+ All Categories
Home > Documents > Les Naufragés du Jonathan

Les Naufragés du Jonathan

Date post: 31-Dec-2016
Category:
Upload: trinhdieu
View: 216 times
Download: 0 times
Share this document with a friend
420
Les Naufragés du Jonathan Verne, Jules Publication: 1909 Catégorie(s): Fiction, Action & Aventure Source: http://www.ebooksgratuits.com 1
Transcript
Page 1: Les Naufragés du Jonathan

Les Naufragés du JonathanVerne, Jules

Publication: 1909Catégorie(s): Fiction, Action & AventureSource: http://www.ebooksgratuits.com

1

Page 2: Les Naufragés du Jonathan

A Propos Verne:Jules Gabriel Verne (February 8, 1828–March 24, 1905) was

a French author who pioneered the science-fiction genre. He isbest known for novels such as Journey To The Center Of TheEarth (1864), Twenty Thousand Leagues Under The Sea(1870), and Around the World in Eighty Days (1873). Vernewrote about space, air, and underwater travel before air traveland practical submarines were invented, and before practicalmeans of space travel had been devised. He is the third mosttranslated author in the world, according to Index Translatio-num. Some of his books have been made into films. Verne,along with Hugo Gernsback and H. G. Wells, is often popularlyreferred to as the "Father of Science Fiction". Source:Wikipedia

Disponible sur Feedbooks pour Verne:• 20000 lieues sous les mers (1871)• Voyage au centre de la Terre (1864)• Le Tour du monde en quatre-vingts jours (1873)• De la Terre à la Lune (1865)• Michel Strogoff (1874)• Autour de la Lune (1869)• Cinq semaines en ballon (1862)• Une Ville flottante (1870)• Les Enfants du capitaine Grant (1868)• Voyages et Aventures du Capitaine Hatteras (1866)

Note: Ce livre vous est offert par Feedbooks.http://www.feedbooks.comIl est destiné à une utilisation strictement personnelle et nepeut en aucun cas être vendu.

2

Page 3: Les Naufragés du Jonathan

Partie 1

3

Page 4: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 1Le guanaque

C’était un gracieux animal, le cou long et d’une courbure élé-gante, la croupe arrondie, les jambes nerveuses et effilées, lesflancs effacés, la robe d’un roux fauve tacheté de blanc, laqueue courte, en panache, très fournie de poils. Son nom dansle pays : guanaco ; en français : guanaque. Vus de loin, ces ru-minants ont souvent donné l’illusion de chevaux montés, etplus d’un voyageur, trompé par cette apparence, a pris pourune bande de cavaliers un de leurs troupeaux passant au galopà l’horizon.

Seule créature visible dans cette région déserte, ce gua-naque vint s’arrêter sur la crête d’un monticule, au milieud’une vaste prairie où les joncs se frôlaient bruyamment et dar-daient leurs pointes aiguës entre des touffes de plantes épi-neuses. Le museau tourné au vent, il aspirait les émanationsqu’une légère brise apportait de l’Est. L’œil attentif, l’oreilledressée, pivotante, il écoutait, prêt à prendre la fuite aumoindre bruit suspect.

La plaine ne présentait pas une surface uniformément plate.Çà et là, elle était vallonnée de bosses que les grandes pluiesorageuses, en ravinant la terre, avaient laissées après elles.Abrité par un de ces épaulements, à faible distance du monti-cule, rampait un indigène, un Indien, que le guanaque ne pou-vait apercevoir. Aux trois quarts nu, n’ayant pour tout vête-ment que les lambeaux d’une peau de bête, il avançait sansbruit, se faufilant dans l’herbe, de manière à se rapprocher dugibier convoité sans l’effaroucher. Celui-ci, cependant, avait lanotion d’un péril imminent et commençait à donner des signesd’inquiétude.

4

Page 5: Les Naufragés du Jonathan

Soudain, un lasso coupa l’air en sifflant et se déroula versl’animal. La longue courroie n’atteignit pas le but ; elle glissaet, de la croupe, tomba sur le sol.

Le coup était manqué. Le guanaque s’était enfui à toutesjambes. Il avait déjà disparu derrière un massif d’arbres,lorsque l’Indien arriva au sommet du monticule.

Mais, si le guanaque ne courait plus aucun danger, l’hommeétait menacé à son tour.

Après avoir ramené à lui le lasso dont le bout était fixé à saceinture, il se préparait à redescendre, quand un furieux rugis-sement éclata à quelques pas de lui. Presque aussitôt, un fauves’abattit à ses pieds.

C’était un jaguar de grande taille, au pelage grisâtre marbréde tachetures noires à centres plus clairs imitant la pupilled’un œil.

L’indigène connaissait la férocité de cet animal capable del’étrangler d’un seul coup de mâchoire. Il recula d’un bond. Parmalheur, une pierre qui roula sous son pied lui fit perdrel’équilibre. La main haute, il essaya de se défendre à l’aided’une sorte de couteau, fait d’un os de phoque très effilé, qu’ilétait parvenu à tirer de sa ceinture. Un instant même, il espérapouvoir se relever et se mettre en meilleure posture. Il n’en eutpas le temps. Le jaguar légèrement touché le chargea avec fu-reur. Renversé, les griffes du fauve déchirant sa poitrine, ilétait perdu.

Juste à ce moment retentit la détonation sèche d’une cara-bine. Le jaguar, le cœur traversé d’une balle, s’abattitfoudroyé.

À cent pas de là une légère vapeur blanche voltigeait au-des-sus d’un des rocs de la falaise. Debout sur ce roc, se tenait unhomme, sa carabine encore épaulée.

De type arien très accusé, cet homme n’était pas un compa-triote du blessé. Il n’avait pas la peau brune, bien qu’il fût for-tement hâlé, ni le nez élargi dans un profond enfoncement desorbites, ni les pommettes saillantes, ni le front bas sous unangle fuyant, ni les petits yeux de la race indigène. Aucontraire, sa physionomie était intelligente, son front vaste etzébré des multiples rides du penseur.

Ce personnage portait, coupés ras, des cheveux grisonnantscomme sa barbe. Toutefois on n’aurait pu, à dix ans près,

5

Page 6: Les Naufragés du Jonathan

indiquer son âge, compris sans doute entre la quarantaine et lacinquantaine. Il était de haute taille, et paraissait doué d’uneforce athlétique, d’une constitution vigoureuse, d’une santé in-attaquable. Les traits de son visage étaient énergiques etgraves, et toute sa personne exprimait la fierté, bien différentede l’orgueilleuse vanité des sots, ce qui lui donnait une véri-table noblesse d’attitude et de gestes.

Comprenant qu’il ne serait pas nécessaire de décharger uneseconde fois sa carabine, le nouveau venu l’abaissa, la désar-ma, la mit sous son bras, puis se retourna vers le Sud.

Dans cette direction, en contrebas de la falaise se dévelop-pait une large étendue de mer. L’homme, se penchant, appela :« Karroly !… » et ajouta deux ou trois mots dans une languerude et gutturale.

Quelques minutes plus tard, par une coupure de la falaise,apparut un adolescent d’environ dix-sept ans, que suivit deprès un homme dans la maturité de l’âge. Assurément, tousdeux étaient Indiens, à en juger par leur type bien différent decelui de ce blanc, qui venait de prouver son adresse par un sibrillant coup de fusil. Bien musclé, larges épaules, torse puis-sant, grosse tête carrée portée sur un cou robuste, taille decinq pieds, très brun de peau, très noir de cheveux, des yeuxperçants sous une arcade sourcilière peu fournie, barbe ré-duite à quelques poils, tel était l’homme, qui paraissait avoirdépassé la quarantaine. Les caractères de l’animalité, maisd’une animalité douce et caressante, le disputaient à ceux del’humanité, chez cet être de race inférieure, qu’on eût été tentéde comparer, plutôt qu’à un fauve, à un bon et fidèle chien, àl’un de ces courageux terre-neuve, qui peuvent devenir le com-pagnon, mieux que le compagnon, l’ami de leur maître. Et cefut bien comme un de ces dévoués animaux qu’il accourut àl’appel de son nom.

Quant au jeune garçon, son fils selon toute apparence, dontle corps souple comme celui d’un serpent était entièrement nu,il semblait très supérieur à son père au point de vue intellec-tuel. Son front plus développé, ses yeux pleins de feu, expri-maient l’intelligence et, ce qui vaut mieux encore, la droitureet la franchise.

Lorsque les trois personnages furent réunis, les deuxhommes échangèrent quelques mots dans ce langage indigène

6

Page 7: Les Naufragés du Jonathan

caractérisé par une aspiration courte à la moitié de la plupartdes mots, puis tous se dirigèrent vers le blessé, qui gisait sur lesol près du jaguar abattu.

Le malheureux avait perdu connaissance. Le sang coulait desa poitrine labourée par les griffes de la bête féroce. Cepen-dant, ses yeux fermés se rouvrirent lorsqu’il sentit une mainécarter son grossier vêtement.

En apercevant celui qui venait à son secours son regards’éclaira d’une faible lueur de joie, et ses lèvres décoloréesmurmurèrent un nom :

« Le Kaw-djer ! »Le Kaw-djer, un mot qui signifie l’ami, le bienfaiteur, le sau-

veur, en langue indigène, et ce beau nom appartenait évidem-ment à ce blanc, car celui-ci fit un signe affirmatif.

Pendant qu’il donnait les premiers soins au blessé, Karrolyredescendit par la coupée de la falaise pour revenir bientôtavec un carnier renfermant une trousse et quelques flaconspleins du suc de certaines plantes du pays. Tandis que l’Indiensoutenait sur ses genoux la tête du blessé, dont la poitrine étaità découvert, le Kaw-djer lava les blessures et en étancha lesang. Il rapprocha ensuite les lèvres des plaies, qui furent re-couvertes par des tampons de charpie imbibée du contenu del’un des flacons, puis, détachant sa ceinture de laine, il en en-toura la poitrine de l’indigène, de manière à maintenir tout lepansement.

Le malheureux survivrait-il ? Le Kaw-djer ne le pensait pas.Aucun remède ne pourrait sans doute provoquer la cicatrisa-tion de ces déchirures, qui semblaient intéresser jusqu’à l’esto-mac et jusqu’aux poumons.

Karroly, profitant de ce que les yeux du blessé venaient de serouvrir, demanda :

« Où est ta tribu ?…– Là… là…, murmura l’indigène, en indiquant de la main la

direction de l’Est.– Ce doit être, à huit ou dix milles d’ici, sur la rive du canal,

dit le Kaw-djer, ce campement dont nous avons aperçu les feuxla nuit dernière. »

Karroly approuva de la tête.

7

Page 8: Les Naufragés du Jonathan

« Il n’est que quatre heures, ajouta le Kaw-djer, mais le flotva bientôt monter. Nous ne pourrons partir qu’au soleillevant…

– Oui », dit Karroly.Le Kaw-djer reprit :« Halg et toi, vous allez transporter cet homme et vous

l’étendrez dans la barque. Nous ne pouvons rien de plus pourlui. »

Karroly et son fils se mirent en devoir d’obéir. Chargés dublessé, ils commencèrent à descendre vers la grève. L’un d’euxreviendrait ensuite chercher le jaguar, dont la dépouille se ven-drait cher aux trafiquants étrangers.

Pendant que ses compagnons s’acquittaient de cette doublebesogne, le Kaw-djer s’éloigna de quelques pas et escalada l’undes rochers qui dentelaient la falaise. De là, son regard rayon-nait vers tous les points de l’horizon.

À ses pieds, se découpait un littoral capricieusement dessiné,qui formait la limite nord d’un canal large de plusieurs lieues.La rive opposée, que des bras de mer échancraient à perte devue, s’estompait en vagues linéaments, semis d’îles et d’îlotsqui semblaient des vapeurs dans le lointain. Ni à l’Est, ni àl’Ouest on n’apercevait les extrémités de ce canal, le long du-quel courait la haute et puissante falaise.

Vers le Nord, se développaient interminablement des prairieset des plaines, zébrées de nombreux cours d’eau qui se déver-saient dans la mer, soit en torrents tumultueux, soit par deschutes retentissantes. De la surface de ces immenses prairiesjaillissaient, par endroits, des îlots de verdure, forêts épaisses,au milieu desquelles on eût vainement cherché un village, etdont les cimes s’empourpraient des rayons du soleil alors à sondéclin. Au-delà, bornant l’horizon de ce côté, se profilaient lesmasses pesantes d’une chaîne de montagnes, que couronnait lablancheur éclatante des glaciers.

Dans la direction de l’Est, le relief du pays s’accentuait plusencore. À l’aplomb du littoral, la falaise se haussait par étagessuccessifs, puis se redressait enfin brusquement en pics aigusqui allaient se perdre dans les zones élevées du ciel.

La contrée paraissait totalement déserte. Même solitude aus-si sur le canal. Pas une embarcation en vue, fût-ce un canotd’écorce, ou une pirogue à voiles. Enfin, si loin que le regard

8

Page 9: Les Naufragés du Jonathan

pût atteindre, ni des îles du Sud, ni d’aucun point du littoral, nid’aucune saillie de la falaise ne s’élevait une fumée témoignantde la présence de créatures humaines.

Le jour en était arrivé à cette heure, toujours empreinte dequelque mélancolie, qui précède immédiatement le crépuscule.De grands oiseaux planeurs, en quête de leur gîte nocturne,fendaient l’air de leurs troupes bruyantes.

Le Kaw-djer, les bras croisés, debout sur la roche qu’il avaitgravie, gardait une immobilité de statue. Mais une extase illu-minait son visage, ses paupières palpitaient, ses yeux étince-laient d’une sorte d’enthousiasme sacré, pendant qu’il contem-plait cette étendue prodigieuse de terre et de mer, dernièreparcelle du globe qui n’appartînt à personne, dernière régionqui ne fût pas courbée sous le joug des lois.

Longtemps, il demeura ainsi, baigné dans la lumière et fouet-té par la brise, puis il ouvrit les bras, les tendit vers l’espace, etun profond soupir gonfla sa poitrine, comme s’il eût voulu em-brasser d’une étreinte, aspirer d’une haleine tout l’infini. Alors,tandis que son regard semblait braver le ciel et parcourait or-gueilleusement la terre, de ses lèvres s’échappa un cri, qui ré-sumait son appétit sauvage d’une liberté absolue, sans limite.

Ce cri, c’était celui des anarchistes de tous les pays, c’était laformule célèbre, si caractéristique qu’on l’emploie courammentcomme un synonyme de leur nom, dans laquelle est contenueen quatre mots toute la doctrine de cette secte redoutable.

« Ni Dieu, ni maître !… » proclamait-il d’une voix éclatante,tandis que, le corps à demi penché au-dessus des flots, hors del’arête de la falaise, il semblait, d’un geste farouche, balayerl’immense horizon.

9

Page 10: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 2Mystérieuse existence

Les géographes désignent sous le nom de Magellanie l’en-semble des îles et îlots groupés, entre l’Atlantique et le Paci-fique, à la pointe sud du continent américain. Les terres lesplus australes de ce continent, c’est-à-dire le territoire pata-gon, prolongées par les deux vastes presqu’îles du RoiGuillaume et de Brunswick, se terminent par un des caps decette dernière, le cap Froward. Tout ce qui ne leur est pas di-rectement rattaché, tout ce qui en est séparé par le détroit deMagellan, constitue ce domaine, auquel a été justement réser-vé le nom de l’illustre navigateur portugais du XVIe siècle.

La conséquence de cette disposition géographique, c’est que,jusqu’en 1881, cette partie du Nouveau-Monde n’était ratta-chée à aucun État civilisé, pas même à ses plus proches voi-sins, le Chili et la République Argentine, qui se disputaientalors les pampas de la Patagonie. La Magellanie n’appartenaità personne, et des colonies pouvaient s’y fonder en conservantleur entière indépendance.

Elle n’est cependant pas d’une étendue insignifiante, cettecontrée qui, sur une aire de cinquante mille kilomètres superfi-ciels, comprend, outre un grand nombre d’autres îles demoindre importance, la Terre de Feu, la Terre de Désolation,les îles Clarence, Hoste, Navarin, plus l’archipel du cap Horn,formé lui-même des îles Grévy, Wollaston, Freycinet, Hermitte,Herschell, et des îlots et récifs, par lesquels s’achève en pous-sière la masse énorme du continent américain.

Des diverses parcelles de la Magellanie, la Terre de Feu estde beaucoup la plus vaste. Au Nord et à l’Ouest, elle a pour li-mite un littoral très déchiqueté, depuis le promontoire d’Espiri-tu Santo jusqu’au Magdalena Sound. Après avoir projeté vers

10

Page 11: Les Naufragés du Jonathan

l’Ouest une presqu’île tout effilochée que domine le mont Sar-miento, elle se prolonge, au Sud-Est, par la pointe de San-Die-go, sorte de sphinx accroupi dont la queue trempe dans leseaux du détroit de Lemaire.

C’est dans cette grande île, au mois d’avril 1880, que se sontpassés les faits qui viennent d’être racontés. Ce canal que leKaw-djer avait sous les yeux pendant sa fiévreuse méditation,c’est le canal du Beagle, qui court au sud de la Terre de Feu etdont la rive opposée est formée par les îles Gordon, Hoste, Na-varin et Picton. Plus au Sud encore, s’éparpille le capricieux ar-chipel du cap Horn.

Près de dix ans avant le jour choisi comme point de départ àce récit, celui que les Indiens devaient plus tard appeler leKaw-djer avait été pour la première fois rencontré sur le litto-ral fuégien. Comment s’y était-il transporté ? Sans doute àbord de l’un des nombreux bâtiments, voiliers et steamers, quisuivent les détours du labyrinthe maritime de la Magellanie etdes îles qui la prolongent sur l’Océan Pacifique, en faisant avecles indigènes le commerce des pelleteries de guanaques, de vi-gognes, de nandous et de loups marins.

La présence de cet étranger pouvait s’expliquer aisément dela sorte, mais, quant à savoir quel était son nom, de quelle na-tionalité il relevait, s’il se rattachait par sa naissance à l’Ancienou au Nouveau-Monde, c’étaient là autant de questions aux-quelles il eût été malaisé de répondre.

On ignorait tout de lui. Nul, d’ailleurs, il convient del’ajouter, n’avait jamais cherché à se renseigner à son sujet.Dans ce pays où n’existait aucune autorité, qui aurait eu quali-té pour l’interroger ? Il n’était pas dans un de ces États organi-sés où la police s’inquiète du passé des gens et où il est impos-sible de demeurer longtemps inconnu. Ici, personne n’était dé-positaire d’une puissance quelconque, et l’on pouvait vivre endehors de toutes coutumes, de toutes lois, dans la plus com-plète liberté.

Pendant les deux premières années qui suivirent son arrivéeà la Terre de Feu, le Kaw-djer ne chercha pas à se fixer sur unpoint plutôt que sur un autre. Sillonnant la contrée de sescourses vagabondes, il se mit en relations avec les indigènes,mais sans jamais approcher des rares factoreries exploitées çàet là par des colons de race blanche. S’il entrait en rapports

11

Page 12: Les Naufragés du Jonathan

avec un des navires relâchant en quelque point de l’archipel,c’était toujours par l’intermédiaire d’un Fuégien, et unique-ment pour renouveler ses munitions et ses substances pharma-ceutiques. Ces achats, il les payait, soit au moyen d’échanges,soit en monnaie espagnole ou anglaise, dont il ne semblait pasdépourvu.

Le reste du temps, il allait de tribus en tribus, de campe-ments en campements. Il vivait, comme les indigènes, des pro-duits de sa chasse et de sa pêche, tantôt parmi les familles dulittoral, tantôt chez les peuplades de l’intérieur, partageantleur ajoupa ou leur tente, soignant les malades, secourant lesveuves et les orphelins, adoré par ces pauvres gens, qui ne tar-dèrent pas à lui décerner le glorieux surnom sous lequel il étaitconnu maintenant d’un bout à l’autre de l’archipel.

Que le Kaw-djer fût un homme instruit, aucun doute à cetégard, et il avait dû faire notamment des études très complètesen médecine. Il connaissait aussi plusieurs langues, et Fran-çais, Anglais, Allemands, Espagnols et Norvégiens auraient puindifféremment le prendre pour un compatriote. À son bagagede polyglotte, cet énigmatique personnage n’avait pas tardé àajouter le yaghon. Il parlait couramment cet idiome, qui est leplus employé dans la Magellanie, et dont les missionnaires sesont servis pour traduire quelques passages de la Bible.

Loin d’être inhabitable, ainsi qu’on le croit généralement, laMagellanie, où le Kaw-djer avait fixé sa vie, est très supérieureà la réputation que lui ont value les récits de ses premiers ex-plorateurs. Certes, il serait exagéré de la transformer en para-dis terrestre, et l’on aurait mauvaise grâce à contester que sapointe extrême, le cap Horn, ne soit balayée par des tempêtesdont la fréquence n’a d’égale que la fureur. Mais il ne manquepas de pays, en Europe même, qui nourrissent une populationnombreuse, bien que les conditions d’existence y soient beau-coup plus rudes. Si le climat y est humide au plus haut point,cet archipel doit à la mer qui l’entoure une incontestable régu-larité de température, et il n’a pas à subir les froids rigoureuxde la Russie septentrionale, de la Suède et de la Norvège. Lamoyenne thermométrique ne descend pas au-dessous de cinqdegrés centigrades en hiver si elle ne s’élève pas au-dessus dequinze degrés en été.

12

Page 13: Les Naufragés du Jonathan

À défaut d’observations météorologiques, l’aspect de ces îlesaurait dû mettre en garde contre toute appréciation d’un pessi-misme exagéré. La végétation y atteint une ampleur qui lui se-rait interdite dans la zone glaciale. Il y existe d’immenses pâtu-rages qui suffiraient à la nourriture d’innombrables troupeaux,et de vastes forêts où se rencontrent en abondance le hêtre an-tarctique, le bouleau, l’épine-vinette et l’écorce de Winter.Sans aucun doute, nos végétaux comestibles s’y acclimate-raient aisément, et beaucoup d’entre eux, jusques et y comprisle froment, pourraient y prospérer.

Pourtant, cette contrée, qui n’est pas inhabitable, est à peuprès inhabitée. Sa population ne comprend qu’un petit nombred’Indiens, catalogués sous le nom de Fuégiens ou de Pêcherais,véritables sauvages au dernier rang de l’humanité, qui viventpresque entièrement nus et mènent, à travers ces vastes soli-tudes, une vie errante et misérable.

Longtemps déjà avant l’époque où commence cette histoire,le Chili, en fondant la station de Punta-Arenas sur le détroit deMagellan, avait paru prêter quelque attention à ces régionsméconnues. Mais à cela s’était borné son effort, et, malgré laprospérité de sa colonie, il n’avait fait aucune tentative pourprendre pied sur l’archipel magellanique proprement dit.

Quelle succession d’événements avait conduit le Kaw-djerdans cette contrée ignorée de la plupart des hommes ? Celaaussi était un mystère, mais ce mystère, du moins, le cri lancédu haut de la falaise, comme un défi au ciel et comme un re-merciement passionné à la terre, permettait de le percer enpartie.

« Ni Dieu, ni maître ! » c’est la formule classique des anar-chistes. Il était donc à supposer que le Kaw-djer appartenait,lui aussi, à cette secte, foule hétéroclite de criminels etd’illuminés. Ceux-là, rongés d’envie et de haine, toujours prêtsà la violence et au meurtre ; ceux-ci, véritables poètes quirêvent une humanité chimérique d’où le mal serait banni à ja-mais par la suppression des lois imaginées pour le combattre.

À laquelle de ces deux classes appartenait le Kaw-djer ?Était-il un de ces libertaires aigris, un de ces apologistes del’action directe et de la propagande par le fait, et, successive-ment rejeté par toutes les nations, n’avait-il trouvé de refugequ’à cette extrémité du monde habitable ?

13

Page 14: Les Naufragés du Jonathan

Une telle hypothèse se serait mal accordée avec la bontédont il avait donné tant de preuves depuis son arrivée dansl’archipel magellanique. Qui s’était acharné si souvent à sauverdes existences humaines n’avait jamais dû songer à en dé-truire. Qu’il fût anarchiste, oui, puisqu’il le proclamait lui-même, mais alors il appartenait à la section des rêveurs et nonà celle des professionnels de la bombe et du couteau. S’il enétait effectivement ainsi, son exil ne devait être que le dénoue-ment logique d’un drame intérieur, et non pas un châtimentédicté par une volonté étrangère. Sans doute, tout enivré parson rêve, il n’avait pu supporter ces règles d’airain qui, dansl’Univers civilisé, conduisent l’homme en laisse du berceau jus-qu’à la mort, et un moment était venu où l’air lui avait sembléirrespirable dans cette forêt de lois innombrables par les-quelles les citoyens achètent, au prix de leur indépendance, unpeu de bien-être et de sécurité. Son caractère lui interdisant devouloir imposer par la force ses idées et ses répugnances, iln’avait pu, dès lors, que partir à la recherche d’un pays où l’onne connût pas l’esclavage, et c’est ainsi peut-être qu’il avaitéchoué finalement en Magellanie, le seul point, sur toute lasurface de la terre, où régnât encore la liberté intégrale.

Pendant les premiers temps de son séjour, deux ans environ,le Kaw-djer ne quitta point la grande île où il avait débarqué.

La confiance qu’il inspirait aux indigènes, son influence surleurs tribus ne tarda pas à s’accroître. On venait le consulterdes autres îles parcourues par des Indiens Canoës, ou Indiensà pirogues, dont la race est quelque peu différente de celle desYacanas qui peuplent la Terre de Feu. Ces misérables Pêche-rais, qui vivent, comme leurs congénères, de chasse et depêche, se rendaient près du « Bienfaiteur », quand celui-ci setrouvait sur le littoral du canal du Beagle. Le Kaw-djer ne refu-sait à personne ses conseils ni ses soins. Souvent même, danscertaines circonstances graves, lorsque sévissait quelque épi-démie, il risqua sans marchander sa vie pour combattre lefléau. Bientôt sa renommée se répandit dans toute la contrée.Elle franchit le détroit de Magellan. On sut qu’un étranger, ins-tallé sur la Terre de Feu, avait reçu des indigènes reconnais-sants le titre de Kaw-djer, et, à plusieurs reprises, il fut sollicitéde venir à Punta-Arenas. Mais il répondit invariablement parun refus dont aucune instance ne put triompher. Il semblait

14

Page 15: Les Naufragés du Jonathan

qu’il ne voulût pas remettre le pied là où il ne sentait plus lesol libre.

Vers la fin de la deuxième année de son séjour, il se produisitun incident dont les conséquences devaient avoir une certaineinfluence sur sa vie ultérieure.

Si le Kaw-djer s’obstinait à ne pas aller à la bourgade chi-lienne de Punta-Arenas, qui est située sur le territoire de la Pa-tagonie, les Patagons ne se privent pas d’envahir parfois le ter-ritoire magellanique. Eux et leurs chevaux transportés enquelques heures sur la rive sud du détroit de Magellan, ils fontde longues excursions, ce qu’on appelle en Amérique degrands raids, d’une extrémité à l’autre de la Terre de Feu, atta-quant les Fuégiens, les rançonnant, les pillant, s’emparant desenfants qu’ils emmènent en esclavage dans les tribuspatagones.

Entre les Patagons ou Tchnelts et les Fuégiens, il existe desdifférences ethniques assez sensibles sous le rapport de la raceet des mœurs, les premiers étant infiniment plus redoutablesque les seconds. Ceux-ci vivent de la pêche et ne se réunissentguère que par familles, tandis que ceux-là sont chasseurs etforment des tribus compactes sous l’autorité d’un chef. Enoutre, la taille des Fuégiens est un peu inférieure à celle deleurs voisins du continent. On les reconnaît à leur grosse têtecarrée, aux pommettes saillantes de leur face, à leurs sourcilsclairsemés, à la dépression de leur crâne. En somme, on lestient pour des êtres assez misérables, dont la race n’est pasprès de finir cependant, car le nombre des enfants est considé-rable, autant, pourrait-on dire, que celui des chiens quigrouillent autour des campements.

Quant aux Patagons, ils sont de haute stature, vigoureux etbien proportionnés. Dénués de barbe, ils laissent pendre leurslongs cheveux noirs maintenus sur le front par un bandeau.Leur figure olivâtre est plus large aux mâchoires qu’auxtempes, leurs yeux s’allongent quelque peu suivant le typemongol, et, de part et d’autre d’un nez largement épaté, leursyeux brillent du fond d’orbites assez rétrécies. Intrépides et in-fatigables cavaliers, il leur faut de larges espaces à franchiravec leurs non moins infatigables montures, d’immenses pâtu-rages pour la nourriture de leurs chevaux, des terrains dechasse où ils poursuivent le guanaque, la vigogne et le nandou.

15

Page 16: Les Naufragés du Jonathan

Plus d’une fois, le Kaw-djer les avait rencontrés pendantleurs incursions sur la Terre de Feu, mais jusqu’alors il n’avaitjamais pris contact avec ces farouches déprédateurs, que leChili et l’Argentine sont impuissants à contenir.

Ce fut en novembre 1872, alors que ses pérégrinationsl’avaient conduit sur la côte ouest de la Fuégie, près du détroitde Magellan, que le Kaw-djer eut pour la première fois à inter-venir contre eux, en faveur de Pêcherais de la baie Inutile.

Cette baie, limitée au Nord par des marécages, forme uneprofonde découpure à peu près en face de l’emplacement oùSarmiento avait établi sa colonie de Port-Famine, de sinistremémoire.

Un parti de Tchnelts, après avoir débarqué sur la rive sud dela baie Inutile, attaqua un campement de Yacanas, qui necomptait qu’une vingtaine de familles. La supériorité numé-rique se trouvait du côté des assaillants, en même temps plusrobustes et mieux armés que les indigènes.

Ceux-ci essayèrent de lutter cependant, sous le commande-ment d’un Indien Canoë qui venait d’arriver au campementavec sa pirogue.

Cet homme s’appelait Karroly. Il faisait le métier de pilote etguidait les bâtiments de cabotage qui s’aventurent sur le canaldu Beagle et entre les îles de l’archipel du cap Horn. C’est enrevenant de conduire un navire à Punta-Arenas qu’il avait relâ-ché dans la baie Inutile.

Karroly organisa la résistance et, aidé des Yacanas, tenta derepousser les agresseurs. Mais la partie était par trop inégale.Les Pêcherais ne pouvaient opposer une défense sérieuse. Lecampement fut envahi, les tentes furent renversées, le sangcoula. Les familles furent dispersées.

Pendant la lutte, le fils de Karroly, Halg, alors âgé de neufans environ, était resté dans la pirogue, où il attendait sonpère, lorsque deux Patagons se précipitèrent de son côté.

Le jeune garçon ne voulut pas s’éloigner de la grève, ce quil’eût mis hors d’atteinte, mais ce qui eût aussi empêché sonpère de chercher refuge à bord de la pirogue.

Un des Tchnelts sauta dans l’embarcation et saisit l’enfantentre ses bras.

À ce moment, Karroly fuyait le campement au pouvoir desagresseurs. Il courut au secours de son fils que le Tchnelt

16

Page 17: Les Naufragés du Jonathan

emportait. Une flèche envoyée par l’autre Patagon siffla à sonoreille sans le toucher.

Avant qu’un second trait ne fût lancé, la détonation d’unearme à feu retentit. Le ravisseur mortellement frappé roula àterre, tandis que son compagnon prenait la fuite.

Le coup de feu avait été tiré par un homme de race blancheque le hasard amenait sur le lieu du combat. Cet homme,c’était le Kaw-djer.

Il n’y avait pas à s’attarder. La pirogue fut vigoureusementhalée par son amarre. Le Kaw-djer et Karroly sautèrent à bordavec l’enfant et poussèrent au large. Ils étaient déjà à une en-cablure du rivage lorsque les Patagons les couvrirent d’unenuée de flèches dont l’une atteignit Halg à l’épaule.

Cette blessure présentant une certaine gravité, le Kaw-djerne voulut pas quitter ses compagnons tant que ses soins pou-vaient être nécessaires. C’est pourquoi il resta dans la pirogue,qui contourna la Terre de Feu, suivit le canal du Beagle, et vintenfin s’arrêter dans une petite crique bien abritée de l’ÎleNeuve, où Karroly avait établi sa résidence.

Alors, il n’y avait plus rien à craindre pour le jeune garçon,dont la blessure était en voie de guérison. Karroly ne savaitcomment exprimer sa reconnaissance.

Lorsque, sa pirogue amarrée au fond de la crique, l’Indieneut débarqué, il pria le Kaw-djer de le suivre.

« Ma maison est là, lui dit-il ; c’est ici que je vis avec monfils. Si tu n’y veux rester que quelques jours, tu seras le bienve-nu, puis ma pirogue te ramènera de l’autre côté du canal. Si tuveux y rester toujours, ma demeure sera la tienne et je seraiton serviteur. »

À dater de ce jour, le Kaw-djer n’avait plus quitté l’Île Neuve,ni Karroly, ni son enfant. Grâce à lui, l’habitation de l’IndienCanoë était devenue plus confortable, et Karroly fut bientôt àmême d’exercer son métier de pilote dans de meilleures condi-tions. À sa fragile pirogue fut substituée cette solide chaloupe,la Wel-Kiej, achetée à la suite du naufrage d’un navire norvé-gien, dans laquelle l’homme blessé par le jaguar venait d’êtredéposé.

Mais cette nouvelle existence ne détourna pas le Kaw-djer deson œuvre humanitaire. Ses visites aux familles indigènes ne

17

Page 18: Les Naufragés du Jonathan

furent pas supprimées, et il continua de courir partout où il yavait un service à rendre ou une douleur à guérir.

Plusieurs années se passèrent ainsi, et tout portait à croireque le Kaw-djer continuerait à jamais sa vie libre sur cetteterre libre, lorsqu’un événement imprévu vint en troubler pro-fondément le cours.

18

Page 19: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 3La fin d’un pays libre

L’Île Neuve commande l’entrée du canal du Beagle par l’Est.Longue de huit kilomètres, large de quatre, elle affecte laforme d’un pentagone irrégulier. Les arbres n’y manquent pas,plus particulièrement le hêtre, le frêne, l’écorce de Winter, desmyrtacées et quelques cyprès de taille moyenne. À la surfacedes prairies poussent des houx, des berbéris, des fougères depetite venue. En de certaines places abritées se montre le bonsol, la terre végétale, propre à la culture des légumes. Ailleurs,là où l’humus existe en couche insuffisante, et plus spéciale-ment aux abords des grèves, la nature a brodé sa tapisserie delichens, de mousses et de lycopodes.

C’était sur cette île, au revers d’une haute falaise, face à lamer, que l’Indien Karroly résidait depuis une dizaine d’années.Il n’aurait pu choisir une station plus favorable. Tous les na-vires, au sortir du détroit de Lemaire, passent en vue de l’ÎleNeuve. S’ils cherchent à gagner l’Océan Pacifique en doublantle cap Horn, ils n’ont besoin de personne. Mais si, désireux detrafiquer à travers l’archipel, ils veulent en suivre les divers ca-naux, un pilote leur est indispensable.

Toutefois, relativement rares sont les navires qui fréquententles parages magellaniques, et leur nombre n’eût pas suffi à as-surer l’existence de Karroly et de son fils. Il s’adonnait donc àla pêche et à la chasse, afin de se procurer des objetsd’échange qu’il troquait contre tout ce qui était pour eux depremière nécessité.

Sans doute, cette île de dimensions restreintes ne pouvaitrenfermer qu’en petit nombre les guanaques et les vigognes,dont la fourrure est recherchée, mais, dans le voisinage, sontd’autres îles d’une étendue beaucoup plus considérable :

19

Page 20: Les Naufragés du Jonathan

Navarin, Hoste, Wollaston, Dawson, sans parler de la Terrede Feu avec ses immenses plaines et ses forêts profondes oùne manquent ni les ruminants ni les fauves.

Longtemps Karroly n’avait eu pour demeure qu’une grottenaturelle creusée dans le granit, préférable en somme à lahutte des Yacanas. Depuis l’arrivée du Kaw-djer, la grotte avaitfait place à une maison dont les forêts de l’île avaient fourni lacharpente, dont les roches avaient fourni les pierres, et dontles myriades de coquillages : térébratules, mactres, tritons, li-cornes, qui en parsèment les grèves, avaient fourni la chaux.

À l’intérieur de cette maison, trois chambres. Au milieu, lasalle commune à vaste cheminée. À droite, la chambre de Kar-roly et de son fils. Celle de gauche appartenait au Kaw-djer,qui retrouvait là, rangés sur des rayons, ses papiers et seslivres, pour la plupart ouvrages de médecine, d’économie poli-tique et de sociologie. Une armoire contenait son assortimentde fioles et d’instruments de chirurgie.

C’est dans cette maison qu’il revint avec ses deux compa-gnons après son excursion sur la Terre de Feu, dont l’épisodefinal a servi de thème aux premières lignes de ce récit. Aupara-vant, toutefois, la Wel-Kiej s’était dirigée vers le campement del’Indien blessé. Ce campement était situé à l’extrémité orien-tale du canal du Beagle. Autour de ses huttes capricieusementgroupées au bord d’un ruisseau, gambadaient d’innombrableschiens, dont les aboiements annoncèrent l’arrivée de la cha-loupe. Dans la prairie avoisinante pâturaient deux chevauxd’un aspect chétif. De minces filets de fumée s’échappaient dutoit de quelques ajoupas.

Dès que la Wel-Kiej eut été signalée, une soixantained’hommes et de femmes apparurent et dévalèrent en toutehâte vers le rivage. Une foule d’enfants nus couraient à leursuite.

Lorsque le Kaw-djer mit pied à terre, on s’empressa au de-vant de lui. Tous voulaient lui presser les mains. L’accueil deces pauvres Indiens témoignait de leur ardente reconnaissancepour tous les services qu’ils avaient reçus de lui. Il écouta pa-tiemment les uns et les autres. Des mères le conduisirent prèsde leurs enfants malades. Elles le remerciaient avec effusion, àdemi consolées par sa présence.

20

Page 21: Les Naufragés du Jonathan

Il entra enfin dans l’une des huttes pour en ressortir bientôt,suivi de deux femmes, l’une âgée, l’autre toute jeune qui tenaitpar la main un petit enfant. C’étaient la mère, la femme et lefils de l’Indien blessé par le jaguar, et qui était mort au coursde la traversée, malgré les soins dont on l’avait entouré.

Son cadavre fut déposé sur la grève, et tous les indigènes ducampement l’entourèrent. Le Kaw-djer raconta alors les cir-constances de la mort du défunt, puis il remit à la voile, en lais-sant généreusement à la veuve la dépouille du jaguar, dont lafourrure représentait une valeur immense pour ces créaturesdéshéritées.

Avec la saison d’hiver qui s’approchait, la vie habituelle re-prit son cours dans la maison de l’Île Neuve. On reçut la visitede quelques caboteurs falklandais qui vinrent acheter des pel-leteries avant que les tourmentes de neige n’eussent rendu cesparages impraticables. Les peaux furent avantageusement ven-dues ou échangées contre les provisions et les munitions né-cessaires pendant la rigoureuse période qui va de juin àseptembre.

Dans la dernière semaine de mai, un de ces bâtiments ayantréclamé les services de Karroly, Halg et le Kaw-djer restèrentseuls à l’Île Neuve.

Le jeune garçon, alors âgé de dix-sept ans, portait une affec-tion toute filiale au Kaw-djer qui, de son côté, avait pour lui lessentiments du plus tendre des pères. Celui-ci s’était efforcé dedévelopper l’intelligence de cet enfant. Il l’avait tiré de l’étatsauvage et en avait fait un être bien différent de ses compa-triotes de la Magellanie si en dehors de toute civilisation.

Le Kaw-djer, il est superflu de le dire, n’avait jamais inspiréau jeune Halg que des idées d’indépendance, celles qui luiétaient chères entre toutes. Ce n’était pas un maître, c’était unégal que Karroly et son fils devaient voir en lui. De maître, iln’en est pas, il ne peut y en avoir pour un homme digne de cenom. On n’a de maître que soi-même, et, d’ailleurs, il n’en estpas besoin d’autre, ni dans le ciel, ni sur la terre.

Cette semence tombait sur un terrain admirablement prépa-ré pour la recevoir. Les Fuégiens ont, en effet, la folie de la li-berté. Ils lui sacrifient tout et renoncent pour elle aux avan-tages que leur assurerait une vie plus sédentaire. Quel que soitle bien-être relatif dont on les entoure, quelque sécurité qu’on

21

Page 22: Les Naufragés du Jonathan

leur assure, rien ne peut les retenir, et ils ne tardent pas às’enfuir pour reprendre leur éternel vagabondage, affamés, mi-sérables, mais libres.

Au début de juin, l’hiver se jeta sur la Magellanie. Si le froidne fut pas excessif, toute la région fut balayée à grands coupsde rafales. De terribles tourmentes troublèrent ces parages, etl’Île Neuve disparut sous la masse des neiges.

Ainsi s’écoulèrent juin, juillet, août. Vers la mi-septembre latempérature s’adoucit sensiblement, et les caboteurs des Falk-land recommencèrent à se montrer dans les passes.

Le 19 septembre, Karroly, laissant Halg et Kaw-djer à l’ÎleNeuve, partit à bord d’un steamer américain qui avait embou-qué le canal du Beagle, un pavillon de pilote au mât de mi-saine. Son absence dura une huitaine de jours.

Lorsque la chaloupe eut ramené l’Indien, le Kaw-djer, selonson habitude, l’interrogea sur les divers incidents du voyage.

« Il n’y a rien eu, répondit Karroly. La mer était belle et labrise favorable.

– Où as-tu quitté le navire ?– Au Darwin Sound, à la pointe de l’île Stewart, où nous

avons croisé un aviso qui marchait à contre-bord.– Où allait-il ?– À la Terre de Feu. En revenant, je l’ai retrouvé mouillé dans

une anse où il avait débarqué un détachement de soldats.– Des soldats !… s’écria le Kaw-djer. De quelle nationalité ?– Des Chiliens et des Argentins.– Que faisaient-ils ?– D’après ce qu’ils m’ont dit, ils accompagnaient deux com-

missaires en reconnaissance sur la Terre de Feu et les îlesvoisines.

– D’où venaient ces commissaires ?– De Punta-Arenas, où le gouverneur avait mis l’aviso à leur

disposition. »Le Kaw-djer ne posa pas d’autres questions. Il demeura pen-

sif. Que signifiait la présence de ces commissaires ? À quelleopération se livraient-ils dans cette partie de la Magellanie ?S’agissait-il d’une exploration géographique ou hydrogra-phique, et leur but était-il de procéder, dans un intérêt mari-time, à une vérification plus rigoureuse des relevés ?

22

Page 23: Les Naufragés du Jonathan

Le Kaw-djer était plongé dans ses réflexions. Il ne pouvait sedéfendre contre une vague inquiétude. Cette reconnaissancen’allait-elle pas s’étendre à tout l’archipel magellanique, etl’aviso ne viendrait-il pas mouiller jusque dans les eaux de l’ÎleNeuve ?

Ce qui donnait une réelle importance à cette nouvelle, c’estque l’expédition était envoyée par les gouvernements du Chiliet de l’Argentine. Y avait-il donc accord entre les deux Répu-bliques qui, jusqu’ici, n’avaient jamais pu s’entendre, à proposd’une région sur laquelle toutes deux prétendaient, à tortd’ailleurs, avoir des droits ?

Ces quelques demandes et réponses échangées, le Kaw-djeravait gagné l’extrémité du morne au pied duquel était bâtie lamaison. De là, il découvrait une grande étendue de mer, et sesregards se portèrent instinctivement vers le Sud, dans la direc-tion de ces derniers sommets de la terre américaine, quiconstituent l’archipel du cap Horn. Lui faudrait-il aller jusque-là pour trouver un sol libre ?… Plus loin encore peut-être ?…Par la pensée, il franchissait le cercle polaire, il se perdait àtravers les immenses régions de l’Antarctique dont le mystèreimpénétrable brave les plus intrépides découvreurs…

Quelle n’aurait pas été la douleur du Kaw-djer s’il avait su àquel point ses craintes étaient justifiées ! Le Gracias a Dios,aviso de la marine chilienne, transportait bien à son bord deuxcommissaires : M. Idiaste pour le Chili, M. Herrera pour la Ré-publique Argentine, lesquels avaient reçu de leurs gouverne-ments respectifs la mission de préparer le partage de la Magel-lanie entre les deux États qui en réclamaient la possession.

Cette question, qui traînait depuis nombre d’années déjà,avait donné lieu à des discussions interminables, sans qu’il fûtpossible de la résoudre à la satisfaction commune. Une telle si-tuation cependant risquait d’engendrer, en se prolongeant,quelque grave conflit. Non seulement au point de vue commer-cial, mais au point de vue politique, il importait d’autant plusqu’elle prît fin, que l’absorbante Angleterre n’était pas loin. Deson archipel des Falkland, elle pouvait aisément étendre lamain jusqu’à la Magellanie. Déjà ses caboteurs en fréquen-taient assidûment les passes, et ses missionnaires ne cessaientd’accroître leur influence sur la population fuégienne. Un beaujour, son pavillon serait planté quelque part, et rien n’est

23

Page 24: Les Naufragés du Jonathan

difficile à déraciner comme le pavillon britannique ! Il étaittemps d’agir.

MM. Idiaste et Herrera, leur exploration achevée, rega-gnèrent, l’un Santiago, l’autre Buenos-Ayres. Un mois plustard, le 17 janvier 1881, un traité signé dans cette dernièreville entre les deux Républiques mit fin à l’irritant problèmemagellanique.

Aux termes de ce traité, la Patagonie était annexée à la Ré-publique Argentine, à l’exception d’un territoire borné par le52e degré de latitude et par le 70e méridien à l’ouest de Green-wich. En compensation de ce qui lui était ainsi attribué, le Chilirenonçait de son côté à l’île des États et à la partie de la Terrede Feu située à l’est du 68e degré de longitude. Toutes lesautres îles sans exception appartenaient au Chili.

Cette convention, qui fixait les droits des deux États, privaitla Magellanie de son indépendance. Qu’allait faire le Kaw-djer,dont le pied foulerait désormais un sol devenu chilien ?

Ce fut le 25 février qu’on eut connaissance du traité à l’ÎleNeuve, où Karroly, au retour d’un pilotage, en apporta lanouvelle.

Le Kaw-djer ne put retenir un mouvement de colère. Pas uneparole ne lui échappa, mais ses yeux s’imprégnèrent de haine,et, dans un terrible geste de menace, sa main se tendit vers leNord. Incapable de maîtriser son agitation, il fit quelques pasdésordonnés. On eût dit que le sol se dérobait sous ses pieds,qu’il ne lui offrait plus un point d’appui suffisant.

Enfin, il parvint à reprendre possession de lui-même. Son vi-sage, un instant convulsé, recouvra sa froideur habituelle. Il al-la rejoindre Karroly et l’interrogea d’un ton calme.

« La nouvelle est certaine ?– Oui, répondit l’Indien. Je l’ai apprise à Punta-Arenas. Il pa-

raît que deux pavillons sont hissés à l’entrée du détroit sur laTerre de Feu : l’un chilien au cap Orange, l’autre argentin aucap Espiritu Santo.

– Et, demanda le Kaw-djer, toutes les îles au sud du canal duBeagle dépendent du Chili ?

– Toutes.– Même l’Île Neuve ?– Oui.

24

Page 25: Les Naufragés du Jonathan

– Cela devait arriver », murmura le Kaw-djer dont une vio-lente émotion altérait la voix.

Puis il regagna la maison et s’enferma dans sa chambre.Quel était donc cet homme ? Quelles raisons l’avaient

contraint à quitter l’un ou l’autre des continents pour s’enseve-lir dans la solitude de la Magellanie ? Pourquoi l’humanitésemblait-elle être réduite pour lui à ces quelques tribus fué-giennes ; auxquelles il consacrait toute son existence et toutson dévouement ?

Les événements, dont la réalisation était prochaine et quivont faire le sujet de ce récit, devaient se charger de rensei-gner sur le premier point. Quant aux deux autres questions, lavie antérieure du Kaw-djer permet d’y répondresuccinctement.

De grande valeur, ayant aussi profondément creusé lessciences politiques que les sciences naturelles, homme de cou-rage et d’action, le Kaw-djer n’était pas le premier savant quieût commis la double faute de considérer comme certains desprincipes qui ne sont après tout que des hypothèses, et depousser ces principes jusqu’à leurs extrêmes conséquences. Lenom de quelques-uns de ces réformateurs redoutables est danstoutes les mémoires.

Le socialisme, cette doctrine dont la prétention ne va à rienmoins qu’à refaire la société de la base au faîte, n’a pas le mé-rite de la nouveauté. Après beaucoup d’autres qui se perdentdans la nuit des temps, Saint-Simon, Fourrier, Proudhon et tut-ti quanti sont les précurseurs du collectivisme. Des idéologuesplus modernes, tels que les Lassalle, les Karl Marx, les Guesde,n’ont fait que reprendre leurs idées, en les modifiant plus oumoins, et en les appuyant sur la socialisation des moyens deproduction, l’anéantissement du capital, l’abolition de laconcurrence, la substitution de la propriété sociale à la pro-priété individuelle. Aucun d’eux ne veut tenir compte descontingences de la vie. Leur doctrine réclame une applicationimmédiate et totale. Ils exigent l’expropriation en masse, im-posent le communisme universel.

Qu’on approuve ou qu’on blâme une telle théorie, le moinsqu’on en puisse dire, c’est qu’elle est audacieuse. Il en estpourtant une qui l’est plus encore : la théorie anarchiste.

25

Page 26: Les Naufragés du Jonathan

La réglementation tyrannique que nécessiterait le fonction-nement de la société collectiviste, les anarchistes la re-poussent. Ce qu’ils préconisent, c’est l’individualisme absolu,intégral. Ce qu’ils veulent, c’est la suppression de toute autori-té, la destruction de tout lien social.

C’est parmi ces derniers qu’il fallait ranger le Kaw-djer, âmefarouche, indomptable, intransigeante, incapable d’obéissance,réfractaire à toutes les lois, imparfaites sans doute, par les-quelles les hommes essaient en tâtonnant de réglementer lesrapports sociaux. Certes, il n’avait jamais été compromis dansles violences des propagandistes par le fait. Non pas chassé dela France, de l’Allemagne, de l’Angleterre ou des États-Unis,mais dégoûté de leur prétendue civilisation, ayant hâte de se-couer le poids d’une autorité quelle qu’elle fût, il avait cherchéun coin de la Terre où un homme pût encore vivre en complèteindépendance.

Il crut l’avoir trouvé au milieu de cet archipel, aux confins dumonde habité. Ce qu’il n’eût rencontré nulle part ailleurs, laMagellanie allait le lui offrir à l’extrémité de l’Amérique duSud.

Or, voici que le traité signé entre le Chili et la République Ar-gentine faisait perdre à cette région l’indépendance dont elleavait joui jusqu’alors. Voici que, d’après ce traité, toute la por-tion des territoires magellaniques située au sud du canal duBeagle passait sous la domination chilienne. Rien de l’archipeln’échapperait à l’autorité du gouverneur de Punta-Arenas, pasmême cette Île Neuve où le Kaw-djer avait trouvé asile.

Avoir fui si loin, avoir fait tant d’efforts, s’être imposé unetelle existence, pour aboutir à ce résultat !

Le Kaw-djer fut longtemps à se remettre du coup qui le frap-pait, comme la foudre frappe un arbre en pleine vigueur etl’ébranle jusque dans ses racines. Sa pensée l’entraînait versl’avenir, un avenir qui ne lui offrait plus aucune sécurité. Desagents viendraient sur cette île, où l’on savait qu’il avait établisa résidence. Plusieurs fois, il ne l’ignorait pas, on s’était in-quiété de la présence d’un étranger en Magellanie, de ses rap-ports avec les indigènes, de l’influence qu’il exerçait. Le gou-verneur chilien voudrait l’interroger, apprendre qui il était ; onfouillerait sa vie, on l’obligerait à rompre cet incognito auquelil tenait par-dessus tout…

26

Page 27: Les Naufragés du Jonathan

Quelques jours s’écoulèrent. Le Kaw-djer n’avait plus reparlédu changement apporté par le traité de partage, mais il étaitplus sombre que jamais. Que méditait-il donc ? Songeait-il àquitter l’Île Neuve, à se séparer de son fidèle Indien, de cet en-fant pour lequel il éprouvait une si profonde affection ?…

Où irait-il ? En quel autre coin du monde retrouverait-il l’in-dépendance, sans laquelle il semblait qu’il ne pût vivre ? Lorsmême qu’il se réfugierait sur les dernières rochesmagellaniques, fût-ce à l’îlot du cap Horn, échapperait-il à l’au-torité chilienne ?…

On était alors au début de mars. La belle saison devait durerprès d’un mois encore, la saison que le Kaw-djer employait à vi-siter les campements fuégiens, avant que l’hiver eût rendu lamer impraticable. Cependant, il ne s’apprêtait pas à s’embar-quer sur la chaloupe. La Wel-Kiej, dégréée, restait au fond dela crique.

Ce fut seulement le 7 mars, dans l’après-midi, que le Kaw-djer dit à Karroly :

« Tu pareras la chaloupe pour demain dès la première heure.– Un voyage de plusieurs jours ? demanda l’Indien.– Oui. »Le Kaw-djer se décidait-il à retourner au milieu des tribus

fuégiennes ? Allait-il remettre les pieds sur cette Terre de Feudevenue argentine et chilienne ?…

« Halg doit-il nous accompagner ? interrogea Karroly.– Oui.– Et le chien ?– Zol aussi. »La Wel-Kiej appareilla dès l’aube. Le vent soufflait de l’Est.

Un assez fort ressac battait les roches au pied du morne. Dansla direction du Nord, au large, la mer se soulevait en longueshoules.

Si l’intention du Kaw-djer eût été de rallier la Terre de Feu,la chaloupe aurait dû lutter, car la brise augmentait à mesureque le soleil s’élevait. Mais il n’en fut rien. Sur son ordre, aprèsavoir contourné l’Île Neuve, on se dirigea vers l’île Navarindont le double sommet s’estompait vaguement dans les brumesmatinales de l’Ouest.

Ce fut à la pointe sud de cette île, l’une des moyennes de l’ar-chipel magellanique, que la Wel-Kiej vint relâcher avant le

27

Page 28: Les Naufragés du Jonathan

coucher du soleil, au fond d’une petite anse à rive très accore,où la tranquillité devait lui être assurée pour la nuit.

Le lendemain, la chaloupe, coupant obliquement la baie deNassau, mit le cap sur l’île Wollaston, près de laquelle ellemouilla le soir même.

Le temps devenait mauvais. Le vent fraîchissait en hâlant leNord-Est. D’épais nuages s’accumulaient à l’horizon. La tem-pête n’était pas loin. La chaloupe devant, pour se conformeraux instructions du Kaw-djer, continuer à gagner vers le Sud, ilimportait de choisir les passes où la mer serait moins dure.C’est ce qui fut fait en quittant l’île Wollaston. Karroly encontourna la partie occidentale de manière à donner dans ledétroit qui sépare l’île Hermitte de l’île Herschell.

Quel but poursuivait le Kaw-djer ? Lorsqu’il aurait atteint lesdernières limites de la Terre, lorsqu’il serait arrivé au capHorn, lorsqu’il ne verrait plus devant lui que l’immense Océan,que ferait-il ?…

Ce fut à cette extrémité de l’archipel que la chaloupe vint re-lâcher dans l’après-midi du 15 mars, non sans avoir couru lesplus grands dangers au milieu d’une mer démontée. Aussitôt leKaw-djer débarqua. Sans rien dire de ses intentions, ayant ren-voyé le chien qui cherchait à le suivre, laissant Karroly et Halgsur la grève, il se dirigea vers le cap.

L’île Horn n’est qu’une agglomération chaotique de rochesénormes dont les bois flottés, les laminaires gigantesques, ap-portés par les courants, jonchent la base. Au-delà, des pointesde récifs piquent de centaines de taches noires la blancheurneigeuse du ressac.

On accède assez facilement au sommet peu élevé du cap parson revers septentrional en pentes très allongées, sur les-quelles se rencontrent quelques parcelles de terre cultivable.

Le Kaw-djer avait entrepris cette ascension.Qu’allait-il donc faire là-haut ? Voulait-il porter ses regards

jusqu’aux limites de l’horizon du Sud ?… Mais qu’y verrait-il, sice n’est l’immense nappe de la mer ?

La tempête était maintenant à son paroxysme. À mesure qu’ilmontait, le Kaw-djer était plus furieusement accueilli par levent déchaîné. Parfois, il lui fallait s’arcbouter pour ne pas êtreemporté. Les embruns, violemment projetés, lui cinglaient levisage. D’en bas, Halg et Karroly apercevaient sa silhouette

28

Page 29: Les Naufragés du Jonathan

graduellement décroissante. Ils voyaient quelle lutte il soute-nait contre la rafale.

Cette pénible ascension exigea près d’une heure. Parvenu aupoint culminant, le Kaw-djer s’avança jusqu’au bord de la fa-laise, et, là, debout dans la tourmente, il demeura immobile, leregard dirigé vers le Sud.

La nuit commençait à se faire du côté de l’Est, mais l’horizonopposé s’éclairait encore des dernières lueurs du soleil. Degros nuages échevelés par le vent, des haillons de vapeur quitraînaient dans la houle, passaient avec une vitesse d’ouragan.De toutes parts, rien que la mer.

Mais enfin, qu’était venu faire là cet homme à l’âme si pro-fondément troublée ? Avait-il un but, un espoir ?… Ou bien, ar-rivé à la fin de la Terre, arrêté par l’impossible, avait-il soifseulement du grand repos de la mort ?…

Le temps s’écoula, l’obscurité devint complète. Touteschoses disparurent, englouties par les ténèbres.

Ce fut la nuit…Soudain, un éclair brilla faiblement dans l’espace, une déto-

nation vint mourir à la grève.C’était le coup de canon d’un navire en détresse.

29

Page 30: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 4À la côte

Il était alors huit heures du soir. Le vent, qui depuis un cer-tain temps déjà soufflait du Sud-Est, battait en côte avec uneprodigieuse violence. Un navire n’aurait pu doubler l’extrêmepointe de l’Amérique sans risquer de se perdre corps et biens.

C’était le danger qui menaçait le bâtiment dont cette détona-tion avait révélé la présence. Sans doute, dans l’impossibilitéde porter assez de toile, au milieu de ces rafales furieuses,pour tenir la cape courante, il était invinciblement drossécontre les récifs.

Une demi-heure plus tard, le Kaw-djer n’était plus seul ausommet de l’îlot. Au bruit de la détonation, l’Indien et son fils,s’accrochant aux roches du cap, aux touffes poussées dans lesfentes, pour abréger l’escalade, étaient venus le rejoindre.

Un second coup de canon retentit. Dans ces parages déserts,par ce temps déchaîné, quel secours espérait donc le malheu-reux navire ?

« Il est dans l’Ouest, dit Karroly en constatant que la détona-tion lui arrivait de ce côté.

– Et il marche tribord amures, approuva le Kaw-djer, car ils’est rapproché du cap depuis le premier coup de canon.

– Il ne doublera pas, affirma Karroly.– Non, répondit le Kaw-djer, la mer est trop dure… Pourquoi

ne prend-il pas un bord au large ?– Peut-être qu’il ne le peut pas.– C’est possible, mais peut-être aussi n’a-t-il pas aperçu la

terre… Il faut la lui montrer… Un feu, allumons un feu ! »s’écria le Kaw-djer.

Fiévreusement ils se hâtèrent de réunir par brassées desbranches sèches arrachées aux arbustes qui hérissaient les

30

Page 31: Les Naufragés du Jonathan

flancs du cap, les longues herbes et les varechs entassés par levent dans les anfractuosités, et ils accumulèrent ce combus-tible à la cime de l’énorme croupe.

Le Kaw-djer battit le briquet. Le feu se communiqua à l’ama-dou, puis aux brindilles, puis, activé par le vent, ne tarda pas àgagner tout le foyer. En moins d’une minute, une colonne deflammes se dressa sur le plateau, se tordit en projetant unelueur intense, tandis que la fumée se rabattait vers le Nord enépais tourbillons. Au rugissement de la tempête se joignaientles crépitements du bois dont les nœuds éclataient comme descartouches.

Le cap Horn est tout indiqué pour porter un phare, qui éclai-rerait cette limite commune des deux océans. La sécurité de lanavigation l’exige, et bien certainement le nombre des si-nistres, si fréquents en ces parages, en serait diminué.

Nul doute que, à défaut de phare, le foyer allumé par la maindu Kaw-djer n’eût été vu. Le capitaine du navire ne pouvaitignorer à tout le moins qu’il se trouvait à proximité du cap.Renseigné par ce feu sur sa position exacte, il lui serait pos-sible de chercher le salut en se jetant dans les passes sous levent de l’île Horn.

Mais quels épouvantables dangers comportait cettemanœuvre dans une obscurité si profonde ! Si aucun pratiquede ces parages n’était à bord, combien peu de chances avait-ilde se diriger parmi les récifs !

Cependant, le feu continuait à projeter sa lumière dans lanuit. Halg et Karroly ne cessaient de l’alimenter. Le combus-tible ne manquait pas et durerait jusqu’au matin, s’il le fallait.

Le Kaw-djer, debout en avant du foyer, essayait vainement derelever la position du navire. Soudain, par une brève déchiruredes nuages, la lune illumina l’espace. Un instant, il put aperce-voir un grand quatre-mâts, dont la coque noire se découpaitsur l’écume de la mer. Le bâtiment courait à l’Est, en effet, etluttait péniblement contre le vent et contre la mer.

Au même instant, au milieu d’un de ces silences qui séparentles rafales, de sinistres craquements se firent entendre. Lesdeux mâts d’arrière venaient de se briser au ras de leursemplantures.

« Il est perdu ! s’écria Karroly.– À bord ! » commanda le Kaw-djer.

31

Page 32: Les Naufragés du Jonathan

Tous trois, dévalant, non sans risques, les talus du cap, attei-gnirent la grève en quelques minutes. Le chien sur leurs ta-lons, ils embarquèrent dans la chaloupe, qui sortit de la crique,Halg au gouvernail, le Kaw-djer et Karroly aux avirons, car iln’eût pas été possible de larguer un morceau de toile.

Bien que les avirons fussent maniés par des bras vigoureux,la Wel-Kiej eut grand-peine à se dégager des récifs contre les-quels la houle brisait avec fureur. La mer était démontée. Lachaloupe, secouée à se démembrer, bondissait, se renversaitd’un flanc sur l’autre, se matait parfois, comme disent les ma-rins, toute son étrave hors de l’eau, puis retombait pesamment.De lourds paquets de mer embarquaient, s’écrasaient endouches sur le tillac et roulaient jusqu’à l’arrière. Alourdie parcette charge d’eau, elle risquait de sombrer. Il fallait alors queHalg abandonnât le gouvernail pour manier l’écope.

Malgré tout, la Wel-Kiej s’approchait du navire dont on dis-tinguait maintenant les feux de position. On en apercevait lamasse qui tanguait comme une bouée gigantesque plus noireque la mer, plus noire que le ciel. Les deux mâts brisés, rete-nus par leurs haubans, flottaient à sa suite, tandis que le mâtde misaine et le grand mât décrivaient des arcs d’un demi-cercle, en déchirant les brumailles.

« Que fait donc le capitaine, s’écria le Kaw-djer, et commentne s’est-il pas débarrassé de cette mâture ? Il ne sera pas pos-sible de traîner une pareille queue à travers les passes. »

En effet, il était urgent de couper les agrès qui retenaient lesmâts tombés à la mer. Mais, sans doute, le navire était en pleindésordre. Peut-être même n’avait-il plus de capitaine. On eûtété tenté de le croire, en constatant l’absence de toutemanœuvre dans une circonstance si critique.

Cependant l’équipage ne pouvait plus ignorer que le navireétait affalé sous la terre et qu’il ne tarderait pas à s’y fracas-ser. Le foyer allumé au faîte du cap Horn jetait encore desflammes qui s’échevelaient comme des lanières démesurées,lorsque le brasier s’activait au souffle de la tourmente.

« Il n’y a donc plus personne à bord ! » dit l’Indien, répon-dant à l’observation du Kaw-djer.

Il se pouvait après tout que le bâtiment eût été abandonné deson équipage, et que celui-ci s’efforçât en ce moment de ga-gner la terre dans les embarcations. À moins qu’il ne fût plus

32

Page 33: Les Naufragés du Jonathan

qu’un énorme cercueil transportant des mourants et des mortsdont les corps allaient se déchirer bientôt sur la pointe des ré-cifs, puisque, durant les accalmies, pas un cri, pas un appel nese faisait entendre.

La Wel-Kiej arriva enfin par le travers du navire, au momentoù il faisait une embardée sur bâbord, qui faillit la couler. Unheureux coup de barre lui permit de raser la coque le long delaquelle pendaient des agrès. L’Indien put adroitement saisirun bout d’aussière, qui fut, en un tour de main, amarrée àl’avant de la chaloupe.

Puis son fils et lui, le Kaw-djer ensuite enlevant dans ses brasle chien Zol, franchirent les bastingages et retombèrent sur lepont.

Non, le navire n’avait point été délaissé. Bien au contraire,une foule éperdue d’hommes, de femmes et d’enfants l’encom-brait. Étendus pour la plupart contre les roufs, dans les cour-sives, on eût compté plusieurs centaines de malheureux au pa-roxysme de l’épouvante, et qui n’auraient pu rester debout,tant les coups de roulis étaient insoutenables.

Au milieu de l’obscurité, personne n’avait aperçu ces deuxhommes et ce jeune garçon qui venaient de sauter à bord.

Le Kaw-djer se précipita vers l’arrière, espérant trouverl’homme de barre à son poste… La barre était abandonnée. Lenavire, à sec de toile, allait où le poussaient la houle et le vent.

Le capitaine, les officiers, où étaient-ils donc ? Avaient-ils, lâ-chement, au mépris de tout devoir, déserté leur navire ?

Le Kaw-djer saisit un matelot par le bras.« Ton commandant ? » interrogea-t-il en anglais.Cet homme n’eut pas même l’air de s’apercevoir qu’il était

interpellé par un étranger et se borna à hausser les épaules.« Ton commandant ? reprit le Kaw-djer.– Élingué par-dessus bord, et plus d’un autre avec », dit le

matelot d’un ton d’étrange indifférence.Ainsi le bâtiment n’avait plus de capitaine, et une partie de

son équipage lui manquait.« Le second ? » demanda le Kaw-djer.Nouveau haussement d’épaules du matelot évidemment frap-

pé de stupeur.« Le second ?… répondit-il. Les deux jambes cassées, la tête

broyée, affalé dans l’entrepont.

33

Page 34: Les Naufragés du Jonathan

– Mais le lieutenant ?… le maître ?… où sont-ils ? »D’un geste, le matelot fit entendre qu’il n’en savait rien.« Enfin, qui commande à bord ? s’écria le Kaw-djer.– Vous ! dit Karroly.– À la barre donc, ordonna le Kaw-djer, et laisse arriver en

grand ! »Karroly et lui revinrent en tout hâte à l’arrière et pesèrent

sur la roue, pour faire abattre le bâtiment. Celui-ci, obéissantpéniblement au gouvernail, vint avec lenteur sur bâbord.

« Brasse carré partout ! » commanda le Kaw-djer.Tombé dans le lit du vent, le navire avait pris un peu d’erre.

Peut-être réussirait-on à passer dans l’Ouest de l’île Horn.Où allait ce navire ?… On le saurait plus tard. Quant à son

nom et à celui de son port d’attache – Jonathan, San-Francisco– il fut possible de les lire sur la roue, à la lueur d’un falot.

Les violentes embardées rendaient très difficile la manœuvredu gouvernail, dont l’action était, d’ailleurs, peu efficace, le bâ-timent n’ayant qu’une faible vitesse propre. Cependant, leKaw-djer et Karroly essayaient de le maintenir dans la direc-tion de la passe, en s’orientant sur les derniers éclats que, pourquelques minutes encore, continuait à jeter le feu allumé ausommet du cap Horn.

Mais, quelques minutes, il n’en fallait pas plus pour atteindrel’entrée du canal, qui se creusait, sur tribord, entre l’île Her-mitte et l’île Horn. Que le bâtiment parvînt à parer les écueilsémergeant dans la partie moyenne de ce canal, et il gagneraitpeut-être un mouillage abrité du vent et de la mer. Là, on at-tendrait en sûreté jusqu’au lever du jour.

Tout d’abord, Karroly, aidé de quelques matelots dont letrouble était si grand qu’ils ne remarquèrent même pas quedes ordres leur étaient donnés par un Indien, se hâta de cou-per les haubans et galhaubans de bâbord qui retenaient lesdeux mâts à la traîne. Leurs chocs violents contre la coqueeussent fini par la défoncer. Les agrès tranchés à coups dehache, la mâture partit en dérive, et il n’y eut plus à s’en occu-per. Quant à la Wel-Kiej,sa bosse la ramena vers l’arrière demanière à prévenir toute collision.

La fureur de la tempête s’accroissait. Les énormes paquetsde mer qui embarquaient par-dessus les bastingages augmen-taient l’affolement des passagers. Mieux aurait valu que tout

34

Page 35: Les Naufragés du Jonathan

ce monde se fût réfugié dans les roufs ou dans l’entrepont.Mais le moyen de se faire entendre et comprendre de ces mal-heureux ? Il n’y fallait pas songer.

Enfin, non sans d’effrayantes embardées qui exposaient tourà tour ses flancs aux assauts des lames, le bâtiment doubla lecap, frôla les récifs qui le hérissaient à l’Ouest et, sous l’impul-sion d’un morceau de toile hissé à l’avant en guise de foc, pas-sa sous le vent de l’île Horn, dont les hauteurs le couvrirent enpartie contre les violences de la bourrasque.

Pendant cette accalmie relative, un homme monta sur la du-nette et s’approcha de la barre que manœuvraient le Kaw-djeret Karroly.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.– Pilote, répondit le Kaw-djer. Et vous ?– Maître d’équipage.– Vos officiers ?– Morts.– Tous ?– Tous.– Pourquoi n’étiez-vous pas à votre poste ?– J’ai été assommé par la chute des mâts. Je viens à peine de

reprendre connaissance.– C’est bon. Reposez-vous. Mon compagnon et moi nous suffi-

rons à la tâche. Mais, quand vous le pourrez, réunissez voshommes. Il faut mettre de l’ordre ici. »

Tout danger n’avait pas disparu, loin de là. Lorsque le navirearriverait à la pointe septentrionale de l’île, il serait pris par letravers et de nouveau exposé à toutes les brutalités des lameset du vent, qui enfilaient le bras de mer entre l’île Horn et l’îleHerschell. Aucun moyen, d’ailleurs, d’éviter ce passage. Outreque la côte du cap n’offre aucun abri où le Jonathanpûtmouiller, le vent, qui hâlait de plus en plus le Sud, ne tarderaitpas à rendre intenable cette partie de l’archipel.

Le Kaw-djer n’avait plus qu’un espoir, gagner vers l’Ouest etatteindre la côte méridionale de l’île Hermitte. Cette côte, as-sez franche, longue d’une douzaine de milles, n’est pas dépour-vue de refuges. Au revers de l’une des pointes, il n’était pas im-possible que le Jonathan trouvât un abri. La mer redevenuecalme, Karroly essaierait, en choisissant un vent favorable, degagner le canal du Beagle, et de conduire le navire, bien qu’il

35

Page 36: Les Naufragés du Jonathan

fût à peu près désemparé, à Punta-Arenas par le détroit deMagellan.

Mais, que de périls présentait la navigation jusqu’à l’île Her-mitte ! Comment éviter les nombreux récifs dont la mer est se-mée dans ces parages ? Avec la voilure réduite à un bout defoc, comment assurer la direction dans ces profondesténèbres ?…

Après une heure terrible, les dernières roches de l’île Hornfurent dépassées et la mer recommença à battre en grand lenavire.

Le maître d’équipage, aidé d’une douzaine de matelots, éta-blit alors un tourmentin au mât de misaine. Il ne fallut pasmoins d’une demi-heure pour y réussir. Au prix de mille peines,la voile fut enfin hissée à bloc, amurée et bordée à l’aide de pa-lans, non sans que les hommes y eussent employé toute leurvigueur.

Assurément, pour un navire de ce tonnage, l’action de cemorceau de toile serait à peine sensible. Il la ressentit pour-tant, et telle était la force du vent, que les sept ou huit millesséparant l’île Horn de l’île Hermitte furent enlevés en moinsd’une heure.

Un peu avant onze heures, le Kaw-djer et Karroly commen-çaient à croire au succès de leur tentative, lorsqu’un effroyablefracas domina un instant les hurlements de la bourrasque.

Le mât de misaine venait de se rompre à une dizaine depieds au-dessus du pont. Entraînant dans sa chute une partiedu grand mât, il tomba en écrasant les bastingages de bâbordet disparut.

Cet accident fit plusieurs victimes, car des cris déchirantss’élevèrent. En même temps, le Jonathan embarqua une lamegigantesque et donna une telle bande qu’il menaça de chavirer.

Il se releva cependant, mais un torrent courut de bâbord àtribord, de l’arrière à l’avant, balayant tout sur son passage.Par bonheur, les agrès s’étaient rompus, et les débris de la ma-ture, emportés par la houle, ne menaçaient pas la coque.

Devenu désormais une épave inerte en dérive, le Jonathan nesentait plus sa barre.

« Nous sommes perdus ! cria une voix.– Et pas d’embarcations ! gémit une autre.– Il y a la chaloupe du pilote ! » hurla un troisième.

36

Page 37: Les Naufragés du Jonathan

La foule se rua vers l’arrière, où la Wel-Kiej suivait à latraîne.

« Halte ! » commanda le Kaw-djer d’une voix si impérieusequ’il fut obéi sur-le-champ.

En quelques secondes, le maître d’équipage eut établi uncordon de matelots, qui barra la route aux passagers affolés. Iln’y avait plus qu’à attendre le dénouement.

Une heure après, Karroly entrevit une énorme masse dans larégion du Nord. Par quel miracle le Jonathan avait-il suivi sansdommage le chenal séparant l’île Herschell de l’île Hermitte ?Le certain, c’est qu’il l’avait franchi, puisqu’il avait maintenantdevant lui les hauteurs de l’île Wollaston. Mais le flot se faisaitalors sentir, et l’île Wollaston fut presque aussitôt laissée surtribord.

Lequel serait le plus fort, du vent ou du courant ? Le Jona-than,poussé par le premier, allait-il passer à l’Est de l’îleHoste, ou bien, drossé par le second, la doubler par le Sud ? Nil’un, ni l’autre. Un peu avant une heure du matin, un formi-dable choc l’ébranla dans toute sa membrure, et il demeura im-mobile, en donnant une forte gîte sur bâbord.

Le navire américain venait de se mettre au plein sur la côteorientale de cette extrémité de l’île Hoste qui porte le nom deFaux cap Horn.

37

Page 38: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 5Les naufragés

Quinze jours avant cette nuit du 15 au 16 mars, le clipperaméricain Jonathan avait quitté San-Francisco de Californie, àdestination de l’Afrique australe. C’est là une traversée qu’unnavire bon marcheur peut accomplir en cinq semaines, s’il estfavorisé par le temps.

Ce voilier de trois mille cinq cents tonneaux de jauge étaitgréé de quatre mâts, le mât de misaine et le grand mât à voilescarrées, les deux autres à voiles auriques et latines : brigan-tines et flèches. Son commandant, le capitaine Leccar, ex-cellent marin dans la force de l’âge, avait sous ses ordres le se-cond Musgrave, le lieutenant Maddison, le maître Hartlepool etun équipage de vingt-sept hommes, tous Américains.

Le Jonathan n’avait pas été affrété pour un transport de mar-chandises. C’est un chargement humain qu’il contenait dansses flancs. Plus de mille émigrants, réunis par une Société decolonisation, s’y étaient embarqués pour la baie de Lagoa, oùle gouvernement portugais leur avait accordé une concession.

La cargaison du clipper, en dehors des provisions néces-saires au voyage, comprenait tout ce qu’exigerait la colonie àson début. L’alimentation de ces centaines d’émigrants étaitassurée pour plusieurs mois en farine, conserves et boissonsalcooliques. Le Jonathan emportait aussi du matériel de pre-mière installation : tentes, habitations démontables, ustensilesnécessaires aux besoins des ménages. Afin de favoriser la miseen valeur immédiate des terres concédées, la Société s’étaitpréoccupée de fournir aux colons des instruments agricoles,des plants de diverses natures, des graines de céréales et delégumes, un certain nombre de bestiaux des espèces bovine,porcine et ovine, et tous les hôtes habituels de la basse-cour.

38

Page 39: Les Naufragés du Jonathan

Les armes et les munitions ne manquant pas davantage, le sortde la nouvelle colonie était donc garanti pour une période suffi-sante. D’ailleurs, il n’était pas question qu’elle fût abandonnéeà elle-même. Le Jonathan, de retour à San Francisco, y repren-drait une seconde cargaison qui compléterait la première, et, sil’entreprise paraissait réussir, transporterait un autre person-nel de colons à la baie de Lagoa. Il ne manque pas de pauvresgens pour lesquels l’existence est trop pénible, impossiblemême dans la mère-patrie, et dont tous les efforts tendent às’en créer une meilleure en terre étrangère.

Dès le début du voyage, les éléments semblèrent se liguercontre le succès de l’entreprise. Après une traversée très dure,le Jonathann’était arrivé à la hauteur du cap Horn que pour yêtre assailli par une des plus furieuses tempêtes dont ces pa-rages aient été le théâtre.

Le capitaine Leccar, qui, faute d’observation solaire, ne pou-vait connaître sa position exacte, se croyait plus loin de laterre. C’est pourquoi il donna la route au plus près, tribordamures, espérant passer d’une seule bordée dans l’Atlantique,où il trouverait sans doute un temps plus maniable. On venait àpeine d’exécuter ses ordres, quand un furieux coup de mer, ca-pelant la joue de tribord, l’enleva avec plusieurs passagers etmatelots. On tenta vainement de porter secours à ces malheu-reux qui, en moins d’une seconde, eurent disparu.

Ce fut après cette catastrophe que le Jonathan commença àtirer le canon d’alarme, dont la première détonation avait étéentendue par le Kaw-djer et par ses compagnons.

Le capitaine Leccar n’avait donc pas vu le feu allumé au som-met du cap, qui lui eût montré son erreur et permis peut-êtrede la réparer. À son défaut, le second Musgrave essaya de vi-rer de bord afin de gagner du champ. C’était une entreprisepresque irréalisable, étant donné l’état de la mer et la voilureréduite que nécessitait la violence du vent. Après beaucoupd’efforts infructueux, il allait cependant la mener à bonne fin,lorsqu’il fut précipité à la mer avec le lieutenant Maddison parla chute de la mâture arrière. Au même instant, une poulie, vio-lemment balancée par la houle, atteignait le maître d’équipageà la tête et le jetait évanoui sur le pont.

On sait le reste.

39

Page 40: Les Naufragés du Jonathan

Maintenant, le voyage était terminé. Le Jonathan, solidementencastré entre les pointes des récifs, gisait, à jamais immobile,sur la côte de l’île Hoste. À quelle distance était-il de la terre ?On le saurait au jour. En tous cas, il n’y avait plus de dangerimmédiat. Le navire, emporté par sa force vive, était entré trèsavant au milieu des écueils, et ceux que son élan lui avait per-mis de franchir le couvraient de la mer, qui n’arrivait plus jus-qu’à lui que sous forme d’inoffensive écume. Il ne serait doncpas démoli, cette nuit-là du moins. D’autre part, il ne pouvaitêtre question de couler, la cale qui le supportait ne devant sû-rement pas s’enfoncer sous son poids.

Cette situation nouvelle, le Kaw-djer, aidé du maître Hartle-pool, réussit à la faire comprendre au troupeau affolé qui en-combrait le pont. Quelques émigrants, les uns volontairement,les autres emportés par le choc, étaient passés par-dessus bordau moment de l’échouage. Ils étaient tombés sur les récifs, oùle ressac les roulait, mutilés et sans vie. Mais l’immobilité dunavire commençait à rassurer les autres. Peu à peu, hommes,femmes et enfants allèrent chercher sous les roufs ou dansl’entrepont un abri contre les torrents de pluie que les nuagesdéversaient en cataractes. Quant au Kaw-djer, en compagnied’Halg, de Karroly et du maître d’équipage, il continua à veillerpour le salut de tous.

Lorsqu’ils furent dans l’intérieur du navire, où régnait un si-lence relatif, les émigrants ne tardèrent pas à s’endormir pourla plupart. Allant d’un extrême à l’autre, les pauvres gensavaient repris confiance dès qu’ils avaient senti au-dessusd’eux une énergie et une intelligence, et docilement ils avaientobéi. Comme si la chose eût été toute naturelle, ils s’en remet-taient au Kaw-djer et lui laissaient le soin de décider pour euxet d’assurer leur sécurité. Rien ne les avait préparés à subir detelles épreuves. Forts par leur patiente résignation contre lesmisères courantes de l’existence, ils étaient désarmés en de siexceptionnelles circonstances, et, inconsciemment, ils souhai-taient que quelqu’un se chargeât de distribuer à chacun sa be-sogne. Français, Italiens, Russes, Irlandais, Anglais, Allemands,et jusqu’aux Japonais, étaient représentés plus ou moins large-ment parmi ces émigrants, dont le plus grand nombre, toute-fois, provenaient des États du Nord-Amérique. Et, cette diversi-té de races, on la retrouvait dans les professions. Si pour

40

Page 41: Les Naufragés du Jonathan

l’immense majorité ils faisaient partie de la classe agricole,certains appartenaient à la classe ouvrière proprement dite, etquelques-uns même avaient exercé, avant de s’expatrier, desprofessions libérales. Célibataires en général, cent ou cent cin-quante d’entre eux seulement étaient mariés et traînaient àleur suite un véritable troupeau d’enfants.

Mais tous avaient ce trait commun d’être des épaves. Vic-times, les uns d’un hasard défavorable de la naissance,d’autres d’un défaut d’équilibre moral, ceux-ci d’une insuffi-sance d’intelligence ou de force, ceux-là de malheurs imméri-tés, tous avaient dû se reconnaître mal adaptés à leur milieu etse résoudre à chercher fortune sous d’autres cieux.

Cette population hybride, c’était un microcosme, une réduc-tion de la gent humaine où, à l’exclusion de la richesse, toutesles situations sociales étaient représentées. L’extrême misère,d’ailleurs, en était pareillement bannie, la Société de colonisa-tion ayant exigé de ses adhérents la possession d’un capital mi-nimum de cinq cents francs, capital qui, selon les facultés indi-viduelles, avait été, par quelques-uns, porté à un chiffre vingtet trente fois plus fort. C’était une foule, en somme, nimeilleure, ni pire qu’une autre ; c’était la foule avec ses inéga-lités, ses vertus et ses tares, amas confus de désirs et de senti-ments contradictoires, la foule anonyme, d’où se dégage par-fois une volonté unique et totale, comme un courant se formeet s’isole dans la masse amorphe de la mer.

Cette foule que le hasard jetait sur une côte inhospitalière,qu’allait-elle devenir ? Comment allait-elle résoudre l’éternelproblème de la vie ?

41

Page 42: Les Naufragés du Jonathan

Partie 2

42

Page 43: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 1À terre

Même en cette région si bouleversée, l’île Hoste est remar-quable par la fantaisie de son plan. Si la côte septentrionale,qui borde le canal du Beagle sur la moitié de son étendue, enest sensiblement rectiligne, le littoral, sur le reste de son péri-mètre, est hérissé de caps aigus ou creusé de golfes étroits,dont quelques-uns profonds jusqu’à traverser l’île presque depart en part.

L’île Hoste est une des grandes terres de l’archipel magella-nique. Sa largeur peut être estimée à cinquante kilomètres, etsa longueur à plus de cent, non compris cette presqu’île Hardy,recourbée comme un cimeterre, qui projette à huit ou dixlieues dans le Sud-Ouest la pointe connue sous le nom de Fauxcap Horn.

C’est à l’Est de cette presqu’île, au revers d’une énormemasse granitique séparant la baie Orange de la baie Scotch-well, que le Jonathanétait venu s’échouer.

Au jour naissant, une falaise sauvage apparut dans lesbrumes de l’aube, que ne tardèrent pas à dissiper les dernierssouffles de la tempête expirante. Le Jonathan gisait à l’extrémi-té d’un promontoire dont l’arête, formée d’un morne très à picdu côté de la mer, se rattachait par un faîte élevé à l’ossaturede la presqu’île. Au pied du morne s’étendait un lit de rochesnoirâtres, toutes visqueuses de varechs et de goémons. Entreles récifs brillait par places un sable lisse et encore humide,prodigieusement constellé de ces coquillages : térébratules,fissurelles, patelles, tritons, peignes, licornes, oscabrions,mactres, venus, si abondants sur les plages magellaniques. Ensomme, l’île Hoste ne semblait pas des plus accueillantes àpremière vue.

43

Page 44: Les Naufragés du Jonathan

Dès que la lumière leur permit de distinguer confusément lacôte, la plupart des naufragés se laissèrent glisser sur les ré-cifs alors presque entièrement découverts, et s’empressèrentde gagne la terre. C’eût été folie de vouloir les retenir. On ima-gine aisément quelle hâte ils devaient avoir de fouler un solferme après les affres d’une pareille nuit. Une centaine d’entreeux se mirent en devoir d’escalader le morne en le prenant àrevers, dans l’espoir de reconnaître du sommet une plus vasteétendue de pays. Du surplus de la foule, une partie s’éloigna encontournant le rivage sud de la pointe, une autre suivit le ri-vage nord, tandis que le plus grand nombre stationnaient surla grève, absorbés dans la contemplation du Jonathan échoué.

Quelques émigrants toutefois, plus intelligents ou moins im-pulsifs que les autres, étaient restés à bord et tenaient leurs re-gards fixés sur le Kaw-djer, comme s’ils eussent attendu unmot d’ordre de cet inconnu dont l’intervention leur avait déjàété si profitable. Celui-ci ne montrant aucune velléité d’inter-rompre la conversation qu’il soutenait avec le maître d’équi-page, l’un de ces émigrants se détacha enfin d’un groupe dequatre personnes, parmi lesquelles figuraient deux femmes, etse dirigea vers les causeurs. À l’expression de son visage, à sadémarche, à mille signes impalpables, il était aisé de recon-naître que cet homme, âgé d’environ cinquante ans, apparte-nait à une classe supérieure au milieu dans lequel il se trouvaitplacé.

« Monsieur, dit-il en abordant le Kaw-djer, que je vous re-mercie, avant tout. Vous nous avez sauvés d’une mort certaine.Sans vous et sans vos compagnons, nous étions inévitablementperdus. »

Les traits, la voix, le geste de ce passager disaient son hon-nêteté et sa droiture. Le Kaw-djer serra avec cordialité la mainqui lui était tendue, puis, employant la langue anglaise dans la-quelle on lui adressait la parole :

« Nous sommes trop heureux, mon ami Karroly et moi,répondit-il, que notre expérience de ces parages nous ait per-mis d’éviter une si effroyable catastrophe.

– Permettez-moi de me présenter. Je suis émigrant et jem’appelle Harry Rhodes. J’ai avec moi ma femme, ma fille etmon fils, reprit le passager en désignant les trois personnesqu’il avait quittées pour aborder le Kaw-djer.

44

Page 45: Les Naufragés du Jonathan

– Mon compagnon, dit en échange le Kaw-djer, est le piloteKarroly, et voici Halg, son fils. Ce sont des Fuégiens, commevous pouvez le voir.

– Et vous ? interrogea Harry Rhodes.– Je suis un ami des Indiens. Ils m’ont baptisé le Kaw-djer, et

je ne me connais plus d’autre nom. »Harry Rhodes regarda avec étonnement son interlocuteur qui

soutint cet examen d’un air calme et froid. Sans insister, ildemanda :

« Quel est votre avis sur ce que nous devons faire ?– Nous en parlions précisément, M. Hartlepool et moi, répon-

dit le Kaw-djer. Tout dépend de l’état du Jonathan. Je n’ai pas,à vrai dire, beaucoup d’illusions à ce sujet. Cependant, il estnécessaire de l’examiner avant de rien décider.

– En quelle partie de la Magellanie sommes-nous échoués ?reprit Harry Rhodes.

– Sur la côte sud-est de l’île Hoste.– Près du détroit de Magellan ?– Non. Fort loin, au contraire.– Diable !… fit Harry Rhodes.– C’est pourquoi, je vous le répète, tout dépend de l’état du

Jonathan. Il faut d’abord s’en rendre compte. Nous prendronsensuite une décision. »

Suivi du maître Hartlepool, d’Harry Rhodes, d’Halg et deKarroly, le Kaw-djer descendit sur les récifs, et, tous ensemble,ils firent le tour du clipper.

On eut vite acquis la certitude que le Jonathan devait êtreconsidéré comme absolument perdu. La coque était crevée envingt endroits, déchirée sur presque toute la longueur du flancde tribord, avaries particulièrement irrémédiables quand ils’agit d’un bâtiment en fer. On devait donc renoncer à tout es-poir de le remettre à flot et l’abandonner à la mer qui ne tarde-rait pas à en achever la démolition.

« Selon moi, dit alors le Kaw-djer, il conviendrait de débar-quer la cargaison et de la mettre en lieu sûr. Pendant cetemps, on réparerait notre chaloupe qui a subi de sérieusesavaries au moment de l’échouage. Les réparations terminées,Karroly conduirait à Punta-Arenas un des émigrants qui ap-prendrait le sinistre au gouverneur. Sans aucun doute, celui-cis’empressera de faire le nécessaire pour vous rapatrier.

45

Page 46: Les Naufragés du Jonathan

– C’est fort sagement dit et pensé, approuva Harry Rhodes.– Je crois, reprit le Kaw-djer, qu’il serait bon de communi-

quer ce plan à tous vos compagnons. Pour cela, il faudrait lesréunir sur la grève, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. »

On dut attendre assez longtemps le retour des diversesbandes qui s’étaient plus ou moins éloignées dans des direc-tions opposées. Avant neuf heures du matin, cependant, la faimeut ramené tous les émigrants en face du navire échoué. HarryRhodes, montant sur un quartier de roc en guise de tribune,transmit à ses compagnons la proposition du Kaw-djer.

Elle n’obtint pas un succès absolument unanime. Quelquesauditeurs ne parurent pas satisfaits. On entendit des réflexionsdésobligeantes.

« Décharger un navire de trois mille tonneaux, mainte-nant !… Il ne manquait plus que ça ! murmurait l’un.

– Pour qui nous prend-on ? bougonnait un autre.– Comme si l’on n’avait pas assez trimé ! » disait en sourdine

un troisième.Une voix s’éleva enfin nettement de la foule.« Je demande la parole, articulait-elle en mauvais anglais.– Prenez-la », acquiesça, sans même connaître le nom de l’in-

terrupteur, Harry Rhodes, qui descendit sur-le-champ de sonpiédestal.

Il y fut aussitôt remplacé par un homme dans la force del’âge. Son visage, aux traits assez beaux, éclairé par des yeuxbleus un peu rêveurs, était encadré par une barbe touffue decouleur châtain. Le propriétaire de cette magnifique barbe entirait, selon toute apparence, quelque vanité, car il en caressaitavec amour les poils longs et soyeux, d’une main dont nul tra-vail grossier n’avait altéré la blancheur.

« Camarades, prononça ce personnage en arpentant le ro-cher comme Cicéron devait jadis arpenter les rostres, la sur-prise que plusieurs d’entre vous ont manifestée est des plusnaturelles. Que nous propose-t-on, en effet ? De séjourner untemps indéterminé sur cette côte inhospitalière et de travaillerstupidement au sauvetage d’un matériel qui n’est pas à nous.Pourquoi attendrions-nous ici le retour de la chaloupe, alorsqu’elle peut être utilisée à nous transporter les uns après lesautres jusqu’à Punta-Arenas ? »

46

Page 47: Les Naufragés du Jonathan

Des : « Il a raison ! », « C’est évident ! », coururent parmi lesauditeurs. Cependant le Kaw-djer répliquait du milieu de lafoule :

« La Wel-Kiej est à votre disposition, cela va sans dire. Maisil lui faudra dix ans pour transporter tout le monde à Punta-Arenas.

– Soit ! concéda l’orateur. Restons donc ici en attendant sonretour. Ce n’est pas une raison pour décharger le matériel àgrand renfort de bras. Que nous retirions des flancs du navireles objets qui sont notre propriété personnelle, rien de mieux,mais le reste !… Devons-nous quelque chose à la Société à la-quelle tout cela appartient ? Bien au contraire, c’est elle quiest responsable de nos malheurs. Si elle n’avait pas fait preuvede tant d’avarice, si son bateau avait été meilleur et mieuxcommandé, nous n’en serions pas où nous en sommes. Etd’ailleurs, quand bien même il n’en serait pas ainsi, devrions-nous pour cela oublier que nous faisons partie de l’innom-brable classe des exploités, et nous transformer bénévolementen bêtes de somme des exploiteurs ? »

L’argument parut apprécié. Une voix dit : « Bravo ! ». Il y eutde gros rires.

L’orateur, ainsi encouragé, poursuivit avec une chaleurnouvelle :

« Exploités, nous le sommes à coup sûr, nous autres tra-vailleurs – et l’orateur, ce disant, se frappait la poitrine avecénergie – qui n’avons pu, fût-ce au prix d’un labeur acharné,gagner dans les lieux qui nous ont vus naître le pain qu’auraittrempé notre sueur. Nous serions bien sots maintenant decharger nos échines de toute cette ferraille fabriquée par desouvriers comme nous et qui n’en est pas moins la propriété dece capitalisme oppresseur, dont l’incommensurable égoïsmenous a contraints à quitter nos familles et nos patries ? »

Si la plupart des émigrants écoutaient d’un air ahuri ces ti-rades prononcées dans un anglais vicié par un fort accentétranger, plusieurs d’entre eux en paraissaient ébranlés. Unpetit groupe, réuni au pied de la tribune improvisée, donnaitnotamment des marques d’approbation.

Ce fut encore le Kaw-djer qui remit les choses au point.« J’ignore à qui appartient la cargaison du Jonathan,dit-il

avec calme, mais mon expérience de ce pays m’autorise à vous

47

Page 48: Les Naufragés du Jonathan

affirmer qu’elle pourra éventuellement vous être utile. Dansl’ignorance où nous sommes tous de l’avenir, il est sage, selonmoi, de ne pas l’abandonner. »

Le précédent orateur ne manifestant aucune velléité de ré-plique, Harry Rhodes escalada de nouveau le rocher et mit auxvoix la proposition de Kaw-djer. Elle fut adoptée à mains levéessans autre opposition.

« Le Kaw-djer demande, ajouta Harry Rhodes transmettantune question qui lui était faite à lui-même, s’il n’y aurait pasparmi nous des charpentiers qui consentiraient à l’aider pourréparer sa chaloupe.

– Présent ! fit un homme à l’aspect solide, qui éleva un brasau-dessus des têtes.

– Présent ! répondirent presque en même temps deux autresémigrants.

– Le premier qui a parlé, c’est Smith, dit Hartlepool au Kaw-djer, un ouvrier embauché par la Compagnie. C’est un bravehomme. Je ne connais pas les deux autres. Tout ce que je sais,c’est que l’un s’appelle Hobard.

– Et l’orateur, le connaissez-vous ?– C’est un émigrant, un Français, je crois. On m’a dit qu’il se

nommait Beauval, mais je n’en suis pas sûr. »Le maître d’équipage ne se trompait pas. Tels étaient bien le

nom et la nationalité de l’orateur, dont l’histoire assez mouve-mentée peut cependant être résumée en quelques lignes.

Ferdinand Beauval avait commencé par être avocat, et peut-être eût-il réussi dans cette profession, car il ne manquait nid’intelligence, ni de talent, s’il n’avait eu le malheur d’être pi-qué, dès le début de sa carrière, par la tarentule politique.Pressé de réaliser une ambition à la fois ardente et confuse, ils’était enrôlé dans les partis avancés et n’avait pas tardé à lâ-cher le Palais pour les réunions publiques. Il serait, sans doute,parvenu à se faire élire député tout comme un autre, s’il avaitpu attendre assez longtemps. Mais ses modestes ressourcesfurent épuisées avant que le succès eût couronné ses efforts.Réduit aux expédients, il s’était alors compromis dans des af-faires douteuses, et, de ce jour, datait pour lui la dégringoladequi, de chute en chute, l’avait fait rouler dans la gêne, puisdans la misère, et l’avait enfin contraint à chercher unemeilleure fortune sur le sol de la libre Amérique.

48

Page 49: Les Naufragés du Jonathan

Mais, en Amérique, le sort ne lui avait pas été plus clément.Après avoir passé de ville en ville, en exerçant successivementtous les métiers, il avait finalement échoué à San Francisco,où, le destin ne lui souriant pas davantage, il s’était vu acculé àun second exil.

Ayant réussi à se procurer le capital minimum nécessaire, ils’était inscrit dans ce convoi d’émigrants sur le vu d’un pros-pectus qui promettait monts et merveilles aux premiers colonsde la concession de la baie de Lagoa. Son espoir risquait fortd’être trompé de nouveau, après le naufrage du Jonathan, quile jetait, avec tant d’autres misérables, sur le littoral de lapresqu’île Hardy.

Toutefois, les échecs perpétuels de Ferdinand Beauvaln’avaient aucunement ébranlé sa confiance en lui-même etdans son étoile. Ces échecs, qu’il attribuait à la méchanceté, àl’ingratitude, à la jalousie, laissaient intacte sa foi en sa valeurpropre, qui triompherait, un jour ou l’autre, à la première occa-sion favorable.

C’est pourquoi pas un instant il n’avait laissé dépérir les donsde conducteur d’hommes qu’il s’attribuait modestement. Àpeine à bord du Jonathan,il s’était efforcé de répandre autourde lui la bonne semence, et parfois avec une telle intempé-rance de langage que le capitaine Leccar avait cru devoirintervenir.

Malgré cette entrave apportée à sa propagande, FerdinandBeauval n’était pas sans avoir remporté quelques petits succèspendant le commencement de ce voyage qui venait de prendrefin d’une manière si dramatique. Certains de ses compagnonsd’infortune, en nombre insignifiant, il est vrai, n’avaient paslaissé de prêter une oreille complaisante aux suggestions dé-magogiques qui faisaient le fond de son éloquence habituelle.Autour de lui, ils formaient maintenant un groupe compact,dont le seul défaut était de compter de trop rares unités.

Plus grande sans doute eût été la quantité de ses adeptes, siBeauval, continuant à jouer de malheur, ne se fût heurté, àbord du Jonathan,à un redoutable concurrent. Ce concurrentn’était autre qu’un Américain du Nord, du nom de Lewis Do-rick, homme au visage rasé, à l’aspect glacial, à la parole tran-chante comme un couteau. Ce Lewis Dorick professait desthéories analogues à celles de Beauval, en les poussant d’un

49

Page 50: Les Naufragés du Jonathan

degré plus avant. Alors que celui-ci préconisait un socialisme,dans lequel l’État, unique propriétaire des moyens de produc-tion, répartirait à chacun son emploi, Dorick vantait un pluspur communisme, dans lequel tout serait à la fois propriété detous et de chacun.

Entre les deux leaders sociologues, on pouvait encore noterune différence plus caractéristique que le désaccord de leursprincipes. Tandis que Beauval, Latin imaginatif, se grisait demots et de rêves, tout en pratiquant pour son propre comptedes mœurs assez douces, de Dorick, sectaire plus farouche etplus absolu doctrinaire, le cœur de marbre ignorait la pitié.Alors que l’un, fort capable au demeurant d’affoler un auditoirejusqu’à la violence, était personnellement inoffensif, l’autreconstituait par lui-même un danger.

Dorick prônait l’égalité d’une manière telle qu’il la rendaithaïssable. Ce n’est pas en bas, c’est en haut qu’il regardait. Lapensée du sort misérable auquel est vouée l’immense majoritédes humains ne faisait battre son cœur de nulle émotion, maisqu’un petit nombre d’entre eux occupassent un rang social su-périeur au sien, cela lui donnait des convulsions de rage.

Vouloir l’apaiser eût été une folie. Pour le plus timide descontradicteurs, il devenait sur-le-champ un ennemi implacablequi, s’il eût été libre, n’eût employé d’autre argument que laviolence et le meurtre.

À cette âme ulcérée, Dorick devait tous ses malheurs. Profes-seur de littérature et d’histoire, il n’avait pu résister au désirde répandre, du haut de sa chaire, un tout autre enseignement.Volontiers, il y proclamait ses maximes libertaires, non passous la forme d’une pure discussion théorique, mais sous celled’affirmations péremptoires devant lesquelles on a le devoirétroit de s’incliner.

Cette conduite n’avait pas tardé à porter ses fruits naturels.Dorick, remercié par son directeur, avait été invité à chercherune autre place. Les mêmes causes continuant à produire lesmêmes effets, sa nouvelle place lui avait échappé comme lapremière, la troisième comme la deuxième, et ainsi de suite,tant qu’enfin la porte de la dernière institution s’était irrévoca-blement refermée derrière lui. Il était alors tombé sur le pavé,d’où, professeur transformé en émigrant, il avait rebondi sur lepont du Jonathan.

50

Page 51: Les Naufragés du Jonathan

Au cours de la traversée, Dorick et Beauval avaient recrutéchacun leurs partisans, celui-ci par la chaleur d’une éloquenceque n’alourdit pas la critique consciencieuse des idées, celui-làpar l’autorité inhérente à un homme qui s’affirme possesseurde la vérité intégrale. Cette modeste clientèle, dont ils s’étaientérigés les chefs, ils n’arrivaient pas à se la pardonner récipro-quement. Si, en apparence, ils se faisaient encore bon visage,leurs âmes étaient pleines de colère et de haine.

À peine débarqué sur la grève de l’île Hoste, Beauval n’avaitpas voulu perdre un instant pour s’assurer un avantage sur sonrival. Trouvant l’occasion favorable, il avait gravi la tribune etpris la parole de la manière que l’on sait. Peu importait que sathèse n’eût pas finalement triomphé. L’essentiel est de semettre en vedette. La foule s’habitue à ceux qu’elle voit sou-vent, et pour devenir tout naturellement un chef, il suffit des’en attribuer le rôle assez longtemps.

Pendant le court dialogue du Kaw-djer et d’Hartlepool, HarryRhodes avait continué à haranguer ses compagnons.

« Puisque la proposition est adoptée, leur dit-il du haut deson rocher, il faudrait confier à l’un de nous la direction du tra-vail. Ce n’est pas peu de choses que de décharger entièrementun navire de trois mille cinq cents tonneaux, et une telle entre-prise exige de la méthode. Vous conviendrait-il de faire appelau concours de M. Hartlepool, maître d’équipage ? Il nous ré-partirait la besogne et nous indiquerait les meilleurs moyensde la mener à bonne fin. Que ceux qui sont de mon avisveuillent bien lever la main. »

Toutes les mains, à de rares exceptions près, se levèrent d’unmême mouvement.

« Voilà donc qui est entendu, constata Harry Rhodes, quiajouta en se tournant vers le maître d’équipage : Quels sont lesordres ?

– D’aller déjeuner, répondit Hartlepool avec rondeur. Pourtravailler, il faut des forces. »

En tumulte, les émigrants réintégrèrent le bord où un repasformé de conserves leur fut distribué par l’équipage. Pendantce temps, Hartlepool avait pris le Kaw-djer à l’écart.

« Si vous le permettez, monsieur, dit-il d’un air soucieux,j’oserai prétendre que je suis un bon marin. Mais j’ai toujourseu un capitaine, monsieur.

51

Page 52: Les Naufragés du Jonathan

– Qu’entendez-vous par là ? interrogea le Kaw-djer.– J’entends, répondit Hartlepool en faisant une mine de plus

en plus longue, que je peux me flatter de savoir exécuter unordre, mais que l’invention n’est pas mon affaire. Tenir fermela barre, tant qu’on voudra. Quant à donner la route, c’estautre chose. »

Le Kaw-djer examina du coin de l’œil le maître d’équipage. Ilexistait donc des hommes, bons, forts et droits au demeurant,pour lesquels un chef était une nécessité ?

« Cela veut dire, expliqua-t-il, que vous vous chargeriez vo-lontiers du détail du travail, mais que vous seriez heureuxd’avoir au préalable quelques indications générales ?

– Juste ! fit Hartlepool.– Rien de plus simple, poursuivit le Kaw-djer. De combien de

bras pouvez-vous disposer ?– Au départ de San-Francisco, le Jonathan avait un équipage

de trente-quatre hommes, compris l’état-major, le cuisinier etles deux mousses, et transportait onze cent quatre-vingt-quinzepassagers. Au total, douze cent vingt-neuf personnes. Maisbeaucoup sont morts maintenant.

– On en fera le compte plus tard. Adoptons pour le moment lenombre rond de douze cents. En défalquant les femmes et lesenfants, il reste à vue d’œil sept cents hommes. Vous allez divi-ser votre monde en deux groupes. Deux cents hommes reste-ront à bord et commenceront à monter la cargaison sur lepont. Moi, je conduirai les autres dans une forêt qui n’est pasloin d’ici. Nous y couperons une centaine d’arbres. Ces arbres,une fois ébranchés, seront croisés sur double épaisseur et liéssolidement entre eux. On obtiendra ainsi une série de par-quets, que vous mettrez bout à bout de façon à former un largechemin réunissant le navire à la grève. À marée haute, vous au-rez un pont flottant. À marée basse, ces radeaux reposerontsur les têtes de récifs, et vous les étayerez afin d’assurer leurstabilité. En procédant de cette manière, et avec un si nom-breux personnel, le déchargement peut être terminé en troisjours. »

Hartlepool se conforma intelligemment à ces instructions, et,comme l’avait prévu le Kaw-djer, toute la cargaison du Jona-than fut déposée sur la grève, hors de l’atteinte de la mer, lesoir du 19. Vérification faite, le treuil à vapeur s’était par

52

Page 53: Les Naufragés du Jonathan

bonheur trouvé en parfait état, et cette circonstance avaitgrandement facilité le levage des colis les plus lourds.

En même temps, avec l’aide des trois charpentiers Smith,Hobard et Charley, les réparations de la chaloupe avaient étéactivement poussées. À cette date du 19 mars, elle fut en étatde prendre la mer.

Il s’agit alors pour les émigrants de choisir un délégué. Fer-dinand Beauval eut ainsi une nouvelle occasion de monter à latribune et de solliciter des électeurs. Mais il jouait décidémentde malheur. S’il eut la satisfaction de réunir une cinquantainede voix, tandis que Lewis Dorick, qui d’ailleurs n’avait pas faitacte de candidat, n’en récoltait aucune, ce fut sur un certainGermain Rivière, agriculteur de race franco-canadienne, pèred’une fille et de quatre superbes garçons, que se porta la majo-rité des suffrages. Celui-ci, du moins, les électeurs étaient biensûrs qu’il reviendrait.

Sous la conduite de Karroly, qui laissait à l’île Hoste Halg etle Kaw-djer, la Wel-Kiej mit à la voile dans la matinée du 20mars, et l’on procéda aussitôt à une installation sommaire. Iln’était pas question de fonder un établissement durable, maisseulement d’attendre le retour de la chaloupe, dont le voyagedevait exiger environ trois semaines. Il n’y avait donc pas lieud’utiliser les maisons démontables, et l’on se contenta de dres-ser les tentes trouvées dans la cale du navire. Augmentées desvoiles de rechange dont regorgeait une soute spéciale, ellessuffirent à abriter tout le monde, et même la partie fragile dumatériel. On ne négligea pas non plus d’improviser des basses-cours avec quelques panneaux de grillages, ni d’établir des en-clos à l’aide de cordes et de pieux, pour les bêtes à deux et àquatre pattes que transportait le Jonathan.

