 Jean-Louis Leutrat, Gracq, Paris, Editions Universitaires, coll. Classiques du XXe siècle, 1967, p. 64. 20 Ibid., p. 74. 21 J. Baird Callicott, « L’esthétique de la terre », dans Aldo Leopold, La conscience écologique, Marseille, Editions Wildproject, coll. Domaine sauvage, 2013, p. 220.

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16 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

composant formel créatif (ou actif) »22 de l’expérience et « le composant sensoriel réceptif (ou passif) »23. En sélectionnant et structurant ce qu’il perçoit, l’homme donne du sens au monde. Toute image qui en découle est donc déformée.

En outre, l’imagination joue un rôle important. L’observation n’est souvent qu’un prétexte à une réflexion intégrant aussi bien le phénomène (extérieur) perçu que tout le savoir et toutes les images qui y peuvent être associés. C’est pourquoi Roger Caillois, dans sa descrip-tion des pierres, ne se borne pas à une simple évocation des formes. Il met l’accent sur ce à quoi les formes des pierres font penser et à quoi elles sont associées dans l’esprit. Il présume que « [l]a vision que l’œil enregistre est toujours pauvre et incertaine. L’imagination l’enrichit et la complète, avec les trésors du souvenir, sans compter ce que, d’elle-même, au besoin, elle invente ou elle rêve »24. Selon Marinella Termite, qui affirme que tout écrivain est un paysa-giste et que la littérature est destinée à rendre sensible le monde, « [l]a sensation, l’impression, l’émotion constituent des moyens pour accéder à l’action paysagiste qui élabore un sentiment de la nature au moment où la relation humaine à l’espace engendre une approche raisonnée unique »25.

L’expérience sensorielle

Dans ses récits, Pierre Gascar attache beaucoup d’importance au contact physique avec la nature. Puisque, dans la plupart des livres, il met en scène un narrateur à la première sonne, nous suivons un « je » qui explore le monde à travers les sens. Ce rapprochement sensoriel est d’autant plus important qu’il permet à l’homme de se lier avec la nature d’une façon émotive : « Le sentiment de notre intimité physique avec la terre nous associe confusément à la vie végétale. Chaque graine détient un peu de mon obscure mémoire, en même temps qu’un peu de mes plus obscures chances d’avenir » (LS : 88). Ceci explique le goût de Gascar pour le jardinage : « mais [le] pouvoir [des fleurs] aurait été moindre, si je ne les avais pas cultivées de mes mains ; il fallait cette proximité, ce contact physique répété, cette intimité avec la plante, pour que le rêve passât d’elle à moi. Quand il parle de « l’éloignement infini du monde des fleurs », le grand poète allemand Novalis définit parfaitement l’impression d’irréalité, d’au-delà, que donne une fleur longuement contemplée » (PLD : 64). Grâce à la relation physique et émotionnelle qui s’établit entre l’observateur et le végétal, par le biais de la vue, du toucher, de l’odorat, de l’ouïe et du goût, le monde perçu est doté d’une signification.

22 Ibid. 23 Ibid. 24 Roger Caillois, L’écriture des pierres, Genève, Editions D’Art Albert Skira S.A., 1970, p. 91. 25 Marinella Termite, Le sentiment végétal, Macerata, Quodlibet, 2014, p. 43.

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La vue

Pour l’homme, la vue est le sens le plus apte à appréhender et explorer le monde. Or, la vue est également le sens le plus trompeur. L’homme peut-il toujours se fier à ses yeux ? Dans Le fortin, Gascar insiste sur l’importance de la durée du regard pour atteindre une certitude suffisante : « Les rivières du nord de l’Allemagne sont si lentes que, pour y constater l’existence d’un courant, on doit attacher longtemps son regard à quelque feuille morte ou quelque autre débris végétal qui, flottant à la surface de l’eau, finit par y trahir un mouvement. Je cédais, chaque fois, à cette fascination un peu morne » (FO : 145). Dans Le présage, Gascar constate que même un regard prolongé ne permet pas à l’homme d’avoir le cœur net : « Proches des créations les plus obscures de notre esprit […], les lichens glissent facilement hors de leur réalité et nous contraignent souvent à vérifier leur existence. […] Sont-ils vraiment là ou ne les voyons-nous qu’en rêve ? On en vient à penser à une “végétation du regard” » (LP : 25). En outre, sous l’influence des circonstances, comme le mouvement ou l’état physiologique de l’observateur ou encore la distance entre l’observateur et l’objet observé, le phénomène perçu peut subir un changement : « Par l’effet de la rapidité de notre marche, les troncs semblaient au loin se mêler comme dans une ronde, se superposer, et cette apparence de mouvement favorisait les aberrations visuelles. À une certaine distance, la forêt non seulement s’obscurcissait, mais se refermait sur elle-même, par la suite du resserrement des arbres dans la perspective, formait comme un mur » (RV : 131). Par illusion d’optique, la hauteur de grands arbres peut même provoquer chez l’observateur un sentiment de sujétion (RV : 135).

Toute observation est sélective. L’homme n’arrive pas à vraiment voir tout ce qui surgit dans son champ visuel. Or, la sélection visuelle est parfois volontaire. L’homme développe délibérément une cécité envers les phénomènes naturels selon lui disgracieux, comme les mauvaises herbes. C’est ce que remarque Gascar au sujet du nostoc :

Chacun l’excluait instinctivement du champ de son regard, comme nous le faisons pour les plantes sauvages d’un aspect peu attrayant […]. Cette espèce de cécité née de l’accoutumance et de l’indifférence est plus grande encore chez les paysans, dont on sait qu’ils ne connaissent que les plantes dont ils tirent profit et celles qui nuisent à leurs cultures. (RV : 168-169)

Pour que l’observation visuelle soit possible, il doit y avoir une certaine quantité de lumière. La lumière permet de distinguer des formes et des couleurs. De plus, l’intensité de la lumière modifie les couleurs perçues :

Ces variations [de couleur] peuvent être extrêmement brèves […] et nous les interprétons alors, le plus souvent, comme de très légers éblouissements dus à la dilatation spasmodique de notre pupille. Il s’agit en fait d’un brusque regain de lumière dépendant de l’état du ciel, du mouvement des nuages ou d’une sorte de turgescence interne qui vient de porter la vie de la plante à un plus haut degré

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d’intensité. Nous ne pouvons pas déceler ces phénomènes, les percevoir objectivement, mais, sachant qu’ils existent, nous pouvons tenir pour naturelle certaine vibration du paysage que nous attribuerions sans cela à une pure illusion d’optique. (PLD : 34)

C’est pourquoi, d’après Gascar, « [l]a vie de la lumière ne se trouve nulle part mieux reflétée que dans le règne végétal » (PLD : 32). Étant donné l’importance de l’intensité de la lumière, le monde est perçu différemment le jour que la nuit. L’obscurité et les ombres contribuent au caractère terrifiant du monde:

En vérité, nous ne vivions dans cette demi-illusion que pendant la journée. La nuit venue, le fortin se refermait sur ses occupants et semblait se barder, se hérisser de toutes ses défenses jusque-là comme abolies ou, du moins, estompées dans la lumière du soleil, l’ombre mouvante des feuillages, le bonheur de l’été […]. (FO : 17)

Sur ce point, l’expérience de Gascar s’oppose à celle des personnages de Gracq, pour qui, selon Leutrat, « [l]a nuit semble être un moment particulièrement propice à l’apaisement de tout l’être, à cause de l’ “incroyable vigueur” qu’elle donne aux perceptions. L’esprit alors s’échappe et se perd dans la “fraîcheur purifiante de la nuit”. […] L’homme se sent régéné-ré »26. Par contre, la vision franche qu’offre la lumière du jour provoquerait une forme d’inquiétude27.

Dans son livre sur le sentiment végétal, Termite développe également une réflexion concernant l’influence de la lumière sur notre perception du monde. Cette influence s’exerce aussi bien sur le processus de perception que sur le résultat. Termite analyse La réticence de Toussaint dans cette optique. D’après elle, la lumière « agit d’abord par rapport au sujet, en garantissant la nuance. Le verbe apercevoir ainsi que le faible éclairage guettent les références spatiales et les déploient comme points de repères filtrés. Tout cela favorise un changement de connotations, comme dans le cas de la lumière liquide »28. Dans son analyse de l’Opéra muet de Sylvie Germain, elle met également l’accent sur les « connotations sensorielles »29 engendrées par la lumière et donnant « forme au visuel »30.

La photographie permet de fixer, de façon visuelle, une des images de la réalité mou-vante qu’est la nature pour enregistrer « l’essentiel de sa signification » (PLD : 35). La photographie révèle les variations d’intensité d’éclat et de couleur que la lumière introduit dans le monde végétal selon le moment de la journée. L’image enregistrée sur une photo n’est pas

26 Jean-Louis Leutrat, op. cit., p. 68-69. 27 Ibid., p. 36. 28 Marinella Termite, op. cit., p. 82-83. 29 Ibid., p. 100. 30 Ibid.

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seulement aussi fidèle que celle perçue par l’œil, elle est également « parée de subtils prestiges » (PLD : 32). Photographier la réalité, c’est « la révéler, la recréer, puisque c’est superposer à tous ses états antérieurs et futurs celui dans lequel on veut se persuader et persuader les autres que son existence atteint à la plénitude » (PLD : 35-36).

L’odeur et le goût

Grâce à une confrontation fréquente, pendant son enfance, à toutes les odeurs prononcées de la vie quotidienne, Gascar se dit très sensible aux expériences olfactives. Très jeune, il commençait sa conquête du monde à travers les odeurs :

Je partais seul, quelquefois, le matin, explorer les rochers d’où la mer se retirait. [...] Je cédais moins, ce faisant, à l’instinct du pêcheur qu’au goût des plaisirs tactiles et olfactifs que je trouvais dans cette prospection. [...] [L ]’odeur du goémon encore frais exposé au soleil, celle de la vase de mer où courent des vers [...] me semblaient faire partie de la foule d’éléments nouveaux qui composaient le nouvel être en train de se constituer en moi. (AG : 174-175)

Gascar a développé une sensibilité profonde aux odeurs. Dès qu’il rencontre une odeur étrange, il est capable d’en analyser les différents composants et d’en déterminer l’origine naturelle. Ainsi, il décrit de façon extrêmement détaillée l’odeur dégagée par les casiers métalliques des grandes salles du Muséum d’histoire naturelle :

Celle des vieux papiers est plus neutre, plus discrète, et ne permet pas de lui supposer une origine naturelle, comme celle-ci. [...] Ce n’est pas là cependant ni l’odeur de la terre fraîchement remuée, ni celle de l’herbe coupée ou des feuilles pourrissantes, encore moins celle des roses dont les plants viennent garnir les parterres, sous les fenêtres mêmes de la salle aux casiers, entre le temps des tulipes et celui des chrysanthèmes. Il s’agit d’une odeur confinée rappelant, mais d’assez loin, celle des fonds de sachet ayant contenu des plantes pour tisanes, restes de tussilage, de pied de chat, débris de pétales de mauve, du coquelicot, la fameuse composition pectorale dite des « quatre fleurs »... (PLD : 9-10)

Il a rencontré cette même odeur dans un magasin pharmaceutique lors d’un voyage en Chine. Pour rendre compte de l’énorme complexité d’une odeur tellement stratifiée, variée et nuancée, il la décrit paradoxalement comme « l’odeur poussiéreuse des plantes qui ont perdu leur senteur » (RV : 78).

Leutrat souligne également le rôle des odeurs dans la relation qui s’établit entre les personnages de Gracq et le monde naturel. Il relie même cette importance des odeurs à la vocation écologique de Gracq, en affirmant, dans un sens figuré, que « ce que son œuvre nous

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apporte, c’est bien “l’odeur troublante et vireuse de l’exquise pourriture européenne” »31. Termite souligne le rapport étroit entre l’odeur et la lumière32. Selon elle, la particularité de ce sens réside dans le fait que, dans plusieurs romans, il est toujours présent « en tant que caractéristique des végétaux »33.

Fort conscient des caractéristiques vénéneuses de beaucoup de fleurs, Gascar limite son expérience gustative du monde végétal. Dans Les sources, il témoigne de la « saveur acidulée » (LS : 97) des tiges de l’oxalis, qu’il mâchait « plus par jeu d’ailleurs que par goût » (LS : 97). Cet exemple reste isolé dans notre lecture de Gascar.

L’ouïe

Pour Gascar, l’ouïe est le sens par excellence pour pénétrer dans l’essence des choses. Les bruits produits par le monde végétal sont perçus comme des appels auxquels l’homme est obligé de prêter attention. Les sons naturels permettent à l’homme d’ « atteindre ce niveau où la conscience de soi devient conscience du monde » (LS : 12). Cela explique l’émotion que suscite le son du murmure d’une source. Gascar se sent projeté dans un autre temps et espace pour arriver à sa propre essence d’homme en tant que partie de la nature:

Plus important que cet attendrissement facile, est ce que je ressens en écoutant ce murmure. Par la source, comme le long d’une racine d’eau, je remonte jusqu’à la souche. Remonter, c’est trop dire encore : toute distance, en fait, est abolie, et c’est juste derrière ce mur de cave luisant d’humidité que commence l’autre espace, un espace où je m’imagine affranchi et des lieux et du temps. (LS : 15)

Voilà pourquoi la disparition de la source dans sa maison l’afflige profondément : ce murmure témoignant du dynamisme et de l’animation du monde végétal, susceptible de faire vibrer l’âme humaine, est sur le point de disparaître. Or, il se rend compte que, par la grande solidarité de tous les constituants de la nature, l’homme inclus, ce murmure de sa source disparue est réverbéré en écho partout au monde et ne disparaîtra jamais entièrement :

Je n’entends pas le moindre murmure d’eau, là, à mes pieds, dans le sol, même quand je m’accroupis. Perdue à jamais, la petite source ? Non ! Je la découvre maintenant : elle est dans chacun des bruits qui rendent vivante cette nuit de printemps. L’oiseau la détient : elle frémit dans ses ailes. Elle bat, à coups régu-liers, dans le goitre du crapaud. Elle frisonne dans l’échine du chat qui va à ses amours. Elle s’enfle, se multiplie, dans la rivière. Elle est dans le patient tourment des bêtes du troupeau ; dans l’agitation imperceptible des banches où les feuilles ont encore le duvet des bourgeons. Elle est aussi en moi, insoupçonnable, muette,

31 Jean-Louis Leutrat, op. cit., p. 76. 32 Marinella Termite, op. cit., p. 62-73. 33 Ibid., p. 66.

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comme tarie, mais là cependant, présente, vivante, si l’on tend bien l’oreille, si l’on se recueille, un instant, oui, là, au fond de l’ombre, du doute, de l’angoisse, mur-mure fidèle de l’espoir. (LS : 49-50)

Le toucher

Dans L’ange gardien, Gascar souligne combien il est important pour les enfants de faire la connaissance des choses par le toucher. Il décrit comment les jeunes, lui inclus, explorent la rivière et la terre à l’aide de leurs mains et pieds :

Nous […] suivions le cours [de la rivière], pieds nus dans l’eau, avec la même vigilance que si nous avions descendu ou remonté l’Amazone ; nous aimions explorer de la main, avec une certaine inquiétude qui donnait du prix à cette prospection, les excavations qui s’ouvraient dans la rive, juste au niveau de l’eau. […] Marchant souvent pieds nus, l’été, ou, au mieux, avec des espadrilles à la semelle de cordes tressées, nous avions acquis une grande science des épines et étions sans doute les seuls à savoir combien la nature en était pourvue. (AG : 63-64)34

Cette science dont parle Gascar déborde même le niveau concret. C’est ce qu’il éprouve en cueillant des pois sur les champs : le contact avec la plante « qu’on trousse de la main » (AG : 68) donne accès à l’essence des choses. C’est donc d’abord le paysan qui, par son contact quotidien avec la terre, a accès au savoir abstrait de « la vérité des lieux et de l’heure » (AG : 68) révélée par le toucher.

Le toucher ne permet pas seulement d’acquérir du savoir, le geste de mettre la main sur quelque chose est également un acte de prise en possession : « Ce faisant, nous reprenions possession de notre domaine ; le ruisseau nous appartenait » (AG : 63). Une réflexion pareille est développée dans Le présage, au moment où Gascar décrit le sentiment particulier du contact des lichens. Il parle du besoin de toucher le monde végétal, de « [c]e besoin de

34 Les exemples sont multiples : « En vérité, j’avais beaucoup plus l’impression de pénétrer au cœur de la plante quand j’enfonçais mes doigts dans la terre » (AG : 109) ; « Il y avait d’abord les simples procédés d’apprivoisement ou, si l’on préfère, d’humanisation du règne animal et du règne végétal : le plus simple consistant à faire courir sur sa main ou sur sa jambe un insecte reconnu inoffensif, ainsi un coléoptère, en en choisissant un d’assez lourd ayant des pattes un peu crochues, car le jeu était aussi dans ce qu’on éprouvait : à travers ce laborieux trajet sur votre épiderme, la proximité, l’intimité d’une vie. On allait un peu plus loin, avec le phénomène d’animation obtenu à l’aide d’une herbe des terrains incultes dont l’épi, assez gros, porte des barbes hérissées de dents imperceptibles. […] Cette faculté d’ancrage donne à l’épi une sorte de pouvoir de reptation : introduit sous vos vêtements, à l’endroit du poignet ou du col, il gagne peu à peu, à la faveur des mouvements les plus habituels de votre corps, votre épaule, votre poitrine ou votre dos ou votre ventre, jusqu’au moment où, en en riant, vous retirez de votre culotte ce parasite végétal imprégné de votre chaleur et de votre odeur » (AG : 158).

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vérification par le contact, ce besoin de poser le doigt sur l’objet dont la nature ou l’origine nous émerveille, comme si, de cette manière, nous le faisions nôtre » (LP : 150).

La cueillette de fleurs est une forme de prise en possession particulière. Au besoin de savoir ou de vérification s’ajoute une aspiration esthétique : l’homme veut s’approprier la beauté du monde. Gascar, même s’il prévient le lecteur des dangers qu’engendre la cueillette, c’est-à-dire la disparition d’espèces florales, y voit quelque chose d’essentiellement humain : « La possession de la nature est indissociable de l’idée de liberté, qui, bien qu’incluant les droits de l’esprit, représente la réhabilitation de nos instincts primordiaux. Ainsi la préservation de la nature destinée à nous garder le plus essentiel de nos biens impose inévitablement une frustration à notre propre nature même » (PLD : 105). La cueillette permet également de se rapprocher de la nature d’une façon spirituelle : « elle introduit aussi une idée de sélection, de choix effectué dans la masse florale, et devient la matière d’une offrande dont la destination reste inconnue […]. Celle-ci établit notre rapport le plus concret et, en même temps, le plus religieux avec la nature » (PLD : 106). Bref, la cueillette a beau constituer une menace pour la conservation de certaines espèces, elle contribue au respect que l’homme éprouve envers la nature et fait croître une sensibilité écologique.

La cueillette individuelle de plantes sauvages, en dépit de ses effets à long terme, ne peut pas être considérée comme un attentat contre la nature. Que nous nous emparions « pour le plaisir » de certaines de ses productions nous rapproche d’elle, la fait répondre à notre obscur désir d’établir une relation, aussi précaire soit-elle, entre certains moments de notre vie intérieure et de la vie […] du monde végétal. Ce gain d’intimité fait de nous potentiellement les protecteurs des plantes sauvages, alors même que, par la cueillette, nous nuisons à leur maintien ou à leur propagation. Car, gagnés au végétal, nous sommes portés à inverser notre action, à agir par différents moyens en faveur d’une préservation générale des espèces, à dénoncer, pour commencer, les grandes nuisances de la civilisation moderne […]. (PLD : 109)

Finalement, le contact physique avec la nature influe sur l’état émotionnel des hommes. C’est pourquoi Alice, la compagne de Gascar, aime tellement la cueillette : cette occupation implique une collaboration intime entre les deux conjoints (PLD : 108). Car, ajoute l’auteur, au plaisir de la prise « se mêle toujours quelque chose d’amoureux » (PLD : 109). Le pouvoir consolateur du contact intime avec la nature est clairement décrit par Gascar. Dans Pour le dire avec des fleurs, il se rappelle combien, dans son enfance, dans l’embrassement d’un arbre, il se sentait « secouru » (PLD : 129). Ce n’est pas un hasard si cette capacité thérapeutique des arbres se trouve soulignée dans deux récits sur ses expériences de guerre. Après avoir embrassé une femme, dans Le temps des morts, Gascar s’appuie contre un arbre. L’appui qu’offre l’arbre, décrit dans la phrase finale du livre, n’est pas seulement physique : « je m’appuyai contre un arbre. Un grand silence s’était fait en moi et autour de moi. Au bout d’un moment,

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j’essuyai mes larmes et je retournai à mes morts » (LBSLT : 290). À la fin de La forêt, Gascar explique pourquoi, échappé d’un camp allemand, il veut rester seul dans la forêt, au risque d’être découvert :

S’étendre, dormir longtemps, aller et venir pieds nus, sans but, trouver un ruis-seau… Il me venait l’idée que, resté seul, je découvrirais dans la forêt ce qu’elle nous tenait caché et dont, depuis la veille, je devinais, sinon la nature, du moins l’existence. (RV : 155)

Dans ces phrases, Gascar résume combien le toucher permet une exploration de la nature et la découverte de la vérité des choses. Après avoir pris congé de ses compagnons, il cherche l’appui d’un arbre : « Je m’assis contre un arbre et me recroquevillai le plus que je pus, les mains sur les épaules, dans un état d’attente confiante, attente dont je n’aurais pas pu définir l’objet : ma vraie évasion commençait » (RV : 156).

L’association des sens et la mémoire involontaire

Les expériences sensorielles que Gascar a vécues pendant son enfance se caractérisent par leur puissance d’impact. D’après Gascar, la force de l’impression produite sur lui par le monde végétal est due à la jeunesse de l’observateur :

L’impression de richesse, de luxuriance, de profondeur que j’y éprouvais, je la devais, bien sûr, à l’acuité de mes sens, qui s’est affaiblie depuis, ou plutôt aux correspondances qui existaient alors entre eux. L’association des sens est un des privilèges de l’enfance ; on se cloisonne, en vieillissant. (LS : 96)

Termite affirme que le « sentiment végétal » se caractérise avant tout par une association presque constante des sens35. Toutes les impressions sensorielles se réunissent dans l’écriture, par laquelle l’auteur fournit au lecteur un aperçu complet de l’expérience du monde36.

Selon Gascar, l’homme ne saurait sous-estimer le pouvoir de la mémoire humaine. Quand il voit réapparaître, après quelques années, les nigelles dans son jardin, la forme et la couleur des fleurs sont toujours gravées dans son esprit : « ce n’est pas le simple souvenir d’un état de mélancolie, mais celui-ci dans sa réalité même, la couleur de ces fleurs étant restée à jamais modifiée à mes yeux par mes sentiments d’alors » (PLD : 66). Impressions sensorielles, sentiments et interprétations se mêlent, constituant un ensemble qui continue à exercer une influence sur l’observateur pour le reste de sa vie. C’est là qu’entre en jeu la mémoire involon-taire.

35 Marinella Termite, op. cit., p. 41. 36 Ibid. : « Si le regard peut détailler les formes, les couleurs, les odeurs qui assurent la présence de l’invisible, l’espace devient ainsi la « grande fleur de l’écritoire » contemporain, la coordonnée perdue et à dessiner, dépassant sa condition virtuelle, et à reconfigurer, selon les ressources du végétal. »

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24 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

Termite affirme que l’odorat, associé aux autres sens, à des sentiments et à des souvenirs personnels, met en œuvre la mémoire inconsciente:

L’odorat, forme de perception sensorielle, assure une mise en mémoire durable et résistante des sensations à travers des associations iconiques, verbales ou à travers un effort analytique soutenu par l’aptitude à la discrimination orientée aussi bien vers les mauvaises odeurs que vers les bonnes odeurs. […] En condensant les affinités et les oppositions, l’odorat joue avec la multisensorialité et impose les comparaisons et les métonymies afin de suggérer les origines et l’effet subjectif. […] [L]e nez s’appuie sur les ressources de l’insaisissable en construisant un système complexe de présentation qui met en relation les cinq sens à travers les postures spatiales et temporelles.37

Enfant, Gascar souffre d’un ver solitaire. Le médecin ordonne comme traitement la déglutition de l’extrait de rhizome de fougère. Or, le jeune Gascar supporte mal cette cure : « Le goût de la fougère me donnait des nausées accompagnées de migraines » (AG : 60-61). Quand, pendant la guerre, Gascar, adulte, est confronté à l’odeur des fougères, il vit à nouveau les tourments de son enfance :

L’odeur de cette plante m’a rappelé mon marasme d’alors, à la fois corporel et moral, plus de quinze ans après, pendant la guerre, dans le camp de représailles de Rawa-Ruska, où je m’étais fait, pour dormir, une litière de fougères. Dans un des pires moments de ma vie, j’ai ainsi retrouvé, avec sa réalité physique même, la tristesse de mon enfance. (AG : 61)

Bref, Gascar, tout comme Proust trempant une madeleine dans sa tasse de thé, subit les effets de la mémoire involontaire. Il se rend compte du caractère subjectif et individuel de toute expérience sensorielle: « Mais pouvait-on raisonnablement [..] faire maintenant à ce point confiance [à la nature], au moyen de cette demi-cécité où la mémoire inconsciente se substitue au vrai regard ? » (PLD : 147)

Les fleurs nous regardent

D’après Termite, dans La femme changée en bûche de Marie Ndiaye, les végétaux aussi bien que l’homme disposent de capacités sensorielles. De cette manière peut s’instaurer une véritable communication entre observateur et observé. Cela implique que le végétal perçu est plus qu’un élément passif : il parle à l’homme. Selon Termite, « [l]es arbres dépassent leur caractéristiques spatiales de délimitation des parcours et animent un dialogue avec le “je” qui se met à l’écoute de leurs voix »38. Se fondant sur les œuvres de Gracq, Leutrat décrit le même

37 Ibid., p. 62-63. 38 Ibid., p. 162.

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pouvoir communicatif de la forêt: « La forêt, qui est à la ressemblance de la vie humaine, est un grand être qui écoute, qui respire, qui attend, qui croît […] et qui est parcourue du frémissement des signes. Parfois, à la faveur d’un orage, elle sort de son mutisme, parle et se fait terrible »39.

Dans Le règne végétal, Gascar décrit également les capacités communicatives des arbres : les hêtres « port[ent] leur feuillage presque immobile très haut dans la lumière, hors de l’ombre où les autres arbres mêlaient leurs frondaisons, je me demandais même s’ils “parlaient” aux habitants de la forêt » (RV : 136). Si le passage permet encore d’interpréter les « habitants de la forêt » comme l’ensemble de végétaux et animaux présents, Gascar explicite dans Les sources que c’est bien à nous que la terre s’adresse : si l’homme substitue l’eau industrielle à l’eau naturelle des sources, « la terre aura perdu comme son regard, son intelligence. Une intelligence qui, à notre insu, se communiquait à nous » (LS : 30). Dans Le règne végétal, Gascar loue les particularités du nostoc, qui est comme « l’œil de la terre, une espèce de gemme vivante dans laquelle le rocher, le sol même semblait nous regarder » (RV : 172). Cela conduit Gascar même à reconnaître au nostoc, et par extension à tout végétal, la possession d’une âme (RV : 177).

Pour Gascar, le mérite de Basile Besler, auteur du Hortus Eystettensis, réside sans aucun doute dans la représentation des fleurs : pour la première fois, les fleurs sont tournées « vers l’extérieur, vers le spectateur » (PLD : 24-25). Baisler rompt ainsi avec la tradition médiévale, dans laquelle les fleurs sont toujours tournées vers le ciel. Tournées vers l’observateur, elles font penser « à une attente, une quête, un état de disponibilité nouveau » (PLD : 25) de sorte que « de la vieille magie et, en partie, du divin, allait se substituer à la contemplation pure, et établir de vrais liens entre le monde végétal et l’homme. Pour lui, un nouvel âge commençait, en cet instant où, si, pour la première fois, les fleurs le regardaient, c’était parce qu’il se trouvait enfin prêt à les regarder pour de bon » (PLD : 26). La complicité entre hommes et fleurs, note Termite, passe du physique au métaphysique, du fait que ces dernières « sont capables d’agir, d’écouter, de murmurer »40.

L’esthétique de la terre

Selon Aldo Leopold, l’expérience sensorielle est fortement liée aux questions écologiques : elle a une grande influence sur la valeur que l’homme accorde à la nature. Et puisqu’il s’agit d’abord de questions esthétiques, la vue est le sens le plus déterminant. Pour Leopold, « notre faculté à percevoir la qualité d’un paysage naturel commence, comme en art, par le plaisir des yeux [...]. Elle s’étend ensuite, suivant différentes étapes du beau […] à des

39 Jean-Louis Leutrat, op. cit., p. 68. 40 Marinella Termite, op. cit., p. 169.

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26 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

valeurs non encore captées par le langage »41. Ce qui plaît aux yeux doit être conservé. C’est pourquoi « le degré de beauté » d’un paysage détermine dans une large mesure les actions humaines : « Examinez chaque question en termes de ce qui est éthiquement ou esthétiquement juste [...]. Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse »42. Or, ajoute Callicott, l’homme est toujours capable d’apprendre à apprécier ce qui n’est pas très agréable d’un point de vue sensoriel : « Même si une esthétique de la nature [...] doit s’affranchir de la domination de la perception visuelle et intégrer d’autres modalités sensorielles, il ne suffit pas d’ouvrir nos sens et de se laisser porter par les stimuli naturels »43.

41 Aldo Leopold cité par J. Baird Callicott, « L’esthétique de la terre », op. cit., p. 217. 42 Aldo Leopold, cité par J. Baird Callicott, « L’esthétique de la terre », op. cit., p. 213-214. 43 J. Baird Callicott, « L’esthétique de la terre », op. cit., p. 221.

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L’homo curiosus 27

I. 2. SOUVENIRS D’ENFANCE

Quel est donc ce moi sacralisé, inaltérable, qui me tient lieu de référence pour juger la valeur, mieux, la validité de ma vie ? C’est, on l’a deviné, l’enfant que j’ai été. Un enfant malheureux, mais à qui son malheur secret avait donné une telle perception du monde qu’il n’a cessé, par la suite, de m’apparaître détenteur de possibilités dont les faits qui constituent mon existence ne représentent nullement la réalisation. […] Notre seul salut est dans l’immortalité de notre enfance. (AG : 203)

Ce qu’on apprend jeune, on le sait pour toujours

Gascar affirme que la relation entre homme et nature est le plus intime pendant l’enfance. Pour l’enfant, la découverte du monde végétal est comme la découverte d’un nouvel univers : tout végétal, par sa grandeur et l’intensité de ses couleurs, est fascinant. Les sens des enfants sont d’autant plus sollicités. « La végétation », affirme Gascar, « qui n’avait pas grand mal à me dominer physiquement [...] me pénétrait aussi du sentiment de son foisonnement, de sa force, par le nombre infini en apparence des plantes qui la composaient » (LS : 95). Sous l’influence de leur grande sensibilité, les enfants se lient d’abord émotionnellement à la nature. Buell, dans The Future of Environmental Criticism, souligne l’influence des premiers lieux explorés pendant son enfance sur sa conception de tous les endroits rencontrés pendant sa vie :

Place-attachment has temporal dimensions as well. On the one hand, it reflects the accrued palatial experiences of a lifetime. My memory of the place where I grew up has affected my response to all the places where I’ve lived since, and so too I find for those who led a more wandering existence when young.44

Dans Pour le dire avec des fleurs, Gascar raconte l’histoire du petit Charles Darwin, qui rêvait de connaître le nom de toutes les fleurs afin d’accéder à une familiarité du monde environnant. Car, ajoute Gascar,

[e]n lisant le nom de la fleur dans le cœur de celle-ci, l’enfant aurait d’un coup accédé à l’intimité de la connaissance dont nous avons le sentiment confus qu’elle nous est promise par le fait même de notre existence, par notre état de créature, lequel nous met naturellement de plain-pied avec tout ce dont le monde est peuplé. Mais cette connaissance intime, cette reconnaissance transcende tout vocabulaire. (PLD : 162-163)

44 Lawrence Buell, The Future of Environmental Criticism : Evnrionmental Crisis and Literary Imagtination, Oxford, Blackwell Publishing, 2005, p. 73.

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28 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

Encore très jeune, Gascar était encouragé à prêter attention au monde naturel :

Mon père nous fait observer que, bien que la saison ne soit pas avancée, le feuillage des arbres jaunit déjà par endroits : les fumées des usines, les gaz d’échappement des voitures, explique-t-il. Il ne manquait plus que cela à ma tristesse. C’est ce que j’en retiendrai et qui me reviendra souvent en mémoire, dans les années qui vont suivre : un dimanche blafard, des arbres jaunissant prématurément... D’eux-mêmes, nos sentiments vont se loger dans des symboles. (AG : 15)

Cette intimité avec la nature, qui s’est développée pendant l’enfance, n’a pu que s’accroître chez Gascar.

Une grande sensibilité

Gascar déclare avoir été extrêmement ouvert à l’exploration du monde pendant son enfance. Or, il ne doit pas cette sensibilité uniquement aux promenades familiales. Après la mort de sa mère, Gascar est élevé chez la famille de son père, dans le Sud-Ouest. Ce changement de lieu est énorme. Parisien, Gascar doit s’adapter au mode de vie paysan : « Seul, un enfant, avec son pouvoir de rêve, peut faire de son exil une évasion. Cela se vérifie surtout lorsque cette “expatriation” fait passer l’enfant d’un milieu à un autre parfaitement opposé et le met en présence de réalités nouvelles dans lesquelles il peut voir les signes de sa liberté » (AG : 40). Au sein de sa nouvelle famille, Gascar a le statut de pensionnaire. Il n’y est qu’un intrus et une nouvelle source de revenus. Faute d’affection humaine, il se tourne vers le monde naturel :

Je ne sais si j’y cherchais de quoi combler le vide que je ressentais dans mon existence ou si l’intérêt que je trouvais dans sa nouveauté était étranger au besoin de réparer mes pertes et si ne s’opérait pas là plus une substitution qu’une compensation ; en un mot, la nature était peut-être venue prendre la place de mes procréateurs, me faisant naître ainsi une seconde fois. (AG : 45-46)

La quête affective n’est pas ressentie par l’enfant comme le droit à l’amour d’autrui (AG : 105). Or, comme elle reste sans réponse, cette quête

faiblissant, faute d’être satisfaite, laisse place, chez l’enfant, à une disponibilité à l’égard de tous les éléments du monde qui se pressent autour de lui pour combler le vide, et qu’il n’aurait pu aussi bien accueillir si sa sensibilité avait été requise en grande partie par des rapports humains. (AG : 105)

« En un mot », conclut Gascar, « ma solitude morale m’ouvrait le monde, et, en quelque sorte, me libérait » (AG : 105). Gascar s’est penché sur l’exploration du monde dans l’espoir de trouver dans la nature ce qui lui manquait dans le monde quotidien :

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Il faut que nous nous soyons sentis rejetés, au cours de notre enfance, soit par l’absence, soit par l’indifférence de notre famille naturelle, pour que nous ayons éprouvé le besoin de nous enfoncer dans le secret de la réalité, afin d’y retrouver l’ombre vivante, maternelle, dont nous avons été trop tôt privés. (LS : 264)

Le profond attachement de Gascar à la nature doit donc en premier lieu être imputé au manque d’amour que Gascar a éprouvé pendant son enfance. Déçu et abandonné, le jeune Gascar a projeté l’affection ordinairement destinée aux adultes de sa famille sur la nature, qui a adopté le rôle de substitut.

