LES « MÉTAMORPHOSES » DE JUNG
DES FONDEMENTS MYTHOLOGIQUES DE LA PASSION AMOUREUSE
Image extraite du film :
« Une méthode dangereuse » de David Cronenberg (2011)
Marcel Gaumond, Ph. D.
Sommaire
« LES FANTAISIES DE MISS MILLER » : TEXTE CLEF DES METAMORPHOSES DE JUNG 3
QUI EST SABINA SPIELREIN ? 7
EXTRAITS DE LA CORRESPONDANCE ENTRE SABINA, JUNG ET FREUD & DU JOURNAL DE SABINA 10
LA QUETE DU HEROS : DE CHIWANTOPEL A JUNG EN PASSANT PAR SIEGFRIED 19
JUNG ET OEGGER, CE «REVEUR A LA VIVE IMAGINATION » 21
LES ORIGINES D'ŒDIPE ET DE SIEGFRIED 26
DES DEUX TYPES D'INCESTE: LE DESTRUCTEUR ET LE REGENERATEUR 28
PULSION DE FAIM ET PULSION SEXUELLE 29
LA STRATEGIE FREUDIENNE: UNE STRATEGIE DE DICTATURE PAR LA RAISON 32
LA STRATEGIE JUNGIENNE: UNE STRATEGIE D'AVENTURE DANS LE MONDE DE L'IRRATIONNEL 33
LES ORIGINES PERSONNELLES DES OPTIONS FREUDIENNE ET JUNGIENNE 35
CONCLUSION 37
«LA DESTRUCTION COMME CAUSE DU DEVENIR » /ŒUVRE SYMBOLIQUE DE S. SPIELREIN 37
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LES «METAMORPHOSES» DE JUNG
Des fondements mythologiques de la passion amoureuse
«... ma préoccupation essentielle était d'approfondir la sexualité, au-‐delà de sa signification personnelle et de sa portée de fonction biologique, et d'expliquer son côté spirituel et son sens numineux, et ainsi d'exprimer ce par quoi Freud était fasciné, mais qu'il fut incapable de saisir.»
C.G. Jung
« Les fantaisies de Miss Miller » : texte clef des Métamorphoses de Jung La première version du livre de Jung qui a maintenant pour titre en français Métamorphoses de l'âme et ses symboles fut rédigée dans les années 1911-‐1912 et fut suivie, le 6 janvier 1913, de la rupture des rapports personnels entre Freud et Jung. Les Métamorphoses constituent un livre fort difficile d'accès et ce, à cause de la masse inouïe de documents auxquels Jung réfère pour étayer sa thèse. Jung aurait-‐il choisi de limiter le nombre de ses références pour illustrer les «concordances» entre le contenu des documents consultés et les éléments de la problématique du «cas » qui lui servit de prétexte à l'exposition de ses théories, que son ouvrage aurait gagné en limpidité et en aurait du coup facilité la compréhension! S'il en avait été ainsi, l'argumentation de Jung, qui puise en partie sa force dans la multiplicité ainsi que dans l'universalité des exemples cités, s'en serait peut-‐être trouvée un peu affaiblie, mais la profondeur de même que l'originalité des intuitions qui se trouvent parfois presque noyées dans ces exemples, auraient pu plus facilement capter l'attention des lecteurs. Je trouve un peu dommage que tel ne fut pas le cas, car pour avoir surmonté cette difficulté et avoir minutieusement étudié la première
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version des Métamorphoses1, j'en suis rapidement venu à la constatation que se trouvaient là déjà, à l'état de germe, toutes les théories que Jung allait par la suite élaborer, au cours des cinquante années ultérieures de sa vie. Pour ceux et celles qui n'auraient pas eu l'opportunité de lire ce livre, voyons un peu, dans les grandes lignes, l'essentiel de ce qu'il contient. Au début des années 1900, une jeune américaine, du nom de Miss Frank Miller, quitte New York par bateau pour entreprendre un voyage en Europe. Au cours de ce voyage, elle prendra en note les imaginations, rêves et fantaisies spontanées qui surgiront dans son esprit, pour ensuite les publier dans un court texte d'une quinzaine de pages intitulé «Quelques faits d'imagination créatrice subconsciente». Ce texte, originairement écrit en anglais, fut publié en français par Théodore Flournoy dans la revue «Archives de psychologie» (1906). Théodore Flournoy, psychiatre genevois, était devenu pour Jung un «ami paternel» en qui il avait trouvé un soutien et un confident, voire, au dire de Jung, une influence qui allait contrebalancer celle de Freud, après la rupture avec celui-‐ci. Or c'est en s'inspirant de ce court texte, porté à son attention par Flournoy, que Jung rédigera ses Métamorphoses. Dans la quatrième section de son texte, Miss Miller raconte une sorte de vision hypnagogique qu'elle eut pendant la nuit du 17 mars 1902. Après une soirée de trouble et d'angoisse, elle alla se coucher vers les onze heures et demie, mais quoique fort fatiguée elle ne parvint pas à s'endormir. Elle ferma quand même les yeux avec le sentiment que quelque chose allait lui être communiqué. Il lui sembla que ces mots se répétaient en elle : « Parle, Seigneur, car ta servante écoute. Ouvre toi-‐même mes oreilles. » Une tête de sphinx apparut alors dans le champ de sa vision, pour aussitôt s'évanouir. Puis, soudainement, la figure d'un Aztèque fait son apparition et elle le voit dans tous les détails : il a une main ouverte avec de larges doigts, il est armé et sur sa tête se trouve la crête de plume typique aux Indiens d'Amérique. Le nom de «Chi-‐wan-‐to-‐pel» se forme alors de lui-‐même dans son esprit, syllabe par syllabe. Bientôt la scène change et là, elle voit Chi-‐wan-‐to-‐pel sur un cheval, en provenance du sud, dans la forêt; il est drapé d'une couverture aux vives couleurs, rouge, bleue et blanche. Finalement Chi-‐wan-‐to-‐pel quitte sa monture et tient le monologue suivant: 1 Métamorphoses et symboles de la libido, Ed. Montaigne, Paris, 1926, 487 p. La nouvelle version des « Métamorphoses », révisée et enrichie, sera publiée en 1953, aux Editions Buchet / Chastel, Paris et ne comportera pas moins de 770 pages avec 300 illustrations (vs 19 seulement dans la version originale). Le texte complet des « Fantaisies de Miss Miller » peut se trouver dans les « Collected Works of C.G. Jung », vol. 5, Princeton University Press, pp. 445-‐462.
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«Du bout de l'épine dorsale de ces continents, de l'extrémité des basses terres, j'ai erré pendant des centaines de lunes, après avoir abandonné le palais de mon père, toujours poursuivi par mon désir de trouver celle qui comprendra. Avec des joyaux, j'ai tenté beaucoup de belles; avec des baisers j'ai essayé d'arracher le secret de leur cœur; avec des actes de prouesse j'ai conquis leur admiration. (Il passe en revue les femmes qu'il a connues) Chi-‐ta, la princesse de ma race, -‐ c'est une bécasse, vaniteuse comme un paon, n'ayant autre chose en tête que bijoux et parfums. Ta-‐nan, la jeune paysanne, -‐ bah, une pure truie, rien de plus qu'un buste et un ventre, et ne songeant qu'au plaisir. Et puis Ki-‐ma, la prêtresse, -‐ une vraie perruche, répétant les phrases creuses apprises des prêtres, toute pour la montre, sans instruction réelle ni sincérité, méfiante, poseuse et hypocrite! Hélas, pas une qui me comprenne, pas une qui soit semblable à moi ou qui ait une âme sœur de mon âme. Il n'en est pas une d'entre elles toutes, qui ait connu mon âme, pas une qui ait pu lire ma pensée, loin de là; pas une, capable de chercher avec moi les sommets lumineux ou d'épeler avec moi le mot surhumain d'Amour! Dans le monde entier, il n'y en a pas une seule! J'ai cherché dans cent tribus. J'ai vieilli de cent lunes depuis que j'ai commencé. N'y en aura-‐t-‐il jamais une qui connaîtra mon âme? -‐ Oui, par le dieu souverain, oui! -‐ Mais dix mille lunes croîtront et décroîtront avant que naisse son âme pure. Et c'est d'un autre monde que ses pères arriveront à celui-‐ci. Elle aura la peau pâle, et pâles seront ses cheveux. Elle connaîtra la douleur avant même que sa mère l'ait enfantée. La souffrance l'accompagnera, elle aussi cherchera et ne trouvera personne qui la comprenne. Bien des prétendants voudront lui faire la cour, mais nul ne saura la comprendre. La tentation souvent assaillira son âme -‐ mais elle ne faiblira pas. Dans ces rêves, je viendrai à elle, et elle me comprendra! J'ai conservé mon corps inviolé. Je suis venu dix mille lunes avant son époque et elle viendra dix mille lunes trop tard. Mais elle comprendra! Une âme comme celle-‐là ne naît qu'une fois toutes les dix mille lunes!» Puis au serpent : «Merci, petite sœur, tu as mis fin à mes pérégrinations! » Puis il crie de douleur et clame sa prière : «Dieu souverain, prends-‐moi bientôt! J'ai cherché à te connaître et à garder ta loi! Oh ne permets pas que mon corps tombe dans la pourriture et la puanteur, et serve de pâture aux aigles!» -‐ Un volcan fumant s'aperçoit à distance, on entend le grondement d'un tremblement de terre, suivi par un glissement de terrain. Alors Chiwantopel s'écrie dans le délire de la souffrance, tandis que la terre recouvre son corps : «J'ai conservé mon corps inviolé. -‐ Ah, elle comprendra! -‐ Ja -‐ ni -‐ wa -‐ ma, Ja -‐ ni -‐ wa -‐ ma, toi tu me comprends!» Fin du monologue.