En somme, cette foule n’était pas dans la situation de nau-frages jetés sans espoir, sans ressources sur une terre ignorée.La catastrophe avait eu lieu dans l’archipel fuégien, en unpoint exactement porté sur les cartes, à une centaine de lieuestout au plus de Punta-Arenas. D’autre part, les vivres abon-daient. Les circonstances ne justifiaient, par conséquent, au-cune inquiétude sérieuse, et, si ce n’est le climat un peu plusdur, les émigrants vivraient là, jusqu’au jour prochain du rapa-triement, comme ils eussent vécu au début de leur séjour sur laterre africaine.

53

Page 54: Les Naufragés du Jonathan

Il va sans dire que, pendant le déchargement, ni Halg ni leKaw-djer n’étaient restés inactifs. Tous deux avaient brave-ment payé de leur personne. Du Kaw-djer notamment leconcours avait été particulièrement utile. Quelle que fût sa mo-destie, quelque soin qu’il prît de passer inaperçu, sa supériori-té était si évidente qu’elle s’imposait par la force des choses.Aussi ne se fit-on pas faute de recourir à ses conseils.S’agissait-il du transport d’un poids spécialement lourd, del’arrimage des colis, du montage des tentes, on s’adressait àlui, et non seulement Hartlepool, mais encore la plupart de cespauvres gens, peu habitués à de semblables travaux, qui for-maient la grande masse des émigrants.

L’installation était fort avancée, sinon terminée, quand, le 24mars, on eut un nouvel aperçu de la rigueur de ces parages.Durant trois fois vingt-quatre heures, la pluie ruissela en tor-rents, le vent souffla en tempête. Lorsque l’atmosphère repritun peu de calme, on eût vainement cherché le Jonathan sur sonlit de récifs. Des tôles, des barres de fer tordues, voilà ce quirestait du beau clipper dont, quelques jours auparavant,l’étrave fendait si allègrement la mer.

Bien que tout ce qui pouvait avoir la moindre valeur eût étéretiré alors du navire, ce ne fut pas sans un serrement de cœurque les émigrants constatèrent sa disparition définitive. Ilsétaient ainsi isolés et complètement séparés de l’humanité qui,si la chaloupe se perdait en cours de navigation, ignoreraitpeut-être à jamais leur destin.

À la tempête succéda une période de calme. On en profitapour dénombrer les survivants du naufrage. L’appel nominal,auquel procéda Hartlepool, en s’aidant des listes du bord, mon-tra que la catastrophe avait fait trente et une victimes, dontquinze parmi l’équipage et seize parmi les passagers. Il subsis-tait onze cent soixante-dix-neuf passagers et dix-neuf destrente-quatre inscrits sur le rôle d’équipage. En ajoutant à cesnombres les deux Fuégiens et leur compagnon, la populationde l’île Hoste s’élevait donc à douze cent une personnes desdeux sexes et de tout âge.

Le Kaw-djer résolut de mettre le beau temps à profit pour vi-siter les parties de l’île Hoste les plus voisines du campement.Il fut convenu que Hartlepool, Harry Rhodes, Halg et trois émi-grants, Gimelli, Gordon et Ivanoff, d’origine italienne pour le

54

Page 55: Les Naufragés du Jonathan

premier, américaine pour le deuxième, russe pour le troisième,l’accompagneraient dans cette excursion. Mais, au dernier mo-ment, il se présenta deux candidats imprévus.

Le Kaw-djer allait à l’endroit fixé pour le rendez-vous,lorsque son attention fut attirée par deux enfants d’une dizained’années qui, l’un suivant l’autre, se dirigeaient évidemmentde son côté. L’un de ces deux enfants, la mine éveillée, légère-ment impertinente même, marchait le nez au vent, en affectantune allure crâne qui ne laissait pas d’être un peu comique.L’autre, suivait à cinq pas, d’un air modeste qui convenait à sapetite figure timide.

Le premier aborda le Kaw-djer.« Excellence… » dit-il.À cette appellation imprévue, le Kaw-djer fort amusé consi-

déra le bambin. Celui-ci soutint bravement l’examen, sans setroubler ni baisser les yeux.

« Excellence !… répéta le Kaw-djer en riant. Pourquoim’appelles-tu Excellence, mon garçon ? »

L’enfant sembla fort étonné.« N’est-ce pas comme ça qu’on doit dire pour les rois, les mi-

nistres et les évêques ? demanda-t-il sur un ton qui exprimaitsa crainte de n’avoir pas suffisamment respecté les règles de lapolitesse.

– Bah !… s’écria le Kaw-djer abasourdi. Et où as-tu vu qu’ondevait appeler Excellence les rois, les ministres et lesévêques ?

– Sur les journaux, répondit l’enfant avec assurance.– Tu lis donc les journaux ?– Pourquoi pas ?… Quand on m’en donne.– Ah !… ah !… » fit le Kaw-djer.Il reprit :« Comment t’appelles-tu ?– Dick.– Dick quoi ? »L’enfant n’eut pas l’air de comprendre.« Enfin, quel est le nom de ton père ?– Je n’en ai pas.– De ta mère, alors ?– Pas plus de mère que de père, Excellence.

55

Page 56: Les Naufragés du Jonathan

– Encore !… se récria le Kaw-djer qui s’intéressait de plus enplus à ce singulier enfant. Je ne suis cependant, que je sache,ni roi, ni ministre, ni évêque !

– Vous êtes le gouverneur ! » déclara le gamin avec emphase.Le gouverneur !… Le Kaw-djer tombait des nues.« Où as-tu pris cela ? demanda-t-il.– Dame !… fit Dick embarrassé.– Eh bien ?… » insista le Kaw-djer.Dick parut légèrement troublé. Il hésita.« Je ne sais pas, moi… dit-il enfin. C’est parce que c’est vous

qui commandez… Et puis, tout le monde vous appelle commeça.

– Par exemple !… » protesta le Kaw-djer.D’une voix plus grave il ajouta :« Tu te trompes, mon petit ami. Je ne suis ni plus ni moins

que les autres. Ici, personne ne commande. Ici, il n’y a pas demaître. »

Dick ouvrit de grands yeux et regarda le Kaw-djer avecincrédulité. Était-il possible qu’il n’y eût pas de maître ?Pouvait-il le croire, cet enfant, pour qui, jusqu’alors, le monden’avait été peuplé que de tyrans ? Pouvait-il croire qu’il existâtquelque part un pays sans maître ?

« Pas de maître », affirma de nouveau le Kaw-djer.Après un court silence, il demanda :« Où es-tu né ?– Je ne sais pas.– Quel âge as-tu ?– Bientôt onze ans, à ce qu’on dit.– Tu n’en es pas plus sûr que ça ?– Ma foi ! non.– Et ton compagnon, qui reste là figé à cinq pas sans bouger

d’une semelle, qui est-ce ?– C’est Sand.– C’est ton frère ?– C’est tout comme… C’est mon ami.– Vous avez peut-être été élevés ensemble ?– Élevés ?… protesta Dick. Nous n’avons pas été élevés,

monsieur ! »Le cœur du Kaw-djer se serra. Que de tristesse dans ces

quelques mots que prononçait cet enfant d’une voix

56

Page 57: Les Naufragés du Jonathan

batailleuse, comme un jeune coq dressé sur ses ergots ! Il exis-tait donc des enfants que personne n’avait « élevés » !

« Où l’as-tu connu, alors ?– À Frisco1 sur le quai.– Il y a longtemps ?– Très, très longtemps… Nous étions encore petits, répondit

Dick en cherchant à rassembler ses souvenirs. Il y a au moins…six mois !

– En effet, il y a très longtemps », approuva le Kaw-djer sanssourciller.

Il se retourna vers le compagnon silencieux du singulier petitbonhomme.

« Avance à l’ordre, toi, dit-il, et surtout ne m’appelle pas Ex-cellence. Tu as donc ta langue dans ta poche ?

– Non, monsieur, balbutia l’enfant en tordant entre ses doigtsun béret de marin.

– Alors, pourquoi ne dis-tu rien ?– C’est parce qu’il est timide, monsieur », expliqua Dick.De quel air dégoûté Dick rendit cet arrêt !« Ah ! dit en riant le Kaw-djer, c’est parce qu’il est timide ?…

Tu ne l’es pas, toi.– Non, monsieur, répondit Dick avec simplicité.– Et tu as, parbleu ! bien raison… Mais, enfin, qu’est-ce que

vous faites tous les deux ici ?– C’est nous les mousses, monsieur. »Le Kaw-Djer se souvint qu’Hartlepool avait en effet cité deux

mousses en énumérant l’équipage du Jonathan. Il ne les avaitpas remarqués jusqu’alors parmi les enfants des émigrants.Puisqu’ils l’avaient abordé aujourd’hui, c’est donc qu’ils dési-raient quelque chose.

« Qu’y a-t-il pour votre service ? » demanda-t-il.Ce fut Dick, comme toujours, qui prit la parole.« Nous voudrions aller avec vous, comme M. Hartlepool et

M. Rhodes.– Pourquoi faire ? »Les yeux de Dick brillèrent.« Pour voir des choses… »Des choses !… Tout un monde dans ce mot. Tout le désir de

ce qui jamais n’a été vu encore, tous les rêves merveilleux et

1.San Francisco.

57

Page 58: Les Naufragés du Jonathan

confus des enfants. Le visage de Dick implorait, toute sa petitepersonne était tendue vers son désir.

« Et toi, insista le Kaw-djer en s’adressant à Sand, tu veuxaussi voir des choses ?

– Non, monsieur.– Que veux-tu, dans ce cas ?– Aller avec Dick, répondit l’enfant doucement.– Tu l’aimes donc bien, Dick ?– Oh oui, monsieur ! » affirma Sand dont la voix eut une pro-

fondeur d’expression au-dessus de son âge.Le Kaw-djer, de plus en plus intéressé, regarda un moment

les deux bambins. Le drôle de petit ménage ! Mais charmant ettouchant aussi. Il rendit enfin son arrêt.

« Vous viendrez avec nous, dit-il.– Vive le gouverneur !… » s’écrièrent, en jetant leur béret en

l’air, les deux enfants qui se mirent à sauter comme des cabris.Par Hartlepool, le Kaw-djer apprit l’histoire de ses deux nou-

velles connaissances, tout ce que le maître d’équipage en sa-vait du moins, et à coup sûr plus que les intéressés n’ensavaient eux-mêmes.

Enfants abandonnés un soir au coin d’une borne, le fait qu’ilseussent vécu était un de ces phénomènes que la raison est im-puissante à expliquer. Ils avaient vécu cependant, gagnant leurpain dès l’âge le plus tendre, grâce à de menues besognes : ci-rage de chaussures, commissions, ouverture de portières,vente de fleurs des champs, autant d’inventions merveilleusespour d’aussi jeunes cerveaux, mais le plus souvent trouvantleur nourriture, comme des moineaux, entre les pavés de San-Francisco.

Ils ignoraient réciproquement leur triste existence six moisplus tôt, quand le sort les mit soudain face à face, dans des cir-constances que la qualité et l’échelle réduite des acteurs em-pêchent seules de qualifier de tragiques. Dick passait sur lequai, les mains dans les poches, le béret sur l’oreille, en sifflantentre les dents une chanson favorite, quand il aperçut Sandaux trousses duquel un gros chien aboyait en découvrant descrocs menaçants. L’enfant, épouvanté, reculait en pleurant, levisage gauchement caché sous son coude replié. Dick ne fitqu’un bond et sans hésiter se plaça entre le peureux et son ter-rifiant adversaire, puis, se campant résolument sur ses petites

58

Page 59: Les Naufragés du Jonathan

jambes, il regarda le chien droit dans les yeux et attendit lepied ferme.

L’animal fut-il intimidé par cette attitude de matamore ? Lecertain, c’est qu’il recula à son tour, pour s’enfuir finalement laqueue basse. Sans s’occuper davantage de lui, Dick s’était re-tourné vers Sand.

« Comment t’appelles-tu ? lui avait-il demandé d’un airsuperbe.

– Sand, avait dit l’autre au milieu de ses larmes. Et toi ?– Dick… Si tu veux nous serons amis. »Pour toute réponse, Sand s’était jeté dans les bras du héros,

scellant ainsi une indestructible amitié.De loin, Hartlepool avait assisté à la scène. Il interrogea les

deux enfants et connut ainsi leur triste histoire. Désireux devenir en aide à Dick, dont il avait admiré le courage, il lui pro-posa de le prendre comme mousse sur le Josuah Brener, trois-mâts carré à bord duquel il était alors embarqué. Mais, au pre-mier mot, Dick avait posé cette condition sine qua non queSand serait pris avec lui. Il fallut de gré ou de force en passerpar là, et, depuis lors, Hartlepool n’avait plus quitté les deuxinséparables qui l’avaient suivi du Josuah Brener sur le Jona-than. Il s’était fait leur professeur et leur avait appris à lire et àécrire, c’est-à-dire à peu près tout ce qu’il savait lui-même. Sesbienfaits, du reste, étaient tombés dans un bon terrain. Iln’avait jamais eu qu’à se louer des deux enfants qui éprou-vaient pour lui une reconnaissance passionnée. Certes, chacund’eux avait son caractère ; l’un colère, susceptible, batailleur,toujours prêt à se mesurer contre n’importe qui et n’importequoi, l’autre silencieux, doux, effacé, craintif ; l’un protecteur,l’autre protégé ; mais tous deux montrant le même cœur à l’ou-vrage, ayant la même conscience du devoir, la même affectionpour leur grand ami commun, le maître d’équipage Hartlepool.

C’est de telles recrues que s’augmenta le personnel del’excursion.

Le 28 mars, on se mit en route dès les premières heures dumatin. On n’avait pas la prétention d’explorer toute l’île Hoste,mais seulement la partie avoisinant le campement. On passad’abord par-dessus les crêtes médianes de la presqu’île Hardy,de manière à en atteindre la côte occidentale, puis on suivitcette côte en remontant vers le Nord, afin de revenir au

59

Page 60: Les Naufragés du Jonathan

campement par le littoral opposé, en traversant la région sudde l’île proprement dite.

Dès le début de la promenade, on eut l’impression qu’il nefallait pas juger le pays d’après l’aspect rébarbatif du lieu del’échouage, et cette impression ne fit que s’accentuer à mesureque l’on gagna vers le Nord. Si la presqu’île Hardy apparaissaitrocailleuse et stérile jusqu’aux arides pointes du Faux capHorn, il n’en était pas ainsi de la contrée verdoyante dont leshauteurs se profilaient au Nord-Ouest.

De vastes prairies, au pied de collines boisées, succédaient,dans cette direction, aux roches tapissées de goémons, aux ra-vins hérissés de bruyères. Là, s’entremêlaient les doronics àfleurs jaunes et les asters maritimes à fleurs bleues et vio-lettes, des séneçons à tige d’un mètre, et nombre de plantesnaines : calcéolaires, cytises rampants, stipes, pimprenelles mi-nuscules en pleine floraison. Le sol était velouté d’une herbeluxuriante capable de nourrir des milliers de ruminants.

La petite troupe des excursionnistes s’était divisée, selon lesaffinités individuelles, en groupes, autour desquels gamba-daient Dick et Sand, qui triplaient par leurs crochets la lon-gueur de la route. Les trois cultivateurs échangeaient des pa-roles rares en jetant autour d’eux des regards étonnés, tandisque Harry Rhodes et Halg marchaient en compagnie du Kaw-djer. Celui-ci ne se livrait pas et gardait sa réserve habituelle.Cette réserve toutefois ne laissait pas d’être entamée par lasympathie que lui inspirait la famille Rhodes. De cette famille,tous les membres lui plaisaient : la mère, sérieuse et bonne ;les enfants, Edward âgé de dix-huit ans et Clary âgée de quinzeans, aux visages ouverts et francs ; le père, caractère d’unedroiture certaine et d’un ferme bon sens.

Les deux hommes causaient amicalement de ce qui les inté-ressait en ce moment l’un et l’autre. Harry Rhodes profitait del’occasion pour se renseigner au sujet de la Magellanie. Enéchange, il documentait son compagnon sur les plus remar-quables échantillons de la foule des émigrants. Le Kaw-djer ap-prit ainsi beaucoup de choses.

Il sut d’abord comment Harry Rhodes, possesseur d’une as-sez belle fortune, avait été ruiné à cinquante ans par la fauted’autrui, et comment, après ce malheur immérité, il s’était ex-patrié sans hésitation afin d’assurer, s’il était possible, l’avenir

60

Page 61: Les Naufragés du Jonathan

de sa femme et de ses enfants. Il apprit ensuite, Harry Rhodesayant été à même de puiser ces renseignements dans les docu-ments du bord, que, défalcation faite des morts, les émigrantsdu Jonathan se décomposaient de la manière suivante, au pointde vue des professions antérieures : Sept cent cinquante culti-vateurs – parmi lesquels cinq Japonais ! – comprenant centquatorze hommes mariés accompagnés de leurs cent quatorzefemmes et de leurs enfants, dont quelques-uns majeurs, aunombre de deux cent soixante-deux ; trois représentants desprofessions libérales, cinq ex-rentiers et quarante et un ou-vriers de métier. À ces derniers, il convenait d’ajouter quatreautres ouvriers non émigrants, un maçon, un menuisier, uncharpentier et un serrurier, embauchés par la compagnie decolonisation pour faciliter le début de l’installation, ce qui por-tait à onze cent soixante-dix-neuf le nombre des passagers sur-vivants, ainsi que l’appel nominal l’avait indiqué.

Ayant énuméré ces diverses catégories, Harry Rhodes entradans quelques détails sur chacune d’elles. Touchant la grandemasse des paysans, il n’avait pas fait de bien nombreuses ob-servations. Tout au plus avait-il cru remarquer que les frèresMoore, dont l’un s’était signalé d’ailleurs pendant le décharge-ment par sa brutalité, semblaient de tempérament violent, etque les familles Rivière, Gimelli, Gordon et Ivanoff paraissaientcomposées de braves gens, solides, bien portants et disposés àl’ouvrage. Quant au reste, c’était la foule. Sans doute, les quali-tés devaient s’y trouver fort inégalement réparties, et des vicesmêmes, la paresse et l’ivrognerie notamment, s’y rencontraientnécessairement ; mais rien de saillant ne s’étant produit jus-qu’alors, on manquait de base pour asseoir des jugementsindividuels.

Harry Rhodes fut plus prolixe sur les autres catégories. Lesquatre ouvriers embauchés par la Compagnie étaient deshommes d’élite, des premiers dans leur profession. Selon l’ex-pression courante, on les avait triés sur le volet. Quant à leurscollègues émigrants, tout portait à croire qu’ils étaient infini-ment moins reluisants. En grande majorité, ils avaient fâ-cheuse mine et donnaient l’impression d’être des habitués ducabaret plutôt que de l’atelier. Deux ou trois même, à l’aspectde véritables malfaiteurs, n’avaient sans doute d’ouvriers quel’étiquette.

61

Page 62: Les Naufragés du Jonathan

Des cinq rentiers, quatre étaient représentés par la familleRhodes. Quant au cinquième, nommé John Rame, c’était un as-sez triste sire. Âgé de vingt-cinq à vingt-six ans, épuisé par unevie de fêtes, dans laquelle il avait laissé sa fortune jusqu’audernier sou, il n’était évidemment bon à rien, et l’on était endroit de s’étonner qu’il eût fait, lui si mal armé pour la lutte,cette dernière folie de se joindre à un convoi d’émigrants.

Restaient les trois ratés des professions libérales. Ceux-ciprovenaient de trois pays différents : l’Allemagne, l’Amériqueet la France. L’Allemand avait nom Fritz Gross. C’était univrogne invétéré. Avili par l’alcool au point d’en être repous-sant, il promenait en soufflant ses chairs flasques et son ventreénorme, que souillait continuellement un filet de salive. Son vi-sage était écarlate, son crâne chauve, ses joues pendantes, sesdents gâtées. Un tremblement perpétuel agitait ses doigts enforme de boudin. Même parmi cette population peu raffinée,son incroyable saleté l’avait rendu célèbre. Ce dégénéré étaitun musicien, un violoniste, et par instants un violoniste de gé-nie. Son violon avait seul le pouvoir de réveiller sa conscienceabolie. Calme, il le caressait, il le dorlotait avec amour, inca-pable toutefois de former une note à cause du tremblementconvulsif de ses mains. Mais, sous l’influence de l’alcool, sesmouvements retrouvaient leur sûreté, l’inspiration faisait vi-brer son cerveau, et il savait alors tirer de son instrument desaccents d’une extraordinaire beauté. Par deux fois, HarryRhodes avait eu l’occasion d’assister à ce prodige.

Quant au Français et à l’Américain, ils n’étaient autres queFerdinand Beauval et Lewis Dorick qui ont été présentés aulecteur. Harry Rhodes ne manqua pas d’exposer au Kaw-djerleurs théories subversives.

« Ne pensez-vous pas, demanda-t-il en manière de conclu-sion, qu’il serait prudent de prendre quelques précautionscontre ces deux agités ? Pendant le voyage, ils ont déjà faitparler d’eux.

– Quelles précautions voulez-vous qu’on prenne ? répliqua leKaw-djer.

– Mais les avertir énergiquement d’abord, et les surveilleravec soin ensuite. Si ce n’est pas suffisant, les mettre horsd’état de nuire, en les enfermant, au besoin.

62

Page 63: Les Naufragés du Jonathan

– Bigre ! s’écria ironiquement le Kaw-djer, vous n’y allez pasde main morte ! Qui donc oserait s’arroger le droit d’attenter àla liberté de ses semblables ?

– Ceux pour qui ils sont un danger, riposta Harry Rhodes.– Où voyez-vous, je ne dirai pas un danger, mais seulement la

possibilité d’un danger ? objecta le Kaw-djer.– Où je le vois ?… Dans l’excitation de ces pauvres gens, de

ces hommes ignorants, aussi faciles à duper que des enfants etprêts à se laisser griser par toute parole sonore qui flatte leurpassion du jour.

– Dans quel but les exciterait-on ?– Pour s’emparer de ce qui est à autrui.– Autrui a donc quelque chose ?… demanda railleusement le

Kaw-djer. Je ne le savais pas. En tout cas, ici, où il n’y a rien,autrui comme le roi perd ses droits.

– Il y a la cargaison du Jonathan.– La cargaison du Jonathan est une propriété collective qui

représenterait, le cas échéant, le salut commun. Tout le mondese rend compte de cela, et personne n’aura garde d’y toucher.

– Puissent les événements ne pas vous donner un démenti !dit Harry Rhodes que ce désaccord inattendu échauffait. Maisil n’est pas besoin d’intérêt matériel pour des gens comme Do-rick et Beauval. Le plaisir de faire le mal ne suffit à lui-même,et, d’ailleurs, c’est une ivresse de dominer, d’être le maître.

– Qu’il soit maudit, celui qui pense ainsi ! s’écria le Kaw-djeravec une violence soudaine. Tout homme qui aspire à régenterles autres devrait être supprimé de la terre. »

Harry Rhodes, étonné, regarda son interlocuteur. Quelle pas-sion farouche dormait en cet homme dont la parole avait d’or-dinaire tant de mesure et de calme !

« Il faudrait alors supprimer Beauval, dit-il non sans ironie,car, sous couleur d’une inégalité outrancière, les théories de cebavard n’ont qu’un but : assurer le pouvoir au réformateur.

– Le système de Beauval est du pur enfantillage, répliqua leKaw-djer d’une voix tranchante. C’est une manière d’organisa-tion sociale, voilà tout. Mais une organisation ou une autre,c’est toujours même iniquité et même sottise.

– Approuveriez-vous donc les idées de Lewis Dorick ? deman-da vivement Harry Rhodes. Voudriez-vous, comme lui, nousfaire retourner à l’état sauvage, et réduire les sociétés à une

63

Page 64: Les Naufragés du Jonathan

agrégation fortuite d’individus sans obligations réciproques ?Ne voyez-vous donc pas que ces théories sont basées sur l’en-vie, qu’elles suent la haine ?

– Si Dorick connaît la haine, c’est un fou, répondit gravementle Kaw-djer. Eh quoi ! un homme, venu sur la terre sans l’avoirdemandé, y découvre une infinité d’êtres pareils à lui, doulou-reux, misérables, périssables comme lui, et, au lieu de lesplaindre, il prend la peine de haïr ! Un tel homme est un fou, etl’on ne discute pas avec les fous. Mais, de ce que le théoriciensoit aliéné, il ne résulte pas nécessairement que la théorie soitmauvaise.

– Des lois sont indispensables cependant, insista HarryRhodes, lorsque les hommes, au lieu d’errer solitaires, enviennent à se grouper dans un intérêt commun. Regardez plu-tôt ici même. La foule qui nous entoure n’a pas été choisie pourles besoins de la cause, et sans doute elle n’est pas différentede toute autre foule prise au hasard. Eh bien ! ne m’a-t-il pasété possible de vous signaler plusieurs de ses membres qui,pour une raison ou une autre, sont dans l’impossibilité de segouverner eux-mêmes, et il y en a d’autres, assurément, que jene connais pas encore. Que de mal ne feraient pas de tels indi-vidus, si les lois ne tenaient pas en bride leurs mauvaisinstincts !

– Ce sont les lois qui les leur ont donnés, riposta le Kaw-djeravec une conviction profonde. S’il n’y avait pas de lois, l’huma-nité ne connaîtrait pas ces tares, et l’homme s’épanouirait har-monieusement dans la liberté.

– Hum !… fit Harry Rhodes d’un air de doute.– Y a-t-il des lois ici ? Et tout ne marche-t-il pas à souhait ?– Pouvez-vous choisir un tel exemple ? objecta Harry Rhodes.

Ici, c’est un entracte dans le drame de la vie. Tout le mondesait que la situation actuelle est transitoire et ne doit pas seperpétuer.

– Il en serait de même si elle devait durer, affirma le Kaw-djer.

– J’en doute, dit Harry Rhodes avec scepticisme, et je pré-fère, je l’avoue, que l’expérience ne soit pas tentée. »

Le Kaw-djer ne répliquant rien, la marche fut poursuiviesilencieusement.

64

Page 65: Les Naufragés du Jonathan

En revenant par la côte de l’Est, on contourna la baie Scotch-well, dont le site, bien que l’on fût au déclin du jour, acheva deséduire les explorateurs. Leur admiration égalait leur surprise.Entretenus par un réseau de petits creeks, qui se déversaientdans une rivière aux eaux limpides venant des collines ducentre, les riches pâturages témoignaient de la fertilité du sol.La végétation arborescente était à la hauteur de cette luxu-riante tapisserie. Occupant de vastes espaces, les forêts secomposaient d’arbres d’une venue superbe enracinés dans unsol tourbeux mais résistant, et offraient des sous-bois très dé-gagés, parfois veloutés de mousses rameuses. À l’abri de cesvoûtes verdoyantes s’ébattait tout un monde de volatiles, destinamous de six espèces, les uns gros comme des cailles, lesautres comme des faisans, des grives, des merles, ceux qu’onpeut appeler des ruraux, et aussi bon nombre de représentantsdes espèces marines, oies, canards, cormorans et goélands,tandis que les nandous, les guanaques et les vigognes bondis-saient à travers les prairies.

Le littoral sud de cette baie, heureusement exposé par consé-quent, le Nord de ce côté de l’équateur correspondant au Midide l’autre hémisphère, était éloigné de moins de deux milles del’endroit où s’était perdu le Jonathan. Là, débouchait le coursd’eau aux rives ombragées, accru de ses multiples affluents,qui se jetait à la mer au fond d’une petite crique. Sur sesbords, distants d’une centaine de pieds, il eût été facile de bâ-tir une bourgade pour une installation définitive. Au besoin, lacrique, abritée des grands vents, aurait pu servir de port.

L’obscurité était presque complète lorsqu’on atteignit lecampement. Le Kaw-djer, Harry Rhodes, Halg et Hartlepool ve-naient de prendre congé de leurs compagnons quand, dans lesilence de la nuit, les sons d’un violon arrivèrent jusqu’à eux.

« Un violon !… murmura le Kaw-djer à l’adresse d’HarryRhodes. Serait-ce ce Fritz Gross dont vous m’avez parlé ?

– C’est alors qu’il est ivre », répondit sans hésiter HarryRhodes.

Il ne se trompait pas. Fritz Gross était ivre, en effet. Lors-qu’on l’aperçut quelques minutes plus tard, son regard vague,son visage congestionné, sa bouche baveuse révélèrent aisé-ment son état. Incapable de se tenir debout, il s’accotait contreun rocher, afin de conserver son équilibre. Mais l’alcool avait

65

Page 66: Les Naufragés du Jonathan

ranimé l’étincelle. L’archet volait sur l’instrument d’où jaillis-sait une mélodie sublime. Autour de lui se pressaient une cen-taine d’émigrants. En ce moment, ces gueux oubliaient tout,l’injustice du sort, leur éternelle misère, leur triste conditionprésente, l’avenir pareil au passé, et s’envolaient dans lemonde du rêve, emportés sur les ailes de la musique.

« L’art est aussi nécessaire que le pain, dit au Kaw-djer Har-ry Rhodes en montrant Fritz Gross et ses auditeurs absorbés.Dans le système de Beauval, quelle serait la place d’un telhomme ?

– Laissons Beauval où il est, répondit le Kaw-djer avechumeur.

– C’est que tant de pauvres êtres croient à ces songe-creux ! » répliqua Harry Rhodes.

Ils reprirent leur route.« Ce qui m’intrigue, murmura Harry Rhodes au bout de

quelques pas, c’est le moyen qu’a employé Fritz Gross pour seprocurer son alcool. »

Quel que fût le moyen, d’autres que Fritz Gross l’avaient em-ployé. Les excursionnistes ne tardèrent pas, en effet, à se heur-ter à un corps étendu.

« C’est Kennedy, dit Hartlepool, en se penchant sur le dor-meur. Un failli chien, d’ailleurs. Le seul de l’équipage qui nevaille pas la corde pour le pendre. »

Kennedy était ivre, lui aussi. Et ivres encore, ces émigrantsque l’on trouva, cent mètres plus loin, vautrés sur le sol.

« Ma parole ! dit Harry Rhodes, on a profité de l’absence duchef pour mettre le magasin au pillage !

– Quel chef ? demanda le Kaw-djer.– Vous, parbleu !– Je ne suis pas chef plus qu’un autre, objecta le Kaw-djer

avec impatience.– Possible, accorda Harry Rhodes. N’empêche que tout le

monde vous considère comme tel. »Le Kaw-djer allait répondre, quand, d’une tente voisine, le cri

rauque d’une femme qu’on étrangle s’éleva dans la nuit.

66

Page 67: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 2La première loi

La famille Ceroni, composée du père, Lazare, de la mère, Tul-lia, et d’une fille, Graziella, était originaire du Piémont. Dix-sept ans auparavant, Lazare, alors âgé de vingt-cinq ans, etTullia, de six ans plus jeune, avaient associé leurs deux mi-sères. Hors soi-même, ni l’un ni l’autre ne possédait rien, maisils s’aimaient, et un amour honnête est une force qui aide àsupporter, parfois à vaincre, les difficultés de la vie.

Il n’en fut malheureusement pas ainsi pour le ménage Cero-ni. L’homme, entraîné par de mauvaises fréquentations, ne tar-da pas à faire connaissance avec l’alcool, que des cabarets in-nombrables ont, au nom de la liberté, le droit d’offrir, commeun appât, à la multitude des déshérités. En peu de temps, iltomba dans l’ivrognerie, et son ivresse de plus en plus fré-quente se fit, par degrés, sombre, puis colère, puis cruelle,puis féroce. Alors, presque chaque jour, il y eut des scènesatroces, dont les voisins perçurent les éclats. Injuriée, battue,meurtrie, martyrisée, Tullia gravit le calvaire, sur les flancs du-quel tant de malheureuses se sont douloureusement traînéesavant elle et se traîneront à son exemple.

Certes, elle aurait pu, elle aurait dû peut-être quitter cethomme transformé en bête fauve. Elle n’en fit rien pourtant.Elle était de ces femmes qui ne se reprennent jamais, quelquemartyre qui leur soit imposé, quand une fois elles se sont don-nées. Au point de vue de l’intérêt matériel et tangible, de telscaractères méritent assurément l’épithète d’absurdes, mais ilsont aussi quelque chose d’admirable, et par eux il nous estdonné de concevoir quelle peut être la beauté du sacrifice etquelle hauteur morale est capable d’atteindre la créaturehumaine.

67

Page 68: Les Naufragés du Jonathan

C’est dans cet enfer que grandit Graziella. Dès ses plusjeunes ans, elle vit son père ivre et sa mère battue, elle assistaaux scènes quotidiennes, elle entendit le torrent d’injures quisortaient de la bouche de Lazare, comme les immondices d’unégout. À un âge où les petites filles ne pensent encore qu’aujeu, elle entra de cette manière en contact avec les réalités dela vie et fut astreinte à une âpre lutte de tous les instants.

À seize ans, Graziella était une jeune fille sérieuse, armée,par sa volonté forte, contre les douleurs de l’existence, dontelle avait eu la précoce expérience. D’ailleurs, quelle que fût sacruauté, jamais l’avenir ne dépasserait en horreur le passé !Physiquement, elle était grande, maigre et brune. Sans beautéproprement dite, son plus grand charme résidait dans ses yeuxet dans l’expression intelligente de son visage.

La conduite de Lazare Ceroni avait porté ses fruits naturels,et la gêne était bientôt entrée dans la maison. Il ne saurait enêtre autrement. Boire, cela coûte, et, pendant qu’on boit, on negagne rien. Double dépense. Graduellement, la gêne devintpauvreté, et la pauvreté misère noire. On suivit alors le cheminque suivent tous les dégénérés. On changea de pays, dans l’es-poir d’un sort meilleur sous d’autres cieux. C’est ainsi que,d’exode en exode, la famille Ceroni, ayant traversé la France,l’Océan, l’Amérique, avait échoué à San Francisco. Le voyageavait duré quinze ans ! À San Francisco, le dénuement en arri-va à ce point que Lazare ouvrit les yeux et prit conscience deson œuvre de destruction. Prêtant enfin l’oreille aux supplica-tions de sa femme, pour la première fois depuis tant d’années,il promit de s’amender.

Il avait tenu parole. En six mois, grâce à son assiduité à l’ou-vrage et à la suppression du cabaret, l’aisance était revenue etl’on avait pu réunir cette grosse somme de cinq cents francsexigée par la Société de colonisation de la baie de Lagoa. Tulliarecommençait à croire à la possibilité du bonheur, lorsque lenaufrage du Jonathan et l’oisiveté qui en était la conséquenceinévitable étaient venus remettre tout en question.

Pour tuer ces longues heures d’inaction, Lazare s’était liéavec d’autres émigrants, et, bien entendu, ses sympathiesl’avaient porté vers ses pareils. Ceux-ci, également accabléspar l’ennui et inconsolables d’être privés de leurs excès habi-tuels n’auraient eu garde de manquer l’occasion que leur

68

Page 69: Les Naufragés du Jonathan

fournissait le départ de celui que tout le monde, sans mêmes’en rendre compte, considérait comme le chef. À peine leKaw-djer éloigné avec ses compagnons, cette bande peu re-commandable s’était approprié un des barils de rhum sauvésdu Jonathan et une orgie en règle en était résultée. Par entraî-nement, et aussi par lâcheté devant son vice réveillé, Lazareavait imité les autres et ne s’était décidé à regagner la tente oùl’attendaient en pleurant sa femme et sa fille, que les jambesmolles et la raison perdue.

Dès son entrée, l’inévitable scène commença. Prétextantd’abord que le repas n’était pas prêt, il s’irrita, quand ce repaslui eut été servi, de la tristesse des deux femmes et, s’excitantlui-même, en arriva rapidement aux plus effroyables injures.

Graziella, immobile et glacée, regardait avec épouvante cetêtre avili qui était son père. En elle, la honte la disputait auchagrin. Mais, de Tullia, qui ne connaissait que la douleur, lecœur ulcéré creva. Eh quoi ! tous ses espoirs une fois de plus àvau-l’eau, la retombée dans l’enfer !… Des larmes jaillirent deses yeux, noyèrent son visage flétri. Il n’en fallut pas plus pourdéchaîner la tempête.

« J’vas t’aider à fondre, moi ! » cria Lazare devenu furieux.Il saisit sa femme à la gorge, tandis que Graziella s’efforçait

d’arracher la malheureuse à l’étreinte meurtrière.Drame silencieux. À part la voix sourde de Lazare, qui conti-

nuait à proférer des injures, il se déroulait sans bruit. Ni Gra-ziella, ni sa mère n’appelaient à leur aide. Qu’un père marty-rise sa fille, qu’un mari assassine sa femme, ce sont des tareshonteuses qu’il faut cacher à tous, fût-ce au prix de la vie. Dansun moment où son bourreau relâchait son étreinte, la douleurcependant arracha à Tullia le cri rauque que le Kaw-djer avaitentendu. Cette plainte involontaire mit au comble la fureur dudément. Ses doigts se refermèrent plus violemment.

Tout à coup, une main de fer broya son épaule. Contraint delâcher prise, il alla rouler de l’autre côté de la tente.

« De quoi ?… De quoi ?… balbutia-t-il.– Silence ! » ordonna une voix impérieuse.L’ivrogne ne se le fit pas répéter. Son excitation subitement

éteinte, il chut, comme dans un trou, dans un sommeil deplomb.

69

Page 70: Les Naufragés du Jonathan

Le Kaw-djer s’était penché sur la femme évanouie et s’em-pressait à la secourir. Halg, Rhodes et Hartlepool, entrés der-rière lui, contemplaient la scène avec émotion.

Tullia enfin ouvrit les yeux. En apercevant des visages étran-gers, elle comprit sur-le-champ ce qui s’était passé. Sa pre-mière pensée fut d’excuser celui dont la brutalité venait de semanifester de si abominable manière.

« Merci, monsieur, dit-elle en se soulevant. Ce n’était rien…C’est fini, maintenant… Suis-je sotte de m’être ainsi effrayée !

– On le serait à moins ! s’écria le Kaw-djer.– Pas du tout, répliqua vivement Tullia. Lazare n’est pas mé-

chant… Il voulait plaisanter…– Est-ce qu’il lui arrive souvent de plaisanter ainsi ? demanda

le Kaw-djer.– Jamais, monsieur, jamais ! affirma Tullia. Lazare est un bon

mari… De plus brave garçon, il n’y en a pas…– C’est faux », interrompit une voix décidée.Le Kaw-djer et ses compagnons se retournèrent. Ils aper-

çurent Graziella qu’ils n’avaient pas distinguée jusqu’ici dansla pénombre de la tente, à peine éclairée par la lueur jaunâtred’un fanal.

« Qui êtes-vous, mon enfant ? interrogea le Kaw-djer.– Sa fille, répondit Graziella en montrant l’ivrogne dont le

bruit ne troublait pas le ronflement sonore. Quelque honte quej’en éprouve, il faut que je le dise pour qu’on me croie et qu’onvienne en aide à ma pauvre maman.

– Graziella !… implora Tullia en joignant les mains.– Je dirai tout, affirma la jeune fille avec force. C’est la pre-

mière fois que nous trouvons des défenseurs. Je ne les laisseraipas partir sans avoir fait appel à leur pitié.

– Parlez, mon enfant, dit le Kaw-djer avec bonté, et comptezsur nous pour vous secourir et vous défendre. »

Ainsi encouragée, Graziella, d’une voix haletante, raconta lavie de sa mère. Elle ne cacha rien. Elle dit la sublime tendressede Tullia et de quel prix on l’avait payée. Elle dit l’avilissementde son père. Elle le montra traînant sa femme par les cheveux,la rouant de coups, la piétinant avec rage. Elle évoqua les joursde misère, sans vêtements, sans feu, sans pain, parfois sans do-micile, glorifiant sa mère martyrisée, dont l’héroïque douceur,au milieu de si cruelles épreuves, ne s’était jamais démentie.

70

Page 71: Les Naufragés du Jonathan

En écoutant l’épouvantable récit, celle-ci pleurait douce-ment. À la voix de sa fille, les tortures subies sortaient del’ombre du passé et semblaient, pour mieux broyer son cœur,redevenir présentes, toutes à la fois. Sous leur poids accumulé,Tullia fléchissait. Elle s’abandonnait. La force lui manquait en-fin pour défendre et protéger le bourreau.

« Vous avez bien fait de parler, mon enfant, dit le Kaw-djerd’une voix émue, quand Graziella eut achevé son récit. Soyezcertaine que nous ne vous abandonnerons pas et que nousviendrons en aide à votre mère. Pour ce soir, elle n’a besoinque de repos. Qu’elle s’efforce donc de dormir et qu’elle es-père en un avenir meilleur. »

Lorsqu’ils se retrouvèrent au dehors, le Kaw-djer, HarryRhodes et Hartlepool se regardèrent un instant en silence.Était-il possible qu’un homme en arrivât à ce degré d’ignomi-nie ! Puis, ayant d’une large aspiration dilaté leur poitrine op-pressée, ils allaient se mettre en marche, quand le premiers’aperçut que la petite troupe comptait un membre de moins.Halg n’était plus avec eux.

Supposant que le jeune homme était resté dans la tente de lafamille Ceroni, le Kaw-djer y entra de nouveau. Halg était bienlà, en effet, si absorbé qu’il n’avait pas remarqué le départ deses compagnons et qu’il ne remarqua pas davantage le retourde l’un d’eux. Debout contre la paroi de toile, il regardait Gra-ziella, et son visage, en même temps que la pitié, exprimaitavec éloquence un véritable ravissement. À quelques pas, Gra-ziella, les yeux baissés, se prêtait à cette contemplation avecune sorte de complaisance. Les deux jeunes gens ne parlaientpas. Après ces violentes secousses, ils laissaient leurs cœurss’ouvrir silencieusement à de plus douces émotions.

Le Kaw-djer sourit.« Halg !… » appela-t-il à demi-voix.Le jeune homme tressaillit et, sans se faire prier, sortit de la

tente. On se mit en route aussitôt.Les quatre excursionnistes marchaient en silence, chacun

suivant le fil de sa pensée. Le Kaw-djer, les sourcils froncés, ré-fléchissait à ce qu’il venait de voir et d’entendre. Le plus grandservice à rendre à ces deux femmes serait évidemment de se-vrer d’alcool leur tortionnaire. Était-ce réalisable ? Assuré-ment, et même sans difficulté notable, l’alcool étant inconnu

71

Page 72: Les Naufragés du Jonathan

sur l’île Hoste, hormis celui provenant du Jonathan et déposésur la grève avec le reste de la cargaison. Il suffirait doncd’une ou deux sentinelles…

Soit ! mais qui les placerait, ces sentinelles ? Qui oserait don-ner des ordres et formuler des interdictions ? Qui s’arrogeraitle droit de limiter d’une manière quelconque la liberté de sessemblables et de substituer son initiative à la leur ? C’étaitfaire acte de chef, cela, et il n’existait pas de chef sur l’îleHoste.

Allons donc !… En puissance tout au moins, un chef y exis-tait, au contraire. Et qui était-il, sinon celui qui, seul, avait sau-vé les autres d’une mort certaine ; qui, seul, avait l’expériencede cette contrée déserte ; qui, seul, possédait à un degré supé-rieur à tous intelligence, savoir et caractère ?

C’eût été lâcheté de se mentir à soi-même. Le Kaw-djer nepouvait l’ignorer, c’est vers lui que cette population misérabletournait ses regards attentifs, c’est entre ses mains qu’elleavait remis l’exercice de l’autorité collective, c’est de luiqu’elle attendait, confiante, secours, conseils et décisions. Qu’ille voulût ou non, il ne pouvait échapper à la responsabilité quecette confiance impliquait. Qu’il le voulût ou non, le chef, dési-gné par la force des choses et par le consentement tacite del’immense majorité des naufragés, c’était lui.

Eh quoi ! lui, le libertaire, l’homme incapable de supporteraucune contrainte, il était dans le cas d’en imposer aux autres,et des lois devaient être édictées par celui qui rejetait toutesles lois ! Suprême ironie, c’était l’apôtre anarchiste, l’adeptede la formule fameuse : « Ni Dieu, ni maître », qu’on transfor-mait en maître ; c’est à lui qu’on attribuait cette autorité dontson âme haïssait le principe avec tant de sauvage fureur !

Fallait-il accepter l’odieuse épreuve ? Ne valait-il pas mieuxs’enfuir loin de ces êtres aux âmes d’esclave ?…

Mais alors, que deviendraient-ils, livrés à eux-mêmes ? Decombien de souffrances le déserteur ne serait-il pas respon-sable ? Si on a le droit de chérir des abstractions, il n’est pasdigne du nom d’homme, celui qui, pour l’amour d’elles, fermeles yeux devant les réalités de la vie, nie l’évidence et ne peutse résoudre à sacrifier son orgueil pour atténuer la misère hu-maine. Quelque certaines que paraissent des théories, il est

72

Page 73: Les Naufragés du Jonathan

grand d’en faire table rase, lorsqu’il est démontré que le biendes autres l’exige.

Or, démonstration pouvait-elle être plus nette et plus claire ?N’avait-on pas constaté, ce soir-même, de nombreux casd’ivresse, sans parler de ceux, plus nombreux encore peut-être,qui demeuraient ignorés ? Devait-on tolérer dans cette foulepaisible un tel abus de l’alcool, au risque d’y provoquer des al-tercations, des rixes, voire des meurtres ? Les effets du poison,d’ailleurs, ne s’étaient-ils pas déjà fait sentir ? N’en avait-onpas, chez les Ceroni, constaté les ravages ?

On approchait de la tente habitée par la famille Rhodes, onallait se séparer, que le Kaw-djer hésitait toujours. Mais iln’était pas homme à fuir les responsabilités. Au dernier mo-ment, quelque douleur qu’il en dût éprouver, sa résolution futprise. Il se tourna vers Hartlepool.

« Croyez-vous pouvoir compter sur la fidélité de l’équipagedu Jonathan ? demanda-t-il.

– À l’exception de Kennedy et de Sirdey, le cuisinier, j’en ré-ponds, dit Hartlepool.

– De combien d’hommes disposez-vous ?– De quinze hommes, moi compris.– Les quatorze autres vous obéiront ?– Assurément.– Et vous ?– Moi ?…– Y a-t-il quelqu’un ici dont vous soyez disposé à reconnaître

l’autorité ?– Mais… vous, monsieur… naturellement, répondit Hartle-

pool, comme si la chose était évidente.– Pourquoi ?– Dame ! monsieur… fit Hartlepool embarrassé. Enfin, il faut

bien, ici comme ailleurs, que les gens aient un chef. Cela va desoi, que diable !

– Et pourquoi serais-je le chef ?– Il n’y en a pas d’autre », dit Hartlepool, en ponctuant de ses

bras ouverts son irréfutable argument.La réponse était péremptoire, en effet. Il n’y avait rien à

répliquer.Après un nouvel instant de silence, le Kaw-djer prononça

d’une voix ferme :

73

Page 74: Les Naufragés du Jonathan

« À partir de ce soir, vous ferez garder le matériel débarquédu Jonathan. Vos hommes se relaieront deux par deux et nelaisseront approcher personne. Ils surveilleront l’alcool avecune attention particulière.

– Bien, monsieur, répondit simplement Hartlepool. Ce serafait dans cinq minutes.

– Bonsoir », dit le Kaw-djer qui s’éloigna à grands pas, mé-content de lui-même et des autres.

74

Page 75: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 3À la baie Scotchwell

La Wel-Kiej revint le 15 avril de Punta-Arenas. Dès qu’onl’aperçut, les émigrants, impatients de connaître leur sort, semassèrent en rangs serrés sur le point du rivage vers lequelelle se dirigeait.

Le groupement de cette foule s’effectua de lui-même suivantles lois immuables qui régissent les attroupements sur toute lasurface de notre planète imparfaite, ce qui revient à dire queles plus forts s’emparèrent des meilleures places. En arrière,furent reléguées les femmes. De là, elles ne pouvaient rienvoir, ni rien entendre, mais elles n’en bavardaient qu’avec plusd’entrain en échangeant des commentaires aussi assourdis-sants que prématurés sur les nouvelles encore inconnuesqu’apportait la chaloupe. En avant, c’était les hommes, à unedistance du bord de l’eau inversement proportionnelle à leurvigueur et à leur brutalité. Quant aux enfants, pour qui tout estprétexte à jeux, il s’en trouvait un peu partout. Les plus petitspépiaient comme des moineaux, en gambadant à la périphériedu groupe ; d’autres étaient noyés dans sa masse, sans pouvoirni avancer, ni reculer ; d’autres, ayant réussi à le traverser depart en part, tendaient leurs frimousses curieuses entre lesjambes du premier rang ; de quelques-uns, enfin, les plus dé-gourdis, le corps tout entier, après la tête, était passé.

Le jeune Dick figurait, cela va sans dire, parmi ces dé-brouillards, et, non seulement il avait triomphé de tous les obs-tacles pour son compte personnel, mais il avait entraîné dansson sillage son inséparable Sand et un autre enfant avec lequelles deux mousses avaient noué, depuis huit jours, une amitiéqui se perdait déjà dans la nuit des temps. Cet enfant, MarcelNorely, du même âge que ses deux camarades, possédait le

75

Page 76: Les Naufragés du Jonathan

meilleur des titres à leur affection, puisqu’il avait besoin deleur protection. C’était un être chétif, au visage souffreteux, et,qui plus est, un infirme, sa jambe droite, frappée de paralysie,étant demeurée de quelques centimètres plus courte que lagauche. Cet inconvénient n’altérait nullement, d’ailleurs, labonne humeur du petit Marcel, ni son ardeur aux jeux, danslesquels il brillait tout comme un autre, grâce à une béquilledont il se servait avec une remarquable habileté.

Pendant que les émigrants accouraient en tumulte sur lagrève, Dick, et à sa suite Sand et Marcel, s’était insinué entreles premiers arrivés, dont son front atteignait tout au plus lataille, et avait réussi à se placer devant eux. Ce haut fait ne putmalheureusement s’accomplir sans déranger plus ou moins lesprécédents occupants, et le hasard voulut que l’un de ceux-cifût Fred Moore, l’aîné de ces deux frères dont Harry Rhodesavait signalé au Kaw-djer la nature violente.

Fred Moore, homme bien en chair et haut de près de sixpieds, poussa un juron sonore en se sentant ébranlé vers labase. Cela suffit pour exciter la verve gouailleuse de Dick. Il seretourna vers Sand et Marcel en train de forcer le passage àson exemple.

« Eh là !… dit-il, ne poussez donc pas comme ça ce gentle-man, mille diables !… À quoi cela sert-il ? Nous n’avons qu’ànous placer derrière lui et à regarder par-dessus sa tête. »

La prétention, étant donné la stature réduite du minusculeorateur, était si outrecuidante que les voisins ne purent s’em-pêcher de rire, ce qui mit Fred Moore de très mauvaise hu-meur. Le sang afflua à son visage.

« Moucheron !… fit-il d’un ton méprisant.– Merci du compliment, Votre Honneur, quoique vous pro-

nonciez mal l’anglais. C’est « gentil » qu’il faut dire, raillaDick, en abusant des consonances analogues de « gnat »(moustique) et de « natty » (gentil). »

Fred Moore fit un pas en avant, mais ses plus proches voisinsle retinrent, en lui conseillant de laisser ces enfants. Dick enprofita pour s’éloigner avec ses deux amis, en suivant le bordde la mer devant d’autres émigrants d’humeur plus conciliante.

« Tout à l’heure, menaça Fred Moore obligé à l’immobilité, jete tirerai les oreilles, mon garçon. »

76

Page 77: Les Naufragés du Jonathan

Dick, bien à l’abri maintenant, toisa de bas en haut sonadversaire.

« Pour ça, il faudrait une échelle, camarade ! » dit-il d’un airsuperbe qui déchaîna de nouveaux rires.

Fred Moore haussa les épaules, et Dick, satisfait d’avoir eu ledernier mot, cessa de s’occuper de lui, pour reporter toute sonattention sur la chaloupe, dont l’étrave faisait crier au mêmeinstant le gravier du rivage.

Dès qu’elle fut arrêtée, Karroly sauta dans l’eau et vint fixersolidement son ancre sur la terre ferme. Il aida ensuite sonpassager à débarquer, puis s’éloigna avec Halg et le Kaw-djer,tout heureux de les revoir après cette longue absence.

S’il est vrai que, chez les Fuégiens, les sentiments affectifssoient, en général, assez peu développés, il ne l’est pas moinsque le pilote faisait exception à la règle. Les regards dont ilcouvrait son fils et le Kaw-djer en eussent au besoin témoigné.Pour ce dernier, il était bien le bon chien fidèle et dévoué dontson aspect évoquait l’idée.

Son aveugle dévouement ne pouvait être égalé que par celui,aussi vif, mais plus conscient de Halg. Si Karroly était le pèredu jeune homme au sens naturel du mot, le Kaw-djer était sonpère spirituel. À l’un il devait la vie, à l’autre son intelligence,que les leçons du mystérieux solitaire avaient façonnée etqu’elles avaient meublée de sentiments et d’idées inconnuesdes indigènes déshérités de l’archipel.

Cette affection qu’il portait au Kaw-djer, celui-ci la lui rendaitlargement. Halg était le seul être capable d’émouvoir encorecet homme désenchanté, qui ne connaissait plus d’autreamour, hors celui qu’il éprouvait pour un enfant, qu’un al-truisme collectif et impersonnel, d’une grandeur admirable as-surément, mais dont l’ampleur même semble plus adéquate aucœur infini d’un Dieu qu’à l’âme médiocre des créatures. Est-ce pour cela, est-ce parce qu’ils ont l’obscure notion de cettedisproportion, que, malgré sa beauté resplendissante, un telsentiment étonne plus qu’il ne charme les autres hommes, etleur semble-t-il inhumain à force d’être au-dessus d’eux ? Peut-être, en jugeant par la pauvreté de leur propre cœur, estiment-ils que la part de chacun est bien petite d’un amour ainsi diviséentre tous et que, s’il est moins sublime, il est meilleur de sedonner sans réserve à quelques-uns.

77

Page 78: Les Naufragés du Jonathan

Pendant que ces trois êtres si étroitement unis s’entrete-naient des incidents du voyage et s’abandonnaient au plaisir dese revoir, les émigrants, pressés autour de Germain Rivière,s’enquéraient des résultats de sa mission. Les questions secroisaient, diversement formulées, mais se réduisant en sommeà celle-ci : Pourquoi la chaloupe était-elle revenue, et pourquoin’apercevait-on pas à sa place un navire assez grand pour ra-patrier tout le monde ?

Germain Rivière, ne sachant auquel entendre, réclama de lamain le silence, puis, en réponse à une interrogation préciseformulée par Harry Rhodes, il raconta brièvement son voyage.À Punta-Arenas, il avait vu le gouverneur, M. Aguire, qui, aunom du gouvernement chilien, avait promis de secourir les vic-times de la catastrophe. Toutefois, aucun bateau d’un tonnagesuffisant pour transporter les naufragés ne se trouvant alors àPunta-Arenas, ceux-ci devaient s’armer de patience. La situa-tion ne présentait, d’ailleurs, rien d’inquiétant. Puisqu’on dis-posait d’un matériel en bon état et de vivres pour près de dix-huit mois, on pourrait attendre sans danger.

Or, il ne fallait pas se dissimuler que l’attente serait forcé-ment assez longue. L’automne commençait à peine, et il n’eûtpas été prudent d’envoyer sans urgence absolue un bâtimentdans ces parages à cette époque de l’année. Il était de l’intérêtcommun que le voyage fût remis au printemps. Dès le débutd’octobre, c’est-à-dire dans six mois, un navire serait expédié àl’île Hoste.

La nouvelle, passant de bouche en bouche, fut instantané-ment transmise du premier au dernier rang. Elle produisit chezles naufragés un effet de stupeur. Eh quoi ! on était dans la né-cessité de perdre six longs mois dans ce pays où il était impos-sible de rien entreprendre, puisqu’il faudrait le quitter au prin-temps après y avoir inutilement subi les rigueurs de l’hiver ! Lafoule, naguère si bruyante, était devenue silencieuse. Onéchangeait des regards accablés. Puis l’accablement fit place àla colère. Des invectives violentes furent proférées à l’adressedu gouverneur de Punta-Arenas. La colère, cependant, ne tardapas à s’apaiser, faute d’aliments, et les émigrants commen-cèrent à se disperser et à regagner les tentes d’un air morne.

Mais, attirés au passage par un autre groupe en voie de for-mation, ils s’arrêtaient machinalement, sans même

78

Page 79: Les Naufragés du Jonathan

s’apercevoir qu’en s’agrégeant à ce second groupe alimentépar les éléments désassociés du premier, ils se transformaientipso facto en auditeurs de Ferdinand Beauval. Celui-ci avait ju-gé, en effet, l’occasion favorable au placement d’un nouveaudiscours et, comme précédemment, il haranguait ses compa-gnons du haut d’un rocher élevé à la dignité de tribune. Ainsiqu’on peut le supposer, l’orateur socialiste n’était pas tendrepour le régime capitaliste en général et, en particulier, pour legouverneur de Punta-Arenas qui, d’après lui, en était le produitnaturel. Il stigmatisait avec éloquence l’égoïsme de ce fonc-tionnaire dénué de la plus élémentaire humanité, qui laissait siallègrement un tel nombre de malheureux exposés à tous lesdangers et à toutes les misères.

Les émigrants ne prêtaient qu’une oreille distraite à la dia-tribe du tribun. À quoi tendait ce verbiage ? Beauval pouvaitbien en clamer pire encore, ce n’est pas cela qui ferait avancerd’un pas leurs affaires. Pour améliorer leur sort il fallait desactes, non des mots. Mais quels actes ? Personne, à vrai dire,n’en savait rien. Et péniblement, ils cherchaient, sans grandespoir de la trouver, la solution du problème, en tenant baissésvers le sol leurs yeux ingénus.

Une idée, pourtant, naissait peu à peu dans ces cervelles obs-cures. Ce qu’il fallait faire, quelqu’un le savait peut-être. Peut-être celui qui les avait déjà tirés de plus d’un mauvais pasdonnerait-il le moyen de remédier à cette situation, quand il enserait instruit. C’est pourquoi ils coulaient de timides regardsdu côté du Kaw-djer, vers lequel se dirigeaient précisémentHarry Rhodes et Germain Rivière. Chaque membre d’une popu-lation de douze cents âmes ne pouvant prendre à lui seul unedécision pour l’ensemble, le plus simple, après tout, était des’en rapporter au Kaw-djer, à son dévouement, à son expé-rience, un tel parti ayant, en tout cas, l’inappréciable avantagede rendre superflue la réflexion pour les autres.

S’étant ainsi libérés de tout souci immédiat, les émigrantsdélaissèrent, les uns après les autres, Ferdinand Beauval, dontl’auditoire fut bientôt réduit à son ordinaire noyau de fidèles.

Harry Rhodes, accompagné de Germain Rivière, se mêlant augroupe formé par les deux Fuégiens et le Kaw-djer, mit celui-ciau courant des événements, lui fit connaître la réponse du

79

Page 80: Les Naufragés du Jonathan

gouverneur de Punta-Arenas, et lui exposa les angoisses desémigrants redoutant la rigueur d’un hiver antarctique.

Sur ce dernier point, le Kaw-djer rassura son interlocuteur.L’hiver, en Magellanie, est à la fois moins rude et moins longqu’en Islande, au Canada ou dans les États septentrionaux del’Union américaine, et le climat de l’Archipel vaut bien, à toutprendre, celui de la basse Afrique, où se rendait le Jonathan.

« J’en accepte l’augure, dit Harry Rhodes, conservant néan-moins un peu de scepticisme. Quoi qu’il en soit, ne serait-ilpas, en tout cas, préférable d’hiverner sur la Terre de Feu, quioffre peut-être quelques ressources, plutôt que sur l’île Hosteoù nous n’avons jusqu’ici rencontré âme qui vive ?

– Non, répondit le Kaw-djer. Se transporter sur la Terre deFeu n’aurait aucun avantage et présenterait au contraire degrands inconvénients au point de vue du matériel qu’on seraitcontraint d’abandonner. Il faut rester sur l’île Hoste, mais quit-ter sans retard l’endroit où l’on a campé jusqu’ici.

– Pour aller où ?– À la baie Scotchwell que nous avons contournée pendant

notre excursion. Là, nous trouverons sans peine un emplace-ment convenable pour les maisons démontables provenant dela cargaison du Jonathan,alors qu’il n’existe pas ici un pouce deterrain plat.

– Quoi ! s’écria Harry Rhodes, vous conseillez de transporterà deux milles d’ici un matériel aussi lourd et de procéder à unevéritable installation !

– C’est absolument nécessaire, affirma le Kaw-djer. Outreque l’exposition de la baie Scotchwell est excellente et à l’abrides vents d’Ouest et du Sud, la rivière qui s’y jette fourniral’eau potable en abondance. Quant à s’installer plus sérieuse-ment, non seulement c’est nécessaire, mais c’est urgent. Legrand ennemi dans cette région, c’est l’humidité. Il importeavant tout de se défendre contre elle. J’ajoute qu’il n’y a pas detemps à perdre, l’hiver pouvant débuter d’un jour à l’autre.

– Vous devriez dire tout cela à nos compagnons, proposaHarry Rhodes. Ils se rendraient un compte plus exact de leursituation quand elle leur aurait été exposée par vous.

– Je préfère que vous vous chargiez de ce soin, répliqua leKaw-djer. Mais je reste, bien entendu, à la disposition de tous,si on a besoin de moi. »

80

Page 81: Les Naufragés du Jonathan

Harry Rhodes s’empressa de rapporter cette conversationaux émigrants. À sa grande surprise, ils ne reçurent pas lacommunication aussi mal qu’on aurait pu s’y attendre. La dé-ception qu’ils venaient d’éprouver avait semé parmi eux le dé-couragement, et ils étaient trop heureux de se trouver en pré-sence d’une besogne précise dont quelqu’un prenait la respon-sabilité de garantir les bons effets. L’invincible espoir qui som-meille jusqu’à la mort dans le cœur de l’homme faisait le reste.Tout autre changement eût également paru devoir être le sa-lut. On se fit une fête de l’installation à la baie Scotchwell etl’on s’en promit des merveilles.

Seulement, par quel bout commencer ? Quels moyens em-ployer pour mener à bien le transport du matériel sur un par-cours de deux milles, le long de cette grève rocheuse où n’exis-tait même pas l’apparence d’un sentier ? À la prière générale,Harry Rhodes dut retourner auprès du Kaw-djer, pour lui de-mander de bien vouloir organiser le travail dont il avait signalél’urgence.

Celui-ci ne fit aucune difficulté pour obtempérer à ce désir,et, sous sa direction, on se mit à l’œuvre sur-le-champ.

On créa d’abord, à la limite des plus hautes marées, un rudi-ment de route, en aplanissant le sol autour des roches les plusgrosses, et en écartant celles qu’il était possible de déplacersans trop de peine. Dès le 20 avril ce travail préliminaire étaitterminé. On s’attaqua aussitôt au transport proprement dit.

On utilisa dans ce but les plates-formes créées pour le dé-chargement du Jonathan. Fractionnées en plateaux plus petitset munies, en guise de roues, de troncs d’arbres soigneuse-ment arrondis et dressés, elles fournirent un grand nombre devéhicules primitifs, auxquels s’attelèrent les émigrants,hommes, femmes et enfants. Bientôt, la longue théorie de ceschariots grossiers traînés par leurs attelages humains s’égrenasur le rivage entre la falaise et la mer. Le spectacle ne man-quait pas de pittoresque. Que de cris s’échappaient de cesdouze cents poitrines haletantes !

La chaloupe était d’un puissant secours. On la chargeait despièces les plus lourdes ou les plus fragiles, et, du lieu du nau-frage à la baie Scotchwell, elle faisait un incessant va-et-vient,sous la conduite de Karroly et de son fils. Le travail allait être,grâce à elle, notablement abrégé.

81

Page 82: Les Naufragés du Jonathan

Il convenait de s’en féliciter, car à plusieurs reprises, on futretardé par le mauvais temps. L’hiver préludait à ses colèrespar des troubles avant-coureurs. Il fallait alors se réfugier sousles tentes laissées en place jusqu’au dernier moment et at-tendre l’accalmie permettant de se remettre à l’ouvrage.

Non content de prodiguer encouragements et conseils leKaw-djer prêchait d’exemple. Jamais il ne restait inactif. Sanscesse en marche sur le chemin suivi par le convoi, il se trouvaittoujours à point nommé pour donner un conseil ou un coup demain. Les émigrants considéraient avec étonnement cethomme infatigable qui s’astreignait volontairement à partagerleurs rudes travaux, alors que rien ne l’eût empêché de repar-tir comme il était venu.

En vérité, le Kaw-djer n’y songeait pas. Tout entier à la tâcheque le hasard lui avait fait entreprendre, il s’y livrait sans ar-rière pensée, satisfait de pouvoir être utile à cette foule misé-rable, et, par cela même, près de son cœur.

Mais tout le monde n’atteignait pas à sa hauteur morale, etd’autres caressaient pour leur propre compte ces projets dedésertion qui, pas un instant, n’avaient effleuré son esprit.Rien de plus facile, en somme, que de s’emparer de la cha-loupe, de hisser la voile et de cingler vers une région plus clé-mente. On n’avait pas à craindre d’être poursuivi, puisque lesémigrants ne disposaient d’aucune embarcation. Cela était sisimple qu’il y avait lieu d’être surpris que personne ne l’eûttenté jusqu’ici.

Ce qui s’y était opposé, sans doute, c’est que la Wel-Kiejnerestait jamais sans gardiens, Halg et Karroly, qui la pilotaientpendant le jour, y couchant, la nuit venue, en compagnie duKaw-djer. Force avait donc été à ceux qui projetaient de s’enrendre maître, d’attendre une occasion favorable.

Cette occasion se présenta enfin le 10 mai. Ce jour-là, au re-tour de son premier voyage à la baie Scotchwell, le Kaw-djeraperçut les deux Fuégiens qui gesticulaient sur le rivage, tan-dis que la Wel-Kiej, distante déjà de plus de trois cents mètres,s’éloignait cap au large, toutes voiles dehors. À bord, on distin-guait quatre hommes dont la distance empêchait de recon-naître les traits.

Quelques mots rapidement échangés lui apprirent ce quis’était passé. On avait profité, pour sauter à bord du bateau,

82

Page 83: Les Naufragés du Jonathan

d’une courte absence de Karroly et de son fils. Quand ceux-cis’étaient aperçus du rapt, il était trop tard pour s’en défendre.

À mesure qu’ils revenaient du nouveau campement, les émi-grants se rassemblaient en nombre croissant autour du Kaw-djer et de ses deux compagnons. Impuissants et désarmés, ilsregardaient en silence la chaloupe que la brise inclinait gra-cieusement. C’était un malheur sérieux pour tous les naufra-gés, qui perdaient à la fois un précieux moyen d’accélérer leurtravail actuel, et la possibilité de se mettre au besoin en com-munication avec le reste du monde. Mais, pour les proprié-taires de la Wel-Kiej, le malheur se transformait en désastre.

Toutefois, le Kaw-djer ne montrait par aucun signe la colèredont son cœur devait déborder. Le visage fermé, froid, impas-sible, comme toujours, il suivait des yeux le bateau. Bientôt,celui-ci disparut derrière une saillie du rivage. Aussitôt le Kaw-djer se retourna vers le groupe qui l’entourait :

« Au travail ! » dit-il d’une voix calme.On se remit à l’ouvrage avec une nouvelle ardeur. La perte

de la chaloupe rendait nécessaire une hâte plus grande, si l’onvoulait être prêt avant que l’hiver ne fût définitivement instal-lé. Même, il y avait lieu de s’applaudir que ce vol abominablen’eût pas été commis dès les premiers jours du transport. Peut-être, dans ce cas, eût-il été impossible d’en venir à bout. Fortheureusement, à cette date du 10 mai, il était presque terminéet un peu de courage devait suffire à le mener à bonne fin.

Les émigrants admiraient la sérénité du Kaw-djer. Rienn’était changé dans son attitude habituelle, et il continuait àfaire preuve de la même bonté et du même dévouement quepar le passé. Son influence en fut notablement accrue.

Un incident, au cours de cette journée du 10 mai, acheva dele rendre tout à fait populaire.

Il aidait à ce moment à traîner l’un des chariots sur lequelétaient entassés plusieurs sacs de semences, quand son atten-tion fut attirée par des cris de douleur. S’étant dirigé rapide-ment vers l’endroit d’où venaient ces cris, il découvrit un en-fant d’une dizaine d’années qui gisait sur le sol et poussait delamentables gémissements. À ses questions, l’enfant réponditqu’il était tombé du haut d’un rocher, qu’il ressentait une vivedouleur dans la jambe droite et qu’il lui était impossible de serelever.

83

Page 84: Les Naufragés du Jonathan

Un certain nombre d’émigrants, rangés en cercle derrière leKaw-djer, échangeaient des réflexions saugrenues. Les parentsde l’enfant ne tardèrent pas à se joindre à l’attroupement, etleurs plaintes bruyantes augmentèrent la confusion.

Le Kaw-djer imposa, d’une voix ferme, silence à tout cemonde et procéda à l’examen du blessé. Autour de lui, les émi-grants tendaient le cou, s’émerveillant de la sûreté et del’adresse de ses gestes. Il diagnostiqua sans peine une fracturesimple du fémur, et la réduisit habilement. Au moyen de boutsde bois transformés en attelles, il immobilisa alors le membrebrisé qu’il banda avec des lambeaux de toile, puis l’enfant futtransporté à la baie Scotchwell sur un brancard improvisé.

Tout en surveillant le travail de ses mains, le Kaw-djer rassu-rait les parents éplorés. Cela ne serait rien. L’accident n’auraitpas de suite fâcheuse, et dans deux mois il n’en subsisterait au-cune trace. Peu à peu le père et la mère reprenaient confiance.Ils furent complètement rassérénés, quand, le pansement ter-miné, leur fils déclara qu’il ne souffrait plus.

De ces faits, qui furent en un instant connus de tout lemonde, un grand respect rejaillit sur le Kaw-djer. Il était déci-dément le génie bienfaisant des naufragés. On n’en était plus àcompter ses services. Désormais, on s’attendit à mieux encore.De plus en plus, on prit l’habitude de se reposer sur lui, et, deplus en plus, ces êtres rudes et puérils se sentirent rassurés etréconfortés par sa présence au milieu d’eux.

Le soir même du 10 mai, on procéda à une rapide enquêteafin de découvrir les auteurs du vol de la Wel-Kiej. Dans cettefoule ondoyante où ne régnait aucune discipline, les résultatsde l’enquête furent nécessairement fort incertains. Elle permittoutefois de suspecter avec une grande vraisemblance quatreindividus que personne n’avait aperçus pendant tout le coursde la journée. Deux appartenaient à l’équipage, le cuisinier Sir-dey et le matelot Kennedy. Les autres étaient deux émigrantsfort mal notés dans l’esprit public, deux prétendus ouvriers dunom de Furster et de Jackson.

À l’égard des premiers, les événements ne devaient pas per-mettre d’obtenir une certitude, mais on ne tarda à avoir lapreuve que les soupçons s’étaient à bon droit portés sur lesdeux autres. Le lendemain matin, en effet, Kennedy et Sirdeyétaient de nouveau présents et accomplissaient comme de

84

Page 85: Les Naufragés du Jonathan

coutume leur part de travail. À vrai dire, ils paraissaient brisésde fatigue. Sirdey même semblait blessé. Il marchait avecpeine, et de profondes écorchures labouraient son visage.

Hartlepool connaissait de longue main ce triste sire dont lanature vile lui inspirait un complet mépris. Il l’interpellarudement :

« Où étais-tu, hier, coq2 ?– Où j’étais ?… répondit hypocritement Sirdey. Mais où je

suis tous les jours bien entendu.– Personne ne t’a vu, cependant, maître fourbe. Ne te serais-

tu pas égaré plutôt du côté de la chaloupe ?– De la chaloupe ?… répéta Sirdey du ton d’un homme qui n’y

comprend rien.– Hum !… » fit Hartlepool.Il reprit :« Pourrais-tu me dire d’où te viennent ces écorchures ?– Je suis tombé, expliqua Sirdey. Il me sera même impossible

de prêter la main aux autres aujourd’hui. C’est à peine si jepeux marcher.

– Hum !… » fit encore en s’éloignant Hartlepool, comprenantqu’il ne tirerait rien du cauteleux personnage.

Quant à Kennedy, il n’y avait même pas de prétexte pour l’in-terroger. Bien qu’il fût d’une pâleur de cire et parût être fortmal en point, il avait repris sans mot dire ses occupationsordinaires.

On se mit donc au travail le 11 mai à l’heure habituelle sansque le problème fût résolu. Mais une surprise attendait à labaie Scotchwell ceux qui y arrivèrent les premiers. Sur le ri-vage, à peu de distance de l’embouchure de la rivière, deux ca-davres étaient étendus, ceux de Jackson et de Furster. Prèsd’eux gisait la chaloupe éventrée, aux trois quarts pleine d’eauet de sable.

Dès lors, l’aventure se reconstituait aisément. Le bateau maldirigé avait dû toucher sur des récifs, un peu au-delà de labaie. Une voie d’eau s’était déclarée, et l’embarcation alourdieavait chaviré. Des quatre hommes qui la montaient, deux, Ken-nedy et Sirdey selon toute probabilité, avaient réussi à gagnerla terre à la nage, mais les deux autres n’avaient pu échapper àla mort, et, à la première marée, leurs corps étaient venus à la

2.Nom donné au cuisinier à bord des bâtiments de commerce.

85

Page 86: Les Naufragés du Jonathan

côte, en même temps que la Wel-Kiej à demi fracassée par lahoule.

Après sérieux examen, le Kaw-djer reconnut que les débrisde la chaloupe étaient encore utilisables. Si la plupart des bor-dés étaient plus ou moins brisés, la membrure n’avait que trèspeu souffert, et la quille était intacte. Ce qui restait de la Wel-Kiej fut donc hissé à force de bras hors de l’atteinte de la meren attendant le moment où l’on aurait le loisir de la réparer.

Le transport du matériel fut entièrement achevé le 13 mai.Sans perdre de temps, on se mit en devoir d’installer les mai-sons démontables. On vit celles-ci, d’un très ingénieux sys-tème, s’élever à vue d’œil avec une rapidité prodigieuse. Aussi-tôt terminées, elles étaient immédiatement occupées, non sansdonner chaque fois prétexte à de violentes altercations. Il s’enfallait de beaucoup, en effet, qu’elles fussent en assez grandnombre pour contenir douze cents personnes. C’est tout auplus si les deux tiers des naufragés pouvaient raisonnablementespérer y trouver place. De là, nécessité de procéder à unesélection.

Cette sélection s’opéra à coups de poings. Les plus robustes,ayant commencé par s’emparer des divers éléments des mai-sons démontables, prétendirent défendre l’accès de celles-ci,lorsqu’elles furent édifiées. Quelle que fût leur vigueur, il leurfallut toutefois céder au nombre et entrer en composition avecune partie de ceux qu’ils essayaient d’évincer. Il y eut ainsi uneseconde série d’élus, et par conséquent une seconde sélection,basée, comme la première, sur la force des compétiteurs. Puis,quand les maisons abritèrent des garnisons assez imposantespour être en état de braver sans péril le surplus des émigrants,ces derniers furent définitivement éliminés.

Près de cinq cents personnes, des femmes et des enfants enmajorité, furent ainsi réduites à se contenter de l’abri destentes. Plus rares étaient les hommes, en général des pères etdes maris obligés de suivre le sort de leur famille. Parmi lesautres, figuraient le Kaw-djer et ses deux compagnons fué-giens, qui n’en étaient plus à redouter les nuits passées enplein air, ainsi que les survivants de l’équipage du Jonathanauxquels Hartlepool avait intimé l’abstention. Ces braves genss’étaient inclinés sans un murmure, jusques et y compris Ken-nedy et Sirdey, qui, depuis l’aventure de la chaloupe, faisaient

86

Page 87: Les Naufragés du Jonathan

montre d’un zèle et d’une docilité inaccoutumés. Au nombredes moins favorisés, on comptait également John Rame et FritzGross que leur faiblesse physique avait écartés de la lutte, etpareillement la famille Rhodes, dont le chef n’était pas d’un ca-ractère à faire appel à la violence.

Ces cinq cents personnes se logèrent donc sous les tentes. Ladiminution du nombre des occupants permit d’employer deuxenveloppes superposées et séparées par une couche d’air, cequi les rendit, en somme, assez confortables. Pendant cetemps, les uns achevaient l’aménagement intérieur des mai-sons, en bouchaient les joints, en obstruaient les moindres fis-sures, l’important, d’après les indications du Kaw-djer, étant dese défendre contre la pénétrante humidité de la région ; lesautres faisaient provision de bois aux dépens de la forêt voisineou répartissaient les vivres en quantité suffisante pour assurerà tous quatre mois d’existence, tandis que les maçons, dont oncomptait une vingtaine parmi les ouvriers émigrants, construi-saient en hâte des poêles rudimentaires.

Ces travaux n’étaient pas encore tout à fait terminés le 20mai, quand l’hiver, heureusement très en retard cette année,fondit sur l’île Hoste sous forme d’une tempête de neige d’uneeffroyable violence. En quelques minutes, la terre fut recou-verte d’un blanc linceul d’où jaillissaient les arbres couverts degivre. Le lendemain, les communications étaient devenues trèsdifficiles entre les diverses fractions du campement.

Mais désormais on était paré contre l’inclémence de la tem-pérature. Calfeutrés dans leurs maisons ou sous la double en-veloppe des tentes, chauffés par d’ardentes flambées de bois,les naufragés du Jonathan étaient prêts à braver les rigueursd’un hivernage antarctique.

87

Page 88: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 4Hivernage

Quinze jours durant, la tempête hurla sans interruption, laneige tomba en épais flocons. Pendant ces deux semaines, lesémigrants, contraints de se terrer sous leurs abris, purent àpeine se risquer en plein air.

Triste pour tous, cette claustration forcée, assurément, maisplus peut-être pour ceux qui s’étaient attribué la jouissance desmaisons démontables. Ces maisons n’étaient formées, ensomme, que de panneaux boulonnés entre eux et manquaientdu plus élémentaire confortable. Pourtant, séduits par leur as-pect – à moins que ce fût seulement par ce nom de maisons ! –les émigrants se les étaient disputées, et maintenant ils s’yentassaient au-delà de toute raison. Elles étaient transforméesen véritables dortoirs, où se touchaient les paillasses jetées àmême sur le parquet, dortoirs qui devenaient salles communeset cuisine pendant les courtes heures de jour. De cet entasse-ment, de cette cohabitation de plusieurs ménages résultait né-cessairement une promiscuité de tous les instants, aussi fâ-cheuse au point de vue de l’hygiène, que défavorable au main-tien de la bonne entente. Le désœuvrement et l’ennui sont, eneffet, fertiles en disputes, et l’on s’ennuyait ferme dans ces de-meures bloquées par la neige.

À vrai dire, les hommes trouvaient encore à occuper leurs loi-sirs. Ils s’ingéniaient à meubler grossièrement ces maisons dé-pourvues du plus petit commencement de mobilier. À coups dehachettes, ils taillaient sièges et tables dont on se débarrassait,la nuit venue, afin de pouvoir étendre les paillasses. Mais lesfemmes ne disposaient pas de cette ressource. Quand ellesavaient donné leurs soins aux enfants, quand elles avaient va-qué à la cuisine que l’usage des conserves simplifiait

88

Page 89: Les Naufragés du Jonathan

notablement, il ne leur restait plus que le bavardage pour userles heures lentes. Elles ne s’en privaient pas. À défaut desjambes, les langues marchaient, et, on ne l’ignore pas, l’intem-pérance de langue est trop souvent, elle aussi, génératrice dediscordes. C’était merveille qu’il n’en fût pas survenu dès lepremier jour.

Si ceux qui occupaient les tentes étaient moins bien garantiscontre les intempéries, ils ne laissaient pas de bénéficier decertains avantages à d’autres égards. Ils disposaient de plus deplace, et même quelques familles, parmi lesquelles les famillesRhodes et Ceroni, avaient la jouissance d’une tente entière.Les cinq Japonais, étroitement unis entre eux, habitaient aussil’une des tentes où ils vivaient à l’écart.

Tentes et maisons étaient disséminées selon les caprices in-dividuels. Personne n’ayant dirigé le travail d’installation, ledessin du campement ne répondait à aucun plan préconçu. Ilressemblait, non à une bourgade, mais à l’agglomération for-tuite de maisons isolées, et l’on eût été bien embarrassé s’il sefût agi de tracer des rues.

Cela, d’ailleurs, était sans importance, puisqu’il ne s’agissaitpas de fonder un établissement durable. Au printemps, on dé-molirait maisons et tentes, et chacun retrouverait sa patrie etsa misère.

Le campement s’étendait sur la rive droite de la rivière qui,venue de l’Ouest, le touchait en un point, puis se recourbaitaussitôt sur elle-même et courait au Nord-Ouest pour aller sejeter dans la mer trois kilomètres plus loin. La construction laplus occidentale s’élevait sur la rive même. C’était une maisondémontable de proportions si exiguës que trois personnesseulement avaient pu y trouver place. Sans dispute, sans cris,procédant en silence, un des émigrants, du nom de Patterson,s’était adjugé, dès le premier jour, les éléments constitutifs decette maison et, afin que personne ne la lui disputât, il avaittout de suite porté le nombre de ses habitants au maximumpratique, en en offrant la jouissance indivise à deux autres nau-fragés. Cette offre n’avait pas été faite au hasard. Patterson, decomplexion plutôt débile, s’était adjoint fort intelligemmentdeux compagnons taillés en hercules et disposant de poings ca-pables de défendre au besoin la propriété collective.

89

Page 90: Les Naufragés du Jonathan

Tous deux de nationalité américaine, l’un se nommait Blakeret l’autre Long. Le premier était un jeune paysan de vingt-septans, de caractère assez jovial, mais affligé d’une boulimie quicompliquait déplorablement sa vie. La misère qui formait sonlot ne lui permettant pas d’apaiser son insatiable appétit, ilavait eu faim depuis sa naissance, au point qu’il s’était finale-ment résigné à s’expatrier dans l’unique espoir d’arriver àmanger tout son saoul. Le second était un ouvrier, forgeron deson état, à la cervelle petite et aux muscles énormes, une brutesolide et malléable comme le fer rouge qu’il martelait.

Quant à Patterson, s’il faisait aujourd’hui partie de cettefoule de naufragés, lui du moins n’y avait pas été poussé parl’excès de sa misère, mais par un âpre désir de gain. Le sorts’était montré pour lui hostile et secourable à la fois. Il l’avaitfait naître, il est vrai, seul, pauvre et nu sur le bord d’une routeirlandaise, mais, à titre de compensation, il l’avait doué d’uneavarice prodigieuse, c’est-à-dire du moyen d’acquérir tous lesbiens qui lui manquaient lors de sa venue sur la terre. Grâce àelle, il avait en effet réussi à amasser dès l’âge de vingt-cinqans un respectable pécule. Travail acharné, privations de céno-bite, voire, quand l’occasion s’en présentait, cynique exploita-tion d’autrui, rien ne l’avait rebuté pour obtenir ce résultat.

Cependant, quel que soit son génie, un paysan, dénué dumoindre capital initial, ne peut progresser que lentement sur lechemin de la fortune. Le champ qui lui est offert est trop petitpour permettre une rapide ascension. Patterson ne s’élevaitdonc que péniblement, à force de courage, de renoncement etd’astuce, quand de mirifiques récits sur les chances qu’unhomme sans scrupules rencontre en Amérique étaient parve-nus à ses oreilles. Grisé par ces merveilleux racontars, il ne rê-va plus que Nouveau Monde et projeta d’aller, après tantd’autres, y chercher aventure, non pour suivre les traces deces milliardaires sortis comme lui-même, pourtant, des der-nières couches sociales, mais dans l’espoir moins inaccessibled’y faire grossir son bas de laine plus vite que dans la mèrepatrie.

À peine sur le sol de l’Amérique, il fut sollicité par la réclameintensive de la Société de la baie de Lagoa. Confiant dans lesséduisantes promesses de cette Société, il se dit qu’il trouve-rait là un champ vierge où son petit capital pourrait s’employer

90

Page 91: Les Naufragés du Jonathan

fructueusement et, avec mille autres, il s’embarqua sur leJonathan.

Certes, l’événement trompait son espoir. Mais Pattersonn’était pas de ceux qui se découragent. En dépit du naufrage,sans rien montrer de la déception qu’il devait éprouver, il s’en-têtait à poursuivre sa chance avec la même patiente obstina-tion. Si, dans le malheur commun, un seul des naufragés devaitarriver à gagner quelque chose, ce serait lui assurément.

Aidé de Blaker et de Long, il avait placé sa maisonnette àquelque distance de la mer, sur le bord même de la rivière et àl’unique point où elle fût accessible. En amont, la rive brusque-ment relevée devenait une sorte de falaise de près de quinzemètres de hauteur. En aval, après une petite étendue de ter-rain plat devant la maison, le sol cédait tout à coup, et la ri-vière tombait en cascade sur l’étage inférieur. Entre cette cas-cade et la mer s’étendait un marécage impraticable. À moinsde s’imposer un détour de plus d’un kilomètre vers l’amont, lesémigrants étaient donc dans la nécessité de passer devant Pat-terson pour aller remplir cruches et barils.

Les autres maisons et les tentes s’égrenaient dans un pitto-resque désordre parallèlement à la mer dont elles étaient sépa-rées par le marais. Quant au Kaw-djer, il logeait avec Halg etKarroly dans une ajoupa fuégienne édifiée par les deux In-diens. Rien de plus rudimentaire que cet abri formé d’herbes etde branchages, et il fallait, pour s’en contenter, ne pascraindre les rigueurs de ce climat. Mais l’ajoupa, située sur larive gauche du rio, avait l’avantage d’être à proximité du lieud’échouage de la chaloupe, ce qui permettrait de profiter detoutes les éclaircies pour activer les réparations.

Pendant les deux semaines que dura le premier assaut sé-rieux de l’hiver, il ne put être question de les entreprendre. Ilne faudrait pas en conclure que le Kaw-djer vécût en reclus,comme la foule moins aguerrie des naufragés. Chaque jour, encompagnie de Halg, il traversait la rivière sur un pont légerconstruit en quarante-huit heures par Karroly, et se rendait aucampement.

Il y avait fort à faire. Dès le début du froid, quelques émi-grants atteints d’affections aiguës, en général de bronchitesassez bénignes, avaient demandé le secours du Kaw-djer, quidepuis son intervention chirurgicale, jouissait d’une réputation

91

Page 92: Les Naufragés du Jonathan

solidement établie. L’enfant blessé allait, en effet, de mieux enmieux, et tout indiquait que le favorable pronostic de l’opéra-teur se réaliserait au jour dit.

Celui-ci, après sa tournée médicale, entrait dans la tente dela famille Rhodes, et on causait une heure ou deux de tout cequi intéressait les naufragés. Le Kaw-djer s’attachait de plusen plus à cette famille. Il goûtait la bonté simple deMme Rhodes et de sa fille Clary qui jouaient avec dévouementle rôle d’infirmières près des malades qu’il leur signalait.Quant à Harry Rhodes, il en appréciait le sens droit et l’espritbienveillant, et, entre les deux hommes, naissaient peu à peudes sentiments de véritable amitié.

« J’en arrive à me féliciter, dit un jour Harry Rhodes au Kaw-djer, que ces coquins aient essayé de s’emparer de votrechaloupe. Peut-être, si elle était en bon état, auriez-vous eu ledésir de nous quitter, une fois tout le monde installé. Tandisque, maintenant, vous êtes notre prisonnier.

– Il faudra bien que je parte, cependant, objecta le Kaw-djer.– Pas avant le printemps, répliqua Harry Rhodes. Voyez com-

bien vous êtes utile à tous. Il y a ici nombre de femmes et d’en-fants que vous seul êtes capable de soigner. Quedeviendraient-ils sans vous ?

– Pas avant le printemps, soit ! concéda le Kaw-djer. Mais àce moment, comme tout le monde s’en ira, rien ne s’opposera àce que je reprenne la mer.

– Pour retourner à l’Île Neuve ? »Le Kaw-djer ne répondit que par un geste évasif. Oui, l’Île

Neuve était sa demeure. Là il avait vécu de longues années. Yretournerait-il ? Les raisons qui l’en avaient éloigné existaienttoujours. L’Île Neuve, terre libre naguère, était désormais sou-mise à l’autorité du Chili.

« Si j’avais voulu partir, dit-il, désireux de passer à un autresujet, je crois que mes deux compagnons n’en eussent pas étéégalement satisfaits. Halg, sinon Karroly, n’eût quitté l’îleHoste qu’à regret, et peut-être même s’y serait-il refusé avecénergie.

– Pourquoi cela ? demanda Mme Rhodes.– Pour la raison bien simple que Halg, je le crains, a le mal-

heur d’être amoureux.

92

Page 93: Les Naufragés du Jonathan

– Le beau malheur ! plaisanta Harry Rhodes. Être amoureux,c’est de son âge.

– Je ne dis pas non, reconnut le Kaw-djer. N’importe ! lepauvre garçon se prépare là de grands chagrins quand viendrale jour de la séparation.

– Mais pourquoi se séparerait-il de celle qu’il aime, au lieu del’épouser tout simplement ? demanda Clary qui, comme toutesles jeunes filles, s’intéressait aux affaires de cœur.

– Parce qu’il s’agit de la fille d’un émigrant. Elle ne consenti-rait jamais à rester en Magellanie. Et, d’un autre côté, je nevois pas très bien ce que ferait Halg, transporté dans un de vospays soi-disant civilisés. Sans compter qu’il ne nous quitteraitpas, je pense, d’un cœur léger, son père et moi.

– Une fille d’émigrant, dites-vous ?… interrogea HarryRhodes. Ne s’agirait-il pas de Graziella Ceroni ?

– Je l’ai rencontrée plusieurs fois, dit Edward qui se mêla à laconversation. Elle n’est pas mal.

– Halg la trouve merveilleuse ! s’écria le Kaw-djer en sou-riant. C’est bien naturel, d’ailleurs. Jusqu’ici, il n’avait vu quedes femmes fuégiennes, et je suis obligé de reconnaître qu’onpeut être mieux très facilement.

– C’est donc bien d’elle qu’il s’agit ? demanda Harry Rhodes.– Oui. Le jour où nous avons dû intervenir dans les affaires

de sa famille, comme vous vous le rappelez, sans doute, j’avaisdéjà remarqué la vive impression qu’elle avait faite sur Halg.Une vraie révélation, on peut le dire. Vous n’ignorez pas à quelpoint cette jeune fille et sa mère sont malheureuses, et de la pi-tié à l’amour il n’y a pas loin, bien souvent.

– C’est même le plus beau de tous les chemins qui yconduisent, fit remarquer Mme Rhodes.

– Quel qu’il soit, je vous prie de croire que, depuis ce jour-là,Halg le suit allègrement. Vous n’avez pas idée du changementqui s’est opéré en lui. En voulez-vous un exemple ?… Les indi-gènes de la Magellanie ne sont pas précisément remarquablespar leur coquetterie, ainsi que vous pouvez le supposer. Mal-gré la rigueur du climat, ils poussent l’indifférence à cet égardjusqu’à vivre radicalement nus. Halg, perverti par la civilisa-tion, dont j’ai eu le tort d’apporter un vieux reste dans les plisde mes vêtements, était déjà un raffiné parmi ses congénères,puisqu’il consentait depuis le naufrage du Jonathan à se

93

Page 94: Les Naufragés du Jonathan

couvrir de peaux de phoque ou de guanaque. Mais maintenant,c’est bien autre chose ! Il a déniché un barbier parmi les émi-grants et s’est fait couper les cheveux. C’est peut-être le pre-mier Fuégien qui ait jamais fait montre d’une telle élégance !Ce n’est pas tout. Il s’est procuré, je ne sais par quel moyen, uncostume complet, et il ne sort plus qu’habillé à l’européennepour la première fois de sa vie, et chaussé de souliers, qui,d’ailleurs, doivent bien le gêner ! Karroly n’en revient pas. Moi,je ne comprends que trop ce que cela veut dire.

– Et Graziella, s’enquit Mme Rhodes, est-elle touchée de cesefforts accomplis pour lui plaire ?

– Vous pensez que je ne le lui ai pas demandé, répliqua leKaw-djer. Mais, à en juger par le visage joyeux de Halg, je pré-sume que ses affaires ne vont pas mal.

– Cela ne m’étonne pas, dit Harry Rhodes, c’est un beau gar-çon que votre jeune compagnon.

– Physiquement, il n’est pas mal, j’en conviens, approuva leKaw-djer avec une évidente satisfaction, mais moralement ilest mieux encore. C’est un brave cœur, fidèle, bon, dévoué etintelligent, ce qui ne gâte rien.

– C’est votre élève, je crois ? demanda Mme Rhodes.– Vous pouvez dire : mon fils, rectifia le Kaw-djer, car je

l’aime comme un père. C’est pourquoi je suis affligé qu’il ait depareilles idées, dont il ne résultera, en fin de compte, que deschagrins. »

Les suppositions du Kaw-djer n’étaient point erronées. Unesympathie naissante attirait, en effet, l’un vers l’autre, le jeuneFuégien et Graziella. Dès la première minute où il l’avait aper-çue, toutes les pensées de Halg étaient allées vers elle, et, de-puis lors, il n’avait pas laissé passer un jour sans la voir. Té-moin de la scène qui avait motivé l’intervention du Kaw-djer, ilconnaissait la plaie de la famille, et, avec l’adresse ordinairedes amoureux, il tirait parti sans scrupule de la situation. Sousprétexte de s’enquérir des besoins des deux femmes et deveiller sur leur sécurité, il restait près d’elles de longuesheures, l’anglais que tous parlaient couramment leur permet-tant d’échanger leurs pensées.

Halg, à cet égard comme aux autres, ne ressemblait en rien àses compatriotes si étonnamment réfractaires à l’étude deslangues. Lui, au contraire, avait appris sans peine l’anglais et

94

Page 95: Les Naufragés du Jonathan

le français, et maintenant, excellent prétexte pour fréquenterassidûment la famille Ceroni, il était en train de faire en italiende merveilleux progrès sous la direction de Graziella.

Celle-ci n’avait pas eu de peine à discerner les causes decette ardeur au travail, mais les sentiments qu’elle inspirait aujeune Indien l’avaient d’abord plus amusée que charmée. Halg,avec ses longs cheveux plats, ses tempes étroites, son nez légè-rement épaté, son teint un peu bistré, lui faisait l’effet d’êtred’une autre espèce qu’elle-même. D’après sa classification fan-taisiste, les habitants de notre planète se divisaient en deuxraces distinctes : les hommes et les sauvages. Halg, étant unsauvage, ne pouvait par conséquent être un homme. Le raison-nement était rigoureux. L’idée qu’un lien quelconque pût exis-ter entre cet exotique, à peine couvert de peaux de bêtes, etune Italienne qui se jugeait d’essence supérieure, ne lui vintpas à l’esprit.

Peu à peu, cependant, elle s’habitua aux traits et au costumesommaire de son timide adorateur, et elle en arriva par degrésà le considérer comme un adolescent pareil aux autres. Halg, ilest vrai, fit tous ses efforts pour provoquer cette évolution desa pensée. Un beau jour, Graziella le vit apparaître, ses che-veux coupés avec art et séparés en deux versants par une raietracée d’une main habile. Peu après, transformation plus éton-nante encore, Halg se montrait vêtu à l’européenne. Pantalon,vareuse, forts souliers, rien ne manquait à sa toilette. Sansdoute, tout cela était rude et grossier, mais tel n’était pas l’avisde Halg, qui s’estimait d’une suprême élégance et s’admiraitvolontiers dans un fragment de miroir provenant du Jonathan.

Que d’industrie il lui avait fallu pour découvrir l’émigrant debonne volonté qui avait joué à son profit le rôle de coiffeur, etpour se procurer le superbe complet qui, à son estime, le ren-dait irrésistible ! La recherche des vêtements avait été notam-ment des plus ardues, et peut-être même serait-elle restéevaine s’il n’avait eu la chance d’entrer en rapport avecPatterson.

Patterson vendait de tout, et jamais l’avare n’eût consenti àlaisser perdre l’occasion d’un troc. S’il n’avait pas l’objet de-mandé, il le trouvait toujours, donnant d’une main, recevant del’autre, en prélevant au passage un honnête courtage.

95

Page 96: Les Naufragés du Jonathan

Patterson avait donc fourni les habits demandés. Par exemple,toutes les économies du jeune homme y étaient passées.

Celui-ci ne les regrettait pas, car il avait eu la récompense deson sacrifice. L’attitude de Graziella avait changé sur-le-champ. Selon sa classification personnelle, Halg cessait d’êtreun sauvage et devenait un homme.

Dès lors, les choses avaient marché à pas de géant, et l’affec-tion s’était développée rapidement dans le cœur des deuxjeunes gens. Harry Rhodes avait raison. Halg, si l’on faisaitabstraction du type spécial de sa race, était réellement un beaugarçon. Grand, robuste, habitué à la vie libre dans le plein air,il possédait cette grâce d’attitude que donnent la souplesse desmembres et l’harmonie des mouvements. D’autre part, outreque son intelligence, ouverte par les leçons du Kaw-djer,n’était pas médiocre, la bonté et la droiture se lisaient dans sesyeux. C’en était là plus qu’il ne fallait pour toucher le cœurd’une jeune fille malheureuse.

Du jour où, sans s’être dit un seul mot, Halg et Graziella sesentirent complices, les heures coulèrent vite pour eux. Queleur importait la tempête ? Que leur importait le froid ? Les in-tempéries rendaient l’intimité plus douce, et, loin de souhaiter,ils redoutaient le retour du beau temps.

Il reparut pourtant, et les émigrants, qui n’avaient pas lesmêmes raisons d’indifférence, apprécièrent vivement le chan-gement. Comme d’un coup de baguette, le campement s’anima.Maisons et tentes se vidèrent. Tandis que les hommes étiraientleurs membres engourdis par cette longue claustration, lescommères, heureuses de renouveler interlocutrices et audi-toires, allèrent de porte en porte, échangeant des visites, ébau-chant des amitiés, dont l’objet, fait digne de remarque, n’étaitjamais l’une de celles avec qui elles venaient de vivre près dequinze jours côte à côte.

Karroly mit à profit le temps favorable pour commencer lesréparations de la Wel-Kiej avec les charpentiers qui l’avaientdéjà aidé une première fois. Les constructeurs étant dansl’obligation de faire eux-mêmes tous les travaux préparatoires :abattage, débitage et cintrage du bois, ces réparations exige-raient un mois de travail, c’est-à-dire qu’elles ne seraient pasachevées avant trois mois, en tenant compte des interruptionsimposées par le mauvais temps.

96

Page 97: Les Naufragés du Jonathan

Pendant que Karroly et ses compagnons manœuvraient var-lope et scie, le Kaw-djer, désireux de se procurer pour lui-même et pour les malades des provisions fraîches, partit enchasse avec son chien Zol. De ce que l’archipel subît les ri-gueurs de l’hiver, de ce que la neige commençât à couvrir lesplaines et la glace à coiffer les hauteurs, il ne s’ensuivait pasque la vie animale fût supprimée. Les forêts abritaient toujoursdes ruminants en grand nombre, des nandous, des guanaques,des vigognes, des renards. Au-dessus des prairies voletaienttoujours des oies de montagne, de petites perdrix, des bé-casses et des bécassines. Sur le littoral pullulaient lesmouettes comestibles. Des baleines venaient souffler en vue del’île, et les loups marins abondaient sur ses grèves.

Par contre, il ne pouvait être question de pêche. Le poisson,merluches et lamproies en majorité, ne fréquente qu’en été leseaux de l’île Hoste. En hiver, il remonte plus au Nord, dans lecanal du Beagle et dans le détroit de Magellan.

De son excursion, le Kaw-djer, outre du gibier en assezgrande quantité, rapporta des nouvelles de quatre familles quiavaient cru devoir s’éloigner du campement et s’établir àquelques lieues dans l’intérieur. Ces dissidents n’étaient autresque les familles Rivière, Gimelli, Gordon et Ivanoff, dont leschefs avaient, les trois derniers, accompagné le Kaw-djer etHarry Rhodes lors de la première exploration de l’île, celui-là,navigué jusqu’à Punta-Arenas en qualité de délégué des émi-grants. C’est au retour de Rivière qu’ils avaient pris d’un com-mun accord la résolution de faire bande à part. Tous quatre,cultivateurs de profession, appartenaient à la même classe mo-rale, la classe des braves gens, sains, bien équilibrés, bien por-tants. Aussi éloignés de la rapacité d’un Patterson que de laveulerie d’un John Rame, c’étaient des travailleurs, simple-ment. Le travail était un besoin pour eux ; ils s’y astreignaientsans peine, de même que leurs femmes et leurs enfants, inca-pables autant qu’eux-mêmes de ne pas chercher toujours à em-ployer utilement leur temps.

Des raisons semblables les avaient incités au départ. Rivière,lors de l’abattage d’arbres nécessité par le déchargement duJonathan, avait été frappé de la richesse de ces forêts qu’au-cune cognée n’avait encore attaquées. Ce souvenir lui revint àPunta-Arenas, au moment où il apprenait qu’il lui faudrait

97

Page 98: Les Naufragés du Jonathan

séjourner six mois à l’île Hoste, et il eut aussitôt la pensée detirer parti des circonstances pour faire une tentative d’exploi-tation. Il se procura, dans ce but, un matériel élémentaire descierie et il en chargea la chaloupe. Au point de vue de l’abat-tage, son entreprise ne pouvait être que fructueuse. Ces forêtsn’étant la propriété de personne, le bois, par conséquent, necoûtait rien. Restait le problème du transport. Mais Rivière es-timait que cette difficulté se résoudrait plus tard d’elle-même,et qu’il arriverait toujours, quand le bois serait débité, à lemonnayer d’une manière ou d’une autre.

Sur le point de réaliser son projet, il en avait fait confidenceà Gimelli, à Gordon et à Ivanoff, avec lesquels il s’était lié surle Jonathan. Ceux-ci avaient vivement approuvé le Franco-Ca-nadien, en déplorant de ne pouvoir l’imiter pour leur compte.Toutefois, une idée en appelant une autre, un projet similaireleur vint bientôt à l’esprit. Pendant l’excursion faite en compa-gnie du Kaw-djer, il leur avait été possible d’apprécier la fertili-té du sol. Pourquoi ne tenteraient-ils pas, l’un un essai d’éle-vage, les deux autres un essai de culture ? Si, au bout de sixmois, le résultat paraissait devoir être favorable, rien ne lesobligerait à partir. Magellanie ou Afrique, le pays dans lequelon vit importe peu, du moment qu’on n’est pas dans le sien. Sile résultat semblait, au contraire, devoir être mauvais, il n’yaurait de perdu que du travail. Mais le travail est une denréeinépuisable quand on possède de bons bras et du cœur, etmieux valait au surplus travailler six mois en pure perte que derester si longtemps inactif. Dans le champ le plus stérile, on ré-colterait du moins la santé.

Ces quatre familles, pourvues d’hommes sages, de femmessérieuses, de filles et de garçons robustes et bien portants,avaient en mains tous les atouts pour réussir là où d’autreseussent échoué. Leur décision fut donc arrêtée, et ils la mirentà exécution, avec l’approbation et le concours d’Hartlepool etdu Kaw-djer.

Pendant que les émigrants s’occupaient de transporter lematériel à la baie Scotchwell, les dissidents préparèrent active-ment leur départ. À coups de hache, ils improvisèrent un cha-riot à essieux de bois et à roues pleines, très primitif assuré-ment, mais vaste et solide. Sur ce chariot furent entassés desprovisions de bouche, des semences, des graines, des

98

Page 99: Les Naufragés du Jonathan

instruments aratoires, des ustensiles de ménage, des armes,des munitions, tout ce qui pouvait être nécessaire en un mot audébut des exploitations. Ils ne négligèrent pas d’emporterquatre ou cinq couples de volailles, et les Gordon, qui se desti-naient plus particulièrement à l’élevage, y joignirent des lapinset des représentants des deux sexes des races bovine, ovine etporcine. Ainsi nantis des éléments de leur future fortune, ilss’éloignèrent vers le Nord, à la recherche d’un emplacementconvenable.

Ils le rencontrèrent à douze kilomètres de la baie Scotchwell.À cet endroit s’étendait un vaste plateau, borné à l’Ouest pard’épaisses forêts et, dans l’Est, par une large vallée au fond delaquelle serpentait une rivière. Cette vallée, tapissée d’uneherbe drue, constituait un magnifique pâturage où d’innom-brables troupeaux eussent aisément trouvé leur nourriture.Quant au plateau, il semblait recouvert d’une couche d’humusqui deviendrait excellent, lorsque la pioche l’aurait défriché etdébarrassé de l’inextricable réseau de racines qui le sillon-naient de toutes parts.

Les colons se mirent à l’œuvre. Leur premier soin fut d’éle-ver quatre petites fermes, aux murs formés de troncs d’arbres.Mieux valait, au prix d’un travail supplémentaire, être chacunchez soi ; la bonne entente en bénéficierait par la suite.

Le mauvais temps, la neige et le froid ne retardèrent pasd’une heure la construction de ces habitations. Elles étaientachevées lors de la visite du Kaw-djer. Celui-ci revint émer-veillé de ce que peut accomplir une volonté tendue vers sonbut. Déjà, les Rivière étaient en train d’établir une roue àaubes pour utiliser une chute naturelle du cours d’eau. Cetteroue fournirait la force à la scierie, où la pesanteur ferait des-cendre automatiquement le bois abattu sur le plateau. Les Gi-melli et les Ivanoff avaient, de leur côté, attaqué le sol à coupsde pioche, et le préparaient pour la charrue, que traîneraient,quand le temps en serait venu, ces mêmes bêtes à cornes àl’intention desquelles les Gordon limitaient concurremment devastes enclos.

Dussent ces efforts rester stériles, le Kaw-djer estima ce be-soin d’agir préférable à l’apathie des autres émigrants.

Ceux-ci, comme de grands enfants qu’ils étaient, jouirent dusoleil tant qu’il brilla, puis, le ciel redevenu inclément, ils se

99

Page 100: Les Naufragés du Jonathan

terrèrent sous leurs abris et y vécurent confinés comme la pre-mière fois, pour en ressortir dès que revint une éclaircie. Unmois s’écoula ainsi, avec des alternatives de beaux jours en mi-norité et de mauvais beaucoup plus nombreux. On arriva au 21juin, date du solstice d’hiver pour l’hémisphère austral.

Pendant ce mois passé à la baie Scotchwell, des change-ments étaient déjà survenus dans la répartition des émigrants.Des brouilles et de nouvelles amitiés avaient motivé des per-mutations entre les habitants des diverses maisons démon-tables. D’autre part, des groupements particuliers commen-çaient à se dessiner dans la foule, de même que des îlotss’élèvent hors de la surface unie d’un fleuve.

L’un de ces groupements était formé du Kaw-djer, des deuxFuégiens, d’Hartlepool et de la famille Rhodes. Autour de luigravitait l’équipage du Jonathan, y compris Dick et Sand,comme un satellite autour d’un centre d’attraction.

Un deuxième groupe, également composé de gens tranquilleset sérieux, comprenait les quatre travailleurs embauchés par laCompagnie de colonisation, Smith, Wright, Lawson et Fock, etune quinzaine des ouvriers embarqués sur le Jonathan à leursrisques et périls.

Le troisième ne comptait que cinq membres : les cinq Japo-nais qui vivaient dans le silence et le mystère, et dont onn’apercevait presque jamais les faces jaunes et les yeux bridés.

