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La nokta égyptienne ou l'absolu de la...

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Amr Helmy Ibrahim La nokta égyptienne ou l'absolu de la souveraineté In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°77-78, 1995. pp. 199-212. Citer ce document / Cite this document : Ibrahim Amr Helmy. La nokta égyptienne ou l'absolu de la souveraineté. In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°77-78, 1995. pp. 199-212. doi : 10.3406/remmm.1995.1721 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0997-1327_1995_num_77_1_1721
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Amr Helmy Ibrahim

La nokta égyptienne ou l'absolu de la souverainetéIn: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°77-78, 1995. pp. 199-212.

Citer ce document / Cite this document :

Ibrahim Amr Helmy. La nokta égyptienne ou l'absolu de la souveraineté. In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée,N°77-78, 1995. pp. 199-212.

doi : 10.3406/remmm.1995.1721

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0997-1327_1995_num_77_1_1721

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Amr Helmy Ibrahim

La nokta égyptienne

ou V absolu de la souveraineté

1850, Gustave Flaubert écrit, le 15 janvier, du Caire au docteur Jules Cloquet :

« On se figure en Europe le peuple arabe très grave. Ici il est très gai, très artiste dans sa gesticulation et son ornementation. (. . .) L'autorité est si loin du peuple que ce dernier jouit (en paroles) d'une liberté illimitée. Les plus grands écarts de la presse donneraient une idée faible des facéties que l'on se permet sur les places publiques. Le saltimbanque, ici, touche au sublime du cynisme. Si Boileau, qui trouvait que le latin dans les mots blesse l'honnêteté, eût connu l'arabe, qu'aurait-il dit, bon Dieu ! Du reste cet arabe-là n'a guère besoin de drogman pour se faire comprendre ; la pantomime explique la glose. Il n'y a pas jusqu'aux animaux que l'on ne fasse participer à d'obscènes rébus. (...) Abbas-Pacha (je vous le dis dans l'oreille) est un crétin presque aliéné, incapable de rien comprendre ni de rien faire. Il désorganise l'œuvre de Méhémet ; le peu qui en reste ne tient à rien. Le servilisme général qui règne ici (bassesse et lâcheté) vous soulève le cœur de dégoût, et sur ce chapitre bien des Européens sont plus Orientaux que les Orientaux1. »

Mise à part l'actualité brûlante de ce texte qui n'a pas pris une ride (Abbas-Pacha c'est Abbas Helmy Ier, petit-fils de Mohammad Ali), le propos de Flaubert frappe, par l'extrême précision des termes, la problématique des rapports entre l'humour, satirique, ironique ou convivial, la liberté et le pouvoir. Elle est posée souvent de manière confuse, contradictoire ou excessivement académique, par ce qu'il est convenu d'appeler les sciences humaines. Pour Flaubert, en Egypte et d'une manière

REMMM 77-78, 1995/3-4

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plus générale, la liberté d'expression et de dérision est directement proportionnelle à l'éloignement du pouvoir et l'expression publique de la joie n'est point incompatible avec la servilité et la lâcheté qui ne sont pas, à leur tour, sans rapport avec l'imbécillité et l'impuissance du pouvoir. Du pouvoir éloigné et dégénéré on rit donc certes, et en artiste, mais en mijotant dans le jus des domestiques.

Près d'un demi siècle plus tard, un "Duc d'Harcourt" écrit, dans L'Egypte et les Egyptiens :

« Ici, la "tyrannie" n'est pas chose imaginaire, ou dont on ne puisse plaisanter ; tout le monde en voit trop bien les effets, et le Français comprend, excuserait même la maxime chère aux révolutionnaires : "L'insurrection est le plus sacré des devoirs". Voilà le degré d'abaissement où peuvent arriver les peuples qui ne s'occupent pas de leurs propres affaires, qui, désintéressés du gouvernement, n'imaginent même pas qu'ils puissent y prendre part, demandant seulement qu'on les laisse cultiver leurs champs en paix ! Soumis à tous les maîtres, depuis des siècles, les Égyptiens n'en ont jamais eu de bons ; ils ont été constamment pressurés, et leur misère, leur dégradation, impressionne tous ceux qui mettent le pied sur la terre d'Egypte2. »

Là, on ne rit plus du tout. Humour, gaieté et esprit ne font plus partie des catégories pertinentes du regard. Mais on nous dit presque tout de la nature et des effets du pouvoir sans lequel, on le sait, il n'est pas de rire possible. Ce type de diagnostic n'est pas isolé. On le retrouve ailleurs, avec une variante : la société égyptienne de l'époque est, qu'on prenne ou non en compte les Européens, une société duale. Un phénomène désormais bien développé et solidement argumenté par la recherche contemporaine.

Qu'est-ce qui, depuis a changé ? Matériellement, presque tout. Mais curieusement, les rapports structurels de dépendance et le différentiel des discours d'une partie sur l'autre, n'ont pratiquement pas changé. C'est comme si s'étaient construits à cette époque un cadre et des repères éthiques et idéologiques qui restent, à peu de chose près, les nôtres.

Est-ce alors un hasard si c'est cette époque qui voit affleurer sous une forme moderne, c'est-à-dire tout simplement archivable, compréhensible et intéressante pour nous, l'esprit égyptien de la nokta avec deux publications : Abou l-Nad- hâra al-Zarqà de Yaaqub Sannoue en 1877 et Al-tankît wa-l-tabkît de Abdallah alNadîmen 1881.