Et Miss Miller de conclure par quelques remarques où elle fait part, entre autres, des analogies qu'elle a perçue entre d'une part cette figure de Chiwantopel et celle de Hiawatha
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(leader Iroquois du 16e siècle dont la légende est racontée par H. W. Longfellow dans son The song of Hiawatha), et puis -‐ notons-‐le bien -‐ entre Chiwantopel et Siegfried ! Elle dira :
« Le besoin brûlant [de Chiwantopel] de trouver quelqu'un qui lui ressemble, présente la plus grande des analogies avec les sentiments de Siegfried pour Brunhilde, si merveilleusement exprimés par Wagner. »
« La mort de Minnehaha » dans The Song of Hiawatha de H. W. Longfellow
Peinture de l’artiste américain William de Leftwich Dodge, 1892
On a pu s'étonner de voir Jung articuler tout le contenu de ses Métamorphoses autour de ces quelques fantaisies de Miss Miller. Nous rappelant l'explication offerte par Jung, à propos des fantaisies de l'abbé Oegger2, on comprendra que la figure de Judas comme agent catalyseur de la destinée d'Oegger trouve ici son parfait équivalent dans la figure de Siegfried comme agent catalyseur de la destinée de Jung. En effet, de même que le drame de la trahison de Judas allait se traduire dans la vie d'Oegger par l'abdication de sa foi chrétienne au profit de son adhésion à la doctrine de Swedenborg, de même les amours de
2 Voir mon texte « Qu’associez-‐vous à Jung ? »
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Siegfried et Brunhilde allaient se traduire dans la vie de Jung par une expérience amoureuse qui allait marquer, voire déterminer toute son œuvre future. Avec la publication, un an après sa mort, de son autobiographie, on a appris, l'importance qu'avait eue sur l'œuvre de Jung, son rêve comportant le meurtre de Siegfried.
« Quoiqu'il ne me fût pas possible alors de comprendre le sens du rêve au-‐delà de ces quelques allusions [cf. : la nécessité de sacrifier sa volonté de puissance exprimée par son identité secrète au héros germanique!], celles-‐ci libérèrent toutefois de nouvelles forces qui me permirent de mener à bien l'expérience avec l'inconscient3.»
Ce que nous ignorions toutefois, jusqu'à la publication en 1980 de Sabina Spielrein entre Freud et Jung, c'est la place centrale qu'avait occupée, des années durant, cette figure de Siegfried au cœur de la relation amoureuse que Jung entretint avec Sabina Spielrein, une de ses anciennes patientes qui devint par la suite, psychiatre et psychanalyste freudienne. Il est temps maintenant d'introduire Sabina, afin de comprendre le lien intime existant entre celle-‐ci et l'énigmatique impact qu'eurent les Fantaisies de Miss Miller sur les Métamorphoses de Jung.
Qui est Sabina Spielrein ? Juive née en 1985 à Rostov sur le Don, Sabina Spielrein s'établit à Zürich avec ses parents en 1904, date où elle est également admise au Burghölzli, clinique psychiatrique où Jung travaille depuis 1900. Prise dès lors en traitement par Jung, elle séjournera pendant une dizaine de mois à cet hôpital, pour ensuite poursuivre son traitement avec Jung en clinique privée. Dans son rapport au premier congrès international de psychiatrie et de neurologie qui se tiendra en 1907, Jung parlera de son cas comme étant un d’hystérie psychotique. Séduit dès le début par la grande intelligence de Sabina, par sa sensibilité et son sens poétique, Jung l'invitera à collaborer à son premier travail sur l'expérience des associations. «Des esprits comme le vôtre, lui dira-‐t-‐il, font avancer la science. Vous devriez absolument devenir psychiatre.» C'est ce qu'elle fera effectivement : inscrite en médecine à Zürich, le 28 avril 1906, elle terminera ses études et obtiendra son diplôme en 1911 avec un mémoire préparé avec Jung et ayant pour titre : Le contenu psychologique d'un cas de schizophrénie. Le contenu de
3 C. G. Jung, Ma vie, chapitre « Confrontation avec l’inconscient », Gallimard, Paris, p. 210.
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ce mémoire sera abondamment cité par Jung dans son ouvrage sur les Métamorphoses dont la rédaction fut amorcée cette année-‐là. J'ai pour ma part noté, à la lecture de cette première version des Métamorphoses, en tout trente-‐sept endroits où Jung fit référence soit directement au mémoire de Sabina, soit indirectement à son cas comme patiente qu'il avait eu en traitement. Mais Jung, par souci de garder secrète l'expérience qu'il était en train de vivre avec Sabina, dira à la page 96 de son ouvrage:
« ...il importe de signaler les formations mythologiques et les pathologiques constatées au cours de patientes et scrupuleuses recherches par la doctoresse Spielrein, dont les découvertes sur les symbolismes [...] sont indépendantes de mes travaux, ce que je tiens à faire ressortir.»
De fait le rapport entre Jung et Spielrein demeura tout-‐à-‐fait inconnu du public jusqu'à la publication en 1975 de la Correspondance entre Freud et Jung4. Or dans la deuxième lettre que Jung écrira à Freud [ils s'en échangeront en tout 359, sur une période de sept ans!], lettre datée du 23 octobre 1906, soit l'année où Jung pris connaissance des «fantaisies de Miss Miller», il confiera:
«Il me faut abréagir auprès de vous, quitte à vous ennuyer, une expérience que j'ai vécue tout récemment. Je traite actuellement une hystérie selon votre méthode. Cas grave, une étudiante russe, malade depuis six ans...»
Pendant les années qui vont suivre, il sera souvent question du «cas Spielrein » dans la Correspondance, sans toutefois que son identité ne soit révélée. Mais un jour, soit le 30 mai 1909, Sabina écrit à Freud, afin de lui demander une entrevue. On le devine, Sabina est malheureuse dans sa relation avec Jung et elle espère trouver conseil auprès de celui qui connaît bien celui qu'elle aime. Freud ne fait pas la connexion entre Sabina et cette jeune patiente dont Jung lui a parlé dès le début de leur correspondance et il refusera, tout d'abord, d'obtempérer à la demande de Sabina. Au lieu de cela, il joindra la lettre de celle-‐ci à sa prochaine lettre à Jung, en lui demandant de l'éclairer s'il le veut bien sur cette affaire. Ce à quoi, Jung répondra:
«La S[pielrein] est la personne même dont je vous ai parlé. Elle a paru en abrégé dans ma conférence d'Amsterdam5 d'ancienne mémoire. Elle a été pour ainsi dire mon cas psychanalytique d'apprentissage, aussi lui ai-‐je gardé une reconnaissance et une affection particulières. Comme je savais par
4 Sigmund Freud – C.G. Jung, Correspondance I & II (1906-‐1914), Ed. Gallimard, Paris, 1975. 5 The Freudian Theory of Hysteriain Coll. Works, Vol. 4, pp. 20-‐22.
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expérience qu'elle rechuterait immédiatement dès que je lui refuserais mon assistance, la relation s'est étendue sur plusieurs années et je me suis finalement senti pratiquement obligé moralement de lui accorder largement mon amitié : jusqu'au jour où j'ai vu qu'un rouage était par là involontairement mis en mouvement, raison pour laquelle j'ai enfin rompu. [...] Elle est comme Gross6, un cas de lutte contre le père, et j'ai voulu par tous les diables la guérir (gratissime!) avec tant et tant de quintaux de patience que j'ai même abusé de l'amitié à cette fin. [...] Gross et S[pielrein] sont des expériences amères. Je n'ai accordé mon amitié à aucun de mes patients dans une telle mesure, et chez aucun je n'ai récolté de semblable souffrance7.»
Au moment où parut la Correspondance Freud-‐Jung, en 1975, mon collègue italien Aldo Carotenuto procédait à la rédaction d'un livre auquel il donna pour titre Sens et contenu de la psychologie analytique8. Dans ce livre où il présentait les principaux concepts de la pensée jungienne, il développa en particulier la notion d'anima dont toute l'œuvre de Jung, peut-‐on-‐dire, est imprégnée. Or, à la lecture des lettres échangées entre Freud et Jung, il avait été frappé par cette mention du cas Spielrein, dès le début de la correspondance et pour avoir relu attentivement les passages de l'autobiographie de Jung où il est fait mention des circonstances qui avaient présidé à l'élaboration de cette notion, il en vint à la conclusion que (je le cite) :
« … le cas de Sabina Spielrein est exemplaire dans la mesure où il met en évidence l'affrontement de Jung avec l'image de l'Anima, affrontement qui dut probablement influencer ensuite ses théories à cet égard9. »
Publié en février 1977, le livre de Carotenuto fut lu par Carlo Trombetta, un de ses amis, assistant en psychopédagogie à l'Université de Genève. Celui-‐ci se souvint alors qu'au cours de ses recherches antérieures sur Claparède, il avait déjà rencontré le nom de Spielrein. Par bonheur, il réussit à remettre la main sur ces documents qui avaient été conservés dans les sous-‐sols du palais Wilson à Genève, ancien siège de l'Institut de psychologie. Transmis à Carotenuto, celui-‐ci y découvrit entres autres choses :
• la correspondance entre Sabina Spielrein et Jung : 46 lettres de Jung et 12 de Sabina;
6 Gross mourra à l'âge de 42 ans, dans des circonstances mystérieuses (suicide ?). Cf. : Paul J. Stern, C.G.
Jung, the Haunted Prophet, Delta book, New York, 1977, p. 90 . 7 Sigmund Freud /C. G. Jung, Correspondance, vol.1,, ouvr. cité, p. 307. 8 Senso e contenuto della psicologia analitica, Torino, Boringhieri, 1977. 9 Ouvr. en coll., Sabina Spielrein, entre Freud et Jung, Ed. Aubier Montaigne, Paris, 1981, p. 16.
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• la correspondance entre Sabina Spielrein et Freud: 21 lettres de Freud et 2 de Sabina;
• ainsi que le journal de Sabina Spielrein entre 1909 et 1912. L'édition partielle de ces documents commentés par Carotenuto nous fournit un éclairage précieux sur la dynamique du transfert et du contre-‐transfert amoureux qui a l'occasion parfois de dominer la scène du rapport analytique. Avant que de commenter moi-‐même cette dynamique dans ses aspects de souffrance, d'exaltation, d'amour et de haine et ce, dans le but d'éclairer les fondements de la passion amoureuse, je cèderai la parole à Freud et à Jung, ainsi qu'à celle qui tentera obstinément de concilier les deux hommes...