Un quatrième reconnaissait pour chef Ferdinand Beauval.Dans le champ magnétique du tribun évoluaient une cinquan-taine d’émigrants. Quinze à vingt de ceux-ci méritaient le qua-lificatif d’ouvriers. Le surplus provenait de la grande masseagricole.

Le cinquième, assez réduit comme nombre, s’inspirait de Le-wis Dorick. À ce dernier étaient plus particulièrement inféodésle matelot Kennedy, le maître-coq Sirdey, et cinq ou six indivi-dus unanimes à se réclamer de la classe ouvrière, mais dont lamoitié au moins appartenaient avec évidence à la corporationdes malfaiteurs de profession. Moins activement que passive-ment, Lazare Ceroni, John Rame et une douzaine d’alcooliquesque leur avachissement transformait en pantins, se ratta-chaient à ce noyau de militants.

Un sixième et dernier groupe absorbait tout le surplus de lafoule. Cette foule se divisait assurément en un grand nombre

100

Page 101: Les Naufragés du Jonathan

d’autres fractions distinctes, au gré des sympathies et des anti-pathies individuelles, mais, dans son ensemble, elle avait ce ca-ractère commun de n’en avoir aucun, d’être flottante, inerte,en état d’équilibre indifférent, et prête par conséquent à obéirà toutes les impulsions.

Restaient les isolés, les indépendants, tels que Fritz Gross,parvenu au dernier degré de l’abrutissement, les frères Mooreauxquels leur nature violente interdisait de fréquenter plus detrois jours de suite les mêmes personnes, et plus encore Patter-son, qui cachait son existence, ne frayait avec ses semblablesque lorsqu’il y avait quelque intérêt et vivait à l’écart, flanquéde ses deux acolytes, Blaker et Long.

De tous ces partis, si le mot n’est pas trop ambitieux, celuiqui profitait le mieux des circonstances présentes était incon-testablement le groupe qui reconnaissait pour chef Lewis Do-rick, et, de tous les membres de ce groupe, le plus heureuxétait non moins incontestablement Lewis Dorick lui-même.

Celui-ci appliquait ses principes. Lorsque le temps le permet-tait, il allait volontiers de tente en tente, de maison en maison,et faisait dans chacune d’elles des séjours plus ou moins pro-longés. Sous le fallacieux prétexte que la propriété individuelleest une notion immorale, que tout appartient à tous et que rienn’appartient à personne, il s’emparait des meilleures places ets’attribuait imperturbablement ce qui était à sa convenance.Un flair subtil lui faisait discerner ceux dont il y avait lieu decraindre une sérieuse résistance. Il ne se frottait pas à ceux-là.Par contre, il mettait en coupe réglée les faibles, les indécis,les timides et les sots. Ces malheureux, littéralement terroriséspar l’incroyable audace et par la parole impérieuse du commu-niste détrousseur, se laissaient plumer sans une plainte. Pourétouffer leurs protestations, il suffisait à Dorick d’abaisser sureux ses yeux d’acier. Jamais l’ex-professeur n’avait été à pa-reille fête. Cette île Hoste, c’était pour lui le pays de Chanaan.

Pour être juste, on doit reconnaître qu’il ne se refusait nulle-ment à pratiquer ses théories en sens contraire. S’il prenaitsans scrupule ce que possédaient les autres, il déclarait trou-ver naturel que les autres prissent ce qu’il possédait lui-même.Générosité d’autant plus admirable qu’il ne possédait absolu-ment rien.

101

Page 102: Les Naufragés du Jonathan

Toutefois, du train dont allaient les choses, il était aisé deprévoir qu’il n’en serait pas toujours ainsi.

Ses disciples marchaient sur les traces du maître. Sans pré-tendre en égaler la maestria, ils faisaient de leur mieux. Il n’enfallait pas plus, d’ailleurs, pour que les richesses collectives de-vinssent, en fait, au bout de l’hiver, la propriété particulière deces farouches négateurs du droit de propriété.

Le Kaw-djer n’ignorait pas ces abus de la force, et il s’éton-nait de cette application singulière de doctrines libertaires voi-sines de celles qu’il professait lui-même avec tant de passion.Remédier à cette tyrannie ? À quel titre l’aurait-il fait ? De queldroit eût-il soulevé un conflit, en protégeant proprio motu desgens qui n’appelaient même pas au secours, contre d’autreshommes, leurs pareils après tout ?

Au surplus, il avait assez de préoccupations personnellespour perdre de vue celles des autres. Plus l’hiver avançait, plusles malades devenaient nombreux. Il ne suffisait plus à latâche. Le 18 juin, il y eut un décès, celui d’un enfant de cinqans emporté par une broncho-pneumonie qu’aucune médica-tion ne put enrayer. C’était le troisième cadavre que, depuisl’atterrissage, recevait le sol de l’île Hoste.

L’état d’esprit de Halg donnait aussi beaucoup de souci auKaw-djer. Celui-ci lisait comme dans un livre dans l’âme ingé-nue du jeune Fuégien, et il devinait le trouble croissant de soncœur. Comment cela finirait-il, lorsque cette foule s’éloigneraità jamais de la Magellanie ? Halg ne voudrait-il pas suivre Gra-ziella et n’irait-il pas mourir au loin de chagrin et de misère ?

Ce 18 juin précisément, Halg revint plus soucieux que l’ordi-naire de sa visite quotidienne à la famille Ceroni. Le Kaw-djern’eut pas besoin de le questionner pour en connaître les motifs.Spontanément, Halg lui confia que, la veille, après son départ,Lazare Ceroni s’était de nouveau enivré. Comme de coutume, ilen était résulté une scène terrible, heureusement moins vio-lente que la précédente.

Cela donna à penser au Kaw-djer. Puisque Ceroni s’était en-ivré, c’est donc qu’il avait eu de l’alcool à sa disposition. Lematériel provenant du Jonathan n’était-il plus gardé par leshommes de l’équipage ?

Hartlepool, interrogé, déclara n’y rien comprendre et l’assu-ra que la surveillance ne s’était pas relâchée. Toutefois, le fait

102

Page 103: Les Naufragés du Jonathan

étant indéniable, il promit de redoubler d’attention afin d’enéviter le retour.

Ce fut le 24 juin, trois jours après le solstice, que survint lepremier incident de quelque importance, non par lui-même,mais par les conséquences indirectes qu’il devait avoir dansl’avenir. Ce jour-là, il faisait beau. Une légère brise du Sudavait déblayé le ciel, et le sol était durci par un froid sec dequatre à cinq degrés centigrades. Attirés par les pâles rayonsdu soleil traçant sur l’horizon un arc surbaissé, les émigrantss’étaient répandus au dehors.

Dick et Sand, qu’aucune intempérie n’était capable de rete-nir au logis, figuraient bien entendu parmi ces amateurs deplein air. En compagnie de Marcel Norely et de deux autres en-fants de leur âge, ils avaient organisé un jeu de marelle qui lespassionnait au plus haut point. Tout entiers à leur amusement,ils ne remarquèrent même pas une autre bande de joueurs, desadultes ceux-ci, qui se distrayaient à proximité. Jouer n’est pas,en effet, le propre des enfants, et l’âge mûr s’y complaît volon-tiers. Ces adultes avaient engagé une partie de boules. Ilsétaient six, dont ce Fred Moore qui avait déjà eu avec Dick uncommencement d’altercation.

Il arriva que le cochonnet des joueurs de boules vint roulerdans la marelle des enfants. Sand s’appliquait précisément àmener à bien des quadruples de la plus grande difficulté. Toutà son affaire, il eut le malheur de ne pas voir la petite boule etde la déplacer involontairement du pied. Il fut aussitôt saisi parl’oreille.

« Eh ! gamin, disait en même temps une grosse voix, tu nepourrais pas faire un peu attention ? »

Les doigts qui tenaient l’oreille serrant avec quelque ru-desse, le sensible Sand se mit à pleurer.

Les choses sans doute en fussent restées là, si Dick, entraînépar son tempérament belliqueux, n’eût jugé à proposd’intervenir.

Tout à coup, Fred Moore – car tel était l’ennemi redoutableque Sand avait offensé – fut obligé de lâcher son prisonnierpour se défendre à son tour. Un allié inconnu de ce prisonnier– on emploie les armes qu’on peut ! – le pinçait cruellement parderrière. Il se retourna vivement et se trouva face à face avecl’impertinent qui déjà l’avait une première fois bravé.

103

Page 104: Les Naufragés du Jonathan

« C’est encore toi, morveux ! » s’écria-t-il, en allongeant lebras pour appréhender cet infime adversaire.

Mais Sand et Dick, cela faisait deux. Si la capture de l’unétait aisée, il n’en était pas de même de celle de l’autre. Dickfit un bond de côté et prit la fuite, poursuivi par Fred Mooresacrant et jurant comme un templier.

La poursuite se prolongea. Chaque fois que son ennemi allaitl’atteindre, Dick s’échappait par un crochet, et Moore, de plusen plus irrité, ne trouvait devant lui que le vide. Toutefois, lapartie était trop inégale pour qu’elle pût s’éterniser. Entre lesjambes de Dick et celles de Fred Moore, aucune comparaisonn’était possible. Malgré la belle défense du fuyard, l’instantvint où il lui fallut renoncer à tout espoir.

À ce moment précis, au moment où Fred Moore, lancé enpleine course, n’avait plus qu’à étendre la main pour en finir,son pied heurta un obstacle malencontreux, et, perdant l’équi-libre, il tomba rudement sur le sol, au grand dommage de sesgenoux et de ses mains. Dick et Sand, profitant de la diversion,s’empressèrent de se mettre hors d’atteinte.

L’obstacle qui avait causé la chute de Fred Moore était unbâton, et ce bâton n’était autre chose que la béquille de MarcelNorely. Pour secourir son ami en péril, l’enfant avait employéle seul moyen qui fût en son pouvoir, en lançant sa béquilledans les jambes de l’émigrant. Maintenant, heureux du succèsobtenu, il riait de bon cœur, sans se douter qu’il eût accompliun acte tout simplement héroïque. Héroïque, son interventionl’était, pourtant, au premier chef, puisque le petit infirme, ense privant d’un accessoire indispensable, et en se condamnantpar cela même à l’immobilité, attirait nécessairement sur lui lacorrection que Fred Moore destinait à un autre.

Celui-ci se redressa furieux. D’un bond, il fut sur Marcel No-rely qu’il enleva comme une plume. Ainsi ramené à la saineréalité des choses, l’enfant cessa de rire et poussa incontinentdes cris perçants. Mais l’autre n’en avait cure. Sa grosse mainse leva, pleine d’une averse de soufflets…

Elle ne retomba pas. Quelqu’un l’avait arrêtée par derrière etla retenait d’une étreinte impérieuse, tandis que, sur un ton deblâme, une voix prononçait :

« Eh quoi ! monsieur Moore… un enfant !… »

104

Page 105: Les Naufragés du Jonathan

Fred Moore se retourna. Qui se permettait de lui donner desleçons ? Il reconnut le Kaw-djer qui, accentuant le blâme,continuait de sa voix calme :

« Et infirme encore !– De quoi vous mêlez-vous ? cria Fred Moore. Lâchez-moi, ou

sinon !… »Le Kaw-djer ne paraissant nullement disposé à obéir à la

sommation, Fred Moore, d’un violent effort, essaya de se déga-ger. Mais la prise était bonne et ne céda pas. Hors de lui, il re-poussa Marcel Norely et leva l’autre main, prêt à frapper. Sansfaire un geste, sans qu’un muscle de son visage bougeât, leKaw-djer se contenta d’aggraver le tenaillement de ses doigts.La douleur dut être vive, car Fred Moore n’acheva pas le gestecommencé. Ses genoux fléchirent.

Le Kaw-djer aussitôt desserra son étreinte et lâcha la mainqu’il retenait prisonnière. Cette main, Fred Moore, ivre derage, la porta à sa ceinture et la brandit armée d’un large cou-telas de paysan. Il voyait rouge, comme on dit. Dans ses yeuxluisait la folie du meurtre.

Fort heureusement, les autres joueurs de boules, épouvantésde la tournure que prenaient les choses, s’interposèrent et maî-trisèrent l’énergumène, que le Kaw-djer contemplait avec unétonnement mêlé de tristesse.

Il était donc possible qu’un homme, sous l’influence de la co-lère, devînt à ce point l’esclave de ses nerfs ? C’était bien unhomme, cependant, cet être qui se débattait comme un insen-sé, en écumant et en poussant des cris qui s’étranglaient danssa gorge ! Devant un tel spectacle, le Kaw-djer ne modifierait-ilpas ses théories libertaires ? En arriverait-il à admettre quel’humanité a besoin d’être aidée par une salutaire contraintedans sa lutte éternelle contre les passions bestiales quil’entraînent ?

« On se retrouvera, camarade ! » parvint enfin à articulerFred Moore, que maintenaient solidement quatre robustesgaillards.

Le Kaw-djer haussa les épaules et s’éloigna sans retourner latête. Au bout de quelques pas, il avait chassé de son esprit lesouvenir de cette absurde querelle. Faisait-il preuve de sa-gesse en attribuant si peu d’importance à l’incident ? Un

105

Page 106: Les Naufragés du Jonathan

avenir encore lointain devait lui prouver que Fred Moore enconservait plus durable mémoire.

106

Page 107: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 5Un navire en vue

Au début de juillet, Halg eut une grosse émotion. Il se décou-vrit un rival. Cet émigrant du nom de Patterson, qui lui avaitprocuré à prix d’or les vêtements dont il était si fier, était entréen relations avec la famille Ceroni et tournait visiblement au-tour de Graziella.

Halg fut désespéré de cette complication. Un adolescent dedix-huit ans, à demi sauvage, pouvait-il lutter contre un hommefait, pourvu de richesses qui semblaient fabuleuses au pauvreIndien ? Malgré l’affection qu’elle lui témoignait, était-il admis-sible que Graziella hésitât ?

Celle-ci n’hésitait pas, en effet, mais ses préférences n’al-laient pas dans le sens qu’il redoutait. L’innocente tendresse etla jeunesse de Halg triomphaient sans peine des avantages deson compétiteur. Si l’Irlandais s’entêtait à s’imposer, c’est qu’iln’était pas sensible à l’éloignement que lui témoignaient Gra-ziella et sa mère. Elles lui répondaient à peine, quand il leuradressait la parole, et feignaient de ne pas s’apercevoir de saprésence.

Patterson n’en montrait aucun trouble. Cela ne l’empêchaitpas de continuer son manège avec la froide persévérance quiavait jusqu’ici assuré le succès de ses entreprises. Il ne laissaitpas, d’ailleurs, d’avoir un allié dans la place, et cet allié n’étaitautre que Lazare Ceroni. S’il était mal reçu par les deuxfemmes, le père, du moins, lui faisait bon visage et paraissaitapprouver la recherche dont sa fille était l’objet. Patterson etlui étaient dans les meilleurs termes. Parfois même, ils s’iso-laient pour de mystérieux conciliabules, comme s’ils eussenttraité des affaires qui ne regardaient personne. Quelles affaires

107

Page 108: Les Naufragés du Jonathan

pouvaient bien être communes à cet ivrogne invétéré et à cepaysan madré, à ce panier percé et à cet avare ?

Ces conciliabules étaient pour Halg une cause de sérieuxsoucis, qu’aggravait encore la conduite de Lazare Ceroni. Lemisérable continuait à s’enivrer, et les scènes recommençaientà intervalles variables, mais de plus en plus rapprochés. Halgne manquait pas d’en informer chaque fois le Kaw-djer, etcelui-ci portait le fait à la connaissance d’Hartlepool. Mais ni leKaw-djer, ni Hartlepool ne pouvaient arriver à découvrir com-ment Lazare Ceroni se procurait cette quantité d’alcool, alorsqu’il n’en existait pas une goutte sur l’île Hoste, en dehors desprovisions sauvées du Jonathan.

La tente abritant ces provisions était gardée jour et nuit, eneffet, par les seize survivants de l’équipage, divisés en huit sec-tions de deux hommes, qui se relevaient toutes les trois heures.Ceux-ci, y compris Kennedy et Sirdey, subissaient, du reste, do-cilement l’ennui de ces trois heures de garde quotidiennes. Au-cun d’eux ne se permettait le moindre murmure et ils faisaientpreuve de la même obéissance envers Hartlepool que lorsqu’ilsnaviguaient sous ses ordres. Leur esprit de discipline demeu-rait intact. Ils formaient un groupe numériquement faible, maisque l’union rendait fort, sans même tenir compte du précieuxconcours que Dick et Sand n’eussent pas manqué cependantde lui apporter, le cas échéant.

Pour le moment, tout au moins, personne ne songeait àmettre à contribution la bonne volonté des deux enfants. Dis-pensés de garde à cause de leur âge, ils jouissaient d’une liber-té complète qu’ils employaient à s’amuser à cœur perdu. Letemps passé sur l’île Hoste ferait certainement époque dansleur existence et resterait gravé dans leur esprit comme unepériode de plaisirs incessants. Ils modifiaient leurs jeux selonles circonstances. La neige tombait-elle en épais flocons ? Ils ycreusaient des cachettes où se livraient de prodigieuses par-ties. La température s’abaissait-elle au-dessous du point decongélation ? C’était le moment des glissades, ou bien, à che-val sur une planche en guise de traîneau, ils s’élançaient lelong des pentes et goûtaient l’ivresse des chutes vertigineuses.Le soleil brillait-il au contraire ? Accompagnés d’innombrablesgalopins de leur espèce, ils se répandaient alors dans les

108

Page 109: Les Naufragés du Jonathan

environs du campement et inventaient mille jeux dont l’agré-ment se mesurait à la violence.

Au cours d’une de leurs randonnées au bord de la mer, ils dé-couvrirent, un jour qu’ils n’étaient accompagnés par hasardque de trois ou quatre enfants, une grotte naturelle creuséedans les flancs de la falaise, au revers du cap limitant à l’Est labaie Scotchwell. Cette grotte, dont l’ouverture, orientée auSud, regardait par conséquent le rivage sur lequel s’était per-du le Jonathan, n’eût pas retenu longtemps leur attention sansune particularité qui la rendait infiniment plus intéressante. Aufond s’ouvrait une fissure aboutissant, après deux ou troismètres, à une seconde caverne entièrement souterraine, oùnaissait une galerie sinueuse, qui s’élevait, au travers du mas-sif, jusqu’à une grotte supérieure, ouverte, celle-ci, sur le ver-sant nord de la falaise. De là, on apercevait le campement, oùl’on pouvait descendre en se laissant glisser sur la penterocailleuse.

Cette découverte remplit d’aise les petits explorateurs. Ils segardèrent bien de la publier. Ce chapelet de grottes, c’était undomaine qui leur appartenait et dont ils étaient friands deconserver l’exclusive propriété. Ils y allèrent, au contraire, engrand mystère, afin d’y organiser des amusements supérieurs.Ils y furent successivement des sauvages, des Robinsons, desvoleurs, avec la même passion.

De quels cris retentirent ces voûtes souterraines ! De quelleseffrénées galopades résonna la galerie qui réunissait les deuxétages du système !

La traversée de cette galerie n’était pas sans danger, cepen-dant. En un point de son parcours, elle paraissait prête à s’ef-fondrer. Là, son toit, élevé d’un mètre tout au plus, n’était sou-tenu que par un bloc unique, dont la base mordait à peine surun autre roc incliné et que le plus petit effort eût fait glisser.De là, nécessité de s’avancer sur les genoux et de s’insinueravec la plus extrême prudence dans l’espace étroit restantlibre entre le bloc instable et la paroi de la galerie. Mais cedanger pour terrifiant qu’il fût en réalité, n’effrayait pas les en-fants, et son seul effet était de donner plus de piquant à leursjeux.

Ainsi Dick et Sand occupaient joyeusement leur temps. Ils nese souciaient de rien, pas même de leur ennemi, Fred Moore,

109

Page 110: Les Naufragés du Jonathan

qu’ils rencontraient parfois de loin et devant lequel ils pre-naient alors la fuite sans vergogne. L’émigrant n’essayait pas,d’ailleurs, de les poursuivre. Sa colère était tombée, et ce n’estpas contre les deux enfants que subsistait sa rancune.

Au surplus, que Fred Moore fût irrité ou non, ceux-ci ne son-geaient pas à se le demander. Rien n’existait pour eux queleurs jeux, grâce auxquels les jours passaient avec une rapiditéqu’ils estimaient déplorable.

Si, par un référendum, on eût consulté les émigrants, Dick etSand eussent probablement été les seuls de cet avis. Autant letemps leur semblait court, autant il semblait long aux autres,confinés le plus souvent dans leurs inconfortables demeures.

Bien entendu, il convient de faire exception pour Lewis Do-rick et son cortège de chapardeurs. Pour ceux-ci, l’hivernages’écoulait agréablement. Ces malins avaient résolu la questionsociale. Ils vivaient comme en pays conquis, ne se privant derien, thésaurisant même, en vue de mauvais jours possibles.

C’était merveille que leurs victimes fissent preuve d’une tellelonganimité. Il en était ainsi cependant. Les exploités représen-taient assurément le nombre, mais ils l’ignoraient, et il ne leurvenait même pas à la pensée de grouper leurs forces éparses.La bande de Dorick formait au contraire un faisceau compactet s’imposait par la peur à chaque émigrant individuellement.En fait, personne n’osait résister aux exactions de ces tyrans.

Par des moyens moins répréhensibles, une cinquantained’autres naufragés avaient également réussi à lutter contre ladépression qui résultait de cette vie stagnante. Sous la direc-tion de Karroly, ils occupaient leurs loisirs à pourchasser lesloups marins.

C’est un difficile métier que celui de louvetier. Après avoirattendu patiemment que les amphibies, dont la méfiance esttrès grande, s’aventurent sur le rivage, il faut faire en sorte deles cerner sans leur laisser le temps de prendre la fuite. L’opé-ration ne va pas sans risques, ces animaux choisissant toujoursles points les plus escarpés pour s’y livrer à leurs ébats.

Bien guidés par Karroly, les chasseurs obtinrent un brillantsuccès. Ils firent un butin considérable de loups marins, dont lagraisse pouvait être utilisée pour l’éclairage et le chauffage, etdont les peaux assureraient un bénéfice important, au jour durapatriement.

110

Page 111: Les Naufragés du Jonathan

Abstraction faite de ces énergiques, les émigrants, très dé-primés, préféraient se terrer frileusement dans leurs de-meures. La température n’était pas excessive pourtant. Pen-dant la période la plus froide, qui s’étendit du 15 juillet au 15août, le minimum thermométrique fut de douze degrés, et lamoyenne de cinq degrés au-dessous de zéro. Les affirmationsdu Kaw-djer étaient donc justifiées, et la vie dans cette régionn’aurait rien eu de particulièrement cruel, n’eût été la fré-quence du mauvais temps et la pénétrante humidité qui enétait la conséquence.

Cette humidité perpétuelle avait de déplorables résultats aupoint de vue hygiénique. Les maladies se multipliaient. LeKaw-djer arrivait généralement à les enrayer, mais il n’en étaitpas ainsi quand elles se développaient dans des organismes af-faiblis, et par suite incapables de réagir. Au cours de l’hiver, ilse produisit pour cette raison huit décès, dont Lewis Dorickdut être désolé, car ils frappèrent en majorité dans la partie dela population qui se laissait le plus bénévolement mettre àcontribution.

Un de ces décès désespéra Dick et Sand. Ce fut celui de Mar-cel Norely. Le petit infirme ne put résister à ce rude climat.Sans souffrance, sans agonie, il s’éteignit un soir en souriant.

Les survivants ne semblaient pas fort émus de ces dispari-tions. Outre qu’elles étaient en quelque sorte noyées dans lafoule, on se flatte volontiers d’échapper personnellement auxmalheurs du voisin. L’annonce d’une mort nouvelle n’interrom-pait qu’un instant leur léthargie. À vrai dire, ils paraissent neplus avoir de vitalité, hormis pour s’égosiller dans des disputesaussi violentes d’expression que futiles dans leur principe.

La fréquente répétition de ces querelles inspirait au Kaw-djerd’amères réflexions. Il était trop intelligent pour ne pas voir leschoses sous leur vrai jour, trop sincère pour échapper auxconséquences logiques de ses observations.

Dans cette réunion fortuite d’hommes venus de tous lespoints du monde, la maîtresse passion était décidément lahaine. Non pas la haine blâmable encore, du moins logique, quigonfle le cœur de celui qui souffre un grave et injuste dom-mage, mais une haine réciproque et latente, essentielle pourainsi dire, qui, dans une catastrophe si exceptionnelle, et toutréduits qu’ils fussent aux dernières limites du malheur, et

111

Page 112: Les Naufragés du Jonathan

toutes pareilles que fussent leurs destinées sans joie, les jetaitpour des riens les uns contre les autres, comme si la naturemêlait aux germes de vie un obscur, un impérieux instinct dedétruire ce qu’elle crée.

La veulerie de ses compagnons frappait aussi le Kaw-djer. Àpeine si quelques-uns, tels que les quatre familles dissidenteset les chasseurs de loups marins, avaient eu le courage de ré-agir. Les autres se laissaient aller au jour le jour. Ils avaient pi-tance et logis. Ils n’en demandaient pas davantage. Aucun be-soin de lutter contre la matière pour la soumettre à leur volon-té, aucun désir d’améliorer leur sort au prix d’un effort, aucuneprévision d’avenir. Esclaves dociles, disposés à exécuter cequ’on leur commanderait, ils ne faisaient rien de leur initiativepropre, et s’en remettaient à autrui du soin de décider poureux.

Le Kaw-djer ne pouvait méconnaître enfin cette lâcheté géné-rale, qui permettait à un petit nombre de dominer une majoritéimmense, qui créait quelques rares exploiteurs aux dépensd’un troupeau d’exploités.

L’homme est-il donc ainsi ? Ces lois imparfaites qui lecontraignent à penser et à tirer parti de son intelligence contrela force brute des choses, qui tendent à limiter le despotismedes uns et l’esclavage des autres, qui tiennent en brides lesinstincts haineux, ces lois sont-elles donc nécessaires, et est-elle nécessaire l’autorité qui les applique ?

Le Kaw-djer n’en était pas encore à répondre par l’affirma-tive à une pareille question, mais qu’il pût seulement se la po-ser, cela suffisait à indiquer quelle transformation s’opéraitdans sa pensée. Il était obligé de s’avouer que l’homme semontrait fort différent, dans la réalité, de la créature idéalequ’il s’était complu à imaginer de toutes pièces. Il n’y avaitrien d’absurde a priori, par conséquent, à admettre qu’il fûtbon de le protéger contre lui-même, contre sa faiblesse, sonavidité et ses vices, ni à professer, chacun réclamant cette pro-tection dans son intérêt propre, que les lois ne fussent ensomme que l’expression transactionnelle des aspirations indivi-duelles, comme serait en mécanique la résultante de forcesdivergentes.

Pris dans l’inextricable réseau de prescriptions qui ligottentles citoyens du Vieux Monde, lorsque, avant de s’exiler en

112

Page 113: Les Naufragés du Jonathan

Magellanie, il avait vécu parmi eux, le Kaw-djer n’avait ressentique la gêne imposée par l’amas formidable des lois, des ordon-nances, des décrets, et leur incohérence, leur caractère tropsouvent vexatoire l’avaient aveuglé, sur la nécessité supérieurede leur principe. Mais, à présent, mêlé à ce peuple placé par lesort dans des conditions voisines de l’état primitif, il assistait,comme un chimiste penché sur son fourneau, à quelques-unesdes incessantes réactions qui s’opèrent dans le creuset de lavie. À la lumière d’une telle expérience, cette nécessité com-mençait à lui apparaître, et les bases de sa vie morale enétaient ébranlées. Toutefois, le vieil homme se débattait en lui.S’il ne pouvait empêcher sa raison d’évoluer, son tempéramentlibertaire protestait. À tout instant, le problème se posait à sonesprit, et c’était alors la bataille des arguments, ceux-làétayant sa doctrine, ceux-ci la sapant sans relâche. Lutte inces-sante, lutte cruelle, dont il était déchiré et meurtri.

Plus encore peut-être que l’imperfection des hommes, leurimpuissance à rompre avec leur routine habituelle était, pourle Kaw-djer, un sujet d’étonnement. Sur cette côte déserte, àces confins du monde, les naufragés n’avaient rien abandonnéde leurs idées antérieures. Les principes, voire les conventionset les préjugés qui régissaient leur vie d’autrefois, gardaientsur eux le même empire. La notion de propriété, notamment,restait un article de foi. Pas un qui ne dît comme la chose laplus naturelle du monde : « Ceci est à moi », et nul n’avaitconscience du comique intense – comique tellement éblouis-sant pour les yeux d’un philosophe libertaire ! – de cette pré-tention d’un être si fragile et si périssable à monopoliser pourlui, pour lui tout seul, une fraction quelconque de l’univers.Quelque absurde que l’estimât le Kaw-djer, cette prétentionétait cependant ancrée dans leurs cerveaux, et ils n’en démor-daient pas. Personne ne consentait à se séparer au profit d’au-trui du plus misérable des objets en sa possession, qu’enéchange d’une contre-valeur, objet d’une autre nature ou ser-vice rendu. Dans tous les cas, il s’agissait d’une vente. Donner,le mot semblait rayé de leur vocabulaire et la chose de leuresprit.

Le Kaw-djer songeait que ses amis les Fuégiens, dont leshordes errantes sillonnent les terres magellaniques, eussent

113

Page 114: Les Naufragés du Jonathan

été bien surpris de pareilles théories, eux qui n’ont jamais rienpossédé que leur personne.

Lors de ces échanges, ou, pour employer le mot juste, de cesventes qui se renouvelaient constamment, il arrivait que le cé-dant n’eût besoin d’aucun service, ni d’aucun des objets possé-dés par l’autre partie. Dans ce cas, l’or servait à conclure latransaction. Le Kaw-djer admirait grandement cette pérennitéde la valeur de l’or. Ce métal est, cependant, un bien imagi-naire, il ne se mange pas, il ne peut servir à protéger contre lefroid ni contre la pluie, et pourtant il est convoité à l’égal desbiens réels qui possèdent ces avantages. Quel étrange et mer-veilleux phénomène que l’humanité entière s’incline, d’unconsentement unanime, devant une matière essentiellement in-utile et dont la convention générale fait tout le prix ! Leshommes, en cela, ne sont-ils pas semblables à des enfants, qui,par manière de jeu, vendent sérieusement de petits caillouxque leur imagination transforme en objets précieux ? Pour quele jeu finît, il suffirait que l’un deux découvrît et proclamât queces objets précieux ne sont en vérité que des cailloux.

Certes, le Kaw-djer ne niait pas, le principe de la propriétéétant admis, la commodité qui résultait de l’emploi d’une va-leur arbitraire représentative de toutes les autres. Mais cettecommodité n’allait pas, à ses yeux, sans un inconvénient beau-coup plus grave que l’avantage n’était précieux. C’est l’or qui,dans le régime de la propriété individuelle, permet la créationet l’accroissement perpétuel des fortunes. Sans lui, leshommes, tous dans un état médiocre il est vrai, seraient dumoins à peu près pareils. C’est grâce à lui qu’une seule etmême main peut contenir en puissance tant de pouvoir et tantde plaisirs, tandis que d’innombrables êtres, pour en recevoirquelques parcelles, consentent à subir ce pouvoir et à procurerces plaisirs auxquels ils n’auront point de part.

Le Kaw-djer se trompait assurément. L’or n’est qu’un moyende satisfaire le besoin d’acquérir inhérent à la nature del’homme. À défaut de ce moyen, il en eût imaginé un autre, quieût présenté une même proportion d’inconvénients et d’avan-tages, et, dans tous les cas, il eût été ce qu’il est, un être illo-gique et divers, où se rencontrent à doses égales le meilleur etle pire.

114

Page 115: Les Naufragés du Jonathan

Tels étaient, entre cent autres, les arguments pour et contrequi se heurtaient dans le cerveau du Kaw-djer, comme des sol-dats sur un champ de bataille. Le temps était passé où le droità une liberté intégrale avait à ses yeux la force d’un dogme.Maintenant, ses maximes libertaires avaient perdu leur appa-rence de certitude irréfragable. Il en arrivait à discuter aveclui-même la nécessité de l’autorité et d’une hiérarchie sociale.

Les faits devaient se charger de lui fournir de nouvelles rai-sons en faveur de l’affirmative, en lui prouvant qu’il existe, par-mi les hommes, comme parmi les animaux, de véritables bêtesfauves, dont il est nécessaire de juguler les dangereux ins-tincts. Capables de tout pour satisfaire la passion qui les do-mine, de tels êtres sèmeraient, en effet, la désolation et la mortautour d’eux, sans la loi qui leur crie : halte-là !

Un drame de ce genre, drame poignant à coup sûr, puisquela faim, ce besoin primordial de tout organisme vivant, en étaitle ressort, se jouait précisément alors dans la maison occupéepar Patterson en compagnie de Long et de Blaker, ce pauvrediable que la nature ironique avait doué de l’insatiable appétitcatalogué en pathologie sous le nom de boulimie.

Ainsi que tout le monde, Blaker, au moment de la distribu-tion, avait reçu sa part de vivres, mais, en raison de sa voracitémaladive, cette part, prévue pour quatre mois, avait été épui-sée en moins de deux. Depuis, comme par le passé, plus encoremême que par le passé, il connaissait les tortures de la faim.

Sans doute, s’il eût été d’un naturel moins timide, il aurait ai-sément trouvé un remède à ses souffrances. Il aurait suffi d’unmot à Hartlepool ou au Kaw-djer pour qu’un supplément denourriture lui fût distribué. Mais Blaker, peu avantagé au pointde vue intellectuel, était bien loin de songer à une démarche siaudacieuse. Placé, dès sa naissance, tout au bas de l’échelle so-ciale, son malheur avait depuis longtemps cessé de l’étonner,et il ne connaissait plus que cette passivité résignée qui estl’ultime ressource des misérables. Peu à peu, il avait pris l’ha-bitude d’obéir comme un fétu impalpable à des forces irrésis-tibles dont il n’essayait même pas d’imaginer la nature, et c’estpourquoi il n’aurait jamais conçu le fol espoir de modifier d’unemanière quelconque la distribution des vivres qu’il supposaitavoir été ordonnée par une de ces forces supérieures.

115

Page 116: Les Naufragés du Jonathan

Plutôt que de se plaindre, il fût mort d’inanition, si Pattersonn’était venu à son secours.

L’Irlandais n’avait pas été sans remarquer avec quelle rapidi-té son compagnon consommait les aliments mis à sa disposi-tion, et cette observation lui avait aussitôt fait entrevoir la pos-sibilité d’une opération avantageuse. Tandis que Blaker dévo-rait, Patterson se rationna, au contraire. Poussant aux der-nières limites ses instincts de sordide avarice, il se nourrit àpeine, se priva du nécessaire, allant jusqu’à ramasser sans ver-gogne les restes dédaignés par les autres.

Le jour vint où Blaker n’eut plus rien à manger. C’était le mo-ment qu’attendait Patterson. Sous couleur de lui rendre ser-vice, il proposa à son compagnon de lui rétrocéder à prix dé-battu une partie de ses provisions. Marché accepté d’enthou-siasme, et aussitôt exécuté que conclu ; marché qui se répéta àl’infini, tant que l’acheteur eut de l’argent, le vendeur prétex-tant de la rareté croissante des vivres pour augmenter graduel-lement ses prix. Par exemple, les poches de Blaker vidées, Pat-terson changea de ton. Il ferma incontinent boutique, sans ac-corder la plus légère attention aux regards éperdus du malheu-reux qu’il condamnait ainsi à mourir de faim.

Considérant son malheur comme un nouvel effet de la forcedes choses, celui-ci ne se plaignit pas plus qu’auparavant.Écroulé dans un coin, comprimant à deux mains son estomactorturé, il laissa passer les heures, immobile, ne trahissant sessensations cruelles que par les tressaillements de son visage.Patterson le considérait d’un œil sec. Qu’importait que souffrît,qu’importait que mourût un homme qui ne possédait plusrien ? La douleur eut enfin raison de la résignation du patient.Après quarante-huit heures de supplice, il sortit en chancelant,erra dans le campement, disparut…

Un soir, le Kaw-djer, en regagnant son ajoupa, heurta dupied un corps étendu. Il se pencha et secoua le dormeur qui nerépondit que par un gémissement. Le dormeur était un malade.Après l’avoir ranimé avec quelques gouttes d’un cordial, leKaw-djer l’interrogea :

« Qu’avez-vous ? demanda-t-il.– J’ai faim », répondit Blaker d’une voix faible.Le Kaw-djer fut abasourdi.

116

Page 117: Les Naufragés du Jonathan

« Faim !… répéta-t-il. N’avez-vous pas reçu votre part devivres comme tout le monde ? »

Blaker, alors, en phrases hachées, lui raconta brièvement satriste histoire. Il lui dit sa maladie et le besoin morbide de man-ger qui en était la conséquence, comment, ses provisions épui-sées, il avait vécu en achetant celles de Patterson, comment etpourquoi enfin celui-ci l’avait laissé, depuis trois jours,agoniser.

Le Kaw-djer écoutait avec stupéfaction cet incroyable récit. Ils’était donc trouvé un homme pour avoir le courage de se li-vrer à cet affreux négoce, un homme qui, en dépit de tous lesdrames et de tous les cataclysmes, avait conservé intacte unesi effroyable avidité ! Marchand voleur qui avait menti afin depouvoir céder contre espèces ce que d’autres que lui eussentdonné, marchand éhonté qui avait impitoyablement vendu lavie à son semblable !

Le Kaw-djer garda ses réflexions pour lui. Quelle que fût l’in-famie du coupable, mieux valait la laisser impunie, plutôt quede créer, en la dévoilant, une cause supplémentaire de dis-corde. Il se contenta de faire délivrer de nouvelles provisions àBlaker, en l’assurant qu’on lui en donnerait à l’avenir autantqu’il serait nécessaire.

Mais le nom de Patterson resta gravé dans sa mémoire, etl’individu qui le portait demeura pour lui le prototype de ceque l’âme humaine peut contenir de plus abject. Aussi ne fut-ilpas surpris quand, trois jours plus tard, Halg prononça cemême nom à propos d’une autre histoire presque aussi répu-gnante que la première.

Le jeune homme revenait de sa visite quotidienne à Graziella.Dès qu’il aperçut le Kaw-djer, il courut à sa rencontre.

« Je sais, lui dit-il d’une haleine, qui fournit l’alcool à Ceroni.– Enfin !… dit le Kaw-djer avec satisfaction. Qui est-ce ?– Patterson.– Patterson !…– Lui-même, affirma Halg. Tout à l’heure, je l’ai vu lui re-

mettre du rhum. Je m’explique maintenant pourquoi ils sont sibons amis, tous les deux.

– Tu es sûr de ne pas te tromper ? insista le Kaw-djer.– Absolument. Le plus curieux, c’est que Patterson ne donne

pas sa marchandise. Il la vend, et même assez cher. J’ai

117

Page 118: Les Naufragés du Jonathan

entendu leur discussion. Ceroni se plaignait. Il disait quetoutes ses économies étaient passées dans la poche de Patter-son et qu’il n’avait plus rien. L’autre ne répondait pas, mais ilparaissait peu disposé à continuer, du moment que c’étaitgratuitement. »

Halg s’arrêta un instant, puis s’écria avec colère :« Si Ceroni n’a plus d’argent, il est capable de tout. Que vont

devenir sa femme et sa fille ?– On avisera, répondit le Kaw-djer. Et, après une pause :– Puisque nous avons entamé ce sujet, dit-il d’un ton d’affec-

tueux reproche, épuisons-le. Si je n’ai jamais voulu t’en parler,je n’ignore pas quels sont tes rêves. Où te mèneront-ils, mongarçon ? »

Halg, les yeux baissés, garda le silence. Le Kaw-djer reprit :« Dans peu de temps, dans un mois peut-être, tous ces gens-

là vont disparaître de notre vie. Graziella comme les autres.– Pourquoi ne resterait-elle pas avec nous ? objecta le jeune

Fuégien en relevant la tête. – Sa mère aussi, bien entendu.– Crois-tu qu’elle consentirait à quitter son mari ? » objecta

le Kaw-djer.Halg eut un geste violent.« Il faudra qu’elle y consente ! » affïrma-t-il d’une voix

sourde.Le Kaw-djer hocha la tête d’un air de doute.« Graziella m’aidera à la persuader. Pour elle, son parti est

pris. Elle est décidée à rester ici, si vous le permettez. Nonseulement elle est lasse de la vie que lui fait son père, mais il ya aussi des émigrants dont elle a peur.

– Peur ?… répéta le Kaw-djer surpris.– Oui. Patterson d’abord. Voilà un mois qu’il tourne autour

d’elle, et, s’il a vendu du rhum à Ceroni, c’est pour mettrecelui-ci dans son jeu. Depuis quelques jours, il y en a un autre,un nommé Sirk, un de la bande à Dorick. C’est le plus àcraindre de tous.

– Qu’a-t-il fait ?– Graziella ne peut sortir sans le rencontrer. Il l’a abordée et

lui a parlé grossièrement. Elle l’a remis à sa place, et Sirk l’amenacée. C’est un homme dangereux. Graziella en a peur.Heureusement, je suis là ! »

118

Page 119: Les Naufragés du Jonathan

Le Kaw-djer sourit de cette explosion de juvénile vanité. Dugeste, il apaisa son pupille.

« Calme-toi, Halg, calme-toi. Attendons le jour du départ etnous verrons alors comment les choses tourneront. D’ici là jete recommande le sang-froid. La colère est, non seulement in-utile, mais nuisible. Souviens-toi que la violence n’a jamais pro-duit rien de bon et qu’il n’est pas de cas, sauf quand on est for-cé de se défendre, où l’on soit excusable d’y recourir. »

Les soucis du Kaw-djer furent accrus par cette conversation.Outre l’ennui de voir Halg engagé dans cette fâcheuse aven-ture, il comprenait que l’intervention de rivaux allait encorecompliquer les choses, en excitant la jalousie du premier endate et en provoquant peut-être des scènes regrettables.

En ce qui concernait la question de l’alcool, la découverte deHalg n’avait fait que déplacer la difficulté sans la résoudre. Onavait découvert le fournisseur de Ceroni. Mais où ce fournis-seur se procurait-il l’alcool qu’il vendait ? Patterson, dont ilconnaissait l’abominable nature, possédait-il un stock en ré-serve quelque part ? C’était peu croyable. En admettant qu’ileût réussi, malgré la sévérité des règlements et la surveillancedu capitaine Leccar, à embarquer une pacotille prohibée au dé-part, où l’eût-il cachée depuis le naufrage ? Non, il puisait né-cessairement dans la cargaison du Jonathan.Mais par quelmoyen, puisqu’elle était gardée nuit et jour ? Que le voleur fûtCeroni ou Patterson, la difficulté restait la même.

Les jours suivants n’amenèrent pas la solution du problème.Tout ce qu’il fut possible de constater, c’est que Lazare Ceronicontinuait à s’enivrer comme par le passé.

Le temps s’écoula. On arriva au 15 septembre. Les répara-tions de la Wel-Kiej furent terminées à cette date. La chaloupeétait remise en bon état au moment où la mer allait redevenirpraticable.

La longueur croissante des jours annonçait l’équinoxe duprintemps. Dans une semaine, on en aurait fini avec l’hiver.

Toutefois, avant de céder la place, la mauvaise saison eut unretour offensif. Pendant huit jours, un ouragan plus violent queceux qui l’avaient précédé hurla sur l’île Hoste, obligeant lesémigrants à se terrer une dernière fois. Puis le beau temps re-vint, et aussitôt la nature endormie commença à se réveiller.

119

Page 120: Les Naufragés du Jonathan

Au début d’octobre, le campement reçut la visite de quelquesFuégiens. Ces indigènes se montrèrent très surpris de trouverl’île Hoste habitée par une si nombreuse population. Le nau-frage du Jonathan, survenu au début de la période hivernale,était, en effet, resté inconnu des Indiens de l’archipel. Nuldoute que la nouvelle ne s’en répandit désormais rapidement.

Les émigrants n’eurent qu’à se louer de leurs rapports avecces quelques familles de Pêcherais. Par contre, il n’est pas cer-tain que ceux-ci en eussent pu dire autant. Il y eut, en très pe-tit nombre il est vrai, des civilisés, tels que les frères Moore,par exemple, qui crurent devoir affirmer la supériorité qu’ilss’attribuaient en se montrant brutaux et grossiers envers cessauvages inoffensifs. L’un deux alla même plus loin et poussala cupidité au point d’être tenté par les misérables richesses decette horde vagabonde. Le Kaw-djer, attiré par des crisd’appel, dut un jour venir au secours d’une jeune Fuégienneque malmenait ce même Sirk dont Halg avait prononcé le nom.Le lâche individu cherchait à s’emparer des anneaux de cuivredont la jeune fille ornait ses poignets, et qu’il s’imaginait êtreen or. Rudement châtié, il se retira l’injure à la bouche. C’était,tous comptes faits, le deuxième émigrant qui se déclarait ou-vertement l’ennemi du Kaw-djer.

Celui-ci avait vu arriver avec grand plaisir ses amis Fuégiens.Il retrouvait en eux sa clientèle et, à leur empressement, àleurs témoignages de reconnaissance, on voyait quelle affec-tion, on pourrait dire quelle adoration les mettait à ses pieds.Un jour, – on était alors le 15 octobre – Harry Rhodes ne put luicacher combien le touchait la conduite de ces pauvres gens.

« Je comprends, lui dit-il, que vous soyez attaché à ce pays oùvous faites œuvre si humaine, et que vous ayez hâte de retour-ner au milieu de ces tribus. Vous êtes un dieu pour elles…

– Un dieu ?… interrompit le Kaw-djer. Pourquoi un dieu ? Ilsuffit d’être un homme pour faire le bien ! »

Harry Rhodes, sans insister, se borna à répondre :« Soit, puisque ce mot vous révolte. Je dirai donc, pour expri-

mer autrement ma pensée, qu’il n’eût tenu qu’à vous de deve-nir roi de la Magellanie, au temps où elle était indépendante.

– Les hommes, ne fussent-ils que des sauvages, répliqua leKaw-djer, n’ont aucun besoin d’un maître… D’ailleurs, unmaître, les Fuégiens en ont un maintenant… »

120

Page 121: Les Naufragés du Jonathan

Le Kaw-djer avait prononcé ces derniers mots presque à voixbasse. Il semblait plus préoccupé que d’habitude. Les quelquesparoles échangées lui rappelaient quelle serait l’incertitude desa destinée, le jour prochain où il devrait se séparer de cettehonnête famille qui avait réveillé en lui les instincts de sociabi-lité si naturels à l’homme. Ce serait pour lui un chagrin pro-fond de quitter cette femme si dévouée dont il avait pu appré-cier la charitable bonté, son mari, d’un caractère si sincère etsi droit, devenu pour lui un ami, ces deux enfants Edward etClary, auxquels il s’était attaché. Ce chagrin, la famille Rhodesl’éprouverait au même degré. Leur désir à tous eût été que leKaw-djer consentît à les suivre dans la colonie africaine, où ilserait apprécié, aimé, honoré comme à l’île Hoste. Mais HarryRhodes n’espérait pas l’y décider. Il comprenait que ce n’étaitpas sans motifs graves qu’un tel homme avait rompu avec l’hu-manité, et le mot de cette étrange et mystérieuse existence luiéchappait encore.

« Voici l’hiver achevé, dit Mme Rhodes abordant un autre su-jet, et vraiment il n’aura pas été trop rigoureux…

– Et nous constatons, ajouta Harry Rhodes en s’adressant auKaw-djer, que le climat de cette région est bien tel que nousl’avait affirmé notre ami. Aussi plusieurs d’entre nous auront-ils quelque regret de quitter l’île Hoste.

– Alors ne la quittons pas, s’écria le jeune Edward, et fondonsune colonie en terre magellanique !

– Bon ! répondit en souriant Harry Rhodes, et notre conces-sion du fleuve Orange ?… Et nos engagements avec la Sociétéde colonisation ?… Et le contrat avec le gouvernementportugais ?…

– En effet ! approuva le Kaw-djer d’un ton quelque peu iro-nique, il y a le gouvernement portugais… Ici, d’ailleurs, ce se-rait le gouvernement chilien. L’un vaut l’autre.

– Neuf mois plus tôt… commença Harry Rhodes.– Neuf mois plus tôt, interrompit le Kaw-djer, vous auriez

abordé une terre libre, à laquelle un traité maudit a volé sonindépendance. »

Le Kaw-djer, les bras croisés, la tête redressée, portait sesregards dans la direction de l’Est, comme s’il se fût attendu àvoir apparaître, venant de l’océan Pacifique en contournant la

121

Page 122: Les Naufragés du Jonathan

pointe de la presqu’île Hardy, le navire promis par le gouver-neur de Punta-Arenas.

Le moment fixé était arrivé. On allait entrer dans la secondequinzaine d’octobre. La mer, cependant, restait déserte.

Les naufragés commençaient à concevoir de ce retard des in-quiétudes assez justifiées. Certes ils ne manquaient de rien.Les réserves de la cargaison étaient loin d’être épuisées et nele seraient pas avant de longs mois encore. Mais enfin ilsn’étaient pas à destination, ils n’entendaient pas se résigner àun second hivernage, et déjà quelques-uns parlaient de ren-voyer la chaloupe à Punta-Arenas.

Tandis que Kaw-djer s’oubliait dans ses tristes pensées, Le-wis Dorick et une dizaine de ses compagnons ordinairesvinrent à passer, bruyants et provocateurs, au retour d’une ex-cursion dans l’intérieur de l’île. Cette famille Rhodes justementrespectée dans ce petit monde, ce Kaw-djer dont on ne pouvaitnier l’influence, ils n’avaient jamais caché les mauvais senti-ments qu’ils leur inspiraient. Harry Rhodes le savait, d’ailleurs,et le Kaw-djer ne l’ignorait pas.

« Voilà des gens, dit le premier, que je laisserais ici sans re-gret. Il n’y a rien de bon à attendre de leur part. Ils seront unecause de trouble dans notre nouvelle colonie. Ils ne veulent ad-mettre aucune autorité et ne rêvent que le désordre… Commesi ordre et autorité ne s’imposaient pas à toute réuniond’hommes. »

Le Kaw-djer ne répondit pas, soit qu’il n’eût pas entendu,tant il était absorbé dans ses pensées, soit qu’il voulût ne pasrépondre.

Ainsi, la conversation tournait, quoi qu’on fît, dans le mêmecercle, et l’on en revenait toujours à des considérations so-ciales sur lesquelles un accord était impossible.

Harry Rhodes, en constatant le silence du Kaw-djer, regret-tait d’avoir maladroitement abordé un pareil sujet, quand Hart-lepool pénétra dans la tente et fit diversion.

« Je voudrais vous parler, monsieur, dit-il en s’adressant auKaw-djer.

– Nous vous laissons…, commença Harry Rhodes.– Inutile, interrompit le Kaw-djer qui, se tournant vers le

maître d’équipage, ajouta : Qu’avez-vous à me dire,Hartlepool ?

122

Page 123: Les Naufragés du Jonathan

– J’ai à vous dire, répondit celui-ci, que je suis fixé au sujet del’alcool.

– C’est donc bien celui du Jonathan qui est vendu à Ceroni ?– Oui.– Il y a par conséquent des coupables ?– Deux : Kennedy et Sirdey.– Vous en avez la preuve ?– Irréfutable.– Quelle preuve ?– Voilà. Du jour où vous m’avez parlé de Patterson, j’ai eu de

la méfiance. Ceroni est incapable d’avoir une idée tout seul,mais Patterson est un finaud. J’ai donc fait surveiller leparticulier…

– Par qui ? interrompit, en fronçant le sourcil, le Kaw-djer quirépugnait à l’espionnage.

– Par les mousses, répondit Hartlepool. Ils ne sont pas bêtesnon plus, et ils ont déniché le pot aux roses. Ils ont pincé enflagrant délit Kennedy hier et Sirdey ce matin, au moment où,profitant de l’inattention de leur compagnon de garde, ils vi-daient une moque de rhum dans la gourde de Patterson. »

Le souvenir du martyre de Tullia et de Graziella, et aussi lapensée de Halg, firent oublier pour un instant au Kaw-djer sesdoctrines libertaires.

« Ce sont des traîtres, dit-il. Il faut sévir contre eux.– C’est aussi mon avis, approuva Hartlepool, et c’est pour-

quoi je suis venu vous chercher.– Moi ?… Pourquoi ne pas faire le nécessaire vous-même ? »Hartlepool secoua la tête, en homme qui voit clairement les

choses.« Depuis la perte du Jonathan, je n’ai plus d’autre autorité

que celle qu’on veut bien me reconnaître, expliqua-t-il. Ceux-làne m’écouteraient pas.

– Pourquoi m’écouteraient-ils davantage ?– Parce qu’ils vous craignent. »Le Kaw-djer fut très frappé de la réponse. Quelqu’un le crai-

gnait donc ? Ce ne pouvait être qu’à cause de sa force supé-rieure. Toujours le même argument : la force, à la base despremiers rapports sociaux.

« J’y vais », dit-il d’un air sombre.

123

Page 124: Les Naufragés du Jonathan

Il se dirigea en droite ligne vers la tente qui abritait la car-gaison du Jonathan. Kennedy précisément venait de reprendrela garde.

« Vous avez trahi la confiance qu’on avait en vous… pronon-ça sévèrement le Kaw-djer.

– Mais, monsieur… balbutia Kennedy.– Vous l’avez trahie, affirma le Kaw-djer d’un ton froid. À par-

tir de cet instant, Sirdey et vous ne faites plus partie de l’équi-page du Jonathan.

– Mais… voulut encore protester Kennedy.– J’espère que vous ne vous le ferez pas répéter.– C’est bon, monsieur… c’est bon… » bégaya Kennedy, reti-

rant humblement son béret.À ce moment, derrière le Kaw-djer, une voix demanda :« De quel droit donnez-vous des ordres à cet homme ? »Le Kaw-djer se retourna et aperçut Lewis Dorick qui, en com-

pagnie de Fred Moore, avait assisté à l’exécution de Kennedy.« Et de quel droit m’interrogez-vous ? » répondit-il d’une voix

hautaine.Se voyant soutenu, Kennedy avait remis son béret. Il ricanait

avec insolence.« Si je ne l’ai pas, je le prends, riposta Lewis Dorick. Ce ne

serait pas la peine d’habiter une île Hoste pour y obéir à unmaître. »

Un maître !… Il se trouvait quelqu’un pour accuser le Kaw-djer d’agir en maître !

« Eh !… c’est assez la coutume de Monsieur, intervint FredMoore, en prononçant ce dernier mot avec emphase. Monsieurn’est pas comme les autres, sans doute. Il commande, iltranche… Monsieur est l’empereur, peut-être ? »

Le cercle se resserra autour du Kaw-djer.« Cet homme, dit Dorick de sa voix cinglante, n’est tenu

d’obéir à personne. Il reprendra, si cela lui plaît, sa place dansl’équipage. »

Le Kaw-djer garda le silence, mais, ses adversaires faisant unnouveau pas en avant, il serra les poings.

Allait-il donc être obligé de se défendre par la force ? Certes,il ne craignait pas de tels ennemis. Ils étaient trois. Ils auraientpu être dix. Mais quelle honte qu’un être pensant fût obligéd’employer les mêmes arguments que la brute !

124

Page 125: Les Naufragés du Jonathan

Le Kaw-djer n’en fut pas réduit à cette extrémité. HarryRhodes et Hartlepool l’avaient suivi, prêts à lui prêter mainforte. Ils apparaissaient au loin. Dorick, Moore et Kennedy bat-tirent aussitôt en retraite.

Le Kaw-djer les suivait d’un regard attristé, quand des voci-férations éclatèrent du côté de la rivière. Il se porta dans cettedirection avec ses deux compagnons. Ils ne tardèrent pas à dis-tinguer un groupe nombreux d’où s’élevaient les cris quiavaient attiré leur attention. Presque tous les émigrants sem-blaient être réunis au même point en une foule serrée que degrands remous faisaient ondoyer. Au-dessus de la foule, despoings étaient brandis en gestes de menace. Quelle pouvaitêtre la cause de ces troubles qui ressemblaient fort à uneémeute ?

Il n’en existait point. Ou du moins la cause initiale était d’unetelle insignifiance et remontait si loin, que nul des belligérantsn’eût été capable de la dire.

Cela avait commencé six semaines plus tôt, à propos d’un ob-jet de ménage qu’une femme prétendait avoir prêté à uneautre qui, de son côté, soutenait l’avoir rendu. Qui avait rai-son ? Personne ne le savait. De fil en aiguille, les deux femmesavaient fini par s’injurier abondamment pour ne s’arrêter qu’àbout de souffle. Trois jours plus tard, la dispute avait repris, ens’aggravant, car les maris, cette fois, s’en étaient mêlés.D’ailleurs, il n’était plus question de la cause première du li-tige. Déjà on avait perdu de vue l’origine de l’animosité, maisl’animosité subsistait. Pour lui obéir, par simple besoin denuire, les quatre adversaires s’étaient reproché toutes les abo-minations de la terre, s’accusant réciproquement d’un grandnombre de mauvaises actions, parfois imaginaires, qu’ils fai-saient sortir des ombres du passé. Plus une trouvaille étaitcruelle, plus elle rendait fier son auteur, et chacun s’enor-gueillissait du mal qu’il faisait aux autres. « Eh bien ! etmoi ?… Vous avez vu, quand je lui ai dit… », cette forme de dis-cours devait souvent revenir dans leurs conversationsultérieures.

L’escarmouche, toutefois, n’avait pas été plus loin, mais en-suite les langues ne s’étaient plus arrêtées. Auprès de leursamis respectifs, les deux partis s’étaient livrés à un débinageen règle allant, suivant une marche progressive, des

125

Page 126: Les Naufragés du Jonathan

appréciations méprisantes et des insinuations, aux médisanceset aux calomnies. Ces propos, répétés complaisamment auxoreilles des intéressés avaient déchaîné la tempête. Leshommes en étaient venus aux mains, et l’un d’eux avait eu ledessous. Le lendemain, le fils du vaincu avait prétendu vengerson père, et il en était résulté une seconde bataille plus sé-rieuse que la précédente, les habitants des deux maisons où lo-geaient les combattants n’ayant pu résister au désir d’interve-nir dans la querelle.

La guerre ainsi déclarée, les deux groupes avaient fait uneactive propagande, chacun recrutant des partisans. Mainte-nant, la majorité des émigrants se trouvait divisée en deuxcamps. Mais, à mesure que les armées étaient devenues plusnombreuses, le débat avait augmenté d’ampleur. Nul ne sesouvenait plus de l’origine du litige. On discutait présentementsur la destination qu’il conviendrait d’adopter, lorsqu’on seraitembarqué sur le navire de rapatriement. Continuerait-on à vo-guer vers l’Afrique ? Ne vaudrait-il pas mieux au contraire re-tourner en Amérique ? Tel était désormais le sujet de la dis-pute. Par quel chemin sinueux en était-on arrivé, parti d’un vul-gaire objet de ménage, à débattre cette grave question ?C’était un impénétrable mystère. Au surplus, on était convain-cu de n’avoir jamais discuté autre chose, et les deux thèses enprésence étaient défendues avec une égale passion. On s’abor-dait, on se quittait, après s’être jeté à la tête, en manière deprojectiles, des arguments pour et contre, tandis que les cinqJaponais, unis en un groupe paisible à quelques mètres de lafoule bourdonnante, regardaient avec étonnement leurs com-pagnons enfiévrés.

Ferdinand Beauval, tout guilleret de se sentir dans son élé-ment, essayait en vain de se faire entendre. Il allait de l’un àl’autre, il se multipliait en pure perte. On ne l’écoutait pas. Per-sonne d’ailleurs n’écoutait personne. Tout se passait en alter-cations particulières, chaque murmure partiel se fondant enune harmonie générale dont la tonalité montait de minute enminute. L’orage n’était pas loin. La foudre allait tomber. Lepremier qui frapperait déclencherait ipso facto tous les poings,et la scène menaçait de finir par un pugilat général…

Comme une petite pluie abat parfois un grand vent, ainsi quel’assure le proverbe, il suffît d’un seul homme pour calmer

126

Page 127: Les Naufragés du Jonathan

cette exaspération un peu superficielle. Cet homme, l’un de cesémigrants qui avaient entrepris la chasse des loups marins, ac-courait de toute la vitesse de ses jambes vers la foule en ébulli-tion. Et, tout en courant, avec de grands gestes d’appel :

« Un navire !… criait-il à pleins poumons. Un navire envue !… »

127

Page 128: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 6Libres

Un navire en vue !… Aucune autre nouvelle n’eût été capabled’émouvoir au même point ces exilés. L’émeute en fut apaiséedu coup, et la foule se rua, comme un torrent, vers le rivage.On ne songeait plus à se disputer. On se pressait, on se bous-culait silencieusement. En un instant, tous les émigrants furentréunis à l’extrémité de la pointe de l’Est, d’où l’on découvraitune large étendue de mer.

Harry Rhodes et Hartlepool avaient suivi le mouvement gé-néral et, non sans émotion, ils ouvraient avidement leurs yeuxdans la direction du Sud où une traînée de fumée barrait, eneffet, le ciel et annonçait un navire à vapeur.

On n’apercevait pas encore sa coque, mais elle surgit de mi-nute en minute hors de la ligne de l’horizon. Bientôt il fut pos-sible de reconnaître un bâtiment d’environ quatre cents ton-neaux, à la corne duquel flottait un pavillon dont l’éloignementempêchait de discerner les couleurs.

Les émigrants échangèrent des regards désappointés. Jamaisun bateau d’un aussi faible tonnage ne pourrait embarquertout le monde. Ce steamer était-il donc un simple cargo-boatde nationalité quelconque, et non le navire de secours promispar le gouverneur de Punta-Arenas ?

La question ne tarda pas à être élucidée. Le navire arrivaitrapidement. Avant que la nuit ne fût complète, il restait àmoins de trois milles dans le Sud.

« Le pavillon chilien », dit le Kaw-djer, au moment où une ri-sée, tendant l’étamine, permettait d’en distinguer les couleurs.

Trois quarts d’heure plus tard, au milieu de l’obscurité deve-nue profonde, un bruit de chaînes grinçant contre le fer desécubiers indiqua que le navire venait de mouiller. La foule

128

Page 129: Les Naufragés du Jonathan

alors se dispersa, chacun regagnant sa demeure en commen-tant l’événement.

La nuit s’écoula sans incident. À l’aube, on aperçut le navireà trois encablures du rivage. Hartlepool consulté déclara quec’était un aviso de la marine militaire chilienne.

Hartlepool ne se trompait pas. Il s’agissait bien d’un avisochilien, dont, à huit heures du matin, le commandant se fitmettre à terre.

Il fut aussitôt entouré de visages anxieux. Autour de lui, lesquestions se croisèrent. Pourquoi avait-on envoyé un bateau sipetit ? Quand viendrait-on enfin les chercher ? Ou bien, est-cedonc qu’on avait l’intention de les laisser mourir sur l’îleHoste ? Le commandant ne savait auquel entendre.

Sans répondre à cet ouragan de questions, il attendit une ac-calmie, puis, quand il eut obtenu le silence à grand-peine, ilprit la parole d’une voix qui parvint aux oreilles de tous.

Ses premiers mots furent pour rassurer ses auditeurs. Ceux-ci pouvaient compter sur la bienveillance du Chili. La présencede l’aviso prouvait d’ailleurs qu’on ne les avait pas oubliés.

Il expliqua ensuite que, si son gouvernement avait cru devoirleur envoyer un bâtiment de guerre au lieu du navire de rapa-triement promis, c’est qu’il désirait leur soumettre auparavantune proposition qui serait probablement de nature à les sé-duire, proposition en vérité très singulière et des plus inatten-dues, que le commandant exposa sans autre préambule.

Mais, pour le lecteur, un préambule ne sera peut-être pas su-perflu, afin qu’il puisse sainement apprécier la pensée du gou-vernement chilien.

Dans la mise en valeur de la partie ouest et sud de la Magel-lanie que lui attribuait le traité du 17 janvier 1881, le Chiliavait voulu débuter par un coup de maître, en profitant du nau-frage du Jonathan et de la présence sur l’île Hoste de plusieurscentaines d’émigrants.

Ce traité n’avait départagé en somme que des droits pure-ment théoriques. Assurément la République Argentine n’avaitplus rien à réclamer, en dehors de la Terre des États et de lafraction de la Patagonie et de la Terre de Feu placée sous sasouveraineté. Sur son propre domaine, le Chili avait toute li-berté d’agir au mieux de ses intérêts. Mais il ne suffit pas d’en-trer en possession d’une contrée et d’empêcher que d’autres

129

Page 130: Les Naufragés du Jonathan

nations puissent s’y créer des droits de premier occupant. Cequ’il faut, c’est en tirer avantage, en exploitant les richesses deson sol au point de vue minéral et végétal. Ce qu’il faut, c’estl’enrichir par l’industrie et le commerce, c’est y attirer une po-pulation, si elle est inhabitée ; c’est, en un mot, la coloniser.L’exemple de ce qui s’était déjà fait sur le littoral du détroit deMagellan, où Punta-Arenas voyait chaque année s’accroître sonimportance commerciale, devait encourager la République duChili à tenter une nouvelle expérience, et à provoquer l’exodedes émigrants vers les îles de l’archipel magellanique passéessous sa domination, afin de vivifier cette région fertile, aban-donnée jusqu’alors à de misérables tribus indiennes.

Et précisément, voici que sur l’île Hoste, située au milieu dece labyrinthe des canaux du Sud, un grand navire était venu sejeter à la côte ; voici que plus de mille émigrants de nationali-tés diverses, mais appartenant tous à ce trop-plein des grandesvilles qui n’hésite pas à chercher fortune jusque dans les loin-taines régions d’outre-mer, avaient été dans l’obligation de s’yréfugier.

Le gouvernement chilien se dit avec raison que c’était là uneoccasion inespérée de transformer les naufragés du Jonathanen colons de l’île Hoste. Ce ne fut donc pas un navire de rapa-triement qu’il leur envoya, ce fut un aviso dont le commandantfut chargé de transmettre ses propositions aux intéressés.

Ces propositions, du caractère le plus inattendu, étaient enmême temps des plus tentantes : la République du Chili offraitde se dessaisir purement et simplement de l’île Hoste au profitdes naufragés du Jonathan,qui en disposeraient à leur gré, nonen vertu d’une concession temporaire, mais en toute propriété,sans aucune condition ni restriction.

Rien de plus clair, rien de plus net, que cette proposition. Onajoutera : rien de plus adroit. En renonçant à l’île Hoste, afind’en assurer l’immédiate mise en valeur, le Chili attirerait, eneffet, des colons dans les autres îles, Clarence, Dawson, Nava-rin, Hermitte, demeurées sous sa domination. Si la nouvelle co-lonie prospérait, ce qui était probable, on saurait qu’il n’y a paslieu de redouter le climat de la Magellanie, on connaîtrait sesressources agricoles et minérales ; on ne pourrait plus ignorerque, grâce à ses pâturages et à ses pêcheries, cet archipel est

130

Page 131: Les Naufragés du Jonathan

propice à la création d’entreprises florissantes, et le cabotagey prendrait une extension de plus en plus considérable.

Déjà, Punta-Arenas, port franc débarrassé de toute tracasse-rie douanière, librement ouvert aux navires des deux conti-nents, avait un magnifique avenir. En fondant cette station, ons’était assuré, en somme, la prépondérance sur le détroit deMagellan. Il n’était pas sans intérêt d’obtenir un résultat ana-logue dans la partie méridionale de l’archipel. Pour atteindreplus sûrement ce but, le gouvernement de Santiago, guidé parun sens politique très fin, s’était décidé à faire le sacrifice del’île Hoste, sacrifice d’ailleurs plus apparent que réel, cette îleétant absolument déserte. Non content de l’exempter de toutecontribution, il en abandonnait la propriété, il lui laissait sonentière autonomie, il la distrayait de son domaine. Ce serait laseule partie de la Magellanie qui aurait une complèteindépendance.

Il s’agissait maintenant de savoir si les naufragés du Jona-thanaccepteraient l’offre qui leur était faite, s’ils consentiraientà échanger contre l’île Hoste leur concession africaine.

Le gouvernement entendait résoudre cette question sans au-cun retard. L’aviso avait apporté la proposition, il remporteraitla réponse. Le commandant avait tout pouvoir pour traiter avecles représentants des émigrants. Mais ses ordres étaient de nepas rester au mouillage de l’île Hoste au-delà de quinze joursau maximum. Ces quinze jours écoulés, il repartirait, que letraité fût signé ou non.

Si la réponse était affirmative, la nouvelle République seraitimmédiatement mise en possession, et arborerait le pavillonqu’il lui conviendrait d’adopter.

Si la réponse était négative, le gouvernement aviserait ulté-rieurement au moyen de rapatrier les naufragés. Ce n’était pascet aviso de quatre cents tonnes, on le comprend, qui pourraitles transporter, ne fût-ce qu’à Punta-Arenas. On demanderait àla Société américaine de colonisation d’envoyer un navire desecours, dont la traversée exigerait un certain temps. Plusieurssemaines s’écouleraient donc encore, dans ce cas, avant quel’île fût évacuée.

Ainsi qu’on peut se l’imaginer, la proposition du gouverne-ment de Santiago produisit un effet extraordinaire.

131

Page 132: Les Naufragés du Jonathan

On ne s’attendait à rien de pareil. Les émigrants, incapablesde prendre une décision dans une si grave occurrence, com-mencèrent par se regarder les uns les autres avec ahurisse-ment, puis toutes leurs pensées s’envolèrent à la fois vers celuiqu’on estimait le plus capable de discerner l’intérêt commun.D’un même mouvement, dont le parfait ensemble prouvait à lafois leur reconnaissance, leur clairvoyance et leur faiblesse, ilsse retournèrent vers l’Ouest, c’est-à-dire vers le creek à l’em-bouchure duquel devait se balancer la Wel-Kiej.

Mais la Wel-Kiej avait disparu. Si loin que pussent atteindreles regards, nul ne l’aperçut à la surface de la mer.

Il y eut un instant de stupeur. Puis des ondulations parcou-rurent la foule. Chacun s’agitait, se penchant, cherchant à dé-couvrir celui dans lequel tous mettaient leur espoir. Il fallutbien enfin se rendre à l’évidence. Emmenant avec lui Halg etKarroly, le Kaw-djer décidément était parti.

On fut atterré. Ces pauvres gens avaient pris l’habitude des’en remettre du soin de les conduire sur le Kaw-djer, dont ilsn’en étaient plus à connaître l’intelligence et le dévouement. Etvoilà qu’il les abandonnait au moment où se jouait leur desti-née ! Sa disparition ne produisit pas moins d’effet que l’appari-tion du navire dans les eaux de l’île Hoste.

Harry Rhodes, pour des motifs différents, fut aussi profondé-ment affligé. Il aurait compris que le Kaw-djer abandonnât l’îleHoste le jour où les émigrants s’en éloigneraient, mais pour-quoi ne pas avoir attendu jusque-là ? On ne rompt pas aveccette brusquerie des liens de sincère amitié, et l’on ne se quittepas s’en s’être dit adieu.

D’un autre côté, pourquoi ce départ précipité qui ressemblaità une fuite ? Était-ce donc l’arrivée du bâtiment chilien quil’avait provoqué ?…

Toutes les hypothèses étaient admissibles, étant donné lemystère qui entourait la vie de cet homme, dont on ne connais-sait même pas la nationalité.

L’absence de leur conseiller ordinaire, au moment où sesconseils eussent été le plus précieux, désempara les émigrants.Leur foule se désagrégea peu à peu, si bien que le comman-dant de l’aviso finit par demeurer presque seul. L’un aprèsl’autre, afin de n’être pas dans le cas de participer à une déci-sion quelconque, ils s’éloignaient discrètement par petits

132

Page 133: Les Naufragés du Jonathan

groupes, où l’on échangeait des paroles rares sur l’offre sur-prenante dont on venait de recevoir la communication.

Pendant huit jours cette offre fut le sujet de toutes lesconversations particulières. Le sentiment général, c’était lasurprise. La proposition semblait même si étrange que nombred’émigrants se refusaient à la prendre au sérieux. HarryRhodes, sollicité par ses compagnons, dut aller trouver le com-mandant pour lui demander des explications, vérifier les pou-voirs dont il était porteur, s’assurer par lui-même que l’indé-pendance de l’île Hoste serait garantie par la RépubliqueChilienne.

Le commandant ne négligea rien pour convaincre les intéres-sés. Il leur fit comprendre quels étaient les mobiles du gouver-nement et combien il était avantageux pour des émigrants dese fixer dans une région dont on leur assurait la possession. Ilne manqua pas de leur rappeler la prospérité de Punta-Arenaset d’ajouter que le Chili aurait à cœur de venir en aide à lanouvelle colonie.

« L’acte de donation est prêt, ajouta le commandant. Il n’at-tend plus que les signatures.

– Lesquelles ? demanda Harry Rhodes.– Celles des délégués choisis par les émigrants en assemblée

générale. »C’était, en effet, la seule manière de procéder. Plus tard,

lorsque la colonie s’occuperait de son organisation, elle décide-rait s’il lui convenait ou non de nommer un chef. Elle choisiraiten toute liberté le régime qui lui paraîtrait le meilleur, et leChili n’interviendrait dans ce choix en aucune façon.

Pour qu’on ne soit pas étonné des suites que cette proposi-tion allait voir, il convient de se rendre un compte exact de lasituation.

Quels étaient ces passagers que le Jonathan avait pris à SanFrancisco et qu’il transportait à la baie de Lagoa ? De pauvresgens que les nécessités de l’existence forçaient à s’expatrier.Que leur importait, en somme, de s’établir ici ou là, du momentque leur avenir était assuré, et pourvu que les conditions del’habitat fussent également favorables.

Or, depuis qu’ils occupaient l’île Hoste, tout un hiver s’étaitécoulé. Ils avaient pu constater par eux-mêmes que le froid n’yétait pas excessif, et ils constataient maintenant que la belle

133

Page 134: Les Naufragés du Jonathan

saison s’y manifestait avec une précocité et une générositéqu’on ne rencontre pas toujours dans des régions plus voisinesde l’équateur.

Au point de vue de la sécurité, la comparaison ne semblaitpas favorable à la baie de Lagoa, voisine des Anglais, del’Orange et des populations barbares de la Cafrerie. Assuré-ment, les émigrants avaient dû, avant de s’embarquer, tenircompte de ces aléas, mais ces aléas augmentaient d’impor-tance à leurs yeux, à présent qu’une occasion se présentait des’établir dans une contrée déserte, loin de ces voisinages dan-gereux à des titres divers.

D’autre part, la Société de colonisation n’avait obtenu saconcession sud-africaine que pour une durée déterminée, et legouvernement portugais n’aliénait pas ses droits au profit desfuturs colons. En Magellanie, au contraire, ceux-ci jouiraientd’une liberté sans limites, et l’île Hoste, devenue leur proprié-té, serait élevée au rang d’État souverain.

Enfin, il y avait cette double considération qu’en demeurantà l’île Hoste on éviterait un nouveau voyage et que le gouver-nement chilien s’intéresserait au sort de la colonie. On pourraitcompter sur son assistance. Des relations régulières s’établi-raient avec Punta-Arenas. Des comptoirs se fonderaient sur lelittoral du détroit de Magellan et sur d’autres points de l’archi-pel. Le commerce se développerait avec les Falkland, lorsqueles pêcheries seraient convenablement organisées. Et même,dans un temps prochain, la République Argentine ne laisseraitsans doute pas en état d’abandon ses possessions de la Fuégie.Elle y créerait des bourgades rivales de Punta-Arenas, et laTerre de Feu aurait sa capitale argentine comme la presqu’îlede Brunswick a sa capitale chilienne3.

Tous ces arguments étaient de poids, il faut le reconnaître, etfinirent par l’emporter.

Après de longs conciliabules, il devint manifeste que la majo-rité des émigrants tendait à l’acceptation des offres du gouver-nement chilien.

Combien il était regrettable que le Kaw-djer eût précisémentquitté l’île Hoste, lorsqu’on aurait eu si volontiers recours à sesconseils ! Personne n’était mieux qualifié que lui pour indiquer

3.C’est bien ce qui est arrivé, et il existe maintenant une bourgade argen-tine, Ushaia, sur le canal du Beagle.

134

Page 135: Les Naufragés du Jonathan

la meilleure solution. Très probablement il eût été d’avis d’ac-cepter une proposition qui rendait l’indépendance à l’une desonze grandes îles de l’archipel magellanique. Harry Rhodes nedoutait pas que le Kaw-djer n’eût parlé dans ce sens avec cetteautorité que lui donnaient tant de services rendus.

En ce qui le concernait personnellement, il était acquis àcette solution, et, phénomène qui avait peu de chances de sereproduire jamais, son opinion était conforme à celle de Ferdi-nand Beauval. Le leader socialiste faisait, en effet, une activepropagande en faveur de l’acceptation. Qu’espérait-il donc ?Projetait-il de mettre sa doctrine en pratique ? Cette foule in-culte, propriétaire indivise, comme aux premiers âges dumonde, d’un territoire dont personne n’était fondé à réclamerpour lui-même la moindre parcelle, quelle aventure mer-veilleuse, quel champ magnifique pour la grande expérienced’un collectivisme ou même d’un communisme intégral !

Aussi, comme Ferdinand Beauval se multipliait ! Comme il al-lait des uns aux autres, plaidant sa cause à satiété ! Combiend’éloquence il dépensait sans compter !

Il fallut enfin en venir au vote. Le terme fixé par le gouverne-ment chilien approchait, et le commandant de l’aviso pressaitla solution de cette affaire. À la date indiquée, le 30 octobre, ilappareillerait, et le Chili conserverait tous ses droits sur l’îleHoste.

Une assemblée générale fut convoquée pour le 26 octobre.Prirent part au scrutin définitif, tous les émigrants majeurs, aunombre de huit cent vingt-quatre, le reste se composant defemmes, d’enfants et de jeunes gens n’ayant pas atteint vingtet un ans, ou d’absents, tels que les chefs des familles Gordon,Rivière, Ivanoff et Gimelli.

Le dépouillement du scrutin donna sept cent quatre-vingt-douze suffrages en faveur de l’acceptation, majorité considé-rable, on le voit. Il n’y avait eu que trente-deux opposants, quivoulaient s’en tenir au projet primitif et se rendre à la baie deLagoa. Encore acceptèrent-ils finalement de se soumettre à ladécision du plus grand nombre.

On procéda ensuite à l’élection de trois délégués. FerdinandBeauval obtint à cette occasion un succès flatteur. Enfin, unede ses campagnes n’aboutissait pas à un échec et il arrivait auxhonneurs. Il fut désigné par les émigrants qui, obéissant à un

135

Page 136: Les Naufragés du Jonathan

instinctif sentiment de prudence, lui adjoignirent toutefois Har-ry Rhodes et Hartlepool.

Le traité fut signé le jour même entre ces délégués et le com-mandant représentant le gouvernement chilien, traité dont letexte extrêmement simple ne contenait que quelques lignes etne prêtait à aucune équivoque.

Aussitôt le drapeau hostelien – mi-partie blanc et rouge – futhissé sur la grève, et l’aviso le salua de vingt et un coups de ca-non. Pour la première fois arboré, claquant joyeusement dansla brise, il annonçait au monde la naissance d’un pays libre.

136

Page 137: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 7La première enfance d’un peuple

Le lendemain, à la première heure, l’aviso quitta sonmouillage et disparut en quelques instants derrière la pointe. Ilemmenait dix des quinze marins survivants du Jonathan. Lescinq autres, parmi lesquels Kennedy, avaient préféré, ainsi quele maître d’équipage Hartlepool et le cuisinier Sirdey, restersur l’île en qualité de colons.

Des motifs analogues avaient décidé Kennedy et Sirdey às’arrêter à ce parti. Tous deux fort mal vus des capitaines, etpar suite trouvant difficilement des engagements, ils espé-raient avoir vie plus facile et moins précaire dans une sociéténaissante, où les lois, pendant longtemps tout au moins, man-queraient nécessairement de rigueur. Quant à leurs cama-rades, braves gens énergiques et sérieux, mais pauvres et sansfamille, ils escomptaient, comme Hartlepool lui-même, la possi-bilité d’être leur maître dans un pays neuf en devenant, de ma-rins hauturiers, simples pêcheurs.

La réalisation ou l’échec de leur rêve allait en grande partiedépendre de l’orientation qui serait donnée au gouvernementde l’île. Quand l’État est bien administré, les citoyens ontchance de s’enrichir par leur travail. Tout labeur restera sté-rile, au contraire, si le pouvoir central ne sait pas découvrir etappliquer les mesures propres à grouper en faisceau les effortsindividuels. L’organisation de la colonie était donc d’un intérêtcapital.

Pour le moment, tout au moins, les Hosteliens – car tel étaitle nom qu’ils avaient adopté d’un consentement unanime – nes’inquiétaient pas de résoudre ce problème vital. Ils ne pen-saient qu’à se réjouir. Ce mot magique, la liberté, les avait en-ivrés. Ils s’en grisaient, comme de grands enfants, sans

137

Page 138: Les Naufragés du Jonathan

chercher à en pénétrer le sens profond, sans se dire que la li-berté est une science qu’il est nécessaire d’apprendre et que,pour être libres, ce qu’il faut d’abord, c’est vivre.

L’aviso était encore en vue que, dans la foule naguère si hou-leuse, tout le monde se félicitait et se congratulait réciproque-ment. Il semblait qu’on fût venu à bout d’une œuvre impor-tante et difficile. L’œuvre commençait à peine cependant.

Il n’est pas de bonne fête populaire qui ne s’accompagne dequelque bombance. On convint donc unanimement de fairegrande chère ce jour-là. C’est pourquoi, tandis que les ména-gères regagnaient fourneaux et casseroles, les hommes se diri-gèrent vers la cargaison du Jonathan.

Il va de soi que, depuis la proclamation d’indépendance,cette cargaison n’était plus surveillée. Les circonstances ayantélevé les naufragés à la dignité de nation, personne, hors elle-même, n’était qualifié pour réglementer l’exercice de sa souve-raineté. D’ailleurs, qui eût monté la garde, puisque la plupartdes gardiens étaient partis ?

On mit gaiement un tonneau en perce, et l’on allait procéderà la distribution, quand une idée meilleure vint à certains es-prits avisés. Cet alcool, il appartenait en somme à tout lemonde. Dès lors, pourquoi ne pas le répartir jusqu’à la der-nière goutte ? La motion, en dépit des timides protestationsd’un petit nombre de sages, fut adoptée avec enthousiasme. Laquantité d’alcool approximativement évaluée, on convint quechaque homme fait aurait droit à une part, et chaque femme ouenfant à une demi-part. Cette décision fut aussitôt exécutée, etles chefs de famille reçurent le lot qui leur était attribué, aumilieu de lazzis et de plaisanteries joyeuses.

Dans la soirée, la fête battit son plein. Toutes les rancunesétaient oubliées. Les diverses nationalités semblaient fonduesen une seule. On fraternisait. On organisa un bal aux sons d’unaccordéon de bonne volonté, et des couples tournèrent au mi-lieu d’un cercle de buveurs.

Parmi ceux-ci, figurait naturellement Lazare Ceroni. Inca-pable, dès six heures du soir, de se tenir ferme sur ses jambes,à dix il buvait toujours. Cela faisait présager une triste fin defête pour Tullia et pour Graziella.

Au même instant, dans un coin sombre, à l’écart, il en étaitun autre qui se grisait à pleins verres. Mais celui-ci, dans

138

Page 139: Les Naufragés du Jonathan

l’abominable poison, retrouvait pour un moment son âme quele poison avait dégradée. Soudain, une musique admirables’éleva, interrompant les danses. Fritz Gross, saturé d’alcool,avait reconquis son génie. Deux heures durant, il joua, improvi-sant au gré de son inspiration, entouré de mille visages auxyeux écarquillés, aux bouches grandes ouvertes, comme pourboire le torrent musical dont le prestigieux violon était lasource.

De tous les auditeurs de Fritz Gross, le plus attentif et le pluspassionné était un enfant. Ces sons, d’une beauté jusqu’alorsinconnue, étaient pour Sand une véritable révélation. Il décou-vrait la musique et pénétrait en tremblant dans ce royaumeignoré. Au centre du cercle, debout en face du musicien, il re-gardait, il écoutait, ne vivant plus que par les oreilles et par lesyeux, l’âme enivrée, tout vibrant d’une émotion poignante etjoyeuse.

Quels mots rendraient le pittoresque du spectacle ? À terre,un homme, presque informe dans ses proportions colossales,écroulé, la tête baissée sur la poitrine, ses yeux fermés nevoyant plus qu’en lui-même, jouant, jouant sans se lasser, éper-dument, à la lumière incertaine d’une torche fuligineuse qui lefaisait ressortir en vigueur sur un fond d’impénétrable nuit.Devant cet homme, un enfant en extase, et, autour de cegroupe singulier, une foule silencieuse, invisible, mais dont, augré de la brise capricieuse, un éclat de la torche révélait par-fois la présence. Les rayons s’accrochaient alors à quelquetrait saillant. La durée de l’éclair, un nez, un front, une oreille,apparaissait, comme engendré par l’ombre qui l’effaçait aussi-tôt, tandis que s’épandait en larges ondes, planait au-dessus decette foule, puis allait mourir dans l’espace obscur le chantgrêle et puissant d’un violon.

Vers minuit, Fritz Gross, épuisé, lâcha l’archet et s’endormitpesamment. Recueillis, à pas lents, les émigrants regagnèrentalors leurs demeures.

Le lendemain, il ne restait plus trace de cette émotion fugi-tive, et les colons furent repris par l’attrait de plus grossiersplaisirs. La fête recommença. Tout portait à croire qu’elle seprolongerait jusqu’à complet épuisement des liqueurs fortes.

C’est au milieu de cette kermesse, que la Wel-Kiej revint àl’île Hoste, quarante-huit heures après le départ de l’aviso. Nul

139

Page 140: Les Naufragés du Jonathan

ne parut se souvenir qu’elle l’eût quittée pendant deux se-maines, et ceux qu’elle portait reçurent le même accueil ques’ils ne se fussent jamais absentés. Le Kaw-djer ne comprit rienà ce qu’il voyait. Que signifiaient ce pavillon inconnu planté surla grève et la joie générale qui semblait transporter lesémigrants ?

Harry Rhodes et Hartlepool le mirent, en quelques mots, aucourant des derniers événements. Le Kaw-djer écouta ce récitavec émotion. Sa poitrine se dilatait comme si un air plus purfût arrivé à ses poumons, son visage était transfiguré. Il exis-tait donc encore une terre libre dans l’archipel magellanique !

Toutefois il ne rendit pas confidence pour confidence et de-meura muet sur les motifs qui l’avaient déterminé à s’éloignerpendant quinze jours. À quoi bon ? Fût-il parvenu à faire com-prendre à Harry Rhodes pourquoi, résolu à rompre toute rela-tion avec l’univers civilisé, il était parti en apercevant l’avisoqu’il supposait chargé d’affirmer l’autorité du gouvernementchilien, et pourquoi, abrité au fond d’une baie de la presqu’îleHardy, il avait attendu le départ de cet aviso avant de revenirau campement ?

Trop heureux de le retrouver, ses amis, d’ailleurs, ne l’inter-rogèrent pas. Pour Harry Rhodes et Hartlepool, sa présenceétait un réconfort. Avoir avec eux cet homme à l’énergie froide,à la vaste intelligence, à la parfaite bonté, leur rendait uneconfiance que l’enfantillage dont faisaient preuve leurs compa-gnons commençait à ébranler.

« Les malheureux n’ont vu dans leur indépendance, dit HarryRhodes en achevant son récit, que le droit de se griser. Ilsn’ont pas l’air de penser à la nécessité de s’organiser et d’ins-taller un gouvernement quelconque.

– Bah ! répliqua le Kaw-djer avec indulgence, ils sont excu-sables de se payer du bon temps. Ils en ont eu si peu jusqu’ici !Cet affolement passera et ils en arriveront d’eux-mêmes auxchoses sérieuses… Quant à constituer un gouvernement,j’avoue que je n’en vois pas l’utilité.

– Il faut bien, pourtant, objecta Harry Rhodes, que quelqu’unse charge de mettre de l’ordre dans tout ce monde-là.

– Laissez donc ! répondit le Kaw-djer. L’ordre se mettra toutseul.

– À en juger par le passé, cependant…

140

Page 141: Les Naufragés du Jonathan

– Le passé n’est pas le présent, interrompit le Kaw-djer. Hier,nos compagnons se sentaient encore citoyens d’Amérique oud’Europe. Maintenant, ils sont des Hosteliens. C’est fortdifférent.

– Votre avis serait donc ?…– Qu’ils vivent tranquillement à l’île Hoste, puisqu’elle leur

appartient. Ils ont la chance de ne pas avoir de lois. Qu’ils segardent d’en faire. À quoi ces lois serviraient-elles ? Je suisconvaincu qu’il est de l’essence même de la nature humained’ignorer jusqu’à l’apparence de conflits entre les personnes.Sans les préjugés, les idées toutes faites résultant de sièclesd’esclavage, on s’arrangerait aisément. La terre s’offre auxhommes. Qu’ils y puisent à pleines mains, et qu’ils jouissentégalement et fraternellement de ses richesses. À quoi bon ré-glementer cela ? »

Harry Rhodes ne paraissait pas convaincu de la vérité de cesvues optimistes. Il ne répondit rien toutefois. Hartlepool prit laparole.

« En attendant que tous ces lascars-là, dit-il, aient donné despreuves d’une autre fraternité que de la fraternité de la noce,nous avons toujours confisqué les armes et les munitions. »

Par les soins de la Société de colonisation, la cargaison du Jo-nathan contenait, en effet, soixante rifles, quelques barils depoudre, des balles, du plomb et des cartouches, afin que lesémigrants pussent chasser la grosse bête et se défendre au be-soin des attaques de leurs voisins à la baie de Lagoa. Personnen’avait pensé à ce matériel guerrier, personne, si ce n’est Hart-lepool. Profitant du désordre général, il l’avait mis prudem-ment hors d’atteinte. Peut-être aurait-il eu quelque peine àtrouver une cachette convenable, si Dick ne lui avait indiqué lechapelet de grottes traversant de part en part le massif de lapointe de l’Est. Aidé par Harry Rhodes et par les deuxmousses, il avait, en plusieurs voyages, transporté pendant lapremière nuit de fêtes les armes et les munitions dans la grottesupérieure, où on les avait profondément enterrées. Depuislors, Hartlepool se sentait plus tranquille. Le Kaw-djer approu-va sa prudence.

« Vous avez bien fait, Hartlepool, déclara-t-il. Mieux vaut, ensomme, laisser aux choses le temps de se tasser. Dans ce pays,d’ailleurs, nos compagnons n’auraient que faire d’armes à feu.

141

Page 142: Les Naufragés du Jonathan

– Ils n’en ont pas, affirma le maître d’équipage. À bord du Jo-nathan, les règlements étaient formels. Les émigrants ont étéfouillés, eux et leurs colis, en embarquant, et toutes les armesà feu ont été saisies. Personne n’en possède en dehors decelles que nous avons cachées, et celles-ci, on ne les trouverapas. Par conséquent… »

Hartlepool s’interrompit brusquement. Il paraissait soucieux.« Mille diables !… s’écria-t-il. Il y en a, au contraire. Nous

avons trouvé seulement quarante-huit fusils au lieu desoixante. Je croyais à une erreur. Mais, ça me revient mainte-nant, les douze manquants ont été emportés par les Rivière, lesIvanoff, les Gimelli et les Gordon. Heureusement que ce sontdes gens sérieux, et qu’il n’y a rien à craindre d’eux !

– Il existe d’autres dangers que les armes, fit observer HarryRhodes. L’alcool par exemple. En ce moment, on s’embrasse,mais il n’en sera pas toujours de même. Déjà, Lazare Ceroni arecommencé à faire des siennes. En votre absence, j’ai été obli-gé d’intervenir. Sans Hartlepool et moi, je crois que, cette fois,il assommait décidément sa victime.

– Cet homme est un monstre, dit le Kaw-djer.– Comme tous les ivrognes, ni plus ni moins… N’importe, il

est heureux pour les deux femmes que Halg soit de retour… Aufait ! comment va-t-il, notre jeune sauvage ?

– Aussi bien que peut aller un garçon dans son état d’esprit.Inutile de vous dire que ce n’est pas de gaieté de cœur qu’ilnous a accompagnés, son père et moi. J’ai dû faire acte d’auto-rité et engager ma parole que nous reviendrions ici. Puisquecette famille reste avec les autres sur l’île Hoste, cela simplifieévidemment les choses. Ce qui les complique, par exemple, cesont les déplorables habitudes de Lazare Ceroni. Espéronsqu’il s’amendera quand la provision d’alcool sera épuisée. »

Pendant qu’on s’occupait ainsi de lui, Halg, laissant la Wel-Kiej à la garde de son père, s’était empressé d’aller retrouverGraziella. Quelle joie ils eurent de se revoir ! Puis la joie fitplace à la tristesse. Graziella raconta au jeune Indien lesépreuves que Ceroni imposait de nouveau à sa femme et à safille. À ces misères s’ajoutaient, pour cette dernière, la re-cherche cauteleuse de Patterson, et surtout la poursuite bru-tale de Sirk. Elle ne pouvait faire un pas au dehors sans être

142

Page 143: Les Naufragés du Jonathan

exposée à subir l’insolence de ce triste individu. Halgl’écoutait, tout frémissant d’indignation.

Dans un coin de la tente, Lazare Ceroni, cuvant sa dernièreivresse, ronflait à poings fermés. Il n’y avait pas d’illusion à sefaire. À peine réveillé, il retomberait dans son vice et retourne-rait se mêler à la fête générale, dont la fin ne semblait pas de-voir être prochaine.

Toutefois, elle tendait déjà à changer de caractère. L’excita-tion devenait moins innocente et moins puérile. Sur certains vi-sages passaient des lueurs mauvaises. L’alcool faisait sonœuvre. La dépression qu’il laissait après lui ne pouvait êtrecombattue que par des doses plus fortes, et, peu à peu, la gri-serie légère du début faisait place à une ivresse pesante, quideviendrait une ivresse furieuse, lorsque la ration augmente-rait encore.

Quelques-uns, sentant le danger, commençaient à se retirerde la ronde. Aussitôt leur bon sens reprenait ses droits et leproblème de l’existence sur l’île Hoste s’imposait à leurattention.

Problème ardu, mais non pas insoluble. Par son étendue voi-sine de deux cents kilomètres carrés, par ses terres en majeurepartie cultivables, par ses forêts et ses pâturages, l’île auraitpu nourrir une population beaucoup plus importante. Maisc’était à la condition qu’on ne s’éternisât pas à la baie Scotch-well et qu’on se répandît à travers le pays. Les instruments deculture ne manquaient pas, non plus que les graines de se-maille, les plants, ni, en général, le matériel indispensable àtout établissement agricole. En immense majorité, les émi-grants étaient, d’autre part, rompus aux travaux des champs.Rien de plus naturel, pour eux, que de s’y livrer dans leur paysd’adoption, comme ils s’y livraient dans leur pays d’origine. Audébut, les animaux domestiques ne seraient évidemment pasassez nombreux, mais, peu à peu, grâce à l’entremise du gou-vernement chilien, il en viendrait de la Patagonie, des pampasargentins, des vastes plaines de la Terre du Feu et enfin desFalkland, où l’on fait en grand l’élevage des moutons. Rien nes’opposait donc, en principe, au succès de cette tentative decolonisation, pourvu que les colons s’occupassent activementde la faire réussir.

143

Page 144: Les Naufragés du Jonathan

Un petit nombre d’entre eux avaient vu nettement cette né-cessité du travail et de l’action dès la proclamation del’indépendance. Ceux-ci, et, le premier de tous, Patterson,étaient revenus, la distribution de l’alcool terminée, à la cargai-son du Jonathan, et avaient fait parmi les objets qui la compo-saient une sélection judicieuse, chacun en vue du projet le plusconforme à ses goûts, l’un la culture, l’autre l’élevage, le troi-sième l’exploitation forestière. Puis, s’attelant à des chariotsimprovisés, ils étaient partis à la recherche d’un terrainpropice.

Patterson, au contraire, resta au bord de la rivière. Aidé parLong et par Blaker, qui, malgré l’expérience faite, persistait àdemeurer avec lui, il s’occupa d’abord de clore le domaine dontil s’était, dès l’origine, assuré la propriété à titre de premieroccupant. Peu à peu, une palissade formée de pieux solides en-toura l’enclos sur trois côtés, le quatrième étant limité par larivière. En même temps, le sol intérieur fut défoncé et reçutdes semis de légumes. Patterson s’adonnait à la culturemaraîchère.

Après deux jours de réjouissance, quelques émigrants, esti-mant avoir suffisamment célébré l’indépendance, commen-cèrent à se ressaisir. Ils s’avisèrent alors que plusieurs de leurscompagnons ne s’étaient pas laissé détourner par l’attrait duplaisir du soin de leurs véritables intérêts, et à leur tour ils ren-dirent visite à la réserve du Jonathan. Les richesses étaient en-core abondantes, et, tant en matériel qu’en provisions, il leurfut aisé de se procurer le nécessaire, voire le superflu. Leurchoix fait, leurs moyens de transport créés, ils s’éloignèrentsur les traces de leurs devanciers.

Les jours suivants, cet exemple eut des imitateurs de plus enplus nombreux, si bien que, le temps s’écoulant, la troupejoyeuse diminua progressivement, tandis que de nouvelles ca-ravanes s’ébranlaient, en marche vers l’intérieur de l’île. Lesuns à la suite des autres, presque tous les colons quittèrentainsi peu à peu les rivages de la baie Scotchwell, qui poussantune charrette informe, qui chargé comme un mulet, ceux-citous seuls, ceux-là traînant femme et marmaille à leur suite.

Le stock provenant du Jonathan diminuant à mesure qu’on ypuisait à pleines mains, le choix, pour les derniers venus, futsingulièrement restreint. Si les retardataires trouvèrent des

144

Page 145: Les Naufragés du Jonathan

provisions en abondance, la difficulté du transport ayant limitéla quantité que chacun avait pu en emporter, il n’en fut pas demême pour le matériel agricole. Plus de trois cents colonsdurent se passer de tout animal de ferme ou de basse-cour, etbeaucoup n’eurent, en fait d’instruments aratoires, que le re-but de ceux qui les avaient précédés.

Il leur fallait s’en contenter pourtant, puisqu’il ne restait pasautre chose, et, tout en jalousant la riche moisson faite par lesplus diligents, les moins bien partagés se résignèrent, et, vailleque vaille, se mirent à leur tour en route vers l’inconnu.

Ces émigrants, les plus mal armés au point de vue de l’ou-tillage, furent aussi ceux à qui le plus dur exode fut imposé. Envain s’éloignaient-ils vers le Nord et vers l’Ouest, ils trouvaientla place prise par ceux qui étaient partis avant eux. Quelques-uns, particulièrement malchanceux, furent obligés, pour décou-vrir un emplacement favorable, de pousser jusqu’à la pres-qu’île Dumas, en contournant la profonde indentation désignéesous le nom de Ponsonby Sound, à plus de cent kilomètres dela baie Scotchwell, qui devait être malgré tout considéréecomme le principal établissement de la colonie, comme sa capi-tale en quelque sorte.

Six semaines après le départ de l’aviso, cette capitale avaitperdu la plus grande partie de sa population. Presque tous lescolons capables de manier la bêche et la pioche l’ayant délais-sée, elle comptait tout juste quatre-vingt-un habitants, queleurs occupations antérieures plaçaient en général en état d’in-fériorité manifeste dans leurs présentes conditions de vie.

Sauf une dizaine de paysans, retenus temporairement à lacôte par des raisons de santé, et dont un seul, marié, était ac-compagné de sa femme et de ses trois enfants, ce résidu de lafoule dispersée était exclusivement formé de colons d’origineurbaine. Il comprenait John Rame et la famille Rhodes, Beau-val, Dorick et Fritz Gross, les cinq marins, dont Kennedy, lecuisinier, les deux mousses et le maître d’équipage du Jona-than, Patterson, Long et Blaker, la totalité des quarante-troisouvriers ou soi-disant tels, qui, de tous, se montraient les plusréfractaires aux travaux des champs, parmi lesquels LazareCeroni et sa famille, et enfin le Kaw-djer avec ses deux compa-gnons, Halg et Karroly.

145

Page 146: Les Naufragés du Jonathan

Ces derniers n’avaient pas quitté la rive gauche de la rivière,à l’embouchure de laquelle la Wel-Kiej était mouillée, au fondd’une crique bien abritée des mauvais temps du large. Rienn’était modifié à leur vie antérieure. Le seul changement qu’ilslui apportèrent, fut de remplacer par une habitation solidel’ajoupa primitive qui leur avait assuré jusqu’ici un insuffisantabri. Maintenant qu’il n’était plus question de quitter l’îleHoste, il convenait de s’installer d’une manière moins rudimen-taire que par le passé.

Le Kaw-djer avait, en effet, signifié à Karroly sa volonté de neplus retourner à l’Île Neuve. Puisqu’il existait encore une terrelibre, il y vivrait jusqu’à son dernier jour. Halg fut ravi de cettedécision qui cadrait si bien avec ses désirs. Quant à Karroly, ilse conforma comme de coutume à la volonté de celui qu’ilconsidérait comme son maître, sans faire aucune objection,bien que sa nouvelle résidence dût grandement diminuer lesoccasions de pilotage.

Cet inconvénient n’avait pas échappé au Kaw-djer, mais il enacceptait les conséquences. Sur l’île Hoste, on vivrait unique-ment de chasse et de pêche, voilà tout, et, si cette ressourceétait, à l’usage, reconnue insuffisante, il serait temps alorsd’aviser à d’autres expédients. Décidé, en tous cas, à ne riendevoir qu’à lui-même, il refusa de prendre sa part deprovisions.

Il ne poussa pas le renoncement, cependant, jusqu’à dédai-gner les maisons démontables, que le départ de leurs habitantsavaient rendues libres en grand nombre. L’une de ces maisons,transportée par fractions sur la rive gauche, y fut réédifiée,puis renforcée par des contre-murs qui furent bâtis en peu dejours. Quelques-uns des ouvriers avaient offert spontanémentleur concours au Kaw-djer qui l’accepta sans façon. Le travailterminé, ces braves gens ne songèrent pas à réclamer de sa-laire, et leur abstention était trop conforme aux principes duKaw-djer pour que celui-ci pût avoir la pensée de leur en offrirun.

La maison terminée, Halg et Karroly embarquèrent sur laWel-Kiej et se rendirent à l’Île Neuve, d’où ils rapportèrent,trois semaines plus tard, les objets mobiliers contenus dansl’ancienne demeure. Un pilotage, trouvé en route par Karroly,avait prolongé leur absence et permis en même temps à

146

Page 147: Les Naufragés du Jonathan

l’Indien de se procurer des vivres et des munitions en quantitésuffisante pour la prochaine saison d’hiver.

Après leur retour, la vie prit son cours régulier. Karroly etson fils se consacrèrent à la pêche, et s’occupèrent de fabri-quer le sel nécessaire pour conserver l’excédent de leur butinquotidien. Pendant ce temps, le Kaw-djer sillonnait l’île, au ha-sard de ses chasses.

À la faveur de ses courses incessantes, il gardait le contactavec les colons. Presque tous reçurent successivement sa vi-site. Il put constater que, dès le début, des différences sen-sibles s’affirmaient entre eux. Que ces différences provinssentd’une inégalité native dans le courage, la chance ou les capaci-tés des travailleurs, le succès des uns et l’échec des autres sedessinaient déjà clairement.

Les exploitations des quatre familles qui s’étaient mises autravail les premières figuraient en tête des plus brillantes. Àcela, rien d’étonnant, puisqu’elles étaient les plus anciennes.La scierie des Rivière était en plein fonctionnement, et lesplanches déjà débitées eussent assuré le chargement de deuxou trois navires d’un respectable tonnage.

Germain Rivière reçut le Kaw-djer avec de grandes démons-trations d’amitié et profita de sa visite pour s’enquérir des évé-nements du bourg, tout en se plaignant de n’avoir pas été ap-pelé à participer à l’élection du gouvernement de la colonie.Quelle organisation la majorité avait-elle adoptée ? Qui avait-on désigné pour chef ?

Sa déception fut grande d’apprendre qu’il ne s’était absolu-ment rien passé, que les émigrants étaient partis les uns aprèsles autres, sans même discuter l’opportunité d’établir un gou-vernement quelconque, et plus grande encore de constater queson interlocuteur, pour qui il éprouvait autant de respect quede reconnaissance, semblait approuver une aussi déraison-nable conduite. Il montra au Kaw-djer les tas de planches éle-vés en bon ordre le long de la rivière.

« Et mon bois ? interrogea-t-il en manière d’objection.Comment ferai-je pour le vendre ?

– Pourquoi, répliqua le Kaw-djer, ceux qui n’en auront pointle profit se chargeraient-ils de le vendre à votre place ? Je nesuis pas inquiet, d’ailleurs, et je suis certain que vous vous tire-rez fort bien d’affaire tout seul.

147

Page 148: Les Naufragés du Jonathan

– Il se peut, reconnut Germain Rivière. N’empêche que mapeine serait de beaucoup diminuée, si, moyennant une faiblecontribution, quelques-uns se chargeaient de satisfaire aux be-soins généraux de la colonie. La vie ne sera pas drôle, si l’on nedivise pas un peu le travail, si chacun ne pense qu’à soi et setrouve par contre dans l’obligation de se procurer lui-mêmetout ce qui lui est nécessaire. Un échange de services réci-proques rendrait, à mon avis, l’existence plus douce.

– Vous avez donc tant de besoins ? » demanda le Kaw-djer ensouriant.

Mais Germain Rivière paraissait soucieux et préoccupé.« Il est naturel, dit-il, que l’on veuille avoir la récompense de

son travail. Si l’île Hoste ne peut me l’offrir, si elle demeureaussi dénuée de ressources, je la quitterai – et je ne serai pasle seul ! – quand j’aurai mis de côté de quoi vivre dans un paysplus agréable. Pour y arriver, je saurai, ainsi que vous le dites,me tirer d’affaire, et d’autres sauront évidemment se dé-brouiller comme moi. Mais ceux qui n’en seront pas capablesresteront sur le carreau.

– Vous êtes ambitieux, monsieur Rivière ! s’écria le Kaw-djer.– Si je ne l’étais pas, je ne me donnerais pas tant de mal, ri-

posta Germain Rivière.– Est-il bien utile de s’en donner tant ?– Très utile. Sans nos efforts à tous, le monde serait comme

aux premiers âges, et le progrès ne serait qu’un mot.– Un progrès, dit amèrement le Kaw-djer, qui ne s’obtient

qu’au bénéfice de quelques-uns…– Les plus courageux et les plus sages !– Et au détriment du plus grand nombre.– Les plus paresseux et les plus lâches. Ceux-ci sont des vain-

cus dans tous les cas. Bien gouvernés, ils seront peut-être mi-sérables. Livrés à eux-mêmes, ils mourront de leur misère.

– Il ne faut cependant pas tant de choses pour vivre !– Trop encore, si l’on est faible, ou malade, ou stupide. Ceux

qui sont dans ce cas auront toujours des maîtres. À défaut delois, après tout bénignes, il leur faudra subir la tyrannie desplus forts. »

Le Kaw-djer secoua la tête d’un air mal convaincu. Il connais-sait cette antienne. L’imperfection humaine, l’inégalité native,ce sont les excuses éternellement invoquées pour justifier la

148

Page 149: Les Naufragés du Jonathan

contrainte et l’oppression, alors qu’on crée ainsi au contraire,en prétendant les atténuer, des maux qui, dans l’état de na-ture, ne sont aucunement inéluctables.