Se référant à une étude du Dr Hâmed al-Hawwâl3, Adel Hammouda écrit :

« La consommation des cigarettes, de l'alcool, des stupéfiants et des blagues a augmenté à la suite de l'échec de la révolution d'Orabi et l'on a vu apparaître en Egypte les cafés du rire ou madhakkhâna [néologisme formé sur un modèle turco- persan]. Les gens se réunissaient afin de circonscrire par leurs blagues, leurs sujets d'hilarités et leurs critiques mordantes, les limites de leur existence y cristalliser leur représentation des événements courants ainsi que la réaction du peuple à la situation politique et économique et à ses conditions de vie ». Et c'est ainsi qu'ont proliféré les revues critiques satiriques4.

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II se peut que la datation de l'émergence d'un phénomène ne soit qu'un procédé artificiel lié à la quantité de documents dont on dispose à propos de ce phénomène pour l'époque que l'on veut situer, mais à cette réserve près, tout indique que la blague égyptienne est alimentée par deux sources distinctes qui ne suivent pas toujours les mêmes cycles, c'est-à-dire ne connaissent pas forcément les mêmes époques de vigueur ou de sommeil, même si elles peuvent se croiser pour constituer des moments exceptionnels d'expressivité collective.

La première source est liée aux menaces qui pèsent plus ou moins fortement sur l'identité communautaire des Égyptiens. C'est la source la plus constante et peut- être la moins historique au sens chronologique ou dynamique du terme. Le choix et l'efficacité d'une blague délimitent alors, comme le fait le dialecte égyptien, une partie du théâtre égyptien et une partie de la chanson égyptienne, une frontière extrêmement précise entre ce qui est égyptien et ce qui ne l'est pas. Paradoxalement, et contrairement à des jugements un peu rapides souvent prononcés en la matière, c'est, par une dialectique équivalente à celle qui caractérise le génie littéraire et plus généralement l'écriture, la part la plus universelle de la nokta. Tant il est vrai que n'est authentiquement universel que ce qui s'apparente d'une manière ou d'une autre à l'absolu de la spécificité. Au style, individuel ou communautaire, dont la forme permet à l'individu de reconnaître ce qui le fonde comme être particulier à l'exclusion de tous les autres. Ce n'est, en effet, que reconnue et faisant reconnaître, c'est-à-dire clairement identifiée à un style et à une manière que la nokta devient conviviale, c'est-à-dire en quelque sorte, "contractuelle".

Savoir dire une nokta, savoir l'apprécier, la situer, l'évaluer mais aussi savoir l'écouter, "la comprendre dans son envol", selon la fameuse expression égyptienne, yefhamha we heyya tâyra, constituent depuis un siècle un critère indiscutable d'intégration et un titre communautaire admis d'excellence. Il faut d'ailleurs rappeler ici qu'aussi bien Naguib Mahfouz, prix Nobel égyptien de littérature, que d'autres figures célèbres de la société égyptienne actuelle sont peu ou prou des maîtres de renonciation et de la réception de la nokta.

La deuxième source est liée à la nécessité, à certaines époques, d'inverser symboliquement un rapport d'oppression quelle que soit sa nature ou son origine. Ce besoin est, dira-t-on, constant. En fait, si l'oppression en Egypte a toujours été d'une constance parfaite, elle n'a pas toujours donné lieu à la même débauche de créativité. Comprendre le cheminement de ce cycle donnerait d'ailleurs peut- être des clés inespérées à la science politique. Il montrerait entre autres les rapports complexes sinon imprévisibles entre l'oppression objective et l'oppression vécue, représentée, symbolisée, la seule qui compte dans la gestion, nécessairement machiavélique, des groupes et des individus.

Ainsi Khaled Al-Qichtayni écrit dans un livre où il affirme par ailleurs avoir été un ami du président Anouar Al-Sadate (p. 178) :

« II est intéressant de comparer les blagues visant Nasser à celles qui ont visé son successeur (...). Les blagues nassériennes visaient généralement le régime politique, la doctrine socialiste et les moyens de répression, rarement sa personne.

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Elles tournaient autour de lui mais n'osaient pas porter atteinte à sa personne, exprimant le plus souvent une forme d'affection et de respect. C'était une sorte de taquinerie affectueuse, de "titillement" politique. Tandis que celles qui visaient Sadate étaient virulentes, violentes et d'une manière générale licencieuses et ad hominem^. »

Et il cite un exemple :

« L'un d'eux a dit : — Nasser devait sûrement être bête — Pourquoi ? — Comment expliques-tu qu'il ait désigné un âne pour lui succéder ? »

Globalement, cette deuxième source est à la fois plus datée et plus internationale. Adel Hammouda fait remarquer très justement que la blague suivante, qui connut à l'époque nassérienne un succès tel qu'on la donnait en exemple du génie national, avait déjà été dite avec quelques variantes de Napoléon Bonaparte, de Staline, de Franco, de Bourguiba et de Abdel Kerim Qâssem :

« Un homme achetait tous les jours le journal et le jetait au loin d'un geste nerveux après avoir regardé la première page. — Pourquoi agis-tu ainsi ? lui demanda-t-on. — Il me suffit d'avoir vu la notice nécrologique répondit-il. — Mais la notice nécrologique ne se trouve pas à la première page ! — Celui dont j'attends la mort va mourir en première page6. »

L'une des sources non négligeables de l'efficacité de cette blague tient à ce qu'effectivement beaucoup de gens en Egypte se contentent de parcourir les manchettes des quotidiens et ne lisent attentivement que la notice nécrologique, source d'information indispensable sur leurs devoirs sociaux mais aussi et surtout mine inépuisable de renseignements sur l'état social, familial, institutionnel, économique et prévisionnel du milieu où l'on vit.