Extraits de la correspondance entre Sabina, Jung et Freud & du journal de Sabina Jung en quête de « celle qui comprendra » Lettre de Jung à Sabina (4 décembre 1908) « Je cherche la personne qui sait aimer sans pour autant punir l’autre, l’emprisonner et le pressurer; je cherche cet être à venir qui saura faire en sorte que l’amour ne dépende plus d’avantages ou d’inconvénients d’ordre social, si bien que l’amour n’aura d’autre finalité que lui-‐même, au lieu que de n’être toujours qu’un moyen. [....] Mon malheur est que je ne peux vivre sans le bonheur de l’amour, de l’amour passionné, éternellement changeant. [....] Donnez-‐moi maintenant en retour un peu de l’amour, de l’engagement et du désintéressement dont j’avais pu faire preuve à l’époque où vous étiez malade. Maintenant, c’est moi qui suis malade10. » Freud à la peau dure, maître du contre-‐transfert Lettre de Freud à Jung (7 juin 1909) «Cher ami, Puisque je vous sais personnellement intéressé à l'affaire Sp(ielrein), je vous en écris davantage, à quoi bien sûr vous n'avez pas besoin de répondre.»... De telles expériences, si elles sont douloureuses, sont aussi nécessaires et difficiles à épargner. Ce n'est qu'ensuite qu'on connaît la vie et la chose qu'on a entre les mains. Moi-‐même je ne me suis, il est vrai, pas fait prendre ainsi, mais j'en ai été plusieurs fois très près et j'ai eu a narrow escape. Je crois que ce sont uniquement les farouches nécessités de la vie
10 Ouvr. cité, p. 54.
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sous lesquelles mon travail était placé, et la décennie de retard, en comparaison de vous, avec laquelle je suis venu à la Y, qui m'ont préservé des mêmes aventures. Mais cela ne nuit en rien. Il nous pousse ainsi la peau dure qu'il nous faut, on devient maître du «contre-‐transfert» dans lequel on est tout de même chaque fois placé, et on apprend à déplacer ses propres affects et à les placer correctement. C'est un blessing in disguise. Le spectacle naturel le plus grandiose est celui de la capacité de ces femmes de se faire des charmes de toutes les perfections psychiques imaginables, jusqu'à ce qu'elles aient atteint leur but. Lorsque cela est arrivé ou que le contraire est assuré, alors on peut admirer la constellation transformée11.» Stratégie de Freud: refouler les sentiments! Lettre de Freud à Sabina (8 juin 1909) «Bien chère collègue, Le Dr Jung est mon ami et mon collaborateur; je crois le connaître par ailleurs et je suis en droit de supposer qu'il serait incapable d'agir à la légère ou de façon inélégante. Je répugne à m'ériger en juge dans des affaires qui le touchent de près; je n'y ai aucune compétence et si j'y étais requis, je ne désobéirais pas à cette antique règle de droit : audiatur et altera pars. Pourtant je crois que vous n'attendiez rien d'autre que moi que ce service juridique. De l'annexe jointe à votre lettre, je peux déduire à peu près qu'il a existé entre vous deux un lien étroit d'amitié et que cette amitié n'est plus, comme il est facile de le deviner à partir de la situation actuelle. Est-‐ce l'effet de l'assistance médicale ou bien est-‐ce le besoin de venir en aide à une âme oppressée qui a entamé la sympathie? Je le supposerais volontiers, car je connais beaucoup de cas semblables. De quelle manière cette amitié a pris fin et qui en est responsable, je n'en sais rien et n'aimerais pas avoir à en juger. Mais si je puis me permettre, sur la base de ce que j'ai supposé plus haut, de vous adresser un mot, j'aimerais vous inciter à un examen personnel afin que vous sachiez si les sentiments qui ont survécu à cette relation ne mériteraient pas par exemple d'être refoulés et relégués, dans votre propre psyché s'entend, et sans intervention extérieure, sans faire appel à une tierce personne. Je vous prie de ne pas prendre mal mes remarques si elles se révélaient erronées. Avec l'expression de ma considération distinguée, Freud12 » Conviction de Sabina : réprimer mon sentiment ne vaudrait rien! Tout lui pardonner ou le tuer! Lettre de Sabina à Freud (10 juin 1909) « Cher monsieur le Professeur, 11 Correspondance Freud-‐Jung, Ed, Gallimard, Paris, 1975, p. 309. 12 Sabina Spielrein entre Freud et Jung, Ouvr. cité, p. 119.
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Pardonnez-‐moi de vous déranger encore une fois: [....] Vous pensez que je m'adresse à vous afin que vous rétablissiez la paix entre moi et le Dr Jung? Mais nous n'avons connu aucune guerre! Mon plus cher désir est de me séparer de lui à l'amiable. Je suis suffisamment versée dans l'analyse, je me connais assez pour savoir qu'une rêverie à distance serait ce qui me conviendrait le mieux. Réprimer un sentiment ne me vaudrait rien, car si je devais le faire à l'égard du Dr Jung, je ne pourrais plus aimer personne; en revanche, si je laisse la porte entrouverte, il se trouvera bien quelque jeune homme qui aura l'air plus ou moins sympathique, chez qui l'on trouvera quelque ressemblance avec l'aimé et que l'on finira bien par aimer aussi. » « … je voudrais me séparer complètement du Dr Jung et suivre mon propre chemin. Mais je ne pourrai le faire que lorsque je serai assez libre pour pouvoir l'aimer, lorsque je lui aurai tout pardonné ou lorsque je l'aurai tué. Je suis obsédée par cette phrase : Judith aimait Holopherne et devait le tuer. [...]13 » Quand arriva ce qui devait arriver: la trahison et la séparation Lettre de Sabina à Freud (12 juin 1909) « Lorsqu'on pense que cet homme m'a écrit : ‘Votre lettre me fut comme un rayon de soleil perçant entre des nuages’ ou bien ‘Comme je suis heureux de connaître quelqu'un dont le grand esprit’ etc., et qu'il me donna à lire son journal intime [....] en affirmant que personne à part moi ne pourrait aussi bien le comprendre, quand on pense que nous pouvions passer des heures ensemble, unis par une muette félicité, et que c'est auprès de moi qu'il venait pleurer, etc., etc., et voilà que justement tout cela arrive. [....] Quand enfin arriva ce qui devait arriver et que je ne voyais en lui que de l'angoisse et de profondes dépressions, j'ai renoncé à tout, et il le sait. Son âme profondément sensible m'importait plus que tout le reste. [....] Mon amour pour lui était au-‐delà de l'affinité jusqu'au jour où il ne put plus le supporter et exigea de la «poésie». Je ne pus et ne voulus alors pas résister pour de très nombreuses raisons. Mais lorsqu'il me demanda comment j'envisageais la suite [....], je pensai que le premier amour ne veut rien, qu'il ne réfléchit pas, et que je ne voulais pas aller au-‐delà d'un baiser auquel je pourrais d'ailleurs renoncer. Mais cela signifia pour lui qu'il était trop indulgent à mon égard et que c'est la raison pour laquelle je voulais avoir avec lui une relation sexuelle que bien entendu il n'avait jamais souhaitée, etc. Vous pouvez vous-‐mêmes vous représenter la chose. La personnalité idéale que je m'étais construite fut complètement anéantie; j'étais totalement perdue; je pensais que je voulais l'embrasser et que je n'avais pas voulu lui résister car je ne me méfiais ni de moi ni de lui. Je me dressai avec un couteau dans la main gauche sans savoir ce que je voulais faire; il me saisit la main et je me défendis; je ne sais plus ce qui se passa ensuite. Il devint soudain tout pâle et se tint la tempe gauche: ‘Vous m'avez frappé.’ Je n'eus conscience de rien et me retrouvai assise dans le tram, me couvrant le visage et fondant en 13 Ouvr. cité, p. 120.
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larmes. Je m'étonnais seulement que des gens me demandent si je n'étais pas blessée, etc. Je me heurtai à un groupe de collègues et la première chose que j'entendis fut : ‘Mais vous saignez!’ ... Et en effet, ma main gauche et mon avant-‐bras étaient couverts de sang. ‘Ce n'est pas mon sang, c'est le sien: je l'ai tué!’ et je ne sais plus ce que j'ai encore bafouillé. Pourtant, sans dire un seul mot trop précis, j'avais trahi mon ami. [....] Je compris [....] qu'il fallait nous séparer, et ne pouvais supporter que cela dût arriver après une pareille horreur! A ce moment-‐là, le professeur Freud m'apparut comme un rédempteur. Je vous ai alors écrit un poème14. » La proximité des âmes: la concordance des pensées sur un même fond affectif Lettre de Sabina à Freud (13 juin 1909) « … Nos âmes furent longtemps très proches; par exemple, nous n'avions jamais parlé, le Dr Jung et moi de Wagner, or j'arrive un jour chez lui et parle de ce qui différencie Wagner des musiciens qui l'ont précédé... [...] La musique de Wagner est ‘plastique’; j'expliquai également ma préférence pour L'Or du Rhin. Le Dr Jung avait les yeux mouillés de larmes : ‘Je vais vous montrer, dit-‐il, que j'étais en train d'écrire la même chose15’ » Le rêve de Siegfried, fruit d'un amour « pur » entre Jung descendant des dieux et de Sabina faite pour un destin grandiose Lettre de Sabina à Freud (?1909) «Il était une fois un rêve merveilleux Dans la nuit fraîche le Rhin jadis chanta .................................................................................... Son chant parlait d'un poète Aux yeux noirs, aux cheveux blonds..» « C'est ainsi qu'apparut Siegfried qui devait donner naissance au plus grand génie puisque le Dr Jung m'apparaissait en rêve comme descendant des dieux et que moi-‐même, depuis l'enfance déjà, j'avais l'intuition de n'être pas faite pour un destin médiocre16. »
14 Ouvr. cité, pp.123-‐5. 15 Ouvr. cité, p.128. 16 Ouvr. cité, p.137.
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L’Américain Jay Hunter Morris dans le rôle de Siegfried lors de la présentation, en octobre 2011, de l’opéra de Wagner
mis en scène par Robert Lepage au Metropolitan Opera de New York Horrible solitude. Y-‐a-‐t-‐il quelqu'un qui connaisse le grand et véritable amour? Journal de Sabina (28 août 1909) « ... horrible solitude. La soif d'amour, la peur de s'être pétrifiée... [...] Je redoute la parfaite tranquillité. J'ai besoin de sentir autour de moi des désirs violents, j'ai besoin de vivre la vie de plusieurs individus, j'ai besoin d'être animée par de grands et profonds sentiments, d'être environnée de musique, d'art... [...] ... pourtant, la vie reste dans les plus stupides formalités, auxquelles, malgré leur mesquinerie, il faut se conformer, ou être exterminé. Allons, ce sont là des choses bien connues. Assez pensé pour aujourd'hui. Je n'ai pas pu dire le principal: mon ami m'aime17. » Prière de Sabina: «fasse, ô Destin que mon ami et moi échappions à la règle, que nous ne formions, même ‘à distance’, qu'une seule âme, que je sois son ange gardien, le bon génie de son inspiration... au moins jusqu'à ce qu'il m'arrive quelqu'un pour prendre sa place.» 17 Ouvr. cité, pp.143-‐44.