Gascar ajoute une deuxième explication de sa grande sensibilité à la nature: l’initiation tardive aux phénomènes naturels. Si les autres enfants de la campagne ont grandi avec les odeurs, les sons et les couleurs des végétaux, des insectes et des animaux sauvages, Gascar fait la connaissance de ce monde assez tardivement. Ce qui était habituel pour les autres, constituait pour l’enfant Gascar une source d’admiration :

La connaissance du monde naturel qu’il va alors acquérir ne pourra d’aucune façon être comparée à celle qu’il en posséderait s’il était né et avait grandi dans ces lieux mêmes. Découvrant ce monde au moment où son esprit s’éveille et où sa sensibilité se développe, il en distingue des aspects que, chez un enfant du cru, l’accoutumance aurait effacés. De surcroît, le besoin de se reconstituer un domaine [...] le fait doter son nouveau lieu de vie de prestiges que personne d’autre que lui n’y aurait soupçonnés. (AG : 41)

Le caractère impressionnant des paysages, l’abondance des éléments naturels et la variété de la végétation excitent plus profondément la curiosité et l’imagination de Gascar que celles des enfants qui sont familiarisés avec ce monde dès la naissance :

Je montrais indéniablement pour le monde naturel, sous ses diverses formes vivantes et sous celles que mon imagination parvenait à animer, plus d’intérêt que les enfants « nés à terre » [...]. Que j’eusse découvert le monde naturel tardivement, c’est-à-dire au bon moment, d’un œil neuf et déjà bien ouvert, sans en avoir eu la primeur dans les limbes de la petite enfance, comme mes semblables campagnards, expliquait en partie l’attrait qu’il exerçait sur moi. (AG : 45)

La nostalgie

Les souvenirs fortement liés à des expériences du monde naturel continuent à exercer une influence sur l’homme lorsqu’il vit, même beaucoup plus tard, des expériences pareilles. Selon Gascar, il y a très souvent une correspondance entre les événements de la vie et la présence ou l’absence d’une plante donnée (PLD : 141). Le passé et le présent se mêlent. À la vue d’un végétal souvent rencontré pendant son enfance, Gascar est tout de suite replongé dans

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le passé. Ceci explique son goût passionné pour l’herborisation des lichens : « Il était favorisé, en premier lieu, par tout ce qui relevait du simple sentimentalisme […], par mon intimité de plus en plus grande avec la nature, où mon enfance revivait, où je croyais reconnaître certains matins de joie pure béatifiés dans ma mémoire » (LP : 154).

Parfois, l’homme cherche même délibérément à revivre ses souvenirs pour être replongé dans l’univers sûr de l’enfance. Lors de son séjour au fortin, pendant la guerre, Gascar passe le plus clair de son temps dans la forêt, revivant les expériences de la nature qu’il a déjà faites pendant sa jeunesse :

Peut-être l’adjudant ou l’un de ses auxiliaires nous avait-il observés, à notre insu, pendant la journée, de la lisière de la forêt, et, constatant notre oisiveté, le relâchement dans lequel nous vivions, nous voyant muser comme des enfants ou, juchés sur le bâti de la vanne, rester fascinés interminablement par le mouvement du ruisseau, en avait-il conclu que nous ne pouvions que montrer le même laisser-aller, le même manque de sérieux, la nuit, à l’intérieur du fortin. (FO : 26)

La nature constitue un refuge. Le ruisseau permet à Gascar de remonter à son enfance, où la guerre était encore très éloignée.

Devenir un écrivain

Tout comme Sylvie Germain dans Opéra muet, Gascar dépeint les lieux de ses souvenirs d’enfance. Selon Termite, « [l]a précision de la localisation d’un petit bois de bouleaux soutient les images d’enfance qui sont évoquées non comme des souvenirs, mais comme des tableaux d’autrefois, où l’auteur croise les âges et les époques. Ce mélange touffu permet ainsi de créer un temps indéfini qui finit par faire glisser vers l’indéfini espace, malgré sa précision apparente »45.

D’après Gascar, son goût pour l’écriture s’est développé pendant son enfance. Contrairement à son ami Julien, qui « cherchait à tirer profit de ce qui existait dans le monde ; [Gascar] rêvai[t] d’y apporter autre chose, qui améliorerait certes [s]on sort, mais par des apports d’une nature indéfinie, étrangers ou plutôt extérieurs à l’argent » (AG : 107). Il s’est rendu compte que sa sensibilité aux phénomènes naturels peut constituer une source d’inspiration infinie. Lorsqu’il sent qu’il perd l’imagination éblouissante propre aux enfants en bas âge et son intimité avec la nature, qui permet parfois de pénétrer jusqu’à l’essentiel des choses, il commence à écrire:

Je savais obscurément qu’il y avait un langage du monde et que je l’avais parfois perçu. Le reste, bien qu’indispensable, sans doute, me semblait ne pas pouvoir suffire. Ce regret, que je ne m’avouais pas, ce sentiment confus de laisser, en

45 Marinella Termite, op. cit., p. 97.

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grandissant, l’essentiel derrière moi expliquait ma « vocation littéraire ». En écrivant, j’essayais de me rattraper, d’intégrer à ma vie présente un peu du don de perception que je possédais ou croyais avoir possédé dans mon enfance. (AG : 160)

La vocation littéraire de Gascar trouve donc ses origines dans les expériences de son enfance. Et l’écriture lui a permis de revivre le passé.

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32 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

I. 3. L’HOMME-LICHEN

La nature ne se déchiffre pas ; elle est inintelligible, dans le sens habituel du terme. Elle a simplement la vertu d’entretenir, de raviver nos plus vieilles hantises, de réveiller notre âme obscure, de nous faire remonter à la source, à la vérité. (LS : 232-233)

Les secrets du monde

Adulte, l’homme vise à rétablir l’étroite relation avec la nature perdue dès son enfance. C’est pourquoi Gascar aime la botanique, un « culte basé sur la communion avec la nature » (LP : 160). Ce loisir lui permet de se rapprocher du monde végétal et de pénétrer jusqu’aux secrets de la nature.

Nous savons bien, au fond de nous-mêmes, que notre existence n’a de réalité que dans ses rapports avec le monde, et nous cherchons sans cesse, avec fièvre, à les rétablir pleinement. Or, dès qu’on se penche sur une plante, l’essentiel entre en jeu. Dans les sciences autres que la botanique, la question que nous posons au monde ne nous est pas aussi nettement retournée. Il n’y a pas cette imminence du dialogue. La plante ramène la vie au point d’énigme. Elle est posée devant nous, tournée vers nous, comme embarrassée de son évidence. Jamais nous n’avons senti autant qu’était attendue de nous « la réponse à ce qui est ». […] La botanique est, plus qu’une science, une tentative de réponse, du moins la réception d’une question. En d’autres termes, elle est, de toutes les sciences, la seule qui soit attendue par son objet […]. Ici, la connaissance est amour, l’amour n’étant jamais autre chose qu’une tentative de réponse à ce qui est. (LP : 163-164)

La plante parle, oblige l’homme à réfléchir sur l’essence du monde. D’après Aldo Leopold, c’est cette « essence » qui force l’homme à questionner le monde. Leopold a déve-loppé sur ce sujet la théorie du noumenon, selon Kant « une chose en soi […] dépassant la connaissance humaine »46. Dans A Sand County Almanac, Leopold précise la définition: le noumenon est réel et physique, et donc « phénoménal »47. Il correspond à cette « essence impondérable »48 des choses matérielles. Gascar découvre également cette essence du monde par la cueillette des lichens, qui lui permettent de « [s]’approcher des secrets du monde et d’y découvrir des raisons d’espérer » (LP : 171). Les lichens n’ont pas seulement une valeur végétale, Gascar tient surtout à ce qu’ils lui ouvrent : les lichens sont les « preuves de

46 J. Baird Callicott, « L’esthétique de la terre », op. cit., p. 223. 47 Ibid. 48 Aldo Leopold cité par J. Baird Callicott, « L’esthétique de la terre », op. cit., p. 224.

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l’existence d’un sens caché dans tout ce qui nous entourait et nous accablait sous le poids des énigmes » (LP : 174). Ce sens caché, c’est le noumenon de Leopold.

Gascar constate que sa volonté de se rapprocher de la nature correspond à une tendance générale. Dans La friche, il donne l’exemple de l’affouage auquel de plus en plus d’hommes renoncent. Les Jurassiens, fortement liés à l’arbre d’une façon physique aussi bien que morale, abandonnent cette forme primitive de sujétion (LF : 28). Ils cherchent à renouveler leurs anciennes attaches avec la nature sans causer de dégâts.

Remonter à la souche

D’après Leopold, pour arriver aux secrets de la nature, l’homme doit d’abord apprendre à « lire la terre »49. Pour cette lecture, les sciences sont des outils précieux : « L’écologie, l’histoire, la paléontologie, la géologie, la biogéographie – chacune étant une forme de savoir – pénètrent la surface de l’expérience sensorielle directe et remplacent le simple émerveillement devant une nature “spectaculaire” »50. Toutes les sciences énumérées contribuent à une meilleure connaissance du monde. Or, il y a une forme de savoir qui est particulièrement importante : la science s’occupant de l’évolution du monde. Selon Leopold, on ne saurait sous-estimer l’influence qu’une bonne connaissance de la biologie de l’évolution peut exercer sur la perception du monde, qui s’en voit modifiée et approfondie51. En outre, la connaissance de l’évolution accroît notre appréciation du monde. D’où le rapport étroit avec l’écologie : « L’évolution, “dont l’incroyable odyssée s’étend à travers les millénaires”, confère une certaine profondeur à la perception, tandis que l’écologie lui donne de la largeur »52.

Cela explique l’importance que Gascar attache aux connaissances liées à la biologie de l’évolution. L’homme et l’animal est un livre entièrement consacré à la description de l’évolu-tion de l’espèce humaine et de ses rapports avec le monde animal. Dans Pour le dire avec des fleurs, Gascar va à la recherche des modifications de la flore. Il décrit minutieusement l’évolution des différentes parties des fleurs : « Je ne pouvais m’empêcher de voir dans le cœur de la fleur une conjonction d’organes primitifs qui, doués à l’origine d’une vie autonome, se seraient trouvés peu à peu, au cours de l’évolution, associés pour une fonction commune » (PLD : 164). Malgré la disparition progressive du monde floral à cause d’une pollution toujours croissante, Gascar a toute confiance dans les capacités adaptatives des fleurs : leur évolution continuera, ne fût-ce que dans l’esprit.

Il y avait dans ces plantes que je regardais l’expression d’un tel pouvoir créateur que rien, dans la disparition de notre flore, ne me semblait vraiment acquis, et

49 J. Baird Callicott, « L’esthétique de la terre », op. cit., p. 218. 50 Ibid., p. 219. 51 Ibid. 52 Ibid.

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34 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

qu’elles renouvelaient la promesse de leur résurrection, chaque fois que, ayant fermé les yeux un instant, je les rouvrais au-dessus de leur image. (PLD : 165)

Or, il y a encore d’autres aspects de la nature qui permettent à l’homme de se rapprocher de l’essentiel des choses. Le murmure d’une source incite Gascar à parcourir en pensée l’itiné-raire de l’eau, pour finalement remonter « jusqu’à la souche » (LS : 15). Ce rapprochement mental avec la nature permet à l’homme de s’intégrer au dynamisme du monde naturel. Il est incorporé, en tant que partie, dans le tout de la nature : « En remontant en pensée vers [les] sources [de l’eau], nous échappons par le dedans, nous nous dérobons à l’étroitesse du présent et relions notre vie à la grande circulation interne des éléments » (LS : 11). Gascar trouve cette même fascination pour l’eau chez Bernard Palissy, qui éprouve également une « évasion mentale à travers la réalité terrestre » (LS : 11). D’après Gascar, nous possédons tous la faculté d’accompagner mentalement la nature, même sans en être conscients (LS : 88). C’est ainsi que nous pénétrons les secrets de la masse terrestre, qui nous relient au cycle végétal.

La symbiose homme – nature

D’après Gascar, ce qui distingue l’être humain d’un végétal est souvent insignifiant. Dans Le règne végétal, cette ressemblance est formulée d’un point de vue déterministe53. Gascar, énumérant les signes distinctifs du cèpe (robustesse, solidité, couleur), remarque que « ces signes reproduisaient fidèlement, bien que ce fût sous une forme allusive, les grands caractères de la région et même quelque chose de la personnalité de ses habitants, donc des gens de ma famille » (RV : 42). Dans le chapitre Le Pen ts’ao, Gascar donne des exemples de fusions de l’homme dans le paysage, « comme si l’homme, logé sous cette couverture verdoyante, fleurie et fructifiante, était réchauffé, couvé par la nature » (RV : 78). Dans Le saule, Gascar raconte comment, dans sa tentative de se rapprocher de la nature, il commence à s’identifier au monde végétal. Après avoir fait abattre le saule de son jardin, il se livre à « une identification de [s]a propre vie avec cette vie végétale amputée » (RV : 101). Gascar développe une réflexion pareille au sujet des lichens : « Comment le poète, l’artiste, ne s’identifierait-il pas à ce végétal obscur et inutile […] ? » (LP : 170)

Le rapprochement avec la nature trouve son comble dans la symbiose entre l’homme et le monde végétal. C’est ce que Gascar découvre dans les écrits de Sbarbaro, dont il partage la fascination pour les lichens. Sbarbaro « accomplit […] “cette évasion du monde qui se résout en une ascension dans le règne végétal.” […] Il aspire à une éternité obtenue par la réduction, la concentration (non la suppression) de l’existence ; il se rêve, comme il écrit lui-même : “réduit à la plante, exaucé”. En un mot, il tend à devenir un homme-lichen » (LP : 170). Dans Les bêtes, Gascar témoigne avoir éprouvé lui-même une symbiose pareille du type homme-

53 Il suffit de penser à Madame Vauquer, qui, dans Le père Goriot de Balzac, est en parfaite harmonie avec toutes les caractéristiques de sa maison.

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animal. Pendant son enfance, il a travaillé, bien malgré lui, dans l’abattoir du village. Gascar, sensible au sort des animaux, s’identifie aux moutons et veaux sur le point d’être tués. Cette proximité risquait « d’établir entre la bête et [lui] une espèce de cousinage et peut-être un début de complicité » (LBSLT : 52). Ne pouvant plus supporter le cri de détresse des animaux, comme s’il était lui-même mené à l’abattoir, Gascar se voit métamorphosé en mouton :

Il commençait d’apparaître que je m’étais laissé prendre à une immense duperie et qu’au fond de la maison rouge, on compterait, à partir d’aujourd’hui, un mouton de plus, une espèce de mouton-homme, rabroué, taloché, relancé, seul, comme un faux frère, seul, dans le crépuscule humide, au milieu de sa forêt de bêtes pendues […]. (LBSLT : 54)

Il ne s’agit plus d’une simple comparaison : tout comme Sbarbaro devenu un homme-lichen, Gascar est transformé en un homme-mouton. L’homme ne fait qu’un avec la nature.

D’après Bernard Charbonneau, la nature n’est pas « l’Autre », mais un « un terrain de rencontre entre l’humain et le primal, où les deux partenaires sont également importants »54. Bess souligne que l’écologie doit surtout prêter attention aux lieux où l’humain et le non-humain cohabitent55. Cela signifie qu’il faut respecter la diversité des écosystèmes en tant qu’ensemble sans tentatives de domination ou de contrôle. Ainsi, « notre civilisation », note Waechter, « glisse de l’exploitation à la symbiose, relation bénéficiaire pour chacun des deux partenaires »56. Pour Bess, ce rapport de réciprocité est un véritable « mariage »57, le comble spirituel de la synthèse. Leutrat parle également de « noces » pour décrire le rapport entre l’homme et la nature évoqué dans l’œuvre de Gracq : « il faut […] rendre [l’homme] à son milieu naturel, le replonger “dans ses eaux profondes”, le réaccorder “magiquement aux forces de la terre”, il faut renouer les “noces rompues” de l’homme et du monde sans quoi la “plante humaine” périt »58. Cette symbiose entre l’homme et le végétal constitue la forme de vie la plus parfaite: « La plante humaine trouve son plein épanouissement dans le sentiment de son absorption, de son adhésion à la nature »59. C’est pourquoi l’homme doit opter pour une « vie végétative »60. Ainsi, Gracq se range du côté de Schlegel, selon qui l’« homo faber » doit se transformer en « homo vegetans »61.

54 Michael Bess, La France vert clair. Ecologie et modernité technologique 1960-200, trad. Chr. Jaquet, Paris, Champ Vallon, 2011 [2003], p. 176. 55 Ibid., p. 383. 56 Antoine Waechter, Dessine-moi une planète, Paris, Albin Michel, 1990, p. 156. 57 Michael Bess, op. cit., p. 177. 58 Jean-Louis Leutrat, op. cit., p. 24-25. 59 Ibid., p. 71. 60 Ibid., p. 91. 61 Gerhard Hohn, « “Lucinde” ou le nouveau (dé-)règlement », Romantisme, 20, 1978, p. 31.

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L’éthique de la terre

Selon les théoriciens de l’éthique de la terre, l’homme fait intégralement partie du paysage62. Leopold étend la conception traditionnelle de la communauté à ce qu’il appelle la « communauté biotique »: l’homme n’est qu’une des milliers d’« accrétions » parmi les eaux, les végétaux et les animaux et la terre63. D’après Callicott, la nature n’est pas « l’autre de l’homme, que cet autre soit réduit à une réalité purement mécanique et matérielle ou, à l’inverse, idéalisé comme “intact” ou “vierge” »64. L’écologie, la théorie de la relativité et la physique quantique ont démontré que l’homme doit considérer la nature comme un tout, c’est-à-dire comme un « système dynamique d’énergie »65 au lieu d’un « agencement mécanique d’atomes »66. Pour les écocentristes, parmi lesquels Callicott, l’homme doit abandonner toute conception hiérarchique : l’homme n’est qu’une partie de l’ensemble de la nature. Il faut d’abord penser en termes d’écosystèmes67. En outre, Callicott soutient que l’homme est tellement intégré au système de la nature que la soudure est irréversible :

Cependant, si le monde est notre propre corps, et que non seulement notre conscience se représente le monde alentour dans son contenu détaillé, mais que la structure même de notre psyché et de nos facultés rationnelles se forme par interactions adaptatives avec l’organisation écologique de la nature, alors notre soi, à la fois physiquement et psychologiquement, s’extrait par degrés de son noyau central pour se confondre avec le monde qui nous environne. On ne peut donc pas tracer de frontières strictes entre nous-mêmes, tant sur le plan physique que spirituel, et le monde.68

Du point de vue de l’éthique de la terre, la symbiose est accomplie.

Cela a également des implications au niveau de l’écopoétique. Selon Buell, pour qu’un texte puisse être considéré comme « environnemental », celui-ci doit répondre à quatre critères69, que Schoentjes traduit ainsi :

1. L’environnement non humain est présent non seulement comme cadre, mais comme une présence qui suggère que l’histoire humaine fait partie intégrante de l’histoire naturelle ;

62 J. Baird Callicott, Ethique de la terre, B. Lanaspeze éd., Paris, Editions Wildproject, coll. Domaine sauvage, 2010, p. 15. 63 Ibid., p. 58. 64 Ibid., p. 17. 65 Ibid. 66 Ibid. 67 Ibid., p. 27. 68 Ibid., p. 104. 69 Lawrence Buell, The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing and the Formation of American Culture, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 1995, p. 7-8.

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L’homo curiosus 37

2. L’intérêt humain n’est pas considéré comme le seul intérêt légitime ; 3. La responsabilité de l’homme envers l’environnement fait partie de l’orientation

éthique du texte ; 4. Une conception de l’environnement comme processus plutôt que comme constante est

au moins implicitement présente dans le texte.70

Si Gascar, tout comme les théoriciens de l’éthique de la terre, affirme que l’homme n’est qu’une partie de la nature, à laquelle il est entièrement intégré, les textes de Gascar répondent aux critères de Buell. Étant donné que tout élément de l’écosystème est mis sur un pied d’égalité, l’environnement non humain est plus qu’un simple décor : tout constituant (végétal, animal ou humain) de la nature est un protagoniste avec ses propres intérêts. Par sa symbiose avec la nature, l’homme a tout intérêt à traiter son environnement avec respect. Etant donné l’attention que Gascar prête au processus d’évolution, le monde est pour lui avant tout le « système dynamique d’énergie »71 dont parle Callicott. Bref, mettant en avant l’idée d’une symbiose entre l’homme et la nature, Gascar crée une écriture environnementale qui répond en tous points aux exigences de l’écopoétique.

70 Pierre Schoentjes, « Texte de la nature et nature du texte », Poétique (Paris), 164, novembre 2010, p. 479. 71 J. Baird Callicott, Ethique de la terre, op. cit., p. 17.

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I. 4. LES SENTIMENTS

On voit à quel désordre d’esprit j’étais peu à peu parvenu. La nature au sein de laquelle je vivais presque constamment, en était responsable. Ceux qui l’ont glorifiée, depuis les auteurs latins, ne nous ont jamais livré leurs sentiments qu’après les avoir soumis au travail de la réflexion et en avoir fait ce qu’au regard de la raison ils devaient être. Dépouillés de leur force et de leur apparente incohérence originelle, ils n’ont cessé de servir de modèles aux émotions que nous nous appliquons à éprouver dans la nature. [...] La nature nous reconquiert d’emblée, et nous rejoignons notre vérité première par la voie d’un égarement d’esprit que nous n’oserions avouer et que nous tentons de dissimuler à nous-mêmes. (LP : 160)

L’étude des plantes d’un point de vue anatomique et mythologique a engendré, dès la Renaissance, une personnalisation des végétaux et a ainsi ouvert le monde naturel à l’affectivité de l’homme (PLD : 134). « Dans le monde civilisé », affirme Bess, « chacun éprouve un désir profond pour quelque chose qui se trouve au-delà ou en deçà de la civilisa-tion »72 : Mère Nature. D’après Rousseau, la nature appelle un bonheur unanime (LS : 105). Gascar, par contre, propose une réflexion plus nuancée. Selon lui, la nature est susceptible de causer aussi bien de la joie que de la tristesse à l’esprit humain. Les facteurs déterminant la relation sentimentale que l’homme entretient avec la nature sont essentiellement circonstan-ciels et individuels.

La familiarité avec un paysage, par exemple, peut être perçue comme positive ou négative selon les souvenirs qu’éveille cette région. Au moment où, pendant la guerre, Gascar relit dans un paysage toute l’histoire de Madame Bovary, cette contrée lui devient très familière. Tout comme Emma Bovary, il brouille presque constamment les frontières entre la réalité et le romanesque, de sorte que le paysage guerrier devient un point d’ancrage et un refuge. Pour Gascar, le monde conçu par Flaubert était un monde « qu’[il] essayai[t] désespérement (sic) [...] de rejoindre, qui [lui] était aussi familier, à la fois aussi proche et aussi lointain que celui de [s]es premières années, car c’est la même lumière qui traverse les livres que nous aimons et nos souvenirs d’enfance, un monde qui, à lui seul, vaudrait qu’on ne meure pas » (FO : 106). Gascar tient également beaucoup à la région qu’il a vue tout au long de son enfance : le Périgord noir, où il « trouvai[t] [...] à la fois une parenté sans pouvoir sur [lui] et une nature qui [lui] promettait plus de liberté » (AG : 111). Or, son père, qui n’associe pas à sa région d’origine des souvenirs aussi heureux, ne s’est jamais véritablement attaché au paysage du Périgord, devant lequel il a toujours éprouvé des sentiments négatifs: « Comme les endroits où on [...] a conn[u] [la faim] n’éveillent guère de sentiments nostalgiques, mon père ne montrait aucun attachement particulier à sa région d’origine » (AG : 11). 72 Michael Bess, op. cit., p. 228.

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Dans La friche, Gascar raconte l’histoire d’un homme répandant les cendres de sa fille morte dans la vallée où elle avait souvent séjourné en famille. Elle avait conçu pour cette vallée un amour particulier toujours revécu par les séjours répétitifs. Or, ce qui est devenu trop familier, à la suite d’une monotonie de longue durée, évoque des sentiments de tristesse. C’est ce qu’a éprouvé Gascar devant le paysage de la Transbaïkalie :

Le paysage n’était pas tellement hostile, malgré sa nudité, mais la tristesse de ces contrées vient justement de ce que rien ne nous y dépayse. Nous y trouvons, la plupart du temps, un éclairage familier et des teintes, dans la gamme des noirs, des blancs, des gris, des bruns, qui sont celles de nos hivers, en Europe. Une saison qui, durant ainsi toute l’année, serait devenue notre couleur morale. (LF : 8)

Pour Gascar, une certaine variation répétitive est indispensable, comme dans l’alternance des saisons :

je trouvais une espèce de réconfort dans le déroulement des saisons, comme s’il avait reflété une raison, mieux : une justice majeure. Il fallait, de toute évidence, que l’été finît ou que le printemps vînt. Il y avait là toute une logique, toute une morale qui, à n’en pas douter, apparaîtrait un jour dans mon propre destin. (AG : 81)

La régularité du rythme renforce l’amour de Gascar pour chacune des saisons. Ainsi, l’automne le spiritualise (AG : 81), le printemps l’émeut (AG : 127).

Dans d’autres cas, c’est la forme de la matière qui détermine l’effet de la nature sur l’esprit et les sentiments de l’homme. L’eau, par exemple, par sa forme non solide et son mouvement perpétuel, a pour Gascar une valeur rassurante :

L’eau me rassure. Par elle, j’échappe au cauchemar de l’emprisonnement dans la matière, de l’ensevelissement dans le solide, le compact, l’inerte, dans ce qu’on appelle, je crois, en physique, la masse moléculaire, et dont le poids alourdit terriblement la mort. Je sais bien que je mourrai, un jour, mais c’est comme s’il restait, par-delà ce monde, une promesse, avec les eaux souterraines qui s’éclairent de leur fluidité. (LS : 22)

Par son écoulement, elle apporte une leçon de liberté – ou peut-être la liberté même ? -, d’où son « pouvoir aussi grand et bienfaisant sur notre esprit, en particulier aujourd’hui que l’urbanisation et l’industrialisation intensives provoquent une sorte de durcissement de notre monde, le frappent d’aridité » (LS : 247). La liberté dont les fleuves donnent l’image est universelle. C’est pourquoi Gascar n’est, d’après lui, pas seul à se sentir « moralement entraîné par ce mouvement uni des eaux » (LS : 256) et « soulevé, à leur vue, par une aspiration confuse » (LS : 256) : il devrait partager cet attachement avec l’humanité entière. Or, la réalité lui montre autre chose : il ne voit que des hommes « demeur[ant] insensibles à la grandeur ou à

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la douceur d’un paysage, à la beauté d’un arbre, à la valeur symbolique d’une source » (LS : 48). Pourquoi les autres restent-ils aussi indifférents devant les miracles de la nature ? C’est d’abord parce qu’ils « sont en paix avec eux-mêmes » (LS : 48). Dans le prolongement de son enfance, où le manque d’affection familiale l’incitait à s’attacher à la nature, Gascar adulte impute sa fascination pour les sources à ses doutes existentiels : « Il faut éprouver, et non sans raison, un grand besoin de purification, pour s’extasier devant la limpidité d’une source ; il ne faut pas être très assuré de la réalité de sa propre existence, pour solliciter, comme je le fais, la mémoire de l’eau » (LS : 48). Caillois ajoute une seconde explication : l’homme ne peut être ému par un miracle de la nature que s’il en a au moins des connaissances scientifiques de base. Ces connaissances doivent le convaincre de la singularité du phénomène. Caillois démontre cette thèse à l’aide de l’exemple du dessin des pierres :

Mais le dessin imprimé par ironie au cœur d’un caillou, il fallait pour en être ému connaître déjà le secret qu’il dévoile ou qu’il rappelle, il fallait avoir analysé aux pages des livres de science les mille figures qu’il résume et sans lesquelles il resterait ce qu’il est en réalité : des arceaux de hasard, opportunément assemblés par un autre hasard et que colorent inégalement des sels métalliques.73

Pour Buell, on ne saurait sous-estimer l’importance d’un attachement sentimental dans l’analyse d’un endroit naturel, parce que les émotions constituent un facteur prépondérant dans la définition du lieu dans l’écocritique : « That the concept of place also gestures in at least three directions at once - toward environmental materiality, toward social perception or construction, and toward individual affect or bond - makes it an additionally rich and tangled arena for environmental criticism »74.

La guerre

Dans le monde concentrationnaire de Gascar, la nature subit des changements profonds. Soit la nature est un lieu de refuge paisible perçu comme étant le contraire du monde guerrier et de ce qui vit parmi les soldats, soit la nature s’adapte à l’image de la guerre et prend une allure hostile, soit encore l’homme découvre dans la nature le fouillis de sentiments qu’il ressent lui-même.

Pour Gascar, la nature est d’abord un lieu de refuge, animé par les souvenirs d’enfance. Dans Le fortin, Gascar montre aux lecteurs une vallée toute déserte après le départ des bûcherons. Le calme de la vallée s’oppose à la vie artificielle du fortin et constitue pour les soldats une utopie : « la petite vallée […] avait fini par offrir une parfaite image de la paix. […] [L]es arbres qui couvraient la pente, en arrière du fortin, abritaient un peuple d’oiseaux dont les

73 Roger Caillois, L’écriture des pierres, op. cit., p. 91. 74 Lawrence Buell, The Future of Environmental Criticism : Evnrionmental Crisis and Literary Imagination, op. cit., p. 63.

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chants ou les pépiements suffisaient à “désamorcer” le silence, dans les moments où une angoissante idée d’imminence menaçait de s’y loger » (FO : 16). La vue de cet endroit naturel suffit à réconforter les soldats. Lors d’une évasion, décrite dans Le règne végétal, Gascar découvre de près les images paisibles qu’exhale la nature, devenue porteuse de la liberté et du bonheur des hommes échappés : « Nous redécouvrions soudain les images de notre liberté éphémère, cette liberté du fugitif, où la réalité, ici celle de la nature, comme avivée par la joie, l’impatience et l’angoisse, se peint d’irremplaçables couleurs. Comment n’aurions-nous pas éprouvé dans ce bois un tiraillement nostalgique ? » (RV : 17). La nature n’est pas seulement dotée de signification, elle exerce également une influence sur l’esprit des hommes : « Quels souvenirs de liberté, quelles images heureuses, cette paix et cette lumière du sous-bois ramenaient-elles dans notre esprit ? » (RV : 18). Il s’agit donc d’une réciprocité proportionnée : l’homme projette ses émotions sur la nature qui suscite à son tour d’autres émotions chez l’homme. Or, il ne faut pas toujours l’ensemble d’un paysage pour que les sentiments de l’homme se trouvent influencés. Des éléments naturels isolés sont aussi puissants que les vallées et les forêts. Pour Gascar, ce sont d’abord les fougères qui

démentaient soudain l’existence de tout ce qui se trouvait par-delà la lisière, démentaient l’existence du camp, de la petite ville vidée aux trois quarts de ses habitants, comme par la peste, nos morts et les morts en sursis, qui se signalisaient par leur brassard frappé de l’étoile fatale ; elles niaient la guerre, l’époque, comme si le fin mot de la vie eût été, animant à peine leurs frondes, ce lent bercement de l’air (RV : 21).

Les fougères suffisent à faire oublier la guerre et apportent même « une bouffée d’espoir » (RV : 24).

Le contraire se produit également. Dans ce cas, la nature, envahie par la guerre, offre une image aussi attristante que les trains partant pour les camps d’extermination. Comme dans les œuvres de Gracq, où les signes sont tous prometteurs de guerre75, la nature du monde concentrationnaire décrit par Gascar s’est assimilée à l’image de la guerre : « Alentour, le vide et le silence de la campagne blafarde disaient autant la guerre que le grondement lointain d’une canonnade l’eût fait. La peur avait arrêté la vie » (RV : 13). Même si la guerre est matérielle-ment absente, les endroits abandonnés par la population cessent de parler de paix : « nos troupes avaient fait de cette campagne éclairée par un soleil un peu blafard un lieu où s’écoulait désormais un autre temps que celui auquel nous avions jusque-là appartenu, avec notre passé, nos habitudes, nos espoirs, nos rêves » (FO : 78). Gascar se rend compte que, si au début la nature a offert à l’homme une image réconfortante, celle-ci n’est que temporaire et trompeuse : « Nous avions effectivement tort de croire aux images du jour, de croire à ce que suggérait la petite vallée […]. Il fallait que la guerre habitât d’avance le paysage, nous habitât

75 Jean-Louis Leutrat, op. cit., p. 40.

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entièrement, comme déjà elle habitait nos nuits » (FO : 27). La guerre arrive à tout vaincre et à tout uniformiser « jusqu’aux éléments, l’eau, la terre, le nord, le sud, le jour, la nuit » (FO : 70). Le calme et le silence, autrefois éprouvés comme consolateurs, enlèvent au paysage tout signe d’espoir :

La soudaineté de notre défaite [...], la débâcle militaire, l’exode des habitants, m’amenaient à me sentir […] dépaysé dans l’histoire et, du même coup, dépaysé dans cette région de France, pourtant semblable à tant d’autres, mais sur laquelle maintenant, à travers l’absence de tout être vivant et le silence, le sentiment de l’irrémédiable, associé à cette lumière un peu pâle, pesait. (FO : 78)

Ainsi, le monde de Gascar hésite presque constamment entre une nature réconfortante opposée à la guerre et une nature démoralisante assimilée à la guerre.