Mais la frontière entre la blague importée, revue et corrigée en fonction de l'univers local de référence, et la blague dont les racines sont bien ancrées dans le terreau égyptien peut être difficile à établir. Ainsi, toujours à propos des pratiques liées aux usages du papier journal, cette blague bien connue des gens de ma génération :

« Un employé pressé de rentrer chez lui et n'ayant que cinq piastres en poche est allé acheter un peu de ta'ameya (falâfet). Le vendeur les lui a enveloppées dans du papier journal et il a pris le bus. Arrivé à la maison il constate que son papier journal est vide et y voit la photo de Nasser : même ça tu l'as mangé, fils de chien ! »

On y reconnaît certes une métonymie plus ou moins classique de l'avidité du pouvoir, mais l'existence d'un schéma thématique universel ne dit rien des origines du canevas de la blague et de ses modalités de circulation. Or c'est cela qui nous intéresse au premier chef.

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En fait, si un grand nombre de "mécanismes" et de "thèmes" se retrouvent dans les blagues venues d'horizons extrêmement différents, la blague n'occupe pas dans toutes les sociétés la même place et n'assume pas les mêmes fonctions d'intégration et/ou d'exclusion. En Egypte c'est par son énonciation, son évaluation, le type de jouissance qu elle procure, sa reproduction et sa mémorisation que se parachève le socialisation de l'individu. S'il est indiscutable qu'un Égyptien qui ne parle pas l'arabe égyptien ne peut être reconnu comme Égyptien, il est tout aussi inconcevable d'être Égyptien et imperméable à la nokta, à toutes les variétés de chansons égyptiennes et du théâtre comique.

On a souvent associé la production des nokat {plur. en arabe égyptien de nokta) à la consommation du haschich. Il n'existe pas d'enquête probante en la matière mais on peut constater, me semble-t-il, des analogies structurelles entre les effets de "surréalité" qu'on repère dans de nombreuses blagues et ceux que, de notoriété publique, une consommation modérée de haschich procure. Il y a un horizon commun à la nokta et à au moins l'une des phases du "voyage" de l'halluciné. Notamment l'immédiateté avec laquelle les gestes, la volonté d'un mouvement, la configuration d'un lieu, échappent aux contraintes de la pesanteur et aux lourdeurs de la physique et de la logique, pour signifier. Ainsi par exemple :

« Un habitant de la Haute-Egypte voulant noyer quelqu'un lui a troué son maillot de bain ».

Ou encore :

« Moubarak, Mitterand et Clinton sont dans le même avion. Brusquement le pilote leur annonce que le train d'atterrissage est coincé et qu'il faudra que chacun saute en parachute dans son pays à condition, naturellement, qu'il le reconnaisse lorsque l'avion le survolera. L'avion commence par survoler l'Amérique du Nord et aussitôt Clinton, sortant sa main à l'extérieur de l'appareil s'écrie : "Je suis chez moi. Je suis chez moi". Les deux autres lui demandent évidemment comment il l'a su. Et il répond : "Ma main a heurté la statue de la liberté" et il saute. Puis c'est au tour de Mitterand de sortir sa main à l'extérieur et de s'écrier : "Je suis arrivé. Je suis chez moi". Mourabak lui demande comment il l'a su et il répond : "Ma main a heurté la Tour Eiffel" et il saute. Peu après c'est au tour de Moubarak de s'écrier : "Je suis chez moi. Donnez-moi un parachute". Et c'est au tour de l'équipage de lui demander comment il l'a su : "Dès que j'ai mis la main dehors on m'a piqué ma montre" répond-il avec un grand sourire ».

Tout aussi proche de la jouissance hallucinatoire, le plaisir, bien connu des psychiatres, que peut procurer un certain "littéralisme", le fait de prendre au pied de la lettre le signifiant et de refuser toute distance rhétorique ou métalinguis- tique. En voici un exemple :

« Au café de "l'activité" [café cairote du centre ville bien connu pour réunir ceux qui arrivent à vivre à peu près heureux sans rien faire], les clients étaient au mieux

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de leur forme lorsque quelqu'un hurle — "Faites quelque chose, Israël a envahi le Liban". Un moment de silence puis quelqu'un dit — "Ce n'est pas vrai !" — "Comment ? Israël a envahi le Liban !" — "Ce n'est pas vrai !" — "Mais enfin si je vous dis qu'Israël a envahi le Liban ; je l'ai entendu à la radio" — "C'est impossible !" — Comment c'est impossible ?" — Nasser ne les aurait pas laissés faire" — Mais Nasser est mort !" — "Nasser est mort ?" — "Mais oui, « et le Prophète est mort » [équivalent de "Je te jure par le Prophète qu'il est mort"] — Ah bon ! Le Prophète aussi est mort ? »

ou encore

« Un Sa'ïdï a été heurté dans la rue par une voiture. Son âme est sortie et a été heurtée par un avion. »