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Journal de Sabina (21 septembre 1909) « Si je pouvais implorer le destin, si je pouvais être sûre, si l'on pouvait me garantir devant témoins que ma fervente prière serait exaucée, je te supplierais ici-‐même, ô Destin: fasse que mon ami et moi échappions à la règle, fasse que toujours nos rencontres resplendissent de joie, que nous assistions dans le bonheur comme dans le malheur, que nous ne formions, même ‘à distance’, qu'une seule âme, que nous nous tendions la main dans notre effort vers ce qui est ‘plus élevé, plus lointain, plus précieux’, ou, selon les mots de mon ami, vers ‘le Beau et le Bien’, fasse que de nombreux faibles trouvent en nous un soutien. Fasse que je sois son ange gardien, le bon génie de son inspiration, pour toujours l'aiguillonner vers quelque grande et nouvelle chose. Peut-‐être suis-‐je trop exigeante? Mais qu'au moins, si c'est là trop demander, s'il faut renoncer à ce que cela dure toujours aussi intensément, qu'au moins cela soit ainsi jusqu'à ce qu'il m'arrive quelqu'un pour prendre sa place, quelqu'un qu'avec une joie suprême je nommerai mon mari. Et que celui que j'aime à présent reste un bon vieil ami. Est-‐ce possible?18 » Désir et tentation de Sabina : «est-‐ce que je ne devrais pas tenter de l'entièrement l'arracher à sa femme?» Journal de Sabina (11 septembre 1910) «Allons, pèlerin, es-‐tu prêt? Reste calme et garde ton sang-‐froid. Tu cours à ta perte, si tu crois au péril. Ah, ces deux nuits furent bien difficiles. Mon amour pour lui m'a submergée, avec une ardeur sauvage. Tantôt je résistais violemment, tantôt j'abandonnais chaque doigt à ses baisers et je me pendais à ses lèvres, dévorée d'amour. Mais comme il est stupide de parler de cela! Voyez la Raison, pure et froide, donner dans de telles fantaisies! Comment me garder de cette folle puissance? À présent, épuisée, je reste assise là, après les tempêtes endurées, et je me répète fermement : pas ça! Mieux vaudrait une amitié parfaitement pure, serait-‐ce ‘à distance’. Il est pourtant certain qu'il m'aime. Mais ‘il y a un mais’, comme disait notre vieux professeur d'histoire naturelle, à savoir que... mon ami est déjà marié. Souvent, je ressens si vivement la puissance que je confère ma souffrance et la similitude de nos âmes, que je me demande si je ne devrais pas tenter d'entièrement l'arracher à sa femme, mon ange gardien m'assurant que je peux réussir tout ce que je désire, ce qu'il m'a déjà prouvé maintes fois, contre toute vraisemblance [....] Mais dois-‐je vraiment désirer cela? Pourrions-‐nous vraiment être alors heureux? Et maintenant? Il se rapproche à nouveau. Je pourrais bien, au moins, puisque je l'aime tant, lui donner un petit enfant, comme nous en rêvions jadis ensemble? Nous pourrions devenir dangereux l'un pour l'autre.19»
18 Ouvr. cité, p. 145. 19 Ouvr. cité, pp. 150-‐53.
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«Il est impossible qu'il y ait une fille pour le comprendre mieux que moi «...sur l'instinct sexuel, sur l'instinct de mort, sur le monde des ancêtres» Journal de Sabina (? septembre 1910) « [....] Avant d'aller au lit, je me regardai dans la glace, et j'eus une peur terrible : ce n'était pas moi, ce visage gris comme la pierre, qui me regardait de ses yeux noirs, inquiétants et brûlant d'une flamme sombre : c'était un loup obscur et puissant qui attendait, embusqué au plus profond de moi-‐même, et qu'aucune entrave ne retiendrait. ‘Que veux-‐tu?’ me demandai-‐je, effrayée. Je vis alors que toutes les perspectives dans la pièce étaient distordues; tout était devenu étrange et terrifiant. ‘C'est le grand froid qui vient. [....] Le lendemain, j'étais chez lui. Nous devions nous mettre au travail. Au lieu de cela, nous nous sommes mis à parler de l'instinct sexuel et de l'instinct de mort, de la représentation des réflexions sur le temps sous l'aspect de la mort, des théories de la dem. praec., du monde des ancêtres. Nous ne pouvions plus en finir. Mon ami m'écouta avec enthousiasme, puis il me montra son travail, encore non publié, puis une lettre au professeur Freud et la réponse de celui-‐ci. Il me montra tout cela, profondément saisi qu'il était par le parallélisme de nos pensées et de nos sentiments. Il me dit que cette découverte l'effrayait, car c'est là le plus sûr chemin, par où je gagnerai son amour. Je ne vis que trop bien ce que je représente pour lui. Je ne pouvais connaître de plus haute satisfaction. ‘Ainsi donc, non pas une parmi tant d'autres, mais une unique’, car il est impossible qu'il y ait une fille pour le comprendre aussi bien que moi, pour ainsi l'étonner par un cheminement de pensée personnel aussi analogue au sien. Il s'est défendu, il ne voulait pas m'aimer. Mais il le lui faut bien, parce que nos âmes sont si profondément semblables, parce que, même séparés, nous sommes unis pas l'œuvre commune. Oui, comme je l'ai dit, il est aisé de réprimer ses sentiments érotiques au profit d'une si belle et haute amitié. Il me poussa à écrire quelque chose sur mon travail concernant l'instinct de mort20 .» Un désir de destinée supérieure dont les racines se trouvent dans le monde des ancêtres (généalogie de l'amour d'une juive pour un médecin chrétien) Journal de Sabina (18 octobre 1910) « Les paroles de la petite chanson que j'ai composée me reviennent : ‘ce fut... ce fut... un rêve merveilleux’ et ce rêve, c'était mon Siegfried. Raconterai-‐je dans l'ordre chronologique? ‘Oh, mon ange gardien, fasse que ma soif soit d'une source divine!’ Ces paroles de mon ami, je les criai la nuit passée, perdant tout repos à la pensée que je pourrais n'être qu'une parmi tant d'autres, que je ne ferai jamais rien qui se distingue de la moyenne et que ma ‘destinée supérieure’ n'était qu'un rêve insensé, pour lequel il me faudrait maintenant payer. La question se pose, pour quelle raison le besoin de croire en une destinée supérieure est-‐il fort ancré en moi? Cela peut en partie provenir de l'hérédité paternelle, mais nous savons, ou plutôt, ceux qui admettent le rôle du père dans la destinée
20 Ouvr. cité, pp.159-‐60.
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de l'individu21 savent, que mon père devait avoir son ou ses ‘analogons’ quelque part du côté de ma mère, pour que celle-‐ci l'ait choisi comme mari. Ce qui était en effet bien le cas: mon arrière-‐grand-‐père et mon grand-‐père étaient tous deux des religieux, donc des élus de Dieu. [....] Dès les premières années de sa jeunesse, il [mon grand-‐père] eut à son compte une déception. Alliant à sa nature une grande beauté, il était un véritable pôle d'adoration féminine. Il s'en choisit une parmi tant d'autres: c'était la fille d'un médecin. Le médecin, en tant que représentant de la communauté chrétienne, était considéré comme incroyant. Cela était bien entendu intolérable pour l'arrière grand-‐père. Il fallu abandonner le rêve de jeunesse, et mon grand-‐père épousa une fille que son père choisit pour lui. [....] Visiblement, mon grand-‐père entretenait inconsciemment en lui-‐même l'image de son premier amour, car il mettait l'étude de la science chrétienne au-‐dessus de tout. Sa fille [ma mère] devait étudier, ne rien faire qu'étudier, elle n'avait absolument pas le droit d'aider au ménage. Malgré les risques qu'en tant que religieux cela lui faisait courir, il envoya sa fille à l'école primaire chrétienne [....] et la fit aussi bénéficier d'une formation universitaire. Ma mère, qui apprenait avec facilité et avidité, était sa plus grande fierté. [....] Le premier [homme] qu'elle aima, auquel elle fut fiancée, était médecin. [....] ils rompirent. C'est donc aussi à un homme incarnant l'intelligence et la profession médicale que ma mère attacha son amour. [....] Ma mère redoutait beaucoup de tomber amoureuse d'un chrétien, ou d'en être aimée. Qu'arriva-‐t-‐il. Un homme se mourait d'amour pour elle, c'était un chrétien, une personnalité très estimée de Saint-‐Petersbourg: elle lui dit qu'elle n'épouserait jamais un chrétien, car cela signifierait la ruine de ses parents; le lendemain, il s'était tué. Pendant longtemps, ma mère ne voulut pas de mon père. C'est le grand-‐père qui le lui amena. [....] ...l'amour pour son mari n'apporta à ma mère aucune satisfaction. A présent, la troisième génération. Je suis l'ainée. Je pense qu'on aurait peine à concevoir une joie plus grande que celle qu'éprouva mon grand-‐père, lorsqu'il put me bénir dans ma vocation médicale. Jusqu'à l'âge de treize ans, je fus extrêmement religieuse, et malgré certaines oppositions, malgré les railleries de mon père, je n'osai abandonner mes pensées pour Dieu. Un vide se créa ainsi en moi. J'ai conservé l'ange gardien22.» Les sentiments indéracinables de Sabina : «je l'aime et je le déteste, de n'être pas à moi. Je dois être grande, fière, respectée de tous! Je dois être digne de lui. Ce que je désire à présent? Toujours la même chose: revoir brûler l'amour de mon ami pour moi! » Journal de Sabina (26 novembre 1910) « C'est bientôt mon tour de me retrouver à la veille du grand évènement, et je repense aux mots que mon ami [Jung] consigna jadis : ‘C'est aujourd'hui un jour particulièrement solennel: la veille de mon examen final; j'attends calmement, mais mon âme brûle d'impatience.’ [...] A dire vrai, l'examen n'est pour moi qu'un mal nécessaire. Mes pensées vont bien au-‐delà...[....] Oui, mon premier but, ensuite, est de si bien réussir mon présent travail, qu'il m'assure une place dans la Société psychanalytique. Mon second
21 Sabina fait ici allusion à l'article de Jung "Le rôle du père dans la destinée de l'individu"(1909), paru dans
Psychologie et éducation, Ed. Buchet/Chastel, Paris, 1977, 266 p. 22 Ouvr. cité, pp. 160-‐63.