La forêt

La forêt paraît l’endroit par excellence pour l’homme qui veut projeter ses émotions sur la nature. Hors du contexte concentrationnaire, la forêt continue à fasciner Gascar et se révèle un lieu de bonheur, d’enchantement, de tristesse, de déception… Une promenade dans le bois suscite de vives émotions. La forêt, affirme Gascar, « dont les contes de l’enfance faisaient déjà le lieu de toutes les menaces et de tous les enchantements, trouvait dans les champignons […] le symbole de ses pouvoirs opposés. Nourricière, elle pouvait apporter aussi le mal et la mort, et cela sous les apparences les plus trompeuses » (RV : 37). Selon Bess, « [c]haque époque tend à projeter ses métaphores, ses peurs et ses désirs sur la nature qui l’environne »76. Andrée Corvol montre dans L’Homme aux bois combien les forêts ont toujours été importantes pour les Français aux niveaux économique, sociologique et militaire. Aujourd’hui, les bois constituent un refuge pour les citadins fuyant les pressions du progrès et de la modernité. Pour Corvol, « [l]a forêt est le miroir de la société »77.

Pour Gascar, la forêt est également un lieu de refuge. Pendant la guerre, la seule vue des arbres suffisait à réconforter les soldats : « D’évasion, il ne restait que celle qui nous faisait relever les yeux vers le vallon boisé dont la mare marquait l’extrémité » (LBSLT : 221). La forêt suscite des sentiments de nostalgie. Les observateurs emprisonnés se souviennent de la liberté que, enfants, ils ont éprouvé à l’exploration des bois. C’est pourquoi Gascar et les autres prisonniers « rest[aient] un long moment […] à examiner ce qui [les] entourait, la mémoire émue et supputant silencieusement dans un mouvement de sentimentalité cannibale la faîne sous la feuille du hêtre, le jeune gland sous celle du chêne » (LBSLT : 221). Or, Gascar se réalise vite que même les souvenirs d’enfance les plus heureux n’arrivent pas à chasser la hantise de la guerre : « Cette forêt où le printemps allumait, un instant plus tôt, la mémoire, 76 Michael Bess, op. cit., p. 79. 77 Andrée Corvol, L’homme aux bois, Paris, Fayard, 1987, p. iv.

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voici que de la peur et de la faim des hommes elle jaillissait plus sombre, plus serrée, plus mystérieuse et plus propice comme un plissement hercynien. La peur foudroie la réalité » (LBSLT : 223). En temps de guerre, la forêt est donc à la fois un refuge mental et un endroit menaçant.

Les arbres individuels sont aussi précieux que les forêts entières. Non seulement Gascar renonce-t-il à l’affouage pour « rendre plus personnels » (PLD : 125) ses rapports avec la nature et les arbres en particulier, il s’attache fortement à l’arbre abattu dans son jardin. Dans Le règne végétal, Gascar raconte l’histoire du saule. Selon Gascar, « un arbre qu’on vient de couper au ras du sol n’est encore mort que socialement » (RV : 88) : même s’il a physiquement disparu de la communauté des végétaux, le saule continue à « pousser des rejets à partir de sa souche » (RV : 88). Après l’abattage du tronc de cet arbre imposant, la souche constitue un reproche de la part de l’arbre. Gascar, gêné et affligé, fait tout pour que la souche meure, mais en vain. De ce fait, la souche devient le fantôme persistant de l’arbre décidé à hanter l’esprit de Gascar : « À être réduit à cette souche tenace, sous laquelle un réseau infini de racines se déployait, le saule avait acquis une nouvelle existence - en tout cas, dans mon esprit » (RV : 94). Dans son imagination, la souche est devenue une tête « sous laquelle se développait, un peu à la façon du corps d’une méduse, un réseau de racines [...] formant un organisme vivant, privé seulement [...] de toute chance de postérité » (RV : 95). Puisque « tuer ce qui se trouve dans la terre […] est […] plus cruel […] que supprimer une existence à l’air libre » (RV : 97), par l’abattage de l’arbre, Gascar se considère comme mêlé à une affaire criminelle. Le vocabulaire policier - « [l]’acte meurtrier » (RV : 97), « les victimes » (RV : 98), « innocence » (RV : 98) - traduit le « malaise moral » (RV : 97) dont souffre Gascar. Sa conscience est encore plus troublée lorsque les fleurs à côté de l’arbre, par leur décoloration, rejoignent le saule dans la mort, « dessinant “en blanc” l’ombre du saule abattu » (RV : 99). Finalement, Gascar arrive à donner un sens aux sentiments de tristesse qu’il éprouve face à l’arbre abattu :

Je découvrais que je m’étais instinctivement, depuis des mois, livré à une identification de ma propre vie avec cette vie végétale amputée. […] Quand j’imaginais le monde obscur, mais fourmillant où, sous la souche meurtrie, se déployaient les racines du saule, pleines d’une vigueur seconde, rendues à un destin indépendant, je pensais à la conversion subtile des pouvoirs dont, chez l’homme, l’âge s’accompagne, en dépit des apparentes frustrations qu’il comporte. Je me fortifiais de la pensée que, pour l’arbre coupé et pour l’homme vieillissant, l’approche de la mort ouvre une ère d’approfondissement ; que la connaissance de l’envers de la vie précède et souvent d’assez loin le moment où celle-ci prendra fin. Ce n’est pas affaire de sagesse, de travail sur soi ; c’est l’effet d’une loi naturelle. (RV : 101)

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Le sentiment de culpabilité est transformé en une forme de résignation et renforce son attachement à la souche toujours plus précieuse : dès lors, elle continuera à vivre dans ses souvenirs et dans ses réflexions philosophiques.

Nigelles et lichens

D’après Termite, il est facile d’établir un lien entre les sentiments et les fleurs à partir des couleurs et des dessins de ces dernières78. Non seulement les végétaux sont susceptibles d’émouvoir par leur beauté, ils présentent aussi toute une gamme de sentiments humains enfermés dans la forme de leur substance. Tout comme Termite, qui attribue aux plantes un pouvoir de consolation79, Gascar associe à cette expression végétale de sentiments des capaci-tés thérapeutiques:

J’en venais à penser que [...] les plantes « expressives », avant tout celles qui portent des fleurs, appartenaient à différents domaines de la vie morale [...]. Je ne me contentais pas de ce qui tendait à démontrer que les correspondances ainsi établies entre les végétaux et nos sentiments ne reposaient que sur des associations d’idées superficielles, le rouge vif des pétales traduisant, par exemple, l’ardeur des sentiments. Qu’il la suscitât me semblait possible, sinon probable. Les plantes pouvant être poisons ou remèdes [...], il n’était pas déraisonnable de leur attribuer d’autres vertus plus subtiles, qu’elles auraient exercées par simple contact ou même à distance. (AG : 52-53)

Pourtant, Gascar ne cherche pas dans les plantes une signification transcendantale. Toute réflexion se limite à ce que la matière nous montre80. Dans ceci, il s’oppose à Rousseau, qui, ayant abandonné toute conception matérialiste du monde végétal, attribue aux fleurs, outre une valeur symbolique et mythique, l’ « appel d’un au-delà consolateur » (PLD : 143).

Gascar se montre sensible à l’harmonie des fleurs de son jardin. Grande est sa surprise lorsqu’il redécouvre, dans un endroit un peu en retrait, les nigelles disparues depuis plusieurs années. Ces fleurs représentent pour lui le comble de la perfection végétale ; leur couleur, aussi bien que leur matité, leur forme et leur odeur sont toujours restées présentes dans l’esprit de Gascar. Étant donné son attachement à ces plantes, Gascar est rempli de joie et de mélancolie en les voyant réapparaître. Il se souvient également du pouvoir consolateur des nigelles, qui étaient « propres à [l]e tirer un peu de [s]on ennui, à une époque où la solitude du lieu et son austérité commençaient à [lui] peser » (PLD : 66). Outre le mystère de leur réapparition physique, Gascar est fasciné par les sentiments de « pensiveté » (PLD : 68) qu’éveillent les nigelles, qui sont toujours restées vivantes dans son esprit :

78 Marinella Termite, op. cit., p. 34. 79 Ibid., p. 182-183. 80 Voir p. 87.

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J’avais, à propos de mes nigelles, sinon cédé à une humanisation de ces plantes, du moins laissé supposer l’existence entre elles et moi d’une relation où elles auraient acquis un pouvoir de reviviscence dû non plus à la nature, mais à ma propre histoire, à mes sentiments. Cette tendance à spiritualiser le végétal, aussi peu que ce soit, à lui prêter, à l’occasion, un peu de magie, est une vieille pente de notre esprit. (PLD : 69)

Grâce aux nigelles, Gascar est replongé dans ses sentiments de jadis, lorsqu’il apercevait l’harmonie de son jardin pour la première fois.

Dans Le présage, Gascar exprime sa fascination pour les lichens, qui, lors de ses voyages, lui signalent les crises mondiales d’aujourd’hui81. Leur disparition progressive incite Gascar à réfléchir sur des questions écologiques et économiques. Or, Gascar tient également aux lichens pour des raisons personnelles. À la vue de ces derniers, il s’abandonne à un repliement sur soi :

Ailleurs, au cours de mes voyages, les lichens m’avaient projeté, parfois avec la brutalité d’un signe d’alarme, dans quelques-uns des drames du monde d’aujour-d’hui. Maintenant, ils me ramenaient à moi-même, m’enfermaient dans des réflexions détachées du temps, et m’aidaient ainsi à accomplir le mouvement de régression qu’avait amorcé ma retraite à la campagne. (LP : 146-147)

En outre, les lichens sont, d’un point de vue physique, des plantes assez singulières dans le monde végétal. Étant donné leur proximité du support, Gascar leur attribue des sentiments et des instincts humains universels. D’après lui, les lichens disposent d’un « instinct basé sur la peur, la prudence, besoin éperdu de l’être de se retirer au monde, non seulement de toute sa force, mais aussi de tout son corps » (LP : 147). D’où l’attachement de Gascar à la forme exceptionnelle des lichens. D’où aussi sa tristesse lorsqu’il aperçoit ces plantes extraordinaires en voie de disparition: « Existe-t-il au monde chose plus informe, plus propre à susciter l’abattement que des lichens touchés par le flétrissement et déjà entrés en décomposition ? » (LP : 46).

Les sentiments végétaux

Jusqu’ici, nous nous sommes demandé dans quelle mesure le monde naturel peut engendrer des changements au niveau de l’état émotionnel de l’homme. Selon Gascar, il faut également inverser la question : la nature est-elle sensible à ce qui se passe autour d’elle ? Outre la responsabilité humaine dans la disparition du monde naturel par les effets du progrès, l’homme a-t-il une influence sur les sensations des plantes ? Faut-il s’émouvoir des coups des bûcherons et avoir pitié des souches des taillis ? Bref, les végétaux ont-ils une âme ?

81 Voir p. 67.

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L’homme a toujours tendance à regarder le monde d’un point de vue anthropomorphiste. Il cherche dans la nature des modes de vie et des activités semblables aux siens (PLD : 33). Aujourd’hui, remarque Gascar, l’homme dirige son attention vers le végétal – « dont la beauté est plus fréquente et l’innocence plus assurée » (PLD : 33) - plutôt que vers l’animal : « Si l’âme existe, hors de l’homme, nous préférons en trouver la preuve dans la fleur, où elle s’épanouit dans une image idéale, que chez n’importe lequel de nos frères inférieurs » (PLD : 33). Déjà au 16e siècle, Cesalpin a découvert dans les végétaux un centre vital ou nerveux qu’il appelait « âme » (PLD : 24). Bernard Palissy était le premier à percevoir dans le monde de la matière inerte des sentiments humains (PLD : 134-138). Entre-temps, l’existence d’un esprit végétal a été démontré de manière irréfutable. En mesurant les radiations et l’énergie émises par les plantes, les scientifiques ont constaté qu’il existe une sorte de télépathie entre les végétaux, donc « une forme embryonnaire de la conscience » (PLD : 33). Selon Gascar, la description de cette conscience permettra à l’homme de découvrir « comment les rapports de la matière animée avec le milieu se complexifient, selon les degrés d’évolution, comment la nature passe d’une vie purement biologique à une vie déjà personnalisée » (LS : 70). Or, ce n’est ni par une aspiration anthropomorphiste ni par sentimentalisme que les sciences visent à découvrir dans les végétaux une « activité nerveuse » (LS : 70) ou même une « mémoire » (LS : 70), c’est-à-dire une « faculté de prévision » (LS : 70) qui incite les scientifiques à parler de « phyto-psychologie » (LS : 70). Pourtant, d’après Gascar, la découverte d’une sensibilité végétale implique une extension révolutionnaire de notre monde : « Chaque jour, la physique nous révèle un peu plus l’agitation interne de la matière » (LS : 68). Ainsi, l’homme est obligé d’inclure les végétaux dans la catégorie d’ « autres » envers lesquels il doit être capable de justifier ses actions. La conscience de l’existence d’une âme végétale incite l’homme à étendre la « communauté biotique », ce qui engendre une augmentation de sa sensibilité éthique et écologique. Selon Gascar, « [n]ous rentrons dans un monde unanime où l’insecte cogite, où l’herbe soupire, où l’arbre écoute, où le rocher lui-même recèle un esprit ; un monde où, à chacune de nos découvertes, apparaît un peu plus d’unité, un peu plus de fraternité » (LS : 68-69). Ceci a également des implications profondes pour la vie terrestre: « Il faut bien voir que c’est la mort que nous sommes en train de nier. On ne meurt pas, sur une terre où rien n’est inerte ni insensible, en profondeur. La mort devient peu à peu, ici-bas, sans exemples » (LS : 69).

Comment dénommer alors cette faculté des végétaux de communiquer, d’éprouver des sensations, d’être affectés par des modifications internes, de réagir aux contacts extérieurs (RV : 174) et d’être traumatisés (RV : 173) ? Les scientifiques étudiant la physiologie végétale préfèrent le mot « sensitivité », car « le mot sensibilité ne désigne pas tout à fait la même faculté d’enregistrement d’un fait par l’organisme » (LS : 66). Les botanistes parlent d’« irrita-bilité » (RV : 166), même si à première vue ce mot ne renvoie qu’à des réactions de déplaisir. Peu importe le vocabulaire : pour Gascar, la présence au sein de la plante d’une « sorte de zone

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d’écho où les faits physiques de sa vie se répercutent » (RV : 174) suffit pour parler d’une « âme végétale ».

Gascar découvre pour la première fois la sensibilité des végétaux lors de son étude du nostoc. Au 18e siècle, Michel Adanson s’était déjà intéressé au nostoc et en avait décrit les caractéristiques, parmi lesquelles une extrême « irritabilité » (RV : 166) - ce qui explique la grande « fièvre d’esprit » (RV : 172) que Gascar éprouve devant ce végétal. Le regard intro-verti du nostoc révèle sa « pure conscience d’être » (RV : 177), ce qui incite Gascar à découvrir l’existence une âme végétale :

grâce à cet obscur végétal qui attestait à sa façon l’existence d’une sensibilité dans l’ensemble de la flore, d’une vie abstraite, uniforme, unanime, plus large sans doute que nous ne le soupçonnons, et qui allait la prolonger dans le temps, au-delà de la durée de l’espèce humaine, je savais désormais […] qu’il existe une « âme ». Et qu’elle est d’ici-bas. (RV : 178)

Les végétaux entrent dans le monde « supérieur » des êtres vivants, dont ils ne diffèrent que par l’absence d’une faculté de réflexion : « L’animal a un esprit ; l’homme, en plus d’un esprit, a une raison ; le végétal n’a qu’une âme » (RV : 177).

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I. 5. LES ANIMAUX

Moi-même, pourtant doué, ou affligé, d’une sensibilité que mes proches trouvaient un peu trop vive, et bien que n’ayant pas, comme mon boucher, la ressource de m’abstraire dans des calculs de patente ou des réflexions sur l’avenir du petit commerce, je regardais sans émotion ce qui se déroulait devant moi. Le bœuf, maintenant étendu sur le sol de la remise, donnait un coup dans le vide, avec une de ses pattes de derrière, quand le boucher introduisait une baguette d’osier par le trou que le merlin avait percé dans le crâne de l’animal. (HA : 166-167)

La chasse et l’abattoir

D’après Buffon, « l’empire de l’homme sur l’animal » (HA : 56) est basé sur une domination tout à fait légitime. Il s’agit d’un empire « de l’esprit sur la matière ; c’est non seulement un droit de nature, un pouvoir fondé sur des lois inaltérables, mais c’est encore un don de Dieu » (HA : 56). Pour l’homme, l’animal a toujours constitué un être inférieur, fait pour être domestiqué ou transformé en nourriture. Étant donné ce rapport de domination, la mort de l’animal causée par l’homme est perçue comme nécessaire ou du moins inévitable. Depuis l’aube des temps, l’homme carnivore tue des animaux pour satisfaire ses besoins élémentaires. D’une part, la chasse crée une distance entre l’homme et l’animal, puisque la chasse constitue le début de tout processus de civilisation humaine ; d’autre part, l’homme chasseur se rapproche de l’animal devenu entièrement impuissant :

La chasse établit entre l’homme et l’animal des relations ambiguës, une familiarité qui, pour cruelle qu’elle soit, réduit la distance qui les sépare, quand ils vivent en paix, chacun de son côté. La chasse […] favorise un face à face que rien d’autre ne pourrait provoquer […] et où l’animal trouve sa pleine réalité. (HA : 80)

Ce rapprochement permet à l’homme de mieux connaître cette espèce animale énigmatique. Les animaux non domestiqués, par leur liberté et leurs habitats en retraite, semblent vivre une vie plus riche mais hors de portée pour l’homme, de sorte que « [n]ous nous sentons alors comme exclus de ce qui constitue peut-être l’essentiel de ce monde, tenus à l’écart, n’occupant notre domaine qu’en surface » (HA : 80). C’est pourquoi l’homme chasseur éprouve « un désir inconscient de se rapprocher de la nature, d’intervenir positivement dans un ordre, un système qui semble ne pas tenir compte de l’être humain » (HA : 81). Contrairement à l’agriculture, dans laquelle l’homme adopte une attitude humble envers la nature, la chasse permet à l’homme de pénétrer ce monde secret par la force : « En tuant une bête, nous apposons un signe de propriété sur l’espèce à laquelle elle appartient et même sur l’ensemble du règne animal » (HA : 81).

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Or, ces dernières années, l’homme découvre, à travers la bête tuée, « un monde [naturel et animal] qui, même dans nos paysages les plus préservés, a perdu beaucoup de sa vérité » (LS : 197) et qui est en voie de disparition à cause des effets nuisibles du progrès moderne. D’où aujourd’hui l’aspiration de l’homme à tuer les animaux sauvages par curiosité, cherchant les exemplaires qui se distinguent par leur couleur, leur odeur, leur poids, bref, leur « irréductible secret » (LS : 197). L’homme tue pour s’assurer de « la vérité charnelle de la bête » (LS : 198), pour toucher la beauté des animaux, pour percer leur réalité. Ainsi, la chasse se rapproche de la zoophilie : l’homme tue pour posséder physiquement l’animal singulier. « [C]e désir de possession », remarque Gascar « a ruiné la morale de la chasse » (LS : 198).

L’attitude de Gascar face à la mort des animaux est tout à fait ambiguë. Enfant, il a travaillé dans l’abattoir d’une boucherie. L’abattage des animaux, témoigne-t-il, l’impres-sionne sans vraiment l’émouvoir (AG : 49). Il explique cette indifférence par la fréquence et la familiarité : dans le Périgord, les familles, pour assurer leur nourriture, ont l’habitude de tuer leurs propres lapins, volailles et même porcs. Gascar impute donc son impassibilité à son « enfance campagnarde [qui l]’a familiarisé avec l’abattage des animaux » (HA : 165). En outre, à la campagne on traite les animaux avec une rudesse insensée :

Plus que la chasse, plus que l’abattage annuel du porc et l’extermination des animaux de basse-cour destinés à la table, les rigueurs à l’égard des bêtes de trait, ici des bœufs exclusivement, les jurons que la lenteur de ces animaux suscitait, les coups d’aiguillon ou de bâton qu’ils recevaient, formaient les enfants à la violence à laquelle la plupart sont d’ailleurs naturellement enclins. (AG : 37)

Les enfants copient le comportement des adultes en l’exagérant. Par ailleurs, la curiosité enfantine concernant la vie et la mort, la souffrance et la domination joue également un très grand rôle :

Comme chez tous les garçons de mon âge rompus aux mœurs paysannes, ma curiosité de la vie et de la mort dépassait de loin ma sensibilité. Mais je refusais, au fond de moi, qu’on fît souffrir les animaux. Les tuer, quand il s’agissait d’animaux sauvages, me semblait faire partie des règles admises par toutes les espèces vivantes. (AG : 84)

C’est pourquoi, dans l’abattoir, la cruauté du massacre ne lui fait pas détourner les yeux : « La curiosité de l’enfance est souveraine » (AG : 49). D’après Gascar, cette curiosité se prolonge jusqu’à l’âge adulte, quand la mort des animaux représente pour l’homme une vanité universelle :

Il se peut que l’impassibilité de beaucoup d’hommes devant la mort des animaux, sauf s’il s’agit de bouchers habitués à n’y voir que la réduction en quartiers d’une viande sur pied, cache une curiosité qui s’est prolongée depuis l’enfance, le désir

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de vérifier aux moindres frais, une sorte de doublure, la réalité de l’anéantissement auquel nous sommes promis. (HA : 168)

En outre, l’enfant serait plus sensible à la concurrence éternelle entre l’homme et l’animal. Pour l’enfant qui revit cette compétition primitive, la domination de l’homme sur l’animal doit se confirmer à tous les niveaux. Cela explique pourquoi Gascar enfant « peut éprouver une satisfaction à constater que l’adulte qu’il deviendra a les moyens d’exercer une domination sur une partie du monde vivant » (AG : 49).

Or, il existe quand même des espèces d’animaux dont la mort afflige le jeune Gascar : « Je regardais, impassible, abattre un bœuf ou saigner un lapin, mais je souffrais de voir ma grand-mère gaver un canard » (AG : 84). Il éprouve les mêmes sentiments de tristesse face à l’abattage des agneaux : « Seule, la mort des agneaux sous le couteau me touchait » (AG : 49). Paradoxalement, la sensibilité de Gascar à la mort des animaux se révèle donc sélective. D’une part, il participe à une pêche cruelle : avec ses camarades, il jette des bouteilles remplies de carbure de calcium dans l’eau. L’explosion produite entraîne la mort des poissons, qui viennent flotter à la surface (AG : 102-103). D’autre part, il ne supporte pas la chasse aux oiseaux par temps de neige, qui lui semble « d’une cruauté excessive » (AG : 84). Il se sent un véritable bourreau, coupable d’un « acte de cruauté » (AG : 164) immonde, lorsque sa tante lui donne l’ordre de noyer de petits chats. Bref, il semble que la sensibilité de Gascar soit aiguisée par l’apparence mignonne des animaux : la mort des canards, des agneaux, des oiseaux et des petits chats l’émeut profondément, tandis que la mort des bœufs, des porcs et des poissons le laisse parfaitement indifférent.

D’une façon générale, Gascar avoue que certains cas justifient l’indifférence humaine face à l’abattage des animaux. Il existe des situations dans lesquelles l’animal est mis au service de l’homme et « sacrifié sans beaucoup d’hésitation, pour la satisfaction des besoins alimentaires ou des besoins religieux. Cela ne signifie pas cependant qu’on lui dénie toute conscience, qu’on ne lui reconnaît pas une petite lueur intérieure. On tient simplement sa mort pour sans importance. L’animal, pour l’homme, c’est une vie, mais pas un destin » (HA : 67). Autrefois, les conditions de vie précaires interdisaient toute forme de pitié. Pour l’homme qui a faim, il est juste de se rassasier en punissant l’animal avec qui il partage une grande partie du monde. En outre, « [l]es animaux étant, jadis, selon les témoignages des livres d’histoire et des gens très âgés, beaucoup plus nombreux et, à l’occasion, beaucoup plus agressifs qu’à présent, il était permis aux survivants de cette époque de se montrer quelquefois impitoyables envers eux » (AG : 85). Dans Le fortin, l’auteur décrit comment, affamé, il décapite une poule sans sourciller (LF : 92-93). Gascar justifie également l’insensibilité des bouchers. En quelques gestes rapides, le tueur transforme l’animal vivant en « une foule de pièces de boucherie sans passé, anonymes » (HA : 167). Le boucher, concentré sur le produit final, prend distance par rapport à la « matière » qu’il façonne : il effectue un acte de « transsubstantiation » (HA : 167). Ainsi, le boucher se range parmi les hommes qui, pour se disculper, oublient délibérément les

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capacités de souffrance des animaux, n’y voyant « qu’une convulsion de la matière animée, un phénomène nerveux en circuit fermé, une réaction sans écho intérieur, qui s’annihile dans le moment même où elle vient de se produire » (HA : 169). Enfin, en temps de guerre, lorsque la vie des hommes a perdu toute valeur individuelle, les animaux fonctionnent comme matériel de guerre. Les chiens sont employés comme armes, les chevaux sont rassemblés dans les dépôts militaires pour effectuer le travail le plus dur (HA : 70-75 ; 194-197)82.

La familiarité avec les animaux

Dès l’enfance, l’animal est omniprésent dans l’inconscient humain. L’enfant, utilisant les animaux pour nouer ses premiers contacts avec le monde extérieur, représente toute l’espèce humaine dans son désir de « se rendormir dans l’animal » (HA : 17). La proximité entre l’en-fant et l’animal rappelle celle des créatures humaines et animales préhistoriques, proximité qui s’est estompée au niveau physique par l’évolution intellectuelle de l’être humain. Néanmoins, d’après Gascar, l’animal figure toujours « parmi les images essentielles de notre inconscient » (HA : 17), d’où les multiples phobies dont l’animal est aujourd’hui encore l’objet.

Selon Gascar, les rapports entre l’homme et l’animal ont subi des changements profonds ces derniers siècles. Il note que la relation qu’entretenait sa grand-mère avec les animaux était d’une nature beaucoup plus religieuse (AG : 86). De nos jours, l’homme a libéré les animaux des images de terreur que leur avait assignées l’Église83. Pourtant, pour Gascar, les bêtes ont toujours gardé quelques-uns de leurs traits mystérieux du moyen âge : « Les bêtes, mis à part les bêtes domestiques – et encore ! – gardaient toutes pour nous quelques caractères mythiques. Je sentais qu’elles vivaient un autre temps et évoluaient dans un autre espace que les nôtres » (AG : 87). C’est pourquoi, dès son enfance, Gascar cherche à pénétrer les secrets du monde animal. Pour renforcer sa familiarité avec les bêtes, il les imite, caresse, touche, inspecte… jusqu’à ce qu’il entre en communication avec eux : « En vérité, chez ces animaux-frères, je cherchais un accès. J’aurais voulu atteindre ce fond de gravité, cette conscience obscure et totale, présente dans l’œil que je scrutais, en me sentant gagné par le même étourdissement que quand je regardais fixement une étoile » (AG : 106). Lorsqu’il joue avec son chat, une conni-vence s’établit entre Gascar et l’animal. En répondant aux mouvements du chaton, Gascar a l’impression d’entrer dans un autre monde et de se transformer lui-même en un animal :

Ces échanges, pour limités qu’ils soient, constituent un dialogue dont nos rapports habituels avec les bêtes n’offrent jamais l’équivalent. La raison en est que l’animal m’a entraîné dans son domaine, la chasse, activité principale de l’espèce à laquelle il appartient. La situation inverse est impossible : l’animal ne passe jamais dans le

82 Voir aussi Les chevaux et Entre chiens et loups dans Les bêtes suivi de Le temps des morts. 83 Voir p. 96.

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monde humain. C’est toujours nous qui devons aller au-devant de lui, en rassem-blant en nous tout ce qu’il nous reste d’enfance. (HA : 141)

Lors d’un de ses voyages en Éthiopie, Gascar participe à la chasse au phacochère. Pendant que le chasseur grec va à la recherche d’un véhicule pour transporter le corps, Gascar tient compagnie à l’animal mourant, auquel il n’arrive pas à donner le coup de grâce. Ému par la vue du phacochère agonisant, Gascar se couche sur le sol, près de la bête avec laquelle il respire : « Je n’avais guère d’effort d’imagination à faire pour me trouver dans le même état d’esprit que si l’on m’avait placé au chevet de cette bête, pour que je lui apporte une assistance morale. Elle m’était maintenant aussi proche que si elle s’était endormie avec confiance, le groin contre le sol » (HA : 83). Ainsi, Gascar, tout comme un prêtre ou un ami, accompagne le phacochère jusqu’au dernier souffle.

Les êtres humains essaient, à plusieurs niveaux, de réduire la distance entre leur espèce et le règne animal. D’abord, l’homme s’est rapproché des animaux par la domestication de plusieurs espèces et par l’ « entreprise d’acclimatation morale qui vient compléter ou souvent remplacer leur introduction dans sa vie quotidienne » (HA : 55). Malgré les différences fonda-mentales, l’homme vise à trouver dans l’animal son semblable. Non seulement l’animal se rapproche de l’homme par son organisation interne, ses fonctions physiologiques et ses caractéristiques biologiques, l’homme découvre dans son semblable inférieur des traits du caractère, des vertus et des vices humains. Ainsi, affirme Gascar, « en se livrant à ce petit jeu des correspondances qui font animer et colorer un peu son paysage moral, l’homme arrache nombre d’animaux à leur troublante indétermination » (HA : 59). Bref, pour l’homme, l’animal représente la réplique parfaite de l’être humain - une conviction qui atteint son comble dans la bestialité.

Or, cette assimilation des animaux aux hommes implique que « l’homme ne représente jamais qu’une forme de vie parmi les autres, sans atteindre à la perfection de beaucoup d’elles » (HA : 184). Ainsi, le monde humain est obligé de revoir ses opinions religieuses et philosophiques. L’humanisation des bêtes implique la confirmation d’un rapport entre Dieu et elles : « c’est les arracher à leur néant, les faire entrer dans le système où le bien implique la possibilité du mal » (HA : 92). De ce fait, l’homme risque de perdre Dieu : « Une divinité qui n’aurait pas fait de l’homme son unique œuvre de lumière mériterait-elle encore son nom ? » (LS : 189). Si l’animal est pourvu d’esprit, que vaut encore la pensée « humaine » dont l’homme se vante pour justifier ses progrès et sa domination du monde ?

Ainsi, chaque fois que nous perçons un peu plus le secret, le silence de l’animal, nous découvrons que notre mode de pensée est universel, qu’il n’existe, dans le monde animé, aucune forme d’activité mentale, de réflexion, autre que celle à laquelle nous devons nos progrès, nos victoires et beaucoup de nos tourments. Notre pensée représente-t-elle donc la seule expression possible des rapports d’une

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créature vivante avec la réalité ? Si cela est un jour prouvé, nous n’aurons plus, comme jusqu’ici, la ressource de croire que toute notre histoire, ces six à dix mille ans d’absurdité qui nous ont conduits là où nous sommes présentement, n’était que le résultat d’une erreur fondamentale, d’un vice de raisonnement, après tout excusables, et qu’il existe quelque part, en germe chez les animaux, par exemple, une forme de pensée qui, si elle avait été la nôtre, nous aurait épargné ces errements, ces fautes et ces souffrances. (HA : 214-215)

L’extinction des espèces animales

Dans Le règne végétal, Gascar raconte l’épisode de son évasion d’un camp de prisonniers allemand. Lors de sa fuite, il traverse une forêt qui se révèle être une réserve assurant la protection d’espèces animales. Tout à coup, l’évasion lui apparaît comme une intru-sion, les fugitifs violant le silence de ce « lieu sanctifié, [ce] temple » (RV : 132) que constitue la forêt domaniale :

Nous trouvant ainsi à l’intérieur d’une réserve, nous n’étions plus seulement des fugitifs, mais aussi des intrus. Situation doublement irrégulière : en nous évadant d’un camp de prisonniers de guerre, nous venions de nous introduire clandestine-ment dans la société allemande, où nous figurions des éléments étrangers, indésira-bles. Dans cette forêt, notre « marginalité » s’accentuait : nous y violions en plus le domaine des bêtes. (RV : 130)

Gascar a l’impression de profaner un endroit dont l’accès est défendu aux hommes. Il éprouve un sentiment de « non-admission » (RV : 135) dans cette forêt qui appartient « en premier lieu aux animaux » (RV : 135).

Or, dans les pays industrialisés, les endroits où les hommes sont minoritaires font plutôt l’exception. En dehors des réserves, destinées à assurer la protection d’espèces animales menacées, les progrès de la modernité entraînent la disparition d’un grand nombre d’animaux. L’homme, responsable du progrès technologique et de la modernisation du monde, se livre à une véritable « œuvre d’extermination » (HA : 11) au niveau des espèces animales. Cela altère la relation entre l’homme et l’animal : les êtres humains sont envahis d’un malaise lorsqu’ils voient les survivants isolés de certaines espèces menacer et culpabiliser le monde humain par leur « résurrection ». En outre, les rapports entre l’homme et l’animal sauvage redeviennent ce qu’ils était lors du premier affrontement préhistorique. Aujourd’hui, l’animal en voie de dispa-rition est à nouveau quelque chose d’étrange et de singulier, que l’homme n’a plus coutume de voir. Enfin, la rareté de certaines espèces en voie de disparition engendre une augmentation de leur valeur marchande. « Les sachant condamnés de toute façon à disparaître », affirme Gascar, « nous nous saisissons d’eux, du moins de leurs dépouilles, afin de tenir, de posséder, ne serait-

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ce que quelques instants et par un acte qui concourt à l’effacer, un peu de cette vie qui, demain, sera tout à fait absente de notre monde » (HA : 14).

Dans L’homme et l’animal84 et La friche85, Gascar exprime sa fascination pour le circaète, dont le vol traduit le désarroi qu’éprouve cet oiseau devenu un fantôme de son espèce. Selon Gascar, le circaète appartient déjà au passé « non seulement parce qu’il devait l’essentiel de son prestige à un système de pensée d’un autre âge, mais aussi parce que le problème de la survie des espèces animales, qu’il posait, hier encore, symboliquement, se trouve, en grande partie, déjà dépassé » (HA : 231). L’évolution de l’industrie et la croissance démographique exponentielle condamnent pour toujours les aigles de la terre. Dans quelques années, tout un bagage culturel, dans lequel figuraient les circaètes, aura disparu, de sorte que l’homme sera obligé de reconsidérer « [s]es conceptions traditionnelles [et] [s]a philosophie » (HA : 231). « [L]’humanité survivra », affirme Gascar, mais le paysage et le ciel auront changé. Le circaète fantôme, lui aussi, promènera « un mort […]. Le mort, c’est le vrai circaète, le circaète de jadis, le Jean-le-blanc de Buffon » (HA : 229). Cette mort du vrai circaète en entraîne une autre, certainement pour les gens de la génération de Gascar : « Il importe simplement d’observer que la transformation ou la disparition de nos rapports avec le monde animal fait partie des phénomènes dans lesquels on est autorisé à voir, dans le sens le plus large du terme, la mort de Dieu » (HA : 231). C’est pourquoi Gascar, devant le dernier circaète planant au-dessus du village, adopte une attitude de dévotion (HA : 231).