On trouvera cela étonnant après ce que nous venons de dire mais il semble que la nokta telle qu'on la connaît soit un phénomène relativement récent dans l'histoire de l'Egypte. Il y a eu bien sûr, aussi loin que remontent notre mémoire transcrite, des plaisanteries et des satires de toutes sortes, mais il semblerait que l'appropriation collective et communautaire du "trait" d'esprit, aux sens propre et figuré de ce terme, soit un phénomène relativement récent dans la société égyptienne, tout au moins à l'échelle qui est la sienne aujourd'hui. Il est inutile de rappeler que la pratique du trait d'esprit est attestée par la culture arabe aussi longtemps que Perses et Turcs ne l'avaient pas épuisée, morcelée et étouffée après avoir été dans un premier temps, les Perses surtout, un des ferments majeurs de son dynamisme. Le trait d'esprit apparaît donc aujourd'hui, en Egypte, en Syrie, en Irak et au Yémen mais peut-être plus en Egypte, pour des raisons qu'ils serait trop long de développer ici, comme un des éléments majeurs de la forme la plus durable de la renaissance d'une conscience arabe, malheureuse mais dynamique, qui refuse de se laisser absorber par l'étranger quels que soient sa force et ses succès. Cette renaissance s'amorce au niveau populaire vers la fin du XIXe siècle et est contemporaine d'une croissance quasi exponentielle des productions écrites et artistiques usant du dialecte égyptien. Elle se caractérise également par l'adoption de techniques privilégiant la rapidité et l'aptitude à renouveler le contenu tout en respectant scrupuleusement des éléments de scansion, de symétrie et d'inversion réglée des formes, enfin le recours à des réseaux de connotations et l'exploitation systématique des "décalages" et des "divorces" d'une société, dont on a dit plus haut qu'elle était "à plusieurs vitesses".

D'ailleurs le mot "nokta" lui-même a pris à cette époque, par dérivation ou glissement sémantique, le sens qu'on lui connaît aujourd'hui. Une situation qu Ahmad Abou Sa'ad résume bien lorsqu'il écrit :

« La u nokta' dans le parler des gens, c'est le trait épicé, comique, la parole agréable qui touche l'esprit et le réjouit. Son pluriel (en dehors de celui, déjà vu, de nokat) est "nikâf. J'ajoute que l'origine du sens de nokta dans la langue c'est l'effet, la conséquence du retournement de la terre comme le signale le dictionnaire. Cette signi-

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fication a évolué pour indiquer la parole agréable qui influe sur l'esprit en le dilatant ou en le contractant7. »

Une rapide exploration des dictionnaires bilingues de l'époque montre que le statut de nokta comme équivalent de "blague", "plaisanterie", "mot ou trait d'esprit" est encore mal assuré.

Parmi les sept acceptions que Kazimirski (1860) donne du terme, il y a bien "bon mot ; mot spirituel" mais seulement en sixième position. Il est à noter d'ailleurs que les six autres acceptions ont pratiquement toutes disparu aujourd'hui de l'usage courant en arabe standard moderne.

Dans le Gasselin (1886), nokta n'apparaît ni à "blague", ni à "plaisanterie" et dans le dictionnaire franco-arabe de Mohammad El-Naggary Bey (1905), on ne trouve que tankîtzx. une seule fois parmi les usages possibles de "plaisanterie". Enfin le dictionnaire pratique arabe-français de Marcelin Beaussier (1887) ignore notre mot, tandis que le supplément d'Albert Lentin (1959) enregistre bien un nokta en usage dans le Constantinois mais avec le sens de "défaut".

Le caractère moyen-oriental du terme - Gasselin, Beaussier et Lentin ont surtout travaillé sur l'arabe du Maghreb - milite en faveur de sa spécificité géographique et de l'importance dans l'évolution du sens de la racine arabe du contact avec la culture turque moyen-orientale qui a profondément marqué les dialectes et les représentations des gens en Egypte et dans les pays du Croissant fertile.

Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines puisque la blague moderne reprend ce classique de la lutte contre le prototype de la bêtise, de l'entêtement idiot et de l'arbitraire imbécile, à savoir le Turc, et y substitue l'habitant de l'Egypte profonde, le représentant de la légitimé et du courage de Menés à Nasser, le Sâ'ïdï, littéralement le "Haut-Égyptien". Ce dernier a, à notre connaissance, sans transition, pris la succession du Turc dans ce chef-d'œuvre de pédagogie et de concision : "un tel a compris, il en est mort".

Il faut donc ajouter une précision. La parole assassine, le mauvais esprit, sont originaires du nord du pays et plus précisément de certains quartiers du Caire où se réalise la symbiose des contradictions égyptiennes. Espaces d'hétérogénéité maximale malgré des contraintes maximales.

Sujet délicat, eu égard à la sacro-sainte unité nationale. L'autocritique égyptienne dont la nokta porte de nombreuses traces a des points communs avec les humours juif, écossais, hongrois ou tchèque mais ne se superpose vraiment à aucun de ceux-ci même si elle est chargée comme eux d'une part non négligeable de "haine de soi" mêlée à une profonde sympathie pour ses propres défauts que la pudeur impose de manifester sous forme de dérision.

S'il fallait absolument esquisser un rapprochement, c'est avec l'humour de l'Europe centrale que l'esprit égyptien présente le plus de similitudes. Il n'est pas interdit de rêver à ce que serait l'immensité de la lumière ajoutée à l'humanité par un vrai dialogue sur l'humour égyptien avec un Milan Kundera arabophone, en opposition et en symbiose avec un Woody Allen, également arabophone. . .