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travail, ‘de l'instinct de mort’, m'est encore bien plus important, et sur ce point, je dois avouer que je suis très inquiète, car mon ami, qui ne voulait utiliser cette idée dans son travail personnel qu'à partir du mois de juillet, disant que la primeur m'en revenait, veut à présent le faire dès le mois de janvier, et je crains qu'il reprenne à son compte toute l'idée telle que je l'ai élaborée. N'est-‐ce pas encore là de la méfiance injustifiée de ma part? Je le souhaite de tout coeur, car c'est justement ‘à mon vénéré maître, etc.’ que sera dédié ce second travail. [....] Car je l'aime. Mon travail sera pénétré d'amour. Je l'aime, et je le déteste, de n'être pas à moi. Il m'est impossible de rester à ses yeux une petite oie stupide. Non, je dois être grande, fière, respectée de tous! Je dois être digne de lui, et la pensée à laquelle j'ai donné le jour doit rester attachée à mon nom[....]23.. » Les deux façons de considérer la tâche, celle de l'homme et celle de la femme : « la sainteté de la vocation vs la sainteté de l'amour.24» Journal de Sabina (8 décembre 1910) « [....] Mon ami me dit en me quittant que je réussirai un excellent examen, ayant momentanément conclu un pacte avec le diable. Puisse-‐t-‐il avoir raison! Mercredi dernier, nous vécûmes notre plus douce ‘poésie’. Qu'adviendra-‐t-‐il de tout cela? Fais-‐en sortir quelque chose de bon, ô Destin, et que je puisse l'aimer noblement! Reçois, en guise d'adieu, ce long baiser extasié, mon petit enfant adoré! Et maintenant, bonne chance! Quelle différence, malgré notre extraordinaire ressemblance, entre les pensées que, chacun de son côté, nous avons consignées à la veille de l'examen final! Quelle différence entre les deux façons, celle de l'homme et celle de la femme, de considérer la tâche qui nous attend! Pour lui, c'est la sainteté de sa vocation qui prévaut, pour moi, c'est la sainteté de l'amour. » Le travail de Sabina sur La destruction comme cause du devenir : fruit de l'amour entre Jung et Sabina, et gage d'une libération Lettre de Sabina à Jung (début 1912) « Très cher! Recevez le fruit de notre amour, le travail (qui vous appartient) de votre petit enfant Siegfried. Cela m'a coûté des efforts surhumains, mais pour Siegfried, je n'aurais reculé devant aucune peine. Si vous deviez accepter ce travail pour la publication, il me semblerait avoir accompli mon devoir envers vous. Ce n'est qu'alors que je serais libre[....]25. »
23 Ouvr. cité, pp.174-‐75. 24 Ouvr. cité, p.177. 25 Ouvr. cité, p.206.
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COMMENTAIRES
La quête du héros : de Chiwantopel à Jung en passant par Siegfried Revenons à Miss Miller. Au terme d'une soirée où elle se sent troublée et envahie par l'angoisse, elle va se coucher mais toute agitée qu'elle est, elle ne parvient pas à s'endormir. Elle ferme alors les yeux avec le pressentiment que quelque chose en elle va se passer, qu'une voix intérieure s'apprête à lui parler : « Parle, Seigneur, car ta servante écoute. Ouvre toi-‐même mes oreilles. » C'est là qu'une énigmatique tête de Sphinx lui apparaît : peut-‐être lui révèlera-‐t-‐elle la clef de ses tourments? Aussitôt cette tête s'évanouit pour faire place à une figure d'Aztèque à ce point éclatante qu'elle en perçoit tous les détails: il a une main ouverte avec de larges doigts, il est armé et sur sa tête se trouve la crête de plume typique aux Indiens d'Amérique. Puis le nom de Chi-‐wan-‐to-‐pel se forme syllabe par syllabe dans son esprit: c'est le nom de l'Indien qui quittera ensuite la monture de son cheval pour tenir le monologue que l'on sait. Notons ici tout d'abord l'apparition de la figure du Sphinx comme prélude à ce qui va suivre. On a affaire là à la même figure qui inaugura la tragédie d'Œdipe. C'est en effet après avoir résolu l'énigme du Sphinx que celui-‐ci sera introduit auprès de sa mère Jocaste, objet inconscient de son désir incestueux. Un parallèle ici s'impose entre la démarche de Freud qui au cours de sa période d'auto-‐analyse découvrit dans la légende d'Œdipe l'expression de sa problématique personnelle et la démarche de Jung que cette légende laissait insatisfait eu égard à sa propre problématique. Lorsque Freud écrira à Jung, après avoir été instruit de l'affaire Spielrein, il écrira à celui-‐ci, comme je l’ai cité antérieurement :
«De telles expériences, si elles sont douloureuses, sont aussi nécessaires et difficiles à épargner. Ce n'est qu'ensuite qu'on connaît la vie et la chose qu'on a entre les mains. Moi-‐même je ne me suis, il est vrai, pas fait prendre ainsi, mais j'en ai été plusieurs fois très près et j'ai eu a narrow escape. Je crois que ce sont uniquement les farouches nécessités de la vie sous lesquelles mon travail était placé, et la décennie de retard, en comparaison de vous, avec laquelle je suis venu à la Y, qui m'ont préservé des mêmes aventures.»
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Œdipe et le Sphinx du peintre alsacien François-‐Émile Ehrmann (1833-‐1910)
De fait, l'anecdote n'est pas sans intérêt, Freud avait 41 ans lorsqu'il découvrit dans
la légende d'Œdipe son mythe personnel et Jung a précisément une décennie en moins au moment où il découvrira son propre mythe (celui de Siegfried!), par le biais des fantaisies de Miss Miller. Avant d'interroger le mythe de Siegfried, on peut se demander ce que nous livre la vision de Miss Miller? Le nom même de Chiwantopel nous offre une piste. En effet, si l'on se rappelle que le texte des fantaisies fut rédigé en anglais, ce nom de Chi-‐wan-‐to-‐pel, formé syllabe par syllabe, nous donne She-‐wants-‐to-‐pell. En français : Elle-‐veut-‐fusionner. Ce désir de fusion qu'exprime Chiwantopel se retrouve tout au long de son monologue. Ayant abandonné le palais de son père, le héros est poursuivi par son désir de trouver celle qui comprendra. Avec ce qu'il avait de plus brillant (des «joyaux »), il a pu séduire de nombreuses femmes, mais dans aucune il n'a trouvé l'objet de son désir, objet qui serait semblable à lui et auquel il donnerait le nom d'âme sœur de son âme. Cette âme sœur
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connaîtrait son âme, serait capable de lire dans ses pensées et serait mue par la même aspiration, elle chercherait avec lui les «sommets lumineux». Il la décrit dans son aspect physique: elle aurait la peau pâle et pâles seraient ses cheveux. Il la dépeint également sous l'aspect de sa vie intérieure: son âme unique serait pure et elle aurait connu la douleur avant même que sa mère l'ait enfantée; accompagnée par cette souffrance, elle aussi serait à la recherche de celui qui la comprenne et, courtisée par de nombreux prétendants, elle ne faiblirait pas mais conserverait son corps inviolé jusqu'à ce qu'il lui apparaisse en rêve et qu'elle le reconnaisse. Mais alors, il serait trop tard, lui venu «dix mille lunes avant son époque », elle venue «dix mille lunes trop tard». Là, pressentant l'impossibilité de réaliser l'union de son rêve, il clame sa douleur et implorant Dieu de ne pas livrer son corps en pâture aux aigles, il s'écrie dans le délire de la souffrance, tandis que la terre recouvre son corps: «J'ai conservé mon corps inviolé. -‐ Ah, elle comprendra! -‐ Ja -‐ ni -‐ wa -‐ ma, Ja -‐ ni -‐ wa -‐ ma, toi tu me comprends!»
Jung et Oegger, ce «rêveur à la vive imagination » Il conviendrait ici de reprendre mot pour mot les commentaires de Jung dont j'ai fait
état dans mon texte « Qu’associez-‐vous à Jung ? », à propos de l'histoire de l'abbé Oegger racontée par Anatole France dans son livre Le Jardin d'Epicure. Pour expliquer la fascination qu'exerça sur Oegger la figure de Judas, Jung présente celle-‐ci comme étant «le symbole de sa propre tendance inconsciente, symbole qui lui était indispensable pour qu'il puisse réfléchir à sa propre condition. La prise de conscience directe, ajoute-‐t-‐il, lui aurait été trop douloureuse ». Si nous partons de l'hypothèse que Jung a perçu dans l'histoire d'Oegger l'expression de la dynamique qu'il était en train de vivre, on comprendra mieux pourquoi ce doux délire de Miss Miller a pu le fasciner au point de fonder sur lui la thèse de ses «Métamorphoses« et en particulier, sa conception de la libido incestueuse. Lorsque Jung, dans le deuxième chapitre de son ouvrage, nous donne l'exemple d'Oegger pour illustrer le phénomène de la pensée imaginative en opposition à celui de la pensée dirigée, on sait qu'il tend là à nous faire valoir la validité de la première que la seconde aurait tendance à discréditer. On sait également qu'il se porte ainsi à la défense de son propre mode d'approche de l'inconscient que Freud a pour sa part tendance à envisager avec «la tête froide», dans un mode typiquement rationnel.