Il était troublé pourtant. Le souvenir de la conduite de LewisDorick et de sa bande au cours de l’hivernage, leur exploitationéhontée des émigrants les plus faibles, donnaient une forcesingulière à ce que lui disait un homme dont il était obligé d’es-timer le caractère.

Chez les voisins de Germain Rivière, l’impression qu’il re-cueillit fut identique. Les Gimelli et les Ivanoff avaient ense-mencé plusieurs hectares de froment et de seigle. Les jeunespousses verdissaient déjà la terre et promettaient une magni-fique récolte pour le mois de février. Les Gordon, par contre,étaient moins avancés. Leurs vastes prairies, soigneusementcloses de barrières, étaient encore à peu près désertes. Maisils avaient la certitude d’un accroissement prochain du nombrede leurs animaux. Ce jour venu, ils auraient en abondance lelait et le beurre, comme ils avaient déjà les œufs.

Le Kaw-djer, dans l’intervalle de ses chasses, Halg et Karro-ly, dans l’intervalle de leurs pêches, consacrèrent quelquesjournées à cultiver un petit jardin autour de leur demeure, afind’assurer complètement leurs moyens d’existence sans dé-pendre de personne.

C’était une vie animée que la leur. Certes, ils ne bénéfi-ciaient pas des douceurs qu’on se procure si aisément dans lescontrées plus avancées en civilisation. Mais le Kaw-djer ne re-grettait pas ces douceurs, en songeant au prix dont elles sontpayées. Il ne désirait rien de plus que ce qu’elle avait présente-ment et s’estimait heureux.

A fortiori en était-il ainsi pour ses deux compagnons, quin’avaient pas connu d’autres horizons que ceux de la Magella-nie. Karroly n’avait jamais rêvé une existence aussi douce et,pour Halg, le bonheur parfait consistait à passer près de Gra-ziella tous les instants qu’il ne consacrait pas au travail.

La famille Ceroni, également installée dans une maison dé-laissée par les premiers occupants, commençait à se remettredes drames qui l’avaient si longtemps troublée et dont l’ère pa-raissait enfin close. Lazare Ceroni avait, en effet, cessé de s’en-ivrer, pour cette raison péremptoire qu’il n’existait plus uneseule goutte d’alcool sur toute la surface de l’île Hoste. Il était

149

Page 150: Les Naufragés du Jonathan

donc obligé de se tenir tranquille, mais sa santé paraissait gra-vement compromise par les derniers excès auxquels il s’était li-vré. Presque toujours assis devant sa maison, il se chauffait ausoleil, en regardant à ses pieds d’un air morne, les mains agi-tées d’un tremblement continuel.

Tullia, avec sa patience inaltérable et sa douceur, avait es-sayé vainement de combattre cette torpeur qui la remplissaitd’inquiétude. Tous ses efforts avaient échoué, et elle ne conser-vait plus d’espoir que dans la prolongation d’habitudes deve-nues par la force des choses plus conformes à l’hygiène.

Halg, qui raisonnait autrement que la malheureuse femme,trouvait l’existence infiniment plus agréable depuis le début decette période de paix. D’autre part, pour lui qui rapportait toutà Graziella, les événements semblaient prendre une tournurefavorable. Non seulement Lazare Ceroni, dont il avait long-temps redouté l’hostilité, ne comptait plus, mais encore un deses rivaux, le plus à craindre, l’Irlandais Patterson, s’était défi-nitivement retiré de la lice. On ne le voyait plus. Il n’importu-nait plus de sa présence Graziella et sa mère. Il avait comprissans doute que l’état de son allié lui enlevait tout espoir.

Par contre, il en était un autre qui ne désarmait pas. Sirk de-venait de jour en jour plus audacieux. Avec Graziella, il en arri-vait à la menace directe et commençait à s’attaquer, bienqu’avec plus de prudence, à Halg lui-même. Vers la fin du moisde décembre, le jeune homme, en croisant le triste person-nage, l’entendit proférer des paroles injurieuses qui étaient in-dubitablement à son adresse. Quelques jours plus tard, il rega-gnait la rive gauche de la rivière, quand, partie de l’abri d’unemaison, une pierre lancée avec violence passa à quelques cen-timètres de son visage.

De cette agression, dont il avait reconnu l’auteur, Halg, imbudes idées du Kaw-djer, ne chercha pas à tirer vengeance. Il nereleva pas, davantage, les jours suivants, les provocations in-cessantes de son adversaire. Mais Sirk, enhardi par l’impunité,ne devait pas tarder à le pousser à bout et à le mettre dansl’obligation de se défendre.

Si Lazare Ceroni, sauvé de l’ennui par son abrutissement, nesouffrait pas de son inaction, il n’en était pas de même desautres ouvriers, ses camarades. Ceux-ci ne savaient que fairede leur temps, et, d’autre part, les plus réfléchis d’entre eux ne

150

Page 151: Les Naufragés du Jonathan

laissaient pas de concevoir des inquiétudes d’avenir. Être res-tés à l’île Hoste, c’était fort bien. Encore fallait-il s’arranger demanière à y vivre. Après avoir taillé, il fallait coudre. Certes, ilne manquaient de rien actuellement, mais qu’arriverait-ilquand les provisions seraient épuisées ?

Tant pour parer au danger futur que pour se défendre contrel’ennui immédiat, presque tous s’ingéniaient. Réalisant un rêvelongtemps caressé, certains s’étaient improvisés entrepre-neurs, chacun dans sa profession. Au-dessus de plusieursportes, on apercevait des enseignes annonçant que la maisonabritait un serrurier, un maçon, un menuisier, voire un cordon-nier ou un tailleur. Malheureusement, les clients manquaient àces industriels. Quand bien même, d’ailleurs, leurs échoppeseussent été mieux achalandées, qu’auraient-ils fait de l’argentgagné ? Il leur eût été impossible de l’utiliser d’aucune façonet, particulièrement, de l’échanger contre des denrées alimen-taires, dont l’utilité, dans les circonstances présentes, primaitcelle de tout autre objet.

C’est pourquoi plus avisés peut-être étaient ceux qui, renon-çant à exercer leur profession habituelle, limitaient leur talentà rechercher tout simplement leur nourriture. La chasse leurétant interdite par l’absence d’armes à feu, la culture par leurignorance absolue de la terre, ils ne pouvaient espérer la trou-ver qu’en pêchant. Ils pêchaient donc, suivant, en cela,l’exemple qui leur était donné par quelques colons.

Outre le Kaw-djer et ses deux compagnons, Hartlepool etquatre des marins du Jonathan s’étaient, en effet, consacrésdès les premiers jours à la pêche. À eux cinq, ils avaient entre-pris la construction d’une chaloupe de même taille que la Wel-Kiej, et, en attendant qu’elle fût terminée, ils sillonnaient lamer sur de légères pirogues rapidement établies à la modefuégienne.

Comme le Kaw-djer, Hartlepool et ses matelots conservaientdans du sel les poissons inutiles à leur consommation du jour.Par ce moyen, ils s’assuraient, du moins, contre le risque demourir de faim.

Alléchés par leurs succès, quelques émigrants ouvriers réus-sirent, avec l’aide des charpentiers, à fabriquer deux petitesembarcations et lancèrent à leur tour lignes et filets.

151

Page 152: Les Naufragés du Jonathan

Mais pêcher est un métier comme un autre. Qui veut l’exer-cer avec fruit doit l’avoir appris par la pratique. Les amateursen firent l’expérience. Tandis que les filets de Karroly et de sonfils, d’Hartlepool et de ses marins, crevaient sous le poids despoissons, les leurs remontaient vides le plus souvent. Ils nepouvaient guère compter sur ce moyen pour se constituer uneréserve. Tout au plus réussissaient-ils à varier parfois leur ordi-naire quotidien. Encore arrivait-il que ce modeste résultat nefût pas atteint et qu’ils revinssent bredouilles, pour employerce terme consacré.

Un jour où leurs efforts avaient eu cette fortune, le canot deces apprentis pêcheurs croisa la Wel-Kiej qui rentrait aumouillage sous la conduite de Halg et de Karroly. Sur le pontde la chaloupe s’étalaient, bien rangés les uns près des autres,une vingtaine de poissons, dont quelques-uns de belle taille.Cette vue excita la convoitise des pêcheurs malheureux.

« Eh !… l’Indien !… » appela l’un des ouvriers formant l’équi-page du canot.

Karroly laissa porter.« Que voulez-vous ? demanda-t-il, quand la Wel-Kiej se fut

rapprochée.– Vous n’avez pas honte d’avoir un chargement pareil pour

vous tout seuls, quand il y a de pauvres diables obligés de seserrer le ventre ? » interrogea plaisamment le même ouvrier.

Karroly se mit à rire. Il était trop pénétré des principes al-truistes du Kaw-djer pour hésiter sur la réponse. Ce qui était àlui était aux autres. Partager, quand on a plus que le néces-saire, avec celui qui ne l’a pas, rien de plus naturel.

« Attrape !… dit-il.– Envoyez !… »La moitié des poissons, lancés à la volée, passèrent de la

Wel-Kiej au canot.« Merci, camarade !… » s’écrièrent d’une même voix les ou-

vriers en se remettant aux avirons.Bien qu’il eût reconnu Sirk parmi les quémandeurs, Halg ne

s’était pas opposé à cet acte de générosité. Sirk n’était passeul, et, d’ailleurs, on ne doit refuser à personne, fût-ce à unennemi, tant qu’on peut faire autrement. L’élève du Kaw-djerfaisait, on le voit, honneur à son maître.

152

Page 153: Les Naufragés du Jonathan

Tandis qu’une partie des colons s’efforçaient d’utiliser ainsileur temps, d’autres vivaient dans la plus complète oisiveté.Pour les uns, un tel abandon de soi n’avait rien que de normal.Qu’eussent pu faire Fritz Gross et John Rame, le premier réduità un véritable gâtisme par l’abus des boissons alcooliques, lesecond aussi ignorant qu’un petit enfant des réalités de la vie ?

Kennedy et Sirdey n’avaient pas ces excuses, et pourtant ilsne travaillaient pas davantage. Se fiant à leur expérience del’hiver précédent, ils étaient restés sur l’île Hoste avec la pers-pective d’y vivre dans l’oisiveté aux dépens d’autrui, et ils en-tendaient n’en pas avoir le démenti. Pour le moment, tout sepassait conformément à leurs désirs. Ils n’en demandaient pasdavantage et laissaient le temps couler sans s’inquiéter del’avenir.

Désœuvrés étaient également Dorick et Beauval. Mal prépa-rés tous deux par leurs occupations antérieures aux conditionstrès spéciales de leur vie présente, ils étaient fort désorientés.Sur une île vierge, au milieu d’une nature rude et sauvage, lesconnaissances d’un ancien avocat et d’un ex-professeur de lit-térature et d’histoire sont d’un bien faible secours.

Ni l’un ni l’autre n’avait prévu ce qui était arrivé. L’exode, lo-gique pourtant, de la grande majorité de leurs compagnons, lesavait surpris comme une catastrophe et bouleversait leurs pro-jets, d’ailleurs assez confus. Cette exode coûtait à Dorick saclientèle de trembleurs, à Beauval un public, c’est-à-dire cetensemble d’êtres que les politiciens de profession désignentparfois, sans avoir conscience du cynisme involontaire de l’ex-pression, sous le nom plaisant de « matière électorale ».

Après deux mois de découragement, Beauval commença ce-pendant à se ressaisir. S’il avait manqué d’esprit de décision, siles choses, échappant à sa direction, s’étaient réglées d’elles-mêmes sans qu’il eût à intervenir, cela ne voulait pas dire quetout fût perdu. Ce qui n’avait pas été fait pouvait l’être encore.

Les Hosteliens ayant négligé de se donner un chef, la placeétait toujours libre. Il n’y avait qu’à la prendre.

La pénurie d’électeurs n’était pas un obstacle au succès. Aucontraire, la campagne serait plus facile à mener dans cettepopulation clairsemée. Quant aux autres colons, il n’y avait paslieu de s’occuper de leur avis. Disséminés sur toute la surfacede l’île, sans lien entre eux, ils ne pouvaient se concerter en

153

Page 154: Les Naufragés du Jonathan

vue d’une action commune. Si, plus tard, ils revenaient au cam-pement, ce ne serait jamais que par petits groupes, et ces iso-lés, y trouvant un gouvernement en fonctions, seraient bienobligés de s’incliner devant le fait accompli.

Ce projet à peine formé, Beauval en pressa la réalisation.Quelques jours lui suffirent pour constater qu’il existait à l’étatlatent trois partis en présence, outre celui des neutres et desindifférents : l’un dont il pouvait à bon droit se considérercomme le chef, un deuxième enclin à suivre les suggestions deLewis Dorick, le troisième subissant l’influence du Kaw-djer.Après mûr examen, ces trois partis lui parurent disposer deforces sensiblement égales.

Ceci établi, Beauval commença la campagne, et son élo-quence entraînante eut tôt fait de détourner une demi-dou-zaine de voix à son profit. Il procéda immédiatement à un simu-lacre d’élection. Deux tours de scrutin furent nécessaires, àcause des abstentions, dont le grand nombre s’expliquait parl’ignorance où l’on était généralement du grave événement quis’accomplissait. Finalement, près de trente suffrages se por-tèrent sur son nom.

Élu par ce tour d’escamotage, et prenant son élection au sé-rieux, Beauval n’avait plus à s’inquiéter de l’avenir. Ce ne se-rait pas la peine d’être le chef, si ce titre ne conférait pas ledroit de vivre aux frais des électeurs.

Mais d’autres soucis l’accablèrent. Le plus vulgaire bon senslui disait que le premier devoir d’un gouverneur est de gouver-ner. Or, cela ne lui paraissait plus si facile, à l’usage, qu’il sel’était imaginé jusqu’ici.

Assurément, Lewis Dorick, à sa place, eût été moins embar-rassé. L’école communiste, dont il se réclamait, est simpliste. Ilest clair que sa formule : « Tout en commun », quelque senti-ment qu’on ait sur ses conséquences matérielles et morales,serait du moins d’application aisée, soit qu’on l’impose par deslois rigoureuses qu’on peut imaginer sans trop de peine, soitque les intéressés s’y prêtent docilement. Et, en vérité, lesHosteliens n’eussent peut-être pas si mal fait d’en tenter l’ex-périence. En nombre restreint, isolés du reste du monde, ilsétaient dans les meilleures conditions pour la mener à bonnefin, et peut-être, dans cette situation spéciale, eussent-ils réus-si, par la vertu de la formule communiste, à s’assurer le strict

154

Page 155: Les Naufragés du Jonathan

nécessaire et à réaliser l’égalité parfaite, à charge de procéderau nivellement, non par l’élévation des humbles, mais parl’abaissement des plus grands.

Malheureusement, Ferdinand Beauval ne professait pas lecommunisme, mais le collectivisme, dont l’organisation, si ellen’était pas, selon toute vraisemblance, au-dessus des forces hu-maines, nécessiterait un mécanisme infiniment plus compliquéet plus délicat.

Cette doctrine, d’ailleurs, serait-elle réalisable ? Nul ne lesait. Si le mouvement socialiste, qui s’est affirmé pendant la se-conde moitié du XIXe siècle, n’a pas été inutile, s’il a eu ce ré-sultat bienfaisant d’exciter la pitié générale en appelant l’at-tention sur la misère humaine, d’orienter les esprits vers la re-cherche des moyens propres à l’atténuer, de susciter des initia-tives généreuses et de provoquer des lois qui ne sont pastoutes mauvaises, ce résultat n’a pu être obtenu qu’en conser-vant intact l’ordre social qu’il prétendait détruire. S’il a trouvéun terrain solide dans la critique, hélas ! trop aisée, de ce quiexiste, le socialisme s’est toujours montré d’une rare impuis-sance dans l’élaboration d’un plan de reconstitution. Tous ceuxqui se sont attaqués à cette seconde partie du problème n’ontenfanté que des projets d’une effrayante puérilité.

Le mauvais côté de la situation de Ferdinand Beauval, c’estprécisément qu’il n’avait rien à critiquer, ni à détruire, puisquerien n’existait sur l’île Hoste, et qu’il se trouvait dans la néces-sité de construire. À cet égard, les précédents manquaient.

Le socialisme n’est pas, en effet, une science écrite. Il neforme pas un corps de doctrine complet. C’est un destructeur,il ne crée pas. Beauval, obligé par conséquent d’inventer,constatait qu’il est très difficile d’improviser de toutes piècesun ordre social quelconque, et comprenait que, si les hommesont marché à tâtons vers un perpétuel devenir, en se conten-tant de rendre la vie supportable par des transactions réci-proques, c’est qu’ils n’ont pas pu faire autrement.

Toutefois, il avait un fil directeur. Il n’est pas d’école socia-liste qui ne réclame la suppression de la concurrence par la so-cialisation des moyens de production. C’est un minimum de re-vendications commun à toutes les sectes, et c’est en particulierle credo des collectivistes. Beauval n’avait qu’à s’y conformer.

155

Page 156: Les Naufragés du Jonathan

Par malheur, si un tel principe a au moins une apparence deraison d’être dans une société ancienne où l’effort séculaire aaccumulé des organismes de production compliqués et puis-sants, il n’existait rien de tel sur l’île Hoste. Les véritables ins-truments de production, c’étaient les bras et le courage des co-lons, à moins que, transformant alors le collectivisme en com-munisme pur et simple, on ne voulût considérer comme tels lesinstruments aratoires, les bois, les champs et les prairies !C’est pourquoi Beauval était en proie à une cruelle perplexité.

Pendant qu’il agitait en lui-même ces graves problèmes, sonélection avait de curieuses conséquences. Le campement, déjàsi désert, se vidait davantage encore. On émigrait.

Le premier, Harry Rhodes en donna l’exemple. Peu rassurépar la tournure que prenaient les événements, il franchit la ri-vière, le jour même où fut satisfaite l’ambition de Beauval. Samaison transportée par morceaux, il la fit réédifier sur la rivegauche par quelques maçons, qui la rendirent, comme ilsl’avaient fait pour celle du Kaw-djer, plus confortable et plussolide. Harry Rhodes, différent en cela de son ami, paya équita-blement les ouvriers, et ceux-ci furent à la fois très satisfaits derecevoir ce salaire, et très troublés de ne savoir qu’en faire.

L’exemple de la famille Rhodes fut imité. Successivement,Smith, Wright, Lawson, Fock, plus les deux charpentiers Ho-bart et Charley et deux autres ouvriers passèrent la rivière etvinrent établir leur demeure sur la rive gauche. Un bourg rivaldu premier se créait ainsi autour du Kaw-djer sur cette rive oùs’étaient déjà fixés Hartlepool et quatre des marins, bourg qui,trois mois après la proclamation d’indépendance, comptait déjàvingt et un habitants, dont deux enfants, Dick et Sand, et deuxfemmes, Clary Rhodes et sa mère.

La vie s’écoulait paisiblement dans ce rudiment de village, oùrien n’altérait la bonne entente générale. Il fallut que Beauvaltraversât la rivière pour y faire naître le premier incident.

Ce jour-là, Halg était en sérieuse conversation avec le Kaw-djer. En présence d’Harry Rhodes, il sollicitait un conseil sur laconduite à tenir avec quelques-uns des colons de l’autre rive. Ils’agissait de ces pêcheurs maladroits qui, une première fois,avaient fait appel à la générosité des deux Fuégiens. Mis engoût par le succès de leur requête, ils l’avaient renouvelée à in-tervalles de plus en plus rapprochés, et, maintenant, il ne

156

Page 157: Les Naufragés du Jonathan

s’écoulait guère de jour que Halg ne vît une partie de sa pêchepasser dans leurs mains. Ils ne se gênaient même plus. Du mo-ment qu’on avait la bonté de travailler pour eux, ils jugeaientsans doute inutile de prendre la moindre peine. Ils restaientdonc à terre et attendaient tranquillement le retour de la cha-loupe pour réclamer, comme un dû, leur part du butin.

Halg commençait à s’irriter d’un tel sans-gêne, d’autant plusque son ennemi Sirk faisait partie de cette bande de fainéants.Avant de leur opposer un refus, il avait voulu, toutefois, sollici-ter l’avis du Kaw-djer. Disciple docile, il entendait se conformerà la pensée du maître.

Ses deux amis et lui assis sur la grève, l’infini de la mer de-vant eux, il raconta les faits en détail. La réponse du Kaw-djerfut nette.

« Regarde cet espace immense, Halg, dit-il avec une sereinedouceur, et qu’il t’apprenne une plus large philosophie. Quellefolie ! Être une poussière impalpable perdue dans un mons-trueux univers, et s’agiter pour quelques poissons !… Leshommes n’ont qu’un devoir, mon enfant, et c’est en mêmetemps une nécessité s’ils veulent vaincre et durer : s’aimer ets’aider les uns les autres. Ceux dont tu me parles ont, à coupsûr, manqué à ce devoir, mais est-ce une raison pour les imi-ter ? La règle est simple : assurer d’abord ta propre subsis-tance, puis, cette condition remplie, assurer celle du plusgrand nombre possible de tes semblables. Que t’importe qu’ilsabusent ? C’est tant pis pour eux, non pour toi. »

Halg avait écouté avec respect cet exposé de principes. Ilallait peut-être y répondre, quand le chien Zol, couché auxpieds des trois causeurs, gronda sourdement. Presque aussitôt,une voix s’éleva à quelques pas derrière eux.

« Kaw-djer ! » appelait-on.Le Kaw-djer retourna la tête.« Monsieur Beauval !… dit-il.– Lui-même… J’ai à vous parler, Kaw-djer.– Je vous écoute. »Beauval, toutefois, ne parla pas tout de suite. La vérité est

qu’il était fort embarrassé. Il avait, cependant, préparé son dis-cours, mais, en se trouvant en face du Kaw-djer dont la froidegravité l’intimidait étrangement, il ne se rappelait plus ses

157

Page 158: Les Naufragés du Jonathan

phrases pompeuses et il prenait conscience de l’énormité, del’incommensurable sottise de sa démarche.

À force de rêver au principe fondamental de la doctrine so-cialiste, Beauval avait fini par découvrir qu’il existait sur l’îleHoste des « instruments de production », auxquels cette doc-trine pouvait, à la rigueur, être applicable. Les embarcations,et, plus que toutes les autres, la Wel-Kiej, n’étaient-elles pasdes « instruments de production » ? N’en était-il pas un, ce fu-sil du Kaw-djer, qui gisait précisément sur le sable devantcelui-ci ? Cet unique fusil excitait notamment la convoitise deBeauval. Quelle supériorité il assurait à son propriétaire ! Dèslors, quoi de plus naturel, quoi de plus légitime, que cette su-périorité fût assurée au gouverneur, c’est-à-dire à celui quipersonnifiait l’intérêt collectif ?

« Kaw-djer, dit enfin Beauval, vous savez ou vous ne savezpas que j’ai été, il y a quelque temps, élu gouverneur de l’îleHoste. »

Le Kaw-djer, souriant ironiquement dans sa barbe, ne répon-dit que par un geste d’indifférence.

« Il m’est apparu, reprit Beauval, que le premier de mes de-voirs, dans les circonstances présentes, était de mettre au ser-vice de la collectivité les avantages particuliers qui peuvent setrouver dans la possession de quelques-uns de ses membres. »

Beauval fit une pause, attendant une approbation. Le Kaw-djer persistant dans son silence, il poursuivit :

« En ce qui vous concerne, Kaw-djer, vous possédez, il n’y amême que vous qui possédiez un fusil et une chaloupe. Ce fusilest la seule arme à feu de la colonie, cette chaloupe y est laseule embarcation sérieuse permettant d’entreprendre unvoyage de quelque durée…

– Et vous seriez désireux de vous les approprier, conclut leKaw-djer.

– Je proteste contre le mot, s’écria Beauval avec un geste deréunion publique. Élu sur un programme collectiviste, je meborne à l’appliquer. Ma démarche ne tend à rien qui ressembleà une spoliation. Il ne s’agit pas de confisquer, mais, ce qui estfort différent, de socialiser ces instruments de production.

– Venez les prendre », dit tranquillement le Kaw-djer.Beauval recula d’un pas. Zol fit entendre un grognement de

mauvais augure.

158

Page 159: Les Naufragés du Jonathan

« Dois-je comprendre, demanda-t-il, que vous refusez de vousconformer aux décisions de l’autorité régulière de lacolonie ? »

Une flamme de colère s’alluma dans les yeux du Kaw-djer.Ramassant son fusil, il se leva. Puis, frappant la crosse contrele sol :

« En voilà assez de cette comédie, signifia-t-il durement. J’aidit : Venez les prendre. »

Excité par l’attitude de son maître, Zol montra les dents.Beauval, intimidé, tant par cette manifestation hostile, que parle ton résolu et la carrure herculéenne de son interlocuteur, ju-gea préférable de ne pas insister. Prudemment, il battit en re-traite, en mâchonnant de confuses paroles, dont le sens géné-ral était que le cas serait soumis au Conseil, lequel arrêteraittelles mesures qu’il appartiendrait.

Sans l’écouter, le Kaw-djer lui avait tourné le dos et laissaitson regard errer de nouveau sur la mer. L’incident comportaitune leçon, toutefois, et cette leçon, Harry Rhodes voulut lamettre en évidence.

« Que pensez-vous de la démarche de Beauval ? demanda-t-il.

– Que voulez-vous que j’en pense ? répondit le Kaw-djer. Quepeuvent me faire les faits et gestes de ce fantoche ?

– Fantoche, soit ! riposta Harry Rhodes. Mais gouverneur enmême temps.

– Nommé par lui-même, alors, car il n’y a pas soixante colonsau campement.

– Une voix suffît quand personne n’en a davantage. »Le Kaw-djer haussa les épaules.« Je vous demande pardon à l’avance de ce que je vais vous

dire, reprit Harry Rhodes, mais, en vérité, n’éprouvez-vous pasquelques regrets, je dirai plus, quelques remords ?

– Moi ?…– Vous. Seul de tous les colons, vous avez l’expérience de ce

pays que vous habitez depuis de longues années et dont vousconnaissez les ressources et les périls ; seul, vous possédezl’intelligence, l’énergie et l’autorité nécessaires pour vous im-poser à cette population ignorante et faible, et vous êtes restéspectateur indifférent et inerte ! Au lieu de grouper les bonnesvolontés éparses, vous avez laissé tous ces malheureux se

159

Page 160: Les Naufragés du Jonathan

disperser sans méthode et sans lien. Que vous le vouliez ounon, vous êtes responsable des misères qui les attendent.

– Responsable !… protesta le Kaw-djer. Mais quel devoirm’incombait que je n’aie rempli ?

– L’assistance que le fort doit au faible.– Ne l’ai-je pas donnée ?… N’ai-je pas sauvé le Jonathan ?…

Quelqu’un peut-il prétendre que je lui aie refusé un secours ouun conseil ?…

– Il fallait faire plus encore, affirma Harry Rhodes avec éner-gie. Qu’il le veuille ou non, tout homme supérieur aux autres acharge d’âmes. Il fallait diriger les événements au lieu de lessubir, défendre contre lui-même ce peuple désarmé et leguider…

– En lui volant sa liberté ! interrompit amèrement le Kaw-djer.

– Pourquoi pas ? répliqua Harry Rhodes. Si la persuasion suf-fît pour les bons, il est des hommes qui ne cèdent qu’à lacontrainte : à la loi qui ordonne, à la force qui oblige.

– Jamais ! » s’écria le Kaw-djer avec violence.Après une pause, il reprit d’une voix plus tranquille :« Il faut conclure. Une fois pour toutes, mon ami, sachez que

je suis l’ennemi irréconciliable de tout gouvernement, quelqu’il soit. J’ai employé ma vie entière à réfléchir sur ce pro-blème et je pense qu’il n’y a pas de circonstance où l’on soit endroit d’attenter à la liberté de son semblable. Toute loi, pres-cription ou défense, édictée en vue du soi-disant intérêt de lamasse au détriment des individus, est une duperie. Que l’indi-vidu se développe au contraire dans la plénitude de sa liberté,et la masse jouira d’un bonheur total fait de tous les bonheursparticuliers. À cette conviction, qui est la base de ma vie, etqu’il n’était pas en mon pouvoir, si grand fût-il, de faire triom-pher dans les sociétés pourries du Vieux Monde, j’ai sacrifiébeaucoup, plus que la plupart des hommes n’auraient eu – etpour cause ! – la possibilité de le faire, et je suis venu ici, enMagellanie, pour vivre et mourir libre sur un sol libre. Mesconvictions n’ont pas changé depuis. Je sais que la liberté a sesinconvénients, mais ils s’atténueront d’eux-mêmes par l’usage,et ils sont moindres en tous cas que ceux des lois qui ont lafolle prétention de les supprimer. Les événements de ces der-niers mois m’ont attristé. Ils n’ont pas modifié mes idées. »

160

Page 161: Les Naufragés du Jonathan

J’étais, je suis, je serai de ceux qu’on catalogue sous le nominfamant d’anarchistes. Comme eux, j’ai pour devise : Ni Dieu,ni maître. Que ceci soit dit entre nous une fois pour toutes, etne revenons jamais sur ce sujet. »

Ainsi donc, si l’expérience avait ébranlé sa croyance, le Kaw-djer n’en voulait pas convenir. Loin d’en rien abandonner, il s’yraccrochait, comme celui qui se noie se cramponne à unetouffe d’herbe, lorsque tout autre appui lui manque, bien qu’ilen connaisse la fragilité.

Harry Rhodes avait écouté avec attention cette profession defoi, débitée d’un ton ferme qui n’admettait pas de réplique.Pour toute réponse il soupira tristement.

161

Page 162: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 8Halg et Sirk

Le Kaw-djer plaçait la liberté au-dessus de tous les biens dece monde, il était aussi attentif à respecter celle d’autrui quejaloux de sauvegarder la sienne, et pourtant, telle était l’autori-té émanant de sa personne, qu’on lui obéissait comme au plusdespotique des maîtres. C’est en vain qu’il évitait de prononcerune parole qui ressemblât à un ordre, on tenait pour tel lemoindre de ses conseils, et presque tous s’y conformaient avecdocilité.

On n’avait édifié des maisons sur la rive gauche de la rivièreque parce qu’il s’y trouvait déjà. Inquiété par l’anarchie initialede la colonie, plus inquiété encore par l’ombre de gouverne-ment qui s’était ensuite emparé du pouvoir, on s’était instincti-vement réfugié autour d’un homme dont s’imposaient la forcephysique, l’ampleur intellectuelle et l’élévation morale.

Plus on touchait le Kaw-djer de près, plus on subissait son in-fluence. Hartlepool et ses quatre marins le regardaient délibé-rément comme leur chef, et chez Harry Rhodes, plus capablede pénétrer les secrets ressorts de ses actes, le dévouement semagnifiait jusqu’à mériter le nom d’amitié.

Pour Halg et pour Karroly, ce dévouement devenait un véri-table fétichisme. Le Kaw-djer recevait d’eux un démenti à saformule exclusive de toute divinité, car il était un dieu pour sesdeux compagnons : le père, dont il avait transformé la vie ma-térielle, le fils, dont il avait créé la vie psychique et qu’il avaittiré de l’état de demi-animalité où croupissent les peupladesfuégiennes. La moindre de ses paroles était une loi pour eux etpossédait à leurs yeux le caractère d’une vérité révélée.

Il n’y a donc pas lieu d’être surpris si Halg, malgré sa vive ré-pugnance à se laisser exploiter par un ennemi, conforma sa

162

Page 163: Les Naufragés du Jonathan

conduite aux maximes de celui qu’il considérait comme sonmaître. Sirk et ses acolytes purent impunément faire montred’un cynisme croissant, Halg, quelle que fût sa rage intérieure,ne se crut pas en droit de leur refuser le produit de sa pêche,tant que furent réalisées les conditions précisées par le Kaw-djer.

Mais il arriva enfin que les règles édictées par celui-ci durentlogiquement conduire à des conclusions différentes. Être ha-bile pêcheur, avoir grandi sur l’eau depuis ses premiers ans,cela ne garantit pas contre un échec accidentel. Halg en fit unjour l’expérience. Ce jour-là, il eut beau lancer lignes et filets,et fouiller la mer en tous sens, il dut se contenter, de guerrelasse, d’une unique pièce de médiocre taille.

En compagnie de quatre autres colons, Sirk, mollement cou-ché sur la grève, attendait son retour comme de coutume. Lescinq hommes se levèrent quand la Wel-Kiej eut jeté l’ancre ets’avancèrent à la rencontre de Halg.

« Nous avons encore été guignards aujourd’hui, camarade,dit l’un des émigrants. Heureusement que tu es là ! Sans ça, ilnous faudrait nous serrer le ventre. »

Les quémandeurs ne se fatiguaient pas l’imagination.Chaque jour, leur demande était formulée en termes à peuprès identiques, et, chaque jour, Halg répondait brièvement :« À votre service ! » Mais, cette fois, la réponse fut différente.

« Impossible, aujourd’hui, répliqua Halg. Les solliciteursfurent grandement étonnés.

– Impossible ?… répéta l’un deux.– Voyez plutôt, dit Halg. Un seul poisson, et pas bien gros,

voilà tout ce que je rapporte.– On s’en contentera, affirma un émigrant, qui daigna faire

contre mauvaise fortune bon cœur.– Et moi ?… objecta Halg.– Toi !… » s’écrièrent cinq voix qui exprimèrent à l’unisson la

plus profonde surprise.En vérité, il ne manquait pas d’aplomb, le jeune sauvage !

Croyait-il compter pour quelque chose, en regard des cinq « ci-vilisés » qui lui faisaient l’honneur de le mettre à contribution ?

« Eh ! dis donc, le mal blanchi, s’écria un des colons, tu asencore une façon de comprendre la fraternité !… c’est-il donc

163

Page 164: Les Naufragés du Jonathan

que tu aurais le toupet de nous le refuser, ton méchantpoisson ? »

Halg garda le silence. Appuyé sur les principes énoncés parle Kaw-djer, il était sûr de son bon droit. « Assurer sa propresubsistance d’abord, puis… » D’abord, avait dit le Kaw-djer.Cet unique poisson étant de toute évidence insuffisant au repasdu soir, il était par conséquent fondé à se refuser au partage.

« Ah bien ! elle est verte, celle-là !… s’écria l’ouvrier indignéde ce qu’il considérait comme la preuve du plus choquantégoïsme.

– Pas tant de phrases, intervint Sirk d’un ton provocant. Si lemoricaud refuse son poisson, prenons-le ! »

Puis, se tournant vers Halg :« Une fois ?… deux fois ?… trois fois ?… »Halg, sans répondre, se mit en défense.« En avant, les garçons ! » commanda Sirk.Assailli par cinq hommes à la fois, Halg fut renversé. Le pois-

son lui fut arraché.« Kaw-djer !… » appela-t-il en tombant.À cet appel, le Kaw-djer et Karroly sortirent de la maison. Ils

aperçurent Halg soutenant cette bataille inégale et coururent àson secours.

Les agresseurs n’attendirent pas leur intervention. Ils déta-lèrent à toutes jambes et repassèrent la rivière, en emportantle poisson conquis de vive force. Halg se releva aussitôt, unpeu meurtri, mais, au demeurant, sans blessure.

« Qu’est-il donc arrivé ? » demanda le Kaw-djer.Halg lui raconta l’incident, tandis que le Kaw-djer l’écoutait

les sourcils froncés. C’était une nouvelle preuve de la méchan-ceté humaine qui venait saper ses théories optimistes. Com-bien en faudrait-il avant qu’il se rendît, avant qu’il consentît àvoir l’homme tel qu’il est ?

Si loin qu’il poussât l’altruisme, il ne put donner tort à sonpupille, dont le bon droit s’imposait d’une façon si éclatante.Tout au plus, se risqua-t-il à faire entendre que l’importance dulitige ne justifiait pas une pareille défense. Mais Halg, cettefois, ne se laissa pas convaincre.

« Ce n’est pas pour le poisson, s’écria-t-il, encore toutéchauffé de la lutte. Je ne peux pas, cependant, être l’esclavede ces gens-là !

164

Page 165: Les Naufragés du Jonathan

– Évidemment… évidemment », reconnut le Kaw-djer d’unton conciliant.

Oui, il y avait cela aussi – l’amour-propre – pour semer la dis-corde parmi les hommes. Ce n’est pas seulement la satisfactionde leurs besoins matériels qui cause les batailles. Ils ont desbesoins moraux, aussi impérieux, plus impérieux peut-être, et,au premier rang de tous, l’orgueil, qui a contribué pour sabonne part à ensanglanter la terre. Le Kaw-djer était-il en droitde nier la furieuse violence de l’orgueil, lui dont l’âme indomp-table n’avait jamais pu subir la contrainte ?

Cependant, Halg continuait à exhaler sa colère.« Moi !… disait-il, céder à Sirk. »Encore cela, nos passions, pour armer les uns contre les

autres ceux que le Kaw-djer s’obstinait à considérer commedes frères !

Celui-ci ne releva pas le cri de révolte du jeune Indien. Apai-sant Halg du geste, il s’éloigna silencieusement.

Mais il ne renonçait pas à défendre son rêve contre l’assautdes faits. Tout en marchant, il cherchait et trouvait des excusesaux agresseurs. Que ceux-ci fussent coupables, cela ne faisaitpas question, mais ces pauvres gens, tristes produits de la civi-lisation atroce du Vieux Monde, ne pouvaient connaîtred’autres arguments que la force lorsque leur vie même était enjeu.

Or, n’étaient-ils pas dans une situation de ce genre ? Quellesque fussent leur légèreté et leur imprévoyance, ils devaientêtre frappés par la croissante pénurie des vivres, dont la plusgrande partie avait été emportée dans l’intérieur. Aucun ap-port ne venant en renouveler le stock, il était possible de fixerle jour où ils seraient épuisés. Dès lors, quoi de plus naturelque ces malheureux voulussent retarder par tous les moyensl’inévitable échéance, et obéissent à l’instinct primordial detout organisme vivant qui tend à reculer per fas et nefas leterme de la destruction nécessaire ?

Sirk et ses acolytes s’étaient-ils rendu compte de l’état desressources de la colonie, ou bien avaient-ils simplement cédé àla brutalité de leur nature ? Quoi qu’il en soit, les craintes duKaw-djer n’étaient point vaines. Il fallait être aveugle pour nepas voir que le plus terrible des dangers, la faim, menaçait lacolonie naissante. Que se passait-il dans l’intérieur de l’île ? On

165

Page 166: Les Naufragés du Jonathan

l’ignorait. Mais, en mettant tout au mieux, ce n’était pas avantl’été suivant que l’abondance de la récolte permettrait d’entransporter une partie à la côte. C’était donc toute une année àattendre, alors qu’il restait à peine deux mois de vivres.

Sur la rive gauche, la situation était moins défavorable. Là,sous l’influence du Kaw-djer, on s’était rationné dès le début,et l’on s’ingéniait à économiser la réserve, voire à l’augmenterpar le jardinage et la pêche. Par contre, l’indifférence de lasoixantaine d’émigrants de la rive droite était remarquable.Que deviendraient ces malheureux ? Allaient-ils, à trois centsans de distance, jouer l’effroyable tragédie d’un nouveau PortFamine ?

On était en droit de le craindre, et l’aventure menaçait véri-tablement de se terminer ainsi, quand une chance de salut futofferte aux colons imprévoyants.

Le Chili n’avait pas oublié sa promesse de venir en aide à lanation naissante. Vers le milieu de février, un navire battantpavillon chilien mouilla en face du campement. Ce navire, leRibarto, transport à voiles de sept à huit cents tonneaux, sousles ordres du commandant José Fuentès, apportait à l’île Hostedes vivres, des graines de semaille, des animaux de ferme etdes instruments aratoires, cargaison du plus haut prix et de na-ture à assurer le succès des colons, si elle était judicieusementemployée.

Dès que l’ancre fut au fond, le commandant Fuentès se fitconduire à terre et se mit en rapport avec le gouverneur del’île. Ferdinand Beauval s’étant audacieusement présenté encette qualité – à bon droit, d’ailleurs, puisque personne d’autreque lui ne revendiquait ce titre – le déchargement du Ribar-tofut entrepris sur l’heure.

Pendant que ce travail s’accomplissait, le commandant Fuen-tès s’occupa d’une autre mission dont il était chargé.

« Monsieur le gouverneur, dit-il à Beauval, mon gouverne-ment croit savoir qu’un personnage connu sous le nom de Kaw-djer se serait fixé sur l’île Hoste. Le fait est-il exact ? »

Beauval ayant répondu affirmativement, le commandantreprit :

« Nos renseignements ne nous ont donc pas trompés. Oserai-je vous demander quel homme est ce Kaw-djer ?

166

Page 167: Les Naufragés du Jonathan

– Un révolutionnaire, répondit Beauval avec une candeurdont il n’avait même pas conscience.

– Un révolutionnaire !… Qu’entendez-vous par ce mot, mon-sieur le gouverneur ?

– Pour moi comme pour tout le monde, expliqua Beauval, unrévolutionnaire est un homme qui s’insurge contre les lois etrefuse de se soumettre aux autorités régulièrement instituées.

– Le Kaw-djer vous aurait-il donc créé des difficultés ?– J’ai fort à faire avec lui, dit Beauval d’un air important.

C’est ce qu’on appelle une forte tête. Mais je le materai »,affïrma-t-il énergiquement.

Le commandant du navire chilien semblait très intéressé.Après un instant de réflexion, il demanda :

« Serait-il possible de voir ce Kaw-djer, sur lequel s’est por-tée à plusieurs reprises l’attention de mon gouvernement ?

– Rien de plus facile, répondit Beauval… Et tenez ! précisé-ment, le voici qui vient de notre côté. »

Ce disant, Beauval montrait de la main le Kaw-djer en trainde traverser la rivière sur le ponceau. Le commandant se portaà sa rencontre.

« Un mot, monsieur, s’il vous plaît », dit-il en soulevant légè-rement sa casquette galonnée.

Le Kaw-djer s’arrêta.« Je vous écoute », répondit-il dans le plus pur espagnol.Mais le commandant ne parla pas tout de suite. Les yeux

fixes, la bouche entrouverte, il dévisageait le Kaw-djer avecune stupéfaction qu’il ne cherchait pas à dissimuler.

« Eh bien ?… fit celui-ci impatienté.– Veuillez m’excuser, monsieur, dit enfin le commandant. En

vous voyant, il m’a semblé vous reconnaître, comme si nousnous étions déjà rencontrés autrefois.

– C’est peu probable, répliqua le Kaw-djer dont les lèvres es-quissèrent un sourire ironique.

– Cependant… »Le commandant s’interrompit et, se frappant le front.« J’y suis !… s’écria-t-il. Vous avez raison. Je ne vous ai ja-

mais vu, en effet. Mais vous ressemblez à un portrait qui a étérépandu par millions d’exemplaires, au point qu’il me paraîtimpossible que ce portrait ne soit pas le vôtre. »

167

Page 168: Les Naufragés du Jonathan

À mesure qu’il parlait, une sorte de trouble respectueux as-sourdissait progressivement la voix, modifiait l’attitude ducommandant. Quand il se tut, il avait sa casquette à la main.

« Vous faites erreur, monsieur, dit froidement le Kaw-djer.– Je jurerais, pourtant…– À quelle époque remonterait le portrait en question ? inter-

rompit le Kaw-djer.– À une dizaine d’années environ. »Le Kaw-djer n’hésita pas à dénaturer quelque peu la vérité.« Il y a plus de vingt ans, répliqua-t-il, que j’ai quitté ce que

vous appelez le monde. Ce n’est donc pas moi que ce portraitreprésente. D’ailleurs, pourriez-vous me reconnaître ?… Il y avingt ans, j’étais jeune. Et maintenant !…

– Quel âge avez-vous donc ? » interrogea étourdiment lecommandant.

Sa curiosité, surexcitée par l’étrange mystère qu’il pressen-tait et qu’il se croyait sur le point d’élucider, ne lui laissant pasle temps de la réflexion, la question était partie toute seule. Àpeine l’eut-il formulée qu’il en comprit l’incorrection.

« Vous ai-je demandé le vôtre ? » riposta le Kaw-djer d’un tonfroid.

Le commandant se mordit les lèvres.« Je présume, reprit le Kaw-djer, que vous ne m’avez pas

abordé pour que nous causions photographie. Venons au fait,je vous prie.

– Soit !… » acquiesça le commandant.D’un geste sec, il remit sa casquette galonnée.« Mon gouvernement, dit-il, en adoptant de nouveau le ton

officiel, m’a chargé de m’enquérir de vos intentions.– Mes intentions ?… répéta le Kaw-djer surpris. À quel sujet ?– Au sujet de votre résidence.– Que lui importe ?– Il lui importe beaucoup.– Bah !…– C’est ainsi. Mon gouvernement n’est pas sans connaître

votre influence sur les indigènes de l’archipel, et il n’a cessé detenir cette influence en sérieuse considération.

– Trop aimable !… dit ironiquement le Kaw-djer.– Tant que la Magellanie est demeurée res nullius, poursuivit

le commandant, il n’y avait qu’à rester dans l’expectative. Mais

168

Page 169: Les Naufragés du Jonathan

la situation a changé de face depuis le partage. Aprèsl’annexion…

– La spoliation, rectifia le Kaw-djer entre ses dents.– Vous dites ?…– Rien. Continuez, je vous prie.– Après l’annexion, reprit le commandant, mon gouverne-

ment, soucieux d’asseoir solidement son autorité dans l’archi-pel, a dû se demander quelle attitude il convenait d’adopter àvotre égard. Cette attitude dépendra forcément de la vôtre. Mamission consiste donc à m’enquérir de vos projets. Je vous ap-porte un traité d’alliance…

– Ou une déclaration de guerre ?– Précisément. Votre influence, que nous ne contestons pas,

nous sera-t-elle hostile, ou la mettrez-vous au service de notreœuvre de civilisation ? Serez-vous notre allié ou notre adver-saire ? À vous d’en décider.

– Ni l’un, ni l’autre, dit le Kaw-djer. Un indifférent. »Le commandant hocha la tête d’un air de doute.« Étant donné votre situation particulière dans l’archipel, dit-

il, la neutralité me paraît d’une application difficile.– Très facile, au contraire, répliqua le Kaw-djer, pour cette

excellente raison que j’ai quitté la Magellanie sans esprit deretour.

– Vous avez quitté ?… Ici, cependant…– Ici, je suis sur l’île Hoste, terre libre et je suis résolu à ne

pas retourner dans la partie de l’archipel qui ne l’est plus.– Vous comptez, par conséquent, vous fixer sur l’île Hoste ? »Le Kaw-djer approuva du geste.« Cela simplifie les choses, en effet, dit le commandant avec

satisfaction. Je puis donc emporter l’assurance que mon gou-vernement ne vous aura pas contre lui ?

– Dites à votre gouvernement que je l’ignore », répondit leKaw-djer, qui souleva son bonnet et reprit sa marche.

Un instant, le commandant le suivit des yeux. Malgré l’affir-mation de son interlocuteur, il n’était pas convaincu que la res-semblance qu’il avait cru découvrir fût imaginaire, et cette res-semblance devait avoir, d’une manière ou d’une autre, quelquechose d’extraordinaire pour le troubler aussi profondément.

« C’est étrange », murmurait-il à demi-voix, tandis que, sanstourner la tête, le Kaw-djer s’éloignait d’un pas tranquille.

169

Page 170: Les Naufragés du Jonathan

Le commandant n’eut plus l’occasion de vérifier le bien-fondéde ses soupçons, car le Kaw-djer ne se prêta pas à une secondeentrevue. Comme s’il eût redouté de donner prétexte à une in-vestigation quelconque dans sa vie passée, il disparut le soir dumême jour et partit pour une de ses randonnées coutumières àtravers l’île.

Le commandant dut donc se borner à effectuer le décharge-ment de son navire, travail qui fut accompli en une semaine.

En dehors de la cargaison généreusement envoyée par leChili au profit commun de la nouvelle colonie, le Ribarto appor-tait également toute une pacotille pour le compte particulier del’un des colons, qui n’était autre qu’Harry Rhodes.

Incapable de s’adonner à des travaux agricoles auxquels sonéducation ne l’avait en aucune façon préparé, Harry Rhodesavait eu l’idée de se transformer en commerçant importateur.C’est pourquoi, au moment de la proclamation d’indépendance,alors qu’on était en droit de prévoir pour la nation naissanteune heureuse destinée, il avait chargé le commandant de l’avi-so de lui expédier cette pacotille quand il en trouveraitl’occasion. Celui-ci s’étant fidèlement acquitté de cette mis-sion, le Ribarto transportait d’ordre et pour compte d’HarryRhodes une infinité d’objets divers, de médiocre importanceisolément, mais ayant tous cette qualité d’être de première né-cessité. Fil, aiguilles, épingles, allumettes, chaussures, vête-ments, plumes, crayons, papier à lettres, tabac, et mille autresobjets, constituaient cette pacotille, véritable assortiment debazar.

Certes, le projet d’Harry Rhodes était des plus raisonnables,ses choix des plus judicieux. Néanmoins, du train dont allaientles choses, il était à craindre que son assortiment ne lui restâtpour compte. Rien n’indiquait qu’un courant de transaction dûtjamais s’établir parmi les Hosteliens, qui, en l’absence de touterègle commune endiguant, limitant, solidarisant les égoïsmesindividuels, n’étaient autre chose qu’un agrégat fortuit desolitaires.

Harry Rhodes, à en juger par la tournure des événements,considérait désormais l’échec de son entreprise comme si pro-bable, qu’il fut tenté de laisser sa pacotille sur le Ribarto, d’yprendre lui-même passage et de quitter un pays dont il ne sem-blait pas qu’il y eût rien à espérer.

170

Page 171: Les Naufragés du Jonathan

Mais où serait-il allé, encombré de ces marchandises hétéro-clites, si précieuses dans une région presque sauvage, et quideviendraient sans valeur dans les contrées où ellesabondent ? Toutes réflexions faites, il se résolut à patienter en-core. Il n’était pas à supposer que ce bâtiment fût le dernierqui aborderait dans ces parages. L’occasion se retrouveraitdonc de quitter l’île Hoste, si la situation ne s’améliorait pas.

Le déchargement de sa cargaison terminé, le Ribarto leval’ancre et reprit la mer. Quelques heures plus tard, comme s’iln’eût attendu que le départ du navire, le Kaw-djer revenait à lacôte.

L’existence antérieure recommença, les uns jardinant ou pê-chant, le Kaw-djer poursuivant la série de ses chasses, la plu-part ne faisant rien et se laissant vivre avec une sérénité quejustifiait dans une certaine mesure l’augmentation du stock deprovisions. La population étant réduite à moins de cent âmes,en y comprenant le Bourg-Neuf, nom donné d’un consentementgénéral à l’agglomération groupée autour du Kaw-djer, il yavait des vivres pour au moins dix-huit mois. Pourquoi, dèslors, se serait-on inquiété ?

Quant à Beauval, il régnait. À vrai dire, c’était à la manièred’un roi fainéant, et, s’il régnait, il ne gouvernait pas.D’ailleurs, à son estime, les choses allaient très bien ainsi. Dèsles premiers jours de sa nomination, il avait, par décret, bapti-sé le campement, qui, promu au rang de capitale officielle del’île Hoste, portait depuis le nom de Libéria ; après cet effort, ils’était reposé.

Le don généreux du gouvernement chilien lui fournit l’occa-sion de faire un deuxième acte d’autorité, dont l’important ob-jet fut l’organisation des plaisirs de son peuple. Sur son ordre,tandis que la moitié des boissons alcooliques apportées par leRibarto était mise en réserve, l’autre moitié fut distribuée auxcolons. Le résultat de cette largesse ne se fit pas attendre.Beaucoup perdirent immédiatement la raison, et Lazare Ceroniplus que tous les autres. Tullia et sa fille eurent ainsi à subir denouveau d’abominables scènes, dont les éclats se perdirentdans le grondement de la kermesse qui, pour la seconde fois,secouait tout le campement.

On buvait. On jouait. On dansait aussi, aux sons du violon deFritz Gross, que l’alcool avait ressuscité. Les plus sobres

171

Page 172: Les Naufragés du Jonathan

faisaient cercle autour du génial musicien. Le Kaw-djer lui-même ne dédaigna pas de passer la rivière, attiré par ceschants merveilleux, plus merveilleux encore d’être uniquesdans ces lointaines régions. Quelques habitants du Bourg-Neufl’accompagnaient alors, Harry Rhodes et sa famille qui goû-taient vivement le charme de cette musique, Halg et Karroly,pour qui elle était une véritable révélation et qui bayaient litté-ralement d’admiration. Quant à Dick et Sand, ils ne man-quaient aucune audition et se précipitaient sur la rive droitedès que le violon se faisait entendre.

À vrai dire, Dick n’allait y chercher qu’une nouvelle occasionde jeu. Il sautait et dansait à perdre haleine, en respectant plusou moins la mesure. Mais il n’en était pas de même de son ca-marade. Comme lors des précédentes auditions, Sand se pla-çait au premier rang, et là, les yeux agrandis, la bouche en-trouverte, frissonnant d’une profonde émotion, il écoutait detoutes ses forces, sans perdre une note, jusqu’au moment où ladernière s’envolait dans l’espace.

Son attitude recueillie finit par frapper le Kaw-djer.« Tu aimes donc ça, la musique, mon garçon ? lui demanda-t-

il un jour.– Oh !… monsieur !… soupira Sand. Il ajouta d’un air

extasié :– Jouer… jouer du violon, comme M. Grossi…– Vraiment !… fit le Kaw-djer, amusé par l’ardeur du petit

garçon, ça t’amuserait tant que ça ?… Eh bien ! mais on pourrapeut-être te satisfaire. »

Sand le regarda d’un air incrédule.« Pourquoi pas ? reprit le Kaw-djer. À la première occasion,

je m’occuperai de te faire venir un violon.– Vrai, monsieur ?… dit Sand les yeux brillants de bonheur.– Je te le promets, mon garçon, affirma le Kaw-djer. Par

exemple, il te faudra patienter ! »Sans pousser la passion musicale au même point que le jeune

mousse, les autres émigrants semblaient prendre plaisir à cesconcerts. C’était une distraction qui interrompait la monotoniede leur existence.

Cet indéniable succès de Fritz Gross donna une idée à Ferdi-nand Beauval. Deux fois par semaine régulièrement, une rationfut prélevée au profit du musicien sur la réserve de liqueurs

172

Page 173: Les Naufragés du Jonathan

alcooliques, et, deux fois par semaine, Libéria eut par consé-quent son concert, à l’exemple de tant d’autres villes pluspolicées.

Le baptême de la capitale et l’organisation de ses plaisirssuffirent à épuiser les facultés organisatrices de FerdinandBeauval. Au surplus, il avait tendance, en constatant la satis-faction générale, à s’admirer complaisamment dans son œuvre.Des souvenirs classiques s’évoquaient dans sa mémoire. Panemet circences, demandaient les Romains. Lui, Beauval, n’avait-ilpas satisfait à cette antique revendication ? Le pain, le Ribartol’avait assuré, et les récoltes futures feraient le reste. Les plai-sirs, le violon de Fritz Gross les représentait, en admettant quetout ne fût pas plaisir dans ce farniente perpétuel, au milieuduquel s’écoulait l’existence de la fraction de la colonie quiavait le bonheur de vivre sous l’autorité immédiate dugouverneur.

Le mois de février, puis le mois de mars s’écoulèrent, sansque fût troublé l’optimisme de celui-ci. Quelques discussions,voire quelques rixes troublaient bien parfois la paix de Libéria.Mais c’étaient là des incidents sans importance sur lesquelsBeauval estimait très politique de fermer les yeux.

Les derniers jours du mois de mars amenèrent malheureuse-ment la fin de sa quiétude. Le premier incident qui la troublaet fut comme le prélude des dramatiques péripéties qui n’al-laient pas tarder à se dérouler, n’avait par lui-même aucuneimportance. Il ne s’agissait encore que d’une altercation, maiscette altercation, en raison de son caractère et de ses consé-quences, ne parut pas à Beauval devoir comporter une solutionpacifique, et il jugea nécessaire de sortir de son habile efface-ment. Mal lui en prit, d’ailleurs, et son intervention eut un ré-sultat sur lequel il ne comptait guère.

Halg fut, à son corps défendant, le héros de cet incident.Après la bataille inégale qu’il avait été obligé de soutenir

contre Sirk et les quatre émigrants qui accompagnaient celui-ci, plusieurs semaines s’étaient écoulées sans qu’il revît son ri-val. Par crainte probablement d’une intervention plus efficacedu Kaw-djer, ses agresseurs avaient, depuis lors, cessé de pré-tendre au produit de sa pêche. Bientôt, d’ailleurs, l’arrivée duRibarto mit tout le monde d’accord. Qu’importaient quelquespoissons de plus ou de moins, maintenant que les provisions

173

Page 174: Les Naufragés du Jonathan

étaient devenues si abondantes qu’on pouvait à bon droit lesconsidérer comme inépuisables ?

Malheureusement, la cargaison du Ribarto n’était pas exclu-sivement formée de denrées alimentaires. Le navire contenaitaussi une certaine quantité d’alcool, et, Beauval ayant commisl’imprudence de le distribuer, le pernicieux breuvage avait aus-sitôt porté le trouble dans le campement.

Chez les Ceroni, les choses prirent tout particulièrement unemauvaise tournure. Les drames incessants qu’y provoqual’ivresse de Lazare Ceroni eurent pour conséquence d’accen-tuer l’aversion que Sirk et Halg éprouvaient l’un pour l’autre.Alors que le second s’érigeait en défenseur de Tullia et de safille, le premier semblait flatter le vice du misérable époux etdu père indigne. Cette attitude de Sirk emplissait de colère lecœur du jeune Indien, qui ne pouvait pardonner à son rival leslarmes de Graziella.

L’épuisement de l’alcool distribué ne ramena pas le calme.Grâce à son intimité avec Ferdinand Beauval, Sirk, reprenantpour son compte la méthode de Patterson, parvint à renouvelerla provision de Lazare Ceroni, dont il espérait capter ainsi labienveillance.

Le procédé, qui avait réussi une première fois, réussissaitune seconde. L’ivrogne prenait ouvertement parti pour celuiqui favorisait sa déplorable passion et se déclarait son allié.Bientôt il n’appela plus Sirk autrement que son gendre, en ju-rant qu’il saurait briser la résistance de Graziella.

La jeune fille évitait de mettre Halg au courant de lacontrainte contre laquelle il lui fallait lutter, mais celui-ci la de-vinait en partie, et, conscient du jeu de Sirk, sa haine croissaitde jour en jour.

Les choses en étaient là, quand, dans la matinée du 29 mars,Halg, au moment où il venait de traverser le ponceau pour serendre sur la rive droite, aperçut, à cent mètres de lui, Graziel-la, qui, échevelée, courant à perdre haleine, semblait fuirquelque danger redoutable.

Elle fuyait, en effet, et un redoutable danger, car, à cin-quante pas derrière elle, Sirk la poursuivait de toute la vitessede ses jambes.

« Halg !… Halg !… À moi !… » appela Graziella, dès qu’ellevit le jeune Indien.

174

Page 175: Les Naufragés du Jonathan

Celui-ci, s’élançant à son secours, barra la route aupoursuivant.

Mais Sirk dédaignait un si frêle adversaire. Après un courtarrêt, il reprit son élan et, poussant un sourd ricanement, seprécipita tête baissée.

L’événement lui prouva bientôt sa présomption. Si Halg étaitjeune, il devait à sa vie sauvage une adresse de singe et desmuscles d’acier. Quand l’ennemi fut à portée, ses deux bras sedétendirent ensemble comme des ressorts, et ses deux poingsl’atteignirent à la fois au visage et à la poitrine. Sirk, assommé,s’écroula.

Les jeunes gens s’empressèrent de battre en retraite et derechercher un refuge sur la rive gauche, poursuivis par les vo-ciférations du vaincu, qui, ayant péniblement retrouvé lesouffle, les couvrait des plus effroyables menaces.

Sans lui répondre, Halg et Graziella allèrent en droite lignetrouver le Kaw-djer que la jeune fille aborda en suppliante.

L’existence était devenue intolérable pour elle sur l’autrerive. Autant qu’elle l’avait pu, elle avait caché ses misères,mais celles-ci en arrivaient à un point où mieux valait tout dire.Ce matin même, Sirk s’était enhardi jusqu’à la violence. Ill’avait malmenée, frappée, malgré l’intervention de l’impuis-sante Tullia, tandis que Lazare Ceroni – chose affreuse à dire !– semblait au contraire l’encourager. Graziella avait enfin réus-si à prendre la fuite, mais nul ne sait quelle aurait été la fin del’aventure, si Halg n’en avait pas brusqué le dénouement.

Le Kaw-djer avait écouté ce récit avec son calme habituel.« Et maintenant, demanda-t-il, que comptez-vous faire, mon

enfant ?– Rester près de vous !… s’écria Graziella. Accordez-moi

votre protection, je vous en supplie !– Elle vous est assurée, affirma le Kaw-djer. Quant à rester

ici, cela vous regarde ; chacun est libre de soi-même. Tout auplus me permettrai-je de vous donner un conseil pour le choixde votre demeure. Si vous m’en croyez, vous demanderez l’hos-pitalité à la famille Rhodes, qui vous l’accordera certainementà ma prière. »

Cette sage solution ne se heurta, en effet, à aucune difficulté.La fugitive fut reçue à bras ouverts par la famille Rhodes, et

175

Page 176: Les Naufragés du Jonathan

spécialement par Clary, heureuse d’avoir une compagne de sonâge.

Un souci torturait, cependant, le cœur de Graziella. Qu’allaitdevenir sa mère dans l’enfer où elle l’avait abandonnée ? LeKaw-djer la rassura. Sur l’heure, il irait inviter Tullia à re-joindre sa fille.

Disons tout de suite qu’il devait échouer dans sa charitablemission. Tout en approuvant le départ de Graziella et en s’ap-plaudissant de la savoir en sûreté sur l’autre rive sous la pro-tection d’une famille honorable, Tullia se refusa obstinément àquitter son mari. La tâche qu’elle avait accepté d’accomplir,elle l’accomplirait jusqu’au bout. Cette tâche, c’était d’accom-pagner sur la route de la vie, quoiqu’elle en dût souffrir, et dût-elle en mourir, cet homme qui, en ce moment même, cuvait,masse inerte, sa première ivresse de la journée.

En rapportant cette réponse, à laquelle il s’attendait,d’ailleurs, le Kaw-djer trouva, près de Graziella, FerdinandBeauval, soutenant contre Harry Rhodes une discussion quicommençait à tourner à l’aigre.

« Qu’y a-t-il ? demanda le Kaw-djer.– Il y a, répondit Harry Rhodes irrité, que Monsieur se per-

met de venir réclamer jusque chez moi Graziella, qu’il prétendramener à son délicieux père.

– En quoi les affaires de la famille Ceroni regardent-ellesM. Beauval ? interrogea le Kaw-djer d’un ton où grondait uncommencement d’orage.

– Tout ce qui se passe dans la colonie regarde le gouverneur,expliqua Beauval, en s’efforçant de se hausser, par l’attitude etl’accent, à la dignité qui convenait à cette fonction.

– Or, le gouverneur ?…– C’est moi.– Ah ! Ah !… fit le Kaw-djer.– J’ai été saisi d’une plainte… commença Beauval sans rele-

ver la menaçante ironie de l’interruption.– Par Sirk ! dit Halg, qui n’ignorait pas les accointances des

deux personnages.– Nullement, rectifia Beauval, par le père, par Lazare Ceroni,

lui-même.– Bah !… objecta le Kaw-djer. C’est donc que Lazare Ceroni

parle en dormant ?… Car il dort. Il ronfle même en ce moment.

176

Page 177: Les Naufragés du Jonathan

– Vos railleries n’empêcheront pas qu’un crime ait été com-mis sur le territoire de la colonie, répliqua Beauval d’un tonrogue.

– Un crime ?… Voyez-vous ça !…– Oui, un crime. Une jeune fille encore mineure a été arra-

chée à sa famille. Un tel acte est qualifié crime dans la loi detous les pays.

– Il y a donc des lois à l’île Hoste ? demanda le Kaw-djer,dont les yeux, à ce mot de loi, eurent des éclairs inquiétants.De qui émanent-elles donc, ces lois ?

– De moi, répondit Beauval d’un air superbe, de moi qui re-présente les colons et qui, à ce titre, ai droit à l’obéissance detous.

– Comment avez-vous dit ?… s’écria le Kaw-djer. Obéissance,je crois ?… Parbleu, voici ma réponse : Sur l’île Hoste, terrelibre, nul ne doit obéissance à personne. Libre, Graziella estvenue ici, et libre elle y restera, si telle est sa volonté…

– Mais… tenta de placer Beauval.– Il n’y a pas de mais. Qui se risquera à parler d’obéissance

me trouvera contre lui.– C’est ce que nous verrons, riposta Beauval. Respect est dû

à la loi, et dussé-je recourir à la force…– La force !… s’écria le Kaw-djer. Essayez-en donc ! En atten-

dant je vous conseille de ne pas lasser ma patience et de rega-gner votre capitale, si vous désirez n’y pas être reconduit tropvite. »

L’aspect du Kaw-djer était si peu rassurant, que Beauval ju-gea prudent de ne pas insister ; il battit en retraite, suivi àvingt pas par le Kaw-djer, Harry Rhodes, Hartlepool et Karroly.

Quant il fut en sûreté de l’autre côté de la rivière, il se re-tourna menaçant :

« Nous nous reverrons ! » cria-t-il.Si peu redoutable que fût la colère de Beauval, il y avait lieu

pourtant d’en tenir compte dans une certaine mesure. L’or-gueil meurtri peut donner du cœur au plus lâche, et il n’étaitpas impossible qu’il se risquât, avec la complicité de ses clientsordinaires, à quelque coup de main, en profitant de l’obscuritéde la nuit.

Heureusement, il était facile de parer à ce danger. Beauval,en se retournant de nouveau cent pas plus loin, put voir

177

Page 178: Les Naufragés du Jonathan

Hartlepool et Karroly en train d’enlever le tablier du ponceauqui reliait les deux rives. La flottille étant tout entière à l’ancredans l’anse du Bourg-Neuf, les communications étaient ainsicoupées avec Libéria, et une surprise devenait irréalisable.

En comprenant à quel travail se livraient ses adversaires,Beauval, furieux, montra le poing.

Le Kaw-djer se contenta de hausser les épaules, et, l’uneaprès l’autre, les planches du tablier continuèrent à tomber.

Bientôt, il ne subsista que les madriers formant les piles,contre lesquels bruissait l’eau de la rivière séparant désormaisles deux campements adverses.

Ainsi se manifestait une fois de plus la nature combative deshumains. En acceptant dans leur cœur la possibilité d’un re-cours à la guerre, en y préludant, de la manière que l’usage aconsacrée, par la rupture des relations diplomatiques, ces ha-bitants de deux hameaux perdus aux confins du monde habi-table prouvaient que les citoyens des grands empires ne sontpas les seuls à mériter le nom d’hommes.

178

Page 179: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 9Le deuxième hiver

Lorsque le mois d’avril ramena l’hiver avec lui, aucun faitnouveau de quelque importance n’avait jalonné la vie poi-gnante et monotone des habitants de Libéria. Tant que la tem-pérature fut clémente, ils se laissèrent vivre sans souci del’avenir, et les troubles atmosphériques dont s’accompagnel’équinoxe les surprirent en plein rêve. Par exemple, aux pre-miers souffles des bourrasques hivernales, Libéria parut se dé-peupler. De même que l’année précédente, on se calfeutra aufond des maisons closes.

Au Bourg-Neuf, l’existence n’était pas beaucoup plus active,les travaux de plein air, et notamment la pêche, étant devenusimpraticables. Dès le début du mauvais temps, le poisson avaitfui dans le Nord vers les eaux moins froides du détroit de Ma-gellan. Les pêcheurs laissaient donc à l’ancre leurs barques in-utiles. Qu’en eussent-ils fait d’ailleurs au milieu des eaux soule-vées par le vent ?

Après la tempête, ce fut la neige. Puis un rayon de soleil,amenant le dégel, transforma le sol en marécage. Puis ce fut laneige encore.

Dans tous les cas, quand bien même le tablier du ponceau fûtresté en place, les communications eussent été malaisées entrela capitale et son faubourg, et Beauval eût été bien empêché demettre ses menaces à exécution. Mais ne les avait-il pas ou-bliées ? Depuis qu’on l’avait si vertement expulsé de la rivegauche, elles étaient restées lettre morte, et désormais de plusgraves et plus pressants soucis l’accablaient, au regard des-quels le souvenir de l’injure reçue devait singulièrement dé-croître d’importance.

179

Page 180: Les Naufragés du Jonathan

Réduite à presque rien après la proclamation de l’indépen-dance, la population de Libéria avait maintenant tendance às’accroître. Ceux des émigrants partis dans l’intérieur de l’îlequi, pour un motif ou pour un autre, n’avaient pas réussi dansleurs essais de colonisation, refluaient vers la côte à l’approchede la mauvaise saison, et ils y apportaient avec eux des germesde misère et de troubles que Beauval n’avait pas prévus.

Ce n’est pas qu’il fût menacé personnellement. Ainsi qu’ill’avait supposé avec raison, on acceptait sans difficulté le faitaccompli. Personne ne manifestait la moindre surprise de letrouver promu à la dignité de gouverneur. Ces pauvres gensavaient, de naissance, l’habitude d’être les inférieurs de tout lemonde, et rien ne leur semblait plus normal qu’un de leurssemblables s’attribuât le droit de les régenter. Il y a d’inéluc-tables nécessités contre lesquelles il serait fou de s’insurger.Qu’ils fussent petits et qu’il existât des grands, qu’on les com-mandât et qu’ils obéissent, cela était dans l’ordre naturel deschoses.

Par exemple, la puissance du maître n’allait pas sans desobligations symétriques. À celui qui s’élevait au-dessus de tousincombait le devoir d’assurer la vie de tous. Pour eux l’humbledocilité, mais à la condition que leur pitance fût assurée. À luil’éclat du pouvoir, mais à la condition qu’il prît toutes les initia-tives, qu’il assumât toutes les responsabilités, que la foule,malléable tant qu’elle est satisfaite, saurait bien rendre effec-tives, du jour où les ventres crieraient famine.

Or, l’accroissement inattendu des bouches à nourrir tendait àrendre cette échéance plus prochaine.

Ce fut le 15 avril qu’on vit revenir le premier de ces émi-grants qui se reconnaissaient vaincus dans leur lutte contre lanature. Il apparut vers la fin du jour, traînant avec lui safemme et ses quatre enfants. Triste caravane ! La femme,hâve, amaigrie, vêtue d’une jupe en lambeaux, les enfants,deux filles et deux garçons, dont le dernier avait cinq ans àpeine, s’accrochant, presque nus, à la robe de leur mère. Enavant, le père, marchant seul, l’air las et découragé.

On s’empressa autour d’eux. On les accabla de questions.L’homme, tout ragaillardi de se retrouver parmi d’autres

hommes, raconta brièvement son histoire. Parti l’un des der-niers, il avait dû longtemps cheminer avant de rencontrer de la

180

Page 181: Les Naufragés du Jonathan

terre sans maître. C’est seulement dans la deuxième quinzainede décembre qu’il y était parvenu et qu’il s’était mis à l’œuvre.En premier lieu, il avait bâti sa demeure. Très mal outillé, livréà ses seules forces, il avait eu grand mal à mener son entre-prise à bonne fin, d’autant plus que son ignorance de laconstruction lui fit commettre plusieurs erreurs qui se tradui-sirent par une augmentation de la durée du travail.

Après six semaines d’efforts ininterrompus, ayant enfin ter-miné une grossière cabane, il avait entrepris le défrichement.Malheureusement, sa mauvaise étoile l’avait conduit sur un sollourd et sillonné d’un inextricable réseau de racines dans le-quel la pioche et la bêche avaient peine à se frayer passage.Malgré son labeur acharné, la surface préparée pour l’ense-mencement était insignifiante, lorsque l’hiver fit sonapparition.

Toute culture étant ainsi arrêtée net, dans un moment où ilne pouvait encore espérer la moindre récolte, et les vivres,d’autre part, commençant à lui manquer, il avait dû se résignerà abandonner sur place ses quelques outils et ses inutiles se-mences, et à refaire en sens inverse le long chemin parcouruquatre mois plus tôt d’un cœur joyeux. Dix jours durant, sa fa-mille et lui s’étaient traînés à travers l’île, se terrant sous laneige pendant les tourmentes, marchant avec de la boue jus-qu’aux genoux quand la température devenait plus douce, pourarriver finalement à la côte, harassés, épuisés, affamés.

Beauval s’occupa de soulager ces pauvres gens. Par sessoins, une des maisons démontables leur fut attribuée, et onleur donna des vivres sur lesquels ils se jetèrent goulûment.Cela fait, il considéra l’incident comme résolu de satisfaisantefaçon.

Les jours suivants le détrompèrent. Il ne s’en passait plusque l’un ou l’autre des émigrants partis au printemps ne rega-gnât la côte, ceux-ci seuls, ceux-là ramenant avec eux femmeset enfants, mais tous pareillement déguenillés et pareillementaffamés.

Certaines familles revenaient moins nombreuses qu’ellesn’étaient parties. Où étaient les manquants ? Morts sans doute.Et sans doute, aussi, la théorie lamentable des survivantscontinuait à s’égrener à travers l’île, tous convergeant vers le

181

Page 182: Les Naufragés du Jonathan

même point : Libéria, où leur flux ininterrompu ne tarderaitpas à poser le plus effrayant des problèmes.

Vers le 15 juin, plus de trois cents colons étaient venus gros-sir la population de la capitale. Jusque-là, Beauval avait pu suf-fire à la tâche. Chacun, grâce à lui, avait trouvé refuge dans lesmaisons démontables où l’on s’entassait comme autrefois. Maisquelques-unes de ces maisons ayant été transportées sur larive gauche où elles formaient désormais le Bourg-Neuf,d’autres ayant été détruites avec imprévoyance, certainesayant été réunies en une seule plus vaste que Beauval appelaitpompeusement son « Palais », la place alors commença à man-quer, et il fallut de nouveau recourir aux tentes.

Mais la question des vivres dominait toutes les autres. Cettemultitude de bouches avides diminuait rapidement les provi-sions apportées par le Ribarto. Alors qu’on pensait avoir la vieassurée pour une année et plus, on ne pourrait même pas, dutrain dont allaient les choses, atteindre le printemps. Beauvaleut la sagesse de le comprendre et, faisant enfin acte de chef,rendit un décret par lequel il rationnait sévèrement la popula-tion croissante.

Il fut débordé. On ne tenait aucun compte d’un décret qu’onsavait être dénué de sanction. Afin de le faire respecter, forcelui fut de recruter parmi ses plus chauds partisans une ving-taine de volontaires qui montèrent la garde autour des provi-sions, comme l’avaient jadis montée l’équipage du Jonathan.Cette mesure excita des murmures, mais Beauval fut obéi.

Celui-ci croyait en avoir fini avec les difficultés de la situationou du moins avoir reculé les mauvais jours autant que celaétait humainement possible, quand d’autres catastrophes fon-dirent sur Libéria.

Tous ces vaincus, qui refluaient vers la mer, y revenaient mo-ralement déprimés, affaiblis physiquement tant par le climatque par les privations et les fatigues de la route. Ce qui devaitarriver arriva. Une violente épidémie se déclara. La maladie etla mort firent rage dans cette population débilitée.

L’excès de leur détresse ramena vers le Kaw-djer la penséede ces malheureux. Jusqu’au milieu du mois de juin, ils nes’étaient pas inquiétés de son absence. On oublie facilementdes bienfaits passés, qu’on ne s’estime pas dans le cas de rece-voir dans l’avenir. Mais la misère où ils étaient réduits les fit

182

Page 183: Les Naufragés du Jonathan

songer à celui qui tant de fois déjà les avait secourus. Pourquoiles abandonnait-il, à cette heure où tant de maux les acca-blaient ? Quels que fussent les motifs de la scission survenueentre le campement principal et son annexe, combien ces mo-tifs leur paraissaient légers en regard de leurs souffrances ! Etpeu à peu, plus nombreux de jour en jour, les regards se ten-dirent vers le Bourg-Neuf, dont les toits perçaient la neige surl’autre rive.

Un jour, – on était alors au 10 juillet, – le Kaw-djer occupaitson temps, une brume épaisse le retenant chez lui, à réparerune de ses blouses en peau de guanaque, quand il crut en-tendre une voix qui le hélait au loin. Il prêta l’oreille. Un ins-tant plus tard, un nouvel appel parvenait jusqu’à lui.

Le Kaw-djer sortit sur le seuil de sa maison.Il faisait ce jour-là un temps de dégel. Sous l’influence d’une

humide brise de l’Ouest, la neige avait fondu. Devant lui,c’était un lac de boue, au-dessus duquel traînaient des va-peurs, brumailles en bas, en haut nuages, qui, les uns après lesautres, se déversaient en cataractes sur le sol détrempé. Im-puissant à percer le brouillard, le regard à cent pas ne distin-guait plus rien. Au-delà, tout disparaissait dans un mystère. Onn’apercevait même pas la mer, qui, abritée par la côte, battaitle rivage de vagues paresseuses et comme alanguies par latristesse générale des choses.

« Kaw-djer !… » appela la voix dans la brume.Presque étouffée par l’éloignement, cette voix, venue du côté

de la rivière, arrivait au Kaw-djer comme une plainte.Celui-ci se hâta et bientôt il atteignit la rive. Spectacle pi-

toyable ! Sur l’autre berge, séparés de lui par l’eau rapide quela destruction du pont rendait infranchissable, une centained’hommes se traînaient. Des hommes ? Des spectres plutôt, cesêtres décharnés, en haillons. Dès qu’ils aperçurent celui qui in-carnait leur espoir, ils se redressèrent à la fois et, d’un mêmemouvement, tendirent vers lui leurs bras suppliants.

« Kaw-djer !… appelaient-ils à l’unisson. Kaw-djer !… »Celui dont ils réclamaient ainsi le secours frémit dans tout

son être. Quelle catastrophe s’était donc abattue sur Libériapour que ses habitants fussent réduits à un si affreuxdénuement ?

183

Page 184: Les Naufragés du Jonathan

Le Kaw-djer, ayant du geste encouragé ces malheureux, ap-pela à son aide. En moins d’une heure, Halg, Hartlepool et Kar-roly eurent rétabli le tablier du ponceau et il passa sur la rivedroite. Aussitôt un cercle de visages anxieux l’entoura. Leur as-pect eût troublé le cœur le plus dur. Quelles fièvres brûlaientdans ces yeux caves ! Mais une sorte de joie les illuminaitmaintenant. Le bienfaiteur, le sauveur était là. Et les pauvreshères entouraient le Kaw-djer, ils se pressaient contre lui, ilstouchaient ses vêtements, tandis que dans les gorges contrac-tées gloussaient comme des rires de confiance et de joie.

Le Kaw-djer ému regardait, écoutait en silence. Ils lui di-saient leur misère. Ceux-ci, venus là pour eux-mêmes, lui expli-quaient le mal qui les tenaillait, ceux-là imploraient pour le sa-lut d’êtres chers, femmes ou enfants, qui agonisaient au mêmeinstant à Libéria.

Le Kaw-djer prêta patiemment l’oreille aux plaintes, car il sa-vait qu’une bonté compatissante est le plus puissant des re-mèdes, puis il leur répondit collectivement. Chacun devait ren-trer chez soi. Il irait voir tout le monde. Personne ne seraitoublié.

On lui obéit avec empressement. Dociles comme de petits en-fants, tous reprirent la route du campement.

Les réconfortant, les soutenant de la parole et du geste, trou-vant pour chacun le mot qu’il fallait, le Kaw-djer les accompa-gna et s’engagea avec eux entre les demeures éparses. Quelchangement depuis qu’on les avait édifiées ! Tout trahissait ledésordre et l’incurie. Une année avait suffi pour transformeren maisons vétustés ces constructions fragiles qui s’effritaientdéjà. Quelques-unes semblaient inhabitées. La plupart, en touscas, étaient closes, et rien, sauf les amas d’immondices qui lesentouraient, ne révélait qu’elles fussent habitées. Cependant,sur le pas des portes, apparaissaient de rares colons, que l’ex-pression sombre des visages disait accablés par l’ennui et parle découragement.

Le Kaw-djer passa devant le « palais » du gouvernement, où,pour le suivre des yeux, Beauval entrouvrit une fenêtre.D’ailleurs, celui-ci ne donna pas autrement signe de vie. Quelleque fût sa rancune, il comprenait sans doute que ce n’était pasle moment de la satisfaire. Personne n’eût toléré un acte d’hos-tilité contre celui dont on attendait le salut.

184

Page 185: Les Naufragés du Jonathan

Au surplus, Beauval, dans son for intérieur, n’était pas loinde s’applaudir de cette intervention du Kaw-djer. Lui aussi, ilen attendait quelque secours. Gouverner est agréable et facilequand les jours heureux succèdent aux jours heureux. Mais ilen allait maintenant d’autre sorte, et le chef d’un peuple demoribonds ne pouvait trouver mauvais qu’un autre l’aidât bé-névolement à soutenir le poids d’une autorité devenue bienlourde, mais qu’il se réservait in petto de reconquérir dans sonintégralité, lorsque les destins seraient favorables.

Nul ne s’opposa donc à ce que le Kaw-djer accomplît sa mis-sion charitable, et son œuvre de dévouement ne rencontra au-cun obstacle. Quelle vie fut la sienne à partir de ce jour ! Dèsles premières heures du matin, par tous les temps, il passait larivière et se rendait du Bourg-Neuf à Libéria. Là, jusqu’au soir,il allait de maison en maison, se penchait sur les grabats sor-dides, respirait les haleines enfiévrées, distribuait sans se las-ser soins médicaux et paroles d’espoir ou de consolation.

La mort avait beau s’acharner à frapper, sa clientèle de misé-reux n’en était pas diminuée. De nombreux émigrants, reve-nant de l’intérieur, bouchaient perpétuellement les vides. Sanscesse, il en arrivait, dans un état d’épuisement d’autant plusaccentué que ceux-ci avaient résisté plus longtemps.

Quels que fussent sa science et son dévouement, le Kaw-djerne pouvait dominer la fatalité des choses. En vain, il luttaitpied à pied contre la tombe avide, les décès se multipliaientdans Libéria décimée.

Il vivait au milieu des tristesses. Femmes et maris à jamaisséparés, mères pleurant leurs enfants morts, autour de lui cen’était que gémissements et que larmes. Rien ne lassait soncourage. Quand le médecin devait se déclarer vaincu, le rôledu consolateur commençait.

Parfois aussi, et c’était alors plus triste encore peut-être, nuln’avait besoin de ses consolations, et le défunt, solitaire jusquedans la mort, ne laissait derrière lui personne qui le pleurât.Cela n’était point rare, dans cette réunion d’émigrants, épavesdispersées par les houles de la vie.

Un matin, notamment, comme il arrivait au campement, onl’appela près d’une masse informe d’où un râle s’élevait.C’était un homme, en effet, que cette masse informe à force

185

Page 186: Les Naufragés du Jonathan

d’énormité, un homme que le sort avait catalogué sous le nomde Fritz Gross dans la liste infinie des passants de la terre.

Un quart d’heure plus tôt, au moment où, au sortir du som-meil, il s’exposait au froid du dehors, le musicien avait été fou-droyé. Il avait fallu se mettre à dix pour le traîner jusqu’au coindans lequel il agonisait. Au visage violacé, à la respirationcourte et rauque du malade, le Kaw-djer diagnostiqua unecongestion pulmonaire, et un bref examen le convainquitqu’aucune médication ne pourrait l’enrayer dans cet organismeravagé par l’alcool.

L’événement vérifia son pronostic. Quand il revint, FritzGross n’était plus de ce monde. Son grand corps déjà froid gi-sait à même le sol, saisi par l’immobilité éternelle, et ses yeuxétaient désormais fermés aux choses d’ici-bas.

Mais une particularité attira l’attention du Kaw-djer. Un ins-tant de lucidité avait traversé, sans doute, l’agonie du défunt,lui rendant pendant la durée d’un éclair la conscience du géniequi allait périr avec lui et, peut-être aussi, du mauvais usagequ’il en avait fait. Avant d’expirer, il avait pensé à dire adieu àla seule chose qu’il eût aimée sur la terre. En tâtonnant, il avaitcherché son violon, afin de pouvoir étreindre, au moment dugrand départ, l’instrument merveilleux qui reposait maintenantsur son cœur, abandonné par la main défaillante qui l’y avaitplacé.

Le Kaw-djer prit ce violon d’où tant de chants divins s’étaientenvolés et qui n’appartenait plus désormais à personne, puis,de retour au Bourg-Neuf, il se dirigea vers la maison occupéepar Hartlepool et les deux mousses.

« Sand !… » appela-t-il, en ouvrant la porte.L’enfant accourut.« Je t’avais promis un violon, mon garçon, dit le Kaw-djer. Le

voici. »Stand, tout pâle de surprise et de joie, prit l’instrument d’une

main tremblante.« Et c’est un violon qui sait la musique ! ajouta le Kaw-djer,

car c’est celui de Fritz Gross.– Alors…, balbutia Sand, M. Gross… veut bien…– Il est mort, expliqua le Kaw-djer.– Ça fait un ivrogne de moins », déclara froidement

Hartlepool.

186

Page 187: Les Naufragés du Jonathan

Telle fut l’oraison funèbre de Fritz Gross. Quelques joursaprès, un autre décès, celui de Lazare Ceroni, toucha plus di-rectement le Kaw-djer. La disparition du père de Graziella nepouvait, en effet, que favoriser l’accomplissement des rêves deHalg. Tullia n’appela à son aide que lorsqu’il était trop tardpour intervenir avec quelque chance de succès. Dans son igno-rance, elle avait laissé la maladie se développer librement,sans concevoir d’inquiétudes plus vives que de coutume. Savoirque celui à qui elle avait tout sacrifié était irrémédiablementperdu fut pour elle un véritable coup de foudre.

D’ailleurs, l’intervention du Kaw-djer, eût-elle été moins tar-dive, fût pareillement restée inefficace. Le mal de Lazare Cero-ni était de ceux qui ne pardonnent pas. Juste conséquence desa longue intempérance, la phtisie galopante allait l’emporteren huit jours.

Quand tout fut terminé, quand le mort fut rendu à la terre, leKaw-djer n’abandonna pas la malheureuse Tullia. Prostrée, ac-cablée, elle semblait à son tour sur le bord de la tombe. Desannées et des années au milieu des pires douleurs, elle n’avaitvécu que pour aimer, aimer malgré tout celui qui l’abandonnaità mi-côte du calvaire de la vie. Le ressort qui l’avait soutenueétant maintenant brisé, elle s’affaissait, lasse de son inutileeffort.

Le Kaw-djer emmena la pauvre femme au Bourg-Neuf, prèsde Graziella. S’il existait un remède capable de guérir ce cœurdéchiré, l’amour maternel accomplirait le miracle.

Inerte, à demi-inconsciente, Tullia se laissa conduire et, char-gée de ses humbles richesses, quitta docilement sa maison.

Dans cet état de profond anéantissement, comment eût-elleaperçu Sirk, qu’elle croisa au moment d’atteindre le ponceauréunissant les deux rives ?

Le Kaw-djer ne l’aperçut pas davantage. Ignorants de la ren-contre, tout deux passèrent en silence.

Mais Sirk les avait vus, lui, et s’était arrêté sur place, le vi-sage pâli par une soudaine fureur. Lazare Ceroni mort, Graziel-la réfugiée au Bourg-Neuf, Tullia allant s’y fixer à son tour,c’était, il le comprenait, la ruine définitive de ses projets siâprement poursuivis. Longtemps, il suivit des yeux cet hommeet cette femme qui s’éloignaient côte à côte. Si le Kaw-djer

187

Page 188: Les Naufragés du Jonathan

s’était retourné, il aurait surpris ce regard et peut-être, malgréson courage, eût-il alors connu la peur.

188

Page 189: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 10Du sang

Le défilé de ceux qui venaient se réfugier à Libéria dura in-terminablement. Pendant tout l’hiver, il en arriva chaque jour.L’île Hoste semblait être un réservoir inépuisable, et on eût ditvraiment qu’elle rendait plus de misérables qu’elle n’en avaitreçu. Ce fut au début de juillet que le flot atteignit son maxi-mum, puis il se ralentit de jour en jour, pour cesser définitive-ment le 29 septembre.

Ce jour-là, on vit encore un émigrant descendre des hauteurset se traîner péniblement jusqu’au campement. À demi-nu,d’une maigreur de squelette, il était dans un état lamentable. Ils’affaissa en arrivant aux premières maisons.

Pareille aventure était trop ordinaire pour qu’on s’émût outremesure. On releva le malheureux, on le réconforta, et l’on nes’occupa plus de lui.

La source, à partir de ce moment, fut tarie. Qu’en fallait-il in-férer ? Que ceux dont on était sans nouvelles avaient eumeilleure fortune, ou bien qu’ils étaient morts ?

Plus de sept cent cinquante colons étaient alors revenus à lacôte, au dernier degré, pour la plupart, de la dégradation phy-sique et de l’affaissement moral. Ces organismes affaiblis of-fraient aux maladies le meilleur des terrains, et le Kaw-djer sesurmenait à lutter contre elles. À mesure que l’hiver avançait,les décès se multipliaient. C’était une véritable hécatombe.Hommes, femmes et enfants, jeunes et vieux, la mort les frap-pait tous indistinctement.

Mais elle avait beau supprimer tant de bouches voraces, il enrestait trop encore pour que les provisions du Ribarto fussentsuffisantes. Quand Beauval s’était résolu, bien tardivement dé-jà, à rationner ses administrés, il ne pouvait prévoir que leur

189

Page 190: Les Naufragés du Jonathan

nombre augmenterait dans de telles proportions et, lorsqu’ilconnut son erreur et voulut la réparer, il n’était plus temps. Lemal était fait. Le 25 septembre, le magasin des provisions dis-tribua ses derniers biscuits, et la foule épouvantée vit se leverle hideux spectre de la faim.

Par la faim, la faim qui déchire les entrailles, la faim quironge, et tord, et vrille, telle était la mort dont allaient cruelle-ment, lentement, – si lentement ! – périr les naufragés duJonathan !

Sa première victime fut Blaker. Il mourut le troisième jourdans des souffrances atroces, malgré les soins du Kaw-djer quel’on prévint trop tard. Celui-ci n’était plus, cette fois, en droitd’incriminer Patterson, victime lui-même de la famine, et quisubissait le sort de tous.

Les jours qui suivirent, de quoi vécurent les colons ? Quipourrait le dire ? Ceux qui avaient eu la prudence de constituerdes réserves de vivres les entamèrent. Mais les autres ?…

Le Kaw-djer ne sut où donner de la tête pendant cette si-nistre période. Non seulement il lui fallait accourir au chevetdes malades, mais aussi venir en aide aux affamés. On le sup-pliait, on s’accrochait à ses vêtements, les mères tendaientvers lui leurs enfants. Il vivait au milieu d’un affreux concertd’imprécations, de prières et de plaintes. Nul ne l’implorait envain. Généreusement, il distribuait les provisions accumuléessur la rive gauche, s’oubliant lui-même, ne voulant pas se direque le danger dont il reculait l’échéance pour les autres le me-nacerait fatalement à son tour.

Cela ne pouvait tarder cependant. Le poisson salé, le gibierfumé, les légumes secs, tout diminuait rapidement. Que cettesituation se prolongeât un mois, et, comme ceux de Libéria, leshabitants du Bourg-Neuf auraient faim.

Le péril était si évident que, dans l’entourage du Kaw-djer,on commençait à lui opposer quelque résistance. On refusaitde se dessaisir des vivres. Il lui fallait longtemps discuter avantde les obtenir, et l’on ne cédait que de guerre lasse et plus dif-ficilement de jour en jour.

Harry Rhodes essaya de représenter à son ami l’inutilité deson sacrifice. Qu’espérait-il ? Il était évidemment impossibleque la faible quantité de vivres existant sur la rive gauche suf-fît à sauver toute la population de l’île. Que ferait-on quand ils

190

Page 191: Les Naufragés du Jonathan

seraient épuisés ? Et quel intérêt y avait-il à reculer, au détri-ment de ceux qui avaient fait preuve de courage et de pré-voyance, une catastrophe dans tous les cas inévitable etprochaine ?

Harry Rhodes ne put rien obtenir. Le Kaw-djer n’essayamême pas de lui répondre. Devant une telle détresse, onn’avait que faire d’arguments et il s’interdisait de réfléchir.Laisser de sang-froid périr toute une multitude, voilà ce quiétait impossible. Partager avec elle jusqu’à la dernière miette,quoi qu’il en dût résulter, voilà ce qui était impérieusement né-cessaire. Après ?… Après, on verrait. Quand on n’aurait plusrien, on partirait, on irait plus loin, on chercherait un autre lieud’établissement, où, comme au Bourg-Neuf, on vivrait dechasse et de pêche, et l’on s’éloignerait du campement que peude jours suffiraient alors à transformer en effroyable charnier.Mais du moins on aurait fait tout ce qui était au pouvoir deshommes, et l’on n’aurait pas eu l’affreux courage de condam-ner délibérément à mort un si grand nombre d’autres hommes.

Sur la proposition d’Harry Rhodes, on examina l’opportunitéde distribuer aux émigrants les quarante-huit fusils cachés parHartlepool. Avec ces armes à feu, peut-être réussiraient-ils àvivre de leur chasse. Cette proposition fut repoussée. Danscette saison, le gibier était très rare, et des fusils entre lesmains de paysans inexpérimentés, seraient d’un bien faible se-cours pour assurer l’alimentation d’une si nombreuse popula-tion. En revanche, ils seraient susceptibles de créer de gravesdangers. À certains signes précurseurs, gestes brutaux, re-gards farouches, altercations fréquentes, il était facile de re-connaître que la violence fermentait dans les couches pro-fondes de la foule. Les colons ne cherchaient plus à dissimulerla haine qu’ils éprouvaient les uns pour les autres. Ils s’accu-saient réciproquement de leur échec, et chacun attribuait à sonvoisin la responsabilité de l’état de choses actuel.

Toutefois, il en était un qu’on s’accordait à maudire unanime-ment, et celui-là, c’était Ferdinand Beauval qui avait impru-demment assumé la mission redoutable de gouverner sessemblables.

Bien que son incapacité éclatante justifiât amplement la ran-cune des émigrants, on le supportait encore. Livrée à elle-même, une foule, tourbillon confus de volontés qui se

191

Page 192: Les Naufragés du Jonathan

neutralisent, est incapable d’agir. Son inertie rend sa patienceinfinie, et, quels que soient ses griefs, elle s’arrête interdite aumoment de toucher au chef, comme saisie d’un religieux effroidevant son prestige qu’elle seule pourtant a créé. Il en étaitainsi une fois de plus, et peut-être les colons de l’île Hosten’eussent-ils manifesté leur colère que par des conciliabulesprivés et de platoniques menaces en sourdine, s’il ne s’étaittrouvé un des leurs pour les entraîner à l’exprimer par desactes.

C’est une chose merveilleuse que, dans cette situation ter-rible, le fantôme de pouvoir détenu par Beauval ait pu exciterdes convoitises. Pauvre pouvoir qui consistait à être le maîtrenominal d’une multitude d’affamés !

Il en fut ainsi cependant.En présence d’une si poignante réalité, Lewis Dorick n’esti-

ma pas négligeable cette apparence d’autorité, et peut-êtren’avait-il pas tort après tout. Le bon sens populaire n’emploie-t-il pas, pour désigner la puissance politique, l’expression vul-gaire, mais expressive et pittoresque, d’assiette au beurre ?Dans la plus déshéritée des sociétés, la première place assure,en effet, à son possesseur des avantages relatifs. Beauval ensavait quelque chose, lui qui en était encore à connaître lessouffrances de ses compagnons d’infortune. Ces avantages, Do-rick entendait les assurer à lui-même et à ses amis.

Jusqu’alors, il avait impatiemment supporté la grandeur deson rival. Jugeant l’occasion favorable, il entreprit une cam-pagne, à laquelle le malheur public donnait une base solide.Les sujets de juste critique n’étaient que trop nombreux. Iln’avait que l’embarras du choix. Peut-être aurait-il été fort em-barrassé, si on lui avait demandé ce qu’il eût fait à la place deson adversaire. Mais, personne ne lui posant cette indiscrètequestion, il n’avait pas le souci d’y répondre.

Beauval n’était pas sans discerner le travail de son concur-rent. Souvent, de la fenêtre de la demeure décorée par lui dunom pompeux de Palais du gouvernement, il regardait toutsongeur passer la foule, de jour en jour plus nombreuse à me-sure que l’approche du printemps adoucissait la température.Aux regards qu’on lançait de son côté, aux poings qu’on bran-dissait parfois dans sa direction, il comprenait que la

192

Page 193: Les Naufragés du Jonathan

campagne de Dorick portait ses fruits et, peu enclin à des-cendre du pavois, il élaborait des plans de défense.

Certes, il ne pouvait nier l’état de délabrement de la colonie,mais il en accusait les circonstances et, en particulier, le cli-mat. Son imperturbable confiance en lui-même n’en était aucu-nement diminuée. S’il n’avait rien fait, parbleu, c’est qu’il n’yavait rien à faire, et un autre n’en eût pas fait davantage.

Ce n’est pas uniquement par orgueil que Beauval se cram-ponnait à sa fonction. Malgré tout, dans les circonstances pré-sentes, il avait perdu beaucoup de ses illusions sur le lustrequ’il en recevait. Il songeait aussi, avec inquiétude et complai-sance à la fois, à l’abondante réserve de vivres qu’il était par-venu à mettre à l’abri. En aurait-il été ainsi, s’il n’avait pas étéle chef ? En serait-il encore ainsi, s’il ne l’était plus ?

C’est donc pour défendre sa vie, en même temps que saplace, qu’il se jeta ardemment dans la lutte. Très habilement, ilne contesta aucun des griefs énumérés par Dorick. Sur ce ter-rain il eût été vaincu d’avance. Il les accentua au contraire. Detous les mécontents, ce fut lui le plus ardent.

Par exemple, les deux adversaires différèrent d’avis sur le re-mède qu’il convenait d’appliquer. Tandis que Dorick prônait unchangement de gouvernement, Beauval conseillait l’union etfaisait remonter à d’autres la responsabilité des malheurs quiaccablaient la colonie.

Les auteurs responsables de ces malheurs, qui étaient-ils ?Nuls autres, d’après lui, que le petit nombre d’émigrants quin’avaient pas été dans la nécessité de se réfugier à la côte aucours de l’hiver. Le raisonnement de Beauval était simple.Puisqu’on ne les avait pas revus, c’est qu’ils avaient réussi. Ilspossédaient, par conséquent, des vivres, et ces vivres, on avaitle droit de les confisquer au profit de tous.

Ces excitations trouvèrent de l’écho dans une population ré-duite au désespoir, et on leur obéit sans attendre. D’abord, onbattit la campagne dans les environs de Libéria, puis, en vued’expéditions plus lointaines, des bandes se formèrent, aug-mentèrent rapidement d’importance, et enfin, le 15 octobre, cefut une véritable armée de plus de deux cents hommes qui,sous la conduite des frères Moore, se rua à la conquête dupain.

193

Page 194: Les Naufragés du Jonathan

Pendant cinq jours, cette troupe parcourut l’île en tous sens.Qu’y faisait-elle ? On le devinait en voyant affluer ses victimes,affolées de la catastrophe imprévue qui avait annihilé leurs ef-forts. L’un après l’autre, ils couraient au gouverneur et lui de-mandaient justice. Mais celui-ci les renvoyait rudement en leurreprochant leur honteux égoïsme. Et quoi ! ils auraient consen-ti à se gorger tandis que leurs frères mouraient de faim ?

Ahuris, les malheureux battaient en retraite, et Beauvaltriomphait. Leurs plaintes lui prouvaient que la piste indiquéepar lui était bonne. Il ne s’était pas trompé. Ainsi qu’il l’avaitaffirmé au petit bonheur, ceux qui n’étaient pas revenus pen-dant l’hiver avaient vécu dans l’abondance.

Maintenant, en tous cas, leur sort était pareil à celui desautres. Leur patient travail était rendu inutile et ils se trou-vaient aussi pauvres et démunis que ceux qui avaient consom-mé leur ruine. Non seulement on était passé chez eux entrombe et l’on avait fait main basse sur tout ce qui pouvait semettre sous la dent, mais encore on s’était livré à ces excèsdont les foules, dussent-elles être les premières à en pâtir, sontassez volontiers coutumières. Les champs ensemencés avaientété piétinés, les basses-cours saccagées et vidées de leur der-nier habitant.

Bien maigre cependant était le butin des pillards. La réussitede ceux qu’ils rançonnaient était en somme très relative. Avoirréussi, cela voulait dire simplement que ces colons plus coura-geux, plus habiles ou moins malchanceux que leurs compa-gnons, avaient assuré vaille que vaille leur subsistance, maisnon pas qu’ils fussent devenus riches par miracle. On ne dé-couvrait donc rien dans ces pauvres fermes.

De là, parmi ceux qui sillonnaient la campagne, grande dés-illusion, qui se traduisait souvent par des actes de véritablesauvagerie.

Plus d’un colon fut soumis à la torture, afin qu’il dévoilât lacachette dans laquelle on l’accusait de dissimuler des vivresimaginaires. Les mêmes causes produisant les mêmes effets,l’île Hoste, comme jadis la France, avait sa Jacquerie.

Le cinquième jour après son départ, la bande des pillards seheurta aux palissades qui limitaient les enclos de la famille Ri-vière et des trois autres familles, leurs voisines. Depuis qu’ons’était mis en route, on n’avait cessé de penser à ces

194

Page 195: Les Naufragés du Jonathan

exploitations, les plus anciennes et les plus prospères de la co-lonie, et l’on se promettait merveille de leur pillage.

Il fallut déchanter.Attenantes les unes aux autres, les quatre fermes, bâties sur

les côtés d’un vaste quadrilatère, constituaient, dans leur en-semble, une sorte de citadelle, et une citadelle inexpugnable,car, seuls de tous les colons, ses défenseurs étaient armés. Ilsreçurent à coups de fusils les assaillants, qui eurent, à la pre-mière décharge, sept hommes tués ou blessés. Les autres n’endemandèrent pas davantage et s’enfuirent en tumulte.

Cette escarmouche calma sur-le-champ l’ardeur des pillards.Ceux-ci reprirent aussitôt la route de Libéria, qu’ils attei-gnirent à la nuit tombante. Le bruit de leurs imprécations fu-rieuses les y précéda et annonça leur arrivée. On s’avança àleur rencontre, en prêtant l’oreille à cette clameur venue de lacampagne assombrie.

Tout d’abord, l’éloignement ne permettant pas de com-prendre ce qu’ils criaient ainsi, on crut à des chants de joie etde victoire. Mais les mots, bientôt, se précisèrent, et l’on se re-garda effarés.

« Trahison !… Trahison !… » criaient-ils. Trahison !… Ceuxqui n’avaient pas quitté Libéria furent saisis de crainte, et, plusque tous les autres, Beauval trembla. Il pressentit un malheurdont, quel qu’il fût, on le rendrait responsable, et, sans savoirau juste quel danger le menaçait, il courut s’enfermer dans le« Palais ».

Il achevait à peine de s’y verrouiller que le bruyant cortègefaisait halte à sa porte.

Que lui voulait-on ? Que signifiaient ces blessés et ces mortsqu’on déposait sur le sol du terre-plein ménagé devant sa de-meure ? De quel drame étaient-ils les victimes ? Pourquoi cettemultitude en rumeur ?

Pendant que Beauval s’efforçait vainement de percer ce mys-tère, un autre drame se jouait, qui allait désoler les habitantsdu Bourg-Neuf et frapper le Kaw-djer en plein cœur.

Celui-ci n’était pas sans connaître les troubles qui agitaientla population de Libéria. En circulant dans le campement, il ap-prenait nécessairement tout ce qui s’y passait. Il ignorait néan-moins l’existence de la bande de pillards, partie avant son arri-vée et revenue après son départ pour la rive gauche. Si la

195

Page 196: Les Naufragés du Jonathan

diminution du nombre des émigrants, durant ces quelquesjours, avait, en effet, attiré son attention, il n’avait pu qu’enêtre étonné, sans en discerner la cause.

Troublé cependant par une sourde inquiétude, il était sorti,ce soir-là, après le coucher du soleil et, avec ses compagnonshabituels, Harry Rhodes, Hartlepool, Halg et Karroly, il s’étaitavancé jusqu’au bord de la rivière. La rive gauche dominant dequelques mètres la rive droite, il eût, de ce point, aperçu Libé-ria, pendant le jour. Mais, à cette heure, le campement dispa-raissait dans l’obscurité. Seules, une rumeur lointaine et unevague lueur en indiquaient l’emplacement.

Les cinq promeneurs, assis sur la berge, le chien Zol à leurspieds, contemplaient la nuit en silence, quand une voix s’élevade l’autre côté de la rivière.

« Kaw-djer !… appelait un homme haletant, comme s’il eûtété essoufflé par une course rapide.

– Présent !… » répondit le Kaw-djer.Une ombre traversa le ponceau et s’approcha du groupe. On

reconnut Sirdey, l’ancien cuisinier du Jonathan.« On a besoin de vous là-bas, dit-il en s’adressant au Kaw-

djer.– Qu’y a-t-il ? demanda celui-ci en se levant.– Des morts et des blessés.– Des blessés !… Des morts !… qu’est-il donc arrivé ?– On est allé en bande chez les Rivière… Paraît qu’ils ont des

fusils… Et voilà !– Les malheureux !…– Bilan : trois morts et quatre blessés. Les morts ne de-

mandent rien, mais peut-être que les blessés…– J’y vais », interrompit le Kaw-djer, qui se mit en marche,

tandis que Halg courait chercher la trousse des instruments dechirurgie.

Chemin faisant, le Kaw-djer interrogeait, mais Sirdey ne pou-vait le renseigner. Il ne savait rien. Lui, il n’avait pas accompa-gné la bande et il n’en connaissait les aventures que par ouïdire. Personne, d’ailleurs, ne l’avait envoyé. Voyant qu’on rap-portait sept corps inertes, il avait cru bien faire en accourantprévenir le Kaw-djer.

« Vous avez très bien fait », approuva celui-ci.

196

Page 197: Les Naufragés du Jonathan

En compagnie de Karroly, d’Hartlepool et d’Harry Rhodes, ilavait franchi le ponceau et s’était avancé d’une centaine demètres sur la rive droite, quand, en se retournant, il aperçutHalg, qui revenait avec la trousse. Le jeune Indien, qui traver-sait à son tour la rivière, rattraperait sans peine ses amis. LeKaw-djer se remit en marche à pas pressés.

Trois minutes plus tard un cri d’agonie l’arrêtait sur place.On eût dit la voix de Halg !… Le cœur étreint d’une affreuseangoisse, il se hâta de rebrousser chemin. Si grand était sontrouble que Sirdey put, sans être vu, lui fausser compagnie ets’éloigner du côté de Libéria de toute la vitesse de ses jambes,et qu’il ne distingua pas davantage une ombre qui s’enfuyaitdans la même direction après avoir fait un grand crochet versl’amont.

Mais si vite que le Kaw-djer courût, Zol courait plus vite en-core. En deux bonds, le chien eut disparu dans l’ombre.Quelques instants plus tard, il donnait de la voix. À ses aboie-ments plaintifs succédèrent des grondements furieux qui al-lèrent bientôt en s’affaiblissant, comme si l’animal eût prischasse et se fût lancé sur une piste.