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Si la nokta égyptienne est souveraine, c'est d'abord par ce que l'on pourrait qualifier d'excès de lucidité. Cet excès où tout membre authentique de la communauté reconnaît à la fois une vérité indiscutable et un danger irrémédiable, donc l'urgence d'en rire avant d'avoir à en pleurer. "Apprendre à rire sans pleurer", l'œuvre de Kurt Tucholsky trace le chemin. Avec Thomas Mann et Alfred Doblin, il avait annoncé toutes les catastrophes du XXe siècle européen. Avec Louis- Ferdinand Céline, il a intégré définitivement à la littérature le langage parlé et l'insolence d'esprit des déshérités.

Pour bien saisir les enjeux de cette attitude et ses racines communautaires, il faut avoir à l'esprit le système jamais écrit mais omniprésent dans la vie quotidienne des Égyptiens de la hiérarchisation des valeurs courantes. Travail anthropologique de longue haleine voué paradoxalement à une péremption rapide.

En effet, communauté formidablement vivante et productive quoiqu'on puisse penser de la paresse, du désordre, de la saleté, de l'incohérence et du délabrement général qui frappent d'abord l'observateur étranger ou autochtone, les Égyptiens redistribuent selon des cycles relativement réguliers leur principales valeurs les unes par rapport aux autres.

Pour ce faire, ils adoptent au niveau collectif et national ce principe indépassable de survie que les chiites appellent taqeyya. N'oublions pas que l'Egypte que nous connaissons aujourd'hui a été chi'ite à l'époque où elle était fatimide.

La taqeyya consiste à ne rien montrer au pouvoir et aux majorités - dont la seule intelligence est, on le sait, de faire nombre - de ce que l'on pense vraiment. Un principe bien connu, sous d'autres noms, dans la tradition juive.

Mais on ne peut cacher indéfiniment ce que l'on pense sans en affecter, y compris pour soi-même l'intelligibilité. L'art, les contes, le rire, préservent la vie identitaire du silence que voudrait lui imposer l'indifférenciation imbécile du nombre, de l'argent et de la force. Ils hurlent mais sans rien dire.

Il n'y a pas en effet de message politique, au sens d'une idéologie politique précise, dans la nokta. Pas plus qu'il n'y en a, pensons-nous, dans tout art digne de ce nom. Mais il y a un message éthique très précis qui porte sur les valeurs, y compris, à l'occasion, les valeurs politiques. Voilà peut-être pourquoi la nokta ne s'en prend jamais à la religion en tant que telle. Et encore moins à la foi en Dieu.

La nokta égyptienne n'a jamais mangé au râtelier de la rage confessionnelle. Elle est toujours restée un espace d'accueil de toutes les valeurs positives fondatrices de la dignité humaine et qui sont quotidiennement bafouées par l'appétit du pouvoir, les faux-semblants et les puissances d'argent.

La nokta égyptienne ne connaît pas pour autant le tabou dans la mise en scène de Dieu ou de ses messagers, pas plus qu'elle ne connaît de contrainte théologique sur le traitement qu'il convient d'en faire. Témoin cette blague classique de l'époque nassérienne :

« Les grands dirigeants du monde musulman ont été invités, à l'occasion d'une célébration religieuse, à se rendre au paradis. L'archange Gabriel les a donc présentés

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un à un à Dieu. A chaque fois, Dieu se levait de son trône et allait saluer l'invité. Quand ce fut le tour de Nasser il ne se leva pas. L'archange Gabriel lui a alors demandé au coin de l'oreille pourquoi il ne se levait pas pour accueillir le grand héros de l'islam et de l'arabité. Je crains, si je me lève, qu'il ne s'asseoie à ma place, lui répondit le Créateur. »

Ou celle-ci, qui montre qu'il n'y a pas non plus de tabou sur la critique des usages qui sont faits de la religion :

« À la douane de l'aéroport, une vieille femme de retour du pèlerinage de La Mecque. Le douanier lui demande si elle n'a rien déclarer — Quelque chose à déclarer comme quoi par exemple ? lui demanda-t-elle — Des appareils électriques, ou tout autre produit pour lequel sont dus des droits de douane — Non, je n'ai rien, mais ne te gêne pas fiston, inspecte les bagages, je suis une veille femme, pourquoi est-ce que j'achèterais ces choses dont tu parles ? Le douanier ouvre la première valise et y trouve un poste de TV — Qu'est-ce que c'est que cela ya hagga [titre accordé à ceux qui ont accompli le pèlerinage] ? — Tu sais, fiston, je suis une vieille femme et j'aime bien écouter le cheikh Cha'arawî [prédicateur célèbre, riche, à la mode et relativement proche du pouvoir] et le voir en même temps à la télé. — Bon, passons. En continuant à fouiller il trouve un magnétoscope — Et ça, qu'est-ce que c'est, ya hagga ? — C'est pour les jours où le cheikh Cha'arawî ne passe pas à la télé, je peux le voir sur les enregistrements. — Bon passons. Fouillant encore il trouve un ventilateur. — Et cela alors, ya hagga, qu'est-ce que c'est ? — Ah, fiston, tu sais, en Arabie il feit une chaleur épouvantable, on sent qu'on va s'étouffer et ce ventilateur m'apportait un peu de fraîcheur. — En effet, ya hagga, tu as raison, la chaleur en Arabie est épouvantable. Continuant à fouiller, il tombe brusquement sur une bouteille de whisky à moitié entamée. — Qu'est-ce que c'est que ça, ya hagga, une bouteille de whisky ? Qu'est-ce que ça fait ici dans tes bagages ? Elle répond : — Ah, fiston, comme tu sais je suis une vieille femme et il m'arrive d'être très fatiguée et de ne plus avoir le courage de tourner autour de la Ka'aba, alors je prends deux verres et c'est la Ka'aba qui tourne autour de moi. . . »