La société moderne

Pourtant, plus que jamais, pour l’homme vivant dans le monde modernisé, la présence des animaux est indispensable. Alors que les êtres humains vivant dans un pays industrialisé subissent un dépaysement toujours croissant, les animaux permettent à l’homme d’établir des relations avec le monde environnant. Même si les rapports entre l’homme et l’animal « viennent de subir, par suite des progrès rapides de la technique, de graves altérations et ne se rétablissent que partiellement, dans l’artifice » (HA : 199), l’animal est toujours susceptible de nous relier au monde non seulement dans le temps – « [s]ans que nous nous en rendions compte, il nous ramène à l’enfance, à la nôtre, individuellement, et, collectivement, à celle de l’espèce humaine » (HA : 199) - mais aussi physiquement. Selon Gascar, « [s]ans que nous le sachions, l’animal nous rend le monde étranger affectivement accessible. Le chien parle pour l’arbre, pour la pierre. Chaque animal est un indispensable médiateur, dans nos rapports avec la Création » (HA : 200).

L’intérêt toujours croissant pour les animaux, surtout dans les pays industrialisés, tient à deux raisons : d’abord, l’homme se tourne vers l’animal pour chercher une réponse aux

84 HA : p. 9-15, p. 228-231. 85 LF : p. 120-122.

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L’homo curiosus 55

troubles qu’il cause lui-même dans la nature (HA : 206-207), ensuite, il trouve dans le monde animal « le dépositaire d’une nature partout ailleurs détruite à moitié » (LS : 186). Sans pour autant constituer un tremplin d’évasion mentale vers un monde extérieur ou antérieur, bref, vers monde « édénique » (HA : 210), l’animal rend plus attrayante la vie sur cette terre, car il constitue lui-même la preuve que la vie est toujours possible dans le monde « hostile » créé par la société humaine (HA : 209-210). Dans l’amour des animaux, l’homme satisfait son besoin inconscient « de retrouver le monde dans les yeux d’une créature vivante pour laquelle il reste, sinon intact, du moins inépuisé » (LS : 186-187). En outre, dans la compagnie d’un animal, l’homme trouve la force pour supporter la solitude à laquelle il est condamné aujourd’hui. Vivant une « vie dépersonnalisante » (HA : 211) dans un monde plein de réalisations technologiques, l’être humain se rend compte que même les meilleurs robots n’arrivent pas à compenser ses sentiments d’insatisfaction (HA : 209). D’où son amour des animaux domestiques, un amour se caractérisant par un transfert et une introversion de sentiments : « En aimant un animal, on s’aime soi. L’amour du semblable est sollicitation, attente de la réponse qui peut ou doit venir de l’autre. Il n’y a mouvement vers autrui, extériorisation, don, échange, qu’à travers l’identité » (HA : 211).

Dans le monde industrialisé, les tentatives de protection des espèces menacées sont légion. Or, l’homme ne peut se déculpabiliser entièrement par la création de réserves qui, d’après Gascar, constituent une domestication dissimulée des animaux. Enfermé dans un espace préservé, l’animal est obligé de s’adapter à la vie que lui impose l’homme. Cette vie « traduit notre conception idéaliste de la nature, tend à lui assurer un destin sans surprises et à l’enfermer dans l’ordre biologique, tel que la science l’a défini » (HA : 203). Les animaux s’accoutument à une vie artificielle dans un milieu fort différent de leur biotope naturel. De ce fait, ils développent des facultés d’adaptation : « Leur sensibilité semble devenir sélective ; leurs réflexes de peur cessent de relever d’un pur automatisme ; certains de leurs moyens d’information se modifient » (HA : 205). D’après Gascar, il est peu probable que cette adaptation soit un processus naturel, faisant partie du projet d’évolution de l’espèce qui se produit dans n’importe quelles circonstances (HA : 205). En voulant défendre l’animal contre les effets néfastes causés par son propre progrès, l’homme a-t-il contraint l’animal à renier ses caractéristiques originales ? L’homme a-t-il engendré chez les animaux une « dénaturation » (HA : 205) ?

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Chapitre II L’écologiste

Gascar entre en contact avec le monde environnant à l’aide des sens, par une identifi-cation constante avec les autres règnes (végétal et animal) et avec une grande sensibilité pour les aspects les plus ordinaires de la vie. Ainsi, il exprime son respect de la nature et témoigne de sa conscience de l’interdépendance entre les êtres humains et leur environnement naturel, deux éléments qui constituent la base d’une sensibilité écologique. Bien avant l’intégration de l’écologie dans les politiques mondiales, son amour et sa familiarité de la nature incitent Gascar à souligner l’importance de la préservation de l’environnement.

Soucieux non seulement des changements caractérisant le Jura, la région dans laquelle il habite, mais attentif aussi, lors de ses voyages au loin, à ce qui se passe au niveau mondial, Gascar s’est donné pour mission d’enregistrer les altérations du monde naturel. Même s’il a écrit à une époque où l’écologie « est malheureusement une science trop récente pour pouvoir nous éclairer complètement sur l’interdépendance des éléments naturels et les effets de l’action de plus en plus étendue que nous exerçons sur eux » (LS : 72), Gascar s’est déjà bien rendu compte des dangers auxquels est exposée la nature : la pollution des eaux et de l’air, la trans-formation des paysages et la disparition d’espèces végétales et animales, autant d’effets du progrès industriel. Ainsi, en révélant les soucis écologiques qui étaient ceux de son époque, il nous a fourni un document historique très précieux. Il exprime à plusieurs reprises la peur des effets de la radioactivité, qui a donné lieu à bien des scénarios catastrophes à l’époque de la guerre froide ; s’il écrivait aujourd’hui, il ne manquerait pas de dénoncer le réchauffement climatique et la manipulation génétique.

Outre les dangers qui menacent les règnes végétal et animal, Gascar se rend compte des dimensions sociales du progrès moderne. Ainsi, il aborde l’inégalité qui caractérise l’économie mondiale et les implications politiques et économiques de certaines initiatives du mouvement écologique. Il analyse également les problèmes psychologiques auxquels fait face l’homme industrialisé, du fait que, dans la société de consommation, les hommes ont perdu leurs anciens rapports avec la nature et se débattent de plus en plus contre un sentiment de déracinement.

Pourtant, Gascar ne se montre ni pessimiste ni catastrophiste. Conscient des bienfaits de la modernité et convaincu qu’il est possible encore pour l’homme de vivre en harmonie avec la nature, il ne cherche nullement à prôner l’ancienne opposition romantique entre culture et nature. Dans une analyse des Bêtes, Curatolo affirme que Gascar, en parlant de la Seconde Guerre mondiale, a posé « la très difficile question de la pitié, celle de l’homme envers son semblable, y compris l’animal […], celle aussi du créateur envers son œuvre […]. L’intention, chez un auteur qui a forgé son imaginaire dans la solution des règnes biologiques […] fut de laisser son lecteur, volontiers prompt à juger de toute chose, le choix de balancer entre la

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méchanceté radicale de l’être humain et son éventuelle exonération, au crédit de circonstances atténuantes »86. Or, l’on retrouve cette même attitude dans les livres qui traitent des effets pervers de la modernité : l’auteur se limite à observer et à enregistrer les causes et les effets, sans toutefois juger ni désapprouver l’attitude des hommes envers la nature. Il veut simplement inciter le lecteur à une prise de conscience des dangers hantant le monde naturel, sans s’autoriser à dénoncer la domination de la nature par l’homme.

Convaincu que l’homme est capable de retrouver sa place au sein des écosystèmes par un retour à la communication avec la nature, Gascar adhère avant tout à un monde où les différents règnes vivent en équilibre.

Ce chapitre traitera des préoccupations écologiques qu’aborde Gascar, aussi bien celles qui concernent le monde végétal et animal que celles qui ont des répercussions au niveau de la société humaine. Après en avoir analysé les causes et les effets, nous reprendrons les solutions proposées par l’auteur. Dans cette recherche, nous renverrons régulièrement à une œuvre plus récente de Michael Bess, La France vert clair, qui offre un panorama des initiatives et des pensées caractérisant le mouvement écologique français dès les années 1960. Ainsi, nous assurons un lien entre les vues de Gascar et les convictions actuelles de la science écologique.

86 Bruno Curatolo, op. cit., p. 34.

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L’écologiste 59

II. 1. L’ÉCOLOGIE SCIENCE

Aujourd’hui, certain silence des champs recèle, plus que jamais, une interrogation sur l’avenir de la planète et de ceux qui la peuplent. (LF : 157)

L’écologisme selon Gascar

L’amour de la nature provoque chez Gascar - réaction logique - une volonté de préservation du monde naturel et une condamnation des dégâts causés par l’industrie et par la modernité : « Je l’observe, une fois de plus : ces empiétements sur la nature, l’industrialisation et son complément, l’urbanisation, suscitent, chez moi, une hostilité passionnelle que rien d’autre au monde ne pourrait me faire éprouver » (LS : 233). Dans ses notes de travail pour Le présage, Gascar compare les effets nuisibles de la science au travail du diable : « C’est une vérité établie que la science nous paraît toujours plus magique dans les nuisances que dans les bienfaits. Nous nous attribuons la paternité de ses miracles, mais ne voyons dans ses effets néfastes que l’action du démon »87. Et qui plus est : l’homme est lui-même responsable de cette œuvre satanique. Sans s’en rendre compte, l’homme, visant au progrès, est en train d’organiser sa propre chute :

Il faut bien, comme on dit, que le diable s’en mêle, pour que le mal naisse de notre volonté de perfection et que, visant au bonheur, nous devenions les artisans de notre perte. Le châtiment qui nous est infligé, en punition de notre orgueil peut-être […], porte une marque infernale, en ce qu’il n’a pas de limites dans le tempo et frappe notre espèce dans son avenir comme dans son passé. Mal absolu, les nuisances de la science attaquent notre descendance dans le capital génétique dont nous avons à assurer la transmission […].88

Ainsi, les propos de Gascar sur les nuisances de l’industrialisation et sur la disparition du monde naturel s’inscrivent dans le mouvement écologique, qu’il définit comme une « forme de sensibilité qui détermine la volonté de sauvegarder la flore et la faune sous leurs multiples formes » (LF : 129). L’action écologique, imposant le respect de toute forme de vie, ne vise pas seulement à protéger l’environnement des dégâts causés par l’homme, elle augmente également la sensibilité des êtres humains. Elle offre à ses participants l’occasion de se dépasser et de gagner un surplus de conscience, car elle constitue « un refus des facilités offertes par la société technologique basée sur la course à la consommation, laquelle implique l’esprit de lucre et l’indifférence à l’endroit du patrimoine commun originel » (LF : 130).

87 Pierre Gascar, Lichens, Bibliothèque d’Etude et de Conservation de Besançon, fonds Pierre Gascar, Ms. Z 473. 88 Ibid.

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L’homme faisant preuve d’un comportement écologique deviendrait donc un meilleur être humain.

Gascar souligne le caractère universel du mouvement écologique. Malgré les différences géographiques89 et démographiques90, l’écologisme est porté par tout être humain, « qu’[il] appartienne à tel ou tel groupe, à telle ou telle nation » (LF : 106). La population mondiale s’est rendu compte que la survie de l’espèce « se substitue […] aux utopies d’hier » (LF : 106) et dépend d’actions menées à grande portée : c’est aux mêmes risques, aussi bien physiques que moraux, causés par la présence d’une centrale atomique, les engrais chimiques provoquant la pollution des eaux ou les travaux industriels détruisant des paysages entiers etc., que sont exposés de vastes populations. C’est pourquoi la protection de l’environnement « est amenée à transgresser les divisions administratives, rappelant de la sorte le caractère commun, dans de très vastes zones, de l’atmosphère, des eaux, de la flore, de la faune et même des paysages, dans leur aspect général » (LF : 145). Le mouvement écologique arrive donc à rapprocher les êtres humains éprouvant le même souci de l’environnement : la nature « n’est pas un refuge, le champ clos de l’individualisme ; elle relance notre espoir social » (LS : 137).

Pourtant, Gascar met également ses lecteurs en garde contre les risques d’une action universelle : « Une institution générale, et c’est bien là que le danger réside » (LS : 134). D’abord, la discipline visant à la défense du monde naturel et basée sur une politique de restrictions risque d’être appliquée « dans des domaines où rien ne l’appelle » (LS : 134). Pour sauver le monde, il ne suffit pas de prendre des mesures aux plus hauts niveaux de la politique : le comportement de tout individu humain devrait s’adapter. De ce fait, l’écologisme, analysant « [l]es causes de l’avilissement de notre vie » (LS : 136) constituerait une critique de notre civilisation et donc une « remise en question totale de notre mode de vie et de nos modes de pensée » (LS : 136). Cela implique que l’écologisme évolue vers une éthique introduisant une notion de vertu « qui s’applique à notre existence tout entière » (LS : 134). Or, ajoute Gascar, « nous savons quelles formes d’oppression le culte de la vertu a pu couvrir et couvre 89 Toute région adhère à son propre programme local (LF : 106) 90 Pour les personnes âgées, l’action écologique représente une éthique, tandis que les générations « destinées à prendre en charge l’avenir » (LF : 132) s’intéressent plutôt au côté politique du mouvement (LF : 130-132). Selon Gascar, ces différences démographiques sont dues à la façon dont les différentes générations habitent la nature. Pour les générations les plus âgées, la participation à l’action écologique se mêle d’un sentiment de nostalgie, d’affectivité (ils ont vu disparaître le monde naturel de leur jeunesse) et de culpabilité (ils n’ont pas tout de suite adhéré au mouvement écologique lors de sa naissance, et se sentent de ce fait « coupables » d’avoir « laissé, des années durant, le monde courir à sa perte » (LF : 130)). En outre, les générations âgées se rendent bien compte qu’elles ne verront plus les fruits de leurs efforts. Les jeunes gens désapprouvent la hiérarchie « religieuse » invoquée par leurs aînés sacralisant les espèces en voie de disparition. Pour les générations plus récentes, l’écologie devrait se concentrer sur une planification à grande échelle, organisée au plus haut niveau de la politique mondiale et visant à protéger l’environnement dans son intégrité, y compris « [l]’aménagement rationnel du territoire national, la diversification des sources d’énergie, mises au service de la collectivité, l’assainissement des zones industrielles et urbaines, la protection des eaux, le contrôle rigoureux de l’emploi de substances chimiques dans l’agriculture, etc. » (LF : 131-132).

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encore ici et là, dans le monde, quel que soit le régime politique qui l’a instauré » (LS : 134-135). Ensuite, dans l’action écologique, l’esprit humain, occupé par la défense de la nature, juge secondaire toute cause qui se rapporte aux êtres humains. Tous les efforts se concentrent sur l’environnement. Selon Gascar, l’action écologique s’est, à son premier stade, entièrement détournée des questions politiques et « semble relever de la morale du boy-scout » (LS : 135). C’est exactement pourquoi l’écologisme pourrait bien, sans que les militants s’en rendent compte, générer des régimes totalitaires ou anarchiques : il « peut [...] développer un esprit de censure et de sélection qui mène au totalitarisme, au fascisme. À l’opposé, notamment dans une certaine partie de la jeunesse, elle exprime le refus de toute société organisée et se rattache à l’anarchisme ou, encore, à l’idéalisme libertaire du hippie » (LS : 135-136).

Les initiatives écologiques

Dans Les sources, Gascar donne une analyse approfondie d’une initiative mise sur pied par le mouvement écologique et visant à « purifier » la végétation agricole : la culture biologique. Dans cette forme de culture, le paysan bannit de ses champs toute substance susceptible de nuire à la santé publique : les engrais, les insecticides, les herbicides et les pesticides. Car, en enrichissant le sol, soit à l’aide du fumier et du terreau, qui provoquent un processus de saprophytisme91, soit en utilisant les engrais chimiques, l’homme pousse les végétaux vers la perversion (LS : 121-122). Ainsi, en enlevant les engrais et les substances chimiques de la culture agricole, le paysan élimine les « éléments étrangers et nocifs » (LS : 122) non seulement pour les plantes, mais aussi pour la santé humaine et animale.

En outre, la culture biologique engendre une véritable modification du paysage : elle permet à l’homme de redécouvrir les betteraves fourragères et toutes les autres plantes et fleurs qui, dans le passé, occupaient une place sur les champs mais étaient détruites par les herbicides à cause de leur faible valeur économique. Ces plantes et fleurs introduisent, par leur fraîcheur et pureté, « une double éclosion, celle de l’espoir qui, à chaque printemps, anime la nature et celle de la foi de l’homme d’aujourd’hui dans [ses] chances d’avenir » (LS : 110). En produisant plus vrai, l’humanité va à la recherche de la simplicité naturelle et, paradoxalement, se retourne sur elle-même (LS : 110). Ainsi, l’agriculteur « a introduit dans la campagne un élément moral qui décuple l’attrait de cette dernière » (LS : 109).

Or, la culture biologique n’est, d’après Gascar, pas un projet aussi « pur » qu’elle semble à première vue. Les paysans n’ont pas adopté cette méthode de culture par souci de la santé humaine ou par « goût de l’intégrité végétale en soi » (LS : 109). Au contraire, ils se sont laissé guider en premier lieu par l’amour du profit et quelques froids calculs: la perte de rendement des terres due à l’abandon des engrais et des produits chimiques est largement compensée par les prix de vente (très élevés) des produits issus de la culture biologique. Au niveau moral,

91 « action consistant à se nourrir de matières putréfiées » (LS : 121-122).

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l’agriculture biologique appelle également des réserves : elle impose aux paysans de laisser une partie de leur terre inexploitée, alors que la croissance démographique et le taux de famine dans le monde demandent une exploitation plus intense du potentiel agricole.

De plus, Gascar remet en question le caractère « naturel » des produits de la culture biologique : personne ne sait de combien de saisons la terre a besoin pour se « purifier », pour se défaire de tous les pesticides, insecticides et herbicides qu’elle a absorbés pendant des décennies (LS : 119-120). Les végétaux « issus d’une terre sur laquelle, pendant des années, des tonnes d’engrais chimiques et de fumier douteux ont été répandues » (LS : 119), pourrait-on vraiment les qualifier de « produits naturels » ? Et l’eau que les paysans utilisent pour arroser la terre, qu’elle provienne du réseau d’adduction communal contenant du chlore ou qu’elle soit récupérée de pluie et ait de ce fait absorbé « les gaz sulfureux émis par les appareils de chauffage et les usines » (LS : 120), dans quelle mesure cette eau est-elle bien pure et naturelle et permet-elle à la terre de s’amender ?

Finalement, l’agriculture biologique n’arrive pas à reproduire entièrement l’état originel et « primitif » des végétaux, puisque la pureté créée par cette culture est toujours artificielle. D’après Gascar, « la culture biologique ne restitue pas la pureté : elle la réinvente. Pas la moindre volonté de retour aux traditions, pas la moindre trace d’esprit rétrograde, chez les agriculteurs qui font, en ce moment, l’essai de cette méthode » (LS : 112). Car les agriculteurs qui adoptent la méthode biologique sont en premier lieu ceux qui ont toujours participé à la paysannerie « d’avant-garde », avec ses « engins mécaniques » (LS : 112) et ses « produits nouveaux assurant la fertilisation des terres ou l’engraissement rapide du bétail » (LS : 112). Actuellement, ces agriculteurs prétendent rendre aux végétaux leur vérité ; or « ce culte de la pureté repose sur une illusion » (LS : 133), car aucune méthode n’est susceptible de « ramener qui que ce soit ou quoi que ce soit à l’état originel » (LS : 133). Qui plus est, la culture biologique se révèle « contre nature » étant donné que, dans le cours des années, les végétaux agricoles ont subi une évolution génétique sous l’influence de leurs conditions de vie adaptées aux transformations de l’agriculture. En conséquence, ces plantes, sans l’accomplissement des nouveaux besoins qu’elles ont développés depuis la modernisation de l’agriculture, n’arrivent plus à s’adapter aux conditions « originelles » recréées par la culture biologique. C’est pourquoi « on risque d’entraîner, chez la plante, un manque préjudiciable à son équilibre et susceptible de provoquer sa dégénérescence. […] À la nature perdue, [la culture biologique] ne substitue alors qu’un ordre, plus ou moins artificiel ; elle apporte une institution et ne rétablit pas l’ancien état de grâce » (LS : 134).

La friche, initiative écologique largement décrite par Gascar dans le roman du même nom, est un procédé de malthusianisme imposé par la Communauté européenne pour rendre à la nature son équilibre. D’après Gascar, la terre abandonnée par l’agriculteur (et qu’il ne faut en aucun cas confondre avec des terres abandonnées suite à des événements historiques comme les guerres, les exodes ou le nomadisme de certaines populations paysannes (LF : 9))

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« meurt » pour renaître « sous une forme propre à humaniser, agrémenter la civilisation moderne, la nature rendue à son intégrité y constituant le seul élément d’équilibre possible » (LF : 10). Bref, par la friche, l’écologie ne vise pas seulement à rendre à la nature une partie de la surface exploitée pour restaurer l’équilibre environnemental, elle recrée également des endroits naturels « purs » constituant des havres pour l’homme déraciné moderne. De ce fait, l’écologie « donne à [la friche] une destination » (LF : 10).

Au niveau économique, il est moins coûteux pour la Communauté européenne de dédommager les agriculteurs de leur perte de revenus que de payer les frais du stockage des produits en excédent. Dans cette optique, la réduction des surfaces exploitées, comme préconisée par la culture biologique, est « une offense aux pays du tiers-monde, où sévit la faim » (LF : 94), reproche dont les gouvernements ne tiendront pas compte tant que la planète ne sera pas politiquement et économiquement unifiée (LF : 83). C’est pourquoi la friche peut dans certains cas être considérée comme une insulte à la raison (LF : 94).

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II. 2. L’ÉCOLOGISME NATURALISTE

Mais souvent la mort d’une espèce dont j’avais jusque-là ignoré l’existence faisait surgir dans mon esprit un paysage imaginaire qui devait beaucoup de son idéalisation au nom étrange et, par là, un peu magique de la plante à jamais disparue. (PLD : 48)

La disparition des espèces

Parmi les différentes orientations de l’écologisme centré sur la nature, Gascar tient surtout à la préservation des espèces, animales et végétales, en voie de disparition. Ce qui rend le territoire français exceptionnel, c’est l’énorme diversité de paysages que ce pays présente. Or, la disparition des espèces cause souvent l’extinction du noumenon qui rend particulier tel ou tel paysage et dont l’absence modifie profondément le panorama. Pour Gascar, par exemple, tout un aspect de son monde à lui est atteint par la disparition de la viola cryana, « une pensée sauvage jadis assez abondante dans les éboulis crayeux de la vallée de l’Armançon » (PLD : 48). Le souci de Gascar se révèle aujourd’hui justifié : dans La France vert clair, un livre qui raconte l’histoire des problèmes environnementaux et des actions écologiques en France dès les années 1960, Bess dresse la liste des animaux et des végétaux en péril ou déjà absents au début du 21e siècle. Il s’agirait de neuf mammifères, vingt-deux oiseaux, deux reptiles, trois amphibiens, trois poissons, soixante-dix-sept insectes et de quatre-vingt-dix-sept variétés végétales (arbres, fleurs et herbes)92. Voilà les effets nuisibles de l’industrialisation et de la modernité, contre lesquelles Gascar a déjà mis en garde ses lecteurs il y a plus de quarante ans.

Même si, dans ce qui suit, nous nous concentrerons sur les disparitions qui concernent les végétaux, il faut noter que Gascar s’intéresse à la préservation de tout ce qui disparaît dans ce monde, de l’extermination des poissons, crustacés et mollusques de la lagune de Venise provoquée par pollution provenant du nombre toujours croissant de barene (LP : 64), au marbre de la place Saint-Marc, statues amputées s’effritant à cause de la transformation du carbonate de calcium sous l’influence des substances sulfuriques des fumées d’usines (LP : 60). Dans ses livres, il ne prête pas seulement attention à ce qui le concerne directement, comme la mort des sources au-dessous de sa maison ou la disparition du circaète jean-le-blanc de son village Baume-les-Messieurs, où il a d’ailleurs milité pour la création d’un centre de protection des rapaces. C’est la nature universelle qui lui tient à cœur et à laquelle il essaie de donner une voix à travers ses livres.

92 Michael Bess, op. cit., p. 295.

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Les lichens

Les lichens, organismes auxquels Gascar a consacré un livre, Le présage, se caractérisent par leur sensibilité exceptionnellement élevée à la radioactivité présente dans l’air. Ils causent de ce fait l’extinction d’une autre espèce plus « développée » selon la hiérarchie naturelle, c’est-à-dire les rennes auxquels ils servent de nourriture (LP : 28-29). Les lichens, « témoins des pires méfaits du progrès »93, sont également les premiers organismes vivants à disparaître par les effets de la modernisation :

Les lichens, souvent sans plus d’épaisseur que la patine des murs qu’en marchant je fais glisser sous mes doigts parallèlement aux images de la vie […] enferment toute l’histoire biologique […]. On a vu que, non seulement par l’effet du dévelop-pement technique, producteur de radioactivité ambiante, de poussières, de gaz et de matières corrosives non biodégradables, mais aussi par suite de l’urbanisation qui, en multipliant les surfaces recouvertes, provoque le réchauffement, le dessèche-ment de l’air, partant les irrégularités des saisons, les lichens tendent à se raréfier. (LP : 177-178)

Cette mort de la matière végétale, engendrant celle de la matière vivante et animale, révèle à Gascar que c’est la vie même qui est menacée, « annonçant la mort de la planète » (LP : 38). Le danger ne réside plus dans les institutions politiques, les dictatures ou les révolutions, ni dans l’esprit, « où l’on peut toujours le combattre » (LP : 37), mais dans la matière, fondement de tout ce qui existe et susceptible de causer la mort de toutes les formes de vie, à commencer par les plus élémentaires. C’est pourquoi Gascar affirme qu’ il est « absurde de se soucier encore de la justice, de l’égalité, de la remise en ordre des sociétés humaines, et de continuer à miser en secret […] sur la générosité, la pureté naturelle de l’homme quand […] par l’effet de l’empoisonnement de l’air, de l’eau, du sol, des espèces végétales et animales disparaiss[ent] » (LP : 37-38). Il paraît inutile de se soucier de structures politiques et de systèmes économiques dans un monde sur lequel toute forme de vie est menacée.

Affligé par la disparition d’une espèce végétale tellement infime et presque invisible révélant les dangers qui hantent le monde entier, Gascar admire la justice, voire la sagesse que montre cette réaction des lichens aux modifications anormales du milieu (LP : 69). Il semble qu’à travers les lichens, « plantes originelles, presque aussi anciennes que la planète […], irremplaçables documents de notre évolution » (LP : 178) et les organismes « les plus primitifs, les plus résistants et les plus âgés de toute la flore » (LP : 68-69), la nature entière, « principe de toute raison » (LP : 67), montre à l’homme son refus et lui lance un avertissement

93 Pierre Gascar, Lichens, ms. cit.

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66 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

(LP : 67-69)94. Ironiquement, les végétaux poussant dans des conditions climatiques les plus invivables, supportant les froids comme les chaleurs extrêmes, la raréfaction de l’oxygène, l’absence d’eau, meurent suite à la pollution causée par l’homme. Ainsi, la mort des lichens, phénomène entièrement explicable en termes scientifiques, relève du surnaturel et prend « le caractère fantasmagorique des signes, des présages » (LP : 46), comme si « notre civilisation, par ses progrès scientifiques et techniques désordonnés, transgressait les lois essentielles dont les lichens seraient les résumés ou, leur apparence justifiant l’image, les palimpsestes » (LP : 69). Bref, les lichens constituent une espèce en voie d’extinction mais deviennent en même temps une apparition, une « plaie » (LP : 46), une « gangrène » (LP : 46), un signe des mala-dies du monde naturel. Par leur disparition, ils font partie d’une réalité à contours « fantoma-tiques » (LP : 46) appartenant « aux mauvais rêves, aux obsessions de la mélancolie » (LP : 26) et hantant bientôt tous les pays industrialisés.

Le monde floral

Dans les années 1980, les amoureux des fleurs, surveillant l’état du monde naturel, ont signalé de plus en plus de disparitions d’espèces florales exterminées par l’agriculture moderne, les engrais et les herbicides, les travaux du sol ou simplement par l’extraction par les jardiniers. « [L]’appauvrissement progressif de la flore sauvage », affirme Gascar dans Pour le dire avec des fleurs, « représente le plus grand recul de la vie qu’on ait jamais observé dans le monde » (PLD : 132) et modifie profondément le paysage connu. C’est pourquoi toute disparition d’une espèce florale ou végétale correspond à la perte regrettable d’un constituant fondamental du monde naturel. L’extinction des fleurs mène à « la perte d’un des pouvoirs de la terre, c’est-à-dire […] une mort survenue non pas à la surface de la planète, mais à l’intérieur, au plus profond de celle-ci » (PLD : 75). C’est aussi pourquoi tout végétal disparu incite au deuil, étant comme « la fleur qu’on jette sur [le] cercueil » (PLD : 160) du monde naturel.

Or, les actions écologiques visant à défendre le monde végétal soulèvent bien des critiques. D’abord, la protection des espèces végétales devrait dépasser les aspirations matéria-listes auxquelles se bornent la plupart des ligues écologiques, de sorte qu’une dimension morale, consistant en la préservation de l’ordre et des lois de la nature, s’ajoute au maintien des aspects physiques de la nature (PLD : 75-76). L’homme peut bien créer des espaces verts utilitaires, ces derniers ne seront jamais susceptibles de remplacer « la diversité et le prodigieux foisonnement du règne végétal » (PLD : 76). Ensuite, la défense de la totalité des

94 Pourtant, dans ses notes de travail pour Le présage, Gascar a écrit : « Je n’avais certes pas besoin des lichens pour mesurer les dangereux effets des retombées radio-actives, ceux de la pollution de l’air ou pour découvrir que la lutte contre la faim dans le monde devait, sans peine de se révéler vaine, se fonder sur une nouvelle philosophie, je n’avais plus besoin d’eux davantage pour sentir combien cette civilisation souffrait d’être coupée de la réalité du monde » (Pierre Gascar, Lichens, ms. cit.).

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espèces végétales ne se justifie pas aux yeux d’un grand nombre d’écologistes, la plus grande partie de ces organismes étant sans utilité directe ou non indispensable à la vie humaine (PLD : 85). La priorité donnée à l’utilité, à la beauté, au spectaculaire ou à « l’aspect romantique » (LF : 133) d’une espèce relève d’un sentiment religieux universel. Est-il permis d’instaurer dans la défense de l’environnement une hiérarchie privilégiant la protection de ce qui est beau et utile, bannissant de ce fait pour toujours de notre planète la flore sauvage et les mauvaises herbes95 ? Pour Gascar, cette « écologie sentimentale » (LF : 148) constitue une offense à « [l]a liberté de l’être humain, revendiquée aujourd’hui plus encore qu’alors » (PLD : 85) et ne pouvant être effective « si [l’homme] est tenu à un respect aveugle de tout ce que la terre produit de façon spontanée et, à nos yeux, désordonnée, souvent au détriment de ce dont il l’ensemence » (PLD : 85).

Ainsi, il ne reste à l’homme qu’à développer une conscience du péril auquel les espèces végétales sont exposées, ne fût-ce que pour leur donner « un surcroît d’existence » (PLD : 165), et à « placer [son] espoir dans les chances de l’invincible nature, dans les cycles sans fin de l’évolution d’où naîtront, à partir [des] plantes survivantes, des fleurs plus belles encore que celles [qu’il] aur[a] connues » (PLD : 165). Bref, l’homme n’est pas seulement censé protéger les fleurs, mais doit également se montrer confiant dans le pouvoir de régénérescence de la nature.

Les arbres

En 1975, dans Les sources, Gascar décrit comment l’inflation économique, engendrant un renchérissement spectaculaire des combustibles, cause la disparition progressive de forêts entières réduites en bois de chauffage. Il en résulte que les bois de toutes les qualités, chênes, hêtres ou sapins se vendent à un même prix sur le marché : « c’est tout un ordre de valeurs traditionnel dont la ruine, bien qu’elle blesse le bon sens, n’aurait pas sans doute de telles conséquences morales, si cet ordre n’avait reposé jusqu’ici sur les anciens cultes dont certains arbres étaient l’objet » (LS : 57)96. En outre, l’image de l’arbre, avec « sa structure ouverte, sa ramure en tous sens [et] son extension généreuse » (PLD : 115), s’efface dans la psyché collective. Pourtant, l’arbre qui naguère passait pour être l’élément constitutif le plus prestigieux de la nature, pénétrant la terre en même temps qu’il s’élève vers le ciel, assure « la liaison entre les deux parties de notre univers » (LS : 57).

95 Il s’agit là d’une question qui nous incite à réfléchir sur des questions esthétiques : qu’est-ce que c’est que le « beau » ? La notion de beauté se limite-t-elle à ce qui est spectaculaire et qui nous surprend, ou à ce qui se caractérise par une symétrie parfaite et par l’harmonie de ses couleurs ? Pouvons-nous également apprécier d’autres formes de beauté, comme les « anti-paysages » décrits par Aldo Leopold dans A Sand County Almanac? (Voir p. 92.) 96 Pensons au prestige du chêne dans les temps druidiques ou au caractère divin du hêtre dans la civilisation des Goths.

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D’après Gascar, étant donné le rôle fondamental de l’arbre dans l’univers humain, l’abattage des bois est une activité bien émouvante pour celui qui la réalise. Même si l’invention de la tronçonneuse a rendu le travail moins physique, l’homme se sent tiraillé entre deux sentiments contraires : il est supposé se rendre maître de la nature, mais en même temps, au fond de lui, « l’arbre abattu crie » (LS : 60). Or, Gascar sait d’expérience que souvent un accord s’établit « entre la nature et l’homme qui exerce sur elle son pouvoir physique » (LS : 60-61), car les rapports que l’homme entretient avec le monde sont nécessairement des rapports actifs, même si cela implique la destruction de la nature. Paradoxalement, la destruc-tion permet à l’homme d’analyser et de se rapprocher du monde végétal et de pénétrer jusqu’aux secrets de la nature. « Ainsi », note Gascar, « on dépasse les apparences ; le bûcheron connaît le cœur des arbres, la couleur, l’odeur et les moindres mouvements de leur sève ; il déniche leurs secrets » (LS : 61).