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Ainsi donc, comme le rapporte Jung, Oegger, ce «rêveur à la vive imagination », se demande si vraiment Judas, comme l'affirme la doctrine de l'Eglise, avait été condamné à l'enfer, ou si, au contraire Dieu, dans sa sagesse et sa bonté infinie, ne lui avait pas fait grâce en vertu de sa participation à l'œuvre rédemptrice du Christ. Pour mettre fin à ces doutes qui le tourmentaient, Oegger s'était rendu une nuit à la chapelle et s'était, à la façon de Miss Miller, rendu disponible à une révélation divine. Il avait alors senti à l'épaule un attouchement céleste qu'il interpréta comme une confirmation du salut de Judas. Il ne lui en fallait pas plus pour décider d'aller de par le monde pour prêcher l'évangile de l'infinie miséricorde de Dieu. Cependant il arriva que par la suite Oegger abjura le catholicisme (!) et qu'il se fit disciple de Swedenborg. Transposons. Jung, «rêveur à la vive imagination», est fasciné par le personnage de Chiwantopel qui a son équivalent dans la figure mythique de Siegfried. C'est qu'il trouve en ceux-‐ci l'expression symbolique de cette même quête nostalgique qui sourd en lui et de ces mêmes sentiments nobles prêtés aux héros en question. Au moment où il prend connaissance des fantaisies de Miss Miller et des associations de celle-‐ci à la relation amoureuse entre Siegfried et Brunnhilde, il est déjà marié, père de deux enfants et détenteur d'une réputation scientifique qu'il se doit de sauvegarder par un comportement conforme à la morale ambiante. Un jour, Sabina, qu'il a en traitement depuis plus de deux ans, se rend chez lui à son rendez-‐vous habituel. Apparemment Sabina est guérie, du moins les sévères symptômes qui l'avaient conduite à la clinique psychiatrique du Burghözli sont disparus et elle a même entrepris, suite à la suggestion de Jung, des études en médecine. Les propos que s'échangent alors Jung et Sabina ne relèvent plus du strict entretien thérapeutique. Jung est impressionné par la grande intelligence de Sabina et par sa sensibilité à l'égard du monde de l'art et de la spiritualité. Il trouve en elle de nombreuses affinités et n'a pas hésité à lui demander sa collaboration pour ses travaux sur « L’expérience des associations ». Or ce jour-‐là, Sabina entreprend de lui parler de son engouement pour la musique de Wagner qu'elle considère comme «profondément psychologique»; elle lui explique aussi sa préférence pour L'Or du Rhin dans L'anneau du Niebelung où dominent les figures de Siegfried et Brunnhilde. Jung est bouleversé :
« Je vais vous montrer, dit-‐il à Sabina, les yeux mouillés de larmes, que j'étais en train d'écrire la même chose dans mon journal. »
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Ce qui se passe à ce moment-‐là marquera Jung pour toute sa vie et influencera toute son œuvre future. À cette évocation par Sabina de la quête de l'Or, symbolisant la quête de l'identité profonde au sein d'une expérience d'amour sublime, Jung sait qu'il en en face de lui quelqu'un qui le comprend dans son désir le plus secret et le plus intime, désir qui se révèle du coup dans toute sa puissance effrayante. Dans ce cabinet de jeune psychiatre (Jung a 31 ans), ce n'est plus Jung qui vit, c'est Siegfried qui vit en lui. Et auprès de lui, celle qui vient de parler n'est plus une jeune patiente de 21 ans, c'est Brunnhilde que Siegfried vient de découvrir dans un état de sommeil …
Siegfried assistant au réveil de Brünnhilde
dans le troisième volet de l’opéra de Wagner « L’Anneau du Nibelung » «Charme qui brûle gagne mon cœur; trouble embrasé règne en ma vue: tout flotte et tourne sous mon front! Qui puis-‐je appeler qui me seconde? Mère! mère! entends ma voix! Comment l'éveiller pour que ses yeux sur moi s'ouvrent? Ses yeux sur moi s'ouvrent?
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Vont-‐ils m'éblouir, ces yeux? Puis-‐je affronter? Subir cet éclat? Tout flotte et tourne et tombe en moi! D'âpres désirs consument mon être; mon cœur qui défaille trouble ma main! Serais-‐je un lâche? C'est donc la crainte? O mère? mère? ton fils valeureux! Paisible, dort une femme qui va lui apprendre la peur! Comment s'enhardir? Comment oser? M'éveillant moi-‐même que sa voix me réveille! Fraîche à mes yeux sa bouche fleurit. Quel doux frisson d'effroi vibre en mon sein! Ah! cette haleine! tendre et tiède senteur! Eveille-‐toi! Eveille-‐toi! Femme sacrée! J'appelle en vain. Puisons donc la vie aux fleurs de ses lèvres quand j'en devrais mourir! [Brunnhilde s'éveille et dit:] «..................... Je sors de mon sommeil; mes yeux s'ouvrent: Siegfried seul m'a porté l'éveil. ....................... O Siegfried! Siegfried! Noble héros! Réveil de la vie, jour triomphant! Oh! sache donc, joie qui nous luit, d'où date mon amour. Tu fus mon rêve, mon seul souci! Ta tendre enfance, je la préservai. Au sein maternel mon bras t'a sauvé. Je t'aimais dès lors, Siegfried! [Et Siegfried d'interroger:] Ma mère n'est donc pas morte? Elle dort seulement?
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Jung a donc découvert dans la personne de Sabina la figure idyllique de la bien-‐aimée, de cette «Hélène» qui, comme il le dira plus tard en référence à la Guerre de Troie, «sommeille dans le cœur de tout homme» et qui s'était déjà manifestée dans la personne de sa cousine maternelle Hélène Preiswerck, mais qu'il n'avait pas eu, à cette époque-‐là, la «hardiesse» d'approcher. Tourmenté dès lors par cet amour sublime qu'il lui est interdit de concrétiser, Jung décide cette année-‐là d'écrire à Freud, dans l'espoir, selon toute évidence, de trouver auprès de lui un éclairage ainsi qu'un support moral par rapport à ce qui est devenu sa «préoccupation essentielle » ainsi que le «problème le plus pénible de son intimité». Après avoir expédié à Freud une copie de ses premiers articles sur L'expérience des associations et après lui avoir indiqué, dans une première lettre, sa réserve à l'idée que l'hystérie (point de vue de Freud) ait une genèse exclusivement sexuelle, Jung se confie à Freud dès sa seconde lettre:
«Il me faut abréagir auprès de vous, quitte à vous ennuyer, une expérience que j'ai vécue tout récemment. Je traite actuellement une hystérie selon votre méthode. Cas grave, une étudiante russe, malade depuis six ans.»
Freud répondra aux questions de Jung tout en espérant que Jung en viendra à se rallier tout à fait à sa théorie de la sexualité. Mais la réserve de Jung là-‐dessus ne flanchera pas; elle ira au contraire en s'amplifiant jusqu'à ce qu'il élabore sa propre théorie de l'inceste qui lui vaudra un catégorique désaveu de la part de Freud. Or on peut se demander ici quels sont les facteurs qui ont incité Jung à se démarquer, dès le début de son échange avec Freud, de ce qui deviendra la clef de voûte de la psychanalyse freudienne, à savoir le complexe d'Œdipe. A examiner de près tant le contenu de la vision de Miss Miller, tant celui du mythe de Siegfried et ce, dans leur rapport avec ce que Jung est en train d'expérimenter au contact de Sabina, je dégage les facteurs suivants…
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Les origines d'Œdipe et de Siegfried L'histoire d'Œdipe commence avec un geste de rejet résultant, comme cela fut mis en lumière par Marie Balmary,26, d'une double transgression : ° Laios, père d'Œdipe, avait développé du temps de sa jeunesse, une passion dite «non naturelle» pour Chrisippe, le fils du roi Pélops, lequel avait eu la générosité de l'adopter après la mort de son père. Lorsque Chrisippe apprit que cette passion coupable avait été découverte par son père, de honte il se suicida. Et c'est suite à cette première transgression que Laios se vit, en guise de punition, interdire par l'oracle de concevoir un enfant sous peine d'être tué par celui-‐ci. ° Or n'écoutant pas l'oracle, Laios avait quand même conçu un enfant avec Jocaste (deuxième transgression) et c'est pour échapper aux conséquences fatales de son geste qu'il avait répudié son fils et l'avait voué à la mort en l'exposant aux éléments. Ce qui fera dire à Balmary que lorsqu'on découvrit Œdipe abandonné, les pieds troués et attachés, il n'y avait sur lui aucun symbole qui aurait permis de découvrir ses origines, il n'y avait qu'un symptôme, soit celui de l'enflure de ses pieds qui lui valu son nom (Œdipe = pieds enflés). Le début de l'histoire de Siegfried est toute différente: loin d'être accueilli à sa naissance par le doigt menaçant du père qui rejette et dénie le droit d'exister, il est reçu par la main ouverte de sa mère qui n'a tenu à vivre que pour le mettre au monde, en l'investissant de la tâche d'incarner le nouvel homme. Et quand à son nom, il porte bien l'empreinte vivante de ses origines: son nom commence en effet comme celui de ceux qui l'ont conçu: Siegmund et Sieglinde! Un trait commun semble cependant caractériser l'histoire de l'un et de l'autre et c'est celui de la trame incestueuse: si dans le cas d'Œdipe, l'inceste est commis entre lui et sa mère Jocaste, dans le cas de Siegfried, c'est chez ses parents qu'il fut commis. En effet, comme le rapporte ma collègue française Martine Drahon-‐Gallard,
«Siegfried est le fruit d'un inceste fraternel. Ses parents Siegmund et Sieglinde sont des jumeaux qu'un destin tragique avait séparés enfants et
26 L’homme aux statues. Freud et la faute cachée du père, Ed. Grasset & Fasquelle, Paris, 1979, 282 p.
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qui tombent d'un amour violent, passionné, quand ils se rencontrent adultes et se reconnaissent inconsciemment».
Le dernier adieu de Wotan et Brünnhilde par F. Leeke, 1875 Illustration pour le volet La Walkyrie de l'opéra de Wagner L'Or du Rhin
En outre, Brünnhilde, que Siegfried sent lui être destinée, a pour père le redoutable dieu Wotan qui est également le père des parents de Siegfried. Brunhilde est donc la tante de Siegfried qui se trouve dès lors doublement pris dans la trame incestueuse.
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Des deux types d'inceste: le destructeur et le régénérateur Remarquons toutefois une différence capitale entre les deux trames incestueuses : ° dans le cas d' Œdipe, l'inceste est commis aveuglément, suite à un rejet mortifère de la part du père et il s'inscrit dans une dynamique de pouvoir destructrice : avant de se lier à sa mère, Œdipe tue son père et il prend ensuite sa place sur le trône royal; ° dans le cas de Siegfried, l'inceste de ses parents est accompli dans une dynamique de reconnaissance amoureuse et c'est une semblable dynamique qui caractérise le lien entre Siegfried et Brünnhilde. Bien sûr les deux, de par les émotions de fascination et de frayeur qu'ils éprouvent au contact l'un de l'autre, pressentent le caractère interdit de leur union, mais ils n'en éprouvent pas moins la nécessité vitale de réaliser cette union, dussent-‐ils en mourir à l'exemple de tous les grands couples d'amoureux (Roméo et Juliette, Tristan et Iseult, Péléas et Mélisandre, etc.).
Deborah Voigt (Brünnhilde) et Jay Hunter Morris (Siegfried)
Dans l’opéra de Wagner mis en scène par Robert Lepage au Metropolitan Opera de New York (octobre 2011)
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Dans les deux cas donc, le désir incestueux prévaut, mais dans le premier ce désir est associé à la vengeance et à la volonté de pouvoir, tandis que dans le second, ce désir est associé à la reconnaissance et à la volonté d'accomplir une noble tâche. Faut-‐il donc mettre les deux dans le même bain, sous la même étiquette, sous prétexte qu'il s'agit là de liens de parenté interdits ? La réponse de Jung à cela est non (!) et sa réponse est non parce qu'une telle confusion ne rendrait justice ni à ce qui se passe entre Siegfried et Brünnhilde, ni à ce qu'il vit profondément dans son contact avec Sabina. Ce qui se passe là ne peut pas être expliqué uniquement par la théorie d'une libido de nature exclusivement sexuelle fixée sur le parent du sexe opposé, mais plutôt, étant donné le caractère d'extrême régression qu'une telle expérience d'amour fusionnel implique, de par le fait d'une libido pré-‐sexuelle qui exige rien de moins que le retour de l'individu à une condition psychique dans laquelle il ne fait plus qu'un avec sa mère. Car telle serait, en définitive, l'objet ultime de tout mouvement incestueux: la Mère.