Dans sa nokta, le peuple égyptien est à la fois le centre du monde et une minorité opprimée dans l'étendue du monde. Le monde est à son image, il en est sûr, et il a un peu honte de ce qui l'empêche d'être à la hauteur de ses responsabilités. . . de n'être, somme toute, de fait, que la dernière roue du carrosse. Ce n'est pas l'étranger absolu qui en est, dans l'esprit de la nokta, le premier responsable, mais l'étranger qui est en nous. Les Turcs étaient une cible privilégiée parce qu'ils étaient aussi Égyptiens, tandis qu'il n'y a pratiquement pas de blagues dévalorisant les Européens de manière radicale. Pas plus qu'il n'y en a d'ailleurs qui dévalorisent sérieusement les juifs ou les Israéliens. Au contraire : les rares blagues impliquant Égyptiens et Israéliens font rire de la bêtise avec laquelle les Égyptiens ont été joués par les Israéliens.

Le Caire, la Basse-Egypte constituent donc, selon toute vraisemblance, le foyer de production des blagues, et une de leurs cibles favorites, de leurs cibles canoniques se situe en Haute-Egypte parce que l'autocritique maximale porte sur

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le foyer historique de l'identité égyptienne : la Haute-Egypte. Et le thème central des attaques est tout simplement la bêtise. Peu de peuples de par le monde n'ont pas la conscience douloureuse des conséquences fatales de l'absence ou du mauvais usage de l'intelligence à l'échelle du groupe et de la communauté.

En dehors des discussions oiseuses et voulues telles par des intellectuels ou des journalistes pressés, selon la belle expression de l'arabe classique, de "ramasser les restes des repas", les sources véritables de la maîtrise sont bien connues. En dehors d'une appropriation sans concession des moyens de la science et de l'intelligence, il n'y a qu'esclavage et ruine de l'âme. L'Égyptien est autant et peut- être plus que les autres, du fait de sa mémoire longue, douloureusement conscient de cette réalité. La nokta, expression maximale de la douleur communautaire, attachée jusqu'à ce que mort s'ensuive à l'absolu de la souveraineté identitaire, ne peut que se retourner contre la bêtise que l'on porte en soi. La nokta, ne l'oublions pas, est contemporaine du réveil de l'Egypte.

Aux deux sources citées plus hauts : la menace de l'identité et le besoin d'inverser symboliquement un rapport d'oppression, correspondent deux cibles privilégiées : la bêtise, l'absence d'esprit, le manque de finesse d'un côté, de l'autre les débordements du pouvoir, de la corruption, de l'ambition politique mais aussi du discours nationaliste. En un mot de l'excès public.

Ces deux cibles principales sont atteintes grosso modo par trois moyens correspondant à trois traditions socio-culturelles distinctes :

a) La description plus ou moins caricaturale mais en fin de compte réaliste et respectueuse des mécanismes du raisonnement déductif. On est alors dans la tradition de la satire militante ou poétique, aussi vieille que la culture arabe {al-hijâ') ou dans celle de la blague pédagogique, un genre que beaucoup d'Arabes connaissent bien mais dont l'histoire reste à faire.

C'est le cas, notamment, de la blague suivante qui est relativement récente :

« Le président de la République, Hosni Moubarak, a reçu en cadeau un puzzle géant. Il s'est aussitôt enfermé dans une pièce et a recommandé à ses ministres et à ses collaborateurs de ne le déranger sous aucun prétexte. — "Je ne sortirai de cette pièce que lorsque je l'aurai résolu", a-t-il affirmé. Un mois, deux mois, un an s'est écoulé. Enfin il est sorti, hirsute, pitoyable, et a convoqué le Conseil des ministres : — "Vous voyez, j'ai mis un an seulement à le résoudre alors qu'ils ont écrit sur la boîte "de trois à huit ans". »

b) La composition surréaliste qu'on peut aussi définir comme matériellement impossible. On en a déjà vu des exemples. Et on a vu qu'elle s'inscrivait dans la tradition du tahchîch ; ce phénomène prend en Egypte des formes extrêmement variées qui débordent largement la présentation spectaculaire, moralisante ou didactique qu'en donne souvent - mais pas toujours - le cinéma égyptien et dans laquelle se complaisent les discours stéréotypés sur la drogue, ses joies et ses méfaits. En effet le tahchîch appartient désormais aux pratiques les plus courantes et les plus répandues de la convivialité et est indissoluble dans l'esprit de nombreux Égyp-

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tiens du droit de réunion même s'il leur est difficile de le reconnaître publiquement et explicitement. Ses effets ont d'ailleurs marqué profondément et durablement le dialecte égyptien8.

c) Le jeu sur les mots qui s'associe souvent à la composition surréaliste comme on l'a déjà vu, mais qui peut aussi obéir à une logique purement linguistique. Par exemple cet énoncé/blague qui sans être un rébus permet une double lecture et qui eut son heure de gloire pendant la très peu glorieuse campagne du Yémen : mas r y aman kouba [Egypte, Yémen, Cuba] qui se lisait : masrya mankouba [Egypte, ô catastrophée].