Puis, tout à coup, un nouveau cri d’agonie s’éleva dans lanuit.

Ce deuxième cri, le Kaw-djer ne l’entendit pas. Il venait d’ar-river à l’endroit d’où le premier était parti, et là, à ses pieds, ilvenait d’apercevoir Halg, le visage contre le sol, couché au mi-lieu d’une mare de sang, un large coutelas fiché jusqu’aumanche entre les deux épaules.

Karroly s’était jeté sur son fils. Le Kaw-djer l’écarta rude-ment. Ce n’était pas l’heure de se lamenter, mais d’agir. Ra-massant sa trousse, tombée à côté du jeune garçon, il fenditd’un seul coup, de haut en bas, le vêtement de celui-ci. Puis,avec d’infinies précautions, l’arme homicide fut retirée de sonfourreau de chair, et la blessure apparut à nu. Elle était ter-rible. La lame, pénétrant entre les omoplates, avec traversé lapoitrine presque de part en part. En admettant que, par mi-racle, la moelle épinière ne fût pas intéressée, le poumon étaitnécessairement perforé. Halg, livide, les yeux clos, respirait àpeine, et une mousse sanglante coulait de ses lèvres.

En quelques minutes, le Kaw-djer, ayant découpé en lanièressa blouse de peau de guanaque, eut fait un pansement

197

Page 198: Les Naufragés du Jonathan

provisoire, puis, sur un signe de lui, Karroly, Hartlepool et Har-ry Rhodes se mirent en devoir de transporter le blessé.

À ce moment, l’attention du Kaw-djer fut enfin attirée par lesgrondements de Zol. Évidemment le chien était aux prises avecquelque ennemi. Tandis que le triste cortège se mettait enmarche, il s’avança dans la direction du bruit, dont la sourcene paraissait pas très éloignée.

Cent pas plus loin, un horrible spectacle frappait sa vue. Surle sol, un corps, celui de Sirk, ainsi qu’il le reconnut à la lu-mière de la lune, était étendu, la gorge ouverte par une af-freuse blessure. Des carotides tranchées net le sang giclait àflots. Cette blessure, ce n’était pas une arme qui l’avait faite.

Elle était l’œuvre de Zol, qui s’acharnait encore, ivre de rage,à l’agrandir.

Le Kaw-djer fit lâcher prise au chien, puis s’agenouilla dansla boue sanglante près de l’homme. Tous soins étaient inutiles.Sirk était mort. Le Kaw-djer, songeur, considérait le cadavrequi ouvrait dans la nuit des yeux déjà vitreux. Le drame se re-constituait aisément. Pendant qu’il suivait Sirdey, complicepeut-être du crime projeté, Sirk, à l’affût, avait bondi sur Halgqui revenait en courant et l’avait assassiné par derrière. Puis,tandis qu’on s’empressait autour du blessé, Zol s’était lancésur les traces du coupable, dont le châtiment avait suivi deprès le crime. Quelques minutes avaient suffi pour que ledrame déroulât ses foudroyantes péripéties. Les deux acteursgisaient abattus, l’un mort, l’autre mourant.

La pensée du Kaw-djer se reporta sur Halg. Le groupe destrois hommes qui soutenaient le corps inerte du jeune Indiencommençait à s’effacer dans la nuit. Il soupira profondément.Cet enfant représentait tout ce qu’il aimait sur la terre. Aveclui disparaîtrait sa plus forte, presque son unique raison devivre.

Au moment de s’éloigner, il laissa tomber un dernier regardsur le mort. La flaque ne s’était pas élargie. À mesure quejaillissait le flot ralenti du sang, il disparaissait dans la terrequi l’absorbait avidement. Depuis l’origine des âges elle a cou-tume de s’en abreuver, et ce n’est pas un fait d’importance quedes gouttes de plus ou de moins dans l’intarissable pluie rouge.Jusqu’ici, cependant, l’île Hoste avait échappé à la loi com-mune. Inhabitée, elle était ainsi restée pure. Mais des hommes

198

Page 199: Les Naufragés du Jonathan

étaient venus peupler ses déserts, et aussitôt le sang deshommes avait coulé.

C’était la première fois peut-être qu’elle en était souillée…Ce ne devait pas être la dernière.

199

Page 200: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 11Un chef

Quand Halg, toujours privé de sentiment, eut été déposé surson lit, le Kaw-djer changea son pansement de fortune contreun autre moins sommaire. Les paupières du blessé battirent,ses lèvres s’agitèrent, un peu de rose colora ses joues livides,puis, après quelques faibles gémissements, il passa de l’anéan-tissement de la syncope à celui du sommeil.

Survivrait-il à sa terrible blessure ? La science humaine nepouvait l’affirmer. En somme, la situation était grave, mais nondésespérée, et il n’était pas absolument impossible que la plaiedu poumon se cicatrisât.

Après avoir donné tous les soins que son affection et son ex-périence lui dictèrent, le Kaw-djer recommanda pour Halg lecalme le plus complet et la plus rigoureuse immobilité, et cou-rut à Libéria, où d’autres avaient peut-être besoin de lui.

Le malheur personnel qui venait de l’accabler laissait intactson admirable instinct de dévouement et d’altruisme. Le dramerapide qui déchirait son cœur ne lui faisait pas oublier cesmorts et ces blessés, qui, d’après l’ancien cuisinier du Jona-than, attendaient du secours à Libéria. Y avait-il réellement desblessés et des morts, et Sirdey n’avait-il pas menti ? Dans ledoute, il fallait se rendre compte par soi-même de la vérité deschoses.

Il était à ce moment près de dix heures du soir. La lune, dansson premier quartier, commençait à décliner vers le couchant,et du firmament obscurci de l’orient tombait inépuisablementla cendre impalpable de l’ombre. Dans la nuit grandissante,une vague lueur continuait à rougeoyer au loin. Libéria ne dor-mait pas encore.

200

Page 201: Les Naufragés du Jonathan

Le Kaw-djer se mit en marche à grands pas. À travers la cam-pagne silencieuse, une rumeur, d’abord légère, puis de plus enplus violente à mesure qu’il approchait, parvenait jusqu’à lui.

En vingt minutes il eut atteint le campement. Passant rapide-ment entre les maisons noires, il allait déboucher sur l’espacelaissé libre devant la maison du gouverneur, quand un spec-tacle, étrange et du plus intense pittoresque l’arrêta uninstant.

Éclairée par un cercle de torches fuligineuses, la populationentière de Libéria semblait s’être donné rendez-vous sur leterre-plein. Tout le monde était là, hommes, femmes, enfants,divisés en trois groupes distincts. Le plus important de beau-coup au point de vue du nombre était massé juste en face duKaw-djer. Ce groupe, qui comprenait la totalité des enfants etdes femmes, demeurait silencieux et semblait composé ensomme des spectateurs des deux autres. De ceux-ci, l’un se te-nait rangé en bataille devant le palais du gouvernement,comme s’il eût voulu en défendre l’entrée, tandis que l’autreavait pris position de l’autre côté de la place.

Non, Sirdey n’avait pas menti. Au milieu du terre-plein, septcorps s’allongeaient, en effet. Des blessés ou des morts ? Àcette distance, le Kaw-djer n’en pouvait rien savoir, la flammemouvante des torches leur prêtant à tous les mêmes appa-rences de vie.

À en juger par leur attitude, il paraissait impossible demettre en doute l’hostilité réciproque des deux groupes lesmoins nombreux. Cependant, de part et d’autre des corps dé-posés sur le sol, il semblait exister une zone neutre que nul despartis adverses ne se hasardait à franchir. Ceux qu’on était endroit, selon toute apparence, de considérer comme les as-saillants n’esquissaient aucun geste d’attaque, et les défen-seurs de Beauval n’avaient pas l’occasion de montrer leur cou-rage. La bataille n’était pas engagée. On n’en était encorequ’aux paroles, mais, par exemple, on ne s’en faisait pas faute.Par-dessus les blessés ou les morts, on poursuivait une discus-sion fiévreuse ; on échangeait, en guise de balles, des parolesqui, tantôt s’amenuisaient en arguments, et tantôt s’enflaientjusqu’à l’invective.

On fit silence, quand le Kaw-djer pénétra dans le cercle delumière. Sans s’occuper de ceux qui l’entouraient, il alla droit

201

Page 202: Les Naufragés du Jonathan

aux corps étendus et se pencha sur l’un d’eux. Celui-ci n’étantplus qu’un cadavre, il passa aussitôt au suivant, puis à tous lesautres, entrouvrant les vêtements quand il y avait lieu et procé-dant rapidement à des pansements sommaires. Ce qu’avait an-noncé Sirdey était exact. Il y avait bien, en effet, trois morts etquatre blessés.

Quand tout fut terminé, le Kaw-djer regarda autour de lui etmalgré sa tristesse, il ne put s’empêcher de sourire en sevoyant entouré d’un millier de visages qui exprimaient la plusrespectueuse et la plus puérile curiosité. Pour mieux l’éclairer,les porteurs de torches s’étaient rapprochés. Les trois groupes,suivant le mouvement, s’étaient peu à peu fondus en un seuldont il formait le centre, et dans lequel le silence était devenuprofond.

Le Kaw-djer demanda qu’on vînt à son aide. Personne ne fai-sant mine de bouger, il désigna par leur nom ceux dont il récla-mait le concours. Ce fut alors très différent. Sans la moindrehésitation, l’émigrant désigné sortait de la foule à l’appel deson nom et se conformait avec zèle aux instructions qui luiétaient données.

En quelques minutes, morts et blessés furent enlevés ettransportés dans leurs demeures respectives, sous la conduitedu Kaw-djer, dont le rôle n’était pas terminé. Il lui restait à vi-siter successivement les quatre blessés, à procéder à l’extrac-tion des projectiles et aux pansements définitifs, avant de rega-gner le Bourg-Neuf.

Tout en parachevant de cette manière son œuvre de dévoue-ment, il s’informait des causes du massacre. Il apprit ainsi larentrée en scène de Lewis Dorick, l’animosité de la foule àl’égard de Ferdinand Beauval et le dérivatif imaginé par celui-ci, les razzias faites dans les environs du campement et enfin latentative de pillage dont il pouvait constater de visule piteuxrésultat.

Piteux, il ne pouvait l’être, en effet, davantage. Repoussés àcoups de fusils, comme il a été dit, par les quatre familles soli-dement retranchées dans leur enclos, les pillards avaient battuen retraite, ne rapportant, en fait de butin, que leurs cama-rades tués ou blessés. Combien le retour avait été différent del’aller ! Ils étaient partis à grand bruit, s’excitant les uns lesautres, grisés d’une sorte de joie féroce, au milieu d’un concert

202

Page 203: Les Naufragés du Jonathan

d’exclamations, de lazzi brutaux, de vociférations, de menacescontre ceux qu’on se disposait à mettre à rançon. Ils reve-naient en silence, l’oreille basse, n’ayant gagné dans l’aventureque des horions. Les bouches étaient muettes, les cœursamers, les yeux sombres. L’excitation sauvage du départ avaitfait place à une sourde fureur, qui ne demandait qu’un pré-texte pour éclater.

Ils s’estimaient dupes. De qui ? Ils ne savaient trop. Pas deleur sottise, ni de leurs illusions, dans tous les cas. Selon lacoutume universelle, ils eussent accusé la terre entière avantde s’accuser eux-mêmes.

Ils connaissaient bien, pour l’avoir éprouvé trop souvent, cesentiment d’amertume et de honte qui succède à l’avortementdes entreprises de violence. Avant d’être jetés sur l’île Hoste,ils avaient compté parmi les prolétaires des deux mondes, etplus d’une fois ils s’étaient laissé prendre aux discours vibrantsdes rhéteurs. Ils avaient pratiqué la grève, digne et calme pen-dant les premiers jours, quand les bourses sont encore pleines,mais que la misère menaçante rend impatiente et fébrile, et quidevient furieuse enfin, quand les marmots crient devant lahuche vide. C’est alors, qu’on voit rouge, qu’on se rue entrombe, et qu’on tue et qu’on meurt pour revenir… victorieuxparfois, il est vrai, mais plus souvent vaincu, c’est-à-dire dansune condition pire, l’échec ayant démontré la faiblesse de ceuxqui voulaient triompher par la force.

Eh bien ! ce retour à travers les champs saccagés, c’étaittout à fait le dernier acte d’une grève qui finit mal. L’état desâmes était pareil. Les pauvres diables s’estimaient joués et ilsenrageaient de leur sottise. Les chefs, Beauval, Dorick, oùétaient-ils partis ?… Parbleu ! loin des coups. C’était toujourset partout la même chose. Des renards et des corbeaux. Desexploiteurs et des exploités.

Mais la grève, quand elle est sanglante, l’émeute, les révolu-tions ont leur rituel que les acteurs de ce drame savaient parcœur pour s’y être plus d’une fois scrupuleusement conformés.Il est d’usage que, dans ces convulsions, où l’homme, oubliantqu’il est un être pensant, emploie comme arguments la vio-lence et le meurtre, les victimes deviennent des drapeaux.

Drapeaux donc étaient devenues celles que rapportait labande des pillards, et c’est pourquoi on les avait étendues sous

203

Page 204: Les Naufragés du Jonathan

les yeux de Ferdinand Beauval qui, détenant le pouvoir, étaitpar essence responsable de tous les maux. Mais, là, on s’étaitheurté à ses partisans, et l’on avait commencé par s’injuriercopieusement avant d’en arriver aux coups. L’heure des coups,d’ailleurs, n’avait pas encore sonné. Un protocole inflexible in-diquait nettement la marche à suivre. Quand on aurait suffi-samment discouru, quand les gosiers seraient fatigués de crier,on rentrerait chez soi, puis, le lendemain, pour que tout fût ac-compli conformément aux rites, on ferait aux morts de solen-nelles funérailles. C’est alors seulement que les désordres se-raient à craindre.

L’intervention du Kaw-djer avait brusqué les choses. Grâce àlui, les colères avaient fait trêve, et l’on s’était souvenu qu’iln’y avait pas là que des morts, mais aussi des blessés auxquelsdes soins rapides étaient peut-être susceptibles de conserver lavie.

Le terre-plein était désert, quand il le traversa pour retour-ner au Bourg-Neuf. Avec sa mobilité coutumière, la foule, tou-jours prête à s’enflammer soudainement, s’était soudainementapaisée. Les maisons étaient closes. On dormait.

Tout en cheminant dans la nuit, le Kaw-djer pensait à ce qu’ilavait appris. Aux noms de Dorick et de Beauval, il avait simple-ment haussé les épaules, mais la randonnée des pillards à tra-vers la campagne lui semblait mériter plus sérieuse considéra-tion. Ces déprédations, ces vols, ces actes de barbarie étaientdu plus fâcheux augure. La colonie, déjà si compromise, étaitperdue sans retour, si les colons entraient en lutte ouverte lesuns contre les autres.

Que devenaient, au contact des faits, les théories sur les-quelles le généreux illuminé avait édifié sa vie ? Le résultatétait là, certain, tangible, incontestable. Livrés à eux-mêmes,ces hommes s’étaient montrés incapables de vivre, et ils al-laient mourir de faim, troupeau imbécile qui ne saurait pastrouver sa pâture sans un berger pour la lui donner. Quant àleur être moral, la qualité n’en excédait pas celle de leur senspratique. L’abondance, la médiocrité et la misère, les brûluresdu soleil et les morsures du froid, tout avait été prétexte pourque se révélassent les tares indélébiles des âmes. Ingratitudeet égoïsme, abus de la force et lâcheté, intempérance, impré-voyance et paresse, voilà de quoi étaient pétris un trop grand

204

Page 205: Les Naufragés du Jonathan

nombre de ces hommes, dont l’intérêt, à défaut de plus noblemobile, eût dû faire une seule volonté aux mille cerveaux. Etvoici qu’on arrivait aux dernières lignes de cette lamentableaventure ! Dix-huit mois avaient suffi pour qu’elle commençâtet se conclût. Comme si la nature eût regretté son œuvre et re-connu son erreur, elle rejetait ces hommes quis’abandonnaient eux-mêmes. La mort les frappait sans relâche.L’un après l’autre, ils disparaissaient ; l’un après l’autre, ilsétaient repris par la terre, creuset où tout s’élabore et se trans-forme, qui, continuant le cycle éternel, referait de leur sub-stance d’autres êtres, hélas ! sans doute, pareils à eux.

Encore estimaient-ils que la grande faucheuse n’allait pas as-sez vite en besogne, puisqu’ils l’aidaient de leurs propresmains. Là-bas, d’où le Kaw-djer venait, des blessés et desmorts. Ici, où il passait, le cadavre de Sirk. Au Bourg-Neuf, lapoitrine trouée d’un enfant, par qui son cœur désenchantéavait réappris la douceur d’aimer. De tous côtés, du sang.

Avant d’aller chercher le sommeil, le Kaw-djer s’approcha duchevet de Halg. La situation était la même, ni meilleure, nipire. Une hémorragie soudaine était toujours à craindre et,pendant plusieurs jours, ce danger resterait redoutable.

Brisé par la fatigue, il se réveilla tard le lendemain. Le soleilétait déjà haut sur l’horizon, quand il sortit de sa maison, aprèsune visite à Halg, dont l’état demeurait stationnaire. La brumes’était levée. Il faisait beau. Hâtant le pas, afin de rattraper letemps perdu, le Kaw-djer se mit en route, comme chaque jour,pour Libéria, où l’appelaient ses malades ordinaires, ennombre, il est vrai, décroissant depuis le commencement duprintemps, et les quatre blessés de le veille.

Mais il se heurta à une barrière humaine dressée en traversdu ponceau. À l’exception de Halg et de Karroly, elle compre-nait toute la population masculine du Bourg-Neuf. Il y avait làquinze hommes et, circonstance singulière, quinze hommes ar-més de fusils, qui paraissaient le guetter. Ce n’étaient pointdes soldats, et pourtant leur attitude avait quelque chose demilitaire. Calmes, sévères même, ils demeuraient l’arme aupied, comme dans l’attente des ordres d’un chef.

Harry Rhodes, à quelques pas en avant d’eux, arrêta dugeste le Kaw-djer. Celui-ci fit halte, et dénombra la petitetroupe d’un regard étonné.

205

Page 206: Les Naufragés du Jonathan

« Kaw-djer, dit Harry Rhodes, non sans une sorte de solenni-té, depuis longtemps je vous conjure de venir au secours de lamalheureuse population de l’île Hoste, en acceptant de vousplacer à sa tête. Une dernière fois, je renouvelle ma prière. »

Le Kaw-djer, sans répondre, ferma les yeux, comme pourmieux voir en lui-même. Harry Rhodes poursuivit :

« Les derniers événements ont dû vous faire réfléchir. Nous,en tous cas, nous sommes fixés. C’est pourquoi, cette nuit,Hartlepool, moi et quelques autres, nous sommes allés re-prendre ces quinze fusils qui ont été distribués aux hommes duBourg-Neuf. Nous sommes armés maintenant et maîtres parconséquent d’imposer nos volontés. Or, les choses en sont arri-vées à un point qu’une plus longue patience serait un véritablecrime. Il faut agir. Mon parti est pris. Si vous persistez dansvotre refus, je me mettrai moi-même à la tête de ces bravesgens. Malheureusement, je n’ai, ni votre influence, ni votre au-torité. On ne m’écoutera pas, et le sang coulera. À vous, aucontraire, on obéira sans murmure. Décidez.

– Qu’y a-t-il donc de nouveau ? demanda le Kaw-djer avec soncalme habituel.

– Ceci », répondit Harry Rhodes, en étendant la main vers lamaison où Halg agonisait.

Le Kaw-djer tressaillit.« Et ceci encore », ajouta Harry Rhodes, en l’entraînant de

quelques pas vers l’amont.Tous deux gravirent la berge qui, en cet endroit, dominait la

rive droite. Libéria et la plaine marécageuse qui les en séparaitapparurent à leurs regards.

Dès les premières heures du matin, on s’était, au campementréveillé avec la fièvre. Il s’agissait de compléter l’œuvre de laveille, en procédant aux funérailles solennelles des trois morts.La perspective de cette cérémonie mettait tout le monde enébullition. Pour les camarades des victimes, il s’agissait d’unemanifestation ; pour les partisans de Beauval, d’un danger ;pour les autres, d’un spectacle.

La population tout entière, à l’exception du seul Beauval, quiavait jugé plus sage de se tenir enfermé, suivit donc les troiscercueils. On ne négligea pas de faire passer le cortège devantla maison du gouverneur, ni de s’arrêter sur le terre-plein, ce

206

Page 207: Les Naufragés du Jonathan

dont Lewis Dorick profita pour débiter une violente diatribe.Puis on se remit en marche.

Sur les tombes, Dorick, prenant de nouveau la parole, pro-nonça, pour la centième fois, un trop facile réquisitoire contrel’administration de la colonie. À l’entendre, l’imprévoyance,l’incapacité, les principes rétrogrades de son titulaire avaientcausé tous les malheurs. Le moment était venu de renversercet incapable et de nommer à sa place un autre chef.

Le succès de Dorick fut éclatant. On lui répondit par un ton-nerre de cris. D’abord, ce furent des « Vive Dorick ! » puis onhurla « Au palais !… Au palais !… » et une centaine d’hommess’ébranlèrent, en martelant le sol de leurs pieds lourds. Ilsétaient chauffés à point. Leurs yeux étincelaient, leurs poingsvers le ciel se tendaient menaçants, et les bouches grandes ou-vertes par des clameurs de haine faisaient dans les visages destrous noirs.

Bientôt le mouvement s’accéléra. Ils pressèrent le pas, puiscoururent, et enfin, se poussant, se bousculant, ils dévalèrentcomme un torrent.

Un obstacle brisa leur élan. Ceux qui, ayant part aux avan-tages du pouvoir, redoutaient que le détenteur n’en fût changé,s’étaient constitués ses défenseurs. Poings contre poings, poi-trines contre poitrines, les deux bandes se heurtèrent, et lescoups commencèrent à pleuvoir.

Toutefois, le parti de Beauval, visiblement le plus faible, dutreculer. Pas à pas, mètre à mètre, il fut refoulé jusqu’au Palais.Sur le terre-plein, la bataille reprit plus ardente. Longtempselle demeura indécise. De temps à autre, un combattant, forcéde se retirer de la lutte, allait s’abattre dans quelque coin. Desmâchoires furent brisées, des côtes enfoncées, des membrescassés.

Plus on frappait, plus on s’exaspérait. Le moment vint où lescouteaux sortirent tout seuls de leurs gaines. Une fois de plus,le sang coula.

Après une résistance héroïque, les défenseurs de Beauvalfurent enfin débordés, et les assaillants, ayant tout balayé de-vant eux, se ruèrent en désordre dans l’intérieur du Palais.Avec des hurlements de sauvages, ils le parcoururent de hauten bas. S’ils avaient trouvé Beauval, celui-ci eût été inévitable-ment écharpé. Par bonheur, il fut impossible de le découvrir.

207

Page 208: Les Naufragés du Jonathan

Beauval avait disparu. En voyant de quelle manière tournaientles choses, il avait déguerpi à temps, et, en ce moment, il fuyaità toutes jambes dans la direction du Bourg-Neuf.

L’inutilité de leurs recherches porta au paroxysme la ragedes vainqueurs. Il est de l’essence même de la foule de perdretoute mesure dans le bien comme dans le mal. À défaut d’autrevictime, on s’en prit aux choses. La demeure de Beauval futpillée de fond en comble. Son misérable mobilier, ses papiers,ses objets personnels, tout fut jeté pêle-mêle par les fenêtres,et amoncelé en un tas auquel on mit le feu. Quelques instantsplus tard, – fut-ce par inadvertance ? fut-ce par la volonté del’un des émeutiers ? – le Palais lui-même flambait à son tour.

Chassés par la fumée, les envahisseurs se précipitèrent audehors. Alors, ils n’étaient plus des hommes. Ivres de cris, desaccage et de meurtre, ils n’avaient plus de pensée ni de but.Rien qu’un irrésistible besoin de frapper, d’assommer, de dé-truire et de tuer.

Sur le terre-plein stationnait, comme au spectacle, la fouledes enfants, des femmes et des indifférents, éternels badauds àqui on ne cesse de rendre les coups qu’ils n’ont pas donnés. Ilsformaient, en somme, le gros de la population, mais, en dépitde leur nombre, ils étaient trop pacifiques pour être redou-tables. La bande de Lewis Dorick, maintenant grossie de sesanciens adversaires qui jugeaient opportun de se ranger du cô-té du plus fort, se rua sur cette multitude inoffensive, cognantdes pieds et des poings.

Ce fut une fuite éperdue. Hommes, femmes et enfants se ré-pandirent dans la plaine, poursuivis par ces énergumènes quieussent été bien embarrassés de donner la raison de leur sau-vage fureur.

Du haut de la berge qu’il venait de gravir avec Harry Rhodes,le Kaw-djer, en regardant du côté du campement, n’aperçutqu’un nuage de fumée, dont les lourdes volutes allaient roulerjusqu’à la mer. Les maisons disparaissaient dans ce nuage,d’où s’élevaient des cris confus : appels, jurons, exclamationsde douleur et d’angoisse. Un seul être vivant, un homme, semontrait dans la plaine, au-delà de la rivière. Il courait detoutes ses forces, bien que personne ne fût à sa poursuite.Sans ralentir son allure, cet homme atteignit le ponceau, le

208

Page 209: Les Naufragés du Jonathan

franchit, et vint tomber, hors d’haleine, en arrière de la petitetroupe armée. On reconnut alors Ferdinand Beauval.

Voilà ce que vit d’abord le Kaw-djer. Dans sa simplicité, le ta-bleau était éloquent, et il en comprit sur-le-champ la significa-tion : Beauval honteusement chassé, contraint à la fuite, etl’émeute semant dans Libéria l’incendie et la mort.

Quel sens avait tout cela ? Qu’on se fût débarrassé de Beau-val, rien de mieux. Mais pourquoi cette dévastation, dont lesauteurs seraient les premières victimes ? Pourquoi cette tuerie,dont les cris lointains disaient la sauvage fureur ?

Ainsi donc, les hommes pouvaient en arriver là ! Non seule-ment le plus médiocre intérêt les rendait capables du mal, maisils l’étaient encore, le cas échéant, de détruire pour détruire,de frapper pour frapper, de tuer pour le plaisir de tuer ! Il n’yavait pas que les besoins, les passions et l’orgueil pour lancerles hommes les uns contre les autres ; il y avait aussi la folie,cette folie qui existe en puissance dans toutes les foules, et quifait qu’ayant une fois goûté de la violence, elles ne s’arrêtentque saoules de destruction et de carnage.

C’est par une telle folie – héroïsme ou brigandage, selon l’oc-currence – que le bandit abat sans raison le passant inoffensif,c’est par elle que les révolutions font des innocents et des cou-pables une indistincte hécatombe, comme c’est elle aussi quienflamme les armées et gagne les batailles.

Que devenaient, devant de pareils faits, les rêves du Kaw-djer ? Si la liberté intégrale était le bien naturel des hommes,n’était-ce pas à la condition qu’ils restassent des hommes etqu’ils ne fussent pas susceptibles de se transformer en bêtesfauves, comme ceux dont il contemplait les exploits ?

Le Kaw-djer n’avait rien répondu à Harry Rhodes. Droit etferme au point culminant de la berge, il regarda pendantquelques minutes en silence. Ses réflexions douloureuses, sonvisage impassible ne les trahissait pas.

Et pourtant, quel débat cruel dont son âme était déchirée !Fermer les yeux à l’évidence et s’entêter égoïstement dans unereligion menteuse, tandis que ces malheureux insensés se mas-sacraient les uns les autres, ou bien reconnaître l’évidence,obéir à la raison, intervenir dans ce désordre et les sauver mal-gré eux, poignant dilemme ! Ce que commandait le bon sens,c’était, hélas ! la négation de toute sa vie. Voir brisée à ses

209

Page 210: Les Naufragés du Jonathan

pieds l’idole élevée dans son cœur, reconnaître qu’on a étédupe d’un mirage, se dire qu’on a bâti sur un mensonge, querien n’est vrai de ce qu’on a pensé, et qu’on s’est sacrifié stupi-dement à une chimère, quelle faillite !

Tout à coup, hors de la fumée qui recouvrait Libéria, jaillit unfuyard, puis un autre, puis dix autres, puis cent autres, dontbeaucoup de femmes et d’enfants. Quelques-uns cherchaient àse réfugier dans les hauteurs de l’Est, mais le plus grandnombre, serrés de près par leurs adversaires, couraient éper-dument dans la direction du Bourg-Neuf. La dernière de ceux-ci était une femme. Un peu forte, elle ne pouvait aller vite. Unhomme la rejoignit en quelques enjambées, la saisit par lescheveux, la renversa sur le sol, leva le poing… Le Kaw-Djer seretourna vers Harry Rhodes et dit d’une voix grave :

« J’accepte. »

210

Page 211: Les Naufragés du Jonathan

Partie 3

211

Page 212: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 1Premières mesures

Le Kaw-djer, à la tête des quinze volontaires, traversa laplaine au pas de course. Il lui suffît de quelques minutes pouratteindre Libéria.

On se battait encore sur le terre-plein, mais avec moins d’ar-deur, et uniquement par suite de la vitesse acquise, car, déjà,on ne savait plus très bien pourquoi.

L’arrivée de la petite troupe armée frappa de stupeur les bel-ligérants. C’était une éventualité qu’ils n’avaient pas prévue. Àaucun moment, les émeutiers n’avaient admis qu’ils pussentavoir à lutter contre une force supérieure, de taille à mettre leholà à leurs fantaisies meurtrières. Les combats singuliers enfurent subitement arrêtés. Ceux qui recevaient les coupsprirent du champ, ceux qui les donnaient s’immobilisèrent auxendroits où ils se trouvaient, les uns tout ahuris de leur inexpli-cable aventure, les autres l’air un peu égaré, la respiration ha-letante, en hommes qui, dans un moment d’aberration, au-raient accompli quelque travail pénible dont ils ne compren-draient plus la raison. Sans transition, la surexcitation faisaitplace à la détente.

Le Kaw-djer s’occupa en premier lieu de combattre l’incendieque les flammes, rabattues par une légère brise du Sud, ris-quaient de communiquer au campement tout entier. L’ancien« palais » de Beauval était alors plus qu’aux trois quarts consu-mé. Quelques coups de crosse suffirent à jeter bas cetteconstruction légère, dont il ne subsista bientôt plus qu’un tasde débris calcinés d’où s’élevait une fumée âcre.

Cela fait, laissant cinq de ses hommes de garde près de lafoule assagie, il partit avec les dix autres à travers la plaine,afin de rallier le surplus des émigrants. Il y réussit sans peine.

212

Page 213: Les Naufragés du Jonathan

De tous côtés on revenait vers Libéria, les assaillants, dont lafatigue avait apaisé la fureur insensée, formant l’avant-garde,et derrière eux, les badauds étrillés, qui, encore mal remis deleur terreur, se rapprochaient craintivement en conservant unprudent intervalle. Quand ceux-ci aperçurent le Kaw-djer, ilsreprirent confiance et pressèrent le pas, si bien que les uns etles autres arrivèrent confondus à Libéria.

En moins d’une heure, toute la population fut rassemblée surle terre-plein. À voir ses rangs serrés, sa masse homogène, ileût été impossible de soupçonner que des partis adversesl’eussent jamais divisée. Sans les nombreuses victimes qui jon-chaient le sol, il ne serait resté aucune trace des troubles quivenaient de finir.

La foule ne montrait pas d’impatience. De la curiosité simple-ment. Tout étonnée de l’incompréhensible rafale qui l’avait se-couée et meurtrie, elle regardait placidement le groupe com-pact des quinze hommes armés qui lui faisait face, et attendaitce qui allait s’ensuivre.

Le Kaw-djer s’avança au milieu du terre-plein, et, s’adressantaux colons dont les regards convergeaient vers lui, il dit d’unevoix forte :

« Désormais, c’est moi qui serai votre chef. »Quel chemin il lui avait fallu parcourir pour en arriver à pro-

noncer ces quelques mots ! Ainsi donc, non seulement il accep-tait enfin le principe d’autorité, non seulement il consentait, endépit de ses répugnances, à en être le dépositaire, mais en-core, allant d’un extrême à l’autre, il dépassait les plus absolusautocrates. Il ne se contentait pas de renoncer à son idéal de li-berté, il le foulait aux pieds. Il ne demandait même pas l’assen-timent de ceux dont il se décrétait le chef. Ce n’était pas unerévolution. C’était un coup d’État.

Un coup d’État d’une étonnante facilité. Quelques secondesde silence avaient suivi la brève déclaration du Kaw-djer, puisun grand cri s’éleva de la foule. Applaudissements, vivats,hourras partirent à la fois en ouragan. On se serrait les mains,on se congratulait, les mères embrassaient leurs enfants. Cefut un enthousiasme frénétique.

Ces pauvres gens passaient du découragement à l’espoir. Dumoment que le Kaw-djer prenait leurs affaires en mains, ilsétaient sauvés. Il saurait bien les tirer de leur misère.

213

Page 214: Les Naufragés du Jonathan

Comment ?… Par quel moyen ?… Personne n’en avait aucuneidée, mais là n’était pas la question. Puisqu’il se chargeait detout, il n’y avait pas à chercher plus loin.

Quelques-uns, cependant, étaient sombres. Toutefois, si lespartisans, dispersés, noyés dans la foule, de Beauval et de Le-wis Dorick ne poussaient pas de vivats, ils ne se risquaient pasà manifester autrement que par leur silence. Qu’eussent-ils pufaire de plus ? Leur minorité infime devait compter avec la ma-jorité, depuis que celle-ci avait un chef. Ce grand corps possé-dait une tête désormais, et le cerveau rendait redoutable cesinnombrables bras jusqu’ici dédaignés.

Le Kaw-djer étendit la main. Le silence s’établit comme parenchantement.

« Hosteliens, dit-il, le nécessaire sera fait pour améliorer lasituation, mais j’exige l’obéissance de tous et je compte quepersonne ne m’obligera à employer la force. Que chacun devous rentre chez soi et attende les instructions qui ne tarde-ront pas à être données. »

L’énergique laconisme de ce discours eut les plus heureux ef-fets. On comprit qu’on allait être dirigé, et qu’il suffirait doré-navant de se laisser conduire. Rien ne pouvait mieux réconfor-ter des malheureux qui venaient de faire de la liberté une si dé-plorable expérience et qui l’eussent volontiers aliénée contre lacertitude d’un morceau de pain. La liberté est un bien im-mense, mais qu’on ne peut goûter qu’à la condition de vivre. Etvivre, à cela se réduisaient pour l’instant les aspirations de cepeuple en détresse.

On obéit avec célérité, sans faire entendre le plus léger mur-mure. La place se vida, et tous, jusqu’à Lewis Dorick, seconformant aux ordres reçus, s’enfermèrent dans les maisonsou sous les tentes.

Le Kaw-djer suivit des yeux la foule qui s’écoulait, et seslèvres eurent un imperceptible pli d’amertume. S’il lui étaitresté des illusions, elles se fussent envolées. L’homme, décidé-ment, ne haïssait pas la contrainte autant qu’il se l’était imagi-né. Tant de veulerie – de lâcheté presque ! – ne s’accordait pasavec l’exercice d’une liberté sans limite.

Une centaine de colons n’avaient pas suivi les autres. LeKaw-djer se tourna en fronçant les sourcils vers ce groupe in-docile. Aussitôt, un de ceux qui le composaient s’avança en

214

Page 215: Les Naufragés du Jonathan

avant de ses compagnons et prit la parole en leur nom. S’ilsn’allaient pas, eux aussi, s’enfermer dans leurs demeures, c’estqu’ils n’en avaient pas. Chassés de leurs fermes envahies parune horde de pillards, ils venaient d’arriver à la côte, ceux-làdepuis quelques jours, ceux-ci de la veille, et ils ne possédaientplus d’autre abri que le ciel.

Le Kaw-djer, les ayant assurés qu’il serait promptement sta-tué sur leur sort, les invita à dresser les tentes qui existaientencore en réserve, puis, tandis qu’ils se mettaient en devoird’obéir, il s’occupa sans plus tarder des victimes de l’émeute.

Il y en avait sur le terre-plein même et dans la campagne en-vironnante. On partit à la recherche de ces dernières, et bien-tôt toutes furent ramenées au campement. Vérification faite,les troubles coûtaient la vie à douze colons, en y comprenantles trois pillards qui avaient trouvé la mort dans l’assaut de laferme des Rivière. En général, il n’y avait pas lieu de beaucoupregretter les défunts. Un d’entre eux seulement, un des émi-grants revenus de l’intérieur au cours de l’hiver, devait êtrecompté dans la portion saine du peuple hostelien. Quant auxautres, ils appartenaient aux clans de Beauval et de Dorick, etle parti du travail et de l’ordre ne pouvait qu’être fortifié parleur disparition.

Les dommages les plus sérieux avaient été soufferts, en effet,par les émeutiers eux-mêmes, acharnés dans l’attaque commedans la défense. Parmi les curieux inoffensifs qu’ils avaient as-saillis avec tant de sauvagerie après l’incendie du « palais »,tout se réduisait, hormis le colon assassiné, à des blessures :contusions, fractures, voire quelques coups de couteau, quifort heureusement ne mettaient en danger la vie de personne.

C’était de la besogne pour le Kaw-djer. Il n’en fut pas effrayé.Ce n’est pas en aveugle qu’il avait pris en charge l’existenced’un millier d’êtres humains, et, quelle que fût la grandeur dela tâche, elle ne serait pas au-dessus de son courage.

Les blessés examinés, pansés quand il y avait lieu, et enfindirigés sur leurs demeures habituelles, le terre-plein fut com-plètement vide. Y laissant cinq hommes en surveillance, leKaw-djer reprit, avec les dix autres, le chemin du Bourg-Neuf.Là-bas, un autre devoir l’appelait ; là-bas, il y avait Halg, mou-rant, mort peut-être…

215

Page 216: Les Naufragés du Jonathan

Halg était dans le même état, et les soins intelligents ne luimanquaient pas. Graziella et sa mère étaient accourues re-joindre Karroly au chevet du blessé, et l’on pouvait comptersur le dévouement de telles gardes-malades. Élevée à une rudeécole, la jeune fille y avait appris à commander à sa douleur.Elle montra au Kaw-djer un visage tranquille et répondit aveccalme à ses questions. Halg, ainsi qu’elle le lui dit, n’avait quepeu de fièvre, mais il ne sortait de sa continuelle somnolenceque pour pousser de temps à autre quelques faibles gémisse-ments. Une mousse sanguinolente coulait toujours entre seslèvres pâlies. Toutefois, elle était moins abondante et sa colora-tion moins prononcée. Il y avait là un symptôme favorable.

Pendant ce temps, les dix hommes qui avaient accompagnéle Kaw-djer s’étaient chargés de vivres prélevés sur la réservedu Bourg-Neuf. Sans s’accorder un instant de repos, on repar-tit pour Libéria, où on alla de porte en porte donner à chacunsa ration. La répartition terminée, le Kaw-djer distribua lagarde pour la nuit, puis, s’enroulant dans une couverture, ils’étendit sur le sol et chercha le sommeil.

Il ne put le trouver. En dépit de sa lassitude physique, soncerveau s’obstinait à élaborer la pensée.

À quelques pas, les deux hommes de veille gardaient une im-mobilité de statue. Rien ne troublait le silence. Les yeux ou-verts dans l’ombre, le Kaw-djer rêva.

Que faisait-il là ?… Pourquoi avait-il permis que saconscience fût violentée par les faits et qu’une telle souffrancelui fût imposée ?… S’il vivait auparavant dans l’erreur, dumoins y vivait-il heureux… Heureux ! qui l’empêchait de l’êtreencore ? il lui suffirait de vouloir. Que fallait-il pour cela ?Moins que rien. Se lever, fuir, demander l’oubli de cette cruelleaventure à l’ivresse des courses vagabondes qui, si longtemps,lui avaient donné le bonheur…

Hélas ! maintenant, lui rendraient-elles ses illusions dé-truites ? Et quelle serait sa vie, avec le remords de tant de viesimmolées à la gloire d’un faux dieu ?… Non, cette foule qu’ilavait prise en charge, il en était comptable vis-à-vis de lui-même. Il ne serait quitte envers elle que lorsque, d’étape enétape, il l’aurait conduite jusqu’au port.

Soit ! Mais quelle route choisir ?… N’était-il pas trop tard ?…Avait-il le pouvoir, un homme quel qu’il fût avait-il le pouvoir

216

Page 217: Les Naufragés du Jonathan

de faire remonter la pente à ce peuple, que ses tares, ses vices,son infériorité intellectuelle et morale semblaient vouerd’avance à un inévitable anéantissement ?

Froidement, le Kaw-djer évalua le poids du fardeau qu’il en-treprenait de porter. Il fit le tour de son devoir et chercha lesmeilleurs moyens de l’accomplir. Empêcher ces pauvres gensde mourir de faim ?… Oui, cela d’abord. Mais c’était peu dechose en regard de l’ensemble de l’œuvre. Vivre, ce n’est passeulement satisfaire aux besoins matériels des organes, c’estaussi, plus encore peut-être, être conscient de la dignité hu-maine ; c’est ne compter que sur soi et se donner aux autres ;c’est être fort ; c’est être bon. Après avoir sauvé de la mort cesvivants, il resterait à faire, de ces vivants, des hommes.

Étaient-ils capables, ces dégénérés, de s’élever à un telidéal ? Tous, non assurément, mais quelques-uns peut-être, sion leur montrait l’étoile qu’ils n’avaient pas su voir dans le ciel,si on les conduisait au but en les tenant par la main.

Ainsi, dans la nuit, songeait le Kaw-djer. Ainsi, l’une aprèsl’autre, ses dernières résistances furent renversées, ses der-nières révoltes vaincues, et peu à peu s’élabora dans son espritle plan directeur auquel il allait désormais conformer tous sesactes.

L’aube le trouva debout et revenant déjà du Bourg-Neuf, oùil avait eu la joie de constater que l’état de Halg avait une lé-gère tendance à s’améliorer. Aussitôt de retour à Libéria, il en-tra dans son rôle de chef.

Son premier acte fut de nature à étonner ceux-là mêmes quile touchaient de plus près. Il commença par battre le rappeldes vingt ou vingt-cinq ouvriers maçons et des menuisiers fai-sant partie du personnel de la colonie, puis, leur ayant adjointune vingtaine de colons choisis parmi ceux auxquels était fami-lier le maniement de la pelle et de la pioche, il distribua à cha-cun sa besogne. En un point qu’il indiqua, des tranchées de-vaient être ouvertes, en vue de recevoir les murailles de l’unedes maisons démontables qui serait édifiée à cet endroit. Lamaison une fois en place, les maçons en consolideraient les pa-rois au moyen de contre-murs et la diviseraient par des cloi-sons selon un plan qui fut séance tenante tracé sur le sol. Cesinstructions données, tandis qu’on se mettait à l’œuvre sous la

217

Page 218: Les Naufragés du Jonathan

direction du charpentier Hobart promu aux fonctions decontremaître, le Kaw-djer s’éloigna avec dix hommes d’escorte.

À quelques pas s’élevait la plus vaste des maisons démon-tables. Là demeuraient cinq personnes. En compagnie desfrères Moore, de Sirdey et de Kennedy, Lewis Dorick y avaitélu domicile. C’est là que le Kaw-djer se rendit en droite ligne.

Au moment où il entra, les cinq hommes étaient engagésdans une discussion véhémente. En l’apercevant, ils se le-vèrent brusquement.

« Que venez-vous faire ici ? » demanda Lewis Dorick d’un tonrude.

Du seuil, le Kaw-djer répondit froidement :« La colonie hostelienne a besoin de cette maison.– Besoin de cette maison !… répéta Lewis Dorick qui n’en

pouvait croire, comme on dit, ses oreilles. Pourquoi faire ?– Pour y loger ses services. Je vous invite à la quitter sur-le-

champ.– Comment donc !… approuva ironiquement Dorick. Où

irons-nous ?– Où il vous plaira. Il ne vous est pas interdit de vous en bâtir

une autre.– Vraiment !… Et en attendant ?– Des tentes seront mises à votre disposition.– Et moi, je mets la porte à la vôtre », s’écria Dorick rouge de

colère.Le Kaw-djer s’effaça, démasquant son escorte armée qui

était restée au dehors.« Dans ce cas, dit-il posément, je serai dans la nécessité

d’employer la force. »Lewis Dorick comprit d’un coup d’œil que toute résistance

était impossible. Il battit en retraite.« C’est bon, grommela-t-il. On s’en va… Le temps seulement

de réunir ce qui nous appartient, car on nous permettra bien,je suppose, d’emporter…

– Rien, interrompit le Kaw-djer. Ce qui vous est personnelvous sera remis par mes soins. Le reste est la propriété de lacolonie. »

C’en était trop. Dans sa rage, Dorick en oublia la prudence.« C’est ce que nous verrons ! » s’écria-t-il en portant la main

à sa ceinture.

218

Page 219: Les Naufragés du Jonathan

Le couteau n’était pas hors de sa gaine qu’il lui était arraché.Les frères Moore s’élancèrent à la rescousse. Saisi à la gorgepar le Kaw-djer, le plus grand fut renversé sur le sol. Au mêmeinstant, les gardes du nouveau chef faisaient irruption dans lapièce. Ils n’eurent pas à intervenir. Les cinq émigrants, tenusen respect, renonçaient à la lutte. Ils sortirent sans opposerune plus longue résistance.

Le bruit de l’altercation avait attiré un certain nombre de cu-rieux. On se pressait devant la porte. Les vaincus durent sefrayer un passage dans ce populaire, dont ils étaient jadis si re-doutés. Le vent avait tourné. On les accabla de huées.

Le Kaw-djer, aidé de ses compagnons, procéda rapidement àune visite minutieuse de la maison dont il venait de prendrepossession. Ainsi qu’il l’avait promis, tout ce qui pouvait êtreconsidéré comme la propriété personnelle des précédents oc-cupants fut mis de côté pour être ultérieurement rendu auxayants-droit. Mais, en dehors de cette catégorie d’objets, il fitd’intéressantes trouvailles. L’une des pièces, la plus reculée,avait été transformée en véritable garde-manger. Là s’amonce-lait une importante réserve de vivres. Conserves, légumessecs, corned-beef, thé et café, les provisions étaient aussi abon-dantes qu’intelligemment choisies. Par quel moyen Lewis Do-rick et ses acolytes se les étaient-ils procurées ? Quel que fûtce moyen, ils n’avaient jamais eu à souffrir de la disette géné-rale, ce qui ne les avait pas empêchés, d’ailleurs, de crier plusfort que les autres et d’être les fauteurs des troubles dans les-quels avait sombré le pouvoir de Beauval.

Le Kaw-djer fit transporter ces vivres sur le terre-plein, où ilsfurent déposés sous la protection des fusils, puis des ouvriersréquisitionnés à cet effet, et auxquels le serrurier Lawson futadjoint à titre de contremaître, commencèrent le démontage dela maison.

Pendant que ce travail se poursuivait, le Kaw-djer, accompa-gné de quelques hommes d’escorte, entreprit, par tout le cam-pement, une série de visites domiciliaires qui fut continuéesans interruption jusqu’à son complet achèvement. Maisons ettentes furent fouillées de fond en comble. Le produit de ces in-vestigations, qui occupèrent la majeure partie de la journée,fut d’une richesse inespérée. Chez tous les émigrants se ratta-chant plus ou moins étroitement à Lewis Dorick ou à Ferdinand

219

Page 220: Les Naufragés du Jonathan

Beauval, et aussi chez quelques autres qui avaient réussi à seconstituer une réserve en se privant aux jours d’abondance re-lative, on découvrit des cachettes analogues à celle qu’on avaitdéjà trouvée.

Pour échapper aux soupçons sans doute, leurs possesseursne s’étaient pas montrés les derniers à se plaindre, lorsque lafamine était venue. Le Kaw-djer en reconnut plus d’un, parmieux, qui avaient imploré son aide et qui avaient accepté sansscrupule sa part des vivres prélevés sur ceux du Bourg-Neuf.Se voyant dépistés, ils étaient fort embarrassés maintenant,bien que le Kaw-djer ne manifestât par aucun signe les senti-ments que leur ruse pouvait lui faire éprouver.

Elle était cependant de nature à lui ouvrir de profondes pers-pectives sur les lois inflexibles qui gouvernent le monde. Enfermant l’oreille aux cris de détresse que la faim arrachait àleurs compagnons de misère, en y mêlant hypocritement lesleurs afin d’éviter le partage de ce qu’ils réservaient pour eux-mêmes, ces hommes avaient démontré une fois de plus l’ins-tinct de féroce égoïsme qui tend uniquement à la conservationde l’individu. En vérité, leur conduite eût été la même s’ilseussent été, non des créatures raisonnables et sensibles, maisde simples agrégats de substance matérielle contraints d’obéiraveuglément aux fatalités physiologiques de la cellule initialedont ils étaient sortis.

Mais le Kaw-djer n’avait plus besoin, pour être convaincu, decette démonstration supplémentaire et qui ne serait malheu-reusement pas la dernière. Si son rêve en s’écroulant n’avaitlaissé qu’un vide affreux dans son cœur, il ne songeait pas à leréédifier. L’éloquente brutalité des choses lui avait prouvé sonerreur. Il comprenait qu’en imaginant des systèmes il avait faitœuvre de philosophe, non de savant, et qu’il avait ainsi péchécontre l’esprit scientifique qui, s’interdisant les spéculationshasardeuses, s’attache à l’expérience et à l’examen purementobjectif des faits. Or, les vertus et les vices de l’humanité, sesgrandeurs et ses faiblesses, sa diversité prodigieuse, sont desfaits qu’il faut savoir reconnaître et avec lesquels il fautcompter.

Et, d’ailleurs, quelle faute de raisonnement n’avait-il pascommise en condamnant en bloc tous les chefs, sous prétextequ’ils ne sont pas impeccables et que la perfection originelle

220

Page 221: Les Naufragés du Jonathan

des hommes les rend inutiles ! Ces puissants, envers lesquels ils’était montré si sévère, ne sont-ils pas des hommes comme lesautres ? Pourquoi auraient-ils le privilège d’être imparfaits ?De leur imperfection, n’aurait-il pas dû, au contraire, logique-ment conclure à celle de tous, et n’aurait-il pas dû reconnaître,par suite, la nécessité des lois et de ceux qui ont mission de lesappliquer ?

Sa formule fameuse s’effritait, tombait en poussière. « NiDieu, ni maître », avait-il proclamé, et il avait dû confesser lanécessité d’un maître. De la deuxième partie de la propositionil ne subsistait rien, et sa destruction ébranlait la solidité de lapremière. Certes, il n’en était pas à remplacer sa négation parune affirmation. Mais, du moins, il connaissait la noble hésita-tion du savant qui, devant les problèmes dont la solution estactuellement impossible, s’arrête au seuil de l’inconnaissableet juge contraire à l’essence même de la science de décrétersans preuves qu’il n’y a dans l’univers rien d’autre que de lamatière et que tout est soumis à ses lois. Il comprenait qu’ende telles questions une prudente expectative est de mise, etque, si chacun est libre de jeter son explication personnelle dumystère universel dans la bataille des hypothèses, toute affir-mation catégorique ne peut être que présomption ou sottise.

De toutes les trouvailles, la plus remarquable fut faite dans labicoque que l’Irlandais Patterson occupait avec Long, seul sur-vivant de ses deux compagnons. On y était entré par acquit deconscience. Elle était si petite qu’il semblait difficile qu’une ca-chette de quelque importance pût y être ménagée. Mais Patter-son avait remédié par son industrie à l’exiguïté du local, en ycreusant une manière de cave que dissimulait un planchergrossier.

Prodigieuse fut la quantité de vivres qu’on y trouva. Il y avaitlà de quoi nourrir la colonie entière pendant huit jours. Cet in-croyable amas de provisions de toute nature prenait une signi-fication tragique, quand on évoquait le souvenir du malheureuxBlaker, mort de faim au milieu de ces richesses, et le Kaw-djerressentit comme un sentiment d’effroi, en songeant à ce quedevait être, pour avoir laissé le drame s’accomplir, l’âme téné-breuse de Patterson.

L’Irlandais, d’ailleurs, n’avait aucunement figure de cou-pable. Il se montra arrogant, au contraire, et protesta avec

221

Page 222: Les Naufragés du Jonathan

énergie contre la spoliation dont il était victime. Le Kaw-djer,faisant en vain preuve de longanimité, eut beau lui expliquer lanécessité où chacun était de contribuer au salut commun, Pat-terson ne voulut rien entendre. La menace d’employer la forcen’eut pas un meilleur succès. On ne réussit pas à l’intimidercomme Lewis Dorick. Que lui importait l’escorte du nouveauchef ? L’avare eût défendu son bien contre une armée. Or, ellesétaient à lui, elles étaient son bien, ces provisions accumuléesau prix de privations sans nombre. Ce n’est pas dans l’intérêtgénéral, mais dans le sien propre, qu’il ne se les était impo-sées. S’il était inévitable qu’il fût dépouillé, encore fallait-il luiverser en argent l’équivalent de ce qu’on lui prenait.

Une pareille argumentation eût fait rire autrefois le Kaw-djer. Elle le faisait réfléchir aujourd’hui. Après tout, Pattersonavait raison. Si l’on voulait rendre confiance aux Hosteliensdésemparés, il convenait de remettre en honneur les règlesqu’ils avaient coutume de voir universellement respectées. Or,la première de toutes ces règles consacrées par le consente-ment unanime des peuples de la terre, c’est le droit depropriété.

C’est pourquoi le Kaw-djer écouta avec patience le plaidoyerde Patterson, et c’est pourquoi il l’assura qu’il ne s’agissait nul-lement de spoliation, tout ce qui était réquisitionné dans l’inté-rêt général devant être payé à son juste prix par la communau-té. L’avare aussitôt cessa de protester, mais ce fut pour semettre à gémir. Toutes les marchandises étaient si rares et,partant, si chères à l’île Hoste !… La moindre des choses y ac-quérait une incroyable valeur !… Avant d’avoir la paix, le Kaw-djer dut longuement discuter l’importance de la somme àpayer. Par exemple, quand on fut d’accord, Patterson aida lui-même au déménagement.

Vers six heures du soir, toutes les provisions retrouvéesétaient enfin déposées sur le terre-plein. Elles y formaient unamoncellement respectable. Les ayant évaluées d’un coupd’œil, et leur ajoutant par la pensée les réserves du Bourg-Neuf, le Kaw-djer estima qu’un rationnement sévère les feraitdurer près de deux mois.

On procéda immédiatement à la première distribution. Lesémigrants défilèrent, et chacun d’eux reçut pour lui-même etpour sa famille la part qui lui était attribuée. Ils ouvraient de

222

Page 223: Les Naufragés du Jonathan

grands yeux en découvrant une telle accumulation de ri-chesses, alors qu’ils se croyaient à la veille de mourir de faim.Cela tenait du miracle, un miracle dont le Kaw-djer eût étél’auteur.

La distribution terminée, celui-ci retourna au Bourg-Neuf encompagnie d’Harry Rhodes, et tous deux se rendirent auprèsde Halg. Ainsi qu’ils eurent la joie de le constater, l’améliora-tion persistait dans l’état du blessé, que continuaient à veillerTullia et Graziella.

Tranquillisé de ce côté, le Kaw-djer reprit avec une froideobstination l’exécution du plan qu’il s’était tracé pendant salongue insomnie de la nuit précédente. Il se tourna vers HarryRhodes et dit d’une voix grave :

« L’heure est venue de parler, monsieur Rhodes. Suivez-moi,je vous prie. »

L’expression sévère, douloureuse même, de son visage frap-pa Harry Rhodes qui obéit en silence. Tous deux disparurentdans la chambre du Kaw-djer, dont la porte fut soigneusementverrouillée.

La porte se rouvrit une heure plus tard, sans que rien eûttranspiré de ce qui s’était dit au cours de cette entrevue. LeKaw-djer avait son air habituel, plus glacé encore peut-être,mais Harry Rhodes semblait transfiguré par la joie. Devant sonhôte, qui l’avait reconduit jusqu’au seuil de la maison, il s’incli-na avec une sorte de déférence, avant de serrer chaleureuse-ment la main que celui-ci lui tendait, puis, au moment de lequitter :

« Comptez sur moi, dit-il.– J’y compte », répondit le Kaw-djer qui suivit des yeux son

ami s’éloignant dans la nuit.Quand Harry Rhodes eut disparu, ce fut au tour de Karroly.Il le prit à l’écart et lui donna ses instructions que l’Indien

écouta avec son respect habituel ; puis, infatigable, il traversaune dernière fois la plaine et alla, comme la veille, chercher lesommeil sur le terre-plein de Libéria.

Ce fut lui qui, dès l’aube, donna le signal du réveil. Bientôt,tous les colons convoqués par lui étaient réunis sur la place.

« Hosteliens, dit-il au milieu d’un profond silence, il va vousêtre fait, pour la dernière fois, une distribution de vivres. Doré-navant les vivres seront vendus, à des prix que j’établirai, au

223

Page 224: Les Naufragés du Jonathan

profit de l’État. L’argent ne manquant à personne, nul nerisque de mourir de faim. D’ailleurs, la colonie a besoin debras. Tous ceux d’entre vous qui se présenteront seront em-ployés et payés. À partir de ce moment, le travail est la loi. »

On ne saurait contenter tout le monde, et il n’est pas douteuxque ce bref discours déplût cruellement à quelques-uns ; maisil galvanisa littéralement par contre la majorité des auditeurs.Leurs fronts se relevèrent, leurs torses se redressèrent, commesi une force nouvelle leur eût été infusée. Ils sortaient donc en-fin de leur inaction ! On avait besoin d’eux. Ils allaient servir àquelque chose. Ils n’étaient plus inutiles. Ils acquéraient à lafois la certitude du travail et de la vie.

Un immense « hourra ! » sortit de leurs poitrines, et, vers leKaw-djer, les bras se tendirent, muscles durcis, prêts à l’action.Au même instant, comme une réponse à la foule, un faible crid’appel retentit dans le lointain.

Le Kaw-djer se retourna et, sur la mer, il aperçut la Wel-Kiejdont Karroly tenait la barre ; Harry Rhodes, debout àl’avant, agitait la main en geste d’adieu, tandis que la cha-loupe, toutes voiles dehors, s’éloignait dans le soleil.

224

Page 225: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 2La cité naissante

Immédiatement, le Kaw-djer organisa le travail. De tous ceuxqui les offrirent, et ce fut, il faut le dire, l’immense majorité descolons, les bras furent acceptés. Divisés par équipes sous l’au-torité de contremaîtres, les uns amorcèrent une route charre-tière qui réunirait Libéria au Bourg-Neuf, les autres furent af-fectés au transfert des maisons démontables jusqu’ici édifiéesau hasard et qu’il s’agissait de disposer d’une manière plus lo-gique. Le Kaw-djer indiqua les nouveaux emplacements, ceux-là parallèlement, ceux-ci à l’opposé de l’ancienne demeure deDorick, laquelle commençait déjà à s’élever à peu près à l’en-droit occupé antérieurement par le « palais » de Beauval.

Une difficulté se révéla tout de suite. Pour ces divers tra-vaux, on manquait d’outils. Les émigrants qui, pour une causeou une autre, avaient dû abandonner leurs exploitations de l’in-térieur, ne s’étaient pas mis en peine de rapporter ceux qu’ils yavaient emportés. Force leur fut d’aller les rechercher, si bienque le premier travail de la majeure partie des travailleurs futprécisément de se procurer des outils de travail.

Il leur fallut refaire une fois de plus le chemin si péniblementparcouru lorsqu’ils étaient venus se réfugier à Libéria. Mais lescirconstances n’étaient plus les mêmes, et il leur parut infini-ment moins pénible. Le printemps avait remplacé l’hiver, ils nemanquaient plus de vivres, et la certitude de gagner leur vie auretour leur faisait un cœur joyeux. En une dizaine de jours, lesderniers étaient rentrés. Les chantiers battirent alors leurplein. La route s’allongea à vue d’œil. Les maisons se grou-pèrent peu à peu harmonieusement, entourées de vastes es-paces qui seraient dans l’avenir des jardins, et séparées par delarges rues, qui donnaient à Libéria des airs de ville au lieu de

225

Page 226: Les Naufragés du Jonathan

son aspect de campement provisoire. En même temps, on pro-cédait à l’enlèvement des détritus et des immondices que l’in-curie des habitants avait laissés s’amonceler.

Commencée la première, l’ancienne maison de Dorick futégalement la première à être à peu près habitable. Il n’avaitpas fallu beaucoup de temps pour démonter cette constructionlégère et pour la réédifier à son nouvel emplacement, bienqu’on l’eût notablement agrandie. Certes elle n’était pas termi-née, mais ses parois, encastrées dans le sol, étaient debout etle toit était en place, de même que les cloisons séparatives del’intérieur. Pour s’installer dans la maison, il n’était pas néces-saire d’attendre l’achèvement des contre-murs extérieurs.

Ce fut le 7 novembre que le Kaw-djer en prit possession. Leplan en était des plus simples. Au centre, un entrepôt dans le-quel fut déposé le stock de provisions, et, autour de cet entre-pôt, une série de pièces communiquant entre elles. Ces piècess’ouvraient sur les façades Nord, Est et Ouest ; une seule, auSud, sans issue à l’extérieur, était commandée par les autres.Des inscriptions, tracées en lettres peintes sur des panneauxde bois, indiquaient la destination de ces diverses salles. Gou-vernement, Tribunal, Police, disaient respectivement les ins-criptions du Nord, de l’Ouest et de l’Est. Quant au dernier deces locaux rien n’en révélait l’usage, mais le bruit courut bien-tôt que là se trouverait la Prison.

Ainsi donc, le Kaw-djer ne s’en reposait plus uniquement surla sagesse de ses semblables, et, pour que l’Autorité fût solide-ment assise, il la fondait sur ce trépied : la Justice, au sens so-cial du mot, la Force et le Châtiment. Sa longue et stérile ré-volte n’aboutissait qu’à appliquer, jusque dans ce qu’elles ontde plus absolu, les règles hors desquelles l’imperfection hu-maine a, depuis l’origine des temps, rendu toute civilisation ettout progrès impossibles.

Mais des locaux, des inscriptions précisant l’usage qu’on endevait faire, tout cela n’était en somme qu’un squelette d’admi-nistration. Il fallait des fonctionnaires pour exercer les fonc-tions. Le Kaw-djer les désigna sans tarder. Hartlepool fut placéà la tête de la police portée à quarante hommes choisis, aprèsune sélection rigoureuse, exclusivement parmi les gens mariés.Quant au Tribunal, le Kaw-djer, tout en s’en réservant

226

Page 227: Les Naufragés du Jonathan

personnellement la présidence, en confia le service courant àFerdinand Beauval.

Assurément, la seconde de ces désignations avait de quoiétonner. Pourtant, ce n’était pas la première de ce genre.Quelques jours auparavant, le Kaw-djer en avait fait une autreau moins aussi surprenante.

Le paiement des salaires et la vente des rations représen-taient maintenant une besogne absorbante. L’échange du tra-vail et des vivres, bien que l’opération fût simplifiée par l’inter-médiaire de l’argent, exigeait une véritable comptabilité, etcette comptabilité un comptable. Le Kaw-djer nomma en cettequalité ce John Rame, à qui une existence de plaisirs avait coû-té à la fois santé et fortune. Quel but avait poursuivi ce dégéné-ré en participant à une entreprise de colonisation ? Sans doute,il ne le savait pas lui-même, et il avait obéi à des rêves impré-cis de vie facile dans un pays vague et chimérique. La réalité,infiniment plus rude, lui avait donné les hivers de l’île Hoste, etc’était miracle que cet être débile y eût résisté. Poussé par lanécessité, il avait vainement essayé, depuis l’établissement dunouveau régime, de se mêler aux terrassiers occupés à laconstruction de la route. Dès le soir du premier jour, il avait dûy renoncer, surmené, brisé de fatigue, ses blanches mains dé-chirées par les quartiers de roc. Il fut trop heureux d’accepterl’emploi que le Kaw-djer lui attribuait et par lequel son insigni-fiante personnalité fut rapidement absorbée. Il se rétrécit en-core, s’identifia à ses colonnes de chiffres, disparut dans safonction comme dans un tombeau. On ne devait plus entendreparler de lui.

Savoir utiliser pour la grandeur de l’État jusqu’à la plus in-fime des forces sociales dont il dispose est peut-être la qualitémaîtresse d’un conducteur d’hommes. Devant l’impossibilité detout faire par soi-même, il lui faut nécessairement s’entourerde collaborateurs, et c’est dans leur choix que se manifesteavec le plus d’évidence le génie du chef.

Pour singuliers qu’ils fussent, ceux du Kaw-djer étaient lesmeilleurs qu’il pût faire dans la situation où le sort le plaçait. Iln’avait qu’un but : obtenir de chacun le maximum de rende-ment au profit de la collectivité. Or, Beauval, malgré son inca-pacité à d’autres égards, n’en restait pas moins un avocat devaleur. Il était donc, plus que tout autre, qualifié pour assurer

227

Page 228: Les Naufragés du Jonathan

le cours de la justice, la surveillance du maître devant au be-soin tenir en bride ses fantaisies.

Quant à John Rame, c’était le plus inutile des colons. Il yavait lieu d’admirer qu’on eût réussi à tirer quelque chose dece chiffon sans énergie ni vouloir, qui n’était bon à rien.

Pendant que l’administration de l’État hostelien s’organisaitde cette manière, le Kaw-djer déployait une activitéprodigieuse.

Il avait définitivement quitté le Bourg-Neuf. Ses instruments,livres, médicaments transportés au « gouvernement », – ainsiqu’on désignait déjà l’ancienne maison de Lewis Dorick – il yprenait chaque jour quelques heures de sommeil. Le reste dutemps, il était partout à la fois. Il encourageait les travailleurs,résolvait les difficultés au fur et à mesure qu’elles se présen-taient, maintenait avec calme et fermeté le bon ordre et laconcorde. Nul ne se fût avisé d’élever une contestation, d’enta-mer une dispute en sa présence. Il n’avait qu’à paraître pourque le travail s’activât, pour que les muscles rendissent leurmaximum de force.

Certes, dans ce peuple misérable qu’il avait entrepris deconduire vers de meilleures destinées, la plupart ignoraient dequel drame sa conscience avait été le théâtre, et, l’eussent-ilsconnu, ils n’étaient pas assez psychologues et manquaient partrop d’idéalité pour soupçonner seulement quels ravages yavait fait un conflit de pures abstractions si différent de leurssoucis matériels. Du moins, il leur suffirait de regarder leurchef pour comprendre qu’une douleur secrète le dévorait. Si leKaw-djer n’avait jamais été un homme expansif, il semblaitmaintenant de marbre. Son visage impassible ne souriait plus,ses lèvres ne s’entrouvraient que pour dire l’indispensableavec le minimum de mots. Autant peut-être à cause de son as-pect qu’en raison de sa vigueur herculéenne et de la force ar-mée dont il disposait, il apparaissait redoutable. Mais, si on lecraignait, on admirait en même temps son intelligence et sonénergie, et on l’aimait pour la bonté qu’on sentait vivante sousson attitude glaciale, pour tous les services qu’on avait reçusde lui et qu’on en recevait encore.

La multiplicité de ses occupations n’épuisait pas, en effet,l’activité du Kaw-djer, et le chef n’avait pas fait tort au méde-cin. Pas un jour il ne manquait d’aller voir les malades et les

228

Page 229: Les Naufragés du Jonathan

blessés de l’émeute. Il avait, d’ailleurs, de moins en moins àfaire. Sous la triple influence de la saison plus clémente, de lapaix morale et du travail, la santé publique s’amélioraitrapidement.

De tous les malades et blessés, Halg était, bien entendu, leplus cher à son cœur. Quelque temps qu’il fit, quelle que fût safatigue, il passait matin et soir au chevet du jeune Indien, d’oùGraziella et sa mère ne s’éloignaient pas. Il avait le bonheur deconstater un mieux progressif. On fut bientôt certain que lablessure du poumon commençait à se fermer. Le 15 novembre,Halg put enfin quitter le lit sur lequel il gisait depuis près d’unmois.

Ce jour-là, le Kaw-djer se rendit à la maison habitée par la fa-mille Rhodes.

« Bonjour, madame Rhodes !… Bonjour, les enfants ! dit-il enentrant.

– Bonjour, Kaw-djer ! » lui répondit-on à l’unisson.Dans cette atmosphère si cordiale, il perdait toujours un peu

de sa froideur. Edward et Clary se pressèrent contre lui. Pater-nellement il embrassa la jeune fille et caressa la joue du jeunegarçon.

« Enfin, vous voici, Kaw-djer !… s’écria Mme Rhodes. Je vouscroyais mort.

– J’ai eu beaucoup à faire, madame Rhodes.– Je le sais, Kaw-djer, je le sais, approuva Mme Rhodes. C’est

égal, je suis contente de vous voir… J’espère que vous allez medonner des nouvelles de mon mari.

– Votre mari est parti, madame Rhodes. Voilà tout ce que jepeux vous dire.

– Grand merci du renseignement !… Reste à savoir quand ildoit revenir.

– Pas de si tôt, madame Rhodes. Votre veuvage est loin d’êtrefini. »

Mme Rhodes soupira tristement.« Il ne faut pas être triste, madame Rhodes, reprit le Kaw-

djer. Tout s’arrangera avec un peu de patience… D’ailleurs, jevous apporte de l’occupation, c’est-à-dire de la distraction.Vous allez déménager, madame Rhodes.

– Déménager !…– Oui… Pour aller vous fixer à Libéria.

229

Page 230: Les Naufragés du Jonathan

– À Libéria !… Qu’irais-je y faire, Seigneur ?– Du commerce, madame Rhodes. Vous serez tout simple-

ment la plus notable commerçante du pays, d’abord – et c’estune raison ! – parce qu’il n’y en a pas d’autres, et aussi, je l’es-père bien, parce que vos affaires vont étonnamment prospérer.

– Commerçante !… Mes affaires ?… répéta Mme Rhodes éton-née. Quelles affaires, Kaw-djer ?

– Celles du bazar Harry Rhodes. Vous n’avez pas oublié, jesuppose, que vous possédez une pacotille magnifique ? Le mo-ment est venu de l’utiliser.

– Comment !… objecta Mme Rhodes, vous voulez que touteseule… sans mon mari…

– Vos enfants vous aideront, interrompit le Kaw-djer. Ils sonten âge de travailler, et tout le monde travaille ici. Je ne veuxpas d’oisifs sur l’île Hoste. »

La voix du Kaw-djer s’était faite plus sérieuse. Sous l’ami quiconseillait perçait le chef qui allait ordonner.

« Tullia Ceroni et sa fille, reprit-il, vous donneront aussi uncoup de main, quand Halg sera complètement guéri… D’autrepart, vous n’avez pas le droit de laisser plus longtemps inutili-sés des objets susceptibles d’accroître le bien-être de tous.

– Mais ces objets représentent presque toute notre fortune,objecta Mme Rhodes qui paraissait fort émue. Que dira monmari, quand il apprendra que je les ai risqués dans un pays sitroublé, où la sécurité…

– Est parfaite, madame Rhodes, termina le Kaw-djer, par-faite, vous pouvez m’en croire. Il n’y a pas de pays plus sûr.

– Mais enfin, que voulez-vous que j’en fasse, de toutes cesmarchandises ? demanda Mme Rhodes.

– Vous les vendrez.– À qui ?– Aux acheteurs.– Il y en a donc, et ils ont donc de l’argent ?– En doutez-vous ? Vous savez bien que tout le monde en

avait au départ. Maintenant on en gagne.– On gagne de l’argent à l’île Hoste !…– Parfaitement. En travaillant pour la colonie qui emploie et

qui paie.– La colonie a donc de l’argent, elle aussi ?… Voilà du nou-

veau, par exemple !

230

Page 231: Les Naufragés du Jonathan

– La colonie n’a pas d’argent, expliqua le Kaw-djer, mais elles’en procure en vendant les vivres qu’elle est seule à posséder.Vous devez en savoir quelque chose, puisqu’il vous faut payerles vôtres.

– C’est vrai, reconnut Mme Rhodes. Mais s’il ne s’agit qued’un échange, si les colons sont obligés de rendre pour senourrir ce qu’ils ont gagné par leur travail, je ne vois pas trèsbien comment ils deviendront mes clients.

– Soyez tranquille, madame Rhodes. Les prix ont été établispar moi, et ils sont tels que les colons peuvent faire de petiteséconomies.

– Alors, qui donne la différence ?– C’est moi, madame Rhodes.– Vous êtes donc bien riche, Kaw-djer ?– Il paraît. »Mme Rhodes regarda son interlocuteur d’un air ébahi. Celui-

ci ne sembla pas s’en apercevoir.« Je considère comme très important, madame Rhodes,

reprit-il avec fermeté, que votre magasin soit ouvert à brefdélai.

– Comme il vous plaira, Kaw-djer », accorda Mme Rhodessans enthousiasme.

Cinq jours plus tard, le Kaw-djer était obéi. Quand, le 20 no-vembre, Karroly revint avec la Wel-Kiej, il trouva le bazarRhodes en plein fonctionnement.

Karroly revenait seul, après avoir débarqué M. Rhodes àPunta-Arenas ; il ne put répondre autre chose aux questionsanxieuses de Mme Rhodes, qui demanda tout aussi vainementdes explications au Kaw-djer. Celui-ci se contenta de l’assurerqu’elle ne devait concevoir aucune inquiétude, mais simple-ment s’armer de patience, l’absence de M. Rhodes devant seprolonger assez longtemps encore.

Quant à Karroly, il était émerveillé de ce qu’il voyait. Quelchangement en moins d’un mois ! Libéria n’était plus recon-naissable. À peine si quelques rares maisons étaient encore àleurs anciennes places. La plupart étaient maintenant grou-pées autour de celle qu’on désignait sous le nom de gouverne-ment. Les plus voisines abritaient les quarante ménages, dontles chefs, armés aux dépens de la réserve de fusils, consti-tuaient la police de la colonie. Les huit fusils sans emploi

231

Page 232: Les Naufragés du Jonathan

avaient été déposés dans le poste situé entre le logis du Kaw-djer et celui d’Hartlepool, et que plusieurs hommes gardaientjour et nuit. Quant à la provision de poudre, on l’avait mise àl’abri dans l’entrepôt ménagé au centre de l’immeuble et sansaucune issue à l’extérieur.

Un peu plus loin, s’ouvrait le bazar Rhodes. Ce bazar surtoutémerveillait Karroly. Aucun des magasins de Punta-Arenas,seule ville que l’Indien eût jamais vue, n’en égalait à ses yeuxla splendeur.

Au-delà, vers l’Est et vers l’Ouest, le travail se poursuivait.On aplanissait le sol destiné à recevoir les dernières maisonsdémontables et, plus loin, de tous les côtés, on travaillait égale-ment. Déjà d’autres maisons, celles-ci en bois, celles-là en ma-çonnerie, commençaient à s’élever hors de terre.

Entre les maisons disposées selon un plan rigoureux qui nelaissait aucune place aux fantaisies individuelles, de véritablesrues se croisaient à angles droits, suffisamment larges pourpermettre le passage simultané de quatre véhicules. À vraidire, ces rues étaient bien encore quelque peu boueuses et ra-vinées, mais le piétinement des colons en durcissait le sol dejour en jour.

La route commencée dans la direction du Bourg-Neuf avaittraversé la plaine marécageuse et rejoignait déjà obliquementla rivière. Sur les berges s’amoncelaient une multitude depierres, en vue de la construction d’un pont plus solide que leponceau existant.

Le Bourg-Neuf était à peu près déserté. À l’exception dequatre marins du Jonathan et de trois autres colons résolus àgagner leur vie en pêchant, ses anciens habitants l’avaientquitté pour Libéria, où les appelaient leurs occupations. DuBourg-Neuf devenu ainsi exclusivement un port de pêche, lesembarcations partaient chaque matin pour y entrer aux ap-proches du soir, chargées de poissons qui trouvaient aisémentpreneurs.

Toutefois, malgré la diminution de sa population, aucune desmaisons du faubourg n’avait été abattue. Ainsi l’avait décidé leKaw-djer. Celle de Karroly était donc toujours debout, et l’In-dien eut la joie d’y trouver Halg presque entièrement guéri.

Ce lui fut, par contre, un grand chagrin d’y rentrer sans leKaw-djer, dont la nouvelle existence le séparait à jamais. Finie,

232

Page 233: Les Naufragés du Jonathan

cette vie commune de tant d’années !… Comme il était chan-gé !… En revoyant son fidèle Indien, à peine avait-il esquisséun sourire, à peine avait-il consenti à interrompre quelques mi-nutes sa dévorante activité.

Ce jour-là, comme tous les autres jours, le Kaw-djer, aprèsune matinée consacrée aux divers travaux en cours, examina lasituation de la colonie, tant au point de vue financier qu’aupoint de vue de l’état du stock des vivres, puis il retourna surle chantier de la route.

C’était l’heure du repos. Pics et pioches abandonnés, la plu-part des terrassiers sommeillaient sur les bas côtés, en offrantau soleil leurs poitrines velues ; d’autres mâchaient lentementleur ration en échangeant des mots vides et rares. À mesureque le Kaw-djer passait, les gens étendus se redressaient, lescauseurs s’interrompaient, et tous soulevaient leurs cas-quettes, en accompagnant le geste d’une parole de bon accueil.

« Salut, gouverneur ! » disaient l’un après l’autre ceshommes rudes.

Sans s’arrêter, le Kaw-djer répondait de la main.Il avait déjà parcouru la moitié du chemin, quand il aperçut,

non loin de la rivière, un groupe d’une centaine d’émigrants,parmi lesquels on distinguait quelques femmes. Il pressa lepas. Bientôt, partis de ce groupe, les sons d’un violon vinrentfrapper son oreille.

Un violon ?… C’était la première fois qu’un violon chantaitsur l’île Hoste depuis la mort de Fritz Gross.

Il se mêla à l’attroupement, dont les rangs s’ouvrirent devantlui. Au centre, il y avait deux enfants. C’était l’un d’eux quijouait, assez gauchement d’ailleurs. L’autre, pendant ce temps,disposait sur le sol des corbeilles de joncs tressés et des bou-quets de fleurs des champs : séneçons, bruyères et branchesde houx.

Dick et Sand… Le Kaw-djer, dans cette tourmente qui avaitbouleversé sa vie, les avait oubliés. Au reste, pourquoi eût-ilsongé à ceux-ci plutôt qu’aux autres enfants de la colonie ? Euxaussi, ils avaient une famille, dans la personne du brave et hon-nête Hartlepool. En vérité, le petit Sand n’avait pas perdu sontemps. Moins de trois mois s’étaient écoulés depuis qu’il avaithérité du violon du Fritz Gross, et il fallait qu’il eût de bienrares dispositions musicales pour être arrivé si vite, sans

233

Page 234: Les Naufragés du Jonathan

maître, sans conseils, à un pareil résultat. Certes il n’était pasun virtuose, et même il n’y avait pas lieu de croire qu’il le de-vînt jamais, car la technique élémentaire lui ferait toujours dé-faut, mais il jouait avec justesse et trouvait, sans paraître leschercher, des mélodies naïves, ingénieuses et charmantes,qu’il engrenait les unes aux autres par des modulations d’uneaudace heureuse.

Le violon se tut. Dick, ayant terminé son inventaire, prit laparole.

« Honorables Hosteliens ! dit-il avec une comique emphase,en redressant de son mieux sa petite taille, mon associé plusspécialement chargé du rayon artistique et musical de la mai-son Dick and C°, l’illustre maestro Sand, violoniste ordinaire deSa Majesté le Roi du cap Horn et autres lieux, remercie vosHonneurs de l’attention qu’on a bien voulu lui accorder… »

Dick poussa un ouf ! sonore, reprit sa respiration, et repartitde plus belle.

« Le concert, honorables Hosteliens, est gratuit, mais il n’enest pas de même de nos autres marchandises, lesquelles sont,j’ose le dire, plus merveilleuses encore et surtout plus solides.La Maison Dick and C°met aujourd’hui en vente des bouquetset des paniers. Ceux-ci seront de la plus grande commoditépour aller au marché… quand il y en aura un à l’île Hoste ! Uncent4, le bouquet !… Un cent, le panier !… Allons ! honorablesHosteliens ! la main à la poche, je vous prie !… »

Ce disant, Dick faisait le tour du cercle, en présentant deséchantillons de sa marchandise, tandis que, pour chauffer l’en-thousiasme, le violon se mettait à chanter de plus belle.

Quant aux spectateurs, ils riaient, et, d’après leurs propos, leKaw-djer comprenait qu’ils n’assistaient pas pour la premièrefois à une scène de ce genre. Dick et Sand avaient sans doutel’habitude de parcourir les chantiers aux heures de repos et defaire ce singulier commerce. C’était miracle qu’il ne les eût pasencore aperçus.

Cependant, Dick eut en un clin d’œil vendu bouquets etcorbeilles.

« Il ne reste plus qu’un panier, mesdames et messieurs,annonça-t-il. C’est le plus beau ! À deux cents, le dernier et leplus beau panier ! »

4.Environ cinq centimes.

234

Page 235: Les Naufragés du Jonathan

Une ménagère versa les deux cents.« Merci bien, messieurs et dames ! Huit cents !…C’est la for-

tune !… » s’écria Dick en esquissant un pas de gigue.La gigue fut arrêtée net. Le Kaw-djer avait saisi le danseur

par l’oreille.« Que veut dire ceci ? » interrogea-t-il sévèrement.D’un coup d’œil sournois, l’enfant s’efforça de deviner l’hu-

meur réelle du Kaw-djer, puis, rassuré sans doute, il réponditavec le plus grand sérieux :

« Nous travaillons, gouverneur.– C’est ça que tu appelles travailler ! » s’écria le Kaw-djer qui

lâcha son prisonnier.Celui-ci en profita pour se retourner complètement, et, re-

gardant le Kaw-djer bien en face :« Nous nous sommes établis, dit-il en se rengorgeant. Sand

joue du violon, et moi je suis marchand de fleurs et de vanne-rie… Quelquefois, nous faisons des commissions… ou nous ven-dons des coquillages… Je sais aussi la danse… et des tours…C’est des professions, ça, peut-être, gouverneur ! »

Le Kaw-djer sourit malgré lui.« En effet !… reconnut-il. Mais qu’avez-vous besoin

d’argent ?– C’est pour votre subrécargue5, pour M. John Rame,

gouverneur.– Comment !… s’écria le Kaw-djer, John Rame vous prend

votre argent !…– Il ne nous le prend pas, gouverneur, répliqua Dick, vu que

c’est nous qui le donnons pour les rations. »Cette fois, le Kaw-djer fut tout à fait abasourdi. Il répéta :

« Pour les rations ?… Vous payez votre nourriture !…N’habitez-vous donc plus avec M. Hartlepool ?

– Si, gouverneur, mais ça ne fait rien… »Dick gonfla ses joues, puis imitant le Kaw-djer lui-même à s’y

méprendre malgré la réduction de l’échelle, il dit avec une im-payable gravité :

« Le travail est la loi ! »Sourire ou se fâcher ?… Le Kaw-djer prit le parti de sourire.

Aucune hésitation n’était possible, en effet. Dick n’avait évi-demment nulle intention de railler. Dès lors, pourquoi blâmer

5.Comptable qui existe parfois à bord des navires.

235

Page 236: Les Naufragés du Jonathan

ces deux enfants si ardents à se « débrouiller », alors que tantde leurs aînés avaient une telle propension à s’en reposer surautrui.

Il demanda :« Votre « travail » vous rapporte-t-il au moins de quoi vivre ?– Je crois bien ! affirma Dick avec importance. Des douze

cents, par jour, quelquefois quinze, voilà ce qu’il nous rap-porte, notre travail, gouverneur !… Avec ça, un homme peutvivre, ajouta-t-il le plus sérieusement du monde. »

Un homme !… Les auditeurs partirent d’un éclat de rire,Dick, offensé, regarda les rieurs.

« Qu’est-ce qu’ils ont, ces idiots-là ? » murmura-t-il entre sesdents d’un air vexé.

Le Kaw-djer le ramena à la question.« Quinze cents, ce n’est pas mal, en effet, reconnut-il. Vous

gagneriez davantage cependant, si vous aidiez les maçons oules terrassiers.

– Impossible, gouverneur, répliqua Dick vivement.– Pourquoi impossible ? insista le Kaw-djer.– Sand est trop petit. Il n’aurait pas la force, expliqua Dick,

dont la voix exprima une véritable tendresse qui ne laissait pasd’être nuancée d’un soupçon de dédain.

– Et toi ?– Oh !… moi !… »Il fallait entendre ce ton !… Lui, il aurait la force, assuré-

ment. C’eût été lui faire injure que d’en douter.« Alors ?…– Je ne sais pas… balbutia Dick tout songeur. Ça ne me dit

rien… »Puis, dans une explosion :« Moi, gouverneur, j’aime la liberté ! »Le Kaw-djer considérait avec intérêt le petit bonhomme, qui,

tête nue, les cheveux emmêlés par la brise, se tenait droit de-vant lui, sans baisser ses yeux brillants. Il se reconnaissaitdans cette nature généreuse mais excessive. Lui aussi avaitpar-dessus tout aimé la liberté, lui aussi s’était montré impa-tient de toute entrave, et la contrainte lui avait paru si haïs-sable qu’il avait prêté à l’humanité entière ses répugnances.L’expérience lui avait démontré son erreur, en lui donnant lapreuve que les hommes, loin d’avoir l’insatiable besoin de

236

Page 237: Les Naufragés du Jonathan

liberté qu’il leur supposait, peuvent aimer, au contraire, unjoug qui les fait vivre, et qu’il est bon parfois que les enfantsgrands et petits aient un maître.

Il répliqua :« La liberté, il faut d’abord la gagner, mon garçon, en se ren-

dant utile aux autres et à soi-même, et, pour cela, il est néces-saire de commencer par obéir. Vous irez trouver Hartlepool dema part, et vous lui direz qu’il vous emploie selon vos forces. Jeveillerai, d’ailleurs, à ce que Sand puisse continuer à travaillersa musique. Allez, mes enfants ! »

Cette rencontre attira l’attention du Kaw-djer sur un pro-blème qu’il importait de résoudre. Les enfants pullulaient dansla colonie. Désœuvrés, loin de la surveillance des parents, ilsvagabondaient du matin au soir. Pour fonder un peuple, il fal-lait préparer les générations futures à recueillir la successionde leurs devanciers. La création d’une école s’imposait à brefdélai.

Mais on ne saurait tout faire à la fois. Quelle que fût l’impor-tance de cette question, il en remit l’examen à son retour d’unetournée qu’il désirait accomplir dans l’intérieur de l’île. Depuisqu’il avait assumé la charge du pouvoir, il projetait ce voyaged’inspection, que de plus pressants soucis l’avaient forcé à re-mettre de jour en jour. Maintenant, il pouvait s’éloigner sansimprudence. La machine avait reçu une impulsion suffisantepour fonctionner toute seule pendant quelque temps.

Deux jours après l’arrivée de Karroly, il allait enfin partir,quand un incident l’obligea à un nouveau retard. Un matin, sonattention fut attirée par le bruit d’une altercation violente.S’étant dirigé du côté d’où venait le vacarme, il aperçut unecentaine de femmes discutant avec animation devant une clô-ture de forts madriers qui leur barrait la route. Le Kaw-djer necomprit pas tout d’abord. Cette clôture, c’était celle qui limitaitl’enclos de Patterson, mais elle ne lui avait pas semblé, lesjours précédents, s’avancer aussi loin.

Il fut bientôt renseigné.Patterson, qui, dès le printemps précédent, s’était adonné à

la culture maraîchère, avait vu, cette année, ses efforts couron-nés de succès. Travailleur infatigable, il avait obtenu une abon-dante récolte, et, depuis le renversement de Beauval, les

237

Page 238: Les Naufragés du Jonathan

autres habitants de Libéria s’approvisionnaient courammentchez lui de légumes frais.

Son succès était dû, pour une grande part, à l’emplacementqu’il avait choisi. Au bord même de la rivière, il y trouvait del’eau en abondance. C’est précisément cette situation privilé-giée qui était cause du conflit actuel.

Les cultures de Patterson, étendues sur un espace de deuxou trois cents mètres, commandaient le seul point où la rivièrefût accessible, dans le voisinage immédiat de Libéria. En aval,elle était bordée, sur la rive droite, par une plaine maréca-geuse qui en interdisait l’approche jusqu’au ponceau établiprès de l’embouchure, c’est-à-dire à plus de quinze centsmètres dans l’Ouest. En amont, la berge brusquement relevéetombait, pendant plus d’un mille, à pic dans le courant.

Les ménagères de Libéria étaient donc dans l’obligation detraverser l’enclos de Patterson pour aller puiser l’eau néces-saire aux besoins de leurs ménages, et c’est pourquoi, jus-qu’alors, le propriétaire de cet enclos avait ménagé un hiatusdans la barrière qui le délimitait. Mais, à la fin, il s’était aviséque ce passage incessant à travers sa propriété était attenta-toire à ses droits et causait de multiples dommages. La nuitprécédente, il avait donc, avec l’aide de Long, barré solidementl’ouverture, d’où grave déception et grande colère des ména-gères venues de bon matin chercher de l’eau.

Le calme se rétablit quand on aperçut le Kaw-djer, et l’ons’en rapporta à sa justice. Patiemment, il écouta les argumentspour et contre, puis il rendit sa sentence. À la surprise géné-rale, elle fut favorable à Patterson. À la vérité, le Kaw-djer dé-cida que la clôture devait être abattue sur-le-champ et qu’unevoie de vingt mètres de large devait être rendue à la circula-tion publique, mais il reconnut les droits de l’occupant à uneindemnité pour la parcelle de terrain cultivé dont il était privédans l’intérêt public. Quant à l’importance de cette indemnité,elle serait fixée dans les formes régulières. Il y avait des jugesà l’île Hoste. Patterson était invité à s’adresser à eux.

La cause fut plaidée le jour même. Ce fut la première queBeauval eut à juger. Après débat contradictoire, il condamnal’État hostelien à payer une indemnité de cinquante dollars.Cette somme fut aussitôt versée à l’Irlandais qui ne cherchapas à dissimuler sa satisfaction.

238

Page 239: Les Naufragés du Jonathan

L’incident fut diversement commenté, mais, en général, ongoûta fort la manière dont il avait été réglé. On eut le senti-ment que nul ne pourrait désormais être dépouillé de ce qu’ilpossédait, et la confiance publique en fut énormément accrue.C’est ce résultat qu’avait voulu le Kaw-djer.

Cette affaire terminée, celui-ci se mit en route. Pendant troissemaines, il sillonna l’île en tous sens, jusqu’à son extrémitéNord-Ouest, jusqu’aux pointes orientales des presqu’îles Du-mas et Pasteur. L’une après l’autre, il visita toutes les exploita-tions, sans en omettre une seule, tant celles qui avaient été vo-lontairement délaissées au cours du précédent hiver que cellesdont les tenanciers avaient été chassés au moment destroubles.

De son enquête, il résulta finalement que cent soixante et uncolons, formant quarante-deux familles, séjournaient encoredans l’intérieur. Ces quarante-deux familles pouvaient toutesêtre considérées comme ayant réussi dans leur exploitation,mais à des degrés très inégaux. Les unes devaient borner leurespoir à assurer leur propre subsistance, tandis que d’autres,les mieux pourvues en garçons robustes, auraient pu agrandirconsidérablement leurs cultures.

De vingt-huit familles, comptant cent dix-sept autres colons,contraintes, au moment des troubles, de se réfugier à Libéria,les exploitations, aujourd’hui très compromises, semblaientégalement avoir été prospères au moment où on avait dû lesabandonner.

Enfin, cent quatre-vingt-dix-sept tentatives d’exploitationn’avaient abouti qu’à un échec. De leurs propriétaires, unequarantaine étaient morts, et le surplus, au nombre de plus desept cent quatre-vingts, avait successivement cherché refuge àla côte au cours de l’hiver.

Les renseignements ne manquaient pas au Kaw-djer. Les co-lons se mettaient avec empressement à sa disposition. L’en-thousiasme était unanime, quand on apprenait la nouvelle or-ganisation de la colonie, et cet enthousiasme croissait encore àmesure qu’il faisait part de ses projets. Lui parti, on reprenaitle travail avec une ardeur décuplée par l’espoir.

De tout ce qu’il observait, de tout ce qu’il entendait, le Kaw-djer prit soigneusement note. En même temps, il relevait un

239

Page 240: Les Naufragés du Jonathan

plan grossier des diverses exploitations et de leurs situationsrespectives.

Ces documents, il les utilisa dès son retour. En quelquesjours il dressa une carte de l’île, carte approximative au pointde vue géographique, mais d’une exactitude plus que suffi-sante au point de vue des exploitations agricoles qui se limi-taient les unes les autres, puis il répartit la moitié de l’île entrecent soixante-cinq familles qu’il choisit sans appel, et aux-quelles il délivra des concessions régulières.

Donner à la propriété cette base solide, c’était accomplir unevéritable révolution. Au régime du bon plaisir, il substituait lalégalité, à la possession de fait, un titre inattaquable par celui-là même qui l’avait délivré. Aussi ces simples feuilles de papierfurent-elles reçues par leurs bénéficiaires avec autant de joiepeut-être que les champs qu’elles représentaient.

Jusqu’alors ils avaient vécu instables, dans l’incertitude dulendemain. Ces feuilles de papier changeaient tout. Cette terreétait à eux. Ils pourraient la léguer à leurs enfants. Ils sefixaient, prenaient racine, et devenaient vraiment de colons,des Hosteliens.

Le Kaw-djer commença par consolider les droits desquarante-deux familles qui étaient demeurées attachées à laglèbe et par rétablir dans les leurs les vingt-huit exploitantsqui ne l’avaient quittée que sous la menace des émeutiers. Celafait, il sélectionna entre toutes quatre-vingt-quinze autres fa-milles, qui lui parurent dignes d’en appeler de leur échec. Il nes’occupa aucunement des autres.

C’était de l’arbitraire. Ce ne fut pas le seul. Si l’égalité n’eutrien à voir dans la répartition des concessions, elle ne fut pasmieux respectée au point de vue de leur importance. À ceux-cile Kaw-djer laissa juste le terrain sur lequel ils s’étaientd’abord établis, tandis qu’il diminuait la surface attribuée àceux-là. En même temps, il augmentait considérablement cer-taines exploitations. Dans toutes ses décisions, il n’obéit qu’àune unique loi, l’intérêt supérieur de la colonie. À ceux quiavaient montré le plus d’intelligence, de force et de vaillance,les concessions les plus vastes. Rien au contraire à ceux dont ilavait pu constater l’incapacité, et qu’il condamnait sans appelà rester des prolétaires et des salariés jusqu’à la mort.

240

Page 241: Les Naufragés du Jonathan

Le salariat, en effet, allait nécessairement faire son appari-tion sur l’île Hoste. Quelques exploitations, celles par exempledes quatre familles dont les Rivière formaient le centre, étaientd’une telle étendue et d’une telle prospérité, qu’elles eussentsuffi à occuper plusieurs centaines d’ouvriers. L’ouvrage nemanquerait donc pas à ceux qui préféreraient le travail deschamps à celui de la ville.

Pour la deuxième fois, Libéria se dépeupla. Son titre deconcession à peine en poche, chaque titulaire partait avec lessiens, bien pourvu de vivres, dont la provision pourrait, –d’ailleurs, le Kaw-djer l’affirmait – être ultérieurementrenouvelée. Quelques-uns de ceux qui n’avaient pas été favori-sés les imitèrent, et allèrent louer leurs bras dans lacampagne.

Le 10 janvier, la population fut réduite à quatre cents habi-tants environ, dont deux cent cinquante hommes en âge de tra-vailler. Les autres, soit un peu moins de six cents, y compris lesfemmes et les enfants, étaient maintenant disséminés dans l’in-térieur. Ainsi que le Kaw-djer avait pu s’en assurer au cours deson voyage, la population totale n’atteignait plus en effet lemillier. Le surplus était mort, dont près de deux cents dans leseul hiver qui venait de finir. Encore quelques hécatombes dece genre, et l’île Hoste redeviendrait un désert.

L’avancement du travail se ressentit de la diminution dunombre des travailleurs. Le Kaw-djer ne parut pas s’en soucier.On comprit bientôt sa tranquillité. Quelques jours plus tard, le17 janvier, un vapeur mouillait en face du Bourg-Neuf. C’étaitun grand navire de deux mille tonneaux. Dès le lendemain sondéchargement commençait, et les Libériens émerveillés virentdéfiler d’incalculables richesses. Ce fut d’abord du bétail, desmoutons, des chevaux et jusqu’à deux chiens de berger. Puis,ce fut du matériel agricole : charrues, herses, batteuses, fa-neuses ; des semences de toute nature ; des vivres en quantitéconsidérable, des voitures et des chariots ; des métaux : plomb,fer, acier, zinc, étain, etc. ; du petit outillage : marteaux, scies,burins, limes, et cent autres ; des machines-outils : forge, per-ceuse, fraiseuse, tours à bois et à métaux, et beaucoup d’autrechoses encore.

En outre, le steamer ne contenait pas que ces objets maté-riels. Deux cents hommes, composés par moitié de terrassiers

241

Page 242: Les Naufragés du Jonathan

et d’ouvriers de bâtiment avaient été amenés par lui. Quand ledéchargement du navire fut terminé, ils se joignirent aux co-lons, et les travaux menés par quatre cent cinquante bras ro-bustes recommencèrent à avancer rapidement.

En quelques jours la route du Bourg-Neuf fut terminée. Pen-dant que les maçons s’occupaient, les uns, de la constructiondu pont, les autres, de celle des maisons, on amorça vers l’inté-rieur une seconde route qui, divisée en nombreuses branches,serpenterait plus tard entre les exploitations, et porterait la vieà travers l’île, artères et veines de ce grand corps jusque-làinerte.

Les Libériens n’étaient pas au bout de leurs surprises. Le 30janvier, un second steamer arriva. Il provenait de Buenos-Ayres et apportait dans ses flancs, outre des objets analoguesaux précédents, une cargaison importante destinée au bazarRhodes. Il y avait de tout dans cette cargaison, jusqu’à des futi-lités : plumes, dentelles, rubans, dont pourrait désormais separer la coquetterie des Hosteliennes.

Deux cents nouveaux travailleurs débarquèrent de cedeuxième steamer, et deux cents encore d’un troisième quimouilla en rade le 15 février. À dater de ce jour, on disposa deplus de huit cents bras. Le Kaw-djer estima ce nombre suffi-sant pour commencer la réalisation d’un grand projet. À l’ouestde l’embouchure de la rivière, furent jetées les premières as-sises d’une digue, qui, dans un avenir prochain, transformeraitl’anse du Bourg-Neuf en un port vaste et sûr.

Ainsi peu à peu, sous l’effort de ces centaines de bras que di-rigeait une volonté, la ville se bâtissait, se redressait, s’assai-nissait, se vivifiait. Ainsi peu à peu, surgissait du néant, la cité.

242

Page 243: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 3L’attentat

« Ça ne peut pas durer comme ça ! » s’écria Lewis Dorick,que ses compagnons approuvèrent d’un geste énergique.

La journée de travail finie, ils se promenaient tous les quatre,Dorick, les frères Moore et Sirdey, au sud de Libéria, sur lespremières pentes des montagnes détachées de la chaîne cen-trale de la presqu’île Hardy, qui allaient plus loin se perdredans la mer en formant l’ossature de la pointe de l’Est.

« Non ! ça ne peut pas durer comme ça ! répéta Lewis Dorickavec une colère croissante. Nous ne sommes pas des hommes,si nous ne mettons pas à la raison ce sauvage qui prétend nousfaire la loi !

– Il vous traite comme des chiens, renchérit Sirdey. On estmoins que rien… « Faites ci »… « Faites ça », qu’il dit, sansmême vous regarder… On le dégoûte, quoi, ce peau-rouge-là !

– À quel titre nous commande-t-il ? interrogea rageusementDorick. Qui est-ce qui l’a nommé gouverneur ?

– Pas moi, dit Sirdey.– Ni moi, dit Fred Moore.– Ni moi, dit son frère William.– Ni vous, ni personne, conclut Dorick. Pas si bête, le

gaillard !… Il n’a pas attendu qu’on lui donne la place. Il l’aprise.

– Ça n’est pas légal, protesta doctoralement Fred Moore.– Légal !… Parbleu ! il s’en moque bien ! riposta Dorick.

Pourquoi se gênerait-il avec des moutons qui tendent le dospour qu’on les tonde ?… A-t-il demandé notre avis pour rétablirla propriété ? Avant, on était tous pareils. Maintenant, il y ades riches et des pauvres.

243

Page 244: Les Naufragés du Jonathan

– C’est nous, les pauvres, constata mélancoliquement Sir-dey… Il y a trois jours, ajouta-t-il avec indignation, il m’a an-noncé que ma journée serait réduite de dix cents…

– Comme ça ?… Sans donner de raisons ?…– Si. Il prétend que je ne travaille pas assez… J’en fais tou-

jours autant que lui, qui se promène du matin au soir les mainsdans les poches… Dix cents de rabais sur une journée d’undemi-dollar !… S’il compte sur moi pour les travaux du port, ilpeut attendre !…

– Tu crèveras de faim, répliqua Dorick d’un ton glacial.– Misère !… jura Sirdey en serrant les poings.– Avec moi, dit William Moore, c’est il y a quinze jours qu’il a

fait ses embarras. Il a trouvé que je rouspétais trop fort contreJohn Rame, son garde-magasin. Paraît que je dérangeais Mon-sieur… Si vous aviez vu ça !… Un empereur !… Faut payer leurcamelote et dire encore merci !

– Moi, dit à son tour Fred Moore, c’était la semaine der-nière… sous prétexte que je me battais avec un collègue… Onn’a donc plus le droit maintenant de se battre de bonne ami-tié ?… Non, mais, ce que ses flics m’ont empoigné !… Un peuplus ils me faisaient coucher au poste !

– On est des domestiques, quoi ! conclut Sirdey.– Des esclaves », gronda William Moore.Ce sujet, ils le traitaient pour la centième fois ce soir-là.

C’était le thème presque exclusif de leurs conversationsquotidiennes.

En édictant, puis en imposant la loi du travail, le Kaw-djeravait nécessairement lésé un certain nombre d’intérêts particu-liers, ceux notamment des paresseux qui eussent préféré vivreaux frais d’autrui. De là, grandes colères.

Autour de Dorick gravitaient tous les mécontents. Sa bandeet lui-même avaient inutilement essayé de continuer les erre-ments passés. Les anciennes victimes, jadis si dociles, avaientpris conscience de leurs droits en même temps que de leursdevoirs, et la certitude d’être au besoin soutenus avait donnédes griffes à ces agneaux. Les exploiteurs en avaient donc étépour leurs tentatives d’intimidation et s’étaient vu contraintsde gagner, comme les autres, leur vie par le travail.

244

Page 245: Les Naufragés du Jonathan

Aussi étaient-ils furieux et se répandaient-ils en récrimina-tions, par lesquelles se soulageait et s’entretenait à la fois leurexaspération grandissante.

Jusqu’ici, à vrai dire, tout s’était passé en paroles. Mais, cesoir-là, les choses devaient tourner d’autre sorte. Les plaintescent fois ressassées allaient se muer en actes, les colèresamassées conduire aux résolutions les plus graves.

Dorick avait écouté ses compagnons sans les interrompre.Ceux-ci s’étaient tournés vers lui, comme s’ils eussent fait ap-pel à son témoignage et quêté son approbation.

« Tout ça, ce sont des mots, dit-il d’une voix mordante. Vousêtes des esclaves qui méritez l’esclavage. Si vous aviez ducœur au ventre, il y a longtemps que vous seriez libres. Vousêtes mille et vous supportez la tyrannie d’un seul !

– Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? objecta piteusementSirdey. Il est le plus fort.

– Allons donc ! répliqua Dorick. Sa force, c’est la faiblessedes poules mouillées qui l’entourent. »

Fred Moore hocha la tête d’un air sceptique.« Possible !… dit-il. N’empêche qu’il y en a beaucoup de son

bord. Nous ne pouvons cependant pas, à nous quatre…– Imbécile !… interrompit durement Dorick. Ce n’est pas le

Kaw-djer, c’est le gouverneur qu’ils soutiennent. On leconspuerait, s’il était renversé. Si j’étais à sa place, on serait àplat ventre devant moi, comme on l’est devant lui.

– Je ne dis pas non, accorda William Moore un peu gogue-nard. Mais, voilà le hic, c’est lui qui tient la place, et pas toi.

– Je ne t’ai pas attendu pour le savoir, répliqua Dorick pâlede colère. C’est précisément la question. Je ne dis qu’unechose, c’est que nous n’avons pas à nous occuper du tas de ca-niches qui suivent le Kaw-djer et qui marcheraient aussi bienderrière son successeur. C’est le chef seul qui les rend redou-tables, c’est le chef seul qui nous gêne… Eh bien ! supprimons-le ! »

Il y eut un instant de silence. Les trois compagnons de Dorickéchangèrent un regard peureux.

« Le supprimer ! dit enfin Sirdey. Comme tu y vas !… Necompte pas sur moi pour ce travail-là ! »

Lewis Dorick haussa les épaules.« On se passera de toi, voilà tout, dit-il avec mépris.

245

Page 246: Les Naufragés du Jonathan

– Et de moi, ajouta William Moore.– Moi, j’en suis, affirma énergiquement son frère, qui n’avait

pas oublié l’humiliation que le Kaw-djer lui avait autrefois infli-gée. Seulement… voilà… ça ne me paraît pas commode…

– Très facile, au contraire, répliqua Dorick.– Comment ?– C’est bien simple… «Sirdey intervint.« Ta ! ta ! ta !… Vous allez !… Vous allez !… Qu’est-ce que

vous ferez, quand le Kaw-djer sera… supprimé, comme ditDorick ?

– Ce que nous ferons ?…– Oui… Un homme de moins, c’est un homme de moins, pas

plus. Il restera les autres. Dorick a beau dire, je ne suis pas sisûr que ça qu’ils marcheraient avec nous.

– Ils marcheront, affirma Dorick.– Hum ! fit Sirdey sceptique. Pas tous, en tous cas.– Pourquoi pas ?… La veille, on n’a personne, et, le lende-

main, on a tout le monde… D’ailleurs, pas besoin de les avoirtous. Il suffit de quelques-uns pour donner le mouvement. Lereste suit.

– Et ces quelques-uns ?…– On les a.– Hum !… fit de nouveau Sirdey.– Il y a nous quatre, d’abord, dit Dorick que cette discussion

échauffait.– Ça ne fait que quatre, observa placidement Sirdey.– Et Kennedy ?… Peut-on le compter, celui-là ?…– Oui, accorda Sirdey. Cinq.– Et Jackson, énuméra Dorick, Smirnoff, Reede, Blumenfeldt,

Loreley ?– Dix.– Il y en a d’autres. C’est un compte à faire.– Comptons alors, proposa Sirdey.– Soit ! » accorda Dorick en tirant de sa poche un crayon et

un calepin.Tous quatre s’assirent sur le sol, et, à tête reposée, firent le

dénombrement des forces dont ils croyaient pouvoir disposer,après la disparition de l’homme, qui seul, d’après Dorick, ren-dait redoutable la puissance éparse de la foule. Chacun citait

246

Page 247: Les Naufragés du Jonathan

des noms, qu’on n’inscrivait sur le carnet qu’après discussionapprofondie.