Pulsion de faim et pulsion sexuelle Un indice du caractère pré-‐sexuel de ce retour au sein de la mère que constitue l'état d'amour passion est la prépondérance du baiser chez les amoureux fusionnels par rapport à l'acte sexuel. En citant un conte de Grimm où on apprend qu'une jolie femme ne dût son salut qu'à un baiser au serpent, Jung commentera en disant que :
« … la vertu curative de ce baiser prouve que le serpent a une signification non seulement phallique mais aussi maternelle.»
Parvenant facilement à l'extase uniquement par le biais du regard mutuel, les yeux dans les yeux, tout se passe comme si le désir fiévreux qui anime le corps entier de ces amoureux trouvait principalement son objet dans la bouche de l'autre, dans son haleine, son souffle, sa salive. Or qu'est-‐ce que cela sinon que l'autre est vécu tout à coup comme nourriture utérine et souffle ombilical? Cette expérience de l'autre comme mère nourricière est rapportée par Jung dans ses Métamorphoses avec toute une foison d'exemples puisés dans des textes mythologiques et poétiques. Je ne citerai que l'un de ces passages où Jung introduit un poème de Goethe contenu dans son Faust :
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«À mon avis, le mythe du héros est plutôt celui de la souffrance de notre propre inconscient, de l'aspiration inassouvie et rarement réalisable vers les sources les plus profondes de notre être, vers le sein de la mère et, dans celui-‐ci, aspiration à la communion avec la vie infinie dans les formes innombrables de l'existence. Ici encore, nul mieux que Goethe n'en a eu l'intuition; aussi, je cède la parole au maître qui a si merveilleusement pressenti jusqu'où s'enfoncent et puisent les plus profondes racines de l'aspiration de Faust :
Je révèle à regret ce suprême mystère: Des déesses sublimes trônent dans l'espace, Dans le vide impalpable, dans la solitude! Ni le lieu ni le temps n'existent autour d'elles, Et l'on se sent troublé, rien que de parler d'elles, Ce sont... ce sont les Mères! Aucun mortel ne les connaît Et nous n'aimons pas les nommer. Tu es cause que nous cherchons, Parmi le vide, leur demeure. -‐ Où est la route? -‐ Aucune route! Cherche l'inexploré, cherche l'impénétrable, Qu'on ne peut obtenir par des supplications. Tu n'auras à forcer ni verrous ni serrures, Tu n'y avanceras qu'au gré des solitudes, Te fais-‐tu une idée des vides solitudes? Si même tu nageais à travers l'océan Tu pourrais contempler les flots et l'Infini, Tu verrais quelque chose, même en tressaillant De peur d'être englouti dans cet immense gouffre. Tu verrais les dauphins dans ces calmes flots verts, La lune, le soleil, les astres et les nues! Dans le vide éternel, tu ne verras plus rien, N'entendras plus tes pas, ne verras nulle part Un endroit pour poser ou tes pieds ou tes mains. Prends cette clef pour guide! Elle te conduira là-‐bas, auprès des Mères!27 Cette expérience de régression dans le monde de la mère qui caractériserait, dans l'optique jungienne, le mouvement incestueux, ne va pas toutefois sans comporter un sérieux danger, car si la finalité de ce mouvement est de permettre à l'individu de se refaire des forces, voire d'y puiser une identité qui n'avait jamais réussi à se forger au dehors, il
27 Ouvr. cité, pp. 196-‐97.
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n'en demeure pas moins que cette expérience implique une dissolution momentanée du moi accompagnée de la perte de tous les repères habituels. Ce risque réel d'une dissolution sans retour de la personnalité acquise expliquerait pourquoi nombre de gens y tendent sans toutefois s'y compromettre pleinement. C'est le cas entre autres du type Don Juan ou Messaline qui systématiquement retire son épingle du jeu au moment où «les marrons commencent à cuire». Totalement sous l'emprise d'une figure de mère de type mante religieuse, ce n'est qu'au moment de mourir que celui-‐ci découvre le complot inconscient dont il a été victime, complot mu encore une fois par un désir de vengeance et une volonté de domination. C'est le cas également du grand nombre qui, tout en éprouvant à certaines périodes de leur vie le besoin d'un tel mouvement regénérateur, optent pour la solution d'un vécu par procuration: il appartiendra dès lors aux héros et héroïnes des romans de vivre cela à leur place. C'est moins dangereux et souvent plus sage, car on a toujours alors la possibilité de fermer le livre ou l'écran de télévision, avant que d'être submergé par ces émotions nucléaires qu'une telle expérience fait surgir.
« Le Baiser », sculpture réalisée par l’artiste roumain Constantin Brancusi
La première version du Baiser, réalisée en 1907, deviendra en 1910 un monument funéraire dans le cimetière Montparnasse pour une amie de Brancusi qui s’est suicidée par amour
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La psychanalyse freudienne et la psychologie analytique jungienne contiennent l'expression typique de deux stratégies personnelles différentes face au mouvement incestueux qui anime tant la quête d' Œdipe que celle de Siegfried. Nous pouvons formuler chacune de ces stratégies de la manière suivante:
La stratégie freudienne: une stratégie de dictature par la raison Freud, dira Balmary, tout comme Lacan, à sa suite,
«… estime que le désir qui mène l'être humain vers l'autre sexe est désir de fusion, nostalgie du paradis perdu, retour au lieu maternel. Le désir ne semble pas guider l'humain vers le dehors mais vers la reproduction de liens passés; vers la quête d'une nouvelle chance pour être enfant, enfoui en l'autre... »
Mais cette recherche de l'autre à travers l'expérience amoureuse, tout comme la recherche de Dieu (cet autre avec un grand A) à travers l'expérience religieuse, seraient fondées, en dernière analyse, sur une formidable illusion et seront rangées dans le strict camp du narcissisme. En est témoin ce propos plein d'amertume de Lacan devant l'échec d'Éros :
« Cette jouissance de l'Autre, chacun sait à quel point c'est impossible, et contrairement au mythe qu'évoque Freud à savoir que l'Éros, ce serait faire un, justement, c'est de ça qu'on crève, c'est qu'en aucun cas deux corps ne peuvent faire un, de si près qu'on le serre. [...] C'est la plus formidable blague. »
Au lieu que d'obtempérer à ce mouvement passionnel en prenant le risque de la destruction qu'il comporte et au lieu que de souscrire à ce que de toute façon il considère comme une illusion, Freud optera pour juguler ce mouvement avec le contrôle de la raison. «Refouler vos sentiments» a-‐t-‐il suggéré à Sabina. S'ancrant dans cette option, il dira plus tard:
« Puisse un jour l'intellect -‐ l'esprit scientifique, la raison -‐ accéder à la dictature dans la vie psychique des humains! La raison -‐ sa nature même nous en est garante -‐ ne négligera pas de donner aux sentiments humains et à tout ce qu'ils déterminent la place qui leur est due. Cependant, obligés de se soumettre au joug de la raison, les hommes reconnaîtront qu'elle constitue le plus
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puissant des liens, celui dont on sera en droit d'attendre d'autres conciliations.28 »
La stratégie freudienne pourrait se résumer comme suit: les troubles névrotiques et psychotiques dont sont atteints les gens plus ou moins victimes d'une maladie mentale ont leur source dans une pulsion libidinale de nature sexuelle fixée sur le parent du sexe opposé. Comme cette pulsion a été soustraite à la conscience par les mécanismes de la censure et du refoulement, la thérapie consistera à permettre, au moyen du transfert, le retour de ce refoulé. Une fois que cette pulsion incestueuse aura été reconnue, l'individu devra alors en faire le deuil en renonçant au plaisir érotique qui lui est associé puis en adhérant d'emblée au principe de la réalité.
La stratégie jungienne: une stratégie d'aventure dans le monde de l'irrationnel Au moment où (en 1911) Jung était en train de travailler sur les matériaux phantasmatiques de Miss Miller tout en les comparant à divers motifs mythologiques et poétiques, il eut un rêve qui augura, comme il le rapporte dans son autobiographie, sa rupture prochaine avec Freud. Ce rêve comportait deux parties.
Dans la première partie, apparaissait «un personnage d'un certain âge revêtu de l'uniforme des douaniers de la monarchie impériale et royale et se tenant au voisinage de la frontière austro-‐helvétique.» Le visage de cet homme, ajoute Jung, «avait une expression morose, un peu mélancolique et agacée.» Lorsqu'il se mit à analyser cette partie du rêve, la ‘douane’ lui fit penser immédiatement à la censure et quant à la ‘frontière’, elle lui fit penser d'une part à celle qui existe entre le conscient et l'inconscient et d'autre part à celle qui existait entre les vues de Freud et les siennes.
Dans la seconde partie de ce rêve, lui apparaît un autre personnage. Il s'agit cette fois
d'un chevalier revêtu de toute son armure et portant sur sa cotte de mailles un vêtement blanc dans lequel une croix rouge était tissée sur la poitrine et sur le dos. Dans le commentaire qui suit, Jung dit avoir associé ce chevalier aux chevaliers du Graal et à leur quête :
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«Car c'était là mon monde, ajoute-‐t-‐il, au sens le plus intime, et il n'avait guère de rapports avec celui de Freud. Tout en moi cherchait cette part encore inconnue qui puisse donner un sens à la banalité de la vie.»
Telles furent donc l'option et la stratégie de Jung en ce qui a trait à la dynamique incestueuse. Convaincu que de se soumettre à la censure du père et à son dictat de refoulement lui aurait valu de perdre le goût de vivre et de ne plus trouver la force de réaliser ce que son daïmon lui adjoignait d'accomplir, Jung choisit de transgresser la loi du père.