On est là dans le droit fil de la afya définie ainsi : "witty repartee centring on a single subject, each remark punning a particular aspect of the subject, in a forme similar to 'knock-knock' jokes ; dakhalna liba ad afya we engaged in witty repartee"9. Il ne s'agit pas tout à fait du jeu de mots à la française, peu répandu en Egypte, mais plutôt d'un genre que l'on voit encore sur scène en France — rencontres annuelles à Paris au Bataclan ainsi qu'en Franche-Comté - sous l'appellation de "matches d'improvisation".

Selon les personnes et les thèmes ciblés, les techniques pour y arriver peuvent présenter des différences assez nettes.

Nasser, incarnation du pouvoir absolu, a été attaqué par la nokta, mais uniquement pour sa politique et pratiquement jamais dans sa personne, comme on l'a déjà souligné. Il a généralement été justiciable de la technique réaliste. Ce réalisme n'exclut pas la construction d'une image à interprétation bijective. C'est le cas notamment de l'une des blagues qui lui a probablement fait le plus de mal :

« Nasser a vu en rêve un chien assis sur un tas d'immondices. Perplexe sur le sens de son rêve, il garantit l'immunité à celui qui le lui interprétera. Un hachchâch [personnage de drogué lucide au hachich] risque cette interprétation : — "cela veut dire : espèce de chien, fils de chien, tu l'as ravagé [le pays] et du t'es installé au-dessus de ses ruines"10. »

II n'a jamais non plus été l'objet de l'un des courants principaux de la nokta égyptienne, celui qui se gausse du peu d'intelligence des Hauts-Égyptiens alors qu'il était lui-même originaire de Haute-Egypte. Il n'a enfin presque jamais fait les frais de la nokta hallucinée et de la désespérance réjouie qui l'accompagne souvent. Il semble que là encore, la nokta ait fait la différence. L'Egypte, comme beaucoup d'autres pays, a connu beaucoup de dictateurs et de sous-chefs plus ou moins sanguinaires et grotesques, mais la mémoire vive de l'Egypte et des Égyptiens a beau remonter l'histoire longue, elle y croise rarement une représentation de la dignité des Égyptiens, de l'Egypte et de leur mémoire commune, égale à celle qu'incarnait Nasser.

Anouar Al-Sadate n'a pas eu droit aux mêmes égards. Hosni Moubarak non plus. Les blagues concernant le président assassiné le touchaient souvent dans on honneur et appartenaient pour la plupart à deux registres. Celui de la sexualité,

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dont nous avons délibérément choisi de ne pas parler, pour les moins fines et les plus agressives, et celui, plus affectueux de la bêtise un peu clownesque avec cette figure centrale qui n'arrête pas d'inspirer les producteurs égyptiens de nokta : l'âne. On renoue en fait, sous Sadate puis sous Moubarak avec la veine de tourner en dérision les Hauts-Égyptiens mais en l'appliquant au chef de l'État. Certains peuvent y voir un signe de démocratisation ou de désacralisation de la fonction présidentielle.

Qichtayni rapporte deux blagues assez caractéristiques de ce qui se disait d'Anouar Al-Sadate au moment même où l'Europe et les États-Unis chantaient ses louanges, comme ils ne l'avaient jamais fait pour aucun autre dirigeant arabe :

« Un soir, arrivé en retard à un concert auquel il tenait absolument à assister, Anouar el-Sadate, trouve, arrivées également en retard, Oum Kalthoum et Nagwa Fouad. On reconnaît les trois célébrités et on les prie de rentrer par une porte latérale. Mais devant la porte, un gardien intraitable refuse de les laisser passer avant qu'ils ne lui aient prouvé qu'ils sont bien qui ils prétendent être. Oum Kalthoum lui chante un couplet. Il la reconnaît tout de suite et la laisse passer. Nagwa Fouad remue sa taille. Il n'y a aucun doute et la laisse passer. Sadate est perplexe. — "Qu'est-ce que je peux faire ? Je ne sais rien faire". — "Donc tu ne peux être qu' Anouar el-Sadate. Passe " répond aussitôt le gardien. »

Les années de l'ouverture - années de libéralisme économique sauvage, de désordre social et de corruption généralisée - ont entraîné une détérioration très rapide de la situation économique et du statut social, tant en termes absolus que relatifs, de la majeure partie des classes moyennes :

« La crise s'est répercutée jusque dans le village natal du chef de l'État, y compris dans la communauté des ânes. Ces créatures se sont donc rassemblées et au terme d'une longue concertation, l'un des ânes a dit : — "Nous avons un frère à la tête du pays, pourquoi n'irions-nous pas le voir ? Il trouvera sûrement une solution". Les ânes approuvèrent la proposition à l'unanimité et constituèrent une délégation qui se rendit auprès du président de la République. Il les reçut chaleureusement et écouta leurs doléances : — "Que sont devenues nos revendications ?", demandèrent les ânes du village à leur délégation à son retour. — "Le président est toujours en train d'essayer de les comprendre", répondit la délégation. »

Mais globalement, l'ère sadatienne ne fut pas aussi riche en nokatque l'ère qui l'avait précédée et que celle qui la suivra, notamment la période dite des années de l'ouverture, années dont on convient généralement qu'elles furent plutôt pauvres en termes de créativité, y compris pour ceux qui s'étaient signalés auparavant par leur créativité et leur originalité.