Du point élevé qu’ils occupaient, un vaste panorama se déve-loppait sous leurs yeux. La rivière, venue de l’Ouest, passait àleurs pieds, puis, se recourbant, repartait dans le Nord-Ouest,c’est-à-dire presque parallèlement à elle-même, vers le Bourg-Neuf où elle se jetait dans la mer. Au coude de la rivière, Libé-ria s’étendait, déployée comme une carte, puis, au-delà, laplaine marécageuse qui séparait la ville du rivage.

On était au 25 février 1884. Depuis le jour où le Kaw-djeravait pris le pouvoir, plus de dix-huit mois s’étaient écoulés.L’œuvre accomplie pendant ce court espace de temps tenaitréellement du prodige.

De nouveaux contingents d’ouvriers comblant perpétuelle-ment les vides laissés par ceux qui ne pouvaient se faire àl’existence de l’île Hoste, le nombre des habitants de Libérias’était encore accru et dépassait le millier. Mais les maisons,en bois pour la plupart, s’étaient multipliées elles aussi et suffi-saient à abriter tout le monde. Limitée à l’Ouest par la rivière,la ville s’était largement développée dans la direction opposéeet vers le Sud.

C’était une ville et non plus un campement, en effet. Rien n’ymanquait maintenant de ce qui est nécessaire ou seulementagréable à la vie. Boulangers, épiciers, bouchers, assuraientl’alimentation publique. Des produits qu’ils mettaient en vente,la campagne hostelienne fournissait déjà sa part, et cette partreprésentait largement la consommation des producteurs. Dèsl’année suivante, selon toute probabilité, l’île se suffirait à elle-même, en fait de froment, légumes et viandes de boucherie, enattendant le jour prochain où on pourrait passer de l’importa-tion à l’exportation.

Les enfants ne vagabondaient plus. Une école avait été ou-verte, dont M. et Mme Rhodes assumaient alternativement ladirection.

Après toute une année d’absence, Harry Rhodes était revenuau mois d’octobre précédent, en rapportant avec lui une quan-tité considérable de marchandises. Aussitôt de retour, il avaiteu une longue conférence avec le Kaw-djer, puis il s’étaitconsacré à ses affaires, sans donner aucune explication sur ladurée insolite de son voyage.

247

Page 248: Les Naufragés du Jonathan

Le temps que M. et Mme Rhodes consacraient à l’écolen’était aucunement préjudiciable au bazar, dont Edward et Cla-ry, aidés de Tullia et Graziella Ceroni, s’occupaient activement,et dont le succès allait grandissant.

Un médecin, le Dr Samuel Arvidson, et un pharmacienétaient venus de Valparaiso s’installer à Libéria et y faisaientdes affaires d’or. Un magasin de confections et un magasin dechaussures s’étaient ouverts et prospéraient. Ceux des émi-grants qui, une première fois, avaient essayé de s’établir à leurcompte dans leurs parties, avaient recommencé leur tentativeavec un meilleur résultat. Libéria possédait plusieurs entrepre-neurs employant un assez grand nombre d’ouvriers : un ma-çon, un charpentier, deux menuisiers, un tourneur sur bois,deux serruriers, dont l’un, très sérieusement outillé, eût méritéle qualificatif de constructeur.

À proximité de la ville, vers le Sud, non loin de l’endroit oùstationnaient alors Lewis Dorick et ses compagnons, une bri-queterie s’était ouverte et produisait des briques d’excellentequalité. Vers l’Est, dans les contreforts des montagnes de lapointe, on avait découvert des gisements considérables de cescorps si abondants dans la nature : le sulfate et le carbonate dechaux. On ne manquait, par conséquent, ni de plâtre, ni dechaux, et même il s’était trouvé un audacieux pour entre-prendre, par des moyens rudimentaires, la fabrication du ci-ment, dont le port en construction absorbait de grandesquantités.

La large route qui passait au bas de la pente était celle-làmême par où était venu le quatuor de mécontents, jusqu’aumoment où ceux-ci l’avaient quittée pour un raidillon escala-dant la montagne. Cette route, qui épousait toutes les sinuosi-tés de la rivière disparaissait dans l’Ouest, un kilomètre plusloin, entre deux collines. Mais ils n’ignoraient pas, et personnen’ignorait qu’elle se prolongeait au-delà et qu’on y travaillaitsans relâche. Deux mois auparavant elle avait atteint, puis dé-passé l’exploitation des Rivière, et depuis lors elle continuait,en se ramifiant sans cesse, à se dérouler vers le Nord.

Une autre route, complètement achevée, traversait la rivièresur un solide pont de pierre et réunissait la capitale à sonfaubourg.

248

Page 249: Les Naufragés du Jonathan

Ce dernier n’avait subi que peu de changements, mais ladigue soudée au rivage gagnait progressivement sur la mer.Déjà, elle abritait contre les vents d’Est l’anse du Bourg-Neuf,qu’elle transformait par degrés en un port vaste et tranquille.Ce jour-là précisément, on avait commencé à battre des pieux,première armature d’un batardeau destiné à l’édification d’unquai, le long duquel les navires pourraient un jour s’amarrer eneau profonde.

Ils n’avaient pas attendu l’achèvement de ce quai, ni celui dela digue, pour trafiquer à l’île Hoste. L’année précédente, il enétait venu trois, au compte exclusif du Kaw-djer. Cette année, ilen était venu sept, dont deux seulement affrétés par l’adminis-tration de la Colonie, le voyage des cinq autres étant motivépar des opérations privées et des entreprises individuelles.

En ce moment, un grand voilier stationnait en face du Bourg-Neuf, à demi chargé des planches débitées par la scierie desRivière, tandis qu’un autre voilier, qui, son plein fait de lamême marchandise, avait levé l’ancre quelques heures plustôt, disparaissait derrière la pointe de l’Est.

Tout, dans le spectacle offert à Lewis Dorick et à ses compa-gnons, exprimait éloquemment la prospérité grandissante de laColonie. Mais, ce spectacle éloquent, aucun d’eux ne voulait levoir ni l’entendre. Il leur était familier, d’ailleurs, et l’accoutu-mance en diminuait beaucoup la valeur. Des changements pro-gressifs passent aisément inaperçus, et, ce qu’ils découvraient,ils l’avaient vu naître jour par jour. Même s’ils se fussent repor-tés par la pensée au lendemain du naufrage, dont près de troisans les séparaient alors, se fussent-ils rendu compte du pro-grès accompli ? Ce n’est pas sûr. Habitués à ce spectacle, ilsl’eussent, sans doute, trouvé naturel, et il leur eût semblé queles choses avaient toujours été ainsi.

Pour le moment, du reste, ils avaient d’autres pensées entête. Soigneusement ils énuméraient les habitants de Libéria etpointaient les noms au passage.

« Je ne vois plus personne, dit enfin Sirdey. Où en sommes-nous ? »

Dorick compta les noms inscrits sur le carnet.« Cent dix-sept, dit-il.– Sur mille !… acheva Sirdey.

249

Page 250: Les Naufragés du Jonathan

– Et après ?… répliqua Dorick. Cent dix-sept, c’est quelquechose. Croyez-vous que le Kaw-djer en ait davantage, j’entendsdes gens décidés, prêts à tout ? Les autres sont des moutonsqui suivront n’importe qui. »

Sirdey ne répondit pas, mais il ne paraissait pas convaincu.« Et puis, assez causé, trancha violemment Dorick. Nous

sommes quatre. Mettons la chose aux voix.– Moi, s’écria Fred Moore en brandissant son gros poing, j’en

ai assez. Il arrivera ce qui arrivera. Je vote pour qu’on marche.– Moi de même, dit son frère.– Avec moi, ça fait trois voix… Et toi, Sirdey ?…– Je ferai comme les autres, dit sans enthousiasme l’ancien

cuisinier. Mais… »Dorick lui coupa la parole :« Pas de mais. Ce qui est voté est voté.– Il faut bien cependant, insista Sirdey sans se laisser intimi-

der, convenir des moyens. Se débarrasser du Kaw-djer, c’estbientôt dit. Reste à savoir comment.

– Ah !… si nous avions des armes… un fusil… un revolver…un pistolet seulement !… s’écria Fred Moore.

– Mais voilà, on n’en a pas, dit Sirdey avec flegme.– Le couteau ?… suggéra William Moore.– Excellent pour te faire pincer, le couteau, mon vieux, répli-

qua Sirdey. Tu sais bien que le Kaw-djer est gardé comme unroi… Sans compter qu’il est de taille à donner du fil à retordre,quand même on s’y mettrait à quatre. »

Fred Moore fronça les sourcils et serra les dents, en ponc-tuant cette mimique d’un geste violent. Sirdey avait raison. Ilconnaissait la poigne du Kaw-djer et se rappelait combien peuson grand corps avait pesé entre ses mains.

« J’ai mieux que ça à vous offrir, dit tout à coup Dorick au mi-lieu du silence qui avait suivi la réplique de Sirdey. »

Ses compagnons se tournèrent vers lui, l’interrogeant duregard.

« La poudre.– La poudre ?… » répétèrent-ils tous trois sans comprendre.L’un d’eux demanda :« Qu’en ferons-nous ?

250

Page 251: Les Naufragés du Jonathan

– Une bombe… Ah ! le Kaw-djer est, dit-on, un anarchiste re-penti. Eh bien ! nous emploierons contre lui l’arme desanarchistes. »

Les auditeurs de Dorick ne semblaient pas très emballés.« Qui est-ce qui la fera, cette bombe ? bougonna Fred Moore.

Pas moi, toujours.– Moi, dit Dorick. Sans compter que ça ne sera peut-être pas

la peine. J’ai une idée, et, si elle est bonne, le Kaw-djer ne sau-tera pas tout seul. Hartlepool et les hommes qui seront dans leposte sauteront en même temps… Autant d’ennemis en moinsque nous aurons le lendemain. »

Les trois hommes regardèrent leur camarade avec admira-tion. Sirdey lui-même fut gagné.

« Comme ça !… murmura-t-il à bout d’arguments contraires.Il se ravisa.

– Sapristi ! s’écria-t-il. Nous parlons de poudre comme sinous en avions.

– Il y en a dans l’entrepôt, répliqua Dorick. Nous n’avonsqu’à la prendre.

– Tu en parles à ton aise !… riposta Sirdey qui jouait décidé-ment le rôle de l’opposition. Avec ça que c’est commode !… Quiest-ce qui se chargera de la besogne ?

– Pas moi, dit Dorick.– Naturellement ! approuva Sirdey d’un ton railleur.– Non, expliqua Dorick, je ne suis pas assez fort. Pas toi non

plus : tu es trop poltron. Et pas davantage Fred Moore niWilliam : ils sont trop brutaux et trop maladroits.

– Qui, alors ?– Kennedy. »Personne ne fit d’objection. Oui, Kennedy, ancien matelot,

leste, débrouillard, habile de ses doigts, apte à tous les mé-tiers, pouvait réussir là où d’autres échoueraient. Le choix deDorick était bon.

Celui-ci interrompit leurs réflexions.« Voilà qu’il se fait tard, dit-il ; si vous voulez, rendez-vous ici

demain à la même heure. Kennedy sera là. Nous nous explique-rons, et nous conviendrons de tout. »

En approchant des premières maisons, ils estimèrent pru-dent de s’écarter les uns des autres, et, le lendemain, ilsprirent une précaution semblable pour se rendre à l’endroit

251

Page 252: Les Naufragés du Jonathan

convenu. Chacun sortit de la ville isolément, et c’est seulementquand ils furent hors de vue qu’ils laissèrent peu à peu dé-croître les distances qui les séparaient.

Ils étaient cinq, ce soir-là, Kennedy, averti par Dorick, s’étantjoint au quatuor.

« Il est des nôtres », annonça Dorick en frappant sur l’épauledu matelot.

On échangea des poignées de mains, puis, sans perdre detemps, on examina le moyen d’exécuter le projet de la veille.La conversation fut longue. Il faisait nuit noire, quand les cinqhommes commencèrent à redescendre vers la ville. Leur ac-cord était complet. On allait agir le soir même.

Bien que l’obscurité fût profonde, ils se divisèrent comme ilsl’avaient fait le jour précédent. Laissant entre eux un intervallede quelques minutes, ils quittèrent la route, s’engagèrent à tra-vers champs et contournèrent les maisons par le Sud jusqu’à larivière, puis, revenant sur leurs pas, ils pénétrèrent en ville, enlongeant l’enclos de Patterson. Tout était silencieux. Sans êtrevus, ils arrivèrent jusqu’au gouvernement, où dormaient en cemoment le Kaw-djer, Hartlepool et les mousses. À l’ombred’une maison, leur groupe se reforma, invisible. Là, ils s’immo-bilisèrent, l’oreille tendue, leurs yeux fouillant la nuit…

Ils avaient devant eux la porte du Tribunal. Du poste de po-lice, situé sur la façade opposée, de faibles bruits leurparvenaient. Là-bas, des hommes veillaient. Mais, de ce côté, iln’y avait personne. La rue était silencieuse et déserte.

Pourquoi eût-on gardé la salle du Tribunal ? Elle ne contenaitrien qu’une table, un siège grossier, et quelques bancs fixésdans le plancher.

Lorsqu’ils furent bien certains que la solitude était complète,Dorick et Kennedy quittèrent leur abri et traversèrent rapide-ment l’espace découvert. En un instant, ils atteignirent la portedu Tribunal, que Kennedy entreprit de forcer, tandis que Do-rick faisait le guet. Pendant ce temps, les frères Moore, lais-sant Sirdey à la place qu’ils occupaient tous auparavant, s’éloi-gnaient à leur tour, l’un à gauche, l’autre à droite, pour s’arrê-ter au bout de quelques pas. D’où ils étaient maintenant, ilspouvaient surveiller, celui-ci, la façade principale et la placeménagée devant le gouvernement, celui-là, le mur sans issue,qui, au Sud, clôturait la prison, et la rue séparant ce mur des

252

Page 253: Les Naufragés du Jonathan

autres maisons. Kennedy était bien gardé. Au moindre danger,il serait prévenu à temps pour s’enfuir.

Aucun incident ne survint. L’ancien matelot put travaillertout à son aise. Travail facile au surplus, car ce n’était pas uneserrure bien solide qui fermait la porte du Tribunal. Celle-ci cé-da aux premières pesées et s’ouvrit béante sur les ténèbresintérieures.

Kennedy entra, laissant Dorick en surveillance au dehors.On ne voyait goutte dans la salle. Kennedy frotta une allu-

mette et alluma une bougie. Il savait où il allait, Dorick luiayant soigneusement fait sa leçon. Des trois cloisons limitant lapièce dans laquelle il pénétrait, celle de droite séparait le Tri-bunal de la prison ; celle de gauche était commune avec le gou-vernement proprement dit qui servait en même temps de domi-cile au Kaw-djer. Derrière celle qui lui faisait face, c’étaitl’entrepôt.

Kennedy traversa obliquement la salle, jusqu’à l’encoignureformée par la jonction de cette dernière cloison avec celle de laprison. La prison étant vide pour l’instant, personne, parconséquent, ne pourrait l’entendre. Là, il fit halte et, prome-nant sa bougie contre la paroi, examina la manière dont ilconvenait de procéder.

Il sourit joyeusement. Percer cette cloison ne serait qu’unjeu. Bâtie dès les premiers jours qui avaient suivi le coupd’État du Kaw-djer, à un moment où l’essentiel était d’allervite, cette cloison ne constituait pas un bien sérieux obstacle.Elle était faite de madriers verticaux encastrés à leurs extrémi-tés dans le plafond et dans le plancher, et laissant entre euxdes intervalles qu’on avait remplis avec des pierrailles noyéesdans un mortier de qualité médiocre et dont la dureté n’étaitpas des plus grandes. Le couteau de Kennedy entama sanspeine ce mortier, et peu à peu les pierres descellées sortirentde leurs alvéoles. Il n’y avait à craindre que le bruit de leurchute. C’est pourquoi, dès qu’elles étaient ébranlées, Kennedyles arrachait une à une et les déposait doucement sur le sol.

En une heure il eut pratiqué un trou de taille à lui livrer pas-sage dans le sens de la hauteur. En largeur également, ce troueût été suffisant, sans un madrier qui le traversait, et qu’ilétait, par conséquent, nécessaire de couper. Ce fut la partie la

253

Page 254: Les Naufragés du Jonathan

plus pénible du travail. Une heure encore fut employée à le me-ner à bonne fin.

De temps à autre, Kennedy s’arrêtait et prêtait l’oreille auxbruits extérieurs. Tout était tranquille. Aucun appel des guet-teurs n’annonçait l’approche d’un danger.

Lorsque le trou fut assez grand, il passa de l’autre côté de lacloison. Là, les choses se compliquèrent. Au milieu des caisseset des marchandises de toutes sortes qui remplissaient l’entre-pôt, se mouvoir sans bruit était fort difficile. Une extrême pru-dence était de rigueur.

Où avait-on placé les barils de poudre ?… Nulle part il ne lesapercevait… Les barils devaient être là, cependant…

Il se mit à leur recherche. Lentement, surveillant le moindrede ses gestes, il s’insinua entre les caisses, obligé d’en dépla-cer parfois pour gagner du terrain.

Près de deux heures s’écoulèrent. Au dehors, on devait nerien comprendre à ce retard, et lui-même commençait à déses-pérer. Il s’énervait. La nuit avançait ; le jour ne tarderait pas àse lever. Lui faudrait-il donc partir sans avoir réussi dans uneentreprise que trahirait l’effraction de la porte et qu’il seraitpar conséquent impossible de renouveler ?

De guerre lasse, il allait se résigner à battre en retraite,quand il découvrit enfin ce qu’il cherchait. Les tonnelets depoudre étaient là, sous ses yeux. Il y en avait cinq, rangés enbon ordre près d’une porte qui s’ouvrait de l’autre côté dans leposte de police. Kennedy, retenant son souffle, entendait leshommes de veille causer entre eux. Il distinguait nettementleurs paroles. Plus que jamais, il était nécessaire d’agir en si-lence. Kennedy souleva un des barils, mais ce fut pour le repo-ser tout de suite sur le sol. Ce baril était trop lourd pour qu’unseul homme pût l’emporter sans bruit par le chemin compliquéqu’il fallait suivre. Se glissant entre les caisses, il regagna lasalle du Tribunal et, passant dans le trou de la cloison, appelaDorick, dont la silhouette noire se découpait sur la nuit moinsprofonde de l’extérieur.

Celui-ci se rendit à l’appel du marin. « Comme tu as étélong ! dit-il à voix basse, en se penchant vers l’ouverture. Quet’est-il donc arrivé ?

– Rien, répondit Kennedy sur le même ton, mais ce n’est pasfacile de naviguer là-dedans.

254

Page 255: Les Naufragés du Jonathan

– As-tu les barils ?– Non. Ils sont trop lourds… Il faut être deux… Viens ! »Dorick s’introduisit dans l’ouverture et, guidé par Kennedy,

traversa l’entrepôt. Les deux hommes saisirent un des barils,et, le faisant passer par-dessus les caisses, l’amenèrent dans lasalle du Tribunal. Dorick, aussitôt, franchit de nouveau lacloison.

« Où vas-tu ? demanda Kennedy en étouffant sa voix.– Chercher un second baril, répondit Dorick. Dépêchons-

nous. Le jour va se lever.– Un baril ? répéta Kennedy étonné. Avec celui-ci on ferait

sauter Libéria tout entière !– Nous emporterons l’autre, dit Dorick.– Pourquoi faire ?– C’est mon idée… Quand on sera débarrassé du Kaw-djer, il

faudra être les maîtres… La poudre pourra nous servir.– Où la mettras-tu, en attendant ?– J’ai une cachette sûre. Ne t’inquiète pas. »Kennedy obéit de mauvaise grâce. Un quart d’heure plus

tard, le second baril était déposé à côté du premier.L’un d’eux fut rapidement placé contre la cloison de gauche,

puis, vers le bas, Kennedy le perça d’un trou, par où une petitequantité de poudre s’écoula.

Pendant ce temps, Dorick avait sorti de sa poche une sortede tresse faite de brins de coton lâchement entrelacés. Cettetresse, qu’il avait eu soin d’humecter au préalable, il la rouladans la poudre, puis, en prélevant un bout d’un coup de cou-teau, il alluma cet échantillon à titre d’expérience. Le feu gré-silla, courut, s’éteignit.

« Parfait ! déclara Dorick. Cinq centimètres pour une minute.Donc, la mèche entière en durera vingt. C’est plus qu’il nenous en faut. »

Il se rapprocha du baril…À ce moment, un bruit violent se fit entendre. Dorick s’arrêta

sur place. Kennedy et lui se regardèrent. Ils étaient livides…Leur angoisse fut courte. Dorick, reprenant son sang-froid,

se mit à rire.« La pluie », dit-il en haussant les épaules.Il alla jusqu’à la porte et regarda au dehors. La pluie tombait

à verse, en effet, et le bruit qui les avait épouvantés était celui

255

Page 256: Les Naufragés du Jonathan

des gouttes qui crépitaient furieusement contre le toit. Ensomme, c’était une circonstance favorable. La pluie effaceraittoutes les traces, et rien ne pourrait les dénoncer, si par ha-sard les soupçons se portaient sur eux. D’autre part, ce va-carme couvrirait l’inévitable pétillement de la mèche.

Par exemple, il n’y avait pas de temps à perdre. Le ciel s’em-pourprait déjà vers l’Est. Dans quelques instants, il feraitgrand jour, et Dorick connaissait assez les habitudes du Kaw-djer pour savoir que celui-ci ne tarderait pas beaucoup à pa-raître au dehors.

« Vite ! » dit-il.La mèche déroulée, l’un des bouts fut introduit dans le ton-

neau, puis Dorick enflamma une allumette qu’il approcha del’autre extrémité. Hâtivement, les deux hommes sortirentalors, Kennedy le premier en emportant le second baril, puisDorick qui tira de son mieux la porte derrière lui.

Les frères Moore et Sirdey étaient fidèlement à leurs postes.Dorick, appelant leur attention par un léger sifflement, leur

apprit d’un geste le succès de la tentative.Aussitôt, tous s’éloignèrent rapidement, tandis que, sur la

place déserte, l’orage continuait à verser son déluge.

256

Page 257: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 4Dans les grottes

Quand le Kaw-djer sortit du gouvernement, l’orage était apai-sé. Il ne pleuvait plus. Chassant devant lui les nuages, le soleilavait jailli de la mer et dorait Libéria de ses rayons obliques.

Le Kaw-djer regarda autour de lui. Il ne vit personne. Commechaque jour, il sortait le premier du sommeil.

Aspirant largement l’air matinal, il s’avança de quelques passur la place transformée par l’orage en un lac de boue. Laporte entrouverte du Tribunal attira aussitôt son attention.Sans attacher à cette négligence beaucoup d’importance, ils’approcha de la porte dans l’intention de la fermer. Il aperçutalors qu’elle avait été fracturée, ce qui le surprit grandement.Quel était le sens d’une telle infraction ? Y avait-il donc desgens si dénués de tout que le misérable contenu de cette salleeût été capable de les tenter ?

Le Kaw-djer poussa la porte et, dès le seuil, vit le tonnelet. Ilne comprit pas tout d’abord, mais un rapide examen l’eut bien-tôt renseigné. Cette poudre répandue… cette mèche aux troisquarts consumée qui traînait sur le parquet… Il n’y avait pas às’y tromper : on avait voulu le faire sauter, et le gouvernementavec lui.

Cette découverte le plongea dans la stupéfaction. Eh quoi ! ilexistait des colons qui le haïssaient à ce point !… Puis il réflé-chit, cherchant quels pouvaient être les auteurs d’un pareil at-tentat. Certes, il n’était en état d’accuser personne. Mais ilconnaissait trop bien cependant la population de la ville, pourque ses soupçons pussent s’égarer hors d’un cercle assez res-treint. Ferdinand Beauval, malgré ses nouvelles fonctions ?…Peut-être, à la rigueur. Lewis Dorick ?… Plus probablement. Entous cas, quelqu’un de ceux qui évoluaient dans leurs sillages.

257

Page 258: Les Naufragés du Jonathan

Le Kaw-djer fit du regard le tour de la salle et remarqua le troupratiqué dans la cloison. L’aventure était limpide. Ce tonneau,on l’avait dérobé dans l’entrepôt, amené où il se trouvait main-tenant, puis le coupable s’était enfui, après avoir allumé lamèche qui devait provoquer la déflagration de la poudre…Mais, contrairement à l’espoir du criminel, l’explosion nes’était pas produite. La mèche, après avoir brûlé sur les deuxtiers de sa longueur, s’était éteinte au contact d’une flaqued’eau qui recouvrait son dernier tiers.

D’où venait cette eau ? Pour le savoir, le Kaw-djer n’eut qu’àlever la tête. Elle était venue du ciel, par une fissure du toit, àtravers le plafond fait de planches à peine assemblées. Entredeux lames disjointes, des traces d’humidité étaient visibles.De là, l’eau était tombée goutte à goutte, jusqu’à former cetteflaque qui avait opposé au feu une infranchissable barrière.

Le Kaw-djer ne put réprimer un frisson, sinon pour lui-même,du moins pour ceux que le gouvernement abritait avec lui,c’est-à-dire pour Hartlepool, qui y avait élu domicile avec sesdeux enfants adoptifs, et pour les hommes de garde la nuit pré-cédente. Leur vie n’avait dépendu que d’une circonstance for-tuite. Sans l’orage qui avait éclaté aux premières lueurs del’aube, tous seraient morts à l’heure actuelle.

Réflexions faites, le Kaw-djer jugea préférable de tenir se-crète cette tentative avortée. Il n’avait nul besoin de ce sur-croît de popularité, et mieux valait, en dernière analyse, ne pasjeter le trouble dans cette population paisible.

Tirant la porte derrière lui, il alla réveiller Hartlepool, qu’ilconduisit au Tribunal et qu’il mit au courant des événements.Hartlepool fut atterré. Pas plus que son chef, il ne pouvait dési-gner les coupables, mais, pas plus que lui, il n’hésitait sur lesnoms de ceux qu’il était logique de suspecter.

Le Kaw-djer ayant résolu de ne pas ébruiter cette affaire, illui fallait boucher l’ouverture de la cloison sans aucunconcours étranger. Hartlepool partit donc à la recherche desmatériaux nécessaires, tandis que le Kaw-djer transportait lebaril de poudre à l’endroit qu’il occupait antérieurement dansl’entrepôt.

Il put ainsi constater qu’un autre des tonnelets avait disparu.En y comprenant celui qu’il avait trouvé dans la salle du Tribu-nal, il n’en restait que quatre, au lieu de cinq. Que voulait-on

258

Page 259: Les Naufragés du Jonathan

faire de cette poudre ? Pas un bon usage assurément. Pourtant,en l’absence de toute arme à feu, elle n’était guère utilisable,les voleurs devant bien supposer qu’on allait rendre impossibleune tentative semblable à celle qu’un hasard favorable venaitde faire échouer.

Dès qu’Hartlepool fut de retour, les deux maçons improvisésremirent en place le morceau de madrier coupé par Kennedy,puis le vide fut bouché comme précédemment avec des pier-railles noyées dans du mortier. Bientôt il ne subsista aucunetrace de l’attentat. Alors seulement le Kaw-djer se retira chezlui, en se faisant suivre d’Hartlepool qu’il informa de la dispari-tion d’un second baril de poudre.

La chose méritait considération. Puisque les coupabless’étaient emparés de cette poudre, c’est qu’ils méditaient derecommencer leur tentative, et il convenait d’aviser auxmoyens de se protéger contre eux.

Après que la question eut été examinée sous toutes ses faces,il fut définitivement convenu que l’attentat ne serait pas ébrui-té, et qu’on agirait avec prudence de façon à ne pas attirer l’at-tention. En premier lieu, on résolut d’augmenter les forces depolice et de les porter de quarante à soixante hommes, en at-tendant mieux, si la nécessité en était ultérieurement démon-trée. Pour l’instant, il faudrait se contenter de huit gardes sup-plémentaires, puisqu’on ne possédait en réserve que cenombre d’armes à feu, mais il fut entendu que le Kaw-djer fe-rait venir deux cents nouveaux fusils de manière à pouvoir pa-rer dans l’avenir à toutes les éventualités. Il s’était créé à Libé-ria des intérêts déjà considérables et qui grandissaient de jouren jour. Il importait d’être en mesure de les défendre aubesoin.

On convint, en outre, que les hommes de veille monteraientdorénavant leur garde en plein air et non dans le poste de po-lice. Ils se relèveraient deux par deux et, pendant leur faction,feraient les cent pas autour du gouvernement, qui serait ainsi àl’abri d’une surprise.

Le Kaw-djer ne crut pas devoir s’arrêter pour l’instant àd’autres mesures, mais Hartlepool se promit in petto de lescompléter en entourant son chef d’une protection aussi vigi-lante que discrète.

259

Page 260: Les Naufragés du Jonathan

Quant à découvrir les coupables, il n’y fallait pas compter,sous peine de mettre la ville en ébullition. Ils n’avaient laisséaucune trace, et seule la découverte du baril de poudre dérobéles eût démasqués. Mais, pour trouver ce baril, il aurait fallu selivrer à de nombreuses perquisitions, qui eussent causé uneémotion que le Kaw-djer entendait éviter à tout prix.

Les choses ainsi réglées, la vie reprit son cours normal. Lesjours passèrent après les jours, effaçant le souvenir d’un inci-dent auquel le temps écoulé enlevait beaucoup de son impor-tance première et dont la nouvelle organisation rendait le re-tour impossible.

Le Kaw-djer, tout au moins, cessa bientôt d’y penser. Il avaitd’autres soucis en tête. Emporté par son œuvre comme par untorrent, il goûtait l’ivresse sublime des créateurs. Son cerveausurchauffé élaborait sans cesse de nouvelles entreprises, etl’exécution d’un projet n’était pas terminée qu’il passait auprojet suivant.

Il n’avait même pas attendu que le batardeau du futur quaifût achevé, pour concevoir d’autres rêves. L’un, très réalisableà coup sûr, consistait à utiliser une chute de la rivière située àquelques kilomètres en amont, pour y établir une station élec-trique qui distribuerait partout la lumière et la force. Libériaéclairée à l’électricité !… Qui, deux ans auparavant, eût pu pré-voir cela ?

Pourtant ce projet n’était pas celui qui passionnait le plus leKaw-djer. Il en rêvait un autre plus grandiose. Éclairer Libéria,cela était utile, certes, mais utile seulement à une très petitefraction de l’humanité, et, d’autre part, l’entreprise présentaitsi peu de difficultés qu’on pouvait la considérer comme unesimple distraction. L’œuvre qui le passionnait réellement étaitplus générale et plus vaste. Elle intéressait l’humanité toutentière.

Il en devait la première pensée au naufrage même du Jona-than.Quand les coups de canon s’étaient fait entendre dans lanuit, le Kaw-djer avait, on s’en souvient, allumé un feu au som-met du cap Horn. Mais ce n’était là qu’un expédient, et, aprèscomme avant, rien n’avertissait du péril les navires en dé-tresse. L’agonie du Jonathan n’avait été, en effet, qu’une desinnombrables scènes du drame qui se joue perpétuellementdans ces parages. Des centaines de bâtiments doublent, au

260

Page 261: Les Naufragés du Jonathan

milieu des tourmentes, l’extrême pointe de l’Amérique. Moinsheureux que le Jonathan, ils n’ont pas de feu pour les guider, ettrop souvent ils couvrent de leurs débris les récifs del’archipel. Il en serait autrement si un phare s’allumait chaquesoir au coucher du soleil. Prévenus à temps, les bâtimentsprendraient le large, et une multitude de naufrages seraientévités.

Depuis que le Kaw-djer avait mis le pied sur le cap Horn, pasun jour ne s’était écoulé sans qu’il fût tenté par cette grandeœuvre. Toutefois il n’en méconnaissait pas les difficultés, etlongtemps il y avait pensé comme à une irréalisable chimère.Mais les choses étaient changées à présent. Gouverneur d’unÉtat en voie d’ascension rapide, il pouvait employer un nombrepresque illimité de travailleurs. La chimère cessait d’êtreirréalisable.

D’autre part, la question d’argent, qui se fût autrefois posée,était désormais résolue. Il est à croire, en effet, que le Kaw-djer avait à sa disposition des ressources considérables, puis-qu’il avait pu faire à l’État hostelien les avances qui en avaientpermis le développement. Longtemps il s’était refusé à puiserdans ces richesses dont il avait volontairement oublié l’exis-tence, mais, maintenant qu’il les avait une première fois utili-sées, ses répugnances n’avaient plus de raison d’être. Le sacri-fice était accompli ; il n’y avait aucun motif de ne pas faire en-core ce qu’il avait déjà fait.

D’ailleurs, sa prospérité croissante permettrait bientôt àl’État hostelien de commencer le remboursement des avancesque son créateur lui avait consenties. Ces capitaux, celui-cin’allait pas les placer à la manière d’un bourgeois. Il n’allaitpas thésauriser, lui qui professait pour l’argent un si dédai-gneux mépris. Quel meilleur usage pourrait-il en faire que deles utiliser à la construction d’un phare au sommet du tragiquepromontoire sur la rude écorce duquel tant de navires viennents’écraser ?

Une grave difficulté subsistait cependant. Si l’île Hoste étaitlibre, l’île Horn demeurait chilienne. Mais cette difficultén’était peut-être pas insurmontable. Il n’était pas impossibleque le Chili consentît à un abandon de ses droits sur un rocherinculte, en considération de l’usage que s’engagerait à en fairele nouveau possesseur. Cette négociation, il convenait de la

261

Page 262: Les Naufragés du Jonathan

tenter, tout au moins. Et c’est pourquoi le premier navire enpartance emporta une note officielle adressée sur ce sujet parle gouverneur de l’État hostelien à la République du Chili.

Pendant que le Kaw-djer s’absorbait ainsi dans son œuvre, ledanger dont il perdait le souvenir restait suspendu au-dessusde sa tête. Les auteurs de l’attentat étaient demeurés incon-nus. Impunis, et ayant toujours en leur possession le baril depoudre qui constituait entre leurs mains la plus terrible desmenaces, ils vivaient librement, noyés dans la foule des colons.

Si le Kaw-djer, justifiant par la crainte de troubler la popula-tion de Libéria la répugnance de toute mesure policière, quisubsistait au fond de son cœur comme un vieux reste de sesanciennes idées libertaires, ne se fût pas interdit, dès le début,de procéder à une enquête sérieuse, peut-être eût-il mis lamain sur les coupables. Le baril de poudre n’était pas loin, eneffet, Dorick et Kennedy l’ayant transporté, le matin même deleur attentat, dans une de ces grottes de la pointe de l’Est quele Kaw-djer ne pouvait ignorer, puisque c’est dans l’une d’ellesqu’Hartlepool avait autrefois déposé la réserve de fusils.

Ces grottes, on ne l’aura peut-être pas oublié, étaient aunombre de trois : deux inférieures, dont l’une prenant jour surle versant Sud, communiquait avec la seconde, évidée en pleincœur de la montagne, et une supérieure, située une cinquan-taine de mètres plus haut, cette dernière s’ouvrant aucontraire sur le versant Nord et dominant par conséquent Libé-ria. Une étroite fissure réunissait les deux systèmes. Praticableà la rigueur malgré sa forte inclination, cette fissure présen-tait, vers le milieu de son parcours, un étranglement qui obli-geait à ramper pendant quelques mètres, en évitant soigneuse-ment de toucher, de frôler même un bloc instable qui suppor-tait seul la voûte en cet endroit et dont la chute eût risqué deprovoquer une catastrophe.

C’est dans la grotte supérieure que les fusils avaient été dé-posés autrefois par Hartlepool. C’est dans l’une des deuxgrottes inférieures que Dorick et Kennedy avaient porté lapoudre.

Ils n’avaient même pas jugé utile de la dissimuler dans la se-conde, creusée en plein massif par un caprice de la nature.Après avoir rapidement examiné celle-ci sans remarquer la fis-sure qui allait s’épanouir sur l’autre versant à une altitude plus

262

Page 263: Les Naufragés du Jonathan

élevée, ils s’étaient contentés de cacher le baril sous un amon-cellement de branches et l’avaient laissé dans la premièregrotte où, par une haute et large arcade, l’air et la lumière pé-nétraient à flots.

Grande avait été leur surprise, quand, en revenant de cetteexpédition le matin du 27 février, ils avaient constaté que legouvernement était toujours debout. Pendant qu’ils s’éloi-gnaient de la ville pour se débarrasser de leur baril, puis, tan-dis qu’ils s’en rapprochaient, ils avaient, de seconde en se-conde, attendu l’explosion. Cette explosion ne devait pas seproduire, on le sait, et les deux malfaiteurs parvinrent à leursdomiciles respectifs sans que rien d’insolite fût arrivé.

C’était à n’y rien comprendre.Quelle que fût leur curiosité, les coupables ne se hâtèrent

pas, cependant, de chercher à la satisfaire. L’échec de leur ten-tative justifiait toutes les craintes, et leur unique objectif futd’abord de passer inaperçus. Ils se mêlèrent donc aux autrestravailleurs et s’appliquèrent à éviter tout ce qui eût été sus-ceptible d’attirer l’attention sur eux.

Ce fut seulement au cours de l’après-midi que Lewis Dorickosa passer devant le gouvernement. De loin, il lança un rapidecoup d’œil du côté du Tribunal et vit le serrurier Lawson entrain de réparer la porte fracturée. Lawson ne semblait pas at-tacher à son travail une importance particulière. On lui avaitdit de mettre une serrure neuve ; il la mettait, voilà tout.

La tranquillité de Lawson ne rassura nullement Dorick. Puis-qu’on réparait la porte, c’est que l’effraction était connue. Parconséquent, on avait nécessairement découvert le baril depoudre et la mèche consumée. Qui avait fait cette découverte ?Dorick n’en savait rien. Mais il ne pouvait douter qu’un événe-ment aussi grave n’eût été immédiatement porté à la connais-sance du gouverneur, et il en concluait avec raison que des me-sures allaient être prises, qu’on allait exercer une surveillancerigoureuse, et, se sachant coupable, il s’estimait en grandpéril.

Une plus juste notion des choses lui rendit le sang-froid. Rienne prouvait sa culpabilité après tout. Quand bien même on lesoupçonnerait, ce n’est pas sur des soupçons qu’on peut arrê-ter, emprisonner, ni surtout condamner les gens. Pour cela, il

263

Page 264: Les Naufragés du Jonathan

faut des preuves. Et, des preuves, il n’en existerait pas contrelui, tant que ses complices garderaient le silence.

Ces réflexions rassurantes ne l’empêchèrent pas d’éprouverune violente émotion lorsque, vers la fin du jour, il se trouva àl’improviste face à face avec le Kaw-djer, qui venait, comme decoutume, surveiller les travaux du port. Celui-ci avait son airhabituel, et l’on n’eût pas deviné, en le voyant, que rien d’inso-lite fût arrivé ! Dorick jugea ce calme plus effrayant que la co-lère. Il se dit que, pour être si paisible, le gouverneur devaitavoir la certitude de mettre la main sur les coupables. Trem-blant, il feignit de s’absorber dans son travail, en évitant de re-lever les yeux sur le Kaw-djer dont il n’aurait pu supporter leregard. Si celui-ci lui avait parlé, le misérable se fût trahi.

Mais, le Kaw-djer ne lui adressant pas la parole, il repritconfiance. Cette confiance ne fit que croître à mesure que lesjours s’écoulaient. Sans parvenir à le comprendre, il constataitque rien n’était changé dans la ville, bien que l’attentat fût cer-tainement connu, ainsi que le prouvaient les modifications ap-portées à la garde de nuit.

Longtemps, toutefois, la peur fut la plus forte. Pendantquinze jours, les cinq complices s’évitèrent et menèrent une vieexemplaire qui eût suffi à les rendre suspects à des observa-teurs plus attentifs. Puis, ces deux semaines écoulées, ils com-mencèrent à s’enhardir. Ils échangèrent d’abord quelques motsau passage, et enfin, la sécurité persistante leur donnant ducourage, ils reprirent leurs promenades du soir et leurs an-ciens conciliabules.

Leur assurance grandissant de jour en jour, ils ne tardèrentpas alors à s’aventurer dans la grotte où le baril de poudreétait caché. Ils le trouvèrent tel qu’ils l’y avaient mis, ce quiacheva de les tranquilliser.

Peu à peu, la caverne devint le but ordinaire de leurs prome-nades. Un mois après leur tentative avortée, ils s’y réunissaienttous les soirs.

Le sujet qu’ils y traitaient était toujours le même. Il n’avaitpas plus changé que les causes de leur mécontentement. Cequ’était leur vie avant l’attentat, elle l’était restée après. Ilscontinuaient à être soumis, comme tout le monde, à la loi dutravail, et c’est bien cela, au fond qui les exaspérait, en dépitde leurs grandiloquentes diatribes.

264

Page 265: Les Naufragés du Jonathan

S’excitant réciproquement de leurs récriminations inces-santes, ils oublièrent graduellement leur échec et commen-cèrent à chercher les moyens de le réparer. Enfin, leur rageimpuissante augmentant sans cesse, le jour vint où ils furentmûrs pour un nouvel acte de révolte.

Ce jour-là, le 30 mars, les cinq compagnons avaient quittéisolément Libéria et s’étaient, comme de coutume, rejoints àquelque distance de la ville. Leur groupe était au completquand ils arrivèrent au lieu habituel de leurs séances.

La route s’était faite en silence. Dorick n’ayant pas ouvert labouche et semblant perdu dans ses méditations, les autresavaient imité son mutisme. Et, de même que les lèvres, les vi-sages étaient fermés. L’orage était dans l’air. Des pensées dehaine gonflaient les âmes ulcérées.

Dorick, en pénétrant le premier dans la grotte, eut un gested’effroi. Un feu brûlait près de l’entrée. Quelqu’un était doncvenu là, et la flamme encore claire prouvait qu’il s’était écoulépeu de temps depuis le départ de l’intrus.

Un feu !… Dorick songea tout à coup à la poudre. Si le foyeravait été placé quelques mètres plus loin, l’imprudent quil’avait allumé eût sauté sans recours. Quel danger il avait frôlé,sans le savoir !

Dorick courut au baril… Non, on ne l’avait pas découvert… Ilétait toujours sous l’amoncellement de branchages, dont onn’avait prélevé qu’un petit nombre pour former le foyer qui pé-tillait joyeusement.

Pendant ce temps, Kennedy, s’éclairant avec une desbranches enflammées, visitait la deuxième grotte. Il en ressor-tit bien rassuré. Il n’y avait personne. Le visiteur inconnu étaitdécidément parti.

Cette nouvelle transmise à ses compagnons, il éparpilla d’uncoup de pied le feu qui, malgré son éloignement de la poudre,ne laissait pas de constituer un danger. Mais Dorick l’arrêta et,rassemblant les tisons dispersés, reconstitua le foyer sur lequelil jeta de nouveaux branchages, tandis que ses compagnons leregardaient faire avec surprise.

« Camarades, dit-il en se relevant, je suis à bout… Déjà, toutà l’heure, j’étais décidé à l’action… Ce que nous avons vu meconfirme dans mon projet… On est venu ici… c’est une raison

265

Page 266: Les Naufragés du Jonathan

de plus de se hâter, car on peut revenir, et ce qu’on n’a pastrouvé aujourd’hui, on peut le trouver demain. »

La voix de Dorick était fébrile, sa parole haletante, ses gestesviolents. Visiblement, il était à bout, ainsi qu’il le disait.

À l’exception de Sirdey qui demeura impassible, les autresapprouvèrent bruyamment.

« Pour quand, l’opération ? demanda Fred Moore.– Pour ce soir même… » répondit Dorick.Il ajouta, hachant les mots comme un homme dominé par ses

nerfs :« J’ai bien réfléchi… Puisque nous n’avons pas d’armes, je

m’en fabriquerai… Une bombe… ce soir même… en compri-mant par couches successives de la poudre entre des toilestrempées dans du goudron… C’est pour cela que j’ai besoin defeu… pour faire fondre le goudron… Certes, ma bombe ne vau-dra pas les engins perfectionnés à mouvement d’horlogerie ouà renversement… Mais on fait ce qu’on peut… Je ne suis pas unchimiste, moi… Telle quelle, d’ailleurs, elle fera son effet… Unemèche la traversera de part en part… La mèche durera trentesecondes… J’en ai fait l’expérience… Juste le temps d’allumeret de lancer… »

Les auditeurs de Dorick étaient frappés malgré eux de sonair étrange. Son regard était brûlant et, dans une certaine me-sure, égaré. Lewis Dorick était-il donc fou ?

Non, il n’était pas fou, ou du moins il ne l’était pas au senspathologique du mot. Si toute sa vie d’amertume et d’envie luiremontait aux lèvres à cette heure et donnait à son attitudecette fébrilité, il gardait autant de lucidité qu’en peut conser-ver un homme devenu la proie de la fureur.

« Qui la jettera, cette bombe ? demanda Sirdey froidement.– Moi, répondit Dorick.– Quand.– Cette nuit… Vers deux heures, j’irai frapper au gouverne-

ment… Le Kaw-djer viendra ouvrir… Aussitôt que jel’entendrai, j’allumerai la mèche… j’aurai ce qu’il faut pour ce-la… la porte ouverte, je lancerai la bombe dans l’intérieur…

– Et toi ?– J’aurai le temps de me sauver… D’ailleurs, quand je devrais

sauter aussi, il faut en finir. »

266

Page 267: Les Naufragés du Jonathan

Un silence tomba sur le groupe. On se regardait avec stu-peur, épouvantés du projet de Dorick.

« Dans ce cas, dit Sirdey d’une voix calme, tu n’as pas besoinde nous.

– Je n’ai besoin de personne, répliqua violemment Dorick.Les lâches peuvent s’en aller, s’ils le veulent. »

Le mot fouetta les amours-propres.« Moi, je reste, dit Kennedy.– Moi aussi, dit William Moore.– Moi aussi », dit Fred Moore. Seul, Sirdey ne dit rien.Les voix s’étaient enflées peu à peu. Sans même s’en aperce-

voir, on en était arrivé au ton de la dispute. Malgré l’avertisse-ment donné par le feu qu’on avait trouvé allumé, on ne se di-sait pas qu’il pouvait y avoir à proximité des écouteurs pour re-cueillir ces paroles imprudentes.

Il y en avait cependant, mais un seul, à vrai dire, et qui étaitde taille trop réduite pour inspirer des craintes, alors mêmequ’on eût connu sa présence. Celui qui, bien involontairementau surplus, se tenait aux écoutes, n’était autre que Dick, etcinq hommes robustes n’avaient, en effet, rien à redouter d’unenfant.

Le 30 mars étant pour eux jour de congé, Dick et Sandavaient quitté la ville de bonne heure, en ayant pour objectifles grottes qu’ils avaient autrefois fait retentir si souvent deleurs ébats. L’enfance est capricieuse. Les amusements qu’elleaime avec le plus de passion, elle les délaisse un beau jour su-bitement, la lassitude venue, pour les reprendre ensuite avec lamême soudaineté, quand d’autres distractions ont à leur tourcessé de lui plaire. Après avoir eu leur succès, les grottesavaient été abandonnées. Elles redevenaient à la mode.

Tout en marchant d’un pas vif, Dick et Sand traitaient l’im-portante question du jeu qui allait être pratiqué ce jour-là. Plusexactement, Dick, comme c’était assez la coutume, formulaitd’autorité des ukases que Sand enregistrait d’un air soumis.

« Mon vieux, prononça Dick, lorsqu’ils eurent dépassé lesdernières maisons, je vais te dire une bonne chose. »

Sand alléché tendit l’oreille.« On va jouer au restaurant. »Sand approuva de la tête. Mais, en réalité, il ne comprenait

pas, il faut l’avouer.

267

Page 268: Les Naufragés du Jonathan

« Pige-moi ça, mon vieux ! annonça Dick triomphalement.– Des allumettes !… s’écria Sand émerveillé par un si prodi-

gieux joujou.– Et ça !… reprit Dick en sortant péniblement de sa poche la

demi-douzaine de pommes de terre qu’il y avait fait entrer deforce avant de partir. »

Sand battit des mains.« Comme ça, décréta Dick dominateur, tu seras le patron du

restaurant. Moi, je serai le client.– Pourquoi ?… demanda Sand avec innocence.– Parce que !… » répondit Dick.Devant cet argument péremptoire, il ne restait à Sand qu’à

s’incliner. C’est pourquoi, lorsqu’ils furent tous deux dans lagrotte, les choses se passèrent comme l’avait arrêté son tyran-nique camarade. Dans un coin, il y avait un tas de branches ve-nues on ne savait d’où. Quelques-unes de ces branches furentbientôt transformées en un feu magnifique, et les pommes deterre commencèrent à cuire.

Quand elles furent cuites, le véritable jeu commença. Sandjoua à merveille le rôle du restaurateur, et Dick ne lui fut pasinférieur dans celui du client de passage. Il aurait fallu voiravec quelle désinvolture il entra dans la grotte, – car, bien en-tendu, il en était ressorti pour augmenter la vraisemblance –avec quelle distinction il s’assit par terre devant l’illusion d’unetable, avec quelle autorité il réclama tous les mets qui lui ve-naient à l’esprit. Il demanda des œufs, du jambon, du poulet,du corned-beef, du riz, du pudding, et plusieurs autres choses.Dieu merci, le client pouvait impunément se montrer exigeant.Jamais on n’avait vu un restaurant si bien garni. Le restaura-teur avait de tout. Quelle que fût la commande, il répondaitsans hésiter par des « Voilà, monsieur ! », en apportant sansaucun retard les mets indiqués, qui étaient en effet, il n’en fautpas douter, des œufs, du jambon ou du poulet, bien qu’un ob-servateur superficiel les eût peut-être confondus avec desimples pommes de terre.

Malheureusement, il n’est pas d’office si merveilleusementgarni qu’il ne s’épuise, comme il n’est pas d’appétit si robustequ’il ne finisse par être rassasié. Par une étonnante coïnci-dence, ces deux événements se produisirent en même temps,

268

Page 269: Les Naufragés du Jonathan

et, phénomène non moins merveilleux, ce fut au moment précisoù il ne restait plus une seule pomme de terre.

Sand éprouva un gros chagrin en faisant cette désolanteconstatation.

« Tu les as toutes mangées !… » soupira-t-il d’un airdésappointé.

Dick daigna s’expliquer.« Puisque c’est moi le client… répondit-il comme si la chose

allait de soi. Un patron ne mange pas sa marchandise, peut-être ! »

Mais Sand, cette fois, ne parut pas convaincu.« En attendant, moi, je n’ai rien eu », fit-il remarquer tout

penaud.Dick le prit de très haut.« Non, mais, dis donc un peu que je suis un gourmand !… Et

puis, zut ! je ne joue plus, là !– Dick !… » implora Sand terrifié par cette menace.Il n’en fallut pas davantage. Dick renonça immédiatement à

ses projets de vengeance.« Alors, dit-il d’un air magnanime, c’est moi qui ferai le pa-

tron… C’est à toi d’être le client. »Le jeu s’organisa d’après ce nouveau programme. Ce fut

Sand qui sortit de la grotte, y rentra et s’assit par terre devantla table imaginaire. Cette mise en scène terminée, Dick s’ap-procha de son client ravi en lui présentant un caillou. MaisSand, dont l’intelligence était moins vive, ne comprit pas toutde suite et regarda le caillou d’un air ahuri.

« Bête !… expliqua Dick. C’est la note.– Je n’ai rien eu, objecta Sand révolté.– Puisqu’il n’y a plus rien… il n’y a plus qu’à payer le dîner…

Dans un restaurant, on paie, peut-être !… Tu diras : « Garçon,donnez-moi la note, je vous prie ». Moi, je dirai : « Voilà, mon-sieur ! » Toi, tu diras : « Voilà, garçon, un cent pour le dîner etun cent pour vous. » Moi, je dirai : « Merci, monsieur. » Et tume donneras deux cents. »

Tout se passa conformément à ce plan fort logique. Sand eutle ton qu’il fallait pour demander : « Garçon, donnez-moi lanote, je vous prie », et Dick cria si parfaitement : « Voilà, mon-sieur ! », qu’on l’eût pris pour un garçon véritable. C’était à s’yméprendre. Sand enchanté donna les deux cents.

269

Page 270: Les Naufragés du Jonathan

Une réflexion ne laissa pas toutefois de gâter son plaisir.« C’est toi qui as mangé les pommes de terre, et c’est moi

qui les paie ! dit-il un peu mélancoliquement. »Dick n’eut pas l’air d’entendre. Il avait parfaitement entendu

cependant. Et la preuve en est qu’il avait rougi jusqu’auxoreilles.

« Nous achèterons un réglisse au bazar Rhodes », promit-ilpour se mettre en repos avec sa conscience.

Puis, en profond politique, afin de couper court à l’incident :« On va jouer à autre chose, déclara-t-il.– À quoi ? demanda Sand.– Au lion, décida Dick, qui, sans hésiter, se distribua le beau

rôle. Tu seras un voyageur. Moi, je suis un lion. Tu vas sortir.Alors, tu entreras dans la grotte pour te reposer, et je sauteraisur toi pour te manger. Alors, tu crieras : « Au secours !… »Alors, je m’en irai et je reviendrai en courant. Je serai un chas-seur et je tuerai le lion.

– Puisque c’est toi, le lion ! objecta Sand non sans une cer-taine logique.

– Non, je serai un chasseur.– Alors, qui est-ce qui me mangera ?– Bête !… c’est moi, quand je serai le lion. »Sand se plongea en de profondes réflexions, en regardant

son camarade d’un air rêveur. Celui-ci interrompit sarecherche.

« Tu n’as pas besoin de comprendre, dit-il. Va-t’en. Après, tureviendras. Le lion te guettera dans les rochers… Tu as letemps… Une demi-heure au moins… C’est moi, le lion, tu sais…Alors, je suis à l’affût… Un lion, ça n’y reste pas deux minutes àl’affût… Monte par la galerie jusqu’à la grotte d’en haut, et re-viens par dehors… Mais tu ne te méfies pas, tu comprends, tune te doutes de rien… C’est seulement quand tu entendras lerugissement du lion… »

Et Dick poussa un rugissement terrifiant.Sand était déjà parti. Il remontait la galerie et tout à l’heure

il redescendrait docilement pour se faire dévorer par le lion.Pendant que son camarade s’éloignait, Dick s’était tapi entre

les rochers. Il avait une demi-heure à attendre, mais cela ne luisemblait pas long. Il était le lion. Or, ainsi qu’il l’avait fait ob-server précieusement, un lion doit savoir garder l’affût avec

270

Page 271: Les Naufragés du Jonathan

patience. Pour rien au monde il n’eût montré le bout de sa fri-mousse, et consciencieusement il poussait de temps à autre,bien qu’il fût tout seul, de petits rugissements, préludes dugrand, du terrible, qui éclaterait quand le lion dévorerait lemalheureux voyageur.

Il fut interrompu dans ces exercices préparatoires. Plusieurspersonnes gravissaient la pente de la montagne. Dick, absolu-ment convaincu qu’il était un lion véritable, n’eut garde de semontrer, mais sa transformation en roi du désert ne l’empêchapas de reconnaître au passage Lewis Dorick, les frères Moore,Kennedy et Sirdey. Dick fit la grimace. Il n’aimait pas tous cesgens-là et particulièrement Fred Moore qu’il considéraitcomme son ennemi personnel.

Les cinq hommes disparurent dans la grotte, à la grande co-lère de Dick, qui entendit leurs exclamations d’étonnementlorsqu’ils découvrirent le feu.

« Elle n’est pas à eux, la grotte », murmura-t-il entre sesdents.

Mais d’autres paroles arrivèrent jusqu’à lui et lui firent dres-ser l’oreille. On parlait de poudre et de bombe, et ce derniermot, qu’il comprenait mal, on le mêlait aux noms du gouver-neur et d’Hartlepool.

Peut-être était-il trop loin et avait-il mal entendu… Avec pré-caution il s’approcha de l’entrée de la grotte, jusqu’à une placed’où il pouvait entendre distinctement tout ce qu’on y disait.

Quelqu’un parlait précisément en ce moment. Dick reconnutla voix de Sirdey.

« Et après ?… demandait l’ancien cuisinier qui continuait àjouer auprès de Dorick le rôle du critique.

– Après ?… répéta Dorick d’un ton interrogateur.– Oui… reprit Sirdey. Ta bombe, ce n’est pas comme le baril.

Tu n’as pas la prétention de les tuer tous… Quand tu auras faitsauter le Kaw-djer, il restera Hartlepool et les hommes duposte.

– Qu’importe !… répondit Dorick avec violence. Je ne lescrains pas… La tête coupée, le corps ne compte plus. »

Tuer !… Couper la tête au gouverneur !… Dick, devenu sou-dain sérieux, écoutait en tremblant ces paroles terribles.

271

Page 272: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 5Un héros

Couper la tête du gouverneur !… Dick, en oubliant son rôlede lion, ne pensa plus qu’à s’enfuir. Il fallait courir à Libéria…raconter ce qu’il venait d’entendre…

Malheureusement pour lui, l’excès de sa précipitation l’em-pêcha de calculer ses mouvements avec assez de prudence.Une pierre se détacha et dégringola bruyamment. Aussitôtquelqu’un se montra sur le seuil de la caverne, en lançant detous côtés des regards soupçonneux. Dick effrayé reconnutFred Moore.

De son côté, celui-ci avait aperçu l’enfant.« Ah !… c’est toi, moucheron !… dit-il. Que fais-tu là ? »Dick, paralysé par la terreur, ne répondit pas.« Tu as donc ta langue dans ta poche, aujourd’hui ? reprit la

grosse voix de Fred Moore. Elle est bien pendue, pourtant…Attends un peu. Je vais t’aider à la retrouver, moi… »

La peur rendit à Dick l’usage de ses jambes. Il reprit sacourse et s’élança sur la pente. Mais en quelques enjambéesson ennemi l’eut rejoint. Saisi à la ceinture par une main ro-buste, il fut soulevé comme une plume.

« Voyez-vous ça !… grondait Fred Moore en élevant à la hau-teur de son visage l’enfant terrifié. Je t’apprendrai à espionner,petite vipère ! »

En un instant, Dick fut transporté dans la grotte et jetécomme un paquet aux pieds de Lewis Dorick.

« Voilà, dit Fred Moore, ce que j’ai trouvé dehors, en train denous écouter ! »

D’une taloche, Dorick releva l’enfant.« Qu’est-ce que tu faisais là ? » demanda-t-il sévèrement.

272

Page 273: Les Naufragés du Jonathan

Dick avait grand-peur. Même, pour être franc, il tremblaitcomme la feuille. Malgré tout, cependant, son orgueil fut plusfort. Il se redressa sur ses petites jambes, tel un coq de combatsur ses ergots.

« Ça ne vous regarde pas, répliqua-t-il avec arrogance… On abien le droit de jouer au lion dans la grotte… Elle n’est pas àvous, la grotte.

– Tâche de répondre poliment, morveux, dit Fred Moore, enadministrant une nouvelle taloche à son captif. »

Mais les coups n’étaient pas des arguments à employer avecDick. On l’eût haché comme chair à pâté, qu’on ne l’eût pas faitcéder. Au lieu de plier l’échine, il grandit au contraire de toutson pouvoir sa taille exiguë, serra les poings, puis, regardantson adversaire bien en face :

« Grand lâche !… » dit-il.Fred Moore ne parut pas autrement sensible à cette injure.« Qu’est-ce que tu as entendu ? demanda-t-il. Tu vas nous le

dire, ou sinon !… »Mais Fred Moore eut beau lever la main, et même la faire re-

tomber à plusieurs reprises avec une force toujours croissante,Dick s’obstina dans un silence farouche.

Dorick intervint.« Laissez cet enfant, dit-il. Vous n’en tirerez rien… D’ailleurs,

peu nous importe. Qu’il ait entendu ou non, je présume quenous ne serons pas assez bêtes pour lui rendre la clef deschamps…

– On ne va pas le tuer, je pense ? interrompit Sirdey qui sem-blait décidément peu enclin aux solutions violentes.

– Il n’en est pas question, répondit Dorick en haussant lesépaules. On va le boucler simplement… Quelqu’un a-t-il sur luiun bout de corde ?

– Voilà, dit Fred Moore en tirant de sa poche l’objetdemandé.

– Et voilà », ajouta son frère William, en offrant sa ceinturede cuir.

En un tour de main, Dick fut étroitement ligoté. Les chevillesserrées l’une contre l’autre, les mains liées derrière le dos, ilne pouvait plus faire un mouvement. Puis Fred Moore le trans-porta dans la seconde grotte où il le jeta sur le sol comme unpaquet.

273

Page 274: Les Naufragés du Jonathan

« Tâche de te tenir tranquille, recommanda-t-il à son prison-nier avant de s’éloigner. Sans ça, tu auras affaire à moi, mongarçon ! »

Cette recommandation donnée, il retourna près de ses com-pagnons, et l’éternelle conversation fut reprise. Toutefois, elleétait proche de son terme, et l’heure de l’action allait de nou-veau sonner. Pendant qu’on parlait autour de lui, Dorick avaitplacé le goudron sur le feu, et bientôt, avec des soins méticu-leux, il commença la fabrication de son engin meurtrier.

Tandis que les cinq misérables se préparaient ainsi au crime,leur destinée s’élaborait à leur insu. La capture de Dick avaiteu un témoin. Sand, en allant au rendez-vous, où, selon lesconventions, il devait être victime de la férocité du lion, avaitassisté à toute la scène. Il avait vu son camarade capturé, em-porté, ligoté et enfin jeté dans la deuxième grotte.

Sand fut plongé dans un affreux désespoir. Pourquoi s’était-on emparé de Dick ?… Pourquoi l’avait-on frappé ?… PourquoiFred Moore l’avait-il emporté ?… Qu’avait-on fait de lui ?… Onl’avait tué, peut-être !… À moins qu’il fût seulement blessé, etqu’il attendît du secours.

Dans ce cas, Sand lui en apporterait. Il s’élança à l’assaut dela montagne, grimpa comme un chamois jusqu’à la grotte supé-rieure, redescendit la galerie étroite qui réunissait les deuxsystèmes. Moins d’un quart d’heure plus tard, il arrivait au basde la pente, à l’endroit où la galerie s’épanouissait pour formerle ténébreux évidement creusé en plein massif, dans lequelDick avait été incarcéré.

Par le passage faisant communiquer cet évidement avec lacaverne extérieure, un peu de lumière filtrait. Par là arrivaientégalement, sourdes, effacées, les voix de Lewis Dorick et deses quatre complices. Sand, comprenant la nécessité de la pru-dence, ralentit son allure et s’approcha de son ami à pas deloup.

Les mousses, en leur qualité d’apprentis marins, ont toujoursun couteau en poche. Sand eut tôt fait d’ouvrir le sien et decouper les liens du prisonnier. À peine libre de sesmouvements, celui-ci, sans prononcer un seul mot, courut versla galerie par laquelle lui était venu le salut. Il ne s’agissait pasd’une plaisanterie. Lui seul savait, grâce aux quelques motssurpris, à quel point la situation était grave et combien il

274

Page 275: Les Naufragés du Jonathan

importait d’agir vite. C’est pourquoi, sans perdre son temps àde vains remerciements, il s’élança dans la galerie et en esca-lada la pente en toute hâte, tandis que, sur ses talons, s’épou-monait le pauvre Sand.

La double évasion aurait facilement réussi, si le malheurn’avait voulu que Fred Moore, en cet instant précis, n’eût lafantaisie de venir jeter un coup d’œil sur son prisonnier. Dansla lumière incertaine qui arrivait de la première grotte, il crutvoir remuer une forme vague. À tout hasard, il s’élança sur sestraces et découvrit ainsi la galerie ascendante dont il n’avaitpas jusqu’alors soupçonné l’existence. Comprenant aussitôtqu’il était joué et que son prisonnier s’échappait, il poussa unfurieux juron et se mit, lui troisième, à gravir la pente.

Si les enfants avaient une quinzaine de mètres d’avance,Fred Moore, d’un autre côté, possédait de longues jambes, etle passage étant relativement vaste, dans sa partie inférieuretout au moins, rien ne s’opposait à ce qu’il profitât de cet avan-tage. L’obscurité profonde qui l’entourait constituait, il estvrai, un sérieux obstacle à sa marche dans cette galerie incon-nue, que Dick et Sand connaissaient si bien au contraire. MaisFred Moore était en colère, et, quand on est en colère, onn’écoute pas les conseils de la prudence. Aussi courait-il àcorps perdu dans les ténèbres, les mains étendues en avant, aurisque de se briser la tête contre une saillie de la voûte.

Fred Moore ignorait qu’il y eût deux fugitifs devant lui. Il nevoyait absolument rien, et les enfants n’avaient garde de par-ler. Seul, le bruit des pierres qui roulaient sur la pente lui indi-quait qu’il était en bonne voie, et, ce bruit devenant plusproche d’instant en instant, il en concluait qu’il gagnait duterrain.

Les enfants faisaient de leur mieux. Ils savaient qu’on était àleur poursuite et comprenaient parfaitement qu’on les rattra-pait progressivement. Ils ne désespéraient pas cependant.Tous leurs efforts tendaient à atteindre cet étranglement de lagalerie où le toit n’était supporté que par un rocher que lemoindre choc eût fait basculer. Au-delà, la galerie était plusbasse et plus étroite, et leur petite taille les servirait. Ils pour-raient continuer à courir, tandis que leur ennemi serait dansl’obligation de se courber.

275

Page 276: Les Naufragés du Jonathan

Cet étranglement, objet de leurs vœux, ils l’atteignirent en-fin. Plié en deux, Dick le franchit heureusement le premier.Sand, marchant sur les mains et sur les genoux, se glissait à sasuite, quand il se sentit tout à coup immobilisé, sa cheville sai-sie par une main brutale.

« Je te tiens, bandit !… » disait en même temps derrière luiune voix furieuse.

Fred Moore était, en effet, au comble de la fureur. Rien nel’ayant averti que la galerie fût brusquement abaissée et rétré-cie en un point de son parcours, il s’en était fallu de peu qu’ilne se fracassât la tête. Son front était entré en contact avec lavoûte si rudement que le contrecoup l’avait fait choir à demiassommé. Ce fut précisément à cette chute qu’il dut le succèsde sa poursuite, la main qu’il étendait instinctivement étanttombée par fortune sur la jambe du fuyard.

Sand se vit perdu… On allait se débarrasser de lui et on re-partirait à la poursuite de Dick qui serait rejoint à son tour…Alors, que ferait-on à Dick ?… On l’emprisonnerait… on letuerait peut-être !… Il fallait empêcher cela, l’empêcher à toutprix !…

Sand fit-il, en réalité, cette série de raisonnements ? Même,fut-ce de propos délibéré qu’il adopta le moyen désespéré au-quel il eut recours ? Ce n’est pas sûr, car le temps de la ré-flexion lui manqua, et, de son commencement à sa fin, ledrame tout entier n’eut pas la durée d’une seconde.

Il semblerait que nous ayons en nous-même un autre êtrequi, dans certains cas, agit pour notre compte. Ce serait lui, lesubconscient des philosophes, qui nous fait trouver soudain,alors que nous n’y pensons plus, la solution d’un problèmelongtemps cherchée en vain. Ce serait lui qui gouvernerait nosréflexes et serait cause des gestes instinctifs que peuvent pro-voquer les excitations extérieures. Ce serait lui enfin qui nousdéciderait parfois à l’improviste à des actes dont la source pro-fonde est en nous, mais que notre volonté n’a pas formellementdécidés.

Sand n’eut qu’une idée claire : la nécessité de sauver Dick etd’arrêter la poursuite. Le sub-conscient fit le reste. D’eux-mêmes ses bras s’étendirent et s’accrochèrent au bloc instablequi soutenait le toit de la galerie, tandis que Fred Moore, igno-rant du danger, le tirait violemment en arrière.

276

Page 277: Les Naufragés du Jonathan

Le bloc glissa. La voûte s’écroula en faisant un bruit sourd.À ce bruit, Dick, saisi d’un trouble vague, s’arrêta sur place,

écoutant. Il n’entendit plus rien. Le silence était revenu, pro-fond comme les ténèbres dans lesquelles il était plongé. Il ap-pela Sand, à voix basse d’abord, puis plus fort, puis encore plusfort… Enfin, comme il n’obtenait pas de réponse, il revint surses pas et se heurta à un amoncellement de rocs qui ne lais-saient entre eux aucune issue. Il comprit aussitôt. La galeries’était écroulée, Sand était là-dessous…

Un instant, Dick resta immobile, hébété, puis il repartit brus-quement à toute vitesse, et, parvenu au jour, se rua sur la des-cente comme un fou.

Le Kaw-djer était en train de lire paisiblement avant de semettre au lit, quand la porte du gouvernement s’ouvrit avecviolence. Une sorte de boule d’où sortaient des cris et des motsinarticulés vint rouler à ses pieds. La première surprise passée,il reconnut Dick.

« Sand… gouverneur… Sand !… » gémissait celui-ci.Le Kaw-djer prit une voix sévère.« Que signifie cela ?… Qu’y a-t-il ? »Mais Dick ne parut pas comprendre. Il avait des yeux égarés,

les larmes ruisselaient de son visage, et de sa poitrine hale-tante s’échappaient des mots sans suite.

« Sand… gouverneur !… Sand… disait-il en tirant le Kaw-djerpar la main comme s’il eût voulu l’entraîner. La grotte… Do-rick… Moore… Sirdey… la bombe… couper la tête… Et Sand…écrasé !… Sand… gouverneur !… Sand !… »

En dépit de leur incohérence, ces mots étaient clairs, cepen-dant. Quelque chose d’insolite avait dû se produire aux grottes,une chose à laquelle, d’une manière ou d’une autre, Dorick,Moore et Sirdey étaient mêlés et dont Sand avait été la vic-time. Quant à tirer de Dick des renseignements plus précis, iln’y fallait pas songer. Le petit garçon, au paroxysme de l’épou-vante, continuait à prononcer les mêmes paroles qu’il répétaitinterminablement et semblait avoir perdu la raison.

Le Kaw-djer se leva, et appelant Hartlepool, il lui ditrapidement :

« Il se passe quelque chose aux grottes… Prenez cinqhommes, munissez-vous de torches, et venez m’y rejoindre.Hâtez-vous. »

277

Page 278: Les Naufragés du Jonathan

Puis, sans attendre la réponse, il obéit à l’appel de la petitemain dont la sollicitation se faisait de plus en plus pressante, etpartit en courant dans la direction de la pointe. Deux minutesplus tard, Hartlepool, à la tête de cinq hommes armés, se met-tait en marche à son tour.

Malheureusement, dans la nuit presque complète, le Kaw-djer était déjà hors de vue. « Aux grottes », avait-il dit. Hartle-pool alla donc vers les grottes, c’est-à-dire vers celle qu’ilconnaissait le mieux et dans laquelle jadis il avait caché les fu-sils, tandis que le Kaw-djer, guidé par Dick, se dirigeait plus auNord, de manière à contourner l’extrémité de la pointe et à at-teindre, sur l’autre versant, celle des deux grottes inférieuresdont Dorick avait fait son quartier général.

Celui-ci, à l’exclamation poussée par Fred Moore en décou-vrant la fuite du prisonnier, avait interrompu son travail et, sui-vi de ses trois compagnons, il s’était avancé jusqu’à la secondegrotte, prêt à donner mains forte au camarade qui venait d’yentrer. Toutefois, Fred Moore n’ayant affaire qu’à un enfant, ilne s’était pas attardé, et, après un rapide coup d’œil que l’obs-curité avait rendu inutile, il s’était remis à son travail.

Fred Moore n’étant pas revenu quand ce travail fut terminé,on commença à s’étonner de la prolongation de son absence ;s’éclairant avec un brandon, on pénétra de nouveau dans lagrotte intérieure, William Moore en tête, Dorick, puis Kennedyderrière lui. Sirdey suivit ses camarades, mais ce fut pour seraviser et rebrousser chemin presque aussitôt. Puis, tandis queses amis s’aventuraient dans la deuxième grotte, il sortit de lapremière au contraire, et, profitant de la nuit tombante, se dis-simula dans les rochers de l’extérieur. Cette disparition deFred Moore ne lui disait rien de bon. Il prévoyait des complica-tions désagréables. Or, ce n’était pas un foudre de guerre, queSirdey, loin de là. La ruse, la tromperie, les moyens cauteleuxet sournois, rien de mieux ! mais les coups n’étaient pas son af-faire. Il garait donc sa précieuse personne, bien décidé à ne secompromettre qu’à coup sûr et selon la tournure qu’allaientprendre les événements.

Pendant ce temps, Dorick et ses deux compagnons décou-vraient la galerie dans laquelle Fred Moore s’était engagé à lasuite de Dick et de Sand. La grotte n’ayant pas d’autre issue,aucune erreur n’était possible. Celui qu’on cherchait en était

278

Page 279: Les Naufragés du Jonathan

nécessairement sorti par là. Ils s’y engagèrent donc à leur tour,mais, après une centaine de mètres, il leur fallut s’arrêter. Unemasse de rochers entassés les uns sur les autres leur barrait lepassage. La galerie n’était qu’une impasse dont ils avaient at-teint le fond.

Devant cet obstacle inattendu, ils se regardèrent, littérale-ment ahuris. Où diable pouvait bien être Fred Moore ?… Inca-pables de répondre à cette question, ils redescendirent lapente sans soupçonner que leur camarade fût enseveli sous cetamas de décombres.

Fort troublés par cet indéchiffrable mystère, ils regagnèrenten silence la première grotte. Une désagréable surprise les yattendait. Au moment même où ils y mettaient le pied, deuxformes humaines, celles d’un homme et d’un enfant, appa-rurent tout à coup sur le seuil.

Le feu brillait joyeusement, et sa flamme claire dissipait lesténèbres. Les misérables reconnurent l’homme et reconnurentl’enfant.

« Dick !… » firent-ils tous trois, stupéfaits de voir revenir dece côté le mousse que, moins d’une demi-heure plus tôt, onavait enfermé et si solidement garotté.

« Le Kaw-djer !… » grondèrent-ils ensuite, avec un mélangede colère et d’effroi.

Un instant ils hésitèrent, puis la rage fut la plus forte, et,d’un même mouvement, William Moore et Kennedy se ruèrenten avant.

Immobile sur le seuil, sa haute silhouette vivement éclairéepar la flamme, le Kaw-djer attendit ses adversaires de piedferme. Ceux-ci avaient tiré leurs couteaux. Il ne leur laissa pasle temps de s’en servir. Saisis à la gorge par des mains de fer,le crâne de l’un heurta rudement la tête de l’autre. Ensemble,ils tombèrent, assommés.

Kennedy avait son compte, comme on dit. Il demeura étendu,inerte, tandis que William Moore se relevait en chancelant.

Sans s’occuper de lui, le Kaw-djer fit un premier pas versDorick…

Celui-ci, affolé par la foudroyante rapidité de ces événe-ments, avait assisté à la bataille sans y prendre part. Il étaitresté en arrière, tenant à la main sa bombe d’où pendaientquelques centimètres de mèche. Paralysé par la surprise, il

279

Page 280: Les Naufragés du Jonathan

n’avait pas eu le temps d’intervenir, et le résultat de la lutte luimontrait maintenant de quelle inutilité serait une plus longuerésistance. Au mouvement que fit le Kaw-djer, il comprit quetout était perdu…

Alors, une folie le saisit… Une vague de sang monta à soncerveau : selon l’énergique expression populaire, il vit rouge…Une fois au moins dans sa vie, il vaincrait… Dût-il périr, l’autrepérirait !…

Il bondit vers le feu et saisit un tison qu’il approcha de lamèche, puis son bras ramené en arrière se détendit pour lan-cer le terrible projectile…

Le temps manqua à son geste de meurtre. Fut-ce par suited’une maladresse, d’une défectuosité de la mèche, ou pourtoute autre cause ? La bombe éclata dans ses mains. Soudain,une violente détonation retentit… Le sol trembla. La gueulebéante de la grotte vomit une gerbe de feu…

À l’explosion, un cri d’angoisse répondit au dehors. Hartle-pool et ses hommes, ayant enfin reconnu leur erreur, arrivaientau pas de course, juste à temps pour assister au drame. Ilsvirent la flamme, divisée en deux langues ardentes, jaillir depart et d’autre du Kaw-djer, dont le petit Dick terrifié embras-sait les genoux, et qui demeurait debout, immobile comme unmarbre, au milieu de ce cercle de feu. Ils s’élancèrent au se-cours de leur chef.

Mais celui-ci n’avait pas besoin d’être secouru. L’explosionl’avait miraculeusement épargné. L’air déplacé s’était séparéen deux courants qui l’avaient frôlé sans l’atteindre. Immobileet debout comme on l’avait aperçu au moment du péril, on letrouva, le péril passé. Il arrêta de la main ceux qui accouraientà son aide.

« Gardez l’entrée, Hartlepool », ordonna-t-il de sa voixhabituelle.

Stupéfaits de cet incroyable sang-froid, Hartlepool et seshommes obéirent, et une barrière humaine se tendit en traversde l’ouverture de la grotte. La fumée se dissipait peu à peu,mais, le feu ayant été éteint par l’explosion, l’obscurité étaitprofonde.

« De la lumière, Hartlepool », dit le Kaw-djer.Une torche fut allumée. On pénétra dans la caverne.

280

Page 281: Les Naufragés du Jonathan

Aussitôt, profitant de la solitude et de l’obscurité revenues,une ombre se détacha des roches de l’entrée. Sirdey était ren-seigné maintenant. Dorick tué ou pris, il jugeait opportun, danstous les cas, de se mettre à l’abri. Lentement, d’abord, il s’éloi-gna. Puis, quand il estima la distance suffisante, il accéléra safuite. Il disparut dans la nuit.

Pendant ce temps, le Kaw-djer et ses hommes exploraient lethéâtre du drame. Le spectacle y était affreux. Sur le sol écla-boussé de sang, traînaient partout d’effroyables débris. On eutpeine à identifier Dorick, dont les bras et la tête avaient étéemportés par l’explosion. À quelques pas, gisait WilliamMoore, le ventre ouvert. Plus loin, Kennedy, sans blessure ap-parente, semblait dormir. Le Kaw-djer s’approcha de cedernier.

« Il vit », dit-il.Vraisemblablement, l’ancien matelot, à demi étranglé par le

Kaw-djer et incapable par suite de se relever, avait dû le salutà cette circonstance.

« Je ne vois pas Sirdey, fit observer le Kaw-djer en regardantautour de lui. Il en était, pourtant, paraît-il. »

La grotte fut en vain méticuleusement visitée. On ne relevaaucune trace du cuisinier du Jonathan. Par contre, sous l’amasde branches qui le dissimulait, Hartlepool découvrit le baril depoudre dont Dorick n’avait prélevé qu’une faible partie.

« Voilà l’autre baril !… » s’écria-t-il triomphalement. Ce sontnos gens de l’autre fois.

À ce moment, une main saisit celle du Kaw-djer, tandisqu’une faible voix gémissait doucement.

« Sand !… gouverneur !… Sand !… »Dick avait raison. Tout n’était pas fini. Il restait encore à

trouver Sand, puisque, d’après son ami, il était mêlé à cetteaffaire.

« Conduis-nous, mon garçon », dit le Kaw-djer.Dick s’engagea dans le passage intérieur, et sauf un homme

qui fut laissé à la garde de Kennedy, tout le monde s’y engageaderrière lui. À sa suite, on traversa la seconde grotte, puis onremonta la galerie, jusqu’au point où l’éboulement s’étaitproduit.

« Là !… » fit Dick en montrant de la main l’amoncellement derochers.

281

Page 282: Les Naufragés du Jonathan

Il semblait en proie à une affreuse douleur, et son air égaréfit pitié à ces hommes forts dont il implorait l’assistance. Il nepleurait plus, mais ses yeux secs brûlaient de fièvre, et seslèvres avaient peine à prononcer les mots.

« Là ?… répondit le Kaw-djer avec douceur. Mais tu voisbien, mon petit, qu’on ne peut avancer plus loin.

– Sand ! répéta Dick avec obstination en tendant dans lamême direction sa main tremblante.

– Que veux-tu dire, mon garçon ? insista le Kaw-djer. Tu neprétends pas, je suppose, que ton ami Sand soit là-dessous ?

– Si !… articula péniblement Dick. Avant, on passait… Cesoir… Dorick m’avait pris… Je me suis sauvé… Sand était der-rière moi… Fred Moore allait nous attraper… Alors Sand… afait tomber tout… et tout s’est écroulé… sur lui… pour mesauver !… »

Dick s’arrêta, et, se jetant aux pieds du Kaw-djer.« Oh !… gouverneur… implora-t-il, Sand !… »Le Kaw-djer, vivement ému, s’efforça d’apaiser l’enfant.« Calme-toi, mon garçon, dit-il avec bonté, calme-toi !… Nous

tirerons ton ami de là, sois tranquille… Allons ! à l’œuvre, nousautres !… » commanda-t-il, en se tournant vers Hartlepool etses hommes.

On se mit fiévreusement au travail. Un à un, les rochersfurent arrachés et évacués en arrière. Les blocs fort heureuse-ment n’étaient pas de grande taille, et ces bras robustes pou-vaient les mouvoir.

Dick, obéissant aux instructions du Kaw-djer, s’était docile-ment retiré dans la première grotte, où Kennedy, surveillé parson gardien, reprenait conscience de lui-même. Là, il s’était as-sis sur une pierre, près de l’entrée, et, le regard fixe, sans faireun mouvement, il attendait que la promesse du gouverneur fûtaccomplie.

Pendant ce temps, à la lueur des torches, on travaillait avecacharnement dans la galerie. Dick n’avait pas menti. Il y avaitdes corps là-dessous. À peine les premiers rochers eurent-ilsété enlevés qu’on aperçut un pied. Ce n’était pas un pied d’en-fant, et il ne pouvait appartenir à Sand. C’était un piedd’homme et même d’un homme de grande taille.

On se hâta. Après le pied, une jambe, puis un torse, et enfinle corps d’un homme allongé sur le ventre apparurent. Mais

282

Page 283: Les Naufragés du Jonathan

lorsqu’on voulut tirer l’homme à la lumière, on rencontra unerésistance. Sans doute, son bras, étendu en avant et s’enfon-çant entre les pierres, était accroché à quelque chose. Il enétait ainsi, en effet, et, quand le bras fut complètement dégagé,on vit que la main étreignait une cheville d’enfant.

La main détachée, l’homme fut retourné sur le dos. On re-connut Fred Moore. La tête en bouillie, la poitrine défoncée, ilétait mort.

Alors, on travailla plus fiévreusement encore. Ce pied, quetenait Fred Moore dans ses doigts crispés ne pouvait être quecelui de Sand.

Les découvertes se succédèrent dans le même ordre que toutà l’heure. Après le pied, la jambe apparut. Toutefois, elles sesuccédaient plus vite, la seconde victime étant moins grandeque la première.

Le Kaw-djer tiendrait-il la promesse qu’il avait faite à Dick delui rendre son ami ? Cela paraissait peu croyable, à en jugerpar ce qu’on voyait déjà du malheureux enfant. Meurtries,écrasées, aplaties, les os brisés, ses jambes n’étaient plus qued’informes lambeaux, et l’on pouvait prévoir par là dans quelétat on allait trouver le reste du corps.

Quelque grande que fût leur hâte, les travailleurs durent ce-pendant s’arrêter et prendre le temps de la réflexion, au mo-ment de s’attaquer à un bloc plus gros que les précédents quibroyait de sa masse énorme les genoux du pauvre Sand. Cebloc soutenant ceux qui l’entouraient, il importait d’agir avecprudence afin d’éviter un nouvel éboulement.

La durée du travail fut augmentée par cette complication,mais enfin, centimètre par centimètre, le bloc fut enlevé à sontour…

Les sauveteurs poussèrent une exclamation de surprise. Der-rière, c’était le vide, et, dans ce vide, Sand gisait comme dansun tombeau. De même que Fred Moore, il était couché sur leventre, mais des rochers, en s’arc-boutant les uns contre lesautres, avaient protégé sa poitrine. La partie supérieure de soncorps semblait intacte, et, n’eût été l’état pitoyable de sesjambes, il fût sorti sans dommage de sa terrible aventure.

Avec mille précautions, il fut tiré en arrière et étendu sous lalumière de la torche. Ses yeux étaient clos, ses lèvres blanches

283

Page 284: Les Naufragés du Jonathan

et fortement serrées, son visage d’une pâleur livide. Le Kaw-djer se pencha sur l’enfant…

Longtemps, il écouta. Si un souffle restait à cette poitrine, lesouffle était à peine perceptible…

« Il respire !… » dit-il enfin.Deux hommes soulevèrent le léger fardeau et l’on descendit

la galerie en silence. Sinistre descente sur cette route souter-raine dont la torche fuligineuse semblait rendre tangibles lesprofondes ténèbres ! La tête inerte oscillait lamentablement, etplus lamentablement encore les jambes broyées, d’où coulait, àgrosses gouttes, du sang.

Quand le triste cortège apparut dans la grotte extérieure,Dick se leva en sursaut et regarda avidement. Il vit les jambesmortes, le visage exsangue…

Alors, dans ses yeux exorbités passa un regard d’agonie, et,poussant un cri rauque, il s’écroula sur le sol.

284

Page 285: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 6Pendant dix-huit mois

L’aube du 31 mars se leva sans que le Kaw-djer, agité par lesrudes émotions de la veille, eût trouvé le sommeil. Quellesépreuves il venait de traverser ! Quelle expérience il venait defaire ! Il avait touché le fond de l’âme humaine capable à la foisdu meilleur et du pire, des instincts les plus féroces et de laplus pure abnégation.

Avant de s’occuper des coupables, il s’était hâté de secourirles innocentes victimes de cet épouvantable drame. Deux bran-cards improvisés les avaient rapidement transportées augouvernement.

Lorsque Sand fut déshabillé et reposa sur sa couchette, sonétat parut plus effrayant encore. Les jambes, littéralement enbouillie, n’existaient plus. Le spectacle de ce jeune corps mar-tyrisé était si pitoyable qu’Hartlepool en eut le cœur chaviré,et que de grosses larmes coulèrent sur ses joues tannées partoutes les brises de la mer.

Avec une patience maternelle, le Kaw-djer pansa cettepauvre chair en lambeaux. De ses jambes terriblement lami-nées, Sand était condamné, de toute évidence, à ne jamais plusse servir, et, jusqu’à son dernier jour, il lui faudrait mener unevie d’infirme. À cela, rien à faire, mais ce serait quand mêmeun résultat appréciable, si l’on pouvait éviter une amputationqui eût risqué d’être fatale à ce frêle organisme.

Le pansement terminé, le Kaw-djer fit couler quelquesgouttes d’un cordial entre les lèvres décolorées du blessé quicommença à pousser de faibles plaintes et à murmurer deconfuses paroles.

Dick, dont le Kaw-djer s’occupa en second lieu, paraissaitégalement en grand danger. Ses yeux clos, son visage d’un

285

Page 286: Les Naufragés du Jonathan

rouge brique parcouru de frémissements nerveux, une respira-tion courte sifflant entre ses dents serrées, il brûlait d’unefièvre intense. Le Kaw-djer, en constatant ces divers symp-tômes, hocha la tête d’un air inquiet. En dépit de l’intégrité deses membres et de son aspect moins impressionnant, l’état deDick était en réalité beaucoup plus grave que celui de sonsauveur.

Les deux enfants couchés, le Kaw-djer, malgré l’heure tar-dive, se rendit chez Harry Rhodes et le mit au courant des évé-nements. Harry Rhodes fut bouleversé par ce récit et ne mar-chanda pas le concours des siens. Il fut convenu queMme Rhodes et Clary, Tullia Ceroni et Graziella, veilleraient àtour de rôle au chevet des deux enfants, les jeunes filles pen-dant le jour, et leurs mères pendant la nuit. Mme Rhodes prit lagarde la première. Habillée en un instant, elle partit avec leKaw-djer.

Alors seulement celui-ci, ayant paré de cette manière au pluspressé, alla chercher un repos qu’il ne devait pas réussir àtrouver. Trop d’émotions agitaient son cœur, un trop graveproblème était posé devant sa conscience.

Des cinq assassins, trois étaient morts, mais deux subsis-taient. Il fallait prendre un parti à leur sujet. Si l’un, Sirdey,avait disparu et errait à travers l’île, où on ne tarderait passans doute à le reprendre, l’autre, Kennedy, attendait, solide-ment verrouillé dans la prison, que l’on statuât sur son sort.

Le bilan de l’affaire se soldant par trois hommes tués, unautre en fuite et deux enfants en péril de mort, il ne pouvait,cette fois, être question de l’étouffer. Pour que l’on pût espérerla tenir secrète, trop de personnes, d’ailleurs, étaient dans laconfidence. Il fallait donc agir. Dans quel sens ?

Certes les moyens d’action adoptés par les gens qu’il venaitde combattre n’avaient rien de commun avec ceux que le Kaw-djer était enclin à employer, mais, au fond, le principe était lemême. Il se réduisait en somme à ceci, que ces gens, commelui-même, répugnaient à la contrainte et n’avaient pu s’y rési-gner. La différence des tempéraments avait fait le reste. Ilsavaient voulu abattre la tyrannie, tandis qu’il s’était contentéde la fuir. Mais, au demeurant, leur besoin de liberté, quelqueopposé qu’il fût dans ses manifestations, était pareil dans sonessence, et ces hommes n’étaient après tout que des révoltés

286

Page 287: Les Naufragés du Jonathan

comme il avait été lui-même un révolté. Alors qu’il se recon-naissait en eux, allait-il, sous prétexte qu’il était le plus fort,s’arroger le droit de punir ?

Le Kaw-djer, dès qu’il fut levé, se rendit à la prison, où Ken-nedy avait passé la nuit, effondré sur un banc. Celui-ci se levaavec empressement à son approche, et, non content de cettemarque de respect, il retira humblement son béret. Pour fairece geste, l’ancien matelot dut élever ensemble ses deux mainsqu’unissait une courte et solide chaîne de fer. Après quoi, il at-tendit, les yeux baissés.

Kennedy ressemblait ainsi à un animal pris au piège. Autourde lui, c’était l’air, l’espace, la liberté… Il n’avait plus droit àces biens naturels dont il avait voulu priver d’autres hommeset dont d’autres hommes le privaient à son tour.

Sa vue fut intolérable au Kaw-djer.« Hartlepool !… » appela-t-il en avançant la tête dans le

poste.Hartlepool accourut.« Retirez cette chaîne, dit le Kaw-djer en montrant les mains

entravées du prisonnier.– Mais, monsieur… commença Hartlepool.– Je vous prie… » interrompit le Kaw-djer d’un ton sans

réplique.Puis, s’adressant à Kennedy, lorsque celui-ci fut libre.« Tu as voulu me tuer. Pourquoi ? » interrogea-t-il.Kennedy, sans relever les yeux, haussa les épaules, en se

dandinant gauchement et en roulant entre les doigts son béretde marin, par manière de dire qu’il n’en savait rien.

Le Kaw-djer, après l’avoir considéré un instant en silence,ouvrit toute grande la porte donnant sur le poste, et,s’effaçant :

« Va-t’en ! » dit-il.Puis, Kennedy le regardant d’un air indécis :« Va-t’en ! » dit-il une seconde fois d’une voix calme.Sans se faire prier, l’ancien matelot sortit en arrondissant le

dos. Derrière lui, le Kaw-djer referma la porte, et se rendit au-près de ses deux malades, en abandonnant à ses réflexionsHartlepool fort perplexe.

L’état de Sand était stationnaire, mais celui de Dick semblaittrès aggravé. En proie à un furieux délire, ce dernier, s’agitait

287

Page 288: Les Naufragés du Jonathan

sur sa couche en prononçant des paroles sans suite. On ne pou-vait plus en douter, l’enfant avait une congestion cérébraled’une telle violence qu’une terminaison fatale était à craindre.La médication habituelle était inapplicable dans la circons-tance présente. Où se fût-on procuré de la glace pour rafraîchirson front brûlant ? Les progrès réalisés sur l’île Hoste n’étaientpas tels encore qu’il fût possible d’y trouver cette substance,en dehors de la période hivernale.

Cette glace, dont le Kaw-djer déplorait l’absence, la naturen’allait pas tarder à la lui fournir en quantités illimitées. L’hi-ver de l’année 1884 devait être d’une extrême rigueur et futaussi exceptionnellement précoce. Il débuta dès les premiersjours d’avril par de violentes tempêtes qui se succédèrent pen-dant un mois, presque sans interruption. À ces tempêtes fitsuite un excessif abaissement de température qui provoqua fi-nalement des chutes de neige telles que le Kaw-djer n’en avaitjamais vu de pareilles depuis qu’il s’était fixé en Magellanie.Tant que cela fut au pouvoir des hommes, on lutta courageuse-ment contre cette neige, mais, dans le courant du mois de juin,les implacables flocons tombèrent en tourbillons si épais qu’ilfallut se reconnaître vaincu. Malgré tous les efforts, la coucheneigeuse atteignit, vers le milieu de juillet, une épaisseur deplus de trois mètres, et Libéria fut ensevelie sous un linceulglacé. Aux portes habituelles furent substituées les fenêtresdes premiers étages. Quant aux maisons limitées à un simplerez-de-chaussée, elles n’eurent plus d’autre issue qu’un troupercé dans le toit. La vie publique fut, on le conçoit, entière-ment arrêtée, et les relations sociales réduites au minimum in-dispensable pour assurer la subsistance de chacun.

La santé générale se ressentit nécessairement de cette rigou-reuse claustration. Quelques maladies épidémiques firent denouveau leur apparition, et le Kaw-djer dut venir en aide àl’unique médecin de Libéria qui ne suffisait plus à la peine.

Heureusement pour le repos de son esprit, il n’avait plus, àce moment d’inquiétudes pour Dick ni pour Sand. Des deux,Sand avait été le premier à s’acheminer vers la guérison. Unedizaine de jours après le drame dont il avait été la victime vo-lontaire, on fut en droit de le considérer comme hors de dan-ger, et il n’y eut plus de motif de mettre en doute que l’amputa-tion serait évitée. Les jours suivants, en effet, la cicatrisation

288

Page 289: Les Naufragés du Jonathan

gagna de proche en proche avec cette rapidité, on peut direcette fougue qui est l’apanage des tissus jeunes. Deux mois nes’étaient pas écoulés que Sand fut autorisé à quitter le lit.

Quitter le lit ?… L’expression est impropre, à vrai dire. Sandne pouvait plus, ne pourrait plus jamais quitter le lit, ni semouvoir d’aucune manière sans un secours étranger. Sesjambes mortes ne supporteraient jamais plus son corps d’in-firme condamné désormais à l’immobilité.

Le jeune garçon ne semblait pas, d’ailleurs, s’en affecteroutre mesure. Lorsqu’il eut repris conscience des choses, sapremière parole ne fut pas pour gémir sur lui-même, mais pours’informer du sort de Dick, au salut duquel il s’était si héroï-quement dévoué. Un pâle sourire entrouvrit ses lèvres quandon lui donna l’assurance que Dick était sain et sauf, mais bien-tôt cette assurance ne lui suffit plus, et, à mesure que lesforces lui revenaient, il commença à réclamer son ami avec uneinsistance grandissante.

Longtemps, il fut impossible de le satisfaire. Pendant plusd’un mois, Dick ne sortit pas du délire. Son front fumait littéra-lement, malgré la glace que le Kaw-djer pouvait maintenantemployer sans ménagement. Puis, lorsque cette période aiguëse résolut enfin, le malade était si faible que sa vie paraissaitne tenir qu’à un fil.

À dater de ce jour, toutefois, la convalescence fit de rapidesprogrès. Le meilleur des remèdes fut, pour lui, d’apprendreque Sand était également sauvé. À cette nouvelle, le visage deDick s’illumina d’une joie céleste, et, pour la première fois de-puis tant de jours, il s’endormit d’un paisible sommeil.

Dès le lendemain, il put assurer lui-même Sand qu’on nel’avait pas trompé, et celui-ci, à partir de cet instant, fut délivréde tout souci. Quant à son malheur personnel, il en faisait bonmarché. Rassuré sur le sort de Dick, il réclama aussitôt sonviolon, et, lorsqu’il tint entre ses bras l’instrument chéri, il pa-rut au comble du bonheur.

Quelques jours plus tard, il fallut céder aux instances desdeux enfants et les réunir dans la même pièce. Dès lors, lesheures coulèrent pour eux avec la rapidité d’un rêve. Dansleurs couchettes placées proches l’une de l’autre, Dick lisaittandis que Sand faisait de la musique, et, de temps en temps,

289

Page 290: Les Naufragés du Jonathan

pour se reposer, ils se regardaient en souriant. Ils s’estimaientparfaitement heureux.

Un triste jour fut celui où Sand quitta le lit. La vue de sonami ainsi martyrisé jeta Dick, alors levé depuis une semaine,dans un abîme de désespoir. L’impression qu’il reçut de cespectacle fut aussi durable que profonde. Il fut transformé sou-dainement, comme s’il eût été touché par une baguette de fée.Un autre Dick naquit, plus déférent, plus réfléchi, d’alluresmoins effrontées et moins combatives.

On était alors au début du mois de juin, c’est-à-dire au mo-ment où la neige commençait à bloquer les Libériens dansleurs demeures. Un mois plus tard, on entra dans la période laplus froide de ce rude hiver. Il n’y avait plus à compter sur ledégel avant le printemps.

Le Kaw-djer s’efforça de réagir contre les effets déprimantsde ce long emprisonnement. Sous sa direction, des jeux enplein air furent organisés. Par une saignée faite à grand ren-fort de bras dans la berge de la rivière, l’eau, prise au-dessousde la glace, se répandit sur la plaine marécageuse, qui fut ainsitransformée en un admirable champ de patinage. Les adeptesde ce sport, très pratiqué en Amérique, purent s’en donner àcœur joie. Pour ceux auxquels il n’était pas familier, on instituades courses de skis ou des glissades vertigineuses en traîneauxle long des pentes des collines du Sud.

Peu à peu, les hivernants s’endurcirent à ces sports de laglace et y prirent goût. La gaieté et en même temps la santépublique en reçurent la plus heureuse influence. Vaille quevaille, on atteignit ainsi le 5 octobre.

Ce fut à cette date qu’apparut le dégel. La neige qui recou-vrait la plaine située du côté de la mer fondit tout d’abord. Lelendemain celle qui encombrait Libéria fondit à son tour, chan-geant les rues en torrents, tandis que la rivière brisait sa pri-son de glace. Puis, le phénomène se généralisant, la fonte despremières pentes du Sud alimenta pendant plusieurs jours lestorrents boueux qui s’écoulaient à travers la ville, et enfin, ledégel continuant à se propager dans l’intérieur, la rivière semit à gonfler rapidement. En vingt-quatre heures, elle atteignitle niveau des rives. Bientôt, elle se déverserait sur la ville. Ilfallait intervenir, sous peine de voir détruite l’œuvre de tant dejours.

290

Page 291: Les Naufragés du Jonathan

Le Kaw-djer mit à contribution tous les bras. Une armée deterrassiers éleva un barrage suivant un angle qui embrassait laville, et dont le sommet fut placé au Sud-Ouest. L’une desbranches de cet angle se dirigeait obliquement vers les montsdu Sud, tandis que l’autre, tracée à une certaine distance de larivière, en épousait sensiblement le cours. Un petit nombre demaisons, et notamment celle de Patterson, édifiées trop prèsde la rive, restaient hors du périmètre de protection. On avaitdû se résigner à ce sacrifice nécessaire.

En quarante-huit heures, ce travail poursuivi de jour et denuit fut terminé. Il était temps. De l’intérieur, un déluge accou-rait vers la mer. Le barrage fendit comme un coin cette im-mense nappe d’eau. Une partie en fut rejetée dans l’Ouest,vers la rivière, tandis que, dans l’Est, l’autre s’écoulait en gron-dant vers la mer.

Malgré l’inclinaison du sol, Libéria devint en quelquesheures une île dans une île. De tous côtés on n’apercevait quede l’eau, d’où, vers l’Est et le Sud, émergeaient les montagnes,et, vers le Nord-Ouest, les maisons du Bourg-Neuf protégé parson altitude relative. Toutes communications étaient coupées.Entre la ville et son faubourg, la rivière précipitait en mugis-sant des flots centuplés.

Huit jours plus tard, l’inondation ne montrait encore aucunetendance à décroître, quand se produisit un grave accident. Àla hauteur du clos de Patterson, la berge, minée par les eauxfurieuses, s’écroula tout à coup, en entraînant la maison del’Irlandais. Celui-ci et Long disparurent avec elle et furent em-portés dans un irrésistible tourbillon.

Depuis le commencement du dégel, Patterson, sourd à toutesles objurgations, s’était énergiquement refusé à quitter sa de-meure. Il n’avait pas cédé en se voyant exclu de la protectiondu barrage, ni même quand le bas de son enclos eut été enva-hi. Il ne céda pas davantage lorsque l’eau vint battre le seuil desa maison.

En un instant, sous les yeux de quelques spectateurs qui, duhaut du barrage, assistaient impuissants à la scène, maison ethabitants furent engloutis.

Comme si le double meurtre eût satisfait sa colère, l’inonda-tion montra bientôt après une tendance à décroître. Le niveaude l’eau baissa peu à peu, et enfin, le 5 novembre, un mois jour

291

Page 292: Les Naufragés du Jonathan

pour jour après le commencement du dégel, la rivière repritson lit habituel.

Mais quels ravages le phénomène laissait après lui ! Les ruesde Libéria étaient ravinées comme si la charrue y avait passé.Des routes, emportées par endroits, et recouvertes en d’autrespoints par une épaisse couche de boue, il ne restait que desvestiges.

On s’occupa tout d’abord de rétablir les communications sup-primées. Construite en plein marécage, la route qui conduisaitau Bourg-Neuf était celle qui avait subi les plus sérieux dom-mages. Ce fut elle aussi qui revint au jour la dernière. Plus detrois semaines furent nécessaires pour rendre le passage denouveau praticable.

À la surprise générale, la première personne qui l’utilisa futprécisément Patterson. Aperçu par les pêcheurs du Bourg-Neuf, au moment où, désespérément cramponné à un morceaude bois, il arrivait à la mer, l’Irlandais avait eu la chance d’êtresorti sain et sauf de ce mauvais pas. Par contre, Long n’avaitpas eu le même bonheur. Toutes les recherches faites pour re-trouver son corps étaient restées infructueuses.

Ces renseignements, on les eut ultérieurement des sauve-teurs, mais non de Patterson, qui, sans donner la plus minceexplication, s’était rendu en droite ligne à l’ancien emplace-ment de sa maison. Quand il vit qu’il n’en subsistait aucunetrace, son désespoir fut immense. Avec elle, disparaissait toutce qu’il avait possédé sur la terre. Ce qu’il avait apporté à l’îleHoste, ce qu’il avait accumulé depuis, à force de labeur, de pri-vations, d’impitoyable dureté envers les autres et envers lui-même, tout était perdu sans retour. À lui, dont l’or étaitl’unique passion, dont le seul but avait toujours été d’amasseret d’amasser plus encore, il ne restait rien, et il était le pluspauvre parmi les plus pauvres de ceux qui l’entouraient. Nu etdémuni de tout comme en arrivant sur la terre, il lui fallait re-commencer sa vie.

Quel que fût son accablement, Patterson ne se permit ni gé-missements, ni plaintes. En silence, il médita d’abord, les yeuxfixés sur la rivière qui avait emporté son bien, puis il alla déli-bérément trouver le Kaw-djer. L’ayant abordé avec une humblepolitesse, et après s’être excusé de la liberté grande, il exposa

292

Page 293: Les Naufragés du Jonathan

que l’inondation, après avoir failli lui coûter la vie, le réduisaità la plus affreuse misère.

Le Kaw-djer, à qui le requérant inspirait une profonde antipa-thie, répondit d’une voix froide :

« C’est fort regrettable, mais que puis-je à cela ? Est-ce unsecours que vous demandez ? »

Contrepartie de son implacable avarice, Patterson avait unequalité : l’orgueil. Jamais il n’avait imploré personne. S’ils’était montré peu scrupuleux sur le choix des moyens, dumoins avait-il à lui seul tenu tête au reste du monde, et sa lenteascension vers la fortune, il ne la devait qu’à lui-même.

« Je ne demande pas la charité, répliqua-t-il en redressantson échine courbée. Je réclame justice.

– Justice !… répéta le Kaw-djer surpris. Contre qui ?– Contre la ville de Libéria, répondit Patterson, contre l’État

hostelien tout entier.– À propos de quoi ? » demanda le Kaw-djer de plus en plus

étonné.Reprenant son attitude obséquieuse, Patterson expliqua sa

pensée en termes doucereux. À son sens, la responsabilité dela Colonie était engagée, d’abord parce qu’il s’agissait d’unmalheur général et public, dont le dommage devait être sup-porté proportionnellement par tous, ensuite parce qu’elle avaitgravement manqué à son devoir, en n’élevant pas le barrage,qui avait sauvé la ville, en bordure même de la rivière, de ma-nière à protéger toutes les maisons sans exception.

Le Kaw-djer eut beau répliquer que le tort dont il se plaignaitétait imaginaire, que, si la digue avait été élevée plus près dela rivière, elle se fût écroulée avec la berge, et que le reste dela ville eût été par conséquent envahi, Patterson ne voulut rienentendre, et s’entêta à ressasser ses précédents arguments. LeKaw-djer, à bout de patience, coupa court à cette discussionstérile.

Patterson n’essaya pas de la prolonger. Tout de suite, il allareprendre sa place parmi les travailleurs du port. Sa vie dé-truite, il s’employait, sans perdre une heure, à la réédifier.

Le Kaw-djer, considérant cet incident comme clos, avait im-médiatement cessé d’y penser. Le lendemain, il fallut déchan-ter. Non, l’incident n’était pas clos, ainsi que le prouvait uneplainte reçue par Ferdinand Beauval en sa qualité de président

293

Page 294: Les Naufragés du Jonathan

du Tribunal. Puisqu’on avait une première fois démontré à l’Ir-landais qu’il y avait une justice à l’île Hoste, il y recourait uneseconde fois.

Bon gré, mal gré, on fut obligé de plaider ce singulier procès,que Patterson perdit, bien entendu. Sans montrer la colère quedevait lui faire éprouver son échec, sourd aux brocards qu’onne ménageait pas à une victime universellement détestée, il seretira, la sentence rendue, et retourna paisiblement à sonposte de travailleur.

Mais un levain nouveau fermentait dans son âme. Jusqu’alorsil avait vu la terre divisée en deux camps : lui d’un côté, lereste de l’humanité de l’autre. Le problème à résoudre consis-tait uniquement à faire passer le plus d’or possible du secondcamp dans le premier. Cela impliquait une lutte perpétuelle,cela n’impliquait pas la haine. La haine est une passion stérile ;ses intérêts ne se paient pas en monnaie ayant cours. Le véri-table avare ne la connaît pas. Or, Patterson haïssait désormais.Il haïssait le Kaw-djer qui lui refusait justice ; il haïssait tout lepeuple hostelien qui avait allégrement laissé périr le produit sidurement acquis de tant de peines et tant d’efforts.

Sa haine, Patterson l’enferma en lui-même, et, dans cetteâme, serre chaude favorable à la végétation des pires senti-ments, elle devait prospérer et grandir. Pour le moment, il étaitimpuissant contre ses ennemis. Mais les temps pouvaient chan-ger… Il attendrait.

La plus grande partie de la belle saison fut employée à répa-rer les dommages causés par l’inondation. On procéda à la ré-fection des routes, au relèvement des fermes quand il y avaitlieu. Dès le mois de février 1885, il ne restait plus trace del’épreuve que la colonie venait de subir.