Les coupes sombres qui s’effectuent à l’intérieur des bois – dans la plupart des cas, l’abattage ne se réalise pas à partir de la lisière (LS : 63) – ne laissent pas tout de suite voir les dommages causés au paysage français. De ce fait, l’abattage s’est au début développé à l’insu de la population, « favorisant l’érosion, modifiant les climats, réduisant nos réserves forestiè-res, et ne s’accompagn[ant] que d’un reboisement partiel et d’une nature des plus discutables » (LS : 65). Ce n’est qu’au moment où le gouvernement, pour des questions d’argent, a décidé de substituer des sapins aux arbres abattus, que le caractère d’un grand nombre de régions en France se voit profondément modifié. Or, il ne faudrait pas sous-estimer le soulagement moral qu’offrent aux habitants d’un pays de plus en plus industrialisé les forêts traditionnelles, jouant de ce fait un rôle d’utilité publique. C’est pourquoi Gascar se demande si « l’administration des Eaux et Forêts, d’une part, et les propriétaires de bois privés, de l’autre, n’abusent pas, dans ce cas, de leurs droits » (LS : 71), car « la possession d’une portion du territoire ne devrait plus comporter pour celui qui la détient (qu’il s’agisse de l’État, d’une commune ou d’un particulier) la faculté d’en modifier à son gré l’aspect, quand celui-ci s’insère dans la vue d’ensemble des lieux » (LS : 72). Les brumes, conclut Gascar, qui entourent d’habitude les forêts de sapins, risquent de pénétrer dans l’esprit des habitants environnants (LS : 74).

Outre les modifications esthétiques et les transformations de la façon de vivre des paysans contraints à changer leurs cultures par la proximité de forêts de sapins, la plantation de résineux, « couverture préboréale » (LS : 72), cause des altérations profondes dans la nature. Le sol, sur lequel les plantations s’accumulent, devient vite stérile et trop acidifié pour la plupart des plantes sauvages. Rempli d’aiguilles, il n’abrite que peu d’animaux (PLD : 113). En outre, les modifications météorologiques dues à l’enrésinement des régions françaises sont nombreuses : « brouillards fréquents, détournement des vents, surcroît d’humidité et les transformations concomitantes de la lumière du jour » (PLD : 116). Bref, c’est le climat entier qui est en train de se rafraîchir (LS : 73). Ainsi, les sapins « pourraient, en quelques siècles,

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faire de nous une autre nation, mais une nation bâtarde, détournée de ses origines et ayant désavoué en partie son propre ciel » (PLD : 116).

Pourtant, la crainte de Gascar s’est révélée peu fondée : aujourd’hui, la superficie forestière représente plus du quart de la surface de la France. Par l’abandon du charbon de bois et la substitution du bois par d’autres moyens de chauffage et d’autres matériaux de construction, l’espace qu’occupent les forêts a doublé depuis le 19e siècle97.

97 Pour une description détaillée de l’état actuel des forêts en France, voir Martine Chalvet, Une histoire de la forêt, Paris, Editions du Seuil, coll. L’Univers historique, 2011.

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II. 3. L’ÉCOLOGISME SOCIAL

Il suffit de se promener de ce côté-là du monde, où l’on meurt de faim avec confiance, dans la lumière dorée d’invisibles moissons, pour sentir que nous sommes maudits si nous avons tant travaillé sans croire, dans le fond de nous-mêmes, à la fatalité du bonheur. (LP : 106)

Un écologisme centré sur l’économie, la politique et les sociétés humaines

Bess, qui, dans La France vert clair, offre un aperçu de la naissance et du développe-ment de l’écologie française, rappelle qu’il existe, outre l’écologisme naturaliste ou l’écolo-gisme centré sur la nature, un second courant de pensée définissant l’écologie française : « l’écologisme social »98. Là où l’écologisme naturaliste s’occupe des menaces concrètes causées par l’industrialisation, c’est-à-dire la disparition des espèces, la pollution des eaux, les modifications du comportement des animaux etc., l’écologisme social « soulign[e] les liens réciproques entre la “protection de la nature” et les problèmes complexes auxquels font face nos sociétés : la pauvreté, les inégalités, la violence et l’aliénation »99. D’après les écologistes sociaux, pour faire face aux dangers qui menacent la nature, il faut que l’économie et la culture de la société industrialisée soient d’abord profondément modifiées. D’après Bess, ce program-me se résume en quatre orientations : « la critique du productivisme, la réduction des disparités économiques mondiales, le rééquilibrage du monde rural et du monde urbain, le désir de bâtir un nouveau pôle politique progressiste »100.

Même si Gascar se range clairement parmi les écologistes naturalistes, il est également soucieux des problèmes économiques et politiques liés à la modernisation et à l’industriali-sation mondiale. Ainsi, à travers l’extinction des lichens, il problématise la disparition des ethnies anciennes résidant dans les régions préboréales (LP : 138). Il doute de la légitimation morale de la culture biologique et de la friche, impliquant une réduction de la production agricole qui ne tient nullement compte de la faim hantant les pays du tiers monde. Il relie les problèmes de définition sociale de la nouvelle population des villages français en mutation à la disparition de la culture de la terre… La liste des exemples est vaste.

De cette façon, Gascar montre que l’écologisme social et l’écologisme naturaliste sont loin d’être incompatibles. Il fait partie des écologistes qui, selon les termes de Bess, « souhaitent construire un type de modernité différent en choisissant, dans le passé et dans le présent, un certain nombre d’éléments permettant de réaliser une synthèse nouvelle »101, les

98 Michael Bess, op. cit., p. 157. 99 Ibid., p. 158. 100 Ibid., p. 170. 101 Ibid., p. 181.

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éléments du présent relevant surtout de l’écologisme social (les droits de l’homme, les pensées démocratiques, la tolérance religieuse, la raison critique, la culture cosmopolite etc.102), les éléments du passé faisant partie de l’écologisme naturaliste (le sentiment d’enracinement dans la nature, le respect de la planète103).

La leçon du blé et du pavot

Dans Le règne végétal, Gascar décrit comment, pour résoudre le problème de la pénurie alimentaire d’un grand nombre de pays, les experts de la génétique végétale ont créé des Hyvs, « high yielding varieties », c’est-à-dire des variétés à grand rendement, biologiquement mani-pulées et susceptibles d’assurer une production agricole augmentée même sur les terres arides, pauvres et peu propices à la culture. En outre, cette « révolution verte » (RV : 110) contri-buerait à la disparition de la culture clandestine du pavot qui s’est développé sur les terres ne permettant aucune autre activité agricole.

Or, les principes moraux d’un « honnête profit » ne suffisant pas à persuader les cultivateurs de pavot de revoir leur choix de cultures, les experts internationaux ont décidé d’utiliser une arme biologique : l’aulax papaveris. Il s’agit d’un hyménoptère provoquant le dépérissement du pavot, « un vrai cancer » (RV : 113), qu’ils ont largué depuis des héli-coptères au-dessus des champs clandestins. D’après Gascar, « [o]n semait la mort, sans empoisonner le sol, comme on l’eût fait en répandant des produits chimiques » (RV : 113). La méthode paraît efficace : en peu de temps, la plupart des paysans se sont tournés vers la culture des céréales à grand rendement, croyant que c’était un châtiment de Dieu qui a provoqué l’extinction de leurs pavots (RV : 113).

Ironiquement, les Hyvs ont fait augmenter les récoltes de façon tellement spectaculaire que les paysans n’étaient plus capables de cultiver leurs terres à l’aide de l’outillage agricole traditionnel dont ils disposaient. Par manque d’argent – « et les organismes d’assistance internationaux, s’ils semblaient quelquefois jongler avec les dollars, n’étaient pas en mesure de fournir un équipement moderne à des dizaines de milliers d’agriculteurs » (RV : 114) - les paysans étaient contraints de retourner à « des formes intermédiaires du progrès technique » (RV : 114), parmi lesquelles « le manège, machine propulsée par un animal de trait » (RV : 115). Ainsi, « [l]e progrès de nos arrière-grands-parents » (RV : 115) entre « au service des moissons de demain » (RV : 115), de sorte qu’on a l’impression de reculer dans le temps. Pourtant, ce recul provoque surtout un sentiment de nostalgie chez les occidentaux, qui, sous l’influence des excès de la civilisation, souffrent d’une plus grande sensibilité aux appareils archaïques (RV : 116). L’homme moderne aspire-t-il également à un retour vers la technique

102 Ibid. 103 Ibid.

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ancienne, qui, « [e]n empruntant à la nature, […] trouve toujours un élément modérateur ; elle s’accorde aux rythmes de la vie et, si l’on peut dire, reste humaine » (RV : 116) ?

Or, l’emploi des Hyvs a vite présenté un grand nombre de désavantages. D’abord, ces céréales génétiquement modifiées se sont révélées stériles (RV : 117). De ce fait, la famine qu’on était en train de combattre risquait de réapparaître à un niveau beaucoup plus élevé. En outre, les plants originels dont les scientifiques avaient besoin pour créer de nouvelles variétés avaient presque entièrement disparu, de sorte que le nouveau travail des botanistes consistait en la création d’ « enclos réservés aux plantes [dépositaires de l’A.D.N. sauvage] sur le point de disparaître » (RV : 119). Gascar souligne l’absurdité de cette situation qui implique un retour en arrière au lieu d’un progrès :

je ne pouvais m’empêcher d’admirer qu’à l’époque de l’électronique, des engins spatiaux vers Saturne, du rayon laser et des transports supersoniques, chaque matin, dans les régions les plus reculées de l’Orient, des hommes dussent partir à la recherche de plantes qui étaient parmi les plus banales de toutes, mais dont, sur ces sentiers pierreux, ils réapprenaient que la simplicité est sans prix. (RV : 120)

Les experts se sont donc rendu compte que le dépaysement des souches végétales peut engendrer de grands risques et « qu’il serait plus sage de respecter la répartition originelle, la prédestination des lieux » (RV : 121).

La stérilité des végétaux obtenus par hybridation a également atteint le pavot, ce qui a résulté en une pénurie de substances dérivées de l’opium (morphine, papavérine, codéine etc.) menaçant la santé de l’humanité entière. De façon ironique, l’aulax paveris, lancé par les scientifiques mêmes, avait provoqué la disparition quasi totale des variétés primitives, car l’insecte en question se reproduit à une vitesse spectaculaire. C’est pourquoi les scientifiques ont décidé de combattre l’aulax paveris, leur propre arme, à l’aide d’insecticides et de tolérer après tout la culture clandestine du pavot, ne serait-ce que pour assurer la pérennité des souches et l’importation de substances médicales dans les pays occidentaux.

Avec cette histoire des Hyvs, Gascar semble donc en premier lieu vouloir démontrer que la solution des problèmes économiques d’un grand nombre de pays du tiers monde est d’autant plus compliquée que ces sociétés n’ont pas la même attitude devant la nature que les pays industrialisés. Étant donné que la modernisation de l’agriculture implique la disparition du contact direct avec le sol et une modification profonde du paysage connu, il faudra que les pays du tiers monde subissent d’abord un changement de mentalité. Pourtant, conclut Gascar, la leçon du blé et du pavot nous apprend qu’il ne faut pas toujours vouloir intervenir dans l’organisation du monde naturel.

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La politique mondiale

En ce qui concerne la politique économique mondiale, Gascar soutient que « le destin des peuples doit se traiter au niveau d’un rêve universel » (LP : 114). Pour que les millions d’êtres humains souffrant de faim, et dont l’évolution économique a été déterminée « par trop de conditions géographiques, trop de faits historiques, trop de hasards pour qu’on puisse en tirer une méthode » (LP : 113), aient accès au miracle de la manne, auquel ils ont droit, il faut que les pays industrialisés partagent avec eux les profits tirés du succès de leur progrès économique. Or, les habitants des pays occidentaux, « cette partie du monde enfermée dans son matérialisme, ses comptes, sa triste morale de l’effort payant » (LP : 114), sont accablés de la malédiction de travailler sans croire « à la fatalité du bonheur » (LP : 106). L’homme qui a réussi, oubliant que « [l]e progrès n’est pas seulement la récompense de l’effort » (LP : 113), est encore loin de se tourner vers le tiers monde par solidarité.

Pourtant, ajoute Gascar, la politique d’assistance des pays industrialisés ne peut se résumer à apporter des moyens techniques pour transformer les sociétés traditionnelles du tiers monde en clones du monde occidental :

Qui verrait l’Inde s’engager dans la voie tortueuse qui passe par la fertilisation des terres, la rationalisation de l’agriculture, l’industrialisation, pour aboutir, un siècle plus tard (en mettant les choses au mieux) à un état voisin de celui dans lequel se trouve la population ouvrière d’un de nos pays d’Occident ? Qui oserait lui souhaiter ce calvaire où le pire serait encore qu’elle y laisserait sa dignité ? (LP : 114)

La modernisation des pays pauvres et l’urbanisation de leurs sociétés représenteraient aujourd’hui la plus dangereuse des entreprises de perversion. C’est pourquoi les habitants des pays riches d’Occident doivent se faire « les agents d’une métamorphose » (LP : 114) plutôt que « les auxiliaires d’une évolution » (LP : 114). Ainsi, note Gascar, pour l’Inde, l’accès à l’âge d’or réside dans la fin du musellement et dans la possibilité de faire entendre sa voix au niveau de la politique économique mondiale. Car, pour l’instant, la meilleure de toutes les mannes est encore « la manne des mots » (LP : 116).

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74 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

II. 4. ÉCOLOGISME ET MODERNITÉ

La révolution – il faudrait plutôt dire l’explosion – scientifique et technique de ces dernières années a provoqué une telle rupture des processus économiques, culturels et historiques dans lesquels nous nous trouvions engagés depuis plus de six mille ans qu’il est naturel d’éprouver le besoin de vérifier si, en profondeur, la civilisation humaine se poursuit réellement ; en d’autres termes, il est naturel d’éprouver le besoin de vérifier si nous continuons d’habiter la terre, et même si elle existe toujours. (LP : 177)

Un équilibre mental bouleversé

Les hommes, tout comme les plantes et les animaux, s’adaptent le mieux que possible aux poisons créés par leur propre évolution, aussi bien physiquement que dans l’ordre psychique (LP : 69). Selon Gascar, « [n]otre esprit souvent incapable de supporter la violence des passions, comme nos plantes celle des saisons, s’accommode jusqu’à l’asphyxie de la pollution mentale consécutive à l’utilisation anarchique de nos “mass media” » (LP : 69-70). La civilisation technique, capable d’annihiler toute forme de défense immunitaire, amène l’homme à « [se] satisfaire de ce qui [le] détruit » (LP : 70).

Outre les effets négatifs des mass media, Gascar décrit comment l’homme moderne souffre d’un état de fatigue permanent. Ce ne sont pas les tâches individuelles qui épuisent les êtres humains, mais le mécanisme général de la production dominant toute la civilisation (LP : 105). La « redevance exigée de [l’homme] à chaque minute, [le] tribut prélevé sur [la] tranquillité, [l’]équilibre moral, par le bruit, la pression de la foule » (LP : 105) transforment la satisfaction que l’homme devrait éprouver de son bien-être matériel en un véritable cauchemar.

Dans La France vert clair, Bess décrit également comment l’évolution de la technique a entraîné, au cours du 20e siècle, un changement des mœurs. Le « bouleversement des campa-gnes »104, par exemple, provoqué par la modernisation des engins agricoles, a fait échouer les anciens équilibres :

les Français, dans leurs mémoires, au cinéma, dans la littérature, dans les médias, à l’université, dans les conseils municipaux, ont montré sans équivoque qu’ils se rendaient compte de la disparition d’un monde rural ancien, et qu’il ne s’agissait pas, seulement là, d’un changement économique ou démographique, mais aussi d’une perte spirituelle, d’une déchirure profonde faite au tissu même de leur civilisation.105

104 Ibid., p. 58. 105 Ibid., p. 58-59.

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L’écologiste 75

Aujourd’hui, c’est l’homme qui tient la vie de la Mère Nature dans ses mains. En inversant les rôles du maître et de l’esclave, l’homme n’arrive plus à trouver sa résidence que lui offrait jadis la nature106. C’est pourquoi on ne saurait sous-estimer l’impact psychologique du changement de l’ancien ordre. Ce n’est pas uniquement la nature qui doit endurer bien des traumatismes, l’homme industrialisé souffre également.

Causes

Mais quelles sont donc les causes précises d’un tel bouleversement de l’équilibre psychique et émotionnel humain ? Selon Gascar, c’est « le flot de l’histoire » (LF : 82) qui a entraîné l’homme trop vite. Le progrès est devenu un impératif, empêchant les êtres humains de jouir de leurs propres créations et modifiant le monde à une vitesse fulgurante, de sorte que l’homme ne s’y retrouve plus. Gascar donne l’exemple des lourdes machines agricoles qui, imposant « une image de conquête » (LS : 21), envahissent les villages comme Baume-les-Messieurs appartenant encore au passé. Le monde connu est en train de disparaître et l’homme se perd :

l’urbanisation et l’industrialisation, outre leurs effets matériels (annexion de l’espace, envahissement humain, pollution, bruit), outre la transformation des sites […], stérilisent à distance les éléments naturels subsistants. Les surfaces encore libres prennent, en dépit de la végétation et même des cultures qu’on continue d’y voir, l’aspect des terrains vagues […] ; infesté de présages, l’arbre isolé, qui rallie toutes les corneilles d’alentour, se désigne lui-même à l’abattage. (LS : 232)

C’est justement à cette disparition d’éléments naturels spécifiques, fondamentaux dans la vie humaine, que Gascar impute la désorientation mentale de l’homme. Ainsi, l’eau, devenu un produit industriel, a perdu son caractère naturel et animé : « Avec l’eau de récupération ou de synthèse, s’ajoutera à la précarité de ce qu’on obtient par artifice la dénaturation qui l’entache » (LS : 30). L’homme, ayant perdu la capacité de retrouver la vérité à travers les sources, sera privé de son lien physique au cycle de l’eau. D’après Gascar, « la terre aura perdu comme son regard, son intelligence. Une intelligence qui, à notre insu, se communiquait à nous. Qui pourrait s’attendre à un grand jaillissement d’idées, dans un monde privé d’eaux vives ? » (LS : 30).

De plus, la densité croissante de la population cause, outre l’expansion des villes au détriment de la zone verte, un sentiment d’oppression auprès d’un grand nombre d’hommes. Pour se protéger, l’être humain s’enferme dans son petit espace personnel et se replie sur lui-même. Dans une réaction instinctive « de l’espèce humaine inconsciemment oppressée par son nombre croissant » (LS : 179), les hommes cherchent à élargir leur domaine personnel et la

106 Ibid., p. 318.

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liberté individuelle à travers l’extension des pouvoirs et des droits humains, ce qui résulte en un relâchement et un laxisme dans les modes de vie. Pour faire face à « [l]’insidieuse con-trainte physique et morale » (LS : 179) qu’engendre la présence constante et nombreuse de leurs semblables, beaucoup d’êtres humains finissent par se perdre dans « la violence, l’amora-lisme, le rejet de la vieille culture, l’érotisme, l’usage des narcotiques, des neuroleptiques et de l’alcool » (LS : 180), ou dans la recherche de luxe propagée par la société de consommation. Ainsi, l’homme industrialisé, dépourvu de toute identité individuelle et complètement déboussolé, est pris dans un cercle vicieux. Bref, c’est la dégénérescence de l’humanité que Gascar craint et contre laquelle veut mettre en garde ses lecteurs victimes de l’industrialisation.

Effets

Selon Gascar, l’homme industrialisé essaie de se retrouver par un rétablissement des anciens rapports avec la nature : il s’agit d’un « tellurisme qui restera un des traits marquants de notre civilisation déclinante » (LS : 85). Dans La friche, par exemple, Gascar décrit l’exode régulier des citadins vers la campagne, un exode qui n’épargne pas son village Baume-les-Messieurs. Ils y achètent des résidences pour échapper à l’agitation urbaine et pour redécouvrir la simplicité d’une vie en harmonie avec le monde environnant. Ainsi, « [l]es nouveaux venus au village, tout destinés qu’ils sont à être remplacés un jour, par d’autres, car l’exode vers la nature et le loisir ne peuvent que s’amplifier, n’annoncent jamais qu’un avenir statique. Mais n’est-ce pas là déjà un aboutissement ? » (LF : 82).

Automatiquement, ce retour à la nature réveille les sentiments écologiques des hommes, qui se rendent compte que la perte des espaces verts impliquerait la disparition du dernier refuge contre la vie industrialisée. « La révolution industrielle et l’urbanisation […] », note Gascar, « [ont fait] reculer le paysage, dans les faits comme dans les esprits. Le mouvement scientifique, qui privilégie la chimie et la physique appliquées, rejette l’histoire naturelle parmi les passe-temps pour jeunes filles »107. Or, aujourd’hui, même si l’idéal scientifique et industriel est toujours un des fondements de la société moderne, la botanique et le jardinage connaissent un regain, symbolisant l’espoir que garde l’homme de retrouver « à l’intérieur de sa triste condition humaine »108 un havre, « un rêve consolateur »109. Les êtres humains, en cherchant à se rapprocher de la nature, expriment-ils le refus de la vie industrialisée, de la société urbaine, « des artifices du progrès » 110 auxquels la simplicité et la pureté du monde naturel s’opposent ? Selon Gascar, à travers le goût des plantes et de la botanique, ainsi que l’amour et la défense de la nature qui en découlent, l’homme exprime « le refus de la vie

107 Pierre Gascar, « Une civilisation qui retourne à l’école des fleurs » dans Pierre Gascar, Pierre Gascar et Guy Rohou. Correspondance. 1963-1995, ms. cit. 108 Ibid. 109 Ibid. 110 Ibid.

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urbaine, de la brutalité des mœurs » (LP : 163) et dénonce les vices de la vie moderne mieux qu’on ne peut le faire avec des mots111.

Paradoxalement, c’est donc en souffrant de l’impact psychologique de la vie industria-lisée, que l’homme redécouvrira la valeur de la nature et luttera pour la protection de l’environnement.

Les solutions

La science

D’après Gascar, une première solution aux problèmes hantant la Terre sera fournie par la science, susceptible d’offrir les parades nécessaires au déclin de la planète provoqué par les effets funestes du progrès. Il n’y a que les réalisations de la science et de la technique qui puissent assurer une existence « hors [du] milieu naturel » (LP : 23) pour l’homme obligé de chercher à survivre dans des conditions « invivables » (LP : 22) : « L’homme qui, demain, ne devra de pouvoir respirer qu’aux filtres disposés sur les innombrables sources de pollution atmosphérique est mentalement prêt pour le scaphandre et la bouteille d’air sous pression » (LS : 156).

Étant donné qu’une telle survie artificielle s’imposera bientôt aux habitants des régions industrialisées et urbanisées ou « aux rescapés d’un conflit réglé à l’aide d’engins atomiques » (LP : 22-23), les sciences prévoient la nécessité d’assurer la vie ailleurs : « Désormais familiarisé avec l’idée de la survie artificielle, qui est déjà et sera le lot de tous les habitants des lieux urbanisés et industrialisés, l’homme d’aujourd’hui conçoit aisément que son existence puisse, un jour, se dérouler quelque part loin de cette terre et dépendre de la techni-que »112. C’est pourquoi les champs d’expérimentation destinés aux voyages dans l’espace se multiplient : « notre espèce est appelée, semble-t-il, à prendre pied sur d’autres planètes, plus inhospitalières que la nôtre, mais intactes » (LP : 23).

Néanmoins, nous ne devons pas oublier que Gascar traduit dans ses livres les enjeux environnementaux qui étaient ceux des années 1960, 1970 et 1980, une période dominée par la dissuasion nucléaire qui caractérisait la guerre froide. Effrayés par les programmes de mise au point d’armes atomiques des États-Unis et de l’USSR, un grand nombre d’hommes commen-çaient à chercher des parades à une existence sur une planète polluée par la radioactivité. Il n’est donc pas surprenant que, à l’époque où un homme a pour la première fois marché sur la lune, tous les yeux se soient tournés vers la science, et en particulier vers l’astronautique. L’énorme progrès réalisé dans la navigation spatiale dans la seconde moitié du 20e siècle a

111 Ibid. 112 Pierre Gascar, Lichens, ms. cit.

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convaincu les hommes que d’autres planètes seraient bientôt accessibles et susceptibles d’abriter la population mondiale.

Plus récemment, dans La France vert clair, Bess met en avant le même projet pour faire face aux limites de notre Terre. Dans le futur, l’espèce humaine pourrait devoir son salut à la découverte d’un nouvel espace sauvage à « artificialiser » :

Il reste bien sûr un moyen radical de s’évader de l’artifice, de sortir des limites du monde humain : quitter la Terre, notre demeure. Si la planète est finie, le ciel, lui, ne l’est pas : il y a l’espace. Et il se peut que, dans les siècles à venir, le rôle joué par la nature sauvage dans la culture de l’humanité soit repris voire étendu par les planètes et les étoiles environnantes.113

Pourtant, un grand nombre de militants écologistes n’adhèrent pas à l’idée de la recher-che d’une nouvelle nature dans l’espace : « Les stations spatiales, le voyage interstellaire, la colonisation de planètes voisines, tout cela n’apparaît presque jamais dans le programme des écologistes »114. D’abord, selon les écologistes, en cherchant la solution dans l’espace cosmi-que, l’homme se débarrasse du problème de la planète abîmée sans le résoudre115. Dans l’exploration spatiale, les êtres humains perdraient de vue leur tâche principale : « rétablir un équilibre dans [leur] rapport avec la nature terrestre »116. Ensuite, les écologistes se méfient de l’optimisme et de la « ferveur technique »117 dominant le discours qui accompagne l’explora-tion spatiale. Or, note Bess, l’homme d’aujourd’hui ne devrait pas immédiatement dévaloriser « l’écologie extraterrestre »118 qui « se fera sans doute plus pressante pour les humains de demain avec les progrès de la science et de la technique de l’exploration spatiale »119.

Les hommes

Gascar souligne que, même si les sciences sont susceptibles de trouver des palliatifs, la mentalité des hommes doit également changer : le premier pas vers une solution aux problèmes écologiques est la prise de conscience. Aujourd’hui, la connaissance des problèmes environne-mentaux hantant le monde ne s’est pas encore généralisée parmi les hommes. Ainsi, l’ignorance et l’aveuglement que Gascar perçoit chez ses semblables le poussent à se demander s’il est « le seul qui eût perçu les signes de cette contamination et de ce dépérissement » (LP : 38). Tardant à se réveiller, les êtres humains sont toujours convaincus de l’« inconscience du paysage » (LP : 64) et vivent sur la Terre comme s’ils vivaient « un épisode du passé, aussi

113 Michael Bess, op. cit., p. 369. 114 Ibid., p. 371. 115 Ibid., p. 370. 116 Ibid., p. 372. 117 Ibid. 118 Ibid., p. 370. 119 Ibid.

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L’écologiste 79

fidèlement, avec autant d’application, que s’il s’était agi d’une reconstitution théâtrale » (LP : 38).

Cette ignorance et un grand nombre d’opinions erronées – les unes impliquant une sous-évaluation du problème (comme la conviction que l’abandon partiel de l’agriculture par les procédés de la friche ou de la culture biologique restitue pleinement la nature), d’autres comportant une mauvaise représentation de la situation – s’expliquent par les jeux politiques visant à manipuler l’opinion publique à leur avantage. D’une part, l’attachement des civils aux questions écologiques, comme la disparition de telle ou telle espèce animale ou végétale, présente de nombreux dangers pour l’État, qui semblerait avoir échoué dans sa politique et dans sa philosophie, n’ayant pas pu empêcher « ces déviations ou ces contradictions de la science » (LP : 41) :

Dans les pays dits de démocratie populaire où l’activité politique ne peut consister qu’à soutenir l’État, la révélation de certains méfaits du progrès, en substituant un problème de civilisation aux conflits idéologiques qui, depuis un demi-siècle, partagent le monde, conduirait à une véritable démobilisation morale de la popula-tion. (LP : 41)

D’autre part, certains gouvernements dénonceront volontiers les effets nuisibles de la civilisation technique dans le but de « dépolitiser » (LP : 40) les masses, c’est-à-dire pour détourner l’attention des civils dès lors plus « préoccup[és] de l’avenir de l’espèce » (LP : 40) que de la situation sociale et politique. Il s’agit d’un moyen commode « de détourner sur des objets apocalyptiques, ayant l’aspect de la fatalité (le progrès étant irréversible), l’humeur chagrine du public que, sans cela, les vices du régime risqueraient d’alimenter » (LP : 40).

C’est n’est donc que par une prise de conscience de l’importance de la nature dans le monde humain et des dangers actuels auxquels elle est exposée, que l’homme est capable d’assurer le salut de la planète. Selon Gascar, en réintégrant la nature dans leur existence et en adaptant leur mode de vie, les hommes commencent déjà à sauver la terre :

Je crois seulement à la valeur des rapports que ces hommes, dans leur simplicité, continuent d’entretenir avec la réalité et qui, s’ils ne peuvent plus, à notre époque, constituer la base d’un mode de vie, représentent, sinon un exemple, une leçon, du moins une utile survivance, dans notre société vouée à l’artifice et à un rationalisme stérilisant. (LS : 32)

Sans toutefois inciter à un retour au romantisme ou à la façon de vivre des sociétés primitives, Gascar pose que l’homme devrait à nouveau se rapprocher de la nature afin de « préserver et même […] cultiver l’originel » (LS : 32). Malgré les dangers qui souvent découlent d’un tel conservatisme, c’est en restaurant les anciennes relations avec le monde que l’homme pourra redécouvrir la valeur de la nature.

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De quelle façon l’homme pourrait-il à nouveau embrasser le monde, « dans toute son ampleur, dans toute sa puissance, comme l’homme menacé de se noyer embrasse sa bouée » (LS : 84-85) ? Selon Gascar, la solution réside dans le « cultivement » (LS : 85)120 de la terre : « la première plate-bande venue où l’on enfonce ses doigts, pour y planter des salades, suffit à rééquilibrer le globe » (LS : 85). Dans le jardinage, l’homme s’attache aux vertus de la terre même et apprécie jusqu’aux produits les plus insignifiants qui, dans le cours de l’histoire, en sont issus. Ainsi, outre la fonction artistique, c’est-à-dire l’expression de la personnalité individuelle du propriétaire par le choix des plantes, le jardin offre à l’homme la possibilité de « reconquérir le monde naturel en voie de disparition » (LS : 89-90) :

Au progrès de la ville et de l’industrie, à l’effacement de la nature, à la détériora-tion du paysage, à la réduction des forêts, à la mort des sources, l’homme d’aujour-d’hui apporte un démenti […]. Le jardin [est] […] un lieu qui, réellement, […] nie l’extérieur sous son aspect présent et recrée la réalité originelle. […] Il est une œuvre de foi, et le plus modeste des jardiniers fait, à lui seul, exister la nature aussi pleinement, aussi souverainement que le croyant le plus humble fait, à lui seul, exister Dieu. (LS : 83)

Finalement, le jardin permet à l’homme de se créer un havre, une retraite tranquille et réconfortante au sein d’une société agitée.

Bref, « [i]l faut cultiver son jardin, mais cultiver, défendre, à travers lui, la terre des hommes. Sans cela, notre jardin restera l’image d’un bonheur étroit, d’un bonheur prisonnier, même s’il est entre des haies de roses » (LS : 105). Même si le jardinage n’aboutira jamais à la restauration de la civilisation humaine, « [i]l n’en représente pas moins le retour à un muet langage commun » (LS : 106). L’être humain parlant ce langage commun redécouvrira la valeur de la nature grâce à l’amour de son jardin. Il finira par défendre le monde naturel en tournant le dos aux méfaits de la modernité, tout comme Palissy qui « en s’enfouissant dans les secrets de la nature […] trouve des raisons de croire, envers et contre tout, au salut de l’espèce humaine. C’est au cœur de la réalité originelle, et là seulement, que s’éclaire notre avenir » (LS : 150).

Les bienfaits de la modernité

Pourtant, ajoute Gascar, même si l’homme doit aller à la recherche de solutions pour préserver la nature contre les effets nuisibles du progrès industriel, il ne faut pas tout à fait démolir les réalisations de la modernité . Un grand nombre de dangers qui hantent aujourd’hui le monde ne sont pas en premier lieu issus de l’industrialisation, mais sont par contre le propre de l’air du temps : « Même sans les nuisances, sans l’altération des sources de la vie que le

120 Ce terme serait préférable au mot « culture » pour suggérer « l’effort, la participation physique » (LS : 85).

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progrès scientifique et technique entraîne, toute notre culture serait aujourd’hui à remettre en question » (LP : 178).

En outre, l’homme ne saurait oublier les bienfaits que la modernité lui a déjà apportés. D’après Gascar, on devrait se demander si le progrès économique mondial créé par les évolutions industrielles ne justifie pas en quelque sorte les dégâts causés au capital naturel. Par exemple, c’est grâce aux progrès scientifiques et à l’emploi d’engrais et de pesticides, que les végétaux nécessaires à l’homme « n’ont jamais autant fructifié » (PLD : 131).

Enfin, en ce qui concerne la santé humaine : même si la mort des lichens résulte de la radioactivité - conviction propre à l’époque de la guerre froide - et de la pollution de l’atmos-phère provoquées par l’urbanisation et l’industrialisation, elle ne doit pas impliquer la mort de l’homme :

Il existe un taux de pollution ou de transformation de l’air, de l’eau, du sol, qui ne constitue qu’une altération du milieu relativement bénigne et compensée par les avantages du progrès qui la produit. Il s’agit, en quelque sorte, de l’atmosphère propre à notre civilisation […] qui n’apporte pas dans notre vie de changements plus importants que l’évolution physique de la planète, le réchauffement des pôles, l’irrégularité croissante des saisons. (LP : 181-182)

Gascar en a la conviction intime : « à moins d’un cataclysme physique ou chimique, d’un flux de radioactivité ou de substances toxiques » (PLD : 75), et avec un peu de bienveillance, les espaces verts auront toujours une place à l’intérieur des sociétés industrialisées.

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Chapitre III L’écrivain

Cherchant dans ses livres un équilibre entre une évocation du monde vivant et une formulation de la vie intérieure, Gascar ne prive pas le lecteur de ses expériences. Afin de faire parler le monde naturel, il se sert des impressions sensorielles, des souvenirs et des sentiments qui naissent du contact avec la nature. Il invite le lecteur dans son univers et l’incite à entrer en contact, à travers ses livres, avec les règnes animal et végétal pour en découvrir la valeur. En faisant part également de ses préoccupations écologiques, Gascar met les lecteurs en garde contre les effets nuisibles du progrès industriel qui risquent de détruire ce havre naturel dont l’homme moderne a profondément besoin.