On a souvent dit, et c'est probablement vrai, que cela est dû au fait que le spectacle s'était déplacé vers l'espace même du pouvoir. D'ailleurs les rires les plus francs n'étaient plus tellement provoqués par les blagues, qui pour être plus virulentes n'étaient pas forcément plus drôles, mais par l'imitation du chef de l'État. L'acteur/président provoquait des émules, inspirait la reproduction du rôle qu'il

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tenait lui-même sur une scène à l'échelle du pays et pour de courts moments à l'échelle du monde.

Il est vrai aussi que la nokta est fondamentalement une "mise en scène" et qu elle ne peut prendre pour cible une autre mise en scène. Un acteur ne peut pas être la cible d'une blague ; il ne peut qu'être singé. Mais singer est d'une certaine manière contraire à l'esprit de la blague égyptienne. La nokta n'est pas un système de reproduction mais de mise à distance et de localisation par rapport à une voix collective que les Égyptiens se targuent de reconnaître entre mille dans le vacarme de la polyphonie communautaire et nationale.

Avec le chef de l'Etat actuel, la nokta égyptienne affronte un rire qui n'est pas tout à fait le sien. Connu pour aimer la plaisanterie mais qualifié de "vache qui rit", Mohammad Hosni Moubarak est affublé d'une représentation où, selon une idée chère à Roland Barthes, il s'épuise dans son propre signe. Alors que le propre de la nokta est de sortir d'elle-même pour affirmer l'impérissable universalité de celui qui la produit et se jouer de tous les signes, les provincialiser sans appel.

Il est peu de nouvelles nokat qui n'insistent et ne reviennent ad nauseam sur ce qu'elles donnent comme la bêtise du président de la République. On en a vu quelques-unes.

La nokta ne construit pas grand chose. Son agressivité est, en dernière analyse, bien conformiste. C'est que le rire, d'une manière générale, est souvent conformiste ou tout au moins, si ce mot blesse, appliqué à ce que l'on aime, terriblement normatif. Le rire on le sait, court-circuite efficacement la révolution. Pas tellement, comme on dit parfois, parce qu'il aide à se défouler mais, plus gravement, parce qu'il relativise les formes au point de les déconnecter de toute signification. Accepter l'absurde que le rire, et singulièrement celui de la nokta, finit immanquablement par introduire, c'est aussi et surtout accepter la pérennité des êtres qui nous gouvernent et ceux, non moins méprisables, qui déstructurent nos valeurs en faisant tourner à vide les grandes machines formelles du jeu. Qu'il s'agisse de jeu avec les mots ou avec les existences.

Et pourtant, la nokta est bien un trait de souveraineté et de souveraineté absolue. La seule peut-être qui soit donnée à l'homme. Côté esprit, côté langue avec cette dernière identité que l'individu retient dans une façon de dire l'unique histoire du monde et de sa propre vie dont il reconnaisse la validité et la légitimité.

Je ne voudrais pas conclure sans rendre hommage à Menés Riad Guirguis qui, avant de partir définitivement pour les États-Unis me disait :

« — "Amr, tu n'as pas entendu la dernière ? Ils ont accroché un panneau à l'aéroport du Caire : "Que le dernier à partir n'oublie pas d'éteindre la lumière". »

NOTES

1. Correspondance, 1. 1, Bibliothèque de la Pléiade ; voir aussi Gustave Flaubert, Voyage en Egypte, éd. Entente, Paris, 1986.

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2. Duc d'Harcourt, L'Egypte et les Égyptiens, Paris, Pion, 1893. 3. Al-Sokhreyyaft adab al-Maznî, Le Caire, 1982, p. 97. 4. Adel Hammouda, La blague politique : comment les Égyptiens se moquent de leurs gouvernements (en arabe), Le Caire, Dâr Sphynx lel tebâ'a wa-1-nachr, 1990, p. 136-137. 5. Khaled Al-Qichtayni, L'humour politique arabe {en arabe), éd. Dâr al-Sâqi, Beyrouth, 1992, p. 178 (première édition en anglais : Arab Political Humor, Quartet Books, Londres, 1988). 6. Adel Hammouda, op. cit., p. 202. 7. Cf. l'article al-nokta wa-l-nikât dans Mo'âjamfasrh al-' ammo, Beyrouth, Dar al-'ilm lel-malâyîn, 1990. 8. Pour se faire rapidement une idée des racines historiques, sociales et culturelles du phénomène à travers de brefs tableaux tirés de documents historiques on peut lire de Ibrahim Kamel Ahmad, le petit ouvrage : al tahchîch walsolta (La consommation du hachich et le pouvoir) (Koweit, Cha- rikat al-rabî'ân li-1 nachr wal tawzîi, 1992). 9. Dans le Dictionary ofegyptian arable de Al-Sayyid Badawi et Martin Hinds, Beyrouth, Librairie du Liban, sous la supervision de l'Université américaine du Caire, 1986. 10. Il faut noter que l'expression « II l'a démolie et s'est installé sur le tas formé par ses ruines » est un dicton populaire égyptien.


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