Pendant que ces travaux s’accomplissaient, le Kaw-djersillonna l’île en tous sens selon sa coutume. Il pouvait mainte-nant multiplier ces excursions, qu’il faisait à cheval, une cen-taine de ces animaux ayant été importés. Au hasard de sescourses, il eut, à plusieurs reprises, l’occasion de s’informer deSirdey. Les renseignements qu’il obtint furent des plus vagues.Rares étaient les émigrants qui pouvaient donner la moindrenouvelle du cuisinier du Jonathan.Quelques-uns seulement serappelèrent l’avoir aperçu, l’automne précédent, remontant à

294

Page 295: Les Naufragés du Jonathan

pied vers le Nord. Quant à dire ce qu’il était devenu, personnen’en fut capable.

Dans le dernier mois de 1884, un navire apporta les deuxcents fusils commandés après le premier attentat de Dorick.L’État hostelien possédait désormais près de deux cent cin-quante armes à feu, non compris celles qu’un petit nombre decolons pouvaient s’être procurées.

Un mois plus tard, au début de l’année 1885, l’île Hoste re-çut la visite de plusieurs familles fuégiennes. Comme chaqueannée, ces pauvres Indiens venaient demander secours etconseils au Bienfaiteur, puisque telle était la signification dunom indigène que leur reconnaissance avait décerné au Kaw-djer. S’il les avait abandonnés, eux n’avaient pas oublié et n’ou-blieraient jamais celui qui leur avait donné tant de preuves deson dévouement et de sa bonté.

Toutefois, quel que fût l’amour que lui portaient les Fué-giens, le Kaw-djer n’avait jamais réussi jusqu’alors à déciderun seul d’entre eux à se fixer à l’île Hoste. Ces peuplades sonttrop indépendantes pour se plier à une règle quelconque. Pourelles, il n’est pas d’avantage matériel qui vaille la liberté. Or,avoir une demeure, c’est déjà être esclave. Seul est vraimentlibre l’homme qui ne possède rien. C’est pourquoi, à la certi-tude du lendemain, ils préfèrent leurs courses vagabondes à lapoursuite d’une nourriture rare et incertaine.

Pour la première fois, le Kaw-djer décida, cette année-là,trois familles de Pêcherais à planter leur tente et à faire l’essaid’une vie sédentaire. Ces trois familles, comptant parmi lesplus intelligentes de celles qui erraient à travers l’archipel, sefixèrent sur la rive gauche de la rivière, entre Libéria et leBourg-Neuf, et fondèrent un hameau, qui fut l’amorce des vil-lages indigènes qui devaient s’établir par la suite.

Cet été vit encore s’accomplir deux événements remar-quables à des titres divers.

L’un de ces événements est relatif à Dick.Depuis le 15 juin précédent, les deux enfants pouvaient être

considérés comme rétablis. Dick, en particulier était complète-ment guéri, et, s’il était encore un peu maigre, ce reste d’amai-grissement ne pouvait résister longtemps au formidable appé-tit dont il faisait preuve. Quant à Sand, son état général ne lais-sait plus rien à désirer, et, pour le surplus, il n’y avait pas lieu

295

Page 296: Les Naufragés du Jonathan

de s’en préoccuper, car la science humaine était impuissante àempêcher qu’il fût condamné à l’immobilité jusqu’à la fin deses jours. Le petit infirme acceptait, d’ailleurs, fort paisible-ment cet inévitable malheur. La nature lui avait donné une âmedouce et aussi peu encline à la révolte que son ami Dick y étaitporté. Sa douceur le servit dans cette circonstance. Non, en vé-rité, il ne regrettait pas les jeux violents auxquels il se livraitautrefois, plutôt pour faire plaisir aux autres que pour satis-faire ses goûts personnels. Cette vie de reclus lui plaisait etelle lui plairait toujours, à la condition qu’il eût son violon etque son ami Dick fût près de lui, lorsque l’instrument cessaitexceptionnellement de chanter.

À cet égard, il n’avait pas à se plaindre. Dick s’était constituéson garde-malade de tous les instants. Il n’eût cédé sa place àpersonne pour aider Sand à sortir du lit et à gagner le fauteuilsur lequel celui-ci passait ses longues journées. Il restait en-suite près du blessé, attentif à ses moindres désirs, faisantmontre d’une patience inaltérable, dont on n’eût pas cru ca-pable le bouillant petit garçon de jadis.

Le Kaw-djer assistait à ce touchant manège. Pendant la mala-die des deux enfants, il avait eu tout le loisir de les observer, etil s’était également attaché à eux. Mais Dick, outre l’affectionpaternelle qu’il lui portait, l’intéressait en même temps. Jourpar jour, il avait pu reconnaître quelle âme droite, quelle ex-quise sensibilité et quelle vive intelligence possédait ce jeunegarçon, et, peu à peu, il en était arrivé à trouver lamentableque des dons aussi rares demeurassent improductifs.

Pénétré de cette idée, il résolut de s’occuper tout particuliè-rement de cet enfant qui deviendrait ainsi l’héritier de sesconnaissances dans les diverses branches de l’activité hu-maine. C’est ce qu’il avait fait pour Halg. Mais, avec Dick, lesrésultats seraient tout autres. Sur ce terrain préparé par unelongue suite d’ascendants civilisés, la semence lèverait plusénergiquement, à la seule condition que Dick voulût bienmettre en œuvre les dons exceptionnels que la nature lui avaitdépartis.

C’est vers la fin de l’hiver, que le Kaw-djer avait commencéson rôle d’éducateur. Un jour, emmenant Dick avec lui, il fit ap-pel à son cœur.

296

Page 297: Les Naufragés du Jonathan

« Voilà Sand guéri, lui dit-il, alors qu’ils étaient seuls tousdeux dans la campagne. Mais il restera infirme. Il ne faudra ja-mais oublier, mon garçon, que c’est pour sauver ta vie qu’il aperdu ses jambes. »

Dick leva vers le Kaw-djer un regard déjà mouillé. Pourquoile gouverneur lui parlait-il ainsi ? Ce qu’il devait à Sand, il n’yavait aucun danger qu’il l’oubliât jamais.

« Tu n’as qu’une bonne manière de le remercier, reprit leKaw-djer, c’est de faire en sorte que son sacrifice serve àquelque chose, en rendant ta vie utile à toi-même et auxautres. Jusqu’ici, tu as vécu en enfant. Il faut te préparer à êtreun homme. »

Les yeux de Dick brillèrent. Il comprenait ce langage.« Que faut-il faire pour cela, gouverneur ? demanda-t-il.– Travailler, répondit le Kaw-djer d’une voix grave. Si tu veux

me promettre de travailler avec courage, c’est moi qui seraiton professeur. La science est un monde que nous parcourronsensemble.

– Ah ! Gouverneur !… » fit Dick, incapable d’ajouter autrechose.

Les leçons commencèrent immédiatement. Chaque jour, leKaw-djer consacrait une heure à son élève. Après quoi, Dickétudiait auprès de Sand. Tout de suite, il fit des progrès mer-veilleux qui frappaient d’étonnement son professeur. Les le-çons achevaient la transformation que le sacrifice de Sandavait commencée. Il n’était plus question maintenant de jouerau restaurant, ni au lion, ni à aucun autre jeu de l’enfance.L’enfant était mort, engendrant un homme prématurément mû-ri par la douleur.

Le second événement remarquable fut le mariage de Halg etde Graziella Ceroni. Halg avait alors vingt-deux ans, et Graziel-la approchait de ses vingt ans.

Ce mariage n’était pas, de beaucoup, le premier célébré àl’île Hoste. Dès le début de son gouvernement, le Kaw-djeravait organisé l’état civil, et l’établissement de la propriétéavait eu pour conséquence immédiate de donner aux jeunesgens en âge de le faire, le désir de fonder des familles. Maiscelui de Halg avait une importance toute particulière aux yeuxdu Kaw-djer. C’était la conclusion de l’une de ses œuvres, decelle qui, pendant longtemps, avait été la plus chère à son

297

Page 298: Les Naufragés du Jonathan

cœur. Le sauvage transformé par lui en créature pensante al-lait se perpétuer dans ses enfants.

L’avenir du nouveau ménage était largement assuré. L’entre-prise de pêche conduite par Halg avec son père Karroly don-nait les meilleurs résultats. Il était même question d’installer àproximité du Bourg-Neuf une fabrique de conserves, d’où lesproduits maritimes de l’île Hoste se répandraient sur le mondeentier. Mais, quand bien même ce projet encore vague ne dûtjamais être réalisé, Halg et Karroly trouvaient sur place des dé-bouchés assez larges pour ne pas redouter la gêne.

Vers la fin de l’été, le Kaw-djer reçut du gouvernement chi-lien une réponse à ses propositions relatives au cap Horn. Riende décisif dans cette réponse. On demandait à réfléchir. On er-gotait. Le Kaw-djer connaissait trop bien les usages officielspour s’étonner de ces atermoiements. Il s’arma de patience etse résigna à continuer une conversation diplomatique, qui, enraison des distances, n’était pas près d’arriver à sa conclusion.

Puis l’hiver revint, ramenant les frimas. Les cinq mois qu’ildura n’eussent rien présenté de saillant, si, pendant cette pé-riode, une agitation d’ordre politique, au demeurant assez ano-dine, ne se fût révélée dans la population.

Circonstance curieuse, l’auteur occasionnel de cette agita-tion n’était autre que Kennedy. Le rôle de l’ancien marinn’était ignoré de personne. La mort de Lewis Dorick et desfrères Moore, l’héroïque dévouement de Sand, la longue mala-die de Dick, la disparition de Sirdey n’avaient pu passer inaper-çus. Toute l’histoire était connue, y compris la manière quasimiraculeuse dont le Kaw-djer avait échappé à la mort.

Aussi, quand Kennedy revint se mêler aux autres colons, l’ac-cueil qu’il en reçut ne fut pas des plus chauds. Mais, peu à peu,l’impression première s’effaça, tandis que, par un étrange phé-nomène de cristallisation, tous les mécontentements éparss’amalgamaient autour de lui. En somme, son aventure n’étaitpas ordinaire. C’était un personnage en vue. Criminel pourl’immense majorité des Hosteliens, nul du moins ne pouvaitcontester qu’il fût un homme d’action, prêt aux résolutionsénergiques. Cette qualité fit de lui le chef naturel desmécontents.

298

Page 299: Les Naufragés du Jonathan

Des mécontents, il y en a toujours et partout. Satisfaire toutle monde est, pour le moment du moins, un rêve irréalisable. Ily en avait donc à Libéria.

Outre les paresseux, qui formaient, bien entendu, le gros decette armée, on y comptait ceux qui n’avaient pas réussi à sor-tir de l’ornière, ou qui, après en être sortis, y étaient retombéspour une cause quelconque. Les uns et les autres rendaient,comme c’est l’usage, l’administration de la colonie responsablede leur déception. À ce premier noyau, venaient s’ajouter ceuxque leur tempérament entraînait à se nourrir de verbiage, lespolitiques purs, ceux-ci professant ces mêmes doctrines, consi-dérées malheureusement d’un point de vue moins élevé, quiavaient eu jadis les préférences du Kaw-djer, ceux-là commu-nistes à l’exemple de Lewis Dorick, ou collectivistes selonl’évangile de Karl Marx et de Ferdinand Beauval.

Ces divers éléments, quelque hétérogènes qu’ils fussent,s’accordaient très bien entre eux, pour cette raison qu’il nes’agissait que de faire œuvre d’opposition. Tant qu’il n’estquestion que de détruire, toutes les ambitions s’allient aisé-ment. C’est au jour de la curée que les appétits se donnentlibre carrière et transforment en implacables adversaires lesalliés de la veille.

Pour le moment, l’accord était donc complet, et il en résultaitune agitation, d’ailleurs superficielle, qui, au cours de l’hiver,se traduisit par des réunions et des meetings de protestation.Les citoyens présents à ces séances n’étaient jamais très nom-breux, une centaine tout au plus, mais ils faisaient du bruitcomme mille, et le Kaw-djer les entendit nécessairement.

Loin de s’indigner de cette nouvelle preuve de l’ingratitudehumaine, il examina froidement les revendications formulées,et, sur un point tout au moins, il les trouva fondées. Les mécon-tents avaient raison, en effet, en soutenant que le gouverneurne tenait son mandat de personne et, qu’en se l’attribuant desa propre volonté, il avait commis un acte de tyran.

Certes, le Kaw-djer ne regrettait nullement d’avoir violenté laliberté. Les circonstances ne permettaient pas alors l’hésita-tion. Mais la situation était fort différente aujourd’hui. Les Hos-teliens s’étaient canalisés d’eux-mêmes, chacun dans sa direc-tion préférée, et la vie sociale battait son plein. La population

299

Page 300: Les Naufragés du Jonathan

était peut-être mûre pour qu’une organisation plus démocra-tique pût être tentée sans imprudence.

Il résolut donc de donner satisfaction aux protestations, ense soumettant de lui-même à l’épreuve de l’élection et en fai-sant nommer en même temps par les électeurs un Conseil detrois membres qui assisterait le gouverneur dans l’exercice deses fonctions.

Le collège électoral fut convoqué pour le 20 octobre 1885,c’est-à-dire dans les premiers jours du printemps. La popula-tion totale de l’île Hoste s’élevait alors à plus de deux milleâmes, dont douze cent soixante-quinze hommes majeurs ; mais,certains électeurs trop éloignés de Libéria ne s’étant pas ren-dus à la convocation, mille vingt-sept suffrages seulementfurent exprimés, sur lesquels neuf cent soixante-huit firentmasse sur le nom du Kaw-djer. Pour former le Conseil, les élec-teurs eurent le bon sens de choisir Harry Rhodes par huit centtrente-deux voix, Hartlepool qui le suivit de près avec huit centquatre bulletins, et enfin Germain Rivière qui fut désigné parsept cent dix-huit votants. C’étaient là d’écrasantes majorités,et, quelle que fût sa mauvaise humeur, le parti de l’oppositiondut reconnaître son impuissance.

Le Kaw-djer mit à profit la liberté relative que lui assurait lacollaboration du Conseil pour accomplir un voyage qu’il dési-rait faire depuis longtemps. En vue de la discussion engagéeavec le Chili au sujet du cap Horn, il n’estimait pas inutile deparcourir l’archipel et d’examiner tout particulièrement l’îleformant l’objet des négociations en cours.

Le 25 novembre, il partit sur la Wel-Kiej en compagnie deKarroly, pour ne revenir, ses idées définitivement fixées, que le10 décembre, après quinze jours de navigation qui n’avait pastoujours été des plus faciles.

Au moment où il débarquait, un cavalier entrait dans Libériapar la route du Nord. À la poussière dont ce cavalier était cou-vert, on pouvait connaître qu’il venait de loin et qu’il avait cou-ru à toute bride.

Ce cavalier se dirigea directement vers le gouvernement etl’atteignit en même temps que le Kaw-djer. S’annonçant por-teur de graves nouvelles, il demanda une audience particulièrequi lui fut accordée sur-le-champ.

300

Page 301: Les Naufragés du Jonathan

Un quart d’heure plus tard, le Conseil était réuni et des émis-saires partaient de tous côtés à la recherche des hommes de lapolice. Une heure ne s’était pas écoulée depuis l’arrivée duKaw-djer, que celui-ci, à la tête de vingt-cinq cavaliers, s’élan-çait vers l’intérieur de l’île à toute vitesse.

Le motif de ce départ précipité ne fut pas longtemps un se-cret. Bientôt les bruits les plus sinistres commencèrent à cou-rir. On disait que l’île Hoste était envahie, et qu’une armée dePatagons, ayant traversé le canal du Beagle, avait débarquésur la côte nord de la presqu’île Dumas et marchait sur Libéria.

301

Page 302: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 7L’invasion

Ces bruits étaient justifiés, mais la rumeur publique exagé-rait. Comme d’usage, la vérité s’amplifiait en passant debouche en bouche. La horde de Patagons, qui, au nombre desept cents environ, avait débarqué, vingt-quatre heures plustôt, sur le rivage nord de l’Île ne méritait nullement l’appella-tion d’armée.

Sous le nom de Patagons, on comprend, dans le langage cou-rant, l’ensemble des peuplades, en réalité fort différentes lesunes des autres au point de vue ethnologique, qui vivent dansles pampas de l’Amérique du Sud. De ces peuplades, les plusseptentrionales, c’est-à-dire les plus voisines de la RépubliqueArgentine, sont relativement pacifiques. Adonnées à l’agricul-ture, elles ont formé de nombreux villages, et leur pays n’estmême pas dépourvu de villes d’une importance plus ou moinsgrande. Mais, à mesure qu’on descend vers le Sud, ellestendent à changer de caractère. Les plus australes sont à lafois moins sédentaires et infiniment plus redoutables. Vivantsurtout du produit de leur chasse, les indigènes qui les com-posent, les Patagons proprement dits, sont en général d’habilestireurs et d’incomparables cavaliers. Ils pratiquent encore l’es-clavage, que de perpétuels pillages alimentent. Chez eux, lesguerres de tribu à tribu sont incessantes, et ils n’épargnentguère les rares étrangers qui s’aventurent dans ces régionspresque inexplorées. Ce sont des sauvages.

L’absence de tout gouvernement régulier, une complèteanarchie entretenue jusque dans ces dernières années par larivalité des États civilisés limitrophes, ont permis à cette sau-vagerie et à ce brigandage de se perpétuer trop longtemps.Nul doute que la République Argentine et le Chili enfin

302

Page 303: Les Naufragés du Jonathan

d’accord ne sachent y mettre un terme, mais il ne faut pas sedissimuler que l’œuvre sera longue et laborieuse, dans unecontrée immense, à population clairsemée, sans moyens decommunications, et qui, depuis l’origine du monde, a joui d’uneindépendance illimitée.

Les envahisseurs de l’île Hoste appartenaient à cette catégo-rie d’Indiens. Comme on l’a déjà vu au début de ce récit, lesPatagons sont coutumiers de ces incursions en territoires voi-sins, et bien souvent ils franchissent le détroit de Magellanpour razzier avec une cruauté impitoyable cette grande île dela Magellanie à laquelle appartient plus spécialement le nomde Terre de Feu. Toutefois, ils ne s’étaient jamais aventurésaussi loin jusqu’alors.

Pour arriver à l’île Hoste, ils avaient dû, soit traverser laTerre de Feu de part en part et ensuite le canal du Beagle, soitsuivre depuis le littoral américain les canaux sinueux de l’ar-chipel. Dans tous les cas, ils n’avaient accompli un pareil exodequ’au prix des plus grandes difficultés, tant pour se ravitaillerpendant leur route terrestre, que pour naviguer dans les brasde mer, au risque de voir chavirer leurs légères pirogues sousle poids des chevaux.

Tout en galopant à la tête de ses vingt-cinq compagnons, leKaw-djer se demandait quel motif avait décidé les Patagons àune entreprise si en dehors de leurs habitudes séculaires ?Sans doute, la fondation de Libéria pouvait expliquer dans unecertaine mesure ce fait anormal. Il est à croire que la réputa-tion de la cité nouvelle s’était répandue dans les contrées envi-ronnantes et que la renommée lui avait attribué de mer-veilleuses richesses. L’imagination sauvage les amplifiant en-core, rien de plus naturel qu’elles eussent excité desconvoitises.

Oui, les choses pouvaient à la rigueur s’expliquer ainsi. Maismalgré tout, cependant, l’audace des envahisseurs demeuraitsurprenante, et, quelle que soit leur rapacité bien connue, ilétait difficile de concevoir qu’ils se fussent risqués à affronterune si nombreuse agglomération d’hommes blancs. Pour selancer dans une telle aventure, ils avaient eu vraisemblable-ment des raisons particulières que le Kaw-djer cherchait sansles trouver.

303

Page 304: Les Naufragés du Jonathan

Il ignorait en quel point de l’île il rencontrerait les ennemis.Peut-être ceux-ci étaient-ils déjà en marche. Peut-êtren’avaient-ils pas quitté le lieu de leur débarquement. Dans cecas, en s’en référant aux renseignements fournis par le porteurde la nouvelle, il s’agissait d’un parcours de cent vingt à centvingt-cinq kilomètres. Les grandes vitesses étant interdites surles routes hosteliennes, qui laissaient encore beaucoup à dési-rer au point de vue de la viabilité, le voyage exigerait au moinsdeux jours. Parti de bonne heure le 10 décembre, le Kaw-djern’arriverait au but que le 11 dans la soirée.

À quelque distance de Libéria, la route, après avoir traverséla presqu’île Hardy dans sa largeur, s’orientait vers le Nord-Ouest et en suivait d’abord pendant une trentaine de kilo-mètres le rivage ouest battu par les flots du Pacifique, puis elleremontait au Nord, et, traversant une seconde fois l’île en senscontraire selon le caprice des vallées, elle allait frôler, trente-cinq kilomètres plus loin, le fond du Tekinika Sound, profondeindentation de l’Atlantique délimitant le sud de la presqu’îlePasteur, qu’un autre golfe plus profond encore, le PonsonbySound, sépare au Nord de la presqu’île Dumas. Au-delà, laroute, faisant de nombreux lacets, empruntait un col élevé del’importante chaîne de montagnes qui, venues de l’Ouest, seprolongent jusqu’à l’extrémité orientale de la presqu’île Pas-teur, puis elle s’infléchissait de nouveau dans l’Ouest à la hau-teur de l’isthme qui réunit cette presqu’île à l’ensemble de l’îleHoste. Enfin, après avoir laissé en arrière le fond du PonsonbySound, elle se recourbait dans l’Est, et, franchissant, à quatrevingt-quinze kilomètres de Libéria, l’isthme étroit de la pres-qu’île Dumas, elle en côtoyait ensuite le rivage nord baigné parles eaux du canal du Beagle.

Telle est la route que dut suivre le Kaw-djer. Chemin faisant,la troupe qu’il commandait s’accrut de quelques unités. Ceuxdes colons qui possédaient un cheval se joignirent à elle. Quantaux autres, le Kaw-djer leur donnait ses instructions au pas-sage. Ils devaient battre le rappel et réunir le plus possible decombattants. Ceux qui avaient un fusil se porteraient de part etd’autre de la chaussée, en choisissant les endroits les plus in-accessibles, de telle sorte que des cavaliers ne pussent les ypoursuivre. De là, ils enverraient du plomb aux envahisseurs,quand ceux-ci apparaîtraient, et battraient aussitôt en retraite

304

Page 305: Les Naufragés du Jonathan

vers un point plus élevé de la montagne. La consigne était deviser de préférence les chevaux, un Patagon démonté cessantd’être à redouter. Quant aux colons qui n’avaient que leursbras, ils couperaient la route par des tranchées aussi rappro-chées que possible et se retireraient en ne laissant derrièreeux qu’un désert. Sur une étendue d’un kilomètre de part etd’autre du chemin, les champs devaient être saccagés dans lesvingt-quatre heures, les fermes vidées de leurs ustensiles et deleurs provisions. Ainsi serait rendu plus difficile le ravitaille-ment des envahisseurs. Tout le monde irait ensuite s’enfermerdans l’enclos des Rivière, ceux qui pouvaient faire parler lapoudre comme ceux n’ayant d’autres armes que la hache et lafaux. Cet enclos, entouré d’une solide palissade et défendu parcette nombreuse garnison, deviendrait une véritable placeforte qui ne courrait aucun risque d’être enlevée d’assaut.

Conformément à ses prévisions, le Kaw-djer atteignit l’isthmede la presqu’île Dumas le 11 décembre vers six heures du soir.On n’avait encore aperçu nulle trace des Patagons. Mais, à par-tir de ce point, on approchait du lieu de leur débarquement, etune extrême prudence était nécessaire. On se trouvait, en ef-fet, dans la période des longs jours, et on n’aurait que très tardla protection de l’obscurité. On mit près de cinq heures pourarriver en vue du camp adverse. Il était alors près de minuit, etune obscurité relative couvrait la terre. On apercevait nette-ment la lueur des foyers. Les Patagons n’avaient pas bougé deplace. Par nécessité sans doute de laisser reposer les chevaux,ils étaient restés à l’endroit même où ils avaient atterri.

La petite armée du Kaw-djer comptait maintenant trente-deux fusils, le sien compris. Mais, en arrière, des centaines debras s’employaient à défoncer la route, à y accumuler destroncs d’arbres, à y élever des barricades, de manière à com-pliquer le plus possible la marche des envahisseurs.

Le camp de ceux-ci reconnu, on rétrograda, et on fit haltecinq ou six kilomètres en avant de l’isthme de la presqu’île Du-mas. Les chevaux furent alors ramenés en deçà de cet isthmepar quelques colons qui les tiendraient en réserve dans lesmontagnes, puis les cavaliers devenus piétons, dissimulés surles pentes abruptes qui bordaient le sud de la route, atten-dirent l’ennemi.

305

Page 306: Les Naufragés du Jonathan

Le Kaw-djer n’avait pas l’intention d’engager une bataillefranche, que la disproportion des forces eût rendue insensée.Une tactique de guérillas était tout indiquée. De leurs postesélevés les défenseurs de l’île tireraient à loisir leurs adver-saires, puis, pendant que ceux-ci perdraient leur temps à se dé-pêtrer des obstacles accumulés devant eux, ils se replieraientde crête en crête, par échelons qui s’assureraient successive-ment une mutuelle protection. On ne courrait aucun danger sé-rieux tant que les Patagons ne se résoudraient pas à abandon-ner leurs montures pour se lancer à la poursuite des tirailleurs.Mais cette éventualité n’était pas à craindre. Les Patagons nerenonceraient évidemment pas à leur habitude invétérée de necombattre qu’à cheval, pour s’aventurer sur un terrain chao-tique, où chaque rocher pouvait dissimuler une embuscade.

Il était neuf heures du matin, quand, le lendemain 12 dé-cembre, les premiers d’entre eux apparurent. Partis à sixheures, ils avaient employé trois heures à parcourir vingt-cinqkilomètres. Inquiets de se voir si loin de leur pays dans unecontrée totalement inconnue, ils suivaient avec circonspectioncette route bordée d’un côté par la mer et, de l’autre, pard’abruptes montagnes. Ils marchaient coude à coude, dans uneformation serrée qui allait rendre plus facile la tâche destireurs.

Trois détonations éclatant sur leur gauche jetèrent tout àcoup le trouble parmi eux. La tête de colonne recula, mettantle désordre dans les rangs suivants. Mais, d’autres détonationsn’ayant pas suivi les trois premières, ils reprirent confiance ets’ébranlèrent de nouveau. Tous les coups avaient porté. Unhomme se tordait sur le bord du chemin dans les convulsionsde l’agonie. Deux chevaux gisaient, l’un le poitrail troué,l’autre une jambe cassée.

Cinq cents mètres plus loin, les Patagons se heurtaient à unebarricade de troncs d’arbres amoncelés. Pendant qu’ils s’occu-paient de la détruire, des coups de fusils résonnèrent encore.L’une des balles fut efficace et mit un troisième cheval hors deservice.

Dix fois, on avait renouvelé la manœuvre avec succès, quandla tête de colonne parvint à l’isthme de la presqu’île Dumas. Ence point, où la route encaissée n’avait d’autre issue qu’unegorge étroite, la défense s’était faite plus sérieuse. En avant

306

Page 307: Les Naufragés du Jonathan

d’une barricade plus épaisse et plus haute que les précédentes,une large et profonde excavation coupait la route. Au momentoù les Patagons abordaient cet ouvrage, la fusillade crépita surleur flanc gauche. Après un mouvement de recul, ils revinrentà la charge et ripostèrent au jugé, tandis qu’une centaine desleurs faisaient de leur mieux pour rétablir le passage.

Aussitôt la fusillade redoubla d’intensité. Une véritable pluiede balles siffla en travers du chemin et le rendit intenable. Lespremiers qui s’aventurèrent dans la zone dangereuse ayant étéfrappés sans merci, cela donna à réfléchir à leurs compagnons,et la horde tout entière parut hésiter à pousser plus avant.

Les tireurs hosteliens la découvraient de bout en bout. Elleoccupait plus de six cents mètres de route. Parcourue de vio-lents remous, elle oscillait parfois en masse, tandis que des ca-valiers galopaient d’une extrémité à l’autre, comme s’ilseussent été porteurs des ordres d’un chef.

Chaque fois qu’un de ces cavaliers arrivait à la tête de la co-lonne, une nouvelle tentative était faite contre la barricade,tentative bientôt suivie d’un nouveau recul quand un hommeou un cheval, blessé ou tué, démontrait en tombant combien laplace était périlleuse.

Les heures s’écoulèrent ainsi. Enfin, aux approches du soir,la barricade fut renversée. Seule, la pluie des balles barrait dé-sormais la route. Les Patagons prirent alors une résolutiondésespérée. Soudain, ils rassemblèrent leurs chevaux, et, par-tant au galop de charge, foncèrent en trombe dans la trouée.Trois hommes et douze chevaux y restèrent, mais la hordepassa.

Cinq kilomètres plus loin, profitant d’un endroit découvert,où elle n’avait à redouter aucune surprise, elle fit halte et pritses dispositions pour la nuit. Les Hosteliens, sans s’accorderun instant de repos, continuèrent au contraire leur retraite sa-vante et allèrent se mettre en position pour le lendemain. Lajournée était bonne. Elle coûtait aux envahisseurs trente che-vaux et cinq hommes hors combat, contre un seul des leurs lé-gèrement blessé. Il n’y avait pas à s’occuper des hommes dé-montés. Mauvais marcheurs, ils resteraient en arrière, et onaurait facilement raison de ces traînards.

Le jour suivant, la même manœuvre fut adoptée. Vers deuxheures de l’après-midi, les Patagons, ayant fait au total une

307

Page 308: Les Naufragés du Jonathan

soixantaine de kilomètres depuis qu’ils s’étaient ébranlés, at-teignirent le sommet du col emprunté par la route pour fran-chir la chaîne centrale de l’île. Depuis près de trois heures, ilsmontaient alors sans interruption. Gens et bêtes étaient pa-reillement exténués. Au moment de s’engager dans le défiléqui commençait en cet endroit, ils firent halte. Le Kaw-djer enprofita pour se poster à quelque distance en avant.

Sa troupe, grossie de tirailleurs ralliés pendant la retraite etde ceux qui se trouvaient déjà au sommet, comptait alors prèsde soixante fusils. Ces soixante hommes, il les disposa sur unecentaine de mètres, au point où la tranchée était la plus pro-fonde, tous du même côté de la route. Bien abrités derrière lesénormes rocs qui la surplombaient, les Hosteliens se riraientdes projectiles ennemis. Ils allaient tirer presque à bout por-tant, comme à l’affût.

Dès que les Patagons se remirent en mouvement, le plombjaillit de la crête et faucha leurs premiers rangs. Ils reculèrenten désordre, puis revinrent à la charge sans plus de succès.Pendant deux heures, cette alternative se renouvela. Si les Pa-tagons étaient braves, ils ne brillaient pas précisément par l’in-telligence. Ce fut seulement quand ils eurent vu tomber ungrand nombre des leurs, qu’ils s’avisèrent de la manœuvre quileur avait si bien réussi la veille. Des appels retentirent. Leschevaux se rapprochèrent les uns des autres. Les naseaux tou-chant les croupes, la horde fut un bloc. Puis, prête enfin pourla charge, elle s’ébranla tout entière à la fois et partit dans ungalop furieux. Les sabots frappaient le sol avec un bruit de ton-nerre, la terre tremblait. Aussitôt les fusils hosteliens cra-chèrent plus hâtivement la mort.

C’était un spectacle admirable. Rien n’arrêtait ces cavalierschangés en météores. L’un d’eux vidait-il les arçons ? Ceux quivenaient à sa suite le piétinaient sans pitié. Un cheval blesséou tué tombait-il ? Les autres bondissaient par-dessus l’obs-tacle et continuaient sans arrêt leur course enragée.

Les Hosteliens ne songeaient guère à admirer ces prouesses.Pour eux, c’était une question de vie ou de mort. Ils ne pen-saient qu’à ceci : charger, viser, tirer, puis charger, et viser, ettirer, et ainsi de suite, sans un instant d’interruption. Les ca-nons brûlaient leurs mains ; ils tiraient toujours. Dans la foliede la bataille, ils en oubliaient toute prudence. Ils s’écartaient

308

Page 309: Les Naufragés du Jonathan

de leurs abris, s’offraient aux coups de l’ennemi. Celui-ci auraiteu la partie belle, s’il lui eût été possible de riposter.

Mais, au train qu’ils menaient, les Patagons ne pouvaientfaire usage de leurs armes. À quoi bon, d’ailleurs ? La mé-diocre étendue du front de bataille révélant le petit nombre desadversaires, leur seul objectif était de franchir la zone dange-reuse, quitte à faire pour cela les sacrifices qui seraientnécessaires.

Ils la franchirent en effet. Bientôt les balles ne sifflèrent plus.Ils ralentirent alors leur allure et suivirent au grand trot laroute qui, après avoir dépassé le point culminant du col, des-cendait maintenant en lacets. Tout était tranquille autourd’eux. De loin en loin, un coup de feu éclatait sur leur gaucheou sur leur droite, lorsque des rochers surplombaient la chaus-sée. D’ailleurs, ce coup de feu, tiré par l’un des colons transfor-més en guérillas, manquait généralement le but. Dans tous lescas, les Patagons ripostaient par une grêle de balles qu’ils en-voyaient au jugé, et ils poursuivaient leur chemin.

Instruits par l’expérience, ils ne commirent pas, cette fois, lafaute de s’arrêter à trop faible distance du lieu du dernier com-bat. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, ils dévalèrent rapi-dement la pente et ne s’arrêtèrent pour camper que parvenusen terrain plat.

C’était pour eux une rude journée. Ils avaient franchisoixante-cinq kilomètres, dont trente-cinq depuis le sommet ducol. À leur droite, ils apercevaient les flots du Pacifique venantbattre un rivage sablonneux. À leur gauche, c’était un pays deplaine, où les surprises cessaient d’être à craindre. Le lende-main, ils seraient de bonne heure au but, devant Libéria, éloi-gné de trente kilomètres à peine.

Désormais, il ne pouvait plus être question pour le Kaw-djerde se porter en avant des envahisseurs. Outre que la nature dupays ne se prêtait plus à la manœuvre qui lui avait si bienréussi jusque-là, trop grande était la distance qui le séparaitd’eux. Sur son ordre, on ne s’entêta pas dans une poursuite in-utile, et l’on prit, couchés sur la terre nue, à la lueur desétoiles, quelques heures d’un repos que rendaient nécessaireles fatigues supportées pendant trois nuits consécutives.

Le Kaw-djer n’avait pas lieu d’être mécontent du résultat desa tactique. Au cours de cette dernière journée, les ennemis

309

Page 310: Les Naufragés du Jonathan

avaient perdu au moins cinquante chevaux et une quinzained’hommes. C’est donc diminuée d’une centaine de cavaliers etmoralement ébranlée que leur troupe arriverait devant Libéria.Contrairement à son attente sans doute, elle n’y entrerait passans peine.

Le lendemain matin, on fit rallier les chevaux, mais on ne putles avoir avant le milieu du jour. Il était près de midi quand lestirailleurs redevenus cavaliers, et réduits par conséquent aunombre de trente-deux, purent à leur tour commencer ladescente.

Rien ne s’opposait à ce qu’on avançât rapidement. La pru-dence n’était plus nécessaire. On était renseigné par ceux descolons qui, en embuscade sur les bords de la route, avaient sa-lué l’ennemi au passage. On savait que les Patagons avaientcontinué leur marche en avant et qu’on ne courait pas le risquede se heurter tout à coup à la queue de leur colonne.

Vers trois heures, on atteignit l’endroit où la horde avaitcampé. Nombreuses étaient ses traces, et on ne pouvait s’y mé-prendre. Mais, depuis les premières heures du matin, elles’était remise en mouvement, et, selon toute probabilité, elledevait être maintenant sous Libéria.

Deux heures plus tard, on commençait à longer la palissadelimitant l’enclos des Rivière, quand on aperçut, sur la route, unfort parti d’hommes à pied. Leur nombre dépassait certaine-ment la centaine. Lorsqu’on en fut plus près, on vit qu’il s’agis-sait des Patagons démontés au cours des rencontresprécédentes.

Soudain, des coups de feu furent tirés de l’enclos. Une di-zaine de Patagons tombèrent. Des survivants, les uns ripos-tèrent et envoyèrent contre la palissade des balles inoffensives,les autres esquissèrent un mouvement de fuite. Ils décou-vrirent alors les trente-deux cavaliers qui leur interdisaient laretraite et dont les rifles se mirent à leur tour à parler.

Au bruit de ces détonations, plus de deux cents hommes ar-més de fourches, de haches et de faux firent irruption hors del’enclos, barrant la route vers Libéria. Cernés de toutes parts,à droite par des rocs infranchissables, en avant par les paysansque leur nombre rendait redoutables, à gauche par les fusilsdont les canons luisaient au-dessus de la palissade, en arrièreenfin par le Kaw-djer et ses cavaliers, les Patagons perdirent

310

Page 311: Les Naufragés du Jonathan

courage et jetèrent leurs armes sur le sol. On les captura sansautre effusion de sang. Pieds et mains entravés, ils furent en-fermés dans une grange à la porte de laquelle on plaça desfactionnaires.

C’était une opération merveilleuse. Non seulement les enva-hisseurs avaient perdu une centaine de cavaliers, mais aussiune centaine de fusils, et ces fusils, de médiocre valeur assuré-ment, allaient au contraire accroître la force des Hosteliens.Ceux-ci pourraient disposer de trois cent cinquante armes àfeu, contre six cents environ qui leur étaient opposées. La par-tie devenait presque égale.

La garnison réunie à l’enclos des Rivière put renseigner leKaw-djer sur la marche des Patagons. En passant devant la pa-lissade au cours de la matinée, ils n’avaient fait que de timidestentatives pour la franchir. Dès les premiers coups de fusils, ilsy avaient renoncé et s’étaient contentés d’envoyer quelquesballes sans se livrer à une attaque plus sérieuse. Décidément,ces sauvages étaient peut-être des guerriers, mais sûrement ilsn’étaient pas des hommes de guerre. Leur objectif étant Libé-ria, ils y allaient tout droit, sans inquiéter des ennemis qu’ilslaissaient derrière eux.

Puisqu’on avait la chance d’avoir fait d’aussi nombreux pri-sonniers, le Kaw-djer ne voulut pas s’éloigner sans essayer deles interroger. Il se rendit donc au milieu d’eux.

Dans la grange où on les avait enfermés régnait un silenceprofond. Accroupis le long des murailles, cette centained’hommes attendaient, dans une immobilité farouche, que l’ondécidât de leur sort. Vainqueurs, ils eussent des vaincus faitdes esclaves. Vaincus, ils estimaient naturel qu’un pareil traite-ment leur fût infligé. Pas un seul d’entre eux ne daigna remar-quer la présence du Kaw-djer.

« Quelqu’un de vous comprend-il l’espagnol ? demanda celui-ci à voix haute.

– Moi, dit un des prisonniers en relevant la tête.– Ton nom ?– Athlinata.– Qu’es-tu venu faire dans ce pays ? »L’Indien, sans un geste, répondit :« La guerre.

311

Page 312: Les Naufragés du Jonathan

– Pourquoi nous faire la guerre ? objecta le Kaw-djer. Nousne sommes pas tes ennemis. »

Le Patagon garda le silence. Le Kaw-djer reprit :« Jamais tes frères ne sont venus jusqu’ici. Pourquoi sont-ils

allés, cette fois, si loin de leur pays ?– Le chef a commandé, dit l’Indien avec calme. Les guerriers

ont obéi.– Mais enfin, insista le Kaw-djer, quel est votre but ?– La grande ville du Sud, répondit le prisonnier. Là, sont des

richesses, et les Indiens sont pauvres.– Mais ces richesses, il faut les prendre, répliqua le Kaw-djer,

et les habitants de cette ville se défendront. »Le Patagon sourit ironiquement.« La preuve, c’est que toi et tes frères êtes maintenant pri-

sonniers, ajouta le Kaw-djer sous forme d’argument adhominem.

– Les guerriers patagons sont nombreux, riposta l’Indiensans se laisser troubler. Les autres retourneront dans leur pa-trie en traînant tes frères à la queue de leurs chevaux. »

Le Kaw-djer haussa les épaules.« Tu rêves, mon garçon, dit-il. Pas un de vous n’entrera dans

Libéria. »Le Patagon sourit de nouveau d’un air incrédule.« Tu ne me crois pas ? interrogea le Kaw-djer.– L’homme blanc a promis, répliqua l’Indien avec assurance.

Il donnera la grande ville aux Patagons.– L’homme blanc ?… répéta le Kaw-djer étonné. Il y a donc

un blanc parmi vous ? »Mais toutes ses questions demeurèrent vaines. L’Indien avait

dit évidemment tout ce qu’il savait, et il fut impossible d’en ob-tenir plus de détails.

Le Kaw-djer se retira soucieux. Quel était cet homme blanc,traître à sa race, qui s’alliait contre d’autres blancs à unebande de sauvages ? En tous cas, c’était une nouvelle raison dese hâter. Bien qu’Hartlepool, se conformant aux ordres reçus,eût sûrement pris les mesures les plus urgentes, il n’était passans intérêt d’apporter du renfort à la garnison de Libéria.

Vers huit heures du soir, on partit. La troupe commandée parle Kaw-djer comptait maintenant cent cinquante-six hommes,dont cent deux armés aux dépens des Patagons. Des fantassins

312

Page 313: Les Naufragés du Jonathan

la composaient exclusivement, les chevaux ayant été laissés àl’enclos des Rivière. Pour s’introduire dans Libéria et franchirla ligne des ennemis, le Kaw-djer n’avait pas l’intention, en ef-fet, d’appliquer la méthode, assurément courageuse, mais in-sensée, que ceux-ci avaient mise en pratique lorsqu’il s’étaitagi de forcer les passages difficiles. Son plan étant d’employerla ruse plutôt que la force, les chevaux eussent été plus gê-nants qu’utiles.

En trois heures de marche, on arriva en vue de la ville. Dansla nuit alors complètement tombée, une ligne de feux dessinaitle camp des Patagons, établi selon un vaste demi-cercle, qui àdroite, s’arrêtait au commencement du marécage et s’appuyait,à gauche, sur la rivière. L’investissement était complet. Se glis-ser inaperçus entre les postes espacés de cent en cent mètresétait impraticable.

Le Kaw-djer fit faire halte à son monde. Avant de pousserplus loin, il fallait décider quelle tactique il convenaitd’adopter.

Mais les envahisseurs n’étaient pas tous sur la rive droite dela rivière. Quelques-uns au moins avaient dû traverser l’eau enamont de la ville. Tandis que le Kaw-djer réfléchissait, une vivelumière éclata tout à coup dans le Nord-Ouest. C’étaient lesmaisons du Bourg-Neuf qui brûlaient.

313

Page 314: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 8Un traître

Harry Rhodes et Hartlepool, auxquels, en l’absence du Kaw-djer, revenait naturellement l’autorité, n’avaient pas perdu leurtemps, pendant que celui-ci retardait de son mieux la marchedes Patagons. Les quatre jours de répit qu’ils devaient à la tac-tique savante de leur chef leur avaient suffi pour mettre la villeen état de défense.

Deux larges et profonds fossés, en arrière desquels les terresrejetées formaient un épaulement à l’épreuve de la balle, ren-daient un coup de main impossible. L’un de ces fossés, celui duSud, long de deux mille pas environ, partait de la rivière, puis,se recourbant en demi-cercle, embrassait la ville et allait jus-qu’au marécage, qui constituait à lui seul un obstacle infran-chissable. L’autre, celui du Nord, long de cinq cents pas àpeine, naissait pareillement à la rivière pour aller mourir aumarécage, en traversant la route réunissant Libéria au Bourg-Neuf.

La ville était ainsi défendue sur toutes les faces. Au Nord etau Nord-Est, par le marais, où un cheval se fût enlisé jusqu’auventre ; au Nord-Ouest, et du Sud-Ouest à l’Est par les rem-parts improvisés ; à l’Ouest, par le cours d’eau qui opposait sabarrière liquide aux assiégeants.

Le Bourg-Neuf avait été évacué. Les habitants s’étaient réfu-giés à Libéria avec tout ce qu’ils possédaient, laissant leursmaisons condamnées à une destruction certaine.

Dès le premier soir, avant même que les travaux fussentachevés et alors que le péril n’avait rien d’imminent, on com-mença à monter autour de la ville une garde vigilante. Une cin-quantaine d’hommes étaient constamment affectés à ce ser-vice. Espacés de trente en trente mètres au sommet des

314

Page 315: Les Naufragés du Jonathan

épaulements et sur la berge de la rivière, ils surveillaient lesenvirons et devaient appeler à leur aide au premier signe dedanger. Cent soixante-quinze hommes, armés du reste des fu-sils et massés au cœur de la ville, se tenaient en réserve, prêtsà se porter du côté où l’alarme serait donnée. Le surplus de lapopulation dormait pendant ce temps. Tous les citoyens figu-raient à tour de rôle dans ces trois groupes.

La défense n’aurait pu être mieux organisée. En avant, laligne de couverture formée par les cinquante sentinelles querelevaient à intervalles fixes les cent soixante-quinze hommesde la réserve centrale. En troisième plan, le reste des Libé-riens, qui ne seraient pas longs à prêter main forte à lamoindre alerte. Ces derniers, il est vrai, ne possédaient guère,en fait d’armes offensives, que des haches, des barres d’ans-pect ou des couteaux, mais ces armes n’eussent pas été négli-geables dans le cas d’un assaut amenant un combat corps àcorps.

L’obligation de la garde était générale. Personne ne pouvaits’y soustraire. Patterson y était donc astreint comme lesautres. D’ailleurs, quels que fussent ses sentiments, il avait pa-ru se résigner de bonne grâce à cette corvée, et, en vérité, sespensées intimes étaient si contradictoires qu’il eût été inca-pable de dire s’il en était fâché ou satisfait.

Pendant ses heures de faction, il réfléchissait à ce problème,et, pour la première fois de sa vie, il faisait de l’analyse.

L’animosité qu’il avait conçue contre ses concitoyens, contrela ville de Libéria, contre l’île Hoste tout entière, était toujoursaussi vivante au fond de son cœur, et il lui semblait dur, parconséquent, de contribuer dans une mesure quelconque au sa-lut de gens qu’il exécrait. Considérée à ce point de vue, sa fac-tion l’exaspérait.

Mais la haine ne venait qu’en troisième ligne chez Patterson.Pour la haine franche, comme pour l’amour véritable, il fautdes cœurs ardents et vastes, et l’âme étriquée d’un avare nesaurait loger d’aussi amples passions. Après la cupidité, le sen-timent dominant chez lui, c’était la peur.

Or, son sort étant lié à celui de ses concitoyens, et tous lesLibériens étant solidaires, la peur lui conseillait d’étouffer sahaine. S’il lui eût été agréable de voir flamber une ville qu’ilabhorrait, c’était à la condition qu’il en fût sorti au préalable,

315

Page 316: Les Naufragés du Jonathan

et il n’y avait aucune possibilité de la quitter. Dans l’île, er-raient des bandes de Patagons dont la férocité était légendaireet qui seraient bientôt en vue de Libéria. En la défendant, Pat-terson, après tout, se défendait lui-même.

Tout compte fait, il préférait donc, en somme, monter lagarde, bien qu’elle fût pour lui la source des plus pénibles sen-sations. Il n’éprouvait aucun plaisir, en effet, à rester seul, par-fois la nuit, au premier rang, au risque d’être surpris par unennemi. Aussi, la peur faisait-elle de lui une excellente senti-nelle. Avec quelle énergie il ouvrait les yeux dans l’ombre !Avec quelle conscience il fouillait les ténèbres, le fusil àl’épaule et le doigt sur la gâchette au moindre bruit suspect !

Les quatre premiers jours se passèrent sans incident, mais iln’en fut pas de même du cinquième. Vers midi, ce jour-là, onavait vu les Patagons apparaître et installer leur camp au sudde la ville. La faction devenait tout à fait sérieuse. Désormais,l’ennemi était là, sans cesse menaçant.

Le soir de ce jour, Patterson venait de prendre la garde surl’épaulement du Nord, entre la rivière et la route du Bourg-Neuf, quand une lueur intense brilla dans la direction du port.Il n’y avait pas à se faire d’illusion, les Patagons commençaientla danse. Peut-être allaient-ils donner l’assaut sans plus at-tendre, et vraisemblablement en face de lui, puisque sa mau-vaise étoile l’avait placé tout près de la route du Bourg-Neuf.

Quelle ne fut pas sa terreur lorsque, précisément sur cetteroute, un vacarme éclata tout à coup. Une troupe qui paraissaitnombreuse courait sur la chaussée et approchait rapidement.Certes, et Patterson le savait, la route était coupée par un fos-sé qu’une dérivation de la rivière avait rempli d’eau. Mais com-bien cette défense, qui lui inspirait tant de confiance pendantle jour, lui parut faible au moment du danger ! Il vit le fossétraversé, l’épaulement escaladé, la ville envahie…

Cependant les assaillants présumés avaient fait halte au borddu fossé. Patterson, placé trop loin pour entendre les mots,comprit qu’on parlementait. Puis il y eut un remue-ménage. Onapportait des planches, des madriers, des perches, afin d’éta-blir un passage de fortune. Quelques instants plus tard, Patter-son rassuré vit de loin défiler les nouveaux venus. Ils étaientnombreux, en effet, et leurs fusils jetaient de faibles éclairssous la lumière de la lune qui allait entrer dans son dernier

316

Page 317: Les Naufragés du Jonathan

quartier. À leur tête marchait un homme de haute taille autourduquel on se pressait. Son nom courait de bouche en bouche.C’était le Kaw-djer.

Patterson en conçut à la fois de la joie et de la colère. De lacolère, parce que c’était le Kaw-djer qu’il détestait par-dessustous les autres. De la joie aussi, parce qu’il était rassuré parl’appoint de si importants renforts.

Si le Kaw-djer arrivait de ce côté, c’est qu’il venait effective-ment du Bourg-Neuf. En apercevant dans la nuit la lumière del’incendie qui dévorait le faubourg, il avait improvisé un pland’action. Passant, à l’exemple des Patagons, la rivière à troiskilomètres en amont avec sa petite armée, il s’était dirigé, àtravers la campagne, vers la flamme qui le guidait comme unphare.

D’après le nombre des feux de bivouac qui brillaient au sudde la ville, il supposait justement que le gros des envahisseursy était campé. Dans ce cas, on n’en rencontrerait, dans la di-rection du Bourg-Neuf, qu’un faible parti qu’il serait aisé dedispenser. Cela fait, on entrerait dans Libéria tout bonnementpar la route.

Les événements s’étaient déroulés conformément à ses prévi-sions. On surprit les incendiaires du port, alors que, dans leurrage de n’y avoir rien découvert qui valût la peine d’être pillé,ils étaient encore fort occupés à en activer la destruction. Arri-vés sans rencontrer la plus légère résistance jusqu’à cette ag-glomération de maisons et l’ayant trouvée complètement dé-serte, ils étaient si tranquilles qu’ils n’avaient même pas jugéutile de se garder.

Le Kaw-djer tomba sur eux comme la foudre. Autour d’eux, lafusillade crépita soudain de tous côtés. Les Patagons éperdusprirent la fuite, en laissant entre les mains du vainqueur quinzenouveaux fusils et cinq prisonniers. On n’essaya pas de lespoursuivre. Les coups de feu avaient pu être entendus del’autre côté de la rivière, et un retour offensif était à redouter.Sans s’attarder, les Hosteliens se replièrent sur Libéria. La ba-taille n’avait pas duré dix minutes.

Le retour inopiné du Kaw-djer ne fut pas la seule émotionque le sort ménageait à Patterson. Trois jours plus tard, il enéprouva une seconde beaucoup plus intense et dont les consé-quences devaient être autrement graves.

317

Page 318: Les Naufragés du Jonathan

Son tour de garde le plaçait, cette fois, de six heures du soirà deux heures du matin, sur la berge de la rivière, à une cen-taine de mètres du point où l’épaulement du Nord venait s’ap-puyer. Entre cet épaulement et lui, trois autres sentinelless’échelonnaient. Cette place n’était pas mauvaise. On s’y trou-vait gardé soi-même de tous côtés.

Quand Patterson arriva à son poste, il faisait jour encore, etla situation lui parut des plus rassurantes. Mais, peu à peu, lanuit tomba, et il fut repris alors de ses habituelles terreurs. Denouveau, il prêta l’oreille au moindre bruit et jeta des coupsd’œil rapides dans toutes les directions, en s’efforçant de voirsi un mouvement suspect ne se dessinait pas quelque part.

Il regardait bien loin, alors que le danger était tout près.Quelle ne fut pas son épouvante, quand il s’entendit tout àcoup appelé à mi-voix !

« Patterson !… » murmurait-on à deux pas de lui.Il étouffa un cri prêt à jaillir de ses lèvres, car déjà, sur un

ton menaçant, on commandait sourdement :« Silence ! »La voix demanda :« Me reconnais-tu ? »Et comme l’Irlandais, incapable d’articuler un mot, ne répon-

dait pas.« Sirdey », dit-on dans la nuit.Patterson reprit sa respiration. Celui qui parlait était un ca-

marade. Le dernier, par exemple, qu’il se fût attendu à trouverlà.

« Sirdey ?… répéta-t-il d’un ton interrogateur en se mettantau diapason.

– Oui… Sois prudent… Parle bas… Es-tu seul ?… N’y a-t-ilpersonne autour de toi ? »

Patterson fouilla la nuit des yeux.« Personne, dit-il.– Ne bouge pas… recommanda Sirdey. Reste debout… Qu’on

te voie… Je vais m’approcher, mais ne te retourne pas de moncôté. Il y eut un glissement dans l’herbe de la berge.

– M’y voici, dit Sirdey, qui resta étendu sur le sol. Malgré ladéfense faite, Patterson risqua un coup d’œil du côté de son vi-siteur inattendu, et constata que celui-ci était trempé des piedsà la tête.

318

Page 319: Les Naufragés du Jonathan

– D’où viens-tu ? demanda-t-il en reprenant son attitudeprécédente.

– De la rivière… Je suis avec les Patagons.– Avec les Patagons !… s’exclama sourdement Patterson.– Oui !… Il y a dix-huit mois, quand j’ai quitté l’île Hoste, des

Indiens m’ont fait passer le canal du Beagle. Je voulais aller àPunta-Arenas et, de là, en Argentine ou ailleurs. Mais les Pata-gons m’ont cueilli en route.

– Qu’ont-ils fait de toi ?– Un esclave.– Un esclave !… répéta Patterson. Tu es libre, cependant, il

me semble.– Regarde », répondit simplement Sirdey.Patterson, obéissant à l’invitation, distingua une corde que

son interlocuteur lui montrait et qui paraissait fixée à sa cein-ture. Mais celui-ci ayant agité cette prétendue corde, il recon-nut que c’était une mince chaîne de fer.

« Voilà comme je suis libre, reprit Sirdey. Sans compter quej’ai là, à dix pas, deux Patagons qui me guettent, cachés dansl’eau jusqu’au cou. Quand même j’arriverais à briser cettechaîne dont ils tiennent l’autre bout, ils sauraient bien me rat-traper avant que je sois loin. »

Patterson trembla d’une manière si évidente que Sirdey s’enaperçut.

« Qu’as-tu ? demanda-t-il.– Des Patagons… bégaya Patterson épouvanté.– N’aie pas peur, dit Sirdey. Ils ne te feront rien. Ils ont be-

soin de nous. Je leur ai dit que je pouvais compter sur toi, etc’est pourquoi ils m’ont envoyé ici en ambassadeur.

– Qu’est-ce qu’ils veulent ? » balbutia Patterson.Il y eut un instant de silence avant que Sirdey se décidât à

répondre :« Que tu les fasses entrer dans la ville.– Moi !… protesta Patterson.– Oui, toi. Il le faut… Écoute !… C’est pour moi une question

de vie ou de mort. Quand je suis tombé entre leurs mains, jesuis devenu leur esclave, je te l’ai dit. Ils m’ont torturé de centfaçons. Un jour, ils ont appris, par quelques mots qui m’ontéchappé, que j’arrivais de Libéria. Ils ont eu l’idée de se servirde moi pour piller la ville qu’ils connaissaient déjà de

319

Page 320: Les Naufragés du Jonathan

réputation, et ils m’ont offert la liberté si je pouvais les y aider.Moi, tu comprends…

– Chut ! » interrompit Patterson.Une des sentinelles voisines, lassée de son immobilité,

s’avançait de leur côté. Mais, à une quinzaine de mètres descauseurs, elle s’arrêta, parvenue à la limite du secteur dont lasurveillance lui était attribuée.

« Un peu frisquet, ce soir, dit l’Hostelien avant de retournersur ses pas.

– Oui, répondit Patterson d’une voix étranglée.– Bonsoir, camarade !– Bonsoir ! »La sentinelle fit volte-face, s’éloigna et disparut dans

l’ombre. Sirdey reprit aussitôt :« Moi, tu comprends, j’ai promis… Alors ils ont organisé

cette expédition, et ils m’ont traîné avec eux en me surveillantnuit et jour. Maintenant, ils me somment de tenir ma pro-messe. Au lieu de trouver un passage facile, ils ont perdu beau-coup de monde, et on leur a fait plus de cent prisonniers. Ilssont furieux… Ce soir, je leur ai dit que j’avais des intelligencesdans la place, un camarade qui ne me refuserait pas un coupde main… Je t’avais reconnu de loin… S’ils découvrent que jeles ai trompés, mon affaire est claire ! »

Pendant que Sirdey le mettait au courant de son histoire.Patterson réfléchissait. Certes il aurait eu plaisir à voir cetteville détruite, et tous ses habitants, y compris spécialementleur chef, massacrés ou dispersés. Mais que de risques à courirdans une pareille aventure ! Tous comptes faits, Patterson optapour la sécurité.

« Que puis-je à cela ? demanda-t-il froidement.– Nous aider à passer, répondit Sirdey.– Vous n’avez pas besoin de moi, objecta Patterson. La

preuve, c’est que tu es là.– Un homme seul passe sans être vu, répliqua Sirdey. Cinq

cents hommes, c’est autre chose.– Cinq cents !…– Parbleu !… T’imagines-tu que c’est dans le but de faire une

promenade dans la ville que je m’adresse à toi ? Pour moi, Li-béria est aussi malsaine que la compagnie des Patagons… Àpropos…

320

Page 321: Les Naufragés du Jonathan

– Silence ! » commanda brusquement Patterson.On entendait un bruit de pas qui s’approchait. Bientôt, trois

hommes sortirent de l’ombre. L’un deux aborda Patterson, et,démasquant une lanterne qu’il tenait cachée sous son man-teau, en projeta un instant la lumière sur le visage de lasentinelle.

« Rien de neuf ? demanda le nouveau venu qui n’était autrequ’Hartlepool.

– Rien.– Tout est tranquille ?– Oui. »La ronde continua son chemin.« Tu disais ?… interrogea Patterson, quand elle fut suffisam-

ment éloignée.– Je disais : à propos, que sont devenus les autres ?– Quels autres ?– Dorick ?– Mort.– Fred Moore ?– Mort.– William Moore ?– Mort.– Bigre !… Et Kennedy ?– Il se porte comme toi et moi.– Pas possible !… Il a donc réussi à s’en tirer ?– Probable.– Sans être même soupçonné ?– C’est à croire, car il n’a jamais cessé de circuler librement.– Où est-il maintenant ?– Il monte la garde quelque part, d’un côté ou de l’autre… Je

ne sais où.– Tu ne pourrais pas t’en informer ?– Impossible. Il m’est interdit de quitter mon poste.

D’ailleurs, que lui veux-tu, à Kennedy ?– M’adresser à lui, puisque ma proposition ne semble pas te

plaire.– Et tu crois que je t’y aiderai ? protesta Patterson. Tu crois

que j’aiderai les Patagons à venir nous massacrer tous ?

321

Page 322: Les Naufragés du Jonathan

– Pas de danger, affirma Sirdey. Les camarades n’auront rienà craindre. Au contraire, ils auront leur part du pillage. C’estconvenu.

– Hum !… » fit Patterson qui ne semblait pas convaincu.Il était ébranlé cependant. Se venger des Hosteliens et s’en-

richir en même temps de leurs dépouilles, c’était tentant…Mais se fier à la parole de ces sauvages !… Une fois de plus, laprudence l’emporta.

« Tout ça, c’est des mots en l’air, dit-il d’un ton décidé.Quand même on le voudrait, ni Kennedy ni moi ne pourrionsfaire entrer cinq cents hommes incognito.

– Pas besoin qu’ils entrent tous à la fois, objecta Sirdey. Unecinquantaine, trente même, ce serait suffisant. Pendant que lespremiers tiendraient le coup, les autres passeraient.

– Cinquante, trente, vingt, dix, c’est encore trop.– C’est ton dernier mot ?– Le premier et le dernier.– C’est non ?– C’est non.– N’en parlons plus », conclut Sirdey qui commença à ramper

dans la direction de la rivière.Mais presque aussitôt il s’arrêta, et, relevant les yeux vers

Patterson :« Les Patagons paieraient, tu sais.– Combien ? »Le mot jaillit tout seul des lèvres de Patterson. Sirdey se

rapprocha.« Mille piastres », dit-il.Mille piastres !… Cinq mille francs !… Malgré l’importance

de la somme, Patterson autrefois n’en eût pas été ébloui. La ri-vière lui avait pris bien davantage. Mais, maintenant, il ne pos-sédait plus rien. À peine si, depuis un an, au prix d’un travailacharné, il avait réussi à économiser vingt-cinq piastres. Cesvingt-cinq misérables piastres constituaient à cette heure toutesa fortune. Sans doute elle croîtrait désormais plus vite. Lesoccasions de l’augmenter ne manqueraient pas. Le plus dur, ille savait par expérience, c’est la première mise. Mais millepiastres !… Gagner en un instant quarante fois le produit dedix-huit mois d’efforts !… Sans compter qu’il était peut-être

322

Page 323: Les Naufragés du Jonathan

possible d’obtenir mieux encore, car, dans tout marché, il estclassique de marchander.

« Ce n’est pas lourd, dit-il d’un air dégoûté. Pour une affaireoù on risque sa peau, il faudrait jusqu’à deux mille…

– Dans ce cas, bonsoir, répliqua Sirdey en esquissant un nou-veau mouvement de retraite.

– Ou au moins jusqu’à quinze cents », poursuivit Pattersonsans se laisser intimider par cette menace de rupture.

Il était maintenant sur son terrain : le terrain du négoce. Ilavait l’expérience de ces transactions. Que l’objet enjeu fût unemarchandise ou une conscience, c’était toujours d’un achat etd’une vente qu’il s’agissait. Or, les achats et les ventes sontsoumis à des règles immuables qu’il connaissait dans leurs dé-tails. Il est d’usage, tout le monde le sait bien, que le vendeurdemande trop, et que l’acheteur n’offre pas assez. La discus-sion établit l’équilibre. À marchander, il y a toujours quelquechose à gagner et jamais rien à perdre. Le temps pressant, Pat-terson s’était exceptionnellement résigné à doubler les étapes,et c’est pourquoi il était descendu d’un seul coup de deux millepiastres à quinze cents.

« Non, dit Sirdey d’un ton ferme.– Si c’était au moins quatorze cents, soupira Patterson, on

pourrait voir !… Mais mille piastres !…– C’est mille et pas une de plus », affirma Sirdey en conti-

nuant son mouvement de recul.Patterson eut, comme on dit, de l’estomac.« Alors, ça ne va pas », déclara-t-il tranquillement.Ce fut au tour de Sirdey d’être inquiet. Une affaire si bien

emmanchée !… Allait-il la faire échouer pour quelques cen-taines de piastres ?… Il se rapprocha.

« Coupons la poire en deux, proposa-t-il. On arrivera à douzecents. »

Patterson s’empressa d’accepter.« C’est uniquement pour te faire plaisir, acquiesça-t-il enfin.

Va pour douze cents piastres !– Convenu ?… demanda Sirdey.– Convenu », affirma Patterson.Il restait, cependant, à régler les détails.« Qui me paiera ? reprit Patterson. Les Patagons sont donc

riches pour semer comme ça des douze cents piastres ?

323

Page 324: Les Naufragés du Jonathan

– Très pauvres au contraire, répliqua Sirdey, mais ils sontnombreux. Ils se saigneront aux quatre veines pour réunir lasomme. S’ils le font, c’est qu’ils n’ignorent pas que le sac de Li-béria leur en donnera cent fois plus.

– Je ne dis pas non, accorda Patterson. Ça ne me regardepas. Mon affaire, c’est d’être payé. Comment me paiera-t-on ?Avant ou après ?

– Moitié avant, moitié après.– Non, déclara Patterson. Voici mes conditions, dès demain

soir, huit cents piastres…– Où ? interrompit Sirdey.– Où je serai de garde. Cherche moi… Pour le reste, au jour

convenu, dix hommes passeront d’abord, et l’un deux me verse-ra la somme. Si on ne paie pas, j’appelle. Si on paie, bouchecousue, et je file d’un autre côté.

– Entendu, accorda Sirdey. Pour quand, le passage ?– La cinquième nuit après celle-ci. La lune sera nouvelle.– Où ?– Chez moi… Dans mon enclos.– Au fait !… dit Sirdey, je n’ai plus aperçu ta maison.– La rivière l’a emportée, il y a un an, expliqua Patterson.

Mais nous n’avons pas besoin de maison. La palissade suffira.– Elle est aux trois quarts démolie.– Je la réparerai.– Parfait ! approuva Sirdey. À demain !– À demain », répondit Patterson.Il entendit un glissement dans l’herbe puis un faible gouglou

lui fit comprendre que Sirdey entrait prudemment dans la ri-vière, et rien ne troubla plus le silence de la nuit.

Le lendemain, on fut très étonné de voir Patterson commen-cer à réparer la palissade à demi renversée qui limitait son an-cien enclos.

La circonstance parut, en général, singulièrement choisiepour se livrer à un semblable travail. Mais le terrain lui appar-tenait, après tout. Il en avait en poche les titres de propriété,dont un duplicata lui avait été délivré, sur sa demande, aprèsl’inondation. C’était, par conséquent, son droit de l’utiliser à saconvenance.

Toute la journée, il s’activa à ce travail. Du matin au soir, ilreleva les pieux, les réunit à l’aide de solides traverses, obtura

324

Page 325: Les Naufragés du Jonathan

les fentes par des couvre-joints, indifférent aux réflexions quesa conduite pouvait susciter.

Le soir, le hasard du roulement voulut qu’il fût placé en sen-tinelle sur l’épaulement Sud, face aux montagnes qui s’éle-vaient de ce côté. Il prit la garde sans mot dire, et attendit pa-tiemment les événements.

Son tour étant venu plus tôt que la veille, il était de bonneheure et il faisait encore grand jour au début de sa faction.Mais celle-ci ne s’achèverait pas avant que la nuit fût complète,et Sirdey aurait, par conséquent, toutes facilités pour s’appro-cher de l’épaulement. À moins…

À moins que la proposition de l’ancien maître coq du Jona-thanne fût pas sérieuse. Était-il impossible, en effet, qu’ont eûttendu un piège à Patterson, et qu’il s’y fût stupidement laisséprendre ? L’Irlandais fut bientôt rassuré à ce sujet. Sirdey étaitlà, en face de lui, tapi entre les herbes, invisible pour tous,mais visible pour un regard prévenu.

Peu à peu, la nuit tomba. La lune, dans son dernier quartier,n’élèverait qu’à l’aube son mince croissant au-dessus de l’hori-zon. Dès que l’obscurité fut profonde, Sirdey rampa jusqu’à soncomplice, puis repartit sans éveiller l’attention.

Tout s’était passé conformément aux conventions. Les deuxparties étaient d’accord.

« La quatrième nuit après celle-ci, avait murmuré Pattersondans un souffle.

– Entendu, avait répondu Sirdey.– Qu’on n’oublie pas les piastres !… Sans ça, rien de fait !– Sois tranquille. »Ce court dialogue échangé, Sirdey s’était éloigné. Mais, au-

paravant, il avait déposé aux pieds du traître un sac qui, entouchant le sol, rendit un son cristallin. C’étaient les huit centspiastres promises. C’était le salaire de Judas.

325

Page 326: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 9La patrie hostelienne

Le lendemain, Patterson continua à réparer sa palissade.Toutefois, il n’était pas sans deviner les commentaires que soninsolite occupation était de nature à provoquer. Ces commen-taires, il avait, maintenant qu’il était en partie payé, grand in-térêt à les éviter. C’est pourquoi il profita de la première occa-sion qui lui fut offerte pour donner de sa conduite une explica-tion très simple.

Il fit même naître cette occasion, en allant trouver Hartlepoolde bon matin et en lui demandant hardiment d’être placé dé-sormais en faction exclusivement dans son enclos. Propriétaireriverain, il était plus logique qu’il fût de garde chez lui et qu’unautre ne vînt pas l’y remplacer, tandis qu’il serait envoyéailleurs.

Hartlepool, qui n’éprouvait pas une vive sympathie pour lepersonnage, n’avait cependant aucun reproche précis à formu-ler contre lui. À certains égards même, Patterson méritait l’es-time. C’était un homme paisible et un travailleur infatigable.D’ailleurs, il n’y avait pas d’inconvénient à accueillir favorable-ment sa requête.

« C’est un drôle de moment que vous avez choisi pour fairevos réparations », fit cependant observer Hartlepool.

L’Irlandais lui répondit tranquillement qu’il n’aurait pu entrouver de plus propice. Les travaux publics étant arrêtés, il enprofitait pour s’occuper de ses intérêts personnels. Ainsi, il neperdrait pas son temps. L’explication était des plus naturelles,et cadrait avec les habitudes laborieuses de Patterson. Hartle-pool en fut satisfait.

« Pour le reste, c’est entendu », conclut-il sans insister.

326

Page 327: Les Naufragés du Jonathan

Il attachait si peu d’importance à sa décision qu’il ne jugeamême pas utile d’en informer le Kaw-djer.

Fort heureusement pour l’avenir de la colonie hostelienne,un autre se chargeait au même instant de faire naître les soup-çons de son gouverneur.

La veille, au moment où Patterson arrivait à son poste de fac-tion, il ne s’y trouvait pas seul, comme il le croyait à tort. Àmoins de vingt mètres, Dick était couché dans l’herbe. Cen’était, d’ailleurs, nullement pour espionner l’Irlandais qu’ilétait là. Le hasard avait tout fait. Dick ne s’inquiétait guère dePatterson. Quand celui-ci vint se poster à quelques pas de lui, iln’eut à son adresse qu’un regard distrait, et, tout de suite, il seremit à son absorbante occupation, qui consistait à surveiller –oh ! à titre officieux, car son âge le dispensait de la garde – lesfaits et gestes des Patagons, ces ennemis farouches qui fai-saient énormément travailler sa jeune imagination. Si l’Irlan-dais eût été moins appliqué à distinguer Sirdey dans le loin-tain, il eût peut-être vu l’enfant, car celui-ci ne se cachait pas,et les broussailles ne le dissimulaient qu’à demi.

Par contre, Dick, ainsi qu’il a été dit, vit parfaitement Patter-son, mais sans le remarquer plus qu’il n’eût remarqué uneautre sentinelle hostelienne. Bientôt, du reste, il oublia sa pré-sence, car il venait de faire une découverte extraordinaire quiabsorbait toute son attention.

Qu’avait-il donc aperçu, là bas, très loin, du côté des Pata-gons, caché derrière un des innombrables taillis qui parse-maient les premières pentes des montagnes ? Un homme ?…Non, pas un homme, un visage. Pas même un visage, rienqu’un front et deux yeux ouverts dans la direction de Libéria.Appartenaient-ils, ce front et ces yeux, à un des Indiens donton voyait au-delà évoluer des groupes nombreux ? Sans hési-ter, Dick répondait négativement. Et non seulement il avait lacertitude que ce front et ces deux yeux-là n’étaient pas ceuxd’un Indien, mais encore il mettait un nom sur cette fraction devisage, un nom qui était le vrai, le nom de Sirdey.

Parbleu ! il le connaissait bien, il l’eût reconnu entre mille, ceSirdey qui était avec les autres dans la grotte, le jour où lepauvre Sand avait failli mourir. Que venait faire là cet être abo-minable ? Instinctivement, Dick s’était aplati derrière les

327

Page 328: Les Naufragés du Jonathan

touffes d’herbes. Sans savoir très bien pourquoi, il ne voulaitpas être vu maintenant.

Les heures passèrent ; le long crépuscule des hautes lati-tudes devint peu à peu une nuit profonde. Dick resta obstiné-ment tapi dans sa cachette, l’œil et l’oreille aux aguets. Mais letemps s’écoula sans qu’il aperçût aucune lueur, sans qu’il en-tendît aucun bruit. À un certain moment, cependant, il crut dis-tinguer dans l’ombre une ombre mouvante qui rampait sur lesol et s’approchait de Patterson, il crut entendre des frôle-ments, des voix chuchotantes, un tintement métallique commeen produiraient des pièces d’or entrechoquées… Mais cen’était là qu’une impression, une sensation vague et imprécise.

À la relève, l’Irlandais s’éloigna. Dick ne quitta pas son posteet, jusqu’à l’aube, tint les oreilles et les yeux ouverts aux sur-prises des ténèbres. Persévérance inutile. La nuit s’écoulatranquillement. Quand le soleil se leva, rien d’insolite n’étaitsurvenu.

Le premier soin de Dick fut alors d’aller trouver le Kaw-djer.Toutefois, ne sachant pas au juste si passer la nuit à la belleétoile était ou non une chose licite, avant de le mettre au cou-rant, il tâta le terrain avec prudence. Il annonça tout d’abord :

« gouverneur, j’ai quelque chose à vous dire… »Puis, après une suspension savante, il ajouta

précipitamment :« Mais vous ne me gronderez pas !…– Ça dépend, répondit le Kaw-djer en souriant. Pourquoi ne

te gronderais-je pas, si tu as fait quelque chose de mal ? »À une question, Dick répondit par une question. C’était un fin

politique que maître Dick.« Passer toute la nuit sur l’épaulement du Sud, est-ce mal,

gouverneur ?– Ça dépend encore, dit le Kaw-djer. C’est selon ce que tu y

faisais, sur l’épaulement du Sud.– Je regardais les Patagons, gouverneur.– Toute la nuit ?– Toute la nuit, gouverneur.– Pour quoi faire ?– Pour les surveiller, gouverneur.– Et pourquoi surveillais-tu les Patagons ? Il y a des hommes

de garde pour cela.

328

Page 329: Les Naufragés du Jonathan

– Parce que j’avais vu quelqu’un que je connais avec eux,gouverneur.

– Quelqu’un que tu connais avec les Patagons !… s’écria leKaw-djer au comble de la stupeur.

– Oui, gouverneur.– Qui donc ?– Sirdey, gouverneur. »Sirdey !… Le Kaw-djer pensa sur-le-champ à ce que lui avait

dit Athlinata. Sirdey serait-il donc l’homme blanc dans les pro-messes duquel l’Indien avait tant de confiance ?

« Tu en es sûr ? demanda-t-il vivement.– Sûr, gouverneur, affirma Dick. Mais le reste je n’en suis pas

sûr… Je crois seulement, gouverneur.– Le reste ? Qu’y a-t-il encore ?– Quand il a fait nuit, gouverneur, j’ai cru voir quelqu’un

s’approcher de l’épaulement…– Sirdey ?– Je ne sais pas, gouverneur… Quelqu’un… Après, il m’a sem-

blé qu’on parlait et qu’on remuait quelque chose… comme quidirait des dollars… Mais je ne suis pas sûr…

– Qui était de garde à cet endroit ?– Patterson, gouverneur. »Ce nom-là était de ceux qui sonnaient le plus mal aux oreilles

du Kaw-djer, que ces étranges nouvelles plongeaient en de pro-fondes réflexions. Ce qu’avait vu et entendu Dick, ce qu’il avaitcru voir et entendre plutôt, avait-il quelque rapport avec le tra-vail entrepris par Patterson ? Cela pouvait-il expliquer, d’autrepart, l’inaction des assiégeants, inaction dont les assiégés com-mençaient à être grandement surpris ? Les Patagonscomptaient-ils donc sur d’autres moyens que la force pour serendre maîtres de Libéria, et poursuivaient-ils dans l’ombrel’exécution de quelque plan ténébreux ?

Autant de questions qui restaient encore sans réponse. Entous cas, les renseignements étaient trop vagues et trop incer-tains pour qu’il fût possible de prendre une résolution dans unsens quelconque. Il fallait attendre, et surtout surveiller Patter-son, puisque, injustement peut-être, son attitude semblaitlouche et prêtait aux soupçons.

329

Page 330: Les Naufragés du Jonathan

« Je n’ai pas à te gronder, dit le Kaw-djer à Dick qui attendaitson arrêt. Tu as très bien fait. Mais, il me faut ta parole de nerépéter à personne ce que tu m’as raconté. »

Dick étendit solennellement la main.« Je le jure, gouverneur. »Le Kaw-djer sourit.« C’est bon, dit-il. Va te coucher, maintenant, pour regagner

le temps perdu. Mais n’oublie pas. À personne, tu m’entends.Ni à Hartlepool, ni à Rhodes… J’ai dit : à personne.

– Puisque c’est juré, gouverneur », fit remarquer Dick avecimportance.

Désireux d’obtenir quelques informations complémentairessans rien révéler de ce qu’il avait appris, le Kaw-djer se mit àla recherche d’Hartlepool.

« Rien de neuf ? lui demanda-t-il en l’abordant.– Rien, monsieur, répondit Hartlepool.– La garde est faite régulièrement ?… C’est le point impor-

tant, vous le savez. Il faut procéder vous-même à des rondes, etvous assurer personnellement que chacun remplit son devoir.

– Je n’y manque pas, monsieur, affirma Hartlepool. Tout vabien.

– On ne récrimine pas contre ce service fatigant ?– Non, monsieur. Tout le monde y a trop d’intérêt.– Même pas Kennedy ?– Lui… C’est un des meilleurs. Une vue excellente. Et une at-

tention !… On a beau être un pas grand-chose, le matelot se re-trouve toujours quand il le faut, monsieur.

– Ni Patterson ?– Non plus. Rien à dire… Ah ! à propos de Patterson, ne

soyez pas étonné si vous ne l’apercevez plus. Il montera désor-mais la garde chez lui, puisqu’il est en bordure de la rivière.

– Pourquoi cela ?– Il vient de me le demander. Je n’ai pas cru devoir refuser.– Vous avez bien fait, Hartlepool, approuva le Kaw-djer en

s’éloignant. Continuez à veiller. Mais, si d’ici à quelques joursles Patagons font toujours les morts, c’est nous qui irons leschercher. »

Les choses se corsaient décidément. Patterson avait eu unbut en présentant à Hartlepool une requête, à laquelle celui-ci,n’étant pas prévenu, ne pouvait trouver aucun caractère

330

Page 331: Les Naufragés du Jonathan

suspect. Pour le Kaw-djer, il en allait autrement. La réappari-tion de Sirdey, les conciliabules probables entre les deuxhommes, la réfection de la palissade, et enfin cette demandede Patterson qui montrait son désir de ne pas quitter son en-clos et d’en éloigner les autres, tous ces faits convergeaient ettendaient à prouver… Mais non, ils ne prouvaient rien, ensomme. Tout cela n’était pas suffisant pour incriminer l’Irlan-dais. On ne pouvait que redoubler de prudence et veiller augrain plus attentivement que jamais.

Ignorant des soupçons qui pesaient sur lui, Patterson conti-nuait tranquillement l’œuvre qu’il avait commencée. Les pieuxse redressaient, s’ajoutaient les uns aux autres. Les derniersfurent enfin plantés dans l’eau même de la rivière et rendirentl’enclos impénétrable aux regards.

Au jour fixé par lui, le quatrième après sa seconde entrevueavec Sirdey, ce travail était achevé. En loyal commerçant ilavait tenu ses engagements à bonne date. Les acheteursn’avaient plus qu’à prendre livraison.

Le soleil se coucha. La nuit vint. C’était une nuit sans lunependant laquelle l’obscurité serait profonde. Derrière la palis-sade de son enclos, Patterson, fidèle au rendez-vous, attendit.

Mais on ne saurait penser à tout. Cette clôture si opaque quile mettait à l’abri des regards des autres, mettait en mêmetemps les autres à l’abri des siens. Si nul ne pouvait voir ce quise passait chez lui, il ne pouvait pas voir davantage ce qui sepassait à l’extérieur. Port attentif à surveiller le bord opposé dela rivière, il ne s’aperçut donc pas qu’une troupe nombreusecernait silencieusement son enclos, ni que des hommes pre-naient position aux deux extrémités de la palissade.

L’achèvement des travaux de Patterson avait été, pour leKaw-djer, le signal du danger. En admettant que l’Irlandaisprojetât quelque traîtrise, l’heure de l’action ne tarderait pas àsonner.

Il était près de minuit, quand dix premiers Patagons, ayanttraversé la rivière à la nage, abordèrent dans l’enclos. Per-sonne n’avait pu les voir, ils le croyaient tout au moins. Der-rière eux, quarante guerriers, et, derrière ces quarante guer-riers, toute la horde suivait. Peu importait qu’elle fût décou-verte avant d’avoir atterri tout entière, pourvu qu’assezd’hommes eussent passé à ce moment pour donner à leurs

331

Page 332: Les Naufragés du Jonathan

frères le temps de passer à leur tour. Dussent les premiers sefaire tuer, la moisson serait pour les autres.

L’un des Indiens tendit à Patterson une poignée d’or quecelui-ci trouva bien légère.

« Il n’y a pas le compte », dit-il à tout hasard.Le Patagon n’eut pas l’air de comprendre.Patterson s’efforça d’expliquer par gestes qu’on n’était pas

d’accord, et, à titre d’argument probant, il se mit en devoir decontrôler la somme, en faisant glisser une à une de la maindroite dans la gauche les pièces qu’il suivait du regard, la têtebaissée.

Un choc violent sur la nuque l’assomma tout à coup. Il tom-ba. Bâillonné, ligoté, il fut jeté dans un coin sans autre formede procès. Était-il mort ? Les Indiens n’en avaient cure. S’il vi-vait encore, c’était partie remise, voilà tout. Pour le moment, letemps de s’en assurer manquait. Plus tard, on achèverait letraître à loisir, s’il en était besoin, après quoi on dépouilleraitson cadavre du prix de la trahison.

Les Patagons se rapprochèrent de la rive en rampant. Éle-vant leurs armes au-dessus de l’eau, d’autres fantômes abor-daient les uns après les autres et remplissaient l’enclos. Leurnombre dépassa bientôt deux cents.

Soudain, venant des deux extrémités de la palissade, une vio-lente fusillade éclata. Les Hosteliens étaient entrés dans l’eaujusqu’à mi-corps et prenaient l’ennemi à revers. Frappés destupeur, les Indiens, d’abord, demeurèrent immobiles, puis, lesballes ouvrant dans leur masse des sillons sanglants, ils cou-rurent vers la palissade. Mais, aussitôt, sa crête fut couronnéede fusils qui vomirent la mort à leur tour. Alors, épouvantés, af-folés, éperdus, ils se mirent à tourner stupidement en ronddans l’enclos, gibier qui s’offrait au plomb du chasseur. Enquelques minutes, ils perdirent la moitié de leur effectif. Enfin,retrouvant un peu de sang-froid, les survivants se ruèrent versla rivière, malgré les feux convergents qui en défendaient l’ap-proche, et nagèrent vers l’autre bord de toute la vigueur deleurs bras.

À ces coups de fusils, d’autres détonations avaient réponduau loin, écho d’un second combat dont la route était le théâtre.

Supposant que les Patagons concentreraient tout leur effortau point où ils croyaient pénétrer sans coup férir et qu’ils ne

332

Page 333: Les Naufragés du Jonathan

laisseraient par conséquent que des forces insignifiantes à lagarde de leur camp, le Kaw-djer avait arrêté son plan en consé-quence. Tandis que le plus grand nombre des hommes dont ilpouvait disposer étaient réunis sous ses ordres directs autourde l’enclos de Patterson, où il prévoyait que se déroulerait l’ac-tion principale, et guettaient les Indiens qui allaient tomberdans un piège, une autre expédition se tenait prête à franchirl’épaulement du Sud sous le commandement d’Hartlepool,pour opérer une diversion au camp des Patagons.

C’est cette deuxième troupe qui signalait maintenant sa pré-sence. Sans doute, elle était aux prises avec les rares guerrierslaissés à la garde des chevaux. Cette fusillade ne durad’ailleurs que peu d’instants. Les deux combats avaient étéaussi brefs l’un et l’autre.

Les Patagons disparus, le Kaw-djer se porta dans la directiondu Sud. Il rencontra la troupe commandée par Hartlepoolcomme elle franchissait de nouveau l’épaulement pour rentrerdans la ville.

L’expédition avait merveilleusement réussi. Hartlepooln’avait pas perdu un seul homme. Les pertes de l’ennemiétaient d’ailleurs également nulles. Mais, résultat beaucoupplus utile, on avait capturé près de trois cents chevaux qu’onramenait avec soi.

La leçon reçue par les Patagons était trop sévère pour qu’unretour offensif de leur part fût dans l’ordre des événementsprobables. La garde toutefois fut organisée comme les soirsprécédents. Ce fut seulement après avoir ainsi assuré la sécuri-té générale que le Kaw-djer retourna dans l’enclos de Patter-son. À la pâle lueur des étoiles, le sol lui en apparut jonché decadavres. De blessés aussi, car des plaintes s’élevaient dans lanuit. On s’occupa de les secourir.

Mais où était Patterson ? On le découvrit enfin, sous un tasde corps amoncelés, bâillonné, ligoté, évanoui. N’était-il doncqu’une victime ? Le Kaw-djer se reprochait déjà de l’avoir jugéinjustement, quand, au moment où on relevait l’Irlandais, despièces d’or coulèrent de sa ceinture et tombèrent sur le sol. LeKaw-djer, écœuré, détourna les yeux. À la surprise générale,Patterson fut transporté à la prison, où le médecin de Libériadut aller lui donner des soins. Celui-ci ne tarda pas à venir

333

Page 334: Les Naufragés du Jonathan

rendre compte de sa mission au gouverneur. L’Irlandais n’étaitpas en danger et serait complètement remis à bref délai.

Le Kaw-djer fut peu satisfait de la nouvelle. Il eût préféré debeaucoup que cette lamentable affaire fût réglée par la mortdu coupable. Celui-ci vivant, au contraire, elle allait avoir né-cessairement des suites. Il ne pouvait être question de la ré-soudre, en effet, par une mesure de clémence, comme celledont avait bénéficié Kennedy. Cette fois, la population entièreétait intéressée, et personne n’eût compris l’indulgence àl’égard du misérable qui avait froidement sacrifié un si grandnombre d’hommes à son insatiable cupidité. Il faudrait doncprocéder à un jugement et punir, faire acte de juge et demaître. Or, malgré l’évolution de ses idées, c’étaient là be-sognes qui répugnaient fort au Kaw-djer.

La nuit s’écoula sans autre incident. Néanmoins, il est super-flu de le dire, on dormit peu cette nuit-là à Libéria. On s’entre-tenait fébrilement dans les maisons et dans les rues des gravesévénements qui venaient de se dérouler, en s’applaudissant dela manière dont ils avaient tourné. On en faisait remonterl’honneur au Kaw-djer qui avait si exactement deviné le plandes ennemis.

On touchait au solstice d’été. À peine si la nuit franche duraitquatre heures. Dès deux heures du matin, le ciel fut éclairé parles premières lueurs de l’aube. D’un même élan, les Hosteliensse portèrent alors sur l’épaulement du Sud, d’où on apercevaitla longue ligne du camp ennemi.

Une heure plus tard, des hourras sortaient de toutes les poi-trines. Il n’y avait pas à en douter, les Patagons faisaient leurspréparatifs de départ. On n’en était pas surpris, la tuerie de lanuit précédente ayant dû leur prouver qu’il n’y avait rien àfaire pour eux à l’île Hoste. Avec une joie orgueilleuse, on dres-sait à satiété le bilan de leurs pertes. Plus de quatre cent vingtchevaux, dont trois cents pris et les autres tués pendant l’inva-sion ou lors de l’escarmouche du Bourg-Neuf. À peine, s’il enrestait trois cents à ces intrépides cavaliers. Plus de deux centshommes, soit une centaine de prisonniers à la ferme Rivière, etun plus grand nombre tués ou blessés dans les rencontres suc-cessives et notamment dans l’hécatombe dont l’enclos de Pat-terson avait été le théâtre. Réduits de près d’un tiers de leureffectif, près de la moitié des survivants transformés en

334

Page 335: Les Naufragés du Jonathan

fantassins, il était naturel que les Indiens ne fussent pas dési-reux de s’éterniser dans une contrée lointaine où ils avaient re-çu un si rude accueil.

Vers huit heures, un grand mouvement parcourut la horde,et la brise apporta jusqu’à Libéria d’effroyables vociférations.Tous les guerriers se pressaient au même point, comme s’ilseussent voulu assister à un spectacle que les Hosteliens nepouvaient voir. La distance ne permettait pas, en effet, de dis-tinguer les détails. On apercevait seulement le grouillementgénéral de la horde, et tous ses cris individuels se fondaient enune immense clameur.

Que faisaient-ils ? Dans quelle discussion violente étaient-ilsengagés ?

Cela dura longtemps. Une heure au moins. Puis la colonneparut s’organiser. Elle se divisa en trois groupes, les guerriersdémontés au centre, précédés et suivis par un escadron de ca-valiers. Un des cavaliers d’avant-garde portait haut par-dessusles têtes quelque chose dont on ne pouvait reconnaître la na-ture. C’était une chose ronde… On eût dit une boule fichée surun bâton…

La horde s’ébranla vers dix heures. Se réglant sur la vitessede ses piétons, elle défila lentement sous les yeux des Libé-riens. Le silence était profond, maintenant, de part et d’autre.Plus de vociférations du côté des vaincus, plus de hourras par-mi les vainqueurs.

Au moment où l’arrière-garde des Patagons se mettait enmarche, un ordre courut parmi les Hosteliens. Le Kaw-djer de-mandait à tous les colons sachant monter à cheval de se faireimmédiatement connaître. Qui eût jamais cru que Libéria pos-sédât un si grand nombre d’habiles écuyers ? Chacun brûlantde jouer un rôle dans le dernier acte du drame, presque tout lemonde se présentait. Il fallut procéder à une sélection. Enmoins d’une heure, une petite armée de trois cents hommes futréunie. Elle comprenait cent piétons et deux cents cavaliers. LeKaw-djer en tête, les trois cents hommes s’ébranlèrent, ga-gnèrent le chemin, disparurent, en route pour le Nord, à lasuite de la horde en retraite. Sur des brancards, ils transpor-taient les quelques blessés recueillis dans l’enclos de Patter-son, et dont la plupart n’atteindraient pas vivants le littoralaméricain.

335

Page 336: Les Naufragés du Jonathan

Ils firent une première halte à la ferme des Rivière. Troisquarts d’heure plus tôt, les Patagons étaient passés le long dela palissade, sans essayer, cette fois, de la franchir. Abritéederrière les pieux de la clôture, la garnison les avait regardésdéfiler, et, bien qu’elle ne fût pas au courant des événementsde la nuit précédente, personne de ceux qui la composaientn’avait eu la pensée d’envoyer un coup de fusil aux Indiens. Ilsavançaient, l’air si déprimé et si las qu’on ne douta pas de leurdéfaite. Ils n’avaient plus rien de redoutable. Ce n’étaient plusdes ennemis, mais seulement des hommes malheureux quin’inspiraient que la pitié.

Un des cavaliers de tête portait toujours au bout d’une piquecette chose ronde que l’on avait aperçue de l’épaulement.Mais, pas plus que les Libériens au moment du départ, la gar-nison de la ferme Rivière n’avait pu reconnaître la nature decet objet singulier.

Sur l’ordre du Kaw-djer, on débarrassa les prisonniers pata-gons de leurs entraves, et, devant eux, les portes furent ou-vertes toutes grandes. Les Indiens ne bougèrent pas. Évidem-ment, ils ne croyaient pas à la liberté, et, jugeant les autresd’après eux-mêmes, ils redoutaient de tomber dans un piège.

Le Kaw-djer s’approcha de cet Athlinata, avec lequel il avaitdéjà échangé quelques mots.

« Qu’attendez-vous ? demanda-t-il.– De connaître le sort qu’on nous réserve, répondit Athlinata.– Vous n’avez rien à craindre, affirma le Kaw-djer. Vous êtes

libres.– Libres !… répéta l’Indien surpris.– Oui, les guerriers patagons ont perdu la bataille et re-

tournent dans leurs pays. Partez avec eux : vous êtes libres.Vous direz à vos frères que les hommes blancs n’ont pas d’es-claves et qu’ils savent pardonner. Puisse cet exemple lesrendre plus humains ! »

Le Patagon regarda le Kaw-djer d’un air indécis, puis, suivide ses compagnons, il se mit en marche à pas lents. La troupedésarmée passa entre la double haie de la garnison silen-cieuse, sortit de l’enceinte, et prit à droite, vers le Nord. À centmètres en arrière, le Kaw-djer et ses trois cents hommes l’es-cortaient, barrant la route du Sud.

336

Page 337: Les Naufragés du Jonathan

Aux approches du soir, on aperçut le gros des envahisseurscampé pour la nuit. Personne ne les avait inquiétés pendantleur retraite, pas un coup de fusil n’avait été tiré. Mais cettepreuve de la miséricorde de leurs adversaires ne les avait pasrassurés, et ils manifestèrent une vive inquiétude, en voyantapprocher une masse si importante de cavaliers et de fantas-sins. Afin de leur donner confiance, les Hosteliens firent halte àdeux kilomètres, tandis que les prisonniers libérés, emmenantavec eux les blessés, continuaient leur marche et allaient seréunir à leurs compatriotes.

Quelles durent être les pensées de ces Indiens sauvages,lorsque revinrent librement ceux qu’ils pensaient réduits en es-clavage ? Athlinata fut-il un fidèle mandataire, et connurent-ilsles paroles qu’il avait mission de leur redire ? Ses frèrescomparèrent-ils, ainsi que l’espérait son libérateur, leurconduite habituelle avec celle de ces blancs qu’ils avaient vou-lu détruire et qui les traitaient avec tant de clémence ?

Le Kaw-djer l’ignorerait toujours, mais, dût sa générositéêtre inutile, il n’était pas homme à la regretter. C’est à force derépandre le bon grain qu’une semence finit par tomber dans unsillon fertile.

Pendant trois jours encore, la marche vers le Nord se conti-nua sans incident. Sur les pentes, des colons apparaissaientparfois et, tant qu’elles étaient visibles, suivaient des yeux lahorde et la troupe attachée à ses pas. Le soir du quatrièmejour, on arriva enfin au point même où les Patagons avaient dé-barqué. Le lendemain, dès l’aube, ils poussèrent à l’eau les pi-rogues qu’ils avaient cachées dans les rochers du littoral. Lesunes, chargées seulement d’hommes, mirent le cap à l’Ouestafin de contourner la Terre de Feu, les autres, franchissant lecanal du Beagle, allèrent directement aborder la grande îleque les cavaliers traverseraient. Mais, derrière eux, ils lais-saient quelque chose. Au bout d’une longue perche plantéedans le sable du rivage, ils abandonnaient cette chose rondequ’ils avaient portée depuis Libéria avec une si étrangeobstination.

Lorsque la dernière pirogue fut hors de portée, les Hoste-liens s’approchèrent du bord de la mer et virent alors avec hor-reur que la chose ronde était une tête humaine. Quelques pasde plus, et ils reconnurent la tête de Sirdey.

337

Page 338: Les Naufragés du Jonathan

Cette découverte les remplit d’étonnement. On ne s’expli-quait pas comment Sirdey, disparu depuis de longs mois, pou-vait se trouver avec les Patagons. Seul, le Kaw-djer ne fut passurpris. Il connaissait, en partie tout au moins, le rôle joué parl’ancien cuisinier du Jonathan, et le drame était clair pour lui.Sirdey, c’était l’homme blanc, en qui les Indiens avaient eutant de confiance. Ils s’étaient vengés de leur déception.

Le lendemain matin, le Kaw-djer se mit en route pour Libé-ria. Il y entrait le soir du 30 décembre avec son escorteexténuée.

L’île Hoste avait connu la guerre. Grâce à lui, elle sortait in-demne de l’épreuve, les envahisseurs chassés jusqu’au dernierde son territoire. Mais le point final de la terrible aventuren’était pas apposé. Un devoir cruel restait à remplir.

Dans la prison où il était détenu, Patterson avait éprouvé unesuccession de sentiments divers. Le premier de tous fut l’éton-nement de se voir sous les verrous. Que lui était-il donc arri-vé ? Puis, la mémoire lui revenant peu à peu, il se rappela Sir-dey, les Patagons et leur abominable trahison.

Ensuite, que s’était-il passé ? Si les Patagons avaient étévainqueurs, ils eussent sans doute achevé ce qu’ils avaientcommencé, et il serait mort à l’heure actuelle. Puisqu’il se ré-veillait en prison, il en devait conclure qu’ils avaient étérepoussés.

S’il en était effectivement ainsi, puisqu’on l’avait incarcéré,c’est donc que sa trahison était connue ? Dans ce cas, quen’avait-il pas à craindre ? Patterson alors trembla.

Toutefois, à la réflexion, il se rassura. Que l’on eût des soup-çons, soit ! mais non pas une certitude. Personne ne l’avait vu,personne ne l’avait pris sur le fait, cela était sûr. Il sortiraitdonc indemne d’une aventure qui ne laisserait pas de se solderpar un sérieux profit.

Patterson chercha son or et ne le trouva pas. Il n’avait pasrêvé pourtant ! Cet or, il l’avait reçu. Combien ? Il ne le savaitpas exactement. Pas les douze cents piastres stipulées, à la vé-rité, puisque ces gredins l’avaient volé, mais neuf cents aumoins, ou même mille. Qui lui avait enlevé son or ? LesPatagons ? Peut-être. Mais plus vraisemblablement ceux quil’avaient emprisonné.

338

Page 339: Les Naufragés du Jonathan

Le cœur de Patterson fut alors gonflé de colère et de haine.Indiens et colons, rouges et blancs, tous pareillement voleurset lâches, il les détesta avec une égale fureur.

Dès lors, il ne connut plus le repos. Angoissé, ne vivant quepour haïr, hésitant entre cent hypothèses, il attendit dans uneimpatience fébrile que la vérité lui fût révélée. Mais ceux qui letenaient ne se souciaient guère de sa rage impuissante. Lesjours s’ajoutèrent aux jours, sans que sa situation fût modifiée.On semblait l’avoir oublié.

Ce fut seulement le 31 décembre, plus d’une semaine aprèsson incarcération, que, sous la garde de quatre hommes armés,il sortit enfin de la prison. Il allait donc savoir !… En arrivantsur la place du gouvernement, Patterson s’arrêta, interdit.

Le spectacle était imposant, en effet, le Kaw-djer ayant vouluentourer de solennité le jugement qu’on allait rendre contre letraître. Les circonstances venaient de lui démontrer quelleforce donne à une collectivité la communauté des sentimentset des intérêts. Les Patagons auraient-ils été repoussés aveccette facilité, si chacun, au lieu de se plier à des lois générales,avait tiré de son côté et n’en avait fait qu’à sa tête ? Il cher-chait à donner une impulsion nouvelle à ce sentiment naissantde solidarité, en flétrissant avec apparat un crime commiscontre tous. On avait adossé au gouvernement une estrade éle-vée sur laquelle prirent place, outre le Kaw-djer, les troismembres du Conseil et le juge titulaire Ferdinand Beauval. Aupied du tribunal, une place était réservée pour l’accusé. En ar-rière, contenue par des barrières, se pressait la population en-tière de Libéria.

Lorsque Patterson apparut, un immense cri de réprobationjaillit de ces centaines de poitrines. Un geste du Kaw-djer im-posa le silence. L’interrogatoire de l’accusé commença.

L’Irlandais eut beau nier systématiquement. Il était trop fa-cile de le convaincre de mensonge. Les unes après les autres,le Kaw-djer énuméra les charges qui pesaient sur lui. D’abord,la présence de Sirdey parmi les Patagons. Sirdey avait étéaperçu, en effet, et d’ailleurs sa présence n’était pas douteuse,puisque les Indiens, furieux de leur échec, avaient arboré satête comme un trophée de vengeance.

À la nouvelle de la mort de son complice, Patterson tres-saillit. Cette mort, c’était pour lui un funèbre présage.

339

Page 340: Les Naufragés du Jonathan

Le Kaw-djer continua son réquisitoire.Non seulement Sirdey était parmi les Patagons, mais il s’était

abouché avec Patterson, et c’est à la suite d’un accord concluentre eux que celui-ci avait repris possession de son terrain,qu’il en avait relevé la clôture, et qu’il avait demandé enfin à yêtre exclusivement de garde. La preuve de cette criminelle en-tente, les Patagons eux-mêmes l’avaient donnée en abordantdans l’enclos, et l’or saisi sur Patterson en donnait une autrepreuve plus forte encore. Pouvait-il indiquer, lui qui, de sonpropre aveu, avait, un an auparavant, perdu tout ce qu’il possé-dait, la provenance de cet or trouvé en sa possession ?

Patterson baissa la tête. Il se sentait perdu.L’interrogatoire terminé, le Tribunal délibéra, puis le Kaw-

djer prononça la sentence. Les biens du coupable étaientconfisqués. Son terrain, de même que la somme dont on avaitpayé son crime, faisaient retour à l’État. En outre, Pattersonétait condamné au bannissement perpétuel, et le territoire del’île Hoste lui était à jamais interdit.

La sentence reçut une exécution immédiate. L’Irlandais futconduit en rade à bord d’un navire en partance. Jusqu’au mo-ment du départ, il y resterait prisonnier, les pieds bridés pardes fers qui ne lui seraient enlevés que hors des eauxhosteliennes.

Pendant que la foule s’écoulait, le Kaw-djer se retira dans legouvernement. Il avait besoin d’être seul pour apaiser son âmetroublée. Qui eût dit, autrefois, qu’il en arriverait, lui, le fa-rouche égalitaire, à s’ériger en juge des autres hommes, lui,l’amant passionné de la liberté, à morceler d’une division deplus la terre, cette propriété commune de l’humanité, à se dé-créter le maître d’une fraction du vaste monde, à s’arroger ledroit d’en interdire l’accès à un de ses semblables ? Il avait faittout cela, cependant, et, s’il en était ému, il n’éprouvait pas deregret. Cela était bon, il en était sûr. La condamnation dutraître achevait le miracle commencé par la lutte contre les Pa-tagons. L’aventure coûtait le Bourg-Neuf réduit en cendres,mais c’était payer bon marché la transformation accomplie. Ledanger que tous avaient couru, les efforts accomplis en com-mun avaient créé un lien entre les émigrants, dont eux-mêmesne soupçonnaient pas la force. Avant cette succession d’événe-ments, l’île Hoste n’était qu’une colonie où se trouvaient

340

Page 341: Les Naufragés du Jonathan

fortuitement réunis des hommes de vingt nationalités diffé-rentes. Maintenant, les colons avaient fait place aux Hoste-liens. L’île Hoste, désormais, c’était la patrie.

341

Page 342: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 10Cinq ans après

Cinq ans après les événements qui viennent d’être racontés,la navigation dans les parages de l’île Hoste ne présentait plusles difficultés ni les dangers d’autrefois. À l’extrémité de lapresqu’île Hardy, un feu lançait au large ses multiples éclats,non pas un feu de Pêcherais tel que ceux des campements dela terre fuégienne, mais un vrai phare éclairant les passes etpermettant d’éviter les écueils pendant les sombres nuits del’hiver.

Par contre, celui que le Kaw-djer projetait d’élever au capHorn n’avait reçu aucun commencement d’exécution. Depuissix ans, il poursuivait en vain la solution de cette affaire avecune inlassable persévérance, sans arriver à la faire aboutir.D’après les notes échangées entre les deux gouvernements, ilsemblait que le Chili ne pût se résigner à l’abandon de l’îlot ducap Horn et que cette condition essentielle posée par le Kaw-djer fût un obstacle invincible.

Celui-ci s’étonnait fort que la République Chilienne attachâttant d’importance à un rocher stérile dénué de la moindre va-leur. Il aurait eu plus de surprise encore s’il avait connu la vé-rité, s’il avait su que la longueur démesurée des négociationsétait due, non à des considérations patriotiques, défendablesen somme, fussent-elles erronées, mais simplement à la légen-daire nonchalance des bureaux.

Les bureaux chiliens se comportaient dans cette circonstancecomme tous les bureaux du monde. La diplomatie a pour cou-tume séculaire de faire traîner les choses, d’abord parce quel’homme s’inquiète assez mollement, d’ordinaire, des affairesqui ne sont pas les siennes propres, et ensuite parce qu’il a unetendance naturelle à grossir de son mieux la fonction dont il

342

Page 343: Les Naufragés du Jonathan

est investi. Or, de quoi dépendrait l’ampleur d’une décision, sice n’est de la durée des pourparlers qui l’ont précédée, de lamasse de paperasses noircies à son sujet, de la sueur d’encrequ’elle a fait couler ? Le Kaw-djer, qui formait à lui seul le gou-vernement hostelien, et qui, par conséquent, n’avait pas de bu-reaux, ne pouvait évidemment attribuer un pareil motif, le vraicependant, à cette interminable discussion.

Toutefois, le phare de la presqu’île Hardy n’était pas l’uniquefeu qui éclairât ces mers. Au Bourg-Neuf, relevé de ses ruineset triplé d’importance, un feu de port s’allumait chaque soir etguidait les navires vers le musoir de la jetée.

Cette jetée, entièrement terminée, avait transformé la criqueen un port vaste et sûr. À son abri, les bâtiments pouvaientcharger ou décharger en eau tranquille leurs cargaisons sur lequai également achevé. Aussi le Bourg-Neuf était-il maintenantdes plus fréquentés. Peu à peu, des relations commercialess’étaient établies avec le Chili, l’Argentine, et jusqu’avec l’An-cien Continent. Un service mensuel régulier avait même étécréé, reliant l’île Hoste à Valparaiso et à Buenos-Ayres. Sur larive droite du cours d’eau, Libéria s’était énormément dévelop-pée. Elle était en passe de devenir une ville de réelle impor-tance dans un avenir peu éloigné. Ses rues symétriques, secoupant à angle droit suivant la mode américaine, étaient bor-dées de nombreuses maisons en pierre ou en bois, avec courpar devant et jardinets en arrière. Quelques places étaient om-bragées de beaux arbres, pour la plupart des hêtres antarc-tiques à feuilles persistantes. Libéria avait deux imprimeries etcomptait même un petit nombre de monuments véritables.Entre autres, elle possédait une poste, une église, deux écoleset un tribunal moins modeste que la salle décorée de ce nomdont Lewis Dorick avait tenté jadis de provoquer la destruc-tion. Mais, de tous ces monuments, le plus beau était le gou-vernement. La maison improvisée qu’on désignait autrefoissous ce nom avait été abattue et remplacée par un édificeconsidérable, où continuait à résider le Kaw-djer et dans lequeltous les services publics étaient centralisés.

Non loin du gouvernement s’élevait une caserne, où plus demille fusils et trois pièces de canon étaient entreposés. Là, tousles citoyens majeurs venaient à tour de rôle passer un mois, detemps à autre. La leçon des Patagons n’avait pas été perdue.

343

Page 344: Les Naufragés du Jonathan

Une armée, qui eût compté tous les Hosteliens dans ses rangs,se tenait prête à défendre la patrie.

Libéria avait même un théâtre, fort rudimentaire, il est vrai,mais de proportions assez vastes, et, qui plus est, éclairé àl’électricité.

Le rêve du Kaw-djer était réalisé. D’une usine hydro-élec-trique, installée à trois kilomètres en amont, arrivaient à laville la force et la lumière à profusion.