Afin de construire des images mettant en valeur la nature, Gascar se rend bien compte qu’il faut trouver le style approprié, permettant de répondre aux exigences du réel. Visant à faire ressortir la beauté et la singularité des fleurs, à rendre les odeurs de certaines herbes, à partager l’impression que produisent sur lui les vallées du Jura, bref, à rendre tangible le monde naturel, il veut faire de l’écriture « un instrument aussi sûr que la musique, aussi sûr que la peinture »121, en lui conférant « un pouvoir d’incantation »122. Pourtant il évite toute forme de surréalisme et exprime son lien intime avec l’univers végétal à l’aide d’une écriture des sens, dans laquelle il cherche toujours à privilégier le concret. La matérialité du monde constitue ainsi le point de départ de toute image qu’il crée de la nature.

Au sujet du style de Gascar, Philippe Hériat souligne le caractère imagé et réaliste de son écriture :

Son style, d’une puissance d’évocation qui atteint parfois à l’envoûtement, n’em-prunte rien aux procédés du surréalisme, encore moins aux anarchies syntaxiques ou aux facilités véristes d’écrivains plus récents. Rien de concerté non plus ni de théorique dans cette langue que d’aucuns jugèrent « littéraire » (le beau reproche !) mais qui fut toujours spontanée, dans ces phrases soumises au mouvements pour ainsi dire respiratoires de l’émotion. […] À l’issue d’une période, une image éclate, poussée jusqu’à l’excès mais qui n’y verse pas, et qui demeure toujours en contact avec la sensation.123

Or, Hériat a fondé cette description du style sur un des premiers livres de Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, dans lequel l’auteur offre un témoignage de guerre. Même si cette analyse traduit bien les aspects généraux de l’écriture originelle de Gascar, son style a

121 Hubert Nyssen, Les voies de l’écriture. Entretiens avec François Nourissier, José Cabanis, Pierre Gascar, Yves Berger,... [etc.] et commentaires, op. cit., p. 89. 122 Ibid. 123 Philippe Hériat, « Pierre Gascar », Livres de France (Paris), 4, avril 1959, p. 6.

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84 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

constamment subi des évolutions esthétiques : non seulement le domaine d’intérêt de l’auteur a changé, mais encore ce dernier a toujours cherché les moyens les plus appropriés pour rendre justice au monde naturel. Ainsi, à la fin de son œuvre, Gascar a trouvé une façon de concilier forme et substance qui lui permet le mieux d’exprimer son attachement au monde sensible et de gagner le lecteur à la protection de la nature, sans jamais donner dans le militantisme ou le régionalisme.

Dans ce dernier chapitre, nous décrirons d’abord le matérialisme dominant les livres de Gascar. Nous examinerons ensuite l’influence qu’exerce l’histoire naturelle sur son écriture et les questions esthétiques qui en découlent. Finalement, nous analyserons l’évolution stylistique qui caractérise son œuvre.

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L’écrivain 85

III. 1. UNE ÉCRITURE MATÉRIALISTE

Pourquoi la graine germe-t-elle? Pourquoi, si dure, si ferme, déjà presque minéralisée par les dessiccation et parfaitement close, sort-elle de l'inertie, s'éveille-t-elle, à l'incitation de son germe, logé en elle, comme un éperon. Penché sur le sol, au printemps, dans ces journées encore aigres où traînent des restes d'hiver, je regarde longuement “sans comprendre” ces minuscules herbes filiformes qui percent à travers les failles des mottes de terre, hier encore craquelurées de gel. Pourquoi ce défi dérisoire? Pourquoi cette hâte ? Il ne m'échappe pas sans doute que chacun de ces brins d'herbe, même pris isolément, ordonne autour de lui le monde, y porte, multiplié à l'infini, l'écho de la vie. Dès que la végétation, à peine perceptible, réapparaît, au printemps, la terre de nouveau s'approfondit, se réchauffe, devient, comme on dit, maternelle; la pluie se fait fertile, le soleil généreux; la vie remonte dans ce qui la facilite et ainsi, de l'effet à la cause, semble même modeler, animer, les nuées. Mais, de tout cela, la raison semble absente. Pourquoi la vie ? (DLFH : 192-193)

Dans l’œuvre de Gascar, l’expérience concrète de la nature constitue le point de départ de toute réflexion. Attaché au réel, Gascar se range parmi les auteurs qui entrent en contact avec la nature à l’aide des cinq sens, établissant ainsi une relation directe avec le monde environnant. Selon Schoentjes, c’est exactement cet appétit sensuel qui est indispensable à une écriture matérialiste soucieuse d’évoquer le monde dans une « esthétique réaliste »124 : « c’est l’expérience intime de la nature qui permet à l’écrivain d’imaginer le réel. Sans ce vécu intime, la mythologie, l’histoire, l’ethnologie et les sciences naturelles sont incapables de dire le monde concret »125.

Cette expérience intime de la nature à travers les sens se caractérise évidemment par une grande subjectivité, qui se traduit dans l’écriture. Par conséquent, il existe une relation étroite entre les expériences de l’auteur et la façon dont il présente les choses. À travers les yeux d’un narrateur à la première personne, le lecteur a l’occasion de percevoir le monde vécu par Gascar même. Une des stratégies que celui-ci utilise pour rendre ce monde le plus tangible possible pour le lecteur est fournie par l’esthétique du détail. Dans ses descriptions de la nature, Gascar essaie de peindre méticuleusement ce qu’il observe et sent, pour que le lecteur puisse imaginer le monde du narrateur en détail et accéder de cette façon à une expérience identique. Schoentjes appelle cette écriture du sensible une esthétique du « faire voir », qui consiste à

124 Pierre Schoentjes, « Comment raconter des histoires plus naturelles », dans Histoire(s) naturelle(s) des animaux, A. Schaffner, A. Romestaing éds, Paris, Classiques Garnier, 2015 (à paraître). 125 Ibid.

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86 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

« nomme[r] les choses avec précision »126 et à « décri[re] le monde physique avec une attention pour le détail concret »127.

Nous trouvons cette esthétique du faire voir dans La forêt, une nouvelle du Règne végétal qui raconte l’histoire de l’évasion d’un camp allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Soucieux de répondre aux exigences du réel, Gascar limite ce que le narrateur observe, et à travers lui le lecteur, puisqu’ « en forêt le regard ne peut jamais porter plus loin puisqu’il est arrêté tant par les troncs que par la végétation basse »128. En outre, pour évoquer le mouvement rapide des personnages, Gascar dynamise « la perspective de la forêt considérée traditionnelle-ment comme éminemment statique »129. C’est pourquoi le paysage est décrit en termes de mouvement, étant donné que, selon les lois de l’observation, le mouvement de la figure est perçu par la figure comme le mouvement du fond. Tout comme les évadés, le lecteur observe comment les arbres « se mêle[nt] comme dans une ronde, se superose[nt], et cette apparence de mouvement favoris[e] les aberrations visuelles » (RV : 131), comment la forêt « se renferm[e] sur elle-même, par suite du resserrement des arbres dans la perspective [et] form[e] comme un mur » (RV : 131). Bref, la « grande chambre forestière » (RV : 131) se déplace non seulement avec le narrateur, mais aussi avec le lecteur courant derrière lui. Dans L’ange gardien, Gascar vise également à évoquer le paysage de son village avec réalisme, renvoyant explicitement aux limites du regard : « Si l’on tourne la tête, on aperçoit, au-delà du bourg […], la ligne de peupliers de la rivière, feuillus presque jusqu’à leur pied, formant un fronton vert et brillant […], et qui, de ce côté, arrête le regard, car plus loin la campagne est tout à fait plate » (AG : 69). Gascar utilise ce procédé aussi dans Pour le dire avec des fleurs, lorsqu’il note la façon dont une ligne de sapins trompe l’œil de l’observateur qui se trouve en face : « À l’extérieur, leur masse fait écran dans la perspective, enferme une ombre devant laquelle on hésite un instant, comme à l’entrée d’un antre » (PLD : 113).

Le matérialisme de Gascar consiste à baser toute description, toute réflexion philoso-phique, toute pensée relevant de l’imagination sur ce qu’il trouve dans le monde, c’est-à-dire dans les pierres, dans les végétaux, dans les animaux, dans les ruisseaux. Ses livres vont à la recherche de la vérité révélée par la matière concrète :

Et […] rien au monde, ni les produits les plus purs de l’intelligence, ni l’exemple des enchaînements les plus rigoureux de la raison, ne m’empêchera de croire que l’idée est dans les choses. […] Et tout est là. La signification est dans la réalité, dans le concret, le brut, le compact ou le fluide, le gazeux : dans ce qui est. Il n’y a que le monde qui parle. (LS : 265)

126 Pierre Schoentjes, « L’écriture et “La forêt” », Verbum Analecta Neolatina (Piliscsaba), XIII (2), 2012, p. 347. 127 Ibid. 128 Ibid., p. 342. 129 Ibid., p. 350.

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D’où l’absence de toute forme de superstition ou de spiritualisme dans l’écriture de Gascar. D’où son refus d’un dieu immanent et des pseudosciences comme l’alchimie : une pierre reste toujours une pierre, « un agglomérat quelconque » (LS : 265) et avant tout « de la matière » (LS : 265) et donne accès à la vérité du monde, à une leçon ou même à une direction de vie à travers sa matérialité, c’est-à-dire à travers ses formes, ses couleurs, sa composition… Ce refus de toute forme de spiritualisme est également lié à l’absence de foi religieuse chez Gascar, qui accuse le croyant de se mentir à lui-même et reproche à la religion de vouloir faire de ses images mythiques « les piliers d’une métaphysique » (DLFH : 177). La religion, en créant « le chef-d’œuvre de l’irréel » (DLFH : 177) et « le paradis de l’imaginaire » (DLFH : 177), détourne l’attention de l’homme de ce qui se passe réellement sur la planète : « Les misères de la vie terrestre peuvent-elles avoir une réelle importance, si nous sommes promis à une béatitude éternelle ? » (DLFH : 177). C’est pourquoi Gascar a fini par concevoir sa propre « spiritualité », basée sur l’énergie qu’il trouve dans la nature, dans la diversité des formes de vie, dans l’originalité de tout assemblage d’atomes :

Pour le moment, doit-on conclure que, sans foi religieuse et persuadé qu’une telle foi ne peut exister réellement, […] je m’enferme dans un étroit matérialisme ? J’ai tenté d’expliquer précédemment mon sentiment de la nature et exprimé ma conviction que nous sommes une partie de l’énergie du Tout, que, derrière notre vie éphémère, nous vivons de la vie unanime qui, de la ronde des particules de l’atome à la marche des astres, anime tout ce qui est. Notre mort laisse subsister l’essence de notre être ; elle nous arrache simplement à nous-mêmes, nous replon-ge dans l’unité d’où, les vies individuelles, formes dues au hasard, se détachent sans fin […], s’élèvent, pour bientôt retomber dans la masse, des fragments de matière incandescente. La vie éternelle existe, mais nous nous y effaçons pour renaître. Et nous n’y perdons rien, car nous valons infiniment mieux que notre vécu, que notre mémoire. Voilà pour ma « spiritualité ». (DLFH : 179-180)

Bref, le miracle réside dans le fait que la vie existe dans tout élément du monde naturel, sans raison. C’est pourquoi l’homme doit repartir à la recherche de l’essence. Il découvrira la vérité de la vie en explorant la matérialité des choses et en rejetant les « blocages mentaux » (DLFH : 181) dont la religion se sert pour envahir l’esprit humain : « L’absence de foi, la remise en question permanente, la fidélité ombrageuse sont les garanties de la liberté, donc de l’authenticité de nos opinions et de nos sentiments » (DLFH : 181). Ce n’est qu’en pleine liberté que l’homme peut arriver à comprendre le monde dans toute sa matérialité.

Le matérialisme, affirme Schoentjes, n’empêche évidemment pas Gascar de raconter des histoires, souvent imaginaires, pour autant que ce soit la matière qui donne lieu à ces digressions : « La part du rêve […] montre bien qu’il ne s’agit pas de choisir entre réalité et

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imagination, mais d’ancrer l’écriture d’abord dans la matérialité du monde sensible »130. Un des exemples les plus frappants de cette symbiose entre le matérialisme descriptif et les thèmes refusant une approche référentielle se lit sans doute dans Le présage, où Gascar relie l’histoire naturelle à des thèmes religieux. Il voit dans les lichens la manne biblique :

En réalité, dans l’histoire des Hébreux, l’apparition de la manne n’a pas été un miracle. Tous les botanistes l’affirment aujourd’hui : cette nourriture inespérée était constituée par un lichen des régions arides justement appelé le lecanora esculenta (le lichen comestible). […] Que le peuple de Moïse ait découvert la manne un matin, après l’évaporation de la rosée, s’explique par le fait que les lichens desséchés par la chaleur du jour et réduits à des lamelles, des sortes d’écailles dont la couleur se confond avec celle du sol, se gonflent de l’humidité de l’aube : elle est le levain du désert. (LP : 101-102)

Partant d’une lecture positiviste, marquée par la science, Gascar identifie la manne aux lichens et exprime son refus de toute vérité surnaturelle. Les thèmes religieux abordés contribuent justement à défendre la cause du matérialiste : la vérité ne relève pas des miracles, ni d’une instance supérieure omniprésente, mais réside dans les phénomènes naturels et matériels :

La manne résulte d’une germination guère plus mystérieuse que celle de beaucoup de nos plantes. Le vent ne transporte-t-il pas d’invisibles et impalpables semen-ces ? La pierre la plus nue ne se recouvre-t-elle pas de mousse en une saison ? Rien de plus facile à imaginer que le monde soudain touché par la grâce : l’équivalent, pour l’œil, de la gelée blanche du matin. (LP : 99)

Dès lors, Gascar reproche aux romantiques l’absence d’une conception matérialiste, et s’en prend à Rousseau, qui, contrairement à Gascar, a utilisé le monde concret pour affirmer l’existence d’une vérité surnaturelle. Chez Rousseau, la flore « tend à ne plus avoir […] qu’une valeur symbolique, mythique ; c’est l’appel d’un au-delà consolateur » (PLD : 143). En se limitant à une idéalisation et à une « vue béatifique » (PLD : 144) de la nature, le romantique s’est détourné du caractère charnel du végétal et de toute observation objective et attentive, ce qui a donné lieu à bien des opinions aberrantes concernant le monde naturel. « Jean-Jacques », affirme Gascar, « se détourne résolument de[s] […] réalités du monde végétal, attitude qui le conduit également à ne pas voir les atteintes dont, à cette époque, celui-ci est l’objet » (PLD : 145-146).

130 Ibid., p. 348.

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III. 2. UNE HISTOIRE NATURELLE ÉPURÉE

On objectera que l’homme ou l’animal individualise l’existence, l’enferme dans un destin, la lie à une condamnation, alors que la végétation sauvage représente l’expres-sion indéterminée et intemporelle de la vie, sa forme brute et finalement rassurante. Les mauvaises herbes sont un peu la métaphysique de la nature, et il est inquiétant que ce « fond du tableau » se dégrade aussi rapidement. (PLD : 132)

L’histoire naturelle

Gascar, voulant évoquer le monde naturel avec réalisme, complète ses observations directes par des informations provenant de l’histoire naturelle. Tout comme l’expérience intime de la nature, qui est le point de départ de toutes ses réflexions, la mythologie, l’histoire, l’ethnologie, la théorie de l’évolution et toutes les sciences naturelles sont mises en jeu pour « dire le monde concret »131. Les renseignements fournis par l’histoire naturelle aident Gascar non seulement à mieux exprimer son attachement à la nature par des argumentations bien documentées. En outre, ils lui permettent de mieux pénétrer l’essence des phénomènes naturels, ce qui aboutit à une meilleure compréhension du monde. Cette compréhension du monde s’effectue par la fusion de données relevant d’une observation subjective et d’un savoir objectif et scientifique ; cela explique pourquoi, d’après Schoentjes, « l’écriture de la nature n’est jamais essentiellement descriptive, et certainement jamais “objective”, mais elle évoque si volontiers [...] [t]out cet héritage culturel situ[ant] l’expérience de la nature dans le temps et donn[ant] une profondeur au regard »132. Ainsi s’instaure une médiation entre l’écrivain et la nature, « l’écrivain s’appuyant sur un savoir mettant l’observation en perspective »133 et dotant ses livres d’une intertextualité constituée de renvois aux différents domaines des sciences naturelles. Soucieux de rendre justice à la matérialité du monde, Gascar se détourne formellement des descriptions marquées par des partis pris. Pour découvrir la vérité qui réside dans les choses, il se contente de regarder la matière en tant que matière, sans immédiatement attribuer aux choses une valeur esthétique, utilitaire ou morale. Ainsi, il s’attarde longuement au nostoc, une plante « qui n’a pas de nom, dans l’esprit de la plupart des gens » (RV : 170) et se range parmi les végétaux les plus « inférieurs » à cause de sa forme indéterminée et de son apparence peu attirante (raison pour laquelle on appelle ce végétal « crachat de lune » (RV : 167) ou « crachat du diable » (RV : 167)). Pourtant, pose Gascar, le nostoc peut rivaliser avec les plantes les plus développées grâce à ses caractéristiques exceptionnelles, comme « la réalisation de la photosynthèse [...] en deçà du spectre solaire perceptible » (RV : 164), sa

131 Pierre Schoentjes, « Comment raconter des histoires plus naturelles », op. cit. 132 Pierre Schoentjes, L’écriture et « La forêt », op. cit., p. 350. 133 Pierre Schoentjes, « Texte de la nature et nature du texte », op. cit. , p. 480.

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prolifération interne subtile et son extrême « irritabilité » (RV : 166). De ce fait, cette plante, que la plupart des promeneurs excluent délibérément du champ de leur regard, mais qui constitue un des objets de recherche scientifique par excellence, offre la preuve « de l’absurdité et de l’injustice de toutes les hiérarchies » (RV : 170), qu’elles soient basées sur des critères de beauté et d’utilité ou sur un discours moral. Ainsi, le nostoc va même jusqu’à inciter à réfléchir « sur les faux-semblants de notre monde, la réversibilité des principes, l’inanité des valeurs établies » (RV : 170-171).

Pour une classification écartant les critères de beauté et d’utilité

Pour défendre la cause des classifications plus égalitaires et basées sur des données scientifiques, Gascar s’est donné pour mission de réhabiliter la catégorie des végétaux rejetés à cause de leur manque de valeur esthétique ou utilitaire. Il s’agit entre autres des plantes sauvages qui, pour la plupart des gens, constituent « le mauvais rêve de la nature » (LF : 93), des « monstres » (LF : 93) n’offrant aucun plaisir aux yeux de l’homme observateur. Or, souligne Gascar, ces monstres se rapprochent plus de l’essence du monde végétal et « exprim[ent] mieux la vérité de la nature que les plantes cultivées » (AG : 109), étant donné qu’ils « s’enracin[ent] […] dans un fond originel, alors que les autres ne pouss[ent] que dans une terre sans cesse remuée et éventée par les labours » (AG : 109). En outre, les plantes sauvages acquièrent une espèce de singularité dans la mesure où elles occupent des espaces restreints et écartés, ainsi que par leur prolifération spontanée, c’est-à-dire leur naissance sans antécédent, « signe d’un perfectionnement » (AG : 110) :

La mousse sortait naturellement de la pierre, le lierre des ruines, l’ortie des décombres, la folle avoine de la terre caillouteuse des talus, comme si des matières apparemment inertes, le minéral, l’argile, le sable, contenaient des sels, des forces de vie, recelaient un pouvoir d’enfantement. (AG : 110)

Par cette naissance apparemment spontanée, les végétaux sauvages semblent exprimer leur refus du caractère fini de la nature, « de l’achèvement de la création » (AG : 110). Cela augmente leur attrait aux yeux de Gascar, à qui « la loi de la reproduction […] sembl[e] si asservissante, si monotone » (AG : 110).

Contrairement aux autres enfants, le jeune Gascar était fasciné par les « mauvaises herbes », qui illuminaient ses premières découvertes clandestines du monde. Adulte, Gascar incite toujours à une revalorisation de ces végétaux inutiles, dont la disparition l’inquiète encore plus que la mort des fleurs, « car l’existence de ces dernières pouvait nous sembler hypothéquée par leur pouvoir florifère, par leur beauté, qui rendait déplacée, insolite, leur présence au milieu des cultures, alors que ces herbes grossières, solides, insensibles aux excès des saisons, faisaient partie de la natte permanente du sol » (PLD : 75). Pourtant, à l’opposé des plantes cultivées, la plupart des mauvaises herbes, combattues officiellement par

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l’agriculture depuis le 19e siècle (PLD : 90), ne présentent pour l’homme aucune valeur, aucun usage. Elles se voient rejetées pour leur odeur, comme l’ « arroche puante » (PLD : 88), pour leur aspect, comme le « choin noirâtre » (PLD : 88) ou simplement pour le désagrément de leur contact, comme le « poil de chien » (PLD : 88) ou le « laiteron rude » (PLD : 88) qui laisse sur la peau une substance poisseuse. Or, souligne Gascar, ces mauvaises herbes se caractérisent par quelques propriétés biologiques qui les rendent aussi précieuses que les plantes dotées d’une beauté singulière ou d’une grande utilité : le caractère primitif a généré chez les mauvaises herbes une grande faculté d’adaptation, leur permettant de pousser sur des terres arides et pierreuses et de supporter les plus grands écarts climatiques, là où les plantes cultivées seraient contraintes à s’éteindre. De ce fait, les divers degrés de résistance parmi les végétaux engendrent une sélection spontanée, qui ne laisse subsister que les espèces les plus vigou-reuses. Ainsi, cette sélection nous incite à repenser la hiérarchie traditionnelle, qui, « bien qu’elle subsiste dans notre esprit, est de plus en plus concurrencée par ce qu’on pourrait appeler les promotions de la survie » (PLD : 40). Les mauvaises herbes se rangent alors parmi les végétaux qualifiés d’ « indifférents » (PLD : 119), c’est-à-dire les espèces reléguées dans l’anonymat, dans l’insignifiance et inutiles, mais indestructibles :

ce mot « indifférents » […] me satisfaisait, bien qu’il traduisît un certain mépris. […] Le terme d’indifférence ne désignait pas ici le détachement total, l’inertie, mais la puissance et l’immanence d’un règne. Et celui-là, contrairement au règne du dessus, le règne des végétaux supérieurs, n’était pas le moins du monde amoindri, depuis les lendemains de la Création, par les actes de l’homme ; il échappait à toute menace. (PLD : 122-123)

Finalement, l’homme est censé apprécier les mauvaises herbes pour ce qu’elles sont : des exemplaires indépendants portant une valeur intrinsèque et dont l’existence ne doit pas se justifier par une comparaison incessante aux autres espèces végétales. Selon Gascar, cette valeur intrinsèque pourrait consister à fournir à l’homme un pense-bête : la diversité régnant dans le monde végétal rappelle l’inégalité des sorts humains.

La nature cesse d’être vraie, si elle ne porte pas en elle-même ses propres principes de contestation ou, du moins, de divergence, de dissidence. Les mauvaises herbes sont du jardin d’Éden, non pas, comme on serait porté à le croire, parce qu’elles font ressortir l’excellence, la vertu, la beauté des autres plantes, mais parce que, représentant un danger de prolifération, elles tiennent en réserve, jusqu’au sein du paradis, la précieuse réversibilité du bien. (PLD : 86-87)

En cherchant la beauté dans les caractéristiques internes des végétaux, dans leurs particularités biologiques, dans la représentation de « l’essence des formes, l’archéologie du vivant » (PLD : 90) de leur structure, Gascar se rapproche de la position de Roger Caillois, qui, dans ses œuvres consacrées au monde minéral, part à la recherche de formes de beauté

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spontanée. Matérialiste, Caillois évoque toute une série de peintures figuratives et abstraites qu’il découvre dans les diverses formes des pierres et fait part des émotions que ces observations lui procurent134. Tout comme Gascar, il s’intéresse aux exemplaires curieux se caractérisant par quelque bizarrerie dans la forme, le dessin ou la couleur, aux exemplaires qui attirent l’attention par une « ressemblance inattendue, improbable et pourtant naturelle, qui provoque la fascination »135. Bref, il s’agit de pierres dont la perfection réside justement dans les anomalies, dans l’absence d’une forme de beauté universelle :

Elles séduisent par une beauté propre, infaillible, immédiate, qui ne doit de compte à personne. Nécessairement parfaite, elle exclut pourtant l’idée de perfection, justement pour ne pas admettre d’approches, d’erreurs ou d’excès. En ce sens, cette beauté spontanée précède et déborde la notion même de beauté. Elle en offre à la fois le gage et le support.136

Selon Caillois, cette perfection incite l’homme à découvrir qu’il existe une autre beauté, antérieure, dépassant l’intuition humaine :

Les pierres - non pas elles seules, mais racines, coquilles et ailes, tout chiffre et édifice de la nature - contribuent à donner l’idée des proportions et lois de cette beauté générale qu’il est seulement possible de préjuger. Par rapport à elle, la beauté humaine ne représente sans doute qu’une formule parmi d’autres.137

C’est exactement cette beauté générale que Gascar a découverte, dans le monde végétal, dans les lichens, le nostoc et les mauvaises herbes.

De ce fait, Gascar adhère à une esthétique de la terre comme celle décrite par Aldo Leopold, qui dans A Sand County Almanac défend la valeur des éléments naturels parfaitement inesthétiques selon les canons conventionnels de la beauté. Leopold prévient également ses lecteurs contre l’étroitesse d’esprit caractérisant ce que Gascar appelle une « écologie sentimentale »138, une défense de la nature privilégiant les éléments agréables à regarder. Leopold incite l’homme à apprécier les « antipaysages », c’est-à-dire les paysages qui ne sont pas spectaculaires et n’offrent pas de plaisirs esthétiques, et auxquels l’homme accorde de ce fait une moindre valeur. Dans ce but, il présente une théorie de l’esthétique de la nature « qui peut nous aider à éveiller notre sensibilité à ces communautés écologiques négligées d’un point de vue esthétique »139. D’abord, il souligne que la valeur esthétique de la nature ne se réduit

134 « Roger Caillois : la passion des pierres », 1974, vidéo en ligne, <http://www.ina.fr/video/ CPF87007364> (consultée le 16 avril 2015). 135 Roger Caillois, L’écriture des pierres, op. cit., p. 5. 136 Ibid., p. 5-6. 137 Ibid., p. 6. 138 Voir p. 69. 139 J. Baird Callicott, « L’esthétique de la terre », op. cit., p. 217.

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pas à la seule perception visuelle, mais résulte de la fusion des expériences provenant des cinq sens :

L’appréciation de la beauté d’un environnement naturel engage les oreilles (les sons de la pluie, des insectes, des oiseaux, ou du silence lui-même), la surface de la peau (la chaleur du soleil, la fraîcheur du vent, la texture de l’herbe, de la roche, du sable), le nez et la langue (le parfum des fleurs, l’odeur de la pourriture, le goût des sèves et des eaux) - autant que les yeux.140

Ensuite, selon Leopold, il importe que notre esprit et notre faculté de connaissance soient également stimulés. Comme Gascar, il se sert des sciences naturelles pour démontrer la particularité des phénomènes naturels « inesthétiques » : il faut apprendre à « lire »141 la terre à l’aide de l’histoire, la biologie, la biologie de l’évolution, la paléontologie, la géologie, la biogéographie… étant donné que ces formes de savoir « pénètrent la surface de l’expérience sensorielle directe »142 et aident à mieux mesurer la valeur d’un paysage. Les sciences naturelles, complément des expériences provenant des sens, contribuent ainsi au développe-ment d’une sensibilité à la nature qui permet d’apprécier même des expériences écologiques peu agréables d’un point de vue exclusivement sensoriel :

L’esthétique de la terre est sophistiquée et cérébrale, elle n’est pas naïve ni hédoniste ; elle décrit un goût raffiné pour l’environnement naturel et nous incite à cultiver notre sensibilité à la nature. Ce raffinement et cette culture s’appuient sur l’histoire naturelle, et plus particulièrement sur l’écologie et l’évolution.143

Pour une classification amorale

Comme il fonde toutes ses descriptions du monde végétal sur ses propres observations et sur des informations provenant des sciences naturelles, Gascar s’oppose aux classifications de la nature basées sur un discours moral. Les convictions qui relèvent de la tradition populaire, de la mythologie et de la religion, surtout concernant les animaux, donnent souvent lieu à une catégorisation manichéenne bon-mauvais inconciliable avec sa conception matérialiste. Ainsi, l’auteur dénonce le comportement des habitants de son village qui, sous l’influence d’un discours moral religieux, refusent de protéger l’espèce des rapaces en voie de disparition, dans lesquels ils voient « un monde maléfique » (LF : 122), une « secrète terreur » (LF : 122) et « une image parfaite, idéale […] de la cruauté » (LF : 122). Pour exprimer leur hostilité envers les circaètes, les habitants du village se servent d’un vocabulaire apocalyptique, se demandant si, « avec ces oiseaux de proie tout bec et serres, [on] ne cherche […] pas à opposer une image

140 Ibid. 141 Leopold cité par J. Baird Callicott, « L’esthétique de la terre », op. cit., p. 218. 142 J. Baird Callicott, « L’esthétique de la terre » , op. cit., p. 219. 143 Ibid., p. 225.

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sauvage, païenne, à la glorification d’un pieux passé ? » (LF : 126). La première responsable de cette haine des grands oiseaux est donc l’Église144 qui, en assignant au cours des siècles aux rapaces le rôle d’agents du démon, a instauré une crainte dans l’inconscient collectif humain (HA : 102) : « Les grands oiseaux nous inspirent une crainte qui fait partie du patrimoine mental de l’espèce humaine. Ils représentent le seul danger qui occulte le ciel » (HA : 13). Or, cette hostilité envers les rapaces conduit les gens de la campagne non seulement à s’opposer aux tentatives de préservation, mais aussi à exterminer eux-mêmes tous les grands oiseaux, qu’ils présentent alors comme trophées, « comme pour perpétuer leurs victoires en exorcismes » (HA : 13). Gascar ajoute que cette chasse aux rapaces révèle également un phénomène universel : la raréfaction d’une espèce engendre chez l’homme une crainte profonde des exemplaires survivants, dont la beauté lui cause des cauchemars : « Chez celui qui est à jamais isolé, qui survit à son espèce, les formes, les couleurs, que pacifiait auparavant leur répétition à travers le groupe, tendent à retrouver la violence de l’insolite, à provoquer l’étonnement et même l’effroi que peut susciter la beauté, quand on l’a désapprise » (HA : 15).

Gascar découvre une haine pareille du renard, animal qui a toujours suscité une peur mythologique et religieuse chez les habitants de la campagne. C’est pourquoi il s’abstient de montrer les empreintes d’un renard qu’il a découvertes lors de ses promenades. Il craint de réveiller l’animosité des hommes qui éprouvent « le besoin quasi religieux d’exagérer le pouvoir nuisible de la bête, partant le goût des exorcisations collectives, le rêve des grandes battues » (HA : 102). Finalement, cette attitude des gens de son village incite Gascar à se séparer de la société dont il fait partie, à « [s]’exclure moralement de la communauté » (LS : 185) à laquelle il appartient. Dans L’homme et l’animal, Gascar décrit comment il trouve cette même influence des superstitions, mythes et cultes totémiques, qui traduisent la stupeur et l’effroi primitifs de l’homme devant la diversité de formes et d’espèces dans la nature, dans la perception d’un grand nombre d’animaux prétendument « démoniaques ». Il s’agit surtout d’animaux instrumentalisés par la religion, qui justifie sa conception du monde en interprétant le monde naturel à l’aide de symboles manichéens : « Le christianisme, à ses débuts, ne considère pas le règne végétal dans sa réalité ; il se borne à y prendre des symboles » (HA : 69). Parmi les animaux instrumentalisés par l’Église se trouvent entre autres le chat qui, pour la peur qu’il inspire aux personnes nerveuses, a subi, au moyen âge, maintes tentatives d’exor-cisme ; le bouc, qui, par son association avec l’acte sexuel et la fertilité, a été considéré par la civilisation hébraïque comme l’offrande suprême ; et le loup, parangon de la cruauté. Ce

144 Cette image négative de l’Église en ce qui concerne la représentation morale des animaux, n’est pas seulement due au fait que Gascar, cherchant à créer dans Baume-les-Messieurs un centre de protection pour les rapaces, se voit contrarier par les habitants religieux qui veulent utiliser les subventions pour faire de l’abbaye un centre touristique. Pour Gascar, l’Église est depuis toujours coupable d’une mauvaise représentation des animaux : « Ce n’est pas parce qu’ils restent, dans notre inconscient collectif, les objets de terreur qu’ils étaient dans les premiers âges de l’humanité que certains animaux deviennent souvent, pour l’homme du moyen âge, les agents du démon ; c’est parce que l’Église leur assigne ce rôle » (HA : 102).

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dernier, ayant évolué d’un animal sauvage à un animal fabuleux, « s’est réfugié dans notre enfance, instinctive héritière des premières peurs de l’humanité » (HA : 116). De ce fait, il constitue l’objet de beaucoup de proverbes et expressions, joue le rôle d’agresseur dans plusieurs contes de fées et donne lieu à toute une mythologie autour du personnage du loup-garou.

En Chine, pays dont la politique était au centre de l’attention à l’époque du Présage (1972), Gascar a observé une classification morale qui résultait de la conviction politique régnant dans le pays. Les idées de la Révolution ont incité les habitants à tuer tous les oiseaux, « même les insectivores (allez les distinguer !) » (LP : 12), à l’exclusion de ceux qui offrent à l’homme un emploi utile : les échassiers, cigognes, grues et cormorans. Gascar dénonce la méconnaissance des données de l’histoire naturelle que révèle une telle chasse et s’oppose à la réduction des animaux à des symboles : les oiseaux de petite taille sont tués à cause de la « frivolité » de leur vol, inconciliable avec la rigueur caractérisant la Révolution chinoise. L’oiseau volant en zigzag est instrumentalisé pour constituer le côté négatif d’une morale manichéenne :

Les oiseaux de petite taille, eux, semblent se déplacer par jeu, vont décrocher les notes les plus aiguës de leur chant dans l’altitude. À travers leurs ébats, leurs pépiements, leurs roulades, comme à travers la variété de leurs couleurs, la nature tend à nous faire croire à sa gratuité et même à sa frivolité. Pénétrés de l’esprit de la Révolution, qui exalte l’utilité, les Chinois, en exterminant les oiseaux, ont obéi non seulement au souci de protéger leurs cultures, mais aussi au désir de bannir une image où une philosophie du plaisir risquait de trouver une justification. (LP : 12-13)

Ainsi, en Chine, l’idéologie dominante a relégué au second plan les classifications scientifiques. Elle a imposé une taxinomie morale de la réalité qui justifie l’ordre établi, afin d’exterminer une partie du monde naturel, présumant que « [l]’oiseau volant en zigzag ou sautant de branche en branche ne parvient jamais à s’installer dans quoi que ce soit d’intelli-gible, et toute sa vie n’est qu’un gaspillage du vol » (LP : 13).