« Quiconque s'est débarrassé de son père peut donc s'emparer de sa femme, dira-‐t-‐il dans ses Métamorphoses, et celui qui a triomphé de la mère peut à son tour prendre femme. »
Dans ces quelques mots se trouve évoqué le processus d'individuation qu'un être
humain peut choisir de vivre s'il ressent en lui la nécessité vitale de l’actualiser. Plongée dans le monde de la mère, ensevelissement, régénération, production de l'enfant nouveau (cf. : la seconde naissance) et finalement, affranchissement de la mère en vue d'un libre accomplissement dans le monde du père: telles seraient en gros les principales étapes de ce processus d'individuation. L'inceste, en tant que dynamique de restauration d'un moi sévèrement blessé et devenu trop faible pour continuer à faire face aux éléments hostiles du monde extérieur/exogamique n'a en soi rien de négatif. Tout dépend de ce que l'individu en fait, car pour en tirer profit, celui-‐ci devra parvenir à intérioriser cette dynamique. Cet Autre que l'amoureux épris a vu dans la personne de l'être aimé est en fait sa propre âme que la magie du rapport amoureux a fait miroiter pendant un temps sur le visage du bien-‐aimé ou de la bien-‐aimée. Dans son délire de souffrance, Chiwantopel prononce le nom de sa bien-‐aimée: Ja-‐ni-‐wa-‐ma, Ja-‐ni-‐wa-‐ma, toi tu me comprends! On ne sera pas étonné de trouver dans le nom même de cette figure maternelle toutes les syllabes du mot anima, nom que Jung a donné à cette partie féminine de l'homme que celui-‐ci doit parvenir à extraire du monde de la mère! L'incorporation ou, si l'on préfère, l'intégration de cette âme correspond, dans l'optique de Jung, à la finalité de la passion amoureuse et cela ne pourra s'accomplir sans qu'au moment propice s'opère le retrait de la projection, retrait dont la douleur peut être comparée aux
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douleurs de l'enfantement : c'est nommer là le sacrifice dont Jung a fait l'objet du dernier chapitre de ses Métamorphoses. Ce qui est recherché dans la passion amoureuse, c'est un élixir de vie. Mais cet élixir de vie n'est pas étranger, pourrions-‐nous dire, à la cigüe : les deux participent en effet de la même nourriture émotionnelle. Pour celui ou celle qui en a été privé et qui renonce à se l'administrer, cela peut signifier une vie condamnée à l'insignifiance et à la banalité : ce qui équivaut en quelque sorte à un affront capital fait à la Vie. Par contre, pour celui ou celle qui se l'administre sans y introduire l'élément actif de la conscience avec tout ce que cela suppose de souffrances consenties et en définitive de deuil, cela peut conduire à la désintégration du moi, à une suffocation de l'âme dans l'abîme maternel.
Les origines personnelles des options freudienne et jungienne Dépendamment de notre propre dynamique personnelle, il va de soi que nous aurons spontanément tendance à adhérer à l'une ou l'autre des options freudienne et jungienne. Selon le cas, nous y trouverons de toute façon, étant donné l'immense richesse de leur œuvre respective, des outils précieux pour un travail sur soi. Une telle adhésion ne va pas cependant sans comporter un sérieux piège. Si nous ne nous donnions pas la peine de reprendre à notre compte la pénible démarche existentielle qui a conduit aux découvertes respectives de l'un et de l'autre, nous courerions alors le risque de faire de leurs théories une profession de foi qui nous servirait alors à nous soustraire à toute cette part d'ombre inconsciente qui se trouverait ainsi subtilement projetée sur les conceptions de l'autre. D'où l'intérêt, afin d'échapper à ce piège, d'identifier avec l'aide des abondants matériaux biographiques qui sont maintenant à notre disposition, les facteurs personnels qui ont pu dans le cas de Freud et de Jung les amener à des positions apparemment irréconciliables. Ainsi on découvrira que Jacob, le père de Freud, avait un passé aussi problématique que celui du père d'Œdipe. En effet, des recherches nous ont permis de découvrir que la jeune mère de Freud n'était pas la seconde, mais bien plutôt la troisième épouse de son père. Et on a raison de croire que derrière la peur arborée par Freud vis-‐à-‐vis des conséquences désastreuses de l'inceste se tenait une dynamique de répudiation ayant possiblement conduit Rebecca, la seconde des épouses, au suicide. On peut comprendre le désespoir de celle-‐ci lorsqu'elle dut se rendre à l'évidence que son mari, Jacob, allait être le père illégitime d'un enfant qui allait naître d'une jeune femme du nom d'Amélia, soit le nom
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de celle qui allait devenir, huit mois seulement avant la naissance de Freud29, la troisième épouse de Jacob. Ainsi la théorie de Freud pourrait-‐elle s'expliquer en partie -‐ comme l'a démontré Marie Balmary (1979) -‐ de par la volonté du fils de racheter la faute du père et d'éviter à tout prix la répétition de gestes à conséquences désastreuses. Par ailleurs, on apprendra que le père de Jung, Jean-‐Paul-‐Achille, était un homme tourmenté par des doutes au sujet de sa foi chrétienne et on peut supposer que les conflits matrimoniaux qui ont empesté l'enfance de Jung n'étaient pas étrangers aux frustrations de ce père pasteur qui ne voyait pas comment concilier la soumission aux impératifs moraux de sa foi avec la satisfaction de ses besoins fusionnels. Quoique déniant tout fondement authentique à l'expérience religieuse, Freud ne se comporta pas moins, en matière d'éthique sexuelle, comme le plus vertueux des fidèles, donnant ainsi l'impression d'être plus rivé aux commandements de Moïse que le plus rigoriste des prophètes de l'Ancien Testament. Ainsi, sous les dehors apparents de la démarche scientifique, Jung allait expérimenter au contact de Freud ce qu'il avait vécu au contact de son père: la dynamique existentielle d'un fils se voyant interdire de manière autoritaire la plongée incestueuse dans le monde de la mère, avec sa promesse inhérente de renovatio. Or Jung avait acquis la conviction que l'état d'amertume et de morosité qui avait caractérisé à ses yeux la condition psychique de son père et maintenant, celle de Freud, était directement relié à l'incapacité éprouvée par l'un et l'autre de surmonter la peur d'être détruit, engendrée par la perspective nicodèmique30d'un retour au sein de la mère. 29 Dans la biographie officielle de Freud (La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, P.U.F.,Paris, 1958) rédigée par Ernest Jones, il est dit que Freud «naquit le 6 mai 1856, à 18 h 30, à Freiberg en Moravie», mais Jones ajoute, dans une note en bas de page: «Quand, en 1931, les habitants de Freiberg (aujourd'hui Pribor) apposèrent une plaque sur la maison natale de Freud, ils découvrirent que, d'après le registre local, Freud était né le 6 mars. Il s'agit sans doute d'une erreur de copie dont il y aurait lieu d'accuser un fonctionnaire; aucune naissance n'a été enregistrée avant le mois d'octobre. Ainsi en venant au monde, Freud fut la cause indirecte d'une de ces erreurs mentales qu'il devait, quarante ans plus tard, devenu professeur, élucider.» [p.1] Or, à la page suivante de cette biographie, nous apprenons que le père de Freud est mort précisément quarante ans après la naissance de celui-‐ci, soit le 23 octobre 1896. Au lieu que d'élucider la prétendue erreur mentale du fonctionnaire, la théorie psychanalytique de Freud -‐ sommes-‐nous en bon droit de croire -‐ est en fait venue camoufler, refouler dans l'inconscient, la faute du père cause indirecte du suicide de Rebecca, sa seconde épouse! C'est en effet à cette période, tout juste après la mort de son père que Freud fera part à son ami Fliess de l'abandon de sa première théorie, théorie de la faute du père. (cf.: Marie Balmary, L'homme aux statues, Freud et la faute cachée du père, Ed. Grasset, Paris, 1979, pp. 64-‐68). 30 Citant, à la page 216 de la première version de ses Métamorphoses, le propos tenu par Jésus dans « L’entretien à Nicodème », St-Jean, 3. 1-21 : « En vérité, en vérité, je te le dis, nul, s’il ne renaît de l’eau et de l’Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu. », Jung dégagera de ce propos la portée symbolique : « Ne pense pas charnellement, sinon tu es chair, pense symboliquement et tu es esprit ». Et cela, non pas en « se contentant de refouler la libido incestueuse », mais plutôt en mobilisant les forces motrices de celle-ci vers le difficile accomplissement de soi libéré de la tutelle parentale : « Car l’homme a besoin de toute sa libido pour combler les limites de sa personnalité ; et alors seulement il sera en état de faire de son mieux. Le chemin par lequel l’homme pourrait malgré tout employer sa libido fixée incestueusement semble avoir été indiqué par les symboles religieux et mythologiques. C’est pourquoi
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Conclusion
«La destruction comme cause du devenir » /œuvre symbolique de S. Spielrein Quelques mots, à propos du texte de conférence que présenta Sabina Spielrein à l'occasion de son introduction dans le Cercle de Freud à Vienne. Ce texte, intitulé La destruction comme cause du devenir, est celui que Sabina expédia à Jung en le baptisant Siegfried et c'est celui également dans lequel Freud puisera ses notions d'Éros et Thanatos dans sa théorie sur la pulsion de vie et de la pulsion de mort. Dans son écrit, Sabina émet l'hypothèse de deux types d'instincts: l'un, l'instinct d'autoconservation du moi, serait d'après elle un instinct statique à caractère exclusivement positif et permettant à l'être humain de s'affirmer comme «moi», de se poser comme individu distinct de l'espèce; l'autre, l'instinct d'autoconservation de l'espèce, aurait pour sa part deux composantes, l'une destructrice (celle qui détruit l'individu pour le fondre à nouveau dans l'espèce), l'autre créatrice (permettant une renovatio, c'est-‐à-‐dire la création d'un nouveau «moi», plus vaste et plus libre, soit plus conscient que l'ancien moi31).
Ces deux instincts -‐ que Spielrein conçoit comme agissant à la façon des mouvements systole et diastole du cœur humain – trouvent un écho important tant dans la théorie freudienne que dans la théorie jungienne, théories considérées comme irréductibles que pour ceux qui s'identifient à l'une ou l'autre des écoles qui leur sont sous-‐jacentes, sans égard au caractère indispensable et complémentaire de l'autre. Pour avoir vécu très près de ces deux grands théoriciens de la psychologie des profondeurs, Spielrein fut à même de saisir intuitivement le bien fondé de leurs points de vue respectifs et d'en rendre compte dans sa propre théorie dont il nous reste d’ailleurs à dégager tout le potentiel fécond. Erigeant un pont entre ceux qui se considéraient irrémédiablement séparés, Spielrein donnait naissance
Jésus enseigne à Nicodème : « tu dois penser à ton désir incestueux de renaissance, mais tu dois penser que tu serais recréé par l’eau, engendré par le souffle du vent et ainsi tu participerais à la vie éternelle. » pp. 217-218. 31 Ce qui rejoint l’insight psychologique contenu dans le propos de Paracelse reformulant celui de Jésus à Nicodème : "Celui qui veut entrer au Royaume de Dieu doit premièrement entrer avec son corps dans sa mère et là, mourir".
Sabina Spielrein (1885-1942)