La salle du théâtre rendait de grands services, surtout pen-dant les longs jours de l’hiver. Elle servait aux réunions, et leKaw-djer ou Ferdinand Beauval, bien assagi maintenant et de-venu un personnage, y faisaient parfois des conférences. On ydonnait aussi des concerts sous la direction d’un chef comme ilne s’en rencontre pas souvent.

Ce chef, vieille connaissance du lecteur, n’était autre queSand, en effet. À force de persévérance et de ténacité, il avaitréussi à recruter parmi les Hosteliens les éléments d’un or-chestre symphonique qu’il conduisait d’un bâton magistral. Lesjours de concert, on le transportait à son pupitre, et, quand ildominait le bataillon des musiciens, son visage se transfigurait,et l’ivresse sacrée de l’art faisait de lui le plus heureux deshommes. Les œuvres anciennes et modernes alimentaient cesconcerts, où figuraient de temps à autre des œuvres de Sandlui-même, qui n’étaient ni les moins remarquables, ni les moinsapplaudies.

Sand était alors âgé de dix-huit ans. Depuis le drame terriblequi lui avait coûté l’usage de ses jambes, tout bonheur autreque celui de l’art lui étant à jamais interdit, il s’était jeté dansla musique à plein cœur. Par l’étude attentive des maîtres, ilavait appris la technique de cet art difficile, et, appuyés surcette base solide, ses dons naturels commençaient à mériter lenom de génie. Il ne devait pas en rester là. Un jour prochaindevait venir, où les chants de cet infirme inspiré, perdu auxconfins du monde, ces chants aujourd’hui célèbres bien que nulne puisse en désigner l’auteur, seraient sur toutes les lèvres etferaient la conquête de la terre.

Il y avait un peu plus de neuf ans que le Jonathan s’était per-du sur les récifs de la presqu’île Hardy. Tel était le résultat ob-tenu en ces quelques années, grâce à l’énergie, à l’intelligence,à l’esprit pratique de l’homme qui avait pris en charge la

344

Page 345: Les Naufragés du Jonathan

destinée des Hosteliens, alors que l’anarchie menait l’île à saruine. De cet homme, on continuait à ne rien savoir, mais per-sonne ne songeait à lui demander compte de son passé. La cu-riosité publique, si tant est qu’elle eût jamais existé, s’étaitémoussée par l’habitude, et l’on se disait avec raison que, pourne pas ignorer ce qu’il était essentiel de connaître, il suffisaitde se souvenir des innombrables services rendus.

Les accablants soucis de ces neufs ans de pouvoir pesaientlourdement sur le Kaw-djer. S’il conservait intacte sa vigueurherculéenne, si la fatigue de l’âge n’avait pas fléchi sa staturequasi gigantesque, sa barbe et ses cheveux avaient maintenantla blancheur de la neige et des rides profondes sillonnaient sonvisage toujours majestueux et déjà vénérable.

Son autorité était sans limite. Les membres qui composaientle Conseil dont il avait lui-même provoqué la formation, HarryRhodes, Hartlepool et Germain Rivière, régulièrement réélus àchaque élection, ne siégeaient que pour la forme. Ils laissaientà leur chef et ami carte blanche, et se bornaient à donner res-pectueusement leur avis quand ils en étaient priés par lui.

Pour le guider dans l’œuvre entreprise, le Kaw-djer,d’ailleurs, ne manquait pas d’exemples. Dans le voisinage im-médiat de l’île Hoste, deux méthodes de colonisation opposéesétaient concurremment appliquées. Il pouvait les comparer eten apprécier les résultats.

Depuis que la Magellanie et la Patagonie avaient été parta-gées entre le Chili et l’Argentine, ces deux États avaient trèsdiversement procédé pour la mise en valeur de leurs nouvellespossessions. Faute de bien connaître ces régions, l’Argentinefaisait des concessions comprenant jusqu’à dix ou douze lieuescarrées, ce qui revenait à décréter qu’il y avait lieu de les lais-ser en friche. Quand il s’agissait de ces forêts qui comptent jus-qu’à quatre mille arbres à l’hectare, il aurait fallu trois milleans pour les exploiter. Il en était de même pour les cultures etles pâturages, trop largement concédés, et qui eussent nécessi-té un personnel, un matériel agricole et, par suite, des capitauxtrop considérables.

Ce n’est pas tout. Les colons argentins étaient tenus à des re-lations lentes, difficiles et coûteuses avec Buenos-Ayres. C’està la douane de cette ville, c’est-à-dire à quinze cents milles dedistance, que devait être envoyé le connaissement d’un navire

345

Page 346: Les Naufragés du Jonathan

arrivant en Magellanie, et six mois au moins se passaient avantqu’il pût être retourné, les droits de douane liquidés, droitsqu’il fallait alors payer au change du jour à la Bourse de la ca-pitale ! Or, ce cours du change, quel moyen de le connaître à laTerre de Feu, dans un pays où parler de Buenos-Ayres, c’estparler de la Chine ou du Japon ?

Qu’a fait le Chili, au contraire, pour favoriser le commerce,pour attirer les émigrants, en dehors de cette hardie tentativede l’île Hoste ? Il a déclaré Punta-Arenas port franc, de tellesorte que les navires y apportent le nécessaire et le superflu, etqu’on y trouve de tout en abondance dans d’excellentes condi-tions de prix et de qualité. Aussi, les productions de la Magella-nie argentine affluent-elles aux maisons anglaises ou chiliennesdont le siège est à Punta-Arenas et qui ont établi, sur les ca-naux, des succursales en voie de prospérité.

Le Kaw-djer connaissait depuis longtemps le procédé du gou-vernement chilien, et lors de ses excursions à travers les terri-toires de la Magellanie, il avait pu constater que leurs produitsprenaient tous le chemin de Punta-Arenas. À l’exemple de lacolonie chilienne, le Bourg-Neuf fut donc déclaré port franc, etcette mesure fut la cause première du rapide enrichissement àl’île Hoste.

Le croirait-on ? La République Argentine, qui a fondé Ushaiasur la Terre de Feu, de l’autre côté du canal du Beagle, ne de-vait pas profiter de ce double exemple. Comparée à Libéria età Punta-Arenas, cette colonie, de nos jours encore, est restéeen arrière, à cause des entraves que le gouvernement apporteau commerce, de la cherté des droits de douane, des formalitésexcessives auxquelles est subordonnée l’exploitation des ri-chesses naturelles, et de l’impunité dont jouissent forcémentles contrebandiers, l’administration locale étant dans l’impossi-bilité matérielle de surveiller les sept cents kilomètres de côtessoumises à sa juridiction.

Les événements dont l’île Hoste avait été le théâtre, l’indé-pendance que lui avait accordée le Chili, sa prospérité qui al-lait toujours en croissant sous la ferme administration du Kaw-djer, la signalèrent à l’attention du monde industriel et com-mercial. De nouveaux colons y furent attirés, auxquels onconcéda libéralement des terres à des conditions avanta-geuses. On ne tarda pas à savoir que ses forêts, riches en bois

346

Page 347: Les Naufragés du Jonathan

de qualité supérieure à celle des bois d’Europe, rendaient jus-qu’à quinze et vingt pour cent, ce qui amena l’établissement deplusieurs scieries. En même temps, on trouvait preneur de ter-rains à mille piastres la lieue superficielle pour des faire-valoiragricoles, et le nombre des têtes de bétail atteignit bientôt plu-sieurs milliers sur les pâturages de l’île.

La population s’était rapidement augmentée. Aux douzecents naufragés du Jonathan étaient venus s’ajouter, ennombre triple et quadruple du leur, des émigrants de l’ouestdes États-Unis, du Chili et de l’Argentine. Neuf ans après laproclamation d’indépendance, huit ans après le coup d’état duKaw-djer, cinq ans après l’invasion de la horde patagone, Libé-ria comptait plus de deux mille cinq cents âmes, et l’île Hosteplus de cinq mille.

Il va de soi qu’il s’était fait bien des mariages depuis queHalg avait épousé Graziella. Il convient de citer entre autresceux d’Edward et de Clary Rhodes. Le jeune homme avaitépousé la fille de Germain Rivière, et la jeune fille le Dr SamuelArvidson. D’autres unions avaient créé des liens entre lesfamilles.

Maintenant, pendant la belle saison, le port recevait de nom-breux navires. Le cabotage faisait d’excellentes affaires entreLibéria et les différents comptoirs fondés sur d’autres pointsde l’île, soit aux environs de la pointe Roons, soit sur les ri-vages septentrionaux que baigne le canal du Beagle. C’étaient,pour la plupart, des bâtiments de l’archipel des Falkland, dontle trafic prenait chaque année une extension nouvelle.

Et non seulement l’importation et l’exportation s’effectuaientpar ces bâtiments des îles anglaises de l’Atlantique, mais deValparaiso, de Buenos-Ayres, de Montevideo, de Rio de Janeiro,venaient des voiliers et des steamers, et, dans toutes les passesvoisines, à la baie de Nassau, au Darwin Sound, sur les eaux ducanal du Beagle, on voyait les pavillons danois, norvégien etaméricain.

Le trafic, pour une grande part, s’alimentait aux pêcheriesqui, de tout temps, ont donné d’excellents résultats dans lesparages magellaniques. Il va de soi que cette industrie avait dûêtre sévèrement réglementée par les arrêtés du Kaw-djer. Eneffet, il ne fallait pas provoquer à court délai, par une destruc-tion abusive, la disparition, l’anéantissement des animaux

347

Page 348: Les Naufragés du Jonathan

marins qui fréquentent si volontiers ces mers. Sur le littoral, ils’était fondé, en divers points, des colonies de louvetiers, gensde toute origine, de toute espèce, des sans-patrie, qu’Hartle-pool eut, au début, le plus grand mal à tenir en bride. Mais,peu à peu, les aventuriers s’humanisèrent, se civilisèrent sousl’influence de leur nouvelle vie. À ces vagabonds sans feu nilieu, une existence sédentaire donna progressivement desmœurs plus douces. Ils étaient plus heureux, d’ailleurs, ayantmoins de misère à souffrir en exerçant leur rude métier. Ilsopéraient, en effet, dans de meilleures conditions qu’autrefois.Il ne s’agissait plus de ces expéditions entreprises à frais com-muns qui les amènent sur quelque île déserte où, trop souvent,ils périssent de froid et de faim. À présent, ils étaient assurésd’écouler les produits de leur pêche, sans avoir à attendre pen-dant de longs mois le retour d’un navire qui ne revient pas tou-jours. Par exemple, la manière d’abattre les inoffensifs amphi-bies n’avait pas été modifiée. Rien de plus simple : salir a daruna paliza, aller donner des coups de bâton, comme les louve-tiers le disent eux-mêmes, telle était encore la méthode usitée,car il n’y a pas lieu d’employer d’autre arme contre cespauvres animaux.

À ces pêcheries alimentées par l’abattage des loups marins,il y a lieu d’ajouter les campagnes des baleiniers, qui sont desplus lucratives en ces parages. Les canaux de l’archipelpeuvent fournir annuellement un millier de baleines. Aussi, lesbâtiments armés pour cette pêche, certains de trouver mainte-nant à Libéria les avantages que leur offrait Punta-Arenas,fréquentaient-ils assidûment, pendant la belle saison, lespasses voisines de l’île Hoste.

Enfin, l’exploitation des grèves, que couvrent par milliardsdes coquillages de toute espèce, avait donné naissance à uneautre branche de commerce. Parmi ces coquillages, une men-tion est due à ces myillones, mollusques de qualité excellenteet d’une telle abondance qu’on ne saurait l’imaginer. Les na-vires en exportaient de pleins chargements, qu’ils vendaientjusqu’à cinq piastres le kilogramme dans les villes du Sud-Amé-rique. Aux mollusques s’ajoutaient les crustacés. Les criquesde l’île Hoste sont particulièrement recherchées par un crabegigantesque habitué des algues sous-marines, le centoya, dont

348

Page 349: Les Naufragés du Jonathan

deux suffisent à la nourriture quotidienne d’un homme degrand appétit.

Mais ces crabes ne sont pas les uniques représentants dugenre. Sur la côte, on trouvait également en abondance les ho-mards, les langoustes et les moules. Ces richesses étaient lar-gement exploitées. Réalisation de l’un des projets autrefois for-més par le Kaw-djer, Halg dirigeait au Bourg-Neuf une usineprospère, d’où, sous forme de conserves, on expédiait ces crus-tacés dans le monde entier. Halg, alors âgé de près de vingt-huit ans, réunissait toutes les conditions de bonheur. Femmeaimante, trois beaux enfants : deux filles et un garçon, santéparfaite, fortune rapidement ascendante, rien ne lui manquait.Il était heureux, et le Kaw-djer pouvait s’applaudir dans sonœuvre achevée.

Quant à Karroly, non seulement il n’était pas associé à sonfils dans la direction de l’usine du Bourg-Neuf, mais il avaitmême renoncé à la pêche. Étant donné l’importance maritimedu port de l’île Hoste, situé entre le Darwin Sound et la baie deNassau, les navires y venaient nombreux, et de préférencemême à Punta-Arenas. Ils y trouvaient une excellente relâche,plus sûre que celle de la colonie chilienne, surtout fréquentée,d’ailleurs, par les steamers qui passent d’un océan à l’autre ensuivant le détroit de Magellan. Karroly avait été pour cette rai-son amené à reprendre son ancien métier. Devenu capitaine deport et pilote-chef de l’île Hoste, il était très demandé par lesbâtiments à destination de Punta-Arenas ou des comptoirs éta-blis sur les canaux de l’archipel, et l’occupation ne lui man-quait pas.

Il avait maintenant à son service un côtre de cinquante ton-neaux, construit à l’épreuve des plus violents coups de mer.C’est avec ce solide bateau, que manœuvrait un équipage decinq hommes, et non avec la chaloupe, qu’il se portait par tousles temps à la rencontre des navires. La Wel-Kiejexistait tou-jours cependant, mais on ne l’utilisait plus guère. En général,elle restait au port, vieille et fidèle servante qui avait bien ga-gné le repos.

Comme ces bons ouvriers qui s’empressent d’entreprendreun nouveau travail aussitôt que le précédent est terminé, leKaw-djer, quand le temps fut arrivé de laisser Halg, devenu unhomme à son tour, librement évoluer dans la vie, s’était imposé

349

Page 350: Les Naufragés du Jonathan

les devoirs d’une seconde adoption. Dick n’avait pas remplacéHalg, il s’y était ajouté dans son cœur agrandi. Dick avait alorsprès de dix-neuf ans, et depuis plus de six ans il était l’élève duKaw-djer. Le jeune homme avait tenu les promesses del’enfant. Il s’était assimilé sans effort la science du maître etcommençait à mériter pour son propre compte le nom de sa-vant. Bientôt le professeur, qui admirait la vivacité et la profon-deur de cette intelligence, n’aurait plus rien à apprendre àl’élève.

Déjà ce nom d’élève ne convenait plus à Dick. Précocementmûri par la rude école de ses premiers ans et par les terriblesdrames auxquels il avait été mêlé, il était, malgré son jeuneâge, plutôt que l’élève, le disciple et l’ami du Kaw-djer, quiavait en lui une confiance absolue, et qui se plaisait à le consi-dérer comme son successeur désigné. Germain Rivière et Hart-lepool étaient de braves gens assurément, mais le premiern’aurait jamais consenti à délaisser son exploitation forestière,qui donnait des résultats merveilleux, pour se consacrer exclu-sivement à la chose publique, et Hartlepool, admirable et fidèleexécuteur d’ordres, n’était à sa place qu’au deuxième plan.Tous deux, au surplus, manquaient par trop d’idées généraleset de culture intellectuelle pour gouverner un peuple qui avaitd’autres intérêts que des intérêts matériels. Harry Rhodes eûtété mieux qualifié peut-être. Mais Harry Rhodes, vieillissant, etmanquant, d’ailleurs, de l’énergie nécessaire, se fût récusé delui-même.

Dick réunissait, au contraire, toutes les qualités d’un chef.C’était une nature de premier ordre. Comme savoir, intelli-gence et caractère, il avait l’étoffe d’un homme d’État, et il yavait lieu seulement de regretter que de si brillantes facultésfussent destinées à être utilisées dans un si petit cadre. Maisune œuvre n’est jamais petite quand elle est parfaite, et leKaw-djer estimait avec raison que, si Dick pouvait assurer lebonheur des quelques milliers d’êtres dont il était entouré, ilaurait accompli une tâche qui ne le céderait en beauté à nulleautre.

Au point de vue politique, la situation était également desplus favorables. Les relations entre l’île Hoste et le gouverne-ment chilien étaient excellentes de part et d’autre. Le Chili nepouvait que s’applaudir chaque année davantage de sa

350

Page 351: Les Naufragés du Jonathan

détermination. Il obtenait des profits moraux et matériels quimanqueront toujours à la République Argentine, tant qu’elle nemodifiera pas ses méthodes administratives et ses principeséconomiques.

Tout d’abord, en voyant à la tête de l’île Hoste ce mystérieuxpersonnage, dont la présence dans l’archipel magellanique luiavait paru à bon droit suspecte, le gouvernement chilienn’avait pas dissimulé son mécontentement et ses inquiétudes.Mécontentement forcément platonique. Sur cette île indépen-dante où il s’était réfugié, on ne pouvait plus rechercher la per-sonne du Kaw-djer, ni vérifier son origine, ni lui demandercompte de son passé. Que ce fût un homme incapable de sup-porter le joug d’une autorité quelconque, qu’il eût été jadis enrébellion contre toutes les lois sociales, qu’il eût peut-être étéchassé de tous les pays soumis sous n’importe quel régime auxlois nécessaires, son attitude autorisait ces hypothèses, et s’ilfût resté sur l’île Neuve, il n’eût pas échappé aux enquêtes dela police chilienne. Mais, lorsqu’on vit, après les troubles pro-voqués par l’anarchie du début, la tranquillité parfaite due à laferme administration du Kaw-djer, le commerce naître et gran-dir, la prospérité largement s’accroître, il n’y eut plus qu’à lais-ser faire. Et, au total, il ne s’éleva jamais aucun nuage entre legouverneur de l’île Hoste et le gouverneur de Punta-Arenas.

Cinq ans s’écoulèrent ainsi, pendant lesquels les progrès del’île Hoste ne cessèrent de se développer. En rivalité avec Libé-ria, mais une rivalité généreuse et féconde, trois bourgadess’étaient fondées, l’une sur la presqu’île Dumas, une autre surla presqu’île Pasteur, et la troisième à l’extrême pointe occi-dentale de l’île, sur le Darwin Sound, en face de l’île Gordon.Elles relevaient de la capitale, et le Kaw-djer s’y transportait,soit par mer, soit par les routes tracées à travers les forêts etles plaines de l’intérieur.

Sur les côtes, plusieurs familles de Pêcherais s’étaient égale-ment établies et y avaient fondé des villages fuégiens, àl’exemple de ceux qui, les premiers, avaient consenti à rompreavec leurs séculaires habitudes de vagabondage pour se fixerdans le voisinage du Bourg-Neuf.

Ce fut à cette époque, au mois de décembre de l’année 1890,que Libéria reçut pour la première fois la visite du gouverneurde Punta-Arenas, M. Aguire. Celui-ci ne put qu’admirer cette

351

Page 352: Les Naufragés du Jonathan

nation si prospère, les sages mesures prises pour en augmen-ter les ressources, la parfaite homogénéité d’une populationd’origines différentes, l’ordre, l’aisance, le bonheur qui ré-gnaient dans toutes les familles. On le comprend, il observa deprès l’homme qui avait accompli de si belles choses, et auquelil suffisait d’être connu sous ce titre de Kaw-djer.

Il ne lui marchanda pas ses compliments.« Cette colonie hostelienne, c’est votre œuvre, monsieur le

gouverneur, dit-il, et le Chili ne peut que se féliciter de vousavoir fourni l’occasion de l’accomplir.

– Un traité, se contenta de répondre le Kaw-djer, avait faitentrer sous la domination chilienne cette île qui n’appartenaitqu’à elle-même. Il était juste que le Chili lui restituât sonindépendance. »

M. Aguire sentit bien ce que cette réponse contenait de res-trictif. Le Kaw-djer ne considérait pas que cet acte de restitu-tion dût valoir au gouvernement chilien un témoignage dereconnaissance.

« Dans tous les cas, reprit M. Aguire en se tenant prudem-ment sur la réserve, je ne crois pas que les naufragés du Jona-than puissent regretter leur concession africaine de la baie deLagoa…

– En effet, monsieur le gouverneur, puisque là ils eussent étésous la domination portugaise, alors qu’ici ils ne dépendent depersonne.

– Ainsi tout est pour le mieux.– Pour le mieux, approuva le Kaw-djer.– Nous espérons, d’ailleurs, ajouta obligeamment M. Aguire,

voir se continuer les bons rapports entre le Chili et l’île Hoste.– Nous l’espérons aussi, répondit le Kaw-djer, et peut-être,

en constatant les résultats du système appliqué à l’île Hoste, laRépublique Chilienne sera-t-elle portée à l’étendre aux autresîles de l’archipel magellanique. »

M. Aguire ne répondit que par un sourire qui signifiait toutce qu’on voulait.

Désireux d’entraîner la conversation hors de ce terrain brû-lant, Harry Rhodes, qui assistait à l’entrevue avec ses deux col-lègues du Conseil, aborda un autre sujet.

« Notre île Hoste, dit-il, comparée aux possessions argen-tines de la Terre de Feu, peut donner matière à intéressantes

352

Page 353: Les Naufragés du Jonathan

réflexions. Comme vous le voyez, monsieur, d’un côté la pros-périté, de l’autre le dépérissement. Les colons argentins re-culent devant les exigences du gouvernement de Buenos-Ayres,et, devant les formalités qu’il impose, les navires font demême. Malgré les réclamations de son gouverneur, la Terre deFeu ne fait aucun progrès.

– J’en conviens, répondit M. Aguire. Aussi le gouvernementchilien a-t-il agi tout autrement avec Punta-Arenas. Sans allerjusqu’à rendre une colonie complètement indépendante, il estpossible de lui accorder bon nombre de privilèges qui assurentson avenir.

– Monsieur le gouverneur, intervint le Kaw-djer, il est cepen-dant une des petites îles de l’archipel, un simple rocher stérile,un îlot sans valeur, dont je demande au Chili de nous consentirl’abandon.

– Lequel ? interrogea M. Aguire.– L’îlot du cap Horn.– Que diable voulez-vous en faire ? s’écria M. Aguire étonné.– Y établir un phare qui est de toute nécessité à cette der-

nière pointe du continent américain. Éclairer ces parages se-rait d’un grand avantage pour les navires, non seulement ceuxqui viennent à l’île Hoste, mais aussi ceux qui cherchent à dou-bler le cap entre l’Atlantique et le Pacifique. »

Harry Rhodes, Hartlepool et Germain Rivière, qui étaient aucourant des projets du Kaw-djer, appuyèrent sa remarque, enfaisant valoir la réelle importance, que M. Aguire n’avait,d’ailleurs, nulle envie de contester.

« Ainsi, demanda-t-il, le gouvernement de l’île Hoste seraitdisposé à construire ce phare ?

– Oui, dit le Kaw-djer.– À ses frais ?– À ses frais, mais sous la condition formelle que le Chili lui

concéderait l’entière propriété de l’île Horn. Voilà plus de sixans que j’ai fait cette proposition à votre gouvernement, sansarriver à un résultat quelconque.

– Que vous a-t-on répondu ? demanda M. Aguire.– Des mots, rien que des mots. On ne dit pas non, mais on ne

dit pas oui. On ergote. La discussion ainsi comprise peut durerdes siècles. Et, pendant ce temps, les navires continuent à se

353

Page 354: Les Naufragés du Jonathan

perdre sur cet îlot sinistre que rien ne leur signale dansl’obscurité. »

M. Aguire exprima un grand étonnement. Mieux instruit quele Kaw-djer des méthodes chères aux Administrations dumonde entier, il ne l’éprouvait peut-être pas au fond du cœur.Tout ce qu’il put faire, fut de promettre qu’il appuierait de toutson crédit cette proposition auprès du gouvernement de San-tiago, où il se rendait en quittant l’île Hoste.

Il faut croire qu’il tint parole et que son appui fut efficace,car, moins d’un mois plus tard, cette question qui traînait de-puis tant d’années fut enfin résolue, et le Kaw-djer fut informéofficiellement que ses propositions étaient acceptées. Le 25 dé-cembre, entre le Chili et l’île Hoste, un acte de cession fut si-gné, aux termes duquel l’État hostelien devenait propriétairede l’île Horn, à la condition qu’il élèverait et entretiendrait unphare au point culminant du cap.

Le Kaw-djer, dont les préparatifs étaient faits depuis long-temps, commença immédiatement les travaux. Selon les prévi-sions les plus pessimistes, deux ans devaient suffire pour lesmener à bon terme et pour assurer la sécurité de la navigationaux abords de ce cap redoutable.

Cette entreprise, dans l’esprit du Kaw-djer, serait le couron-nement de son œuvre. L’île Hoste pacifiée et organisée, lebien-être de tous remplaçant la misère d’autrefois, l’instructionrépandue à pleines mains, et enfin des milliers de vies hu-maines sauvées au terrible point de rencontre des deux plusvastes océans du globe, telle aurait été sa tâche ici-bas.

Elle était belle. Achevée, elle lui conférerait le droit de pen-ser à lui-même, et de résigner des fonctions auxquelles, jusquedans ses dernières fibres, répugnait tout son être.

Si le Kaw-djer gouvernait, s’il était pratiquement le plus ab-solu des despotes, il n’était pas, en effet, un despote heureux.Le long usage du pouvoir ne lui en avait pas donné le goût, et ilne l’exerçait qu’à contre-cœur. Réfractaire pour son comptepersonnel à toute autorité, il lui était toujours aussi cruel d’im-poser la sienne à autrui. Il était resté le même homme éner-gique, froid et triste, qu’on avait vu apparaître comme un sau-veur en ce jour lointain où le peuple hostelien avait failli périr.Il avait sauvé les autres, ce jour-là, mais il s’était perdu lui-même. Contraint de renier sa chimère, obligé de s’incliner

354

Page 355: Les Naufragés du Jonathan

devant les faits, il avait accompli courageusement le sacrifice,mais, dans son cœur, le rêve abjuré protestait. Quand nos pen-sées, sous l’apparence trompeuse de la logique, ne sont quel’épanouissement de nos instincts naturels, elles ont une viepropre, indépendante de notre raison et de notre volonté. Ellesluttent obscurément, fût-ce contre l’évidence, comme des êtresqui ne voudraient pas mourir. La preuve de notre erreur, il fautalors qu’elle nous soit donnée à satiété, pour que nous ensoyons convaincus, et tout nous est prétexte à revenir à ce quifut notre foi.

Le Kaw-djer avait immolé la sienne à ce besoin de se dé-vouer, à cette soif de sacrifice, à cette pitié de ses frères mal-heureux, qui, au-dessus même de sa passion de la liberté, for-mait le fond de sa magnifique nature. Mais, maintenant que ledévouement n’était plus en jeu, maintenant qu’il ne pouvaitplus être question de sacrifice et que les Hosteliens n’inspi-raient plus rien qui ressemblât à de la pitié, la croyance an-cienne reprenait peu à peu son apparence de vérité, et le des-pote redevenait par degrés le passionné libertaire d’antan.

Cette transformation, Harry Rhodes l’avait constatée avecune netteté croissante, à mesure que s’affermissait la prospéri-té de l’île Hoste. Elle devint plus évidente encore, quand, lephare du cap Horn commencé, le Kaw-djer put considérercomme près d’être rempli le devoir qu’il s’était imposé. Il ex-prima enfin clairement sa pensée à cet égard. Harry Rhodesayant, au hasard d’une causerie où on évoquait les jours pas-sés, glorifié les bienfaits dont on lui était redevable, le Kaw-djer répondit par une déclaration qui ne prêtait plus àl’équivoque.

« J’ai accepté la tâche d’organiser la colonie, dit-il. Je m’ap-plique à la remplir. L’œuvre terminée, mon mandat cessera. Jevous aurai prouvé ainsi, je l’espère, qu’il peut y avoir au moinsun endroit de cette terre, où l’homme n’a pas besoin de maître.

– Un chef n’est pas un maître, mon ami, répliqua avec émo-tion Harry Rhodes, et vous le démontrez vous-même. Mais iln’est pas de société possible sans une autorité supérieure, quelque soit le nom dont on la revêt.

– Ce n’est pas mon avis, répondit le Kaw-djer. J’estime, moi,que l’autorité doit prendre fin dès qu’elle n’est plus impérieu-sement nécessaire. »

355

Page 356: Les Naufragés du Jonathan

Ainsi donc, le Kaw-djer caressait toujours ses anciennes uto-pies, et, malgré l’expérience faite, il s’illusionnait encore sur lanature des hommes, au point de les croire capables de régler,sans le secours d’aucune loi, les innombrables difficultés quinaissent du conflit des intérêts individuels. Harry Rhodesconstatait avec mélancolie le sourd travail qui s’accomplissaitdans la conscience de son ami et il en augurait les pires consé-quences. Il en arrivait à souhaiter qu’un incident, dût-il jeterpassagèrement le trouble dans l’existence paisible des Hoste-liens, vînt donner à leur chef une nouvelle démonstration deson erreur.

Son désir devait malheureusement être réalisé. Cet incidentallait naître plus tôt qu’il ne le pensait.

Dans les premiers jours du mois de mars 1891, le bruit cou-rut tout à coup qu’on avait découvert un gisement aurifèred’une grande richesse. Cela n’avait en soi rien de tragique.Tout le monde, au contraire, fut en joie, et les plus sages, Har-ry Rhodes lui-même, partagèrent l’ivresse générale. Ce fut unjour de fête pour la population de Libéria.

Seul, le Kaw-djer fut plus clairvoyant. Seul, il prévit en uninstant les conséquences de cette découverte et comprit quelleen était la force latente de destruction. C’est pourquoi, tandisque l’on se congratulait autour de lui, lui seul demeura sombre,accablé déjà des tristesses que réservait l’avenir.

356

Page 357: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 11La fièvre de l’or

C’est dans la matinée du 6 mars, que la découverte avait étéfaite.

Quelques personnes, parmi lesquelles Edward Rhodes, ayantprojeté une partie de chasse, avaient quitté Libéria de bonneheure en voiture et s’étaient rendues à une vingtaine de kilo-mètres dans le Sud-Ouest, sur le revers occidental de la pres-qu’île Hardy, au pied des montagnes, les Sentry Boxes, qui laterminent. Là s’étendait une forêt profonde non encore exploi-tée, où se réfugiaient d’ordinaire les fauves de l’île Hoste, despumas et des jaguars qu’il convenait de détruire jusqu’au der-nier, car nombre de moutons avaient été leurs victimes.

Les chasseurs battirent la forêt ; ayant tué deux pumas che-min faisant, ils atteignaient un ruisseau torrentueux qui délimi-tait la lisière opposée, lorsqu’apparut un jaguar de grandetaille.

Edward Rhodes, l’estimant à bonne portée, lui envoya unpremier coup de fusil, qui l’atteignit au flanc gauche. Maisl’animal n’avait pas été blessé mortellement. Après un rugisse-ment de colère plutôt que de douleur, il fit un bond dans la di-rection du torrent, rentra sous bois et disparut.

Pas si vite, cependant, qu’Edward Rhodes n’eût le temps detirer un second coup. La balle, manquant le but, alla frapper unangle de roche. La pierre vola en éclats.

Peut-être les chasseurs eussent-ils alors quitté la place, si undes éclats projetés ne fût tombé aux pieds d’Edward Rhodes,qui, intrigué par l’aspect particulier de ce fragment de roche,le ramassa et l’examina.

357

Page 358: Les Naufragés du Jonathan

C’était un petit morceau de quartz, strié de veines caractéris-tiques, dans lesquelles il lui fut facile de discerner des par-celles d’or.

Edward Rhodes fut très ému de sa découverte. De l’or !… Il yavait de l’or dans le sol de l’île Hoste ! Rien que cet éclat deroche en témoignait.

Y a-t-il lieu, d’ailleurs, de s’en étonner ? N’a-t-on pas trouvédes filons du précieux métal autour de Punta-Arenas comme àla Terre de Feu, en Patagonie comme en Magellanie ? N’est-cepas une chaîne d’or, cette gigantesque épine dorsale des deuxAmériques qui, sous le nom de Montagnes Rocheuses et deCordillère des Andes, va de l’Alaska au cap Horn, et dont, enquatre siècles, on a extrait pour quarante-cinq milliards defrancs ?

Edward Rhodes avait compris l’importance de sa découverte.Il aurait voulu la tenir secrète, n’en parler qu’à son père, quieût mis le Kaw-djer au courant. Mais il n’était pas seul à laconnaître. Ses compagnons de chasse avaient examiné le mor-ceau de roche et avaient ramassé d’autres éclats qui tous ren-fermaient de l’or.

Il ne fallait donc pas compter sur le secret, et, le jour même,en effet, l’île entière savait qu’elle n’avait rien à envier auxKlondyke, aux Transvaal, ni aux El Dorado. Ce fut la traînée depoudre, dont la flamme courut en un instant de Libéria auxautres bourgades.

Toutefois, dans cette saison, il ne pouvait être question de ti-rer un parti quelconque de la découverte. Dans quelques jours,on serait à l’équinoxe d’automne, et ce n’est pas sous le paral-lèle de l’île Hoste qu’il est possible d’entreprendre des exploi-tations de plein air aux approches de l’hiver. La trouvailled’Edward Rhodes n’eut donc et ne pouvait avoir aucune consé-quence immédiate.

L’été s’acheva dans des conditions climatériques assez favo-rables. Cette année, la dixième depuis la fondation de la colo-nie, avait eu le bénéfice d’une récolte exceptionnelle. D’autrepart, de nouvelles scieries s’étaient établies à l’intérieur del’île, les unes mues par la vapeur, les autres employant l’élec-tricité engendrée par les chutes des cours d’eau. Les pêcherieset les fabriques de conserves avaient donné lieu à un traficconsidérable, et le chargement des navires, à l’entrée et à la

358

Page 359: Les Naufragés du Jonathan

sortie du port, s’était chiffré par trente-deux mille sept centsoixante-quinze tonnes.

Avec l’hiver, il fallut interrompre les travaux entrepris au capHorn pour l’érection du phare et la construction des salles oùdevaient être installées les machines motrices et les dynamos.Ces travaux avaient marché jusqu’alors d’une manière très sa-tisfaisante, malgré l’éloignement de l’île Horn, située à environsoixante-quinze kilomètres de la presqu’île Hardy, et l’obliga-tion de transporter le matériel à travers une mer semée de ré-cifs, que les tempêtes de l’hiver allaient rendre impraticable.

Si la mauvaise saison amena, comme de coutume, nombre decoups de vent et des tourmentes de grande violence, elle neprovoqua pas de froids excessifs, et, même en juillet, la tempé-rature ne dépassa pas dix degrés sous zéro.

Les habitants de Libéria ne redoutaient plus alors le froid niles intempéries, l’aisance générale ayant permis à toutes les fa-milles de s’installer confortablement. Il n’y avait pas de misèresur l’île Hoste, et les crimes contre les personnes ou les pro-priétés n’y avaient jamais troublé l’ordre public. On n’yconnaissait que de rares contestations civiles, transigées engénéral avant même d’arriver au Tribunal.

Il semblait donc qu’aucun trouble n’eût menacé la colonie,sans cette découverte d’un gisement aurifère, dont les consé-quences, étant donné l’avidité humaine, pouvaient être extrê-mement graves.

Le Kaw-djer ne s’y était pas trompé. La nouvelle lui avait faitconcevoir les plus sombres pronostics, et la réflexion les as-sombrit encore. À la première réunion du Conseil, il ne cachapas ses craintes.

« Ainsi, dit-il, c’est au moment où notre œuvre est achevée,lorsque nous n’avons plus qu’à recueillir le fruit de nos efforts,que le hasard, un hasard maudit, jette parmi nous ce fermentde troubles et de ruines…

– Notre ami va trop loin, intervint Harry Rhodes, qui considé-rait l’événement d’une manière moins pessimiste. Que la dé-couverte de l’or soit une cause de troubles, c’est possible, maisde ruines !…

– Oui, de ruines, affirma le Kaw-djer avec force. La décou-verte de l’or n’a jamais laissé que la ruine après elle !

359

Page 360: Les Naufragés du Jonathan

– Cependant, objecta Harry Rhodes, l’or est une marchandisecomme une autre…

– La plus inutile.– Du tout. La plus utile, puisqu’elle peut s’échanger contre

toutes les autres.– Qu’importe, répliqua le Kaw-djer avec chaleur, si, pour l’ob-

tenir, il faut tout lui sacrifier ! Des chercheurs d’or, l’immensemajorité périt dans la misère. Quant à ceux qui réussissent, lafacilité de leur succès détruit à jamais leur jugement. Ilsprennent goût aux plaisirs aisément obtenus. Le superflu de-vient pour eux le nécessaire, et, quand ils sont amollis par lesjouissances matérielles, ils deviennent incapables du moindreeffort. Ils se sont enrichis peut-être, au sens social du mot. Ilsse sont appauvris selon sa signification humaine, la vraie. Cene sont plus des hommes.

– Je suis de l’avis du Kaw-djer, dit alors Germain Rivière.Sans compter que, si on délaisse les champs, l’on ne remplace-ra pas les récoltes perdues. C’est peu de choses que d’êtreriche quand on crève de faim. Or, je crains bien que notre po-pulation ne résiste pas à cette influence funeste. Qui sait si lescultivateurs ne vont pas abandonner la campagne, et les ou-vriers leur travail, pour courir aux placers ?

– L’or !… l’or !… la soif de l’or ! répétait le Kaw-djer. Aucunplus terrible fléau ne pouvait s’abattre sur notre pays. »

Harry Rhodes était ébranlé.« En admettant que vous ayez raison, dit-il, il n’est pas en

notre pouvoir de conjurer ce fléau.– Non ! mon cher Rhodes, répondit le Kaw-djer. Il est pos-

sible de lutter contre une épidémie, de l’enrayer. Mais à cettefièvre de l’or, il n’y a pas de remède. C’est l’agent le plus des-tructif de toute organisation. En peut-on douter après ce quis’est passé dans les districts aurifères de l’Ancien ou du Nou-veau Monde, en Australie, en Californie, dans le Sud del’Afrique ? Les travaux utiles ont été abandonnés du jour aulendemain, les colons ont déserté les champs et les villes, lesfamilles se sont dispersées sur les gisements. Quant à l’or ex-trait avec tant d’avidité, on l’a stupidement dissipé, commetout gain trop facile, en abominables folies, et il n’en est rienresté à ces malheureux insensés. »

360

Page 361: Les Naufragés du Jonathan

Le Kaw-djer parlait avec une animation qui montrait la forcede sa conviction et la vivacité de ses inquiétudes.

« Et non seulement il y a le danger du dedans, ajouta-t-il,mais il y a le danger du dehors : tous ces aventuriers, tous cesdéclassés qui envahissent les pays aurifères, qui les troublent,les bouleversent pour arracher de ses entrailles le métal mau-dit. Il en accourt de tous les points du monde. C’est une ava-lanche qui ne laisse que le néant après son passage. Ah !pourquoi faut-il que notre île soit menacée de pareilsdésastres !

– Ne pouvons-nous encore espérer ? demanda Harry Rhodestrès ému. Si la nouvelle ne s’ébruite pas, nous serons préservésde cette invasion.

– Non, répondit le Kaw-djer, il est déjà trop tard pour empê-cher le mal. On ne se figure pas avec quelle rapidité le mondeentier apprend que des gisements aurifères viennent d’être dé-couverts dans une contrée quelconque, si lointaine soit-elle. Oncroirait vraiment que cela se transmet par l’air, que les ventsapportent cette peste si contagieuse que les meilleurs et lesplus sages en sont atteints et y succombent ! »

Le Conseil fut levé sans qu’aucune décision eût été arrêtée.Et, en vérité, il n’y avait lieu d’en prendre aucune. Comme leKaw-djer l’avait dit avec raison, on ne lutte pas contre la fièvrede l’or.

Rien, d’ailleurs, n’était perdu encore. Ne pouvait-il se faire,en effet, que le gisement n’eût pas la richesse qu’on lui attri-buait de confiance, et que les parcelles d’or fussent dissémi-nées dans un état d’éparpillement tel que toute exploitation fûtimpossible. Pour être fixé à ce sujet, il fallait attendre la dispa-rition de la neige qui, pendant l’hiver, recouvrait l’île de sonmanteau glacé.

Au premier souffle du printemps, les craintes du Kaw-djercommencèrent à se réaliser. Dès que le dégel fit son appari-tion, les colons les plus entreprenants et les plus aventureux setransformèrent en prospecteurs, quittèrent Libéria et partirentà la chasse de l’or. Puisqu’il avait été trouvé au Golden Creek –ainsi fut dénommé le petit ruisseau dont la balle malencon-treuse d’Edward Rhodes avait effleuré la berge – c’est là quese portèrent les plus impatients. Leur exemple fut suivi, malgrétous les efforts du Kaw-djer et de ses amis, et les départs se

361

Page 362: Les Naufragés du Jonathan

multiplièrent rapidement. Dès le cinq novembre, plusieurs cen-taines d’Hosteliens, en proie à l’idée fixe de l’or, s’étaient ruésvers les gisements et erraient dans les montagnes à la re-cherche d’un filon ou d’une poche riche en pépites.

L’exploitation des placers ne comporte pas de grandes diffi-cultés en principe. S’il s’agit d’un filon, il suffit de le suivre enattaquant la roche avec le pic, puis de concasser les morceauxobtenus pour en extraire les parcelles de métal qu’ils ren-ferment. C’est ainsi qu’on procède dans les mines duTransvaal.

Toutefois, suivre un filon, c’est bientôt dit. En pratique, celan’est pas fort aisé. Parfois les filons se brouillent et dispa-raissent, et ce n’est pas trop, pour les retrouver, de la sciencede techniciens expérimentés. À tout le moins, ils s’enfoncenttrès profondément dans les entrailles de la terre. Les suivre,cela revient par conséquent à ouvrir une mine, avec toutes lessurprises et tous les dangers inhérents à ce genre d’entreprise.D’autre part, le quartz est une roche d’une extrême dureté, et,pour le concasser, on ne saurait se passer de machines coû-teuses. Il en résulte que l’exploitation d’une mine d’or est in-terdite aux travailleurs isolés, et que des sociétés puissantesdisposant d’une abondante main-d’œuvre et de capitaux consi-dérables peuvent seules y trouver profit.

Aussi les chercheurs d’or, les prospecteurs, pour leur donnerle nom sous lequel on les désigne d’ordinaire, lorsqu’ils ont eula chance de découvrir un gisement, se contentent-ils de s’enassurer la concession, qu’ils rétrocèdent le plus vite possibleaux banquiers et aux lanceurs d’affaires.

Ceux qui préfèrent, au contraire, exploiter pour leur proprecompte et avec leurs ressources personnelles, renoncent déli-bérément à toute exploitation minière. Ils recherchent dans levoisinage des roches aurifères, des terrains d’alluvion formésaux dépens de ces roches par l’action séculaire des eaux. Endélitant la roche, l’eau – glace, pluie ou torrent – a nécessaire-ment emporté avec elle les parcelles d’or qu’il est très faciled’isoler. Il suffit d’un simple plat pour recueillir les sables, etd’un peu d’eau pour les laver.

C’est bien entendu, avec cet outillage si rudimentaire qu’opé-raient les Hosteliens. Les premiers résultats furent assez en-courageants. En bordure du Golden Creek, sur une longueur

362

Page 363: Les Naufragés du Jonathan

de plusieurs kilomètres et une largeur de deux ou trois centsmètres, s’étendait une couche de boue de huit pieds de profon-deur. À raison de neuf à dix plats par pied cube, la réserveétait donc abondante, car il était bien rare qu’un plat n’assurâtpas au moins quelques grains d’or. Les pépites, il est vrai,n’étaient qu’à l’état de poussière, et ces placers n’en étaientpas à produire les centaines de millions que ses pareils ontdonnés dans d’autres régions. Tels quels, cependant, ils étaientassez riches pour tourner la tête à de pauvres gens, qui jus-qu’alors n’avaient réussi à assurer leur subsistance qu’au prixd’un travail opiniâtre.

Il eût été de mauvaise administration de ne pas réglementerl’exploitation des placers. Le gisement était, en somme, unepropriété collective, et il appartenait à la collectivité de l’alié-ner au profit des individus. Quelles que fussent ses idées per-sonnelles, le Kaw-djer en avait fait table rase, et, s’obligeant àconsidérer le problème sous le même angle que la généralitédes humains, il avait cherché la solution la plus utile, selonl’opinion courante, au groupe social dont il était le chef. Aucours de l’hiver, il avait eu à ce sujet de nombreuses confé-rences avec Dick, qu’il associait de parti pris à toutes ses déci-sions. De leur échange de vues, la conclusion fut qu’il importaitd’atteindre un triple but : limiter autant qu’on le pourrait lenombre des Hosteliens qui partiraient à la recherche de l’or,faire bénéficier l’ensemble de la colonie des richesses arra-chées à la terre, et enfin restreindre, repousser même si c’étaitréalisable, l’afflux des étrangers peu recommandables qui al-laient accourir de tous les points du monde.

La loi qui fut affichée, à la fin de l’hiver, satisfaisait à cestrois desiderata. Elle subordonnait d’abord le droit d’exploita-tion à la délivrance préalable d’une concession, puis elle fixaitl’étendue maxima de ces concessions et édictait, à la chargedes preneurs, tant une indemnité d’acquisition que le verse-ment au profit de la collectivité du quart de leur extraction mé-tallique. Aux termes de cette loi, les concessions étaient réser-vées exclusivement aux citoyens hosteliens, titre qui ne pour-rait être acquis à l’avenir qu’après une année d’habitation ef-fective et sur une décision conforme du gouverneur.

La loi promulguée, il restait à l’appliquer.

363

Page 364: Les Naufragés du Jonathan

Dès le début, elle se heurta à de grandes difficultés. Indiffé-rents aux dispositions qu’elle contenait en leur faveur, les co-lons ne furent sensibles qu’aux obligations qu’elle leur impo-sait. Quel besoin d’obtenir et de payer une concession, alorsqu’on n’avait qu’à la prendre ? Creuser la terre, laver les bouesdes rivières, n’est-ce pas le droit de tout homme ? Pourquoiserait-on contraint, pour exercer librement ce droit naturel, deverser une fraction quelconque du produit de son travail à ceuxqui n’y avaient aucunement participé ? Ces idées, le Kaw-djerles partageait au fond du cœur. Mais celui qui a assumé la mis-sion redoutable de gouverner ses semblables doit savoir ou-blier ses préférences personnelles et sacrifier, quand il le faut,les principes dont il se croit le plus sûr aux nécessités del’heure.

Or, cela sautait aux yeux, il était de première importancequ’un encouragement fût donné aux colons les plus sages quiauraient l’énergie de résister à la contagion et de rester appli-qués à leur travail habituel, et le meilleur encouragement étaitqu’ils fussent assurés d’avoir leur part, réduite assurément,mais certaine, tout en demeurant chez eux.

La loi n’étant pas obéie de bonne grâce, on dut employer lacontrainte.

Le Kaw-djer ne disposait, à Libéria, que d’une cinquantained’hommes formant le corps de la police permanente, mais neufcent cinquante autres Hosteliens figuraient sur une liste d’ap-pel, dont les plus anciens étaient éliminés à tour de rôle, à me-sure que des jeunes gens arrivés à l’âge d’homme venaient s’yajouter. Ainsi mille hommes armés pouvaient toujours être ra-pidement réunis. Une convocation générale fut lancée.

Sept cent cinquante Hosteliens seulement y répondirent. Lesdeux cents réfractaires étaient partis eux aussi pour les mines,et battaient la campagne aux environs du Golden Creek.

Le Kaw-djer divisa en deux groupes les forces dont il dispo-sait. Cinq cents hommes furent répartis le long des côtes, avecmission de s’opposer au départ clandestin de l’or. Il se mit à latête des trois cents autres, qu’il fractionna en vingt escouadessous les ordres de ceux dont il était le plus sûr, et se renditavec eux dans la région des placers.

La petite armée répressive fut disposée en travers de la pres-qu’île, au pied des Sentry Boxes, et, de là, remonta vers le

364

Page 365: Les Naufragés du Jonathan

Nord, en balayant tout devant elle. Les laveurs d’or rencontrésau passage étaient impitoyablement repoussés, à moins qu’ilsne consentissent à se mettre en règle.

Cette méthode obtint d’abord quelques succès. Certainsfurent contraints de payer à deniers comptants le droit d’ex-ploitation, et les limites du claim choisi par eux furent soigneu-sement indiquées. D’autres, par contre – et c’était la majorité –ne possédant pas la somme exigée pour la délivrance d’uneconcession, durent renoncer à leur entreprise. Le nombre desmineurs décrut sensiblement pour cette raison.

Mais bientôt la situation s’aggrava. Ceux qui n’avaient pu ob-tenir une concession tournaient pendant la nuit les troupescommandées par le Kaw-djer et revenaient s’établir en arrièresur le bord du Golden Creek, précisément à l’endroit d’où l’onvenait de les chasser. En même temps, le mal se répandaitcomme une marée montante. Excités par les trouvailles despremiers prospecteurs, une deuxième série d’Hosteliens en-traient en scène. D’après les nouvelles qui parvenaient au Kaw-djer, l’île entière était attaquée par la contagion. Le mal n’étaitplus localisé au Golden Creek, et d’innombrables chercheursd’or fouillaient les montagnes du centre et du Nord.

On s’était fait cette réflexion bien naturelle que les gise-ments aurifères ne devaient pas, selon toute vraisemblance, serencontrer exclusivement dans cette plaine marécageuse si-tuée à la base des Sentry Boxes. La présence de l’or sur l’îleHoste étant démontrée, tout portait à croire qu’on en trouve-rait également le long des autres cours d’eau dépendant dumême système orographique. On s’était donc mis en chasse detous côtés, de la pointe de la presqu’île Hardy et de l’extrémitéde la presqu’île Pasteur au Darwin Sound.

Quelques prospections ayant abouti à de petits succès, lafièvre générale en fut augmentée, et la fascination de l’or de-vint plus impérieuse encore. Ce fut une irrésistible folie qui, enquelques semaines, vida Libéria, les bourgades et les fermesde la plupart de leurs habitants. Hommes, femmes et enfantsallaient travailler sur les placers. Quelques-uns s’enrichissaienten découvrant une de ces poches où les pépites se sont accu-mulées sous l’action des pluies torrentielles. Mais l’espoirn’abandonnait pas ceux qui, pendant de longs jours, au prix demille fatigues, avaient travaillé en pure perte. Tous y

365

Page 366: Les Naufragés du Jonathan

courraient, de la capitale, des bourgades, des champs, des pê-cheries, des usines et des comptoirs du littoral. Cet or, il sem-blait doué d’un pouvoir magnétique, auquel la raison humainen’avait pas la force de résister. Bientôt, il ne resta plus à Libé-ria qu’une centaine de colons, les derniers à demeurer fidèles àleurs familles et à continuer leurs affaires bien éprouvées ce-pendant par un tel état de choses.

Quelque pénible, quelque désolant que soit cet aveu, il fautbien reconnaître que, seuls de tous les habitants de l’île Hoste,les Indiens qui s’y étaient fixés résistèrent à l’entraînement gé-néral. Seuls, ils ne s’abandonnèrent pas à ces furieuses convoi-tises. Que ceci soit à l’honneur de ces humbles Fuégiens, siplusieurs pêcheries, si plusieurs établissements agricoles nefurent pas entièrement délaissés, c’est que leur honnête natureles préserva de la contagion. D’ailleurs, ces pauvres gensn’avaient pas désappris d’écouter le Bienfaiteur, et la penséene leur venait pas de payer en ingratitude les innombrablesbienfaits qu’ils en avaient reçus.

Les choses allèrent plus loin encore. Le moment arriva où leséquipages des navires en rade commencèrent à suivre le fu-neste exemple qui leur était donné. Il y eut des désertions quise multiplièrent de jour en jour. Sans crier gare, les marinsabandonnaient leurs bâtiments et s’enfonçaient dansl’intérieur, grisés par l’affolant mirage de l’or. Les capitaines,effrayés par cet émiettement de leurs équipages, s’empres-sèrent les uns après les autres de quitter le Bourg-Neuf sansmême attendre la fin de leurs opérations de chargement ou dedéchargement. Nul doute qu’ils ne fissent connaître au dehorsle danger qu’ils avaient couru. L’île Hoste allait être mise nequarantaine par toutes les marines de la terre.

La contagion n’épargna même pas ceux dont le devoir étaitde la combattre. Ce corps organisé par le Kaw-djer pour la sur-veillance des côtes disparut aussitôt que formé. Des cinq centshommes qui le composaient, il n’y en eut pas vingt à rejoindrele poste qui leur était assigné. En même temps, la troupe qu’ilcommandait directement fondait comme un morceau de glaceau soleil. Il n’était pas de nuit que plusieurs fuyards ne missentà profit. En quinze jours, elle fut réduite, de trois centshommes, à moins de cinquante.

366

Page 367: Les Naufragés du Jonathan

En dépit de son indomptable énergie, le Kaw-djer fut alorsprofondément découragé. À lui qui, poussé par une irrésistiblepassion du bien, s’était rattaché à l’humanité après une silongue rupture, voici qu’elle se dévoilait cyniquement et mon-trait à nu tous ses défauts, toutes ses hontes, tous ses vices !Ce qu’il avait bâti avec tant de peine croulait en un instant, et,parce que le hasard avait fait jaillir quelques parcelles d’ord’un éclat de roche, les ruines allaient s’accumuler sur cettemalheureuse colonie.

Lutter, il ne le pouvait même plus. Les plus fidèles le quit-taient comme les autres. Ce n’est pas avec la poignéed’hommes dont il disposait encore, et qui l’abandonneraientpeut-être demain, qu’il ramènerait à la raison une multitudeégarée.

Le Kaw-djer revint à Libéria. Il n’y avait rien à faire. Commeun torrent dévastateur, le fléau s’était répandu à travers l’île etla ravageait tout entière. Il fallait attendre qu’il eût épuisé saviolence.

On put croire un instant que ce moment était arrivé. Vers lami-décembre, quinze jours après le retour du Kaw-djer au gou-vernement, quelques rares Libériens commencèrent à rega-gner la capitale. Les jours suivants, le mouvement s’accentua.Pour un colon qui se mettait tardivement en campagne, deuxrentraient et reprenaient, l’oreille basse, leurs occupationsantérieures.

Deux causes motivaient ces revirements. En premier lieu, lemétier de prospecteur était moins facile à exercer qu’on nel’avait supposé. Briser la roche à coups de pic ou laver dessables du matin au soir sont des besognes pénibles que l’espoird’un gain rapide permet seul de supporter. Or, il n’avait passuffi de se baisser pour ramasser des pépites, ainsi qu’on sel’était imaginé. Pour quelques-uns que leur heureuse étoileavait conduits sur une poche, on en comptait des centainesauxquels le métier de prospecteur, bien qu’infiniment plus durque leur travail habituel, avait rapporté beaucoup moins. Surla foi des racontars, on avait attribué aux gisements une ri-chesse incalculable. Il fallait en rabattre. Qu’il y eût de l’or surl’île Hoste, cela n’était pas contestable, mais on ne l’y ramas-sait pas à la pelle, comme on l’avait cru naïvement de prime

367

Page 368: Les Naufragés du Jonathan

abord. De là, pour certains colons, un découragement d’autantplus rapide que les illusions avaient été plus grandes.

D’autre part, le ralentissement des transactions commer-ciales et l’arrêt presque total des exploitations agricoles com-mençaient à produire leurs effets. Certes, on ne manquait en-core de rien. Mais le prix de tous les objets de première néces-sité avait énormément augmenté. Seuls pouvaient s’en rireceux à qui la chasse à l’or avait été profitable. Ce renchérisse-ment concourait, au contraire, à augmenter la misère desautres, pour qui la trouvaille de quelques pépites de valeurn’avait pas compensé la suppression des salaires habituels.

De là ces reculades, dont le nombre fut d’ailleurs restreint.Elles se limitèrent aux plus faibles et aux plus pauvres, et, enquelques jours, le mouvement s’arrêta.

Le Kaw-djer n’en éprouva pas de déception, parce qu’il nes’était jamais illusionné sur son ampleur. Loin de considérer lacrise comme près de s’apaiser, son regard clairvoyant décou-vrait de nouveaux dangers dans les ténèbres de l’avenir. Non,la crise n’était pas finie. Elle ne faisait que commencer, aucontraire. Jusqu’ici, on n’avait eu à compter qu’avec les Hoste-liens, mais il n’en serait pas toujours ainsi. De toutes lescontrées du monde, la redoutable race des chercheurs d’ors’abattrait inévitablement sur la malheureuse île, dès que ceux-ci connaîtraient l’existence du nouveau champ ouvert à leur in-satiable rapacité.

Ce fut le dix-sept janvier qu’en arriva au Bourg-Neuf le pre-mier convoi. Ils débarquèrent d’un steamer au nombre de deuxcents environ, deux cents hommes plus ou moins déguenillés,d’aspect solide, l’air résolu, brutal et farouche. Quelques-unsavaient de larges couteaux passés à la ceinture, mais de tous,sans exception, le pantalon, si minable qu’il fût, comportait unepoche spéciale que gonflait la crosse d’un revolver. Ils por-taient sur l’épaule un pic et un sac où étaient incluses leurs mi-sérables nippes, et sur leur hanche gauche, une gourde, unplat et une écuelle s’entrechoquaient avec un bruit de ferraille.

Le Kaw-djer les regarda tristement débarquer. Ces deuxcents aventuriers, c’était le premier tour de la chaîne dans la-quelle l’île Hoste allait être garrottée.

À partir de ce jour, les arrivées se succédèrent à intervallesrapprochés. Aussitôt débarqués, les chercheurs d’or, en gens

368

Page 369: Les Naufragés du Jonathan

ayant l’habitude des formalités à remplir, se rendaient directe-ment au gouvernement et s’enquéraient des prescriptions lé-gales en vigueur. Ils s’accordaient unanimement à les trouverexorbitantes. Remettant alors à régulariser leur situation, ils serépandaient par la ville. Le petit nombre de ses habitants et lesinformations qu’ils recueillaient habilement avaient tôt fait deles convaincre de la faiblesse de l’Administration hostelienne.C’est pourquoi ils se décidaient tous à passer outre à des loisque bravaient impunément les Hosteliens eux-mêmes, et, aprèsavoir erré un ou deux jours dans les rues désertes de Libéria,ils quittaient la ville et s’éloignaient sans autre formalité à larecherche d’un claim.

Mais l’hiver vint, et, au même instant que les travaux miniersétaient arrêtés, le flot des arrivants fut tari. Le 24 mars, le der-nier navire s’éloigna du Bourg-Neuf, où il avait débarqué soncontingent de prospecteurs. Plus de deux mille aventuriers fou-laient à ce moment le sol de l’île.

Ce navire emportait, à de nombreux exemplaires, un décretnotifié par le gouvernement de l’île Hoste à tous les États duglobe. Le Kaw-djer, qui avait assisté à l’invasion avec une dou-leur grandissante, faisait savoir urbi et orbi que, l’île Hosteayant une population surabondante, il serait mis obstacle, fût-ce par la force, au débarquement de tout nouvel étranger.

Cette mesure serait-elle efficace ? L’avenir le dirait, mais, enson for intérieur, le Kaw-djer en doutait. Trop puissante estl’attirance de l’or sur certaines natures pour que rien ait lepouvoir de les arrêter.

D’ailleurs, le mal était fait déjà. La révolte des Hosteliens quirejetaient toute discipline, l’inévitable misère à laquelle ilsétaient condamnés, l’invasion de cette tourbe d’aventuriers, deces gens de sac et de corde apportant avec eux tous les vicesde la terre, c’était un désastre.

À cela, que pouvait-on ? Rien. On ne pouvait que temporiseret attendre des jours meilleurs, s’il en devait jamais naître.Halg, Karroly, Hartlepool, Harry et Edward Rhodes, Dick, Ger-main Rivière et une trentaine d’autres étaient seuls contretous. C’étaient les derniers fidèles, le bataillon sacré groupéautour du Kaw-djer, qui assistait impuissant à la destruction deson œuvre.

369

Page 370: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 12L’île au pillage

Tel fut le premier acte du drame de l’or, qui devait, commeune pièce bien charpentée, en comporter trois, correctementséparés par les entractes des hivers.

Les déplorables événements qui avaient constitué la tramede ce premier acte eurent forcément une immédiate répercus-sion sur la vie jusque-là heureuse des Hosteliens. Un petitnombre d’entre eux avaient disparu. Qu’étaient-ils devenus ?On l’ignorait, mais tout portait à croire qu’ils avaient été vic-times de quelque rixe ou de quelque accident. Plusieurs fa-milles étaient donc en deuil d’un père, d’un fils, d’un frère oud’un mari.

D’autre part, le bien-être jadis si universellement répandusur l’île Hoste était grandement diminué. Rien ne manquait en-core, à vrai dire, de ce qui est essentiel ou seulement utile à lavie, mais tout avait atteint des prix triples et quadruples deceux pratiqués antérieurement.

Les pauvres eurent à souffrir de cet état de choses. Les ef-forts du Kaw-djer, qui s’ingéniait à leur procurer du travail,n’obtenaient que peu de succès. L’arrêt presque complet destransactions particulières incitait tout le monde à la prudence,et personne n’osait rien entreprendre. Quant aux travaux exé-cutés pour le compte de l’État, celui-ci, dont les caisses étaientvides, ne pouvait plus les continuer. Ironique conséquence dela découverte des mines, l’État manquait d’or depuis qu’on entrouvait dans le sol en abondance.

Où s’en serait-il procuré ? Si quelques rares Hostelienss’étaient résignés à payer leur concession, pas un n’avait ver-sé, sur son extraction, la redevance fixée par la loi, et la misère

370

Page 371: Les Naufragés du Jonathan

générale, en supprimant toute contribution des citoyens, avaittari la source où s’alimentait jusqu’alors la caisse publique.

Quant aux fonds personnels du Kaw-djer, quelques jours suf-firent à les épuiser. Il les avait largement entamés au cours del’été, afin que les travaux du cap Horn ne fussent pas interrom-pus, malgré les graves difficultés au milieu desquelles il se dé-battait. Ce n’est pas sans mal qu’il y était parvenu. Pas plusque les autres Hosteliens, la fièvre de l’or n’épargna les ou-vriers qu’on y employait. Les travaux subirent de ce chef un re-tard important. Au mois d’avril 1892, huit mois après le pre-mier coup de pioche, le gros œuvre arrivait à peine à la hau-teur d’un premier étage, alors que, selon les prévisions du dé-but, il eût dû être entièrement achevé.

Parmi la vingtaine d’Hosteliens, pour qui le métier de pros-pecteur avait eu des résultats favorables, figurait Kennedy,l’ancien matelot du Jonathan, transformé en nabab par un heu-reux coup de pic, et qui se faisait suffisamment remarquerpour que sa chance ne fût ignorée de personne.

Combien possédait-il ? Personne n’en savait rien, et pasmême lui, peut-être, car il n’est pas certain qu’il fût capable decompter, mais beaucoup en tout cas, à en juger par ses dé-penses. Il semait l’or à pleines mains. Non pas l’or monnayéayant cours légal dans tous les pays civilisés, mais le métal enpépites ou en paillettes dont il semblait abondamment pourvu.

Ses allures étaient ébouriffantes. Il pérorait avec autorité,tranchait du milliardaire, et annonçait à qui voulait l’entendreson intention de quitter prochainement une ville où il ne pou-vait se procurer l’existence convenant à sa fortune.

Pas plus que l’importance de cette fortune, personne n’enconnaissait exactement l’origine, et personne n’aurait pu direoù était situé le claim d’où elle avait été extraite. Quand on in-terrogeait Kennedy à cet égard, il prenait des airs de mystèreet rompait les chiens sans donner de réponse précise. Pour-tant, on l’avait rencontré au cours de l’été. Des Libériensl’avaient aperçu, non pas travaillant d’une manière quel-conque, mais en train de se promener les mains dans lespoches, tout simplement.

Ils n’avaient pu oublier cette rencontre, qui, pour plusieurs,avait coïncidé avec un grand malheur qui leur était arrivé. Peud’heures ou peu de jours après qu’ils avaient vu Kennedy, l’or

371

Page 372: Les Naufragés du Jonathan

arraché par eux à la terre en quantités parfois considérablesleur avait été volé sans qu’on découvrit le coupable. Quand lesvictimes se trouvèrent réunies, la régulière concordance desvols et de la présence de Kennedy à proximité des endroits oùils avaient été commis, les frappa nécessairement, et des soup-çons que n’étayait aucune preuve commencèrent à planer surl’ancien matelot.

Celui-ci ne s’en préoccupait guère, et se contentait de l’admi-ration des gogos, dont la race est universelle. Ceux de Libériase laissaient prendre à son verbiage, et son aplomb leur en im-posait. Bien que tout le monde connût Kennedy pour ce qu’ilvalait, quelques-uns lui accordaient malgré tout une certaineconsidération, il recrutait une clientèle et devenait une ma-nière de personnage.

Le Kaw-djer excédé se résolut à un acte d’autorité. Kennedyet ses pareils se riaient aussi par trop ouvertement des lois.Tant qu’il n’y avait pas eu moyen de faire autrement, on avaitsubi leur révolte. On devait la réprimer, du moment qu’on enpossédait le pouvoir. Or, tous les colons, chassés par l’hiver,étaient de nouveau groupés, et la plupart, n’ayant pas eu à selouer de leur campagne de prospection, avaient été trop heu-reux de reprendre leurs fonctions régulières. La milice notam-ment était reconstituée, et les hommes qui la composaientsemblaient, pour l’instant tout au moins, animés du meilleuresprit.

Un matin, sans que rien eût averti les intéressés du coup quiles menaçait, la police envahit le domicile de ceux des Libé-riens qui faisaient plus spécialement étalage de leurs ri-chesses, et sous la direction d’Hartlepool, on y pratiqua desperquisitions en règle. De l’or qui fut trouvé en leur posses-sion, on confisqua impitoyablement le quart, et, sur le surplus,on préleva encore les deux cents pesos ou piastres argentinesauxquelles le Kaw-djer avait tarifé les concessions.

Kennedy ne se vantait pas à tort. C’est en effet chez lui quefut faite la moisson la plus abondante. La valeur de l’or qu’on ydécouvrit n’était pas inférieure à cent soixante-quinze millefrancs en monnaie française. C’est aussi chez lui qu’on se heur-ta à la plus vive résistance. Pendant que l’on procédait à la vi-site de son domicile, on dut tenir en respect l’ancien matelot,qui écumait de rage et hurlait de furieuses imprécations.

372

Page 373: Les Naufragés du Jonathan

« Tas de voleurs ! criait-il, en montrant le poing à Hartlepool.– Parle toujours, mon garçon, répondit celui-ci, tout en conti-

nuant sa perquisition sans s’émouvoir autrement.– Vous me le paierez ! menaça Kennedy que le sang-froid de

son ancien chef exaspérait plus encore.– Eh ! Eh ! il me semble que c’est toi qui paies, pour l’instant,

railla impitoyablement Hartlepool.– On se reverra !– Quand tu voudras. Le plus tard possible à mon goût.– Voleur !… cria Kennedy au paroxysme de la colère.– Tu te trompes, répliqua Hartlepool d’un ton bonhomme, et

la preuve en est que, sur tes cinquante-trois kilos d’or, je neprends que treize kilos deux cent cinquante grammes exacte-ment, soit le quart, plus la valeur des deux cents piastres quetu sais. Il va de soi que, pour ton argent…

– Misérable !…– Tu as droit à une concession en règle.– Brigand !…– Tu n’as qu’à nous dire où est ton claim.– Bandit !…– Tu ne veux pas ?…– Canaille !…– À ton aise, mon garçon ! » conclut Hartlepool en mettant

fin à cette scène.Tout compte fait, les perquisitions rapportèrent au trésor

près de trente-sept kilos d’or, représentant en monnaie fran-çaise une valeur d’environ cent vingt-deux mille francs. Enéchange, des concessions régulières furent délivrées. SeulKennedy n’eut même pas cet avantage, en raison de son obsti-nation à ne pas désigner l’emplacement du claim où il avait faitune si belle récolte.

La somme ainsi recueillie fut placée dans la caisse de l’État.Quand, au printemps, les relations seraient reprises avec lereste du monde, on l’échangerait contre des espèces ayantcours. En attendant, le Kaw-djer, ayant largement publié le ré-sultat des perquisitions, créa pour une somme égale du papier-monnaie auquel on accorda toute confiance, ce qui lui permitde soulager bien des misères.

L’hiver s’écoula vaille que vaille, et l’on atteignit le prin-temps. Aussitôt, les mêmes causes produisirent les mêmes

373

Page 374: Les Naufragés du Jonathan

effets. Comme l’année précédente, Libéria fut désertée. La le-çon n’était pas suffisante. On se ruait à la conquête de l’or,avec plus de frénésie encore peut-être, comme ces joueurs auxtrois quarts ruinés qui jettent sur le tapis leurs derniers sousdans l’espoir absurde de se refaire.

Kennedy fut un des premiers à partir. Ayant mis bien à l’abril’or qui lui restait, il disparut un matin, en route sans doutevers le claim mystérieux dont il s’était obstiné à ne pas révélerl’emplacement. Ceux qui s’étaient promis de le suivre en furentpour leurs frais.

La milice elle-même, cette garde si dévouée et si fidèle tantqu’avait duré la mauvaise saison, fondit de nouveau avec laneige, et, réduit au seul secours de ses amis les plus proches,le Kaw-djer dut assister en spectateur au second acte dudrame.

Les scènes, toutefois, s’en déroulèrent plus rapidement quecelles du premier. Moins de huit jours après leur départ,quelques Libériens commencèrent déjà à revenir, puis les re-tours se succédèrent selon une progression accélérée. La mi-lice se reconstitua pour la deuxième fois. Les hommes repre-naient en silence le poste qu’ils avaient abandonné, sans que leKaw-djer leur fît aucune observation. Ce n’était pas le momentde se montrer sévère.

Tous les renseignements concordaient à établir que la situa-tion se modifiait d’une manière identique dans l’intérieur. Lesfermes, les usines, les comptoirs se repeuplaient. Le mouve-ment était général comme la cause qui le motivait.

Les chercheurs d’or avaient trouvé, en effet, une situationtout autre que celle de l’année précédente. Alors, ils étaiententre Hosteliens. Maintenant, l’élément étranger était entré enscène et il fallait compter avec lui. Et quels étrangers ! Le re-but de l’humanité. Des êtres frustes, demi-brutes, habitués à ladure et ne craignant ni la souffrance ni la mort, impitoyablespour eux-mêmes et pour autrui. Il fallait se battre, pour la pos-session des claims, contre ces hommes avides qui s’étaient as-suré les meilleures places dès le début de la saison. Après unelutte plus ou moins longue selon les caractères, la plupart desHosteliens y avaient renoncé.

Il était temps que ce renfort arrivât. L’invasion commencée àla fin de l’été précédent avait déjà repris d’une manière

374

Page 375: Les Naufragés du Jonathan

beaucoup plus intense. Chaque semaine, deux ou trois stea-mers amenaient leur cargaison de prospecteurs étrangers. LeKaw-djer avait vainement tenté de s’opposer à leur débarque-ment. Les aventuriers passant outre à une interdiction que laforce n’appuyait pas, débarquaient malgré lui et sillonnaientLibéria de leurs bandes bruyantes avant de se mettre en routepour les placers.

Les navires affectés au transport des chercheurs d’or étaientpresque les seuls qu’on aperçût au port du Bourg-Neuf. Quefussent venus faire les autres, en effet ? Les affaires étaientcomplètement arrêtées. Ils n’eussent pas trouvé à charger. Lesstocks de bois de construction et de fourrures avaient été épui-sés dès la première semaine. Quant au bétail, aux céréales etaux conserves, le Kaw-djer s’était énergiquement opposé à leurexportation qui eût réduit la population à toutes les horreursde la famine.

Dès que le Kaw-djer put disposer de deux cents hommes, lesenvahisseurs de l’île eurent la partie moins belle. Lorsque deuxcents baïonnettes appuyèrent les arrêtés du gouverneur, cesarrêtés devinrent du coup respectables et furent respectés.Après avoir essayé vainement d’en faire fléchir la rigueur, lessteamers durent reprendre le large avec la détestable cargai-son qu’ils avaient apportée.

Mais, ainsi qu’on ne tarda pas à le savoir, leur retraite n’étaitqu’une ruse. Obligés de céder devant la force, les navires s’éle-vaient le long de la côte orientale ou occidentale de l’île, et,profitant de l’abri d’une crique, ils débarquaient leur charge-ment humain en pleine campagne, à l’aide de leurs embarca-tions. Les brigades volantes que l’on créa pour la surveillancedu littoral ne servirent à rien. Elles furent débordées. Ceux quivoulaient mettre pied sur l’île réussissaient toujours à y atter-rir, et le flot des aventuriers ne cessa de grossir.

Le désordre atteignait au comble dans l’intérieur. Cen’étaient qu’orgies et plaisirs crapuleux, coupés de disputes,voire de batailles sanglantes au revolver ou au couteau.Comme les cadavres attirent les hyènes et les vautours desconfins de l’horizon, ces milliers d’aventuriers avaient attirétoute une population plus dégradée encore. Ceux qui compo-saient cette seconde série d’immigrés ne songeaient pas à tri-mer à la recherche de l’or. Leurs mines, leurs claims, c’étaient

375

Page 376: Les Naufragés du Jonathan

les chasseurs d’or eux-mêmes, d’une exploitation infinimentplus aisée. Sur tous les points de l’île, à l’exception de Libériaoù l’on n’eût pas osé braver si ouvertement le Kaw-djer, les ca-barets et les tripots pullulaient. On y trouvait jusqu’à desmusic-halls de bas étage, élevés en pleine campagne à l’aide dequelques planches, où de malheureuses femmes charmaient lesmineurs ivres de leurs voix éraillées et de leurs grossiers re-frains. Dans ces tripots, dans ces music-halls, dans ces caba-rets, l’alcool, ce générateur de toutes les hontes, ruisselait etcoulait à pleins bords.

En dépit de si grandes tristesses, le Kaw-djer ne perdait pascourage. Ferme à son poste, contre autour duquel on se réuni-rait quand, la tourmente passée, il s’agirait de reconstruire, ils’ingéniait à reconquérir la confiance des Hosteliens, qui, len-tement, mais sûrement, revenaient à la raison. Rien ne sem-blait avoir de prise sur lui, et, volontairement aveugle aux dé-fections, il continuait imperturbablement son métier de gouver-neur. Il n’avait même pas négligé la construction du phare quilui tenait si fort à cœur. Par son ordre, Dick fit, au cours del’été, un voyage d’inspection à l’île Horn. Malgré tout, les tra-vaux, assurément ralentis, n’avaient pas été arrêtés un seuljour. À la fin de l’été, le gros œuvre serait terminé et les ma-chines seraient en place. Un mois suffirait alors pour mener àbien le montage.

Vers le 15 décembre la moitié des Hosteliens étaient rentrésdans le devoir, tandis que s’exaspérait encore l’infernal sabbatde l’intérieur. Ce fut à cette époque que le Kaw-djer reçut unevisite inattendue dont les conséquences devaient être des plusheureuses. Deux hommes, un Anglais et un Français, arrivéspar le même bateau, se présentèrent ensemble au gouverne-ment. Immédiatement admis près du Kaw-djer, ils déclinèrentleurs noms, Maurice Reynaud, pour le Français, AlexanderSmith, pour l’Anglais, et, sans paroles superflues, firentconnaître qu’ils désiraient obtenir une concession.

Le Kaw-djer sourit amèrement.« Permettez-moi de vous demander, Messieurs, dit-il, si vous

êtes au courant de ce qui se passe en ce moment sur l’îleHoste ?

– Oui, répondit le Français.

376

Page 377: Les Naufragés du Jonathan

– Mais nous préférons tout de même être en règle », acheval’Anglais.

Le Kaw-djer considéra plus attentivement ses interlocuteurs.De races différentes, ils avaient entre eux quelque chose decommun : cet air de famille des hommes d’action. Tous deuxétaient jeunes, trente ans à peine. Ils avaient les épauleslarges, le sang à fleur de peau. Leur front, que découvraientdes cheveux taillés en brosse, dénotait l’intelligence, et leurmenton saillant une énergie qui eût confiné à la dureté si le re-gard très droit de leurs yeux bleus ne l’avait adouci.

Pour la première fois, le Kaw-djer avait devant lui des cher-cheurs d’or sympathiques.

« Ah ! vous savez cela, dit-il. Vous ne faites qu’arriver, jecrois, cependant.

– C’est-à-dire que nous revenons, expliqua Maurice Reynaud.L’année dernière, nous avons déjà passé quelques jours ici.Nous n’en sommes repartis qu’après avoir prospecté et recon-nu l’emplacement que nous désirons exploiter.

– Ensemble ? demanda le Kaw-djer.– Ensemble », répondit Alexander Smith.Le Kaw-djer reprit, avec une expression de regret qui n’était

pas feinte :« Puisque vous êtes si bien renseignés, vous devez également

savoir que je ne puis vous donner satisfaction, la loi que vousdésirez respecter réservant toute concession aux citoyenshosteliens.

– Pour les claims, objecta Maurice Reynaud.– Eh bien ? interrogea le Kaw-djer.– Il s’agit d’une mine, expliqua Alexander Smith. La loi est

muette sur ce point.– En effet, reconnut le Kaw-djer, mais une mine est une

lourde entreprise, qui exige d’importants capitaux…– Nous les possédons, interrompit Alexander Smith. Nous ne

sommes partis que pour nous les procurer.– Et c’est chose faite, dit Maurice Reynaud. Nous représen-

tons ici la Franco-English Gold Mining Company, dont mon ca-marade Smith est l’ingénieur en chef, et dont je suis le direc-teur, société constituée à Londres le 10 septembre dernier, aucapital de quarante mille livres sterling, sur lesquelles moitiéreprésentent notre apport, et vingt mille livres le working-

377

Page 378: Les Naufragés du Jonathan

capital. Si nous traitons, comme je n’en doute pas, le steamerqui nous a amenés emportera nos commandes. Avant huitjours, les travaux seront commencés, dans un mois nous au-rons les premières machines, et dès l’année prochaine notreoutillage sera au complet. »

Le Kaw-djer très intéressé par l’offre qui lui était faite, réflé-chissait à la manière dont il devait l’accueillir. Il y avait dupour et du contre. Ces jeunes gens lui plaisaient. Il était en-chanté de leur caractère décidé et de leur aspect de saine fran-chise. Mais permettre à une société franco-anglaise de s’im-planter dans l’île Hoste et de s’y créer des intérêts considé-rables, n’était-ce pas ouvrir la porte à de futures complicationsinternationales ? La France et l’Angleterre, sous prétexte desoutenir leurs nationaux, n’auraient-elles pas un jour la tenta-tion de s’ingérer dans l’administration intérieure de l’île ? LeKaw-djer, en fin de compte, se résolut à donner une réponse af-firmative. La proposition était trop sérieuse pour être rejetée,et, puisque la maladie de l’or était désormais inévitable, mieuxvalait, au lieu de la laisser éparse à travers tout le territoire, lalocaliser dans quelques foyers faciles à surveiller, en divisantau besoin tous les gisements entre un petit nombre de sociétésimportantes.

« J’accepte, dit-il. Toutefois, puisqu’il s’agit de travaux enprofondeur, j’estime que les conditions prévues pour desconcessions de claims doivent être modifiées.

– Comme il vous plaira, répondit Maurice Reynaud.– Il y a lieu de fixer un prix à l’hectare.– Soit !– Cent piastres argentines par exemple.– C’est entendu.– Quelle serait l’étendue de votre concession ?– Cent hectares.– Ce serait donc dix mille piastres.– Les voici, dit Maurice Reynaud en libellant rapidement un

chèque.– Par contre, reprit le Kaw-djer, on pourrait, en raison des

frais qui seront plus élevés que pour une exploitation de sur-face, abaisser le taux de notre participation à votre extraction.Je vous propose vingt pour cent.

– Nous acceptons, déclara Alexander Smith.

378

Page 379: Les Naufragés du Jonathan

– Nous sommes donc d’accord ?– Sur tous les points.– Il est de mon devoir de vous prévenir, ajouta le Kaw-djer,

que, pendant un certain temps tout au moins, l’État hostelienest dans l’impossibilité de vous garantir la libre disposition dela concession qu’il vous accorde et de protéger efficacementvos personnes. »

Les deux jeunes gens sourirent avec assurance.« Nous saurons nous protéger nous-mêmes », répondit tran-

quillement Maurice Reynaud.La concession signée, le titre en fut remis aux deux amis, qui

prirent aussitôt congé. Trois heures plus tard, ils avaient quittéLibéria, en route pour l’extrémité occidentale de la chaîne mé-diane de l’île, où se trouvait leur concession.

Loin de s’apaiser, l’anarchie de l’intérieur ne fit que s’ac-croître à mesure que l’été s’avançait. L’exagération s’en mê-lant, les imaginations se montant dans l’Ancien et dans le Nou-veau Monde, on y regardait l’île Hoste comme une poche extra-ordinaire, comme une île en or. Aussi les prospecteursaffluaient-ils. Repoussés du port, ils filtraient par toutes lesbaies de la côte. Dans les derniers jours de janvier, le Kaw-djer, s’en référant aux renseignements qui lui arrivaient de di-vers côtés, ne put évaluer à moins de vingt mille le nombre desétrangers entassés sur quelques points où ils finiraient pars’entre-dévorer. Que n’avait-on pas à redouter de ces forcenésdéjà en lutte sanglante pour la possession des claims, lorsquela famine les jetterait les uns sur les autres !

Ce fut vers cette époque que le désordre atteignit son maxi-mum. Dans cette foule sans frein, il se déroula de véritablesscènes de sauvagerie dont plusieurs Hosteliens furent les vic-times. Dès que la nouvelle lui en parvint, le Kaw-djer se renditcourageusement aux placers et se lança au milieu de cettetourbe. Tous ses efforts furent inutiles, et son interventionfaillit même tourner très mal pour lui. On le repoussa, on lemenaça, et peu s’en fallut qu’elle ne lui coûtât la vie.

Elle eut par contre un résultat auquel il était loin de s’at-tendre. La foule hétérogène des aventuriers comprenait desgens, non seulement de toutes les races du monde, mais ausside toutes les conditions. Semblables dans leur déchéance ac-tuelle, ils étaient au contraire fort différents par leurs origines.

379

Page 380: Les Naufragés du Jonathan

Si la plupart sortaient du ruisseau et de ces repaires où seterrent entre deux crimes les bandits des grandes villes,quelques-uns étaient nés dans de plus hautes sphères sociales.Plusieurs, même, portaient des noms connus et avaient possé-dé une fortune considérable, avant de rouler dans l’abîme, rui-nés, déshonorés, avilis par la débauche et par l’alcool.

Certains de ces derniers, on ne sut jamais lesquels, recon-nurent le Kaw-djer, comme l’avait autrefois reconnu le com-mandant du Ribarto, mais avec plus d’assurance que le capi-taine chilien qui s’en référait uniquement à une photographiedéjà ancienne. Eux, au contraire, ils avaient vu le Kaw-djer enchair et en os au cours de leurs pérégrinations à travers lemonde, et, quelle que fût la longueur du temps écoulé, ils nepouvaient s’y tromper, car celui-ci occupait alors une situationtrop en évidence pour que ses traits ne se fussent pas gravésdans leur mémoire. Son nom courut aussitôt de bouche enbouche.

C’était un illustre nom qu’on lui attribuait, et disons-le toutde suite, on le lui attribuait justement.

Descendant de la famille régnante d’un puissant empire duNord, voué par sa naissance à commander en maître, le Kaw-djer avait grandi sur les marches d’un trône. Mais le sort, quise complaît parfois à ces ironies, avait donné à ce fils des Cé-sars l’âme d’un Saint-Vincent de Paul anarchiste. Dès qu’il eutl’âge d’homme, sa situation privilégiée fut pour lui une source,non de bonheur, mais de souffrance. Les misères dont il étaitentouré l’obscurcirent à ses yeux. Ces misères, il s’efforçad’abord de les soulager. Il dut reconnaître bientôt qu’une telleentreprise excédait son pouvoir. Ni sa fortune, bien qu’elle fûtimmense, ni la durée de sa vie n’eussent suffi à atténuer seule-ment la cent-millionième partie du malheur humain. Pours’étourdir, pour endormir la douleur que lui causait le senti-ment de son impuissance, il se jeta dans la Science, commed’autres se seraient jetés dans le plaisir. Mais, devenu méde-cin, ingénieur, sociologue de haute valeur, son savoir ne luidonna pas davantage le moyen d’assurer à tous l’égalité dansle bonheur. De déception en déception, il perdit peu à peu sonclair jugement. Prenant l’effet pour la cause, au lieu de consi-dérer les hommes comme des victimes luttant en aveugles àtravers les siècles contre la matière impitoyable, et faisant,

380

Page 381: Les Naufragés du Jonathan

après tout, de leur mieux, il en vint à rendre responsables deleur malheur les diverses formes d’association auxquelles lescollectivités se sont résignées, faute d’en connaître demeilleures. La haine profonde qu’il en conçut contre toutes cesinstitutions, toutes ces organisations sociales qui, d’après lui,créaient la pérennité du mal, lui rendit impossible de continuerà subir leurs lois détestées.

Pour s’en affranchir, il ne vit pas d’autre moyen que de se re-trancher volontairement des vivants. Sans prévenir personne,il était donc parti un beau jour, abandonnant son rang et sesbiens, et il avait parcouru le monde jusqu’au moment où s’étaitrencontrée une région, la seule peut-être, où régnât une indé-pendance absolue. C’est ainsi qu’il avait échoué en Magellanie,où, depuis six ans, il prodiguait sans mesure aux plus déshéri-tés des humains, lorsque l’accord chilo-argentin, puis le nau-frage du Jonathan étaient venus troubler son existence.

Ces disparitions princières, causées par des motifs, sinonidentiques, du moins analogues à ceux qui avaient déterminé leKaw-djer, ne sont pas absolument rares. Tout le monde a dansla mémoire le nom de plusieurs de ces princes, d’autant pluscélèbres – tant leur renoncement a semblé prodigieux ! – qu’ilsont avec plus de passion cherché à s’effacer. Il en est qui ontembrassé une profession active et l’ont exercée comme le com-mun des mortels. D’autres se sont confinés dans l’obscuritéd’une vie bourgeoise. Un autre de ces grands seigneurs reve-nus des vanités d’ici-bas s’est consacré à la Science et a pro-duit de nombreux et magnifiques ouvrages qui sont universel-lement admirés. Du Kaw-djer, qui avait fait de l’altruisme lepôle et la raison d’être de sa vie, la part n’était pas assurémentla moins belle.

Une seule fois, au moment où il avait pris le gouvernementde la colonie, il avait consenti à se souvenir de sa grandeurpassée. Il connaissait assez l’esprit des lois humaines pour sa-voir quelles conséquences avait eues son départ. Si elles s’oc-cupent assez peu des personnes, ces lois sont fort attentives àla conservation des biens qu’elles protègent avec sollicitude.C’est pourquoi, alors même qu’on l’aurait profondément ou-blié, il n’y avait pas lieu de douter que sa fortune n’eût étéscrupuleusement respectée. Une partie de cette fortune pou-vant être alors d’un puissant secours, il avait passé outre à ses

381

Page 382: Les Naufragés du Jonathan

répugnances en dévoilant sa véritable personnalité à HarryRhodes, et celui-ci, muni de ses instructions, était parti à la re-cherche de cet or que l’île Hoste rendait maintenant avec unesi déplorable abondance.

L’effet produit sur les Hosteliens et sur les aventuriers par ladivulgation du nom du Kaw-djer fut diamétralement opposé. Niles uns ni les autres ne virent juste, d’ailleurs, et par tous le cô-té sublime de ce grand caractère fut également méconnu.

Les prospecteurs étrangers, vieux routiers qui avaient par-couru la Terre en tous sens et s’étaient trop frottés à tous lesmondes pour être épatés, comme on dit, par les distinctions so-ciales, détestèrent plus encore celui qu’ils considéraientcomme leur ennemi. Pas étonnant qu’il inventât des lois sidures aux pauvres gens. C’était un aristocrate. Cela expliquaittout à leurs yeux.

Les Hosteliens, au contraire, ne restèrent pas insensibles à lagloire d’être gouvernés par un chef de si haut lignage. Leur va-nité en fut agréablement flattée, et l’autorité du Kaw-djer enbénéficia.

Celui-ci était revenu à Libéria désespéré, écœuré des abomi-nations qu’il avait constatées, à ce point que, dans son entou-rage, on se prit à envisager l’éventualité d’un abandon de l’îleHoste. Toutefois, avant d’en arriver à cette extrémité, HarryRhodes agita la question de recourir au Chili. Peut-êtreconvenait-il de tenter cette suprême chance de salut.

« Le gouvernement chilien ne nous abandonnera pas, fit-ilobserver. Il est de son intérêt que la colonie retrouve satranquillité.

– Un appel à l’étranger ! s’écria le Kaw-djer.– Il suffirait, reprit Harry Rhodes, qu’un des navires de

Punta-Arenas vînt croiser en vue de l’île. Il n’en faudrait pasplus pour mettre ces misérables à la raison.

– Que Karroly parte pour Punta-Arenas, dit Hartlepool, etavant quinze jours…

– Non, interrompit le Kaw-djer d’un ton sans réplique. Dût lanation hostelienne périr, jamais une pareille démarche ne serafaite de mon consentement. Mais, d’ailleurs, tout n’est pas per-du encore. Avec du courage, nous nous sauverons, commenous nous sommes faits, nous-mêmes ? »

382

Page 383: Les Naufragés du Jonathan

Devant une volonté si nettement exprimée, il n’y avait qu’às’incliner.

Quelques jours plus tard, comme pour justifier cette énergieque rien ne pouvait abattre, un courant de réaction beaucoupplus important que les précédents se dessina parmi les Hoste-liens. C’est qu’aussi la situation devenait impossible sur lesplacers. En compétition avec des aventuriers sans scrupule,qui considéraient un coup de couteau comme un très naturelargument de discussion, la partie pour eux était trop inégale.Ils renonçaient donc à la lutte, et venaient se réfugier prèsd’un chef à qui ils n’étaient pas loin d’attribuer un pouvoir sanslimites, depuis qu’ils en connaissaient le véritable nom. Enquelques jours, tant à Libéria que dans le reste de l’île, tout lemonde eut repris sa situation antérieure.

Parmi ceux qui revenaient, on eût vainement cherché Kenne-dy, demeuré sur les placers avec les aventuriers ses pareils. Demauvais bruits continuaient à courir sur l’ancien matelot.Comme l’année précédente, personne ne l’avait vu laver niprospecter pour son compte, et sa présence avait encore coïn-cidé à plusieurs reprises avec des vols, et même, par deux fois,avec des assassinats ayant le vol pour mobile. De ces racontarsà une accusation franche, il n’y avait qu’un pas.

Ce pas, on ne pouvait, pour l’instant tout au moins, espérerle franchir. Dans ce pays troublé, toute enquête eût été impos-sible. Que les bruits fussent fondés ou non, il fallait renoncer àles tirer au clair.

La nature du Kaw-djer était trop haute pour connaître la ran-cune. Mais, quand bien même il en eût été capable, l’aspectdes colons eût suffi à la dissiper. Ils revenaient déchus, dansun état de misère et d’épuisement lamentables. Dans cette po-pulation nomade, qui avait ramassé les germes morbides detous les ciels, et qui grouillait sur les placers, presque sansabri, exposée aux intempéries d’un climat souvent orageux enété, respirant l’air des marécages dont elle remuait les bouesmalsaines, la maladie s’était déchaînée avec rage. Les Libé-riens regagnaient leur ville, amaigris, tremblants de fièvre, et,durant un long mois, le Dr Arvidson ne suffisant pas à la tâche,le Kaw-djer fut plutôt médecin que gouverneur.

Malgré tout, cependant un grand espoir le transportait. Cettefois, il avait conscience que son peuple lui était rendu. Il le

383

Page 384: Les Naufragés du Jonathan

sentait vibrant dans sa main, accablé de ses fautes et frémis-sant du désir de se les faire pardonner. Encore un peu de pa-tience, et il disposerait de la force nécessaire pour luttercontre le cancer immonde qui s’était attaqué à son œuvre.

Vers la fin de l’été, l’île Hoste était en fait divisée en deuxzones bien distinctes. Dans l’une, la plus grande, cinq milleHosteliens, hommes, femmes et enfants, revenus à leur vie nor-male et reprenant peu à peu leurs occupations régulières. Dansl’autre, sur quelques espaces étroits autour des terrains auri-fères, vingt mille aventuriers, prêts à tout, et dont l’impunitéaccroissait l’audace. Ils osaient maintenant venir à Libéria ettraitaient la ville en pays conquis. Ils parcouraient insolem-ment les rues, la tête haute, en faisant résonner leurs talons, ets’appropriaient sans scrupule où ils le trouvaient ce qui était àleur convenance. Si l’intéressé protestait, ils répondaient pardes coups.

Mais le jour vint enfin où le Kaw-djer, se sentant assez fortpour entamer la lutte, se résolut à faire un exemple. Ce jour-là,les chercheurs d’or qui s’aventurèrent dans Libéria furent ap-préhendés et incarcérés, sans autre forme de procès, dansl’unique steamer qui se trouvât alors au Bourg-Neuf, et que leKaw-djer affréta dans ce but. L’opération fut renouvelée lesjours suivants, si bien que, le 15 mars, au moment où le stea-mer appareilla, il emportait plus de cinq cents de ces passa-gers involontaires solidement bouclés à fond de cale.

Ces expulsions sommaires eurent leur écho dans l’intérieuret y déchaînèrent de furieuses colères. D’après les nouvellesqu’on en recevait, toute la région aurifère était en fermenta-tion, et on devait s’attendre à une révolte générale. Déjà, il n’yavait plus de sécurité dans aucune partie de l’île. Signes pré-monitoires des crimes collectifs, les crimes individuels se mul-tipliaient. Des fermes étaient pillées, des têtes de bétail enle-vées. Coup sur coup, à vingt kilomètres de Libéria, trois assas-sinats furent commis. Puis on apprit que les prospecteursétrangers se concertaient, qu’ils tenaient des meetings, que,devant des milliers d’auditeurs, des discours d’une incroyableviolence étaient prononcés. Les orateurs ne parlaient de rienmoins que de marcher sur la capitale et de la détruire de fonden comble. Or, pour les esprits clairvoyants, cela était peu dechose encore. Bientôt les vivres allaient manquer. Quand la

384

Page 385: Les Naufragés du Jonathan

faim tenaillerait les entrailles de cette populace en délire, sarage serait décuplée. Il fallait s’attendre au pire…

Soudain tout s’apaisa. L’hiver était revenu, glaçant l’âme tu-multueuse des hommes. Et, du ciel gris, tout ouaté de neige,l’avalanche implacable des flocons tombait, comme un rideau,sur le deuxième acte du drame.

385

Page 386: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 13Une « journée »

Non seulement l’égarement des Hosteliens avait presque en-tièrement supprimé la production de l’île, mais encore une po-pulation quintuplée devait vivre sur les stocks à peu près épui-sés. Aussi la misère fut-elle atroce pendant l’hiver de 1893. Lescinq mois qu’il dura, le Kaw-djer accomplit une tâche formi-dable. Il lui fallut résoudre au jour le jour des difficultés sanscesse renaissantes, venir au secours des affamés, soigner lesinnombrables malades, être, en un mot, partout à la fois. Enconstatant cette indomptable énergie et ce dévouement inalté-rable, les Libériens furent frappés d’admiration et écrasés deremords. Voilà comment se vengeait celui qui avait renoncé, onle savait maintenant, à une si merveilleuse existence pour par-tager leur vie de misère, et qu’ils avaient pourtant si lâchementrenié !

Malgré tous les efforts du Kaw-djer, c’est à grand-peinequ’on put se procurer le strict nécessaire à Libéria. Que devait-ce être dans les campagnes ? Que devait-ce être surtout auxplacers, où s’entassaient des milliers d’hommes qui n’avaientsûrement pris aucune mesure pour combattre un climat dontils ignoraient les rigueurs ?

Il était trop tard pour réparer leur imprévoyance. Ils étaientbloqués par les neiges et ne pouvaient plus compter que surles ressources de leurs alentours les plus proches. Ces res-sources, tant de bouches affamées les auraient épuisées enquelques jours.

Ainsi qu’on l’apprit plus tard, quelques-uns réussirent cepen-dant à vaincre tous les obstacles et s’avancèrent parfois fortloin à travers l’île. Entre eux et plusieurs fermiers, il y eut desbatailles sanglantes. La férocité humaine dépassait celle de la

386

Page 387: Les Naufragés du Jonathan

nature. L’hiver avait diminué, mais non tari le flot de sang quirougissait la terre.

Toutefois, peu nombreux furent ceux qui bravèrent à la fois,dans ces incursions audacieuses, l’hostilité des hommes etcelle des choses. Comment vécurent les autres ? Tout ce qu’onen devait jamais savoir, c’est que beaucoup étaient morts defroid et de faim. Quant à la manière dont leurs compagnonsplus heureux avaient assuré leur existence, cela demeura tou-jours un mystère.

Mais le Kaw-djer n’avait pas besoin de connaître les chosesdans le détail pour concevoir de quelles tortures ces misé-rables étaient la proie. Il devinait leur désespoir et comprenaitque ce désespoir se changerait en fureur aux premiers rayonsdu printemps. C’est alors que le danger deviendrait réellementmenaçant. Les routes rendues libres par la fonte des neiges,cette populace affamée se répandrait de tous côtés et mettraitl’île au saccage…

Deux jours après le dégel, on apprit, en effet, que la conces-sion de la Franco-English Gold Mining Company, que diri-geaient le Français Maurice Reynaud et l’Anglais AlexanderSmith, avait été attaquée par une bande de forcenés. Mais, ain-si qu’ils l’avaient dit au Kaw-djer, les deux jeunes gens avaientsu se défendre eux-mêmes. Réunissant leurs ouvriers, aunombre déjà de plusieurs centaines, ils avaient repoussé les as-saillants, non sans leur infliger des pertes sérieuses.

Quelques jours après, on reçut la nouvelle d’une série decrimes commis dans la région du Nord. Des fermes avaient étépillées, et les propriétaires chassés de chez eux, ou même par-fois assommés purement et simplement. Si on laissait faire cesbandits, il ne leur faudrait pas un mois pour dévaster l’île en-tière. Il était temps d’agir.

La situation était infiniment meilleure que celle de l’annéeprécédente. Si le printemps avait déterminé de violents remousdans la foule éparse des aventuriers, il n’avait eu aucune in-fluence sur la manière d’être des Hosteliens. Cette fois, la le-çon était suffisante. À l’exception de la centaine d’égarés quis’étaient obstinés à demeurer aux placers et qui sans douteavaient péri à l’heure actuelle, la population de Libéria n’avaitpas diminué d’une unité. Personne n’avait eu la pensée d’enta-mer une troisième campagne de prospection. Pour quelques

387

Page 388: Les Naufragés du Jonathan

rares colons servis par un hasard favorable, la plupart étaientrevenus ruinés, leur santé compromise, leur avenir à jamaisperdu. Et encore, des modestes fortunes récoltées sur les pla-cers, la plus grande part avait été dissipée, ainsi que cela ar-rive fatalement, dans les cabarets, dans les tripots de basétage, où les détonations des revolvers se mêlaient aux hurle-ments des joueurs. Tous se rendaient compte de leur folie etnul n’avait envie de recommencer l’expérience.

Le Kaw-djer disposait donc de la milice au complet. Millehommes enrégimentés, disciplinés, obéissant à des chefs re-connus, c’est une force sérieuse, et, bien que les adversairesfussent vingt fois plus nombreux, il ne doutait pas de lesmettre à la raison. Quelques jours de patience, afin de laisseraux routes détrempées par la fonte des neiges le temps de sé-cher un peu, et des colonnes sillonneraient l’île, la balayeraientde bout en bout des aventuriers qui l’infestaient…

Ceux-ci le devancèrent. Ce furent eux qui provoquèrent latragédie rapide et terrible qui décida du sort de l’île.

Le 3 novembre, alors que les chemins étaient encore trans-formés en marécages, des Hosteliens de la campagne, accou-rus au galop de leurs chevaux, avertirent le Kaw-djer qu’unecolonne, forte d’un millier de chercheurs d’or, marchait contrela ville. Les intentions de ces hommes, on les ignorait, maiselles ne devaient pas être pacifiques, à en juger par leur atti-tude et par leurs cris menaçants.

Le Kaw-djer prit ses mesures en conséquence. Par son ordre,la milice fut rassemblée devant le gouvernement et barra lesrues qui débouchaient sur la place. Puis on attendit lesévénements.

La colonne annoncée atteignit vers la fin du jour Libéria, oùl’écho de ses chants et de ses cris l’avait précédée. Les pros-pecteurs, qui croyaient surprendre, eurent au contraire la sur-prise de se heurter à la milice hostelienne rangée en bataille,et leur élan en fut brisé. Ils s’arrêtèrent interdits. Au lieu d’agirà l’improviste, comme tel était leur projet, voilà qu’ils étaientobligés de parlementer !

D’abord, ils discutèrent entre eux à grand renfort de gesteset de cris, puis ceux qui se trouvaient en tête firent connaître àHartlepool qu’ils désiraient parler au gouverneur. Leur requête

388

Page 389: Les Naufragés du Jonathan

transmise de proche en proche obtint un accueil favorable. LeKaw-djer consentait à recevoir dix délégués.

Ces dix délégués, il fallut les désigner, ce qui motiva une re-crudescence de discussions et de clameurs. Enfin ils se présen-tèrent devant le front de la milice qui ouvrit ses rangs pour leslaisser passer. Le mouvement, sur un bref commandementd’Hartlepool, fut exécuté avec une perfection remarquable. Devieux soldats n’eussent pas mieux fait. Les délégués des pros-pecteurs en furent impressionnés. Ils le furent plus encore,quand, sur un nouveau commandement de son chef, la milice,manœuvrant avec une égale sûreté, referma ses rangs derrièreeux.

Le Kaw-djer se tenait debout au centre de la place, dans l’es-pace restant libre en arrière des troupes. Tandis que les délé-gués se dirigeaient vers lui, on put les contempler à loisir. Vusde près, leur aspect n’était pas rassurant. Grands, les épauleslarges, ils paraissaient robustes, bien que les privations de l’hi-ver les eussent amaigris. Pour la plupart vêtus de cuir dont uneépaisse couche de crasse uniformisait la couleur première, ilsavaient des chevelures hirsutes et des barbes touffues qui fai-saient ressembler leurs visages à des mufles de fauves. Au fondde leurs orbites caves luisaient des yeux de loups, et ils ser-raient les poings en marchant.

Le Kaw-djer demeura immobile, sans avancer d’un pas au-de-vant d’eux, et, quand ils furent arrivés près de lui, il attendittranquillement qu’ils lui fissent connaître le but de leurdémarche.

Mais les délégués des prospecteurs ne se pressaient pas deparler. Ils s’étaient découverts instinctivement en abordant leKaw-djer, et, rangés en demi-cercle autour de lui, ils se dandi-naient gauchement d’une jambe sur l’autre. Leur apparence fa-rouche était trompeuse. Ils semblaient, au contraire, assez pe-tits garçons et fort embarrassés de leur personne, en se voyantisolés de leurs camarades, dans la solitude de cette vasteplace, devant cet homme qui les dominait de la tête, à l’atti-tude grave et froide, et dont la majesté leur en imposait.

Enfin, leur trouble s’atténua, ils retrouvèrent leur langue etl’un d’eux prit la parole.

« Gouverneur, dit-il, nous venons au nom de noscamarades… »

389

Page 390: Les Naufragés du Jonathan

L’orateur, intimidé, s’interrompit. Le Kaw-djer ne fit rienpour l’aider à renouer le fil de son discours. Le prospecteurreprit :

« Nos camarades nous ont envoyés… »Nouvel arrêt de l’orateur et pareil mutisme du Kaw-djer.« Enfin, nous sommes leurs délégués, quoi ! expliqua un

autre aventurier impatient de ces hésitations.– Je sais, dit le Kaw-djer froidement. Après ? »Les délégués furent interloqués. Eux qui pensaient faire

trembler !… Voilà comment on les redoutait !… Il y eut encoreun silence. Puis un troisième prospecteur, remarquable parl’ampleur de sa barbe inculte, réunit tout son courage et entradans le vif de la question.

« Après ?… Il y a, après, que nous avons à nous plaindre. Voi-là ce qu’il y a, après.

– De quoi ?– De tout. Nous ne pouvons pas nous en tirer, tant on nous

montre ici de mauvais vouloir. »Quelque sérieuse que fût la situation, le Kaw-djer ne put

s’empêcher d’être intérieurement égayé par la plaisante ironied’une telle récrimination dans la bouche d’un des envahisseursde l’île Hoste.

« Est-ce tout ? demanda-t-il.– Non, répondit le troisième prospecteur, qui possédait déci-

dément la langue la mieux pendue. On voudrait aussi, nousautres, que les claims ne soient pas à qui veut les prendre. Ilfaut se battre pour les avoir. Les gentlemen – l’aventurier, unAméricain de l’Ouest, employa ce mot le plus sérieusement dumonde – préféreraient des concessions, comme ça se fait par-tout… Ce serait plus… officiel, ajouta-t-il après un moment deréflexion avec une conviction divertissante.

– Est-ce tout ? répéta le Kaw-djer.– Savoir !… répondit le prospecteur à la grande barbe. Mais,

avant de passer à autre chose, les gentlemen voudraient uneréponse au sujet des concessions.

– Non, dit le Kaw-djer.– Non ?…– La réponse est : non », précisa le Kaw-djer.Les délégués relevèrent la tête avec ensemble. Des lueurs

mauvaises commencèrent à passer dans leurs yeux.

390

Page 391: Les Naufragés du Jonathan

« Pourquoi ? demanda l’un de ceux qui n’avaient pas encoreparlé. Il faut une raison aux gentlemen. »

Le Kaw-djer garda le silence. Vraiment ! ils étaient osés delui demander ses raisons. Ne les connaissait-on pas ? La loi,que personne n’avait respectée, ne fixait-elle pas un prix pourla délivrance des concessions ? Bien plus ! cette loi connue detous ne réservait-elle pas ces concessions aux Hosteliens, etn’interdisait-elle pas à ces gens qui l’avaient audacieusementbravée le territoire hostelien ?

« Pourquoi ? » répéta le prospecteur en constatant que saquestion restait sans effet.

Puis, la seconde interrogation n’ayant pas plus de succès quela première, il y répondit lui-même.

« La loi ?… dit-il. Eh ! on la connaît, la loi… Mais on n’a qu’ànous naturaliser… La terre est à tout le monde, et noussommes des hommes comme les autres, peut-être ! »

Jadis, le Kaw-djer ne se fût pas exprimé différemment. Maisses idées étaient bien changées maintenant, et il ne compre-nait plus ce langage. Non, la terre n’est pas à tout le monde.Elle appartient à ceux qui la défrichent, la cultivent, à ceuxdont le travail opiniâtre la transforme en mère nourricière etoblige le sol à tisser le tapis doré des moissons.

« Et puis, reprit le prospecteur barbu, si on parle de loi, ilfaudrait voir d’abord à la respecter, la loi. Quand ceux qui lafabriquent s’en moquent, qu’est-ce que feront les autres, je ledemande ? On est le 3 novembre. Pourquoi qu’il n’y a pas eud’élection le 1er, puisque le gouvernement a fini son temps ? »

Cette remarque inattendue surprit le Kaw-djer. Qui avait purenseigner