Chez Buffon, auteur auquel il a consacré un livre, Gascar reconnaît la volonté de rendre le monde naturel tangible dans ses livres à l’aide d’observations concrètes et de descriptions des expériences sensorielles éprouvées lors de ses études dans la nature :

Ces études sur le terrain […] donneront à beaucoup de pages de l’Histoire naturelle, malgré la volonté d’objectivité scientifique qui y domine, le caractère d’une relation où l’expérience personnelle, c’est-à-dire l’expérience sensible, tient la plus grande place et où la force du souvenir rend présents, palpables, les végétaux et les animaux décrits. Qui, en lisant certaines de ces pages, ne sent entre ses mains, duveteux et chauds, en dépit de leur mort apparente, ces chats-huants

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engourdis par le froid que Buffon et ses compagnons dénichent dans les arbres creux ? Qui n’entend, au fond du bois, dans le grand silence de l’hiver, le sabbat que mènent les renards sous l’arbre où l’on a suspendu un morceau de viande, afin de les attirer ? (LP : 70-71)

Cela amène Gascar à poser que Buffon est un homme qui a « les pieds bien sur terre » (B : 91), un « possesseur » (B : 91) dont l’appétit du monde, à la fois physique et intellectuel, le pousse à s’abandonner à sa sensualité et à dresser avec minutie l’inventaire des réalités naturelles. En outre, Buffon fonde ses études sur des informations provenant des sciences naturelles : il s’intéresse à la botanique, à la minéralogie, à la biologie, à l’anthropologie, à la théorie de l’évolution… tout en développant ses propres méthodes de recherche. Rejetant l’esprit utilitaire qui domine l’époque et freine les recherches fondamentales, Buffon tourne le dos aux recherches exclusivement utiles au bien-être humain. Il se penche sur la description et l’explication du monde naturel à l’aide de la cosmogonie, la géologie et la biologie : « Il sait que l’utilisation rationnelle, l’exploitation de la nature est subordonnée non seulement à sa connaissance, mais aussi à son explication » (B : 90). Or, malgré l’intérêt de Buffon pour les sciences naturelles et son souci de peindre le monde avec réalisme, les scientifiques reprochent au naturaliste de se laisser trop souvent guider par son imagination. Même si « cet affran-chissement de la pensée » (B : 116) rend son Histoire naturelle véritablement révolutionnaire, cette forme d’intuition donne lieu à des descriptions peu fiables et peu objectives. Buffon, recourant à son imagination pour combiner les systèmes et les hypothèses des hommes de science précédents, finit par se livrer « à une interprétation personnelle qui usurpe le nom de théorie » (B : 101). C’est pourquoi Charles Bonnet, naturaliste contemporain de Buffon, exprime sa méfiance à l’égard des observations évoquées dans l’Histoire naturelle : « On ne saurait prendre M. de Buffon pour guide, en matière d’observation […]. Son imagination l’emporte et il ne sait pas analyser » (B : 115).

Même s’il reconnaît chez Buffon l’amour des réalités naturelles, Gascar reproche au naturaliste de s’être laissé guider par un discours moral. D’abord, Buffon analyse le monde vivant dans une perspective anthropocentriste, de sorte que, dans ses recherches, l’homme fonctionne comme mesure de la réalité animale et sert de point de comparaison pour toute définition du monde naturel (B : 134). C’est sur le rapport avec l’homme que Buffon fonde l’ordre des animaux, privilégiant les animaux les plus nécessaires et les plus utiles à l’homme et présentant de ce fait, selon Gascar, « une démarche littéraire, anthropocentriste et subjec-tive » (B : 133). Cette morale de l’asservissement du règne animal ne donne pas seulement lieu à des considérations utilitaires, impliquant par exemple que « le bœuf est le domestique le plus utile de la ferme » (B : 136) ou que le geai, semant des chênes par sa maladresse, est supérieur au mulot détruisant les arbres (B : 70). Ce paternalisme à l’égard des animaux engendre également une discrimination morale simpliste :

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« la chèvre a plus de sentiment que la brebis », « le chat est un domestique infidèle ; il a un caractère faux, un naturel pervers, des yeux équivoques », « le cochon a des habitudes grossières, des goûts immondes, toutes ses sensations se réduisent à une luxure furieuse et à une gourmandise brutale », « les moutons sont, de tous les animaux quadrupèdes, les plus stupides ; ce sont ceux qui ont le moins de ressource et d’instinct ». Voici introduit dans l’étude de la vie animale, outre un anthropomorphisme puéril, le manichéisme qui altère la pensée, par ailleurs si vivante, si hardie, si ouverte, du XVIII e siècle. (B : 136)

Ainsi, Buffon transforme le règne animal en un domaine du bien et du mal, renonçant à « tout système rationnel de classification » (B : 132).

Pourquoi Buffon rejette-t-il le matérialisme scientifique pour s’abandonner à des classifications morales ? D’abord, explique Gascar, c’est l’injustice, aussi bien au niveau politique et social qu’au sein de l’Église, qui conduit les hommes du 18e siècle à voir dans le monde un ordre manichéen, dans lequel le côté le plus négatif domine. Ensuite, l’attitude de Buffon devant l’animal est profondément influencée par son goût royal. Il cherche à intégrer la hiérarchie de la cour de France dans sa vision du monde afin de justifier l’ordre établi. Ainsi, le règne animal représenterait les hiérarchies humaines, qui ne reposent plus sur le pouvoir intellectuel mais sur les critères de beauté, de sensibilité et de force : Buffon loue les oiseaux145 qui, par leur amour de la société, la sensibilité de leur âme et l’attachement à leurs semblables constituent un peuple plus honnête que la plupart des quadrupèdes, et met au premier rang le lion, l’aigle et même le cygne pacifique, car « dans toute société, soit des animaux, soit des hommes, la violence fit les tyrans ; la douce autorité fait les rois » (B : 155). Cette conception reliant l’anthropomorphisme à une hiérarchisation moraliste dérange Gascar, qui qualifie cette catégorisation de ridicule : « Atteignant les limites du ridicule, Buffon en vient à écrire que “étant le plus noble habitant des forêts”, le cerf “a l’honneur d’être tué par les plus nobles des hommes”, les grands seigneurs à qui la chasse à courre est réservée » (B : 159). Finalement, Buffon a fondé ses descriptions du comportement et des mœurs des animaux sur ce qu’il a trouvé dans des ouvrages constitués en grande partie de légendes paysannes. Emporté par un souci poétique, il a inséré un grand nombre de références aux légendes antiques dans son œuvre : « La survivance, en dépit des progrès de la raison, d’une pensée archaïque nourrie de vieux mythes, de superstitions, vient expliquer en partie ces conceptions morales sommaires qui, au XVIIIe siècle, laissent toujours dans la nature comme dans la société une part au démon » (B : 137).

Bref, la plupart des conceptions morales de la nature sont liées d’une part à la situation concrète de l’homme, qui rejette les animaux présentant un danger pour la survie et pour le

145 Contrairement aux Chinois, Buffon a considéré, au 18e siècle, le vol gracieux et le chant mélodieux des oiseaux comme un atout. (B : p. 179)

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travail humain, et d’autre part à l’esprit du siècle, qui incite l’homme à bannir les animaux symbolisant, par leur comportement, l’opposition de l’ordre établi. Ainsi, il n’est pas surprenant que les paysans français, vivant si près de la nature, expriment leur haine des animaux qui ont jadis menacé l’existence de l’être humain ; que la Révolution chinoise engendre une hostilité à tout ce qui représente l’image d’une liberté totale ; ou encore que Buffon, enfant de l’âge industriel (dont témoigne en outre la place prépondérante qu’occupent le charbon et le fer à l’intérieur du chapitre consacré aux minéraux (B : 243)), cherche à découvrir dans le règne animal cette inégalité dominant la société humaine. Or, Gascar reproche à ces paysans, révolutionnaires et héritiers de l’âge industriel de ne pas avoir considéré les animaux « pour ce qu’ils sont : des êtres vivants et pas des symboles »146, d’autant plus que la méconnaissance des données scientifiques et l’instrumentalisation du monde naturel mènent à l’extinction d’une catégorie d’animaux ou au refus de préservation d’une espèce en voie de disparition :

Il nous faut revenir ici sur la classification arbitraire, si profondément ancrée dans nos esprits depuis l’enfance, et selon laquelle les animaux représentent, à jamais, tel comportement, le symbolisent et, dans ce tableau des qualités et des défauts, des vertus et des vices, ne sauraient passer d’une rubrique à l’autre ou les parcourir toutes indifféremment. (ESA : 53)

146 Pierre Schoentjes, « Comment raconter des histoires plus naturelles », op. cit.

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III. 3. L’ÉVOLUTION STYLISTIQUE

Mais si, demain, j’ai le temps d’écrire, je vais être extrêmement embarrassé parce que, plus j’avance, plus je m’éloigne de l’anecdote, du romanesque qui sont des supports fondamentaux. L’un de mes derniers textes, dans la Revue de Paris, marque – j’en suis parfaitement conscient – un degré de plus, un pas de plus dans cette voie : la recherche des secrets. Et je sens que je finirai par me heurter à un mur.147

Le style et l’homme

Le dossier Pierre Gascar à Besançon nous instruit d’autant mieux sur l’auteur qu’il contient les lettres d’Anne-Marie Simon, une graphologue qui a analysé plusieurs manuscrits à la demande de l’auteur. Selon l’analyse de Simon, les manuscrits de Gascar se caractérisent par la gravité, le sens de l’essentiel et le sérieux de son écriture :

Dans son graphisme, la consistance du trait, la structure bien charpentée, l’arri-mage à la ligne de base appartient à un homme proche de la glaise, ayant le sens des réalités, méfiant à l’égard de ce qui n’a pas fait ses preuves, donc bien terrien, attaché à ce qui est sûr, stable.148

Gascar se reconnaît entièrement dans cette analyse graphologique, répondant à Simon que « [l]’analyse de [s]on écriture […] semble dégager parfaitement les principaux traits de [s]a personnalité »149 et que « [s]a femme [l]’a reconnu tout à fait dans [l’]analyse »150. Simon, poursuivant le travail par l’analyse du contenu de quelques livres de Gascar, ajoute encore qu’on pourrait reprocher à Gascar un « manque de fantaisies »151, étant donné l’importance qu’il accorde aux preuves et aux arguments, la méticulosité de son travail et son sens de l’organisation.

Or, Gascar a-t-il toujours privilégié les « preuves », le concret et le scientifique ? Ou existe-t-il des textes qui se caractérisent par un idéal plutôt esthétisant ? Selon Schoentjes152, qui a comparé la première version du Temps des morts (1953) à sa réécriture, Le rêve russe (1998), la façon de Gascar a subi de grandes évolutions esthétiques, résultant en un dépouille-ment stylistique. Tandis que, dans Le Temps des morts, dominent le « réalisme onirique »153,

147 Hubert Nyssen, op. cit., p. 87. 148 Pierre Gascar, Papiers personnels et documents divers, ms. cit. 149 Ibid. 150 Ibid. 151 Ibid. 152 Pierre Schoentjes, « Pierre Gascar: retour sur Le Temps des morts », dans Mémoires occupées. Fictions françaises et Seconde Guerre mondiale, Marc Dambre éd., Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, p. 101-110. 153 Ibid., p. 102.

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une symbolique envahissante et un emploi manifeste de métaphores et de comparaisons, Le rêve russe est dénué de tout embellissement lyrique, de tout ornement descriptif et de toute image poétique et constitue de ce fait une littérature qui s’éloigne de plus en plus de l’anecdote et du romanesque154. En supprimant les métaphores et les comparaisons qui provoquent un effet d’invraisemblance, « de défamiliarisation, voire de déréalisation »155, Gascar a, d’après Schoentjes, cherché à introduire un langage plus approprié au genre du témoignage de guerre : « Avec le recul il paraît inacceptable à Gascar d’avoir “fait de la littérature”, en d’autres termes, d’avoir produit un objet esthétiquement travaillé dont le mérite revient à l’artiste, en exploitant la souffrance qui a été celle des Juifs, gazés ou exécutés par la balle »156. Pour éviter la domination d’un langage esthétisant, d’un style mettant la véracité historique et le réalisme du génocide juif au second plan, Gascar a donc supprimé les passages poétiques, lyriques et les références symboliques et mythiques pour témoigner d’une manière plus respectueuse de la Seconde Guerre mondiale.

Est-il possible de découvrir une telle évolution chez Gascar au niveau de l’écriture de la nature ? Dans ce qui suit, nous démontrerons que les passages littéraires examinant et décrivant le monde naturel ont également connu une évolution stylistique. Tandis que, dans ses derniers textes, Gascar fonde les descriptions des règnes animal et végétal exclusivement sur des données provenant des sciences naturelles, ses premières œuvres contiennent un grand nombre de métaphores, de comparaisons, de descriptions lyriques et de passages fantastiques. Tout comme dans l’évolution qui caractérise son écriture de la guerre, Gascar a également jugé, en ce qui concerne son écriture de la nature, qu’un style réaliste, privilégiant le concret et établissant des liens avec l’histoire naturelle, est plus approprié pour exprimer, dans ce cas, le souci de la protection de l’environnement.

L’esthétisme lyrique initial

Dans Les bêtes suivi de Le temps des morts (1953), l’écriture de Gascar se caractérise encore par un style extrêmement travaillé, esthétisant, dans lequel l’onirique tient une place centrale. Les images complexes se superposent et prêtent à la nature un caractère mythique ou fantastique :

Depuis quelques instants, à mesure qu’il approchait de ce verger, il percevait une rumeur étrange qui bientôt grandit, devint identifiable et le fit s’arrêter de surprise. Cela s’agitait et bruissait comme une mer qui se serait étendue devant lui. Des souffles profonds, des froissements, des hennissements semblables à des espèces de sanglots, se mêlaient à des bruits de chaînes agitées, tandis qu’à mille endroits

154 Hubert Nyssen, op. cit., p. 87. 155 Pierre Schoentjes, « Pierre Gascar : retour sur Le Temps des morts », op. cit., p. 103. 156 Ibid.

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un piaffement rapide résonnait sur la terre sèche de l’été et donnait un nom à l’odeur prisonnière sous les arbres, dans la pesante mobilité de l’air. Les sautes de vent qui devenaient plus fréquentes depuis quelques instants et faisaient courir un soupir dans les feuillages noirs soulevaient chaque fois cette masse confuse, cet élément animal où, sans cela, aurait peut-être fini par s’établir, à défaut du silence, un rythme rassurant de repos. (LBSLT : 13)

Dans tout le chapitre, la présence du cheval est suggérée à l’aide d’images et de méta-phores. Nulle part, le cheval n’apparaît dans sa totalité : il est toujours décrit en partie (« des hennissements » (LBSLT : 13), « cette masse confuse » (LBSLT : 13), « de têtes chevalines » (LBSLT : 13), « cette torsion » (LBSLT : 13), « un hennissement » (LBSLT : 14)) et doté de caractéristiques humaines (« des souffles profonds » (LBSLT : 13), « des espèces de sanglots » (LBSLT : 13),« la fringance du plaisir amoureux » (LBSLT : 14), « des chevaux pleurèrent » (LBSLT : 14)). Nulle part, une description des caractéristiques physiques de l’animal n’est donnée. De ce fait, les chevaux ne semblent être qu’un prétexte pour décrire le désordre de la guerre dans une écriture lyrique, évoquant la réalité par le biais d’images poétiques et mythologiques : « Un cheval plus isolé ou coutumier des écarts, se mettait parfois à danser sur place, poussé contre une rive invisible, mordait, en l’air, des feuillages mythologiques, puis rentrait dans le courant » (LBSLT : 36). En outre, le tourment des chevaux est associé à l’ « hydre en gésine » (LBSLT : 23), un animal mythologique provenant de la mer. Gascar avait déjà introduit cette métaphore aquatique par la comparaison du hennissement des chevaux au bruissement de la mer (« [c]ela s’agitait et bruissait comme une mer » (LBSLT : 13)) et la prolonge dans la suite (« toute la rangée flotta » (LBSLT : 24), le cheval « poussé contre une rive invisible » (LBSLT : 36), « rentrait dans le courant » (LBSLT : 36)). Gascar se sert égale-ment d’un discours apocalyptique pour suggérer la présence menaçante des chevaux (« ce rejet violent du visage vers l’épaule par lequel les damnés de l’enfer – quand passent le Dante et son guide » (LBSLT : 14), « l’enfer chevalin » (LBSLT : 14), « le climat de cette damnation » (LBSLT : 14), « [l]’impression générale était de l’enfer » (LBSLT : 25)). Par les renvois à un univers infernal, Gascar vise à évoquer, d’une façon poétique, l’agitation de cette masse de chevaux enfermés et à faire surgir en même temps toute une bibliothèque. À l’aide des références à la Divine Comédie de Dante, Gascar inscrit son propre discours dans l’histoire de la grande littérature.

En ce qui concerne le règne animal, dans Les Bêtes suivi de Le Temps des morts, Gascar ne renvoie donc nulle part à l’histoire naturelle et instrumentalise les animaux pour en faire les symboles d’un monde hanté. Il y a cependant un seul passage dans lequel l’auteur renvoie à un savoir scientifique, pour décrire l’origine des rats :

Voici ce qu’il dit ce bon vieux livre où, par hasard, s’est logée, au milieu d’un fatras scientifique, notre éclatante et cruelle vérité : « … Le rat, le rat dit l’inva-sion : telle horde, tel rat. À chaque occupation de la superficie correspond une

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occupation du sous-sol. Il y a eu le rat des Huns, le rat normand, le rat anglais, le rat tartare, le rat moscovite. Et on pourrait compter les couches d’envahisseurs qui se sont succédés (sic) sur notre sol par le nombre de variétés de rats que ce sol a successivement nourries… » (LBSLT : 134-135)

Ce « bon vieux livre » se révèle être L'esprit des bêtes : vénerie française et zoologie passionnelle157 d’Alphonse Toussenel, un auteur (ironiquement antisémite) qui a inventé sa propre zoologie pour transmettre ses pensées philosophiques. Dans L’esprit des bêtes, il propose une nouvelle catégorisation des rats à partir des envahisseurs qui les ont accompagnés. Par le choix des mots (« un fatras scientifique » (LBSLT : 134), « notre éclatante et cruelle vérité » (LBSLT : 135)) et par l’inanité de ce passage (aucun envahisseur n’explique l’apparition du nouveau rat Gaston), Gascar semble plutôt se moquer du savoir scientifique que s’en servir dans une intention informative.

Dans ses descriptions du monde végétal non plus, Gascar n’a pas recours à des données scientifiques : il évoque volontiers le monde naturel à l’aide d’images oniriques et d’impres-sions fantastiques. Les paysages, loin d’être peints avec réalisme, traduisent la confusion et l’effroi de l’observateur :

J’ai toujours redouté cette heure oblique où s’échauffe dans l’herbe des prés un chiendent noir, où le front des bois estompe ses feuillages gris dans la lumière et où le Rhin déshabité par le courant, ralenti par ce surcroît de chaleur, est jeté comme une manche de manchot. (LBSLT : 159)

Les réalités naturelles se présentent par une association surprenante de métaphores et sont dotées, tout comme les animaux, de qualités humaines, capables de réagir aux événements historiques et d’interagir entre eux : sous l’influence du vent, les tournesols « s’apercevaient soudain de si loin, comme se répondant, qu’on avait l’impression d’assister à la brève revanche tapageuse d’un peuple végétal et pensif condamné le reste du temps à la grisaille du soleil » (LBSLT : 213), alors que le buisson « se plaint à voix humaine » (LBSLT : 218). Cette liberté poétique s’explique en partie par le rôle que la nature, dans Le temps des morts, joue pour Gascar lors de son emprisonnement : d’une part, elle constitue un refuge dans lequel Gascar peut imaginer un univers loin de la réalité de la Seconde Guerre mondiale (« D’évasion, il ne restait que celle qui nous faisait relever les yeux vers le vallon boisé dont la mare marquait l’extrémité » (LBSLT : 121)) ; d’autre part, le monde naturel sert de caisse de résonance à ses sentiments d’horreur, que l’auteur ne peut traduire que par le biais d’un langage poétique :

Les mirages de la nostalgie sont capables de supplanter bien des paysages. Celui au milieu duquel nous nous trouvions commençait, toutefois, de se dessiner avec tant de cruauté qu’il pouvait transpercer toutes les fausses images : c’était sur une herse

157 Pour cette citation, voir: Alphonse Toussenel, L'Esprit des bêtes : vénerie française et zoologie passionnelle, Paris, Librairie sociétaire, 1847, p. 236.

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que mes compagnons couchaient leurs rêves. Cela n’apparut d’abord qu’assez lentement. […] Cette forêt où le printemps allumait, un instant plus tôt, la mémoire, voici que de la peur et de la faim des hommes elle jaillissait plus sombre, plus serrée, plus mystérieuse et plus propice comme un plissement hercynien. La peur foudroie la réalité. (LBSLT : 122-123)

Le virage scientifique

Dans Le présage (1972) et Les sources (1975), le lecteur peut déjà repérer les premiers signes d’une transformation stylistique : aux métaphores et descriptions poétiques s’ajoute un savoir scientifique provenant de l’histoire naturelle. Cette évolution s’explique par le change-ment du domaine d’intérêt de Gascar, qui vise à explorer la nature. Ce n’est plus l’évocation de l’expérience de guerre qui est au centre de l’intérêt, mais la découverte d’un monde végétal et animal. Sans tout à fait abandonner les exigences du beau style, Gascar commence donc à intégrer des données provenant de la biologie, de la botanique, de la géologie…

L’évolution esthétique se révèle au niveau des descriptions du règne végétal. Tandis que, dans Les bêtes suivi de Le temps des morts, Gascar instrumentalise les éléments du monde naturel pour exprimer, à l’aide d’associations poétiques, un sentiment ou l’atmosphère d’un événement personnel ou historique, il privilégie le concret dans Le présage :

Bien que souterraines, en général, [les explosions atomiques expérimentales] dégagent à l’air libre des émanations dont naît un corps radioactif solide qui se dépose sur le sol et sur ce qui le recouvre, ici, sur les lichens. Dépourvus d’appareil vasculaire, ces végétaux absorbent les substances qui leur sont nécessaires, grâce à de minuscules ouvertures percées dans leur cortex supérieur. Cette conformation, qui leur permet de se gorger d’eau et de sels minéraux avec une rapidité stupéfiante, les expose à être le réceptacle des retombées radioactives. Il se peut aussi que la fixation de ces particules sur les thalles des lichens soit favorisée par le mode de photosynthèse de ces derniers. (LP : 29)

Gascar, ayant manifestement consulté des œuvres scientifiques pour mieux connaître les lichens, donne une explication objective et bien argumentée de l’anatomie et de la nutrition de ce végétal. Or, la description des lichens donne également lieu à un certain nombre d’associa-tions et de métaphores : par la primitivité de leur forme, ils « gardent quelque chose de fœtal » (LP : 23) et font penser aux « Limbes » mythologiques (LP : 24). En tant que symptôme ou présage de la pollution de la nature, les lichens entrent dans une métaphore de la maladie. Le flétrissement et la disparition des lichens sont comparés aux maladies humaines, à « une plaie » (LP : 46) et à « la gangrène » (LP : 46). Cette métaphore est encore renforcée par la façon dont lichens se décomposent : « Un charnier végétal, une plaie courant tout le long du cercle polaire et qui, plus tard, fermenterait sous la neige, comme la gangrène sous la charpie »

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(LP : 46). Si les lichens, indices de santé, ressemblent à une « une lèpre » (LP : 71) par leur forme et par la façon dont ils adhèrent à la matière, ils ne doivent en aucun cas être assimilés à la « lèpre » qui, constituée de la sulfatation du calcium par suite de pollution de l’air, entraîne la destruction du marbre.

Nous trouvons une fusion pareille d’informations scientifiques et d’images poétiques dans Les sources en ce qui concerne les animaux. Ainsi, le rat, par son aspect, sa couleur, la façon dont il se déplace, brouille les frontières entre le réel et l’imaginaire :

Il y a le rat « mus decumanus », le surmulot, qui peuple le sous-sol de nos villes ; et il y a, dans une toile de Jérôme Bosch, le rat volant, auxiliaire de l’enfer. Il y a, en Inde, le « mus rattus » (ou un rat appartenant à quelque espèce voisine) qui, frappé le premier par la peste, tombe des toits de chaume, déclenchant la panique dans la population ; et il y a, dans Till Eulenspiegel, un fleuve de rats qui coule uniment derrière l’enchanteur. Il y a le rat de laboratoire au pelage aseptisé, à l’œil vif […] ; et il y a, surgis des entrailles de la terre, ces rats sans nombre, sans forme, qui contraignent à la retraite l’armée de Sennachérib… (LS : 199-200)

Gascar décrit donc le rat à partir de données biologiques et anatomiques, expliquant entre autres que c’est à ses incisives et à l’étroitesse de ses pattes qu’il doit son pouvoir de pénétration, mais ajoute également des renvois au caractère fabuleux du rat. Dans l’imaginaire de l’auteur, le rat ressemble « aux lombrics » (LS : 201), « aux gros vers de terre renflés d’un manchon plus pâle » (LS : 201), non seulement par la couleur rose de sa queue, mais aussi par la façon dont le rat « glisse plus qu’il ne court » (LS : 200), et s’efface d’un mouvement coulé. Finalement, le rat, à l’instar des lichens, est comparé à une « plaie » (LS : 202), une association qui est dans ce cas due au caractère indésirable de l’animal.

Au niveau des phénomènes naturels, le lecteur pourrait s’attendre à trouver dans Les sources, vu le titre, quelques enseignements à propos de l’hydrologie. Gascar semble en effet fonder son récit sur une explication scientifique de l’origine des sources:

Il est possible que cette source, la constance de son débit semble l’attester, ne parvienne pas d’une nappe phréatique alimentée par les infiltrations, mais d’une de ces poches plus profondes où s’accumulent les eaux produites par la condensation des vapeurs du magma. Mais il se peut aussi que ce renom de pureté ne soit fondé sur rien et que la source ne le doive qu’à sa parcimonie, son eau semblant résulter d’un lent et laborieux filtrage. Cette eau neuve, cette eau que les géologues qualifient de juvénile, a quelque chose d’un peu embarrassé […]. (LS : 14-15)

Or, en dehors de cette brève explication géologique de la pureté, qui l’amène, avec un terme technique, à qualifier l’eau de source de « juvénile », Gascar prive le lecteur de toute information scientifique. Le véritable objectif de Gascar, c’est de créer une œuvre contenant les réflexions philosophiques que suscite chez lui la disparition des sources :

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Ainsi, l’eau resterait prisonnière de la terre, son excédent débordant dans on ne sait quels gouffres insondables, quels puits perdus du sous-sol. La mort des sources, bien que, comme on le voit, on en devine les causes, prend facilement un caractère surnaturel, l’expression que j’emploie d’instinct pour désigner ce phénomène le révèle. La terre semble se resserrer sur elle-même, se renfermer sur son silence, son inertie, donnant ainsi les premiers signes d’un refus dont nous avons quelques raisons de penser qu’il ne peut que s’étendre. (LS : 10)

Ainsi, Gascar, s’éloignant d’un témoignage fiable de ce qui vit dans le monde, développe une réflexion philosophique. Dans ces digressions, non seulement la terre et l’eau présentent des qualités humaines, les sources prennent également un caractère surnaturel et fantastique, leur disparition étant suggérée par le renvoi aux « fantôme[s] de source[s] » (LS : 49).

Finalement, les paysages donnent toujours lieu à des portraits lyriques, comme le montre la description du Périgord noir :

Le Périgord noir, qui, juste un peu plus haut, porte, à cet égard, quelques promesses dans son nom, ne déborde pas sur le fief des Biron, où Palissy est né et tout près duquel j’ai vécu. Ici, le coteau succède au causse, le verger au bois de châtaigniers, l’autan, ce vent du sud-ouest qui vient de la mer, à la bise descendant, l’hiver, des monts du Limousin. L’été, le soleil blanchit derrière une mince taie d’orange qui ne se dissipe presque jamais ; les couleurs s’atténuent, les reliefs s’estompent ; des poitrinaires étaient assis devant les portes, les mouches sur les mains. (LS : 227)

La nature est évoquée à partir des impressions que suscitent les couleurs, les formes et la lumière, sans renvois à la géologie, à la botanique ou à l’histoire du paysage. C’est pourquoi cette description pourrait s’appliquer à un grand nombre de paysages, à cause de la généralité de ses composants, presque stéréotypés, et le lyrisme des associations. Ainsi, le Périgord noir finit par adopter le caractère imaginaire des idylles bucoliques.

Le « style pauvre » de Gascar à prédominance scientifique

À partir des années 1980, l’évolution stylistique de l’écriture de Gascar semble avoir atteint son point d’aboutissement dans Le règne végétal (1981), L’ange gardien (1987), Pour le dire avec des fleurs (1988) et La friche (1993) : les données provenant des sciences naturelles dominent le récit, les procédés esthétisants qui engendrent un effet de déréalisation, comme les métaphores, les images fantastiques et les associations poétiques, sont bannis des descriptions du monde naturel. L’imaginaire et l’anthropomorphisme ont cédé la place à l’étymologie, l’observation directe, l’histoire, la biologie…

Dans Le règne végétal, Gascar renvoie lui-même à l’influence que la connaissance de l’histoire naturelle exerce sur la représentation du monde. Par le biais de l’exemple des

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champignons, il semble donner une explication pour les digressions imaginaires qui caracté-risent ses œuvres précédentes : il pose que l’absence d’informations scientifiques empêche une compréhension correcte du monde, ce qui pousse l’observateur à créer des interprétations fantaisistes.

L’ignorance des grandes personnes, en ce qui concernait le développement des champignons et leur reproduction, ne pouvait au surplus qu’entretenir ma croyance dans le caractère magique de leur apparition. Sans doute remarquait-on que les cèpes revenaient souvent dans les mêmes zones, mais on ne savait expliquer pourquoi, et l’on n’était pas loin de voir dans ces lieux aux contours imprécis que l’on appelait des « taches » l’équivalent inversé de ces « dons de sorcières » où, dans une prairie, sans aucune cause apparente, l’herbe ne pousse pas. (RV : 36-37)

Ainsi, Gascar, suite à son intérêt toujours grandissant pour l’histoire naturelle, a, dans Le règne végétal, entièrement abandonné les références symboliques et mythiques pour adopter une écriture toujours poétique mais moins ornementée qu’avant. Les informations scientifiques constituent le point de départ de toute réflexion : dans le chapitre sur Le Pen ts’ao, les personnages saturent leur conversation des noms latins des plantes qu’ils voient ; l’histoire du saule pleureur est introduite par un discours botanique sur l’origine du nom, la forme de l’arbre, la répartition géographique et les conditions climatiques optimales ; Gascar fournit dans cette histoire également des informations sur la morphologie de la plante, en cédant la parole au scientifique Cesalpin, et explique le phénomène du géotropisme ; dans le chapitre sur les hyvs, le récit est truffé de données sur l’histoire, l’anatomie et le fonctionnement de l’opium et des hyménoptères ; le chapitre final du livre est constitué d’informations sur l’origine du nom, la répartition géographique, les caractéristiques biologiques et l’anatomie du nostoc. Contrairement aux lichens, qui, dans Le présage, éveillent également l’intérêt de Gascar par la singularité de leurs réactions, le nostoc ne donne nullement lieu à des digressions métaphoriques, ni aux associations symboliques caractérisant la description des lichens.

Cette évolution esthétique se montre également dans L’ange gardien, dans la nouvelle description que Gascar donne du Périgord noir :

Le Périgord noir, ainsi dénommé à cause de ses larges espaces boisés, nourrissait mal une grande partie de ses habitants et leur arriération sociale contrastait avec le passé de cette région. Elle est la plus riche de France en vestiges de la préhistoire, ses grottes nombreuses ayant offert des habitations sûres aux populations primi-tives. Leur concentration aux mêmes endroits, leur sédentarisation, en permettant le développement d’une vie tribale, favorisait la naissance d’une civilisation. C’était assez peut-être pour assurer aux Périgourdins une petite avance sur leurs semblables du reste de la France, dans le domaine de l’esprit. Cependant, par la suite, les clivages sociaux n’avaient pas permis qu’elle se retrouvât également chez

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tous. Le Périgord comptait, au XVIe siècle, Montaigne, La Boétie, Clément Marot, Bernard Palissy, Olivier de Magny, entre autres, et, au cours des deux siècles suivants, allait donner à ces personnages de dignes successeurs, dont Fénélon. Le peuple était bien loin de montrer des qualités intellectuelles et, en tout cas, une culture à la mesure de celles des hommes que je viens de citer. On ne lui fournissait guère les moyens de les acquérir. Dans la première moitié du XIXe siècle (statistiques de 1837, quinze ans avant la naissance de ma grand-mère), le taux de l’analphabétisme, dans le département de la Dordogne, était l’un des plus élevés en France, 722 pour 1000 contre 405, moyenne nationale. Le Lot-et-Garonne, le Tarn-et-Garonne et la Gironde, les trois départements voisins formant le « pays bas », plus fertile, avaient un taux d’analphabétisme proche de cette moyenne. (AG : 10-11)

Contrairement au récit idyllique que nous avons trouvé dans Les sources, Gascar vise clairement à donner au lecteur des informations fiables concernant le paysage et la région : il fonde son portrait littéraire du Périgord noir sur des données de l’étymologie, de l’histoire et de la sociologie, intégrant même des chiffres provenant de statistiques démographiques. Lorsque Gascar évoque une aquarelle qu’il a peinte dans son enfance, il ne se laisse pas emporter par son imagination, mais décrit la fleur que l’illustration représente dans toute sa matérialité :

En voyant cette aquarelle censée représenter une tulipe des champs, aurait-on pu imaginer que je sentais encore, sous mes doigts, au moment où je la peignais, sa tige visqueuse et froide quand je l’avais cueillie, qu’il fallait, pour obtenir ces fleurs dans leur plus grande dimension, briser leurs tiges très bas dans la terre détrempée et s’inonder la main de l’eau glacée que les feuilles retenaient à l’endroit de leur naissance ? La fleur de ces tulipes des champs était appelée œil de soleil à cause, sans doute, de la tache jaune à la base de leurs pétales que la couleur rouge de ceux-ci faisait ressortir, mais qu’on ne découvrait que si l’on ouvrait, en la forçant un peu, la corolle. (AG : 108-109)

Même si la fleur figurant sur l’aquarelle pouvait facilement être prétexte à un discours plus poétique, Gascar se limite à peindre une observation sensorielle concrète de la tulipe des champs, enrichissant sa description d’informations sur l’étymologie et l’anatomie de cette fleur.

On retrouve une intégration pareille de données scientifiques dans Pour le dire avec des fleurs, comme le démontrent la multiplication des noms scientifiques de végétaux ainsi que l’explication de procédés biologiques et chimiques caractérisant le monde végétal, comme la luciférose et la luciférine, la mitose, la division partielle de la cellule, la symbiose… Gascar fournit un aperçu de l’évolution de la botanique et des points de vue scientifiques concernant la sensibilité des fleurs. Par ailleurs, afin d’étayer l’objectivité de son récit, Gascar cède régulière-

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108 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

ment la parole aux scientifiques, comme à Cesalpin pour décrire l’anatomie végétale, à Darwin pour présenter la théorie de la migration des espèces, et au botaniste du Muséum national d’Histoire naturelle pour décrire les aspects physiques et anatomiques d’une plante dénommée « la bardane ».

Dans La friche, cette évolution stylistique s’étend aux descriptions du règne animal. Se basant sur la description du circaète jean-le-blanc pour mesurer l’évolution stylistique de Gascar et l’importance toujours croissante de l’histoire naturelle, Schoentjes158 pose qu’en comparaison du portrait que l’auteur dresse de ce circaète dans L’homme et l’animal, « Gascar mêle dans ce nouvel ouvrage étymologie, observation directe, vie rurale et histoire ; toutefois, la part ressortissant à l’histoire naturelle se trouve clairement accrue »159. Si Gascar ajoute encore un jugement sur le cri du jean-le-blanc, il le fait exprimer par un ornithologue :

Le circaète est le plus grand des aigles d’Europe (étymologiquement, le mot circaète signifie « faucon-aigle »). Il doit son nom familier de jean-le-blanc à la couleur du dessous de ses ailes et de la partie inférieure de son corps. […] C’était aussi pour bénéficier de meilleures conditions aérostatiques que les circaètes volaient obstinément au-dessus de la reculée : là, l’air portait plus qu’ailleurs, permettait le vol plané en cercle, pendant de longues minutes. Cette ronde parfaitement unie, le soleil mettant par moments un reflet à l’extrémité des rémiges sombres de l’oiseau, s’accompagnait de cris destinés, pense-t-on, à tenir à distance les autres rapaces, plus faibles, notamment les buses, encore présentes dans la reculée. « Le cri du circaète est un des plus beaux qui soit parmi les cris des rapaces, écrit l’ornithologue Willy Suettens. Il est si puissant qu’on l’entend de l’intérieur d’une maison ». (LF : 120-121)

À l’exception de ces phrases qui constituent une digression évaluative, Gascar se limite à fournir au lecteur des informations scientifiques, convaincu qu’un style plus brut et objectif soutient mieux son projet de protection des rapaces : « l’homme mûr a estimé que la protection de la nature était mieux servie par une écriture qui se tiendrait à l’écart des effets »160. Ainsi, l’évolution semble être arrivée à son terme, le style de Gascar ne contenant plus aucune trace de l’écriture esthétisante, symbolique ou poétique initiale :

Le besoin d’exprimer l’inexprimable, d’atteindre cette sorte d’au-delà, m’a donné une écriture qu’on peut considérer comme baroque – il y a même beaucoup de baroque dans les Bêtes par exemple : une langue tordue, qui coule mal – des images audacieuses, des images qui s’entrechoquent ou s’interposent. Il y a des scories, un gros déchet, je m’en aperçois maintenant, quand je relis ces textes. Ah !

158 Pierre Schoentjes, « Comment raconter des histoires plus naturelles », op. cit. 159 Ibid. 160 Ibid.

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L’écrivain 109

ce n’était pas du tout une recherche formelle, je n’essayais pas de donner une originalité, je n’essayais pas d’ornementer ce que j’écrivais ! De l’écriture, je voulais faire le meilleur instrument d’approfondissement. Cela a pu donner de bons résultats mais le baroque m’a conduit dans une impasse. J’ai naturellement évolué et je suis arrivé à un style débarrassé de ces formes étranges. Mais il faut que l’écriture devienne vraiment un instrument de connaissance et non un asservisse-ment.161

Pour Gascar, aucun discours n’est plus approprié à un examen du monde végétal et animal et à une prise de conscience de la préciosité de la nature que celui produit par les sciences naturelles. Pourtant, les textes de Gascar n’arrêtent pas d’être littéraires : le poétique reste bien présent. Sans être entièrement dans la science, ni dans un texte « lardé », Gascar a trouvé le bon équilibre entre l’histoire naturelle et un style plus épuré, moins lourd. Sur ce sujet, il ne faut évidemment pas oublier que l’auteur a vu passer, lors de sa carrière, les évolutions littéraires du 20e siècle, et en particulier l’apparition du nouveau roman.

Le bestiaire d’Horvat

Dans l’évolution stylistique de Gascar, Le bestiaire d’Horvat constitue un cas particulier à cause du caractère artistique du livre. Pourtant, l’œuvre en question confirme bien l’évolution que nous avons décrite : Gascar a clairement trouvé un style équilibré qui lui permet d’intégrer dans le récit des données provenant des sciences, sans que ce récit soit forcément dépourvu de toute littérarité. Même si, dans Le bestiaire, l’auteur retourne à une écriture plus poétique, dans laquelle l’imaginaire et le fantastique occupent une place importante, il arrive à toujours faire prédominer le concret dans un style épuré.

Le Bestiaire d’Horvat, paru en 1995, est un livre contenant les photographies de Frank Horvat présentées au Centre national de la photographie de Paris du 15 décembre 1994 au 27 janvier 1995. Afin d’évoquer les animaux, le sujet central de ces photographies, aussi bien à l’aide de l’art visuel que par la littérature, Gascar a pourvu chaque image d’un texte ajusté. Étant donné l’évolution stylistique qui caractérise l’œuvre de Gascar, le lecteur pourrait s’attendre à trouver dans Le bestiaire la description objective et réaliste des animaux. Or, rien n’est moins vrai, comme le démontre le portrait que Gascar dresse de l’iguane :

Ayant fortuitement atteint le rivage marin constitué de rochers, les iguanes se sont, par mimétisme, en partie déjà

métamorphosés à s’y tromper. Leur postures habituelles, l’immobilité soudaine qu’ils observent souvent,

dès que le soleil darde, les font rejoindre le minéral.

161 Hubert Nyssen, op. cit., p. 90.

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110 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

De ces grandes concrétisations des bords marins, on pourrait même dire que ces rochers leur dictent leur couleur et leur

inspirent les dessins que présente leur corps. Ce parfait triangle qu’on observe sur l’un des iguanes se retrouve

souvent au hasard des minéraux, tandis qu’un autre iguane orne sa queue de dents de scie parfaites.

L’œil de l’iguane, vivant un peu plus tôt, se fait pierre, à son tour, et se résout en gemme parmi les reliefs de la peau

du grand lézard. Ce ne sont pas seulement des rochers qui s’opposent ici à la mer, certains animaux, dont ces iguanes,

tendent quelquefois à se convertir en minéral.162

L’impression que donne la forme de ces lignes est celle d’un poème qui exploiterait l’enjambement163. Les images et les mots utilisés représentent un monde poétique, voire fantastique, qui se caractérise, sous l’influence des capacités trompeuses des iguanes, par une symbiose parfaite entre peau animale et pierre. Outre les collocations stéréotypées (« le soleil darde »), et le figuré (« ces rochers leur dictent leur couleur »), Gascar ne se prive pas non plus de truffer son texte de jugements (« ce parfait triangle », « dents de scie parfaites »). Finalement, Gascar joue avec les conventions du procédé poétique de la métaphore : les animaux et les rochers ayant une couleur et une forme identiques, les iguanes se sont, à la fin du texte, transformés en minéraux.

Cette forme poétique s’explique par le projet du livre, puisqu’il s’agit d’œuvres d’art auxquelles Gascar doit ajouter un pendant littéraire : « Voulant ainsi soustraire l’animal sauvage à son mode de vie, où l’angoisse ou le désir ont la prépondérance, Frank Horvat a déplacé ses sujets dans des lieux à la fois réels et rêvés, où ils se trouvent libérés un instant de leur condition habituelle, rendus à leur innocence »164. À Gascar alors de traduire, à travers la littérature, cette alternance entre la réalité et le rêve, entre le concret et l’imaginaire que suggèrent les photographies d’Horvat.

Pourtant, Gascar ne s’est pas entièrement laissé emporter par le beau style, car il s’est servi de données provenant des sciences naturelles pour créer la partie réaliste et concrète des textes. Nous trouvons dans les notes de travail pour Le bestiaire un grand nombre de remarques et d’annotations qui expriment un souci d’exactitude et de scientificité, aussi bien de Gascar que d’Horvat. Ainsi, pour le texte accompagnant la photo du saki, Gascar s’était d’abord trompé de singe (dont, ironiquement, il considérait l’identité comme absolument certaine) :

162 Frank Horvat, Pierre Gascar, Le bestiaire d’Horvat, Arles Cedex, Actes Sud, coll. Photo Copies, 1994, p. 8. 163 Néanmoins, il faut se demander si cette forme poétique ne résulte pas d’un choix éditorial plutôt que de la volonté de l’auteur. 164 Frank Horvat, Pierre Gascar, op. cit., « en toute innocence ».

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L’écrivain 111

Ce singe ne peut nous tromper : c’est un cynocéphale (tête de chien). Ce singe figuré par les anciens Égyptiens, qui l’ont statufié, est remarquable par sa crinière ; ses yeux vivants sont semblables à ceux du chien. Intelligent, il salue par des gambades le lever du soleil et le crépuscule du soir. Aussi, les Égyptiens l’ont-ils déifié. On ne comprend guère que celui-ci se cache au milieu des palmes.165

Horvat lui a adressé une note pour le désabuser : « il ne s’agit pas d’un cynochéphale, mais d’un tout petit singe, dont je n’ai pas encore trouvé le nom - je vous le communiquerai dès que possible ». Finalement, Horvat doit avoir retrouvé le nom du petit singe, puisque Gascar a rédigé un nouveau texte à partir des mots clés « le saki », « Amérique tropicale », « petits singes très velus », « queue importance renard », « longue chevelure et large barbe noire », « Amazonie », « insectes, fruits, miel », « le saki à moustaches rousses », « le saki à gilet » et « déguisements selon les lieux, de la Guyane au Brésil ». Il s’agit clairement de données scientifiques provenant de la zoologie, concernant la répartition géographique, la nourriture et la taxonomie du singe en question, données à partir desquelles Gascar a construit son nouveau commentaire :

Le saki habite l’Amérique tropicale. C’est un petit singe fort velu dont la queue très fournie rivalise

avec celle du renard. Sa longue chevelure et son abondante barbe sont très souvent noires, mais le saki arbore

quelquefois des moustaches rousses ou mérite la désignation de « saki à gilet ». Ses déguisements varient du Brésil

en Guyane. Il se nourrit d’insectes, de fruits et, à l’occasion, de miel sauvage. En Amazonie le « saki satan » porte

une livrée noire et une barbe très longue, le « saki monacus », lui, est présent au Pérou. Les deux sont d’humeur

pacifique et ne doivent leurs noms qu’à leurs livrées166.

Nous trouvons les mêmes corrections au sujet des jeunes gorilles, que Gascar avait dénommés simplement « singes entrelacés » et dont il avait qualifié l’affectation de sexuelle (« Étreinte exprimant l’affectation familiale ? L’amour du couple, chez les singes, ne comporte guère d’enlacements, en dehors de ceux que l’acte de génération impose »167). Il qualifie l’affectation des gorilles de « fraternelle » après la remarque d’Horvat, qui avait effectivement étudié ces animaux : « il s’agissait de jeunes gorilles, et il m’avait semblé que leur affectation réciproque, pour une fois, n’avait rien de sexuel »168.

165 Pierre Gascar, Textes pour Le Bestiaire de Frank Horvat, Bibliothèque d’Etude et de Conservation de Besançon, fonds Pierre Gascar, Ms. Z 474. 166 Frank Horvat, Pierre Gascar, op. cit., p. 19. 167 Pierre Gascar, Textes pour Le Bestiaire de Frank Horvat, ms. cit. 168 Ibid.

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112 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

En ce qui concerne les manchots, Gascar était lui-même initialement convaincu qu’il s’agissait de pingouins :

Les trois pingouins restent toujours alignés, le plus petit fermant le rang. Ils regardent vers le large, dont vraisemblablement ils n’attendent rien. Leur verticalité les voue à la surveillance. Ils se déplacent à petits pas ; leur gravité est dans tous leurs mouvements. Ils recherchent les côtes sauvages. Sorte de vigies constituant une image amusante : ils ne servent à rien.

C’est grâce aux remarques d’Horvat (« mon vétérinaire dit que ce sont plutôt des man-chots »169) que Gascar transforme son texte entièrement et fonde la description des manchots sur des données biologiques concernant l’anatomie de ces animaux :

Les manchots sont, par certaines caractéristiques, différents des pingouins. Leur corps n’est couvert que de vestiges de plumes et ne

présente que des ailes réduites à de simples moignons aplatis en forme de nageoires. D’où leur nom de manchots

un peu péjoratif. Cela n’empêche qu’ils sont d’excellents nageurs et rasent sans effort apparent les flots les plus agités.

Le reste du temps, les manchots, le plus souvent en petits groupes, se tiennent presque immobiles comme des sentinelles, face à la mer.

On ne saura jamais ce qu’ils attendent de cette étendue d’eau.170

Horvat informe Gascar également que le singe de la forêt est un orang-outang, que l’éléphant africain n’a, contrairement à l’éléphant d’Asie, jamais été domestiqué, que les animaux dans la forêt, que Gascar croyait être des hippopotames, sont en fait des rhinocéros de Sumatra, « à longs poils, espèce rare et en voie de disparition »171, que le bovin qui accom-pagne le corbeau est un yack du Tibet au lieu d’un bouquetin.

Ainsi, Horvat et Gascar démontrent clairement qu’une œuvre d’art, constituée de photographies artistiques et de textes poétiques, n’empêche pas d’instruire. Gascar a réussi, dans les textes du Bestiaire, à produire un excellent pendant littéraire des photos, créant dans ses descriptions un monde entre le rêve et la réalité, dans lequel l’imaginaire et le fantastique, évoqués par une écriture esthétisante, cohabitent avec l’histoire naturelle.

169 Ibid. 170 Frank Horvat, Pierre Gascar, op. cit., p. 40. 171 Pierre Gascar, Textes pour Le Bestiaire de Frank Horvat, ms. cit.

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Chapitre IV Conclusion

Dans les œuvres que nous avons analysées, Gascar vise en premier lieu à exprimer son intimité avec le monde naturel, une intimité irréalisable tant qu’on perçoit la nature comme extérieure à l’homme. L’auteur part de ses propres expériences sensorielles, mémorielles et sentimentales pour décrire un univers vivant dont il ne fait pas seulement partie, mais qu’il a aussi intériorisé, pour finir en « plante humaine ». Cette proximité entre l’homme et les règnes végétal et animal lui permet d’en examiner les secrets, l’essence cachée dans toute forme de vie. Ainsi, il se rend compte combien cet univers naturel est précieux.

Sans être militant, Gascar met le lecteur en garde contre les effets néfastes du progrès industriel, qui risquent de nuire aussi bien au monde naturel qu’à la communauté humaine. S’abîmant de plus en plus dans la société de consommation, l’homme moderne s’est aliéné ce qui était jadis son havre, d’où le sentiment de déracinement qu’il éprouve aujourd’hui. En ce qui concerne la nature, Gascar est préoccupé par la disparition progressive d’espèces végétales et animales et d’éléments essentiels, les « noumenons », du monde naturel. La disparition des lichens, des circaètes et des sources, décrite respectivement dans Le présage, L’homme et l’animal et Les sources, l’afflige fortement.

On ne saurait sous-estimer l’actualité des soucis écologiques exprimés par Gascar. Même si un grand nombre d’entre eux se sont révélés aujourd’hui sans fondement, l’auteur semble s’être posé des questions pertinentes concernant la préservation de notre planète. Là où l’Uni-versité de Gand se demande aujourd’hui dans quelle mesure les organismes génétiquement modifiés peuvent être qualifiés de « naturels », Gascar avait déjà lancé le débat sur la place du « naturel » dans l’agriculture dans les années 1970. Ainsi, dans Les sources (1975), il exprime ses doutes concernant le caractère naturel des produits générés par la culture biologique. En outre, considérant les voyages dans l’espace comme une solution possible aux problèmes de la survie artificielle sur notre planète bientôt entièrement polluée, il a anticipé sur le projet de l’organisation Mars One, qui vise à installer une colonie humaine sur la planète Mars.

Pourtant, Gascar se montre bien confiant dans l’avenir de notre planète. Après être retourné à « ses sources », l’homme développera une sensibilité pour ce qu’il découvre dans le monde naturel. Il appréciera ce qui lui plaît par sa beauté et son utilité, tout comme ce dont il aperçoit l’ « autre beauté », singulière et dépassant l’esthétique humaine. Car tous les élément végétaux et animaux, sans exception, portent en eux l’essence de la vie, par leur existence qui semble parfois sans raison et par le réconfort qu’ils apportent à l’homme. Et c’est pour protéger ces éléments que celui-ci s’intéressera aux actions écologiques :

L’histoire de l’espèce humaine […] va s’identifier de plus en plus au devenir de la planète. Aussi la mission écologique, protection du dernier et suprême bien

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commun, se substituera-t-elle au nationalisme, au patriotisme, et l’on souhaite que l’homme y apporte la passion, voire, à l’occasion, l’héroïsme, qu’il a montrés, au cours des siècles, dans ses autres combats. […] [L’écologie] annonce au moins une fusion harmonieuse de l’individu dans l’environnement originel peu à peu rétabli. Une centralisation à l’échelle continentale, sinon mondiale, des activités essen-tielles libérera un espace commun où les individus découvriront enfin la pleine liberté d’être. (LF : 161-162)

Gascar invite l’homme donc à devenir « l’homo vegetans » de Schlegel, l’homme-lichen qui se rend bien compte de sa place (modeste) au sein des écosystèmes. De ce fait, l’homme moderne finira par s’engager, non seulement pour la protection de l’environnement, mais aussi pour l’avenir de l’espèce humaine.

Christian Chelebourg analyse dans Les écofictions la façon dont les différents discours actuels (parmi lesquels les œuvres de fiction) intègrent les thèses et les questions environne-mentales dans leurs narrations. Au début de son livre, il résume le « fameux schéma narra-tif »172 qui accompagne les œuvres romanesques intégrant des préoccupations écologiques :

situation initiale, l’harmonie de la nature ; élément perturbateur, l’industrialisation humaine ; péripéties, les dégâts environnementaux ; élément de résolution, la recherche en écologie ; situation finale, désastre ou salut, au choix, selon que l’on aura bien ou mal agi, selon que l’on aura pris ou non les bonnes décisions, adopté ou non les bons comportements.173

Pourtant, ce schéma ne s’applique pas aux romans de Gascar, dans lesquels le narrateur vit toujours en harmonie avec la nature, les dégâts environnementaux ne sont pas irréversibles et la solution reste incertaine. La structure décrite par Chelebourg ne constitue donc qu’une seule possibilité parmi les milliers de cas étudiés par l’écopoétique. Par exemple, John Fowles aborde dans The Tree la problématique du déracinement de l’homme moderne, qui, dans sa rage de vivre, oublie la plus-value qu’apporte le monde naturel à son existence. Contrairement à Gascar, convaincu que l’homme peut renouer ses anciennes relations avec le monde par un retour au « cultivement » de la terre, Fowles se montre pessimiste : « Je ne suis pas de ces optimistes suprêmes pour qui tous les maux de la Terre, et en particulier l’élargissement constant du fossé entre l’homme et la nature, peuvent être soignés par un retour à une société quasi agricole dont le premier souci serait l’écologie »174. En outre, si Fowles incite le lecteur à se laisser émouvoir par la nature, il propose un rapprochement avec la nature qui est à l’inverse de la méthode prônée par Gascar. Ainsi, Fowles s’oppose à une étude scientifique de la nature.

172 Christian Chelebourg, Les écofictions. Mythologies de la fin du monde, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2012, p. 8. 173 Ibid. 174 John Fowles, L’arbre, trad. François Rosso, Editions des Deux Terres, 2003 [1979], p. 49.

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Conclusion 115

Selon lui, par les sciences naturelles, l’homme s’éloigne de la nature, traitant les règnes végétal et animal « comme une sorte de rébus intellectuel, de puzzle »175. L’étude scientifique du monde naturel, qui consiste en l’analyse des différents composants et l’explication des méca-nismes, « pla[ce] insidieusement la nature dans une situation d’une sorte d’opposant, d’équipe adverse qu’il conv[ien]t de vaincre en se montrant plus malin qu’elle »176. Les questions réductrices, inconciliables avec la complexité de l’expérience de la nature, interdisent à l’homme d’entrer spontanément dans l’intimité de ce qui l’entoure :

J’ai compris qu’à bien des égards [l’approche scientifique] m’écartait gravement de l’expérience totale, du sens total de la nature. Non qu’elle m’écartât seulement de ce que j’attendais de la nature à titre privé, de la nature telle que j’avais depuis longtemps (quoique inconsciemment) commencé de la ressentir : ni scientifique-ment, ni sentimentalement, mais d’une manière pour laquelle je n’avais et n’ai encore aujourd’hui pas de mot.177

Cette position a évidemment des répercussions au niveau de l’écriture. Là où les textes de Gascar sont truffés d’informations provenant de l’histoire naturelle, Fowles écarte toute donnée scientifique pour défendre sa cause.

Il n’existe donc pas de forme fixe, ni dans la structure thématique, ni dans le style, pour faire parler le monde naturel et pour mettre en garde le lecteur contre les dégâts causés par l’industrie et le progrès moderne. Il ne faudrait pas sous-estimer l’étendue et la diversité des enjeux littéraires, aussi bien dans la littérature de la nature que dans la littérature environne-mentale178. Barry Lopez affirme que les auteurs décrivent la relation entre les sociétés modernes et le monde naturel de façons fort diverses :

The real topic of nature writing, I think, is not nature but the evolving structure of communities from which nature has been removed, often as a consequence of modern economic development. […] It is writing concerned, further, with the biological and spiritual fate of those communities. It also assumes that the fate of humanity and nature are inseparable. […] This is a huge — not to say unwieldy — topic, and different writers approach it in vastly different ways.179

C’est pourquoi il serait intéressant d’élargir la recherche que nous avons entamée et d’y intégrer des œuvres d’autres auteurs pour étudier les différents modes de représentation du

175 Ibid., p. 36. 176 Ibid. 177 Ibid. 178 En outre, la méthode de recherche n’est pas non plus unifiée. C’est pourquoi Schoentjes parle de « les écopoétiques » au pluriel car « une approche unifiée n’est ni envisageable ni même souhaitable ». Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, op. cit., p. 276. 179 Barry Lopez, « A Literature of Place », U.S. Society and Values (Electronis Journals of the U.S. Information Agency), 10 (1), août 1996, p. 10.

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monde naturel. Ainsi, l’analyse des textes de Julien Gracq, Marguerite Yourcenar, Claude Simon permettraient de dresser un panorama plus étendu des façons dont l’auteur peut développer une certaine sensibilité envers la nature. Pour cela, il faut étudier non seulement le rôle que jouent les impressions sensorielles, les souvenirs et les sentiments qui naissent du contact avec le monde naturel, mais aussi les valeurs symboliques que ces auteurs accordent aux règnes végétal et animal et les réflexions philosophiques qui accompagnent les descrip-tions. Cette étude permettra de rendre compte des différents contextes qui donnent lieu à une écriture s’intéressant à l’environnement naturel : l’observation des mutations du paysage (Julien Gracq), le rapport intime à la nature (Marguerite Yourcenar) etc. L’analyse éclairerait également le rapport entre le contenu et la forme : de quelle façon ces auteurs-là dressent-ils le portrait du monde naturel ? Quelles convictions esthétiques sous-tendent leurs points de vue, leurs causes et leurs aspirations ?

Pour Lopez180, le secret de l’écriture de la nature réside dans le développement d’une attention intime, d’une relation sensorielle et d’une union éthique avec un endroit naturel. La réciprocité qui s’instaure ainsi permettra à l’écrivain de s’ouvrir au monde naturel. Il en résulte un sentiment d’interdépendance, car « a sense of place is also critical to the development of a sense of morality and of human identity »181. L’auteur qui arrive à ressentir la nature de cette façon – et c’est peut-être la façon pour laquelle Fowles cherche toujours le bon mot – produira une littérature digne d’être lue, car, affirme Gascar,

nos rapports avec la réalité quotidienne, la matière même, ne représentent-ils pas des intrigues constamment renouvelées ? Nous débouchons ici sur l’aventure ontologique, poétique, si l’on préfère. Le thème entraîne le style, le détermine. Il y a, dans le roman élargi tel que je le conçois, une poésie préalable à l’écriture. En nommant le monde, on ne court guère le risque de mal écrire.182

180 Ibid., p. 10-12. 181 Ibid., p. 10. 182 Guy Rohou, « Pierre Gascar et les vérités de la nuit », La Nouvelle Revue française (Paris), 221, mai 1971, p. 89.

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Bibliographie

Œuvres de Pierre Gascar

Pierre Gascar, Les bêtes suivi de Le temps des morts, Paris, Gallimard, 1953. ---, L’expression des sentiments chez les animaux, Vanves Cedex, Hachette, 1964. ---, Les charmes, Paris, Gallimard, 1965. ---, Le présage, Paris, Gallimard, 1972. ---, L’homme et l’animal, Paris, Albin Michel, 1974. ---, Les sources, Paris, Gallimard, 1975. ---, Le règne végétal, Paris, Gallimard, 1981. ---, Buffon, Gallimard, Paris, 1983 ---, Le fortin, Paris, Gallimard, 1983. ---, L’ange gardien, Paris, Librairie Plon, 1987. ---, Pour le dire avec des fleurs, Paris, Gallimard, 1988. ---, La friche, Paris, Gallimard, 1993. ---, Dans la forêt humaine, Paris, Robert Laffont, 1976. Frank Horvat, Pierre Gascar, Le bestiaire d’Horvat, Arles Cedex, Actes Sud, coll. Photo

Copies, 1994.

Manuscrits autographes

Pierre Gascar, « Du béton pour un géant », Spécial Picasso, 17/11/1966 dans Pierre Gascar, Pierre Gascar et Guy Rohou. Correspondance. 1963-1995, Bibliothèque d’Etude et de Conservation de Besançon, fonds Pierre Gascar, Ms. Z 481.

Pierre Gascar, « Une civilisation qui retourne à l’école des fleurs », ibid. Pierre Gascar, Papiers personnels et documents divers, Bibliothèque d’Etude et de

Conservation de Besançon, fonds Pierre Gascar, Ms. Z 489. Pierre Gascar, Lichens, Bibliothèque d’Etude et de Conservation de Besançon, fonds

Pierre Gascar, Ms. Z 473. Pierre Gascar, Textes pour Le Bestiaire de Frank Horvat, Bibliothèque d’Etude et de

Conservation de Besançon, fonds Pierre Gascar, Ms. Z 474.

Sources primaires

Roger Caillois, L’écriture des pierres, Genève, Editions D’Art Albert Skira S.A., 1970. John Fowles, L’arbre, trad. François Rosso, Editions des Deux Terres, 2003 [1979]. Alphonse Toussenel, L'Esprit des bêtes : vénerie française et zoologie passionnelle,

Paris, Librairie sociétaire, 1847.

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Sources secondaires

ARTICLES

Claude Dis, « Pierre Gascar : Le Fortin (Gallimard) », La Nouvelle Revue française (Paris), 372, janvier 1984, p. 122-124.

Philippe Hériat, « Pierre Gascar », Livres de France (Paris), 4, avril 1959, p. 3-6. Gerhard Hohn, « “Lucinde” ou le nouveau (dé-)règlement », Romantisme, 20, 1978, p

25-37. Barry Lopez, « A Literature of Place », U.S. Society and Values (Electronis Journals of

the U.S. Information Agency), 10 (1), août 1996, p. 10-12. Guy Rohou, « Pierre Gascar et les vérités de la nuit », La Nouvelle Revue française

(Paris), 221, mai 1971, p. 88-93. Pierre Schoentjes, « Texte de la nature et nature du texte », Poétique (Paris), 164,

novembre 2010, p. 477-494. Pierre Schoentjes, « L’écriture et “La forêt” », Verbum Analecta Neolatina (Piliscsaba),

XIII (2), 2012, p. 337-353.

ÉTUDES

Michael Bess, La France vert clair. Ecologie et modernité technologique 1960-200, trad. Chr. Jaquet, Paris, Champ Vallon, 2011 [2003].

Lawrence Buell, The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing and the Formation of American Culture, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 1995.

Lawrence Buell, The Future of Environmental Criticism : Evnrionmental Crisis and Literary Imagtination, Oxford, Blackwell Publishing, 2005.

J. Baird Callicott, Ethique de la terre, B. Lanaspeze éd., Paris, Editions Wildproject, coll. Domaine sauvage, 2010.

J. Baird Callicott, « L’esthétique de la terre », dans Aldo Leopold, La conscience écologique, Marseille, Editions Wildproject, coll. Domaine sauvage, 2013, p. 213-226.

Martine Chalvet, Une histoire de la forêt, Paris, Editions du Seuil, coll. L’Univers historique, 2011.

Christian Chelebourg, Les écofictions. Mythologies de la fin du monde, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2012.

Andrée Corvol, L’homme aux bois, Paris, Fayard, 1987. Bruno Curatolo, « Les Bêtes de Pierre Gascar : la passion de l’être animal », dans

L’animal littéraire, Des animaux et des mots, sous la dir. de Jacques Poirier, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 2010, p. 25-35.

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Bibliographie 119

Jean-Louis Leutrat, Gracq, Paris, Editions Universitaires, coll. Classiques du XXe siècle, 1967.

Hubert Nyssen, Les voies de l’écriture. Entretiens avec François Nourissier, José Cabanis, Pierre Gascar, Yves Berger,... [etc.] et commentaires, Paris, Mercure de France, 1969.

Henri Peyre, Six maîtres contemporains, New York, Harcourt, Brace & World, 1969. Pierre Schoentjes, « Pierre Gascar: retour sur Le Temps des morts », dans Mémoires

occupées. Fictions françaises et Seconde Guerre mondiale, Marc Dambre éd., Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, p. 101-110.

Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Marseille, Editions Wildproject, 2015.

Pierre Schoentjes, « Comment raconter des histoires plus naturelles », dans Histoire(s) naturelle(s) des animaux, A. Schaffner, A. Romestaing éds, Paris, Classiques Garnier, 2015 (à paraître).

Marinella Termite, Le sentiment végétal, Macerata, Quodlibet, 2014. Antoine Waechter, Dessine-moi une planète, Paris, Albin Michel, 1990.

VIDÉO

« Roger Caillois : la passion des pierres », 1974, vidéo en ligne, <http://www.ina.fr/video/CPF87007364> (consultée le 18 mai 2015).

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Table des matières

INTRODUCTION...................................................................................................................... 7

CHAPITRE I L’HOMO CURIOSUS.................................................................................. 13

I. 1. LES CINQ SENS ....................................................................................................... 15 Toute observation est subjective ................................................................................ 15 L’expérience sensorielle ............................................................................................ 16

La vue ............................................................................................................... 17 L’odeur et le goût ............................................................................................. 19 L’ouïe................................................................................................................ 20 Le toucher ......................................................................................................... 21

L’association des sens et la mémoire involontaire..................................................... 23 Les fleurs nous regardent ........................................................................................... 24 L’esthétique de la terre............................................................................................... 25

I. 2. SOUVENIRS D’ENFANCE...................................................................................... 27 Ce qu’on apprend jeune, on le sait pour toujours ...................................................... 27 Une grande sensibilité ................................................................................................ 28 La nostalgie ................................................................................................................ 29 Devenir un écrivain .................................................................................................... 30

I. 3. L’HOMME-LICHEN................................................................................................. 32 Les secrets du monde ................................................................................................. 32 Remonter à la souche ................................................................................................. 33 La symbiose homme – nature .................................................................................... 34 L’éthique de la terre ................................................................................................... 36

I. 4. LES SENTIMENTS................................................................................................... 38 La guerre .................................................................................................................... 40 La forêt ....................................................................................................................... 42 Nigelles et lichens ...................................................................................................... 44 Les sentiments végétaux ............................................................................................ 45

I. 5. LES ANIMAUX ........................................................................................................ 48 La chasse et l’abattoir ................................................................................................ 48 La familiarité avec les animaux ................................................................................. 51 L’extinction des espèces animales ............................................................................. 53 La société moderne .................................................................................................... 54

CHAPITRE II L’ÉCOLOGISTE ......................................................................................... 57

II. 1. L’ÉCOLOGIE SCIENCE .......................................................................................... 59 L’écologisme selon Gascar ........................................................................................ 59 Les initiatives écologiques ......................................................................................... 61

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122 LA NATURE DANS L’ŒUVRE DE PIERRE GASCAR

II. 2. L’ÉCOLOGISME NATURALISTE.......................................................................... 64

La disparition des espèces.......................................................................................... 64 Les lichens.................................................................................................................. 65 Le monde floral .......................................................................................................... 66 Les arbres ................................................................................................................... 67

II. 3. L’ÉCOLOGISME SOCIAL....................................................................................... 70 Un écologisme centré sur l’économie, la politique et les sociétés humaines ............ 70 La leçon du blé et du pavot ........................................................................................ 71 La politique mondiale ................................................................................................ 73

II. 4. ÉCOLOGISME ET MODERNITÉ............................................................................ 74 Un équilibre mental bouleversé ................................................................................. 74 Causes ........................................................................................................................ 75 Effets .......................................................................................................................... 76 Les solutions .............................................................................................................. 77 La science................................................................................................................... 77 Les hommes ............................................................................................................... 78 Les bienfaits de la modernité ..................................................................................... 80

CHAPITRE III L’ÉCRIVAIN............................................................................................... 83

III. 1. UNE ÉCRITURE MATÉRIALISTE ......................................................................... 85 III. 2. UNE HISTOIRE NATURELLE ÉPURÉE ................................................................ 89

L’histoire naturelle ..................................................................................................... 89 Pour une classification écartant les critères de beauté et d’utilité.............................. 90 Pour une classification amorale ................................................................................. 93

III. 3. L’ÉVOLUTION STYLISTIQUE .............................................................................. 99 Le style et l’homme.................................................................................................... 99 L’esthétisme lyrique initial ...................................................................................... 100 Le virage scientifique............................................................................................... 103 Le « style pauvre » de Gascar à prédominance scientifique .................................... 105 Le bestiaire d’Horvat ............................................................................................... 109

CHAPITRE IV CONCLUSION.......................................................................................... 113

BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................. 117

TABLE DES MATIÈRES ..................................................................................................... 121

Nombre de mots : (avec la permission du prof. Pierre Schoentjes) 45 436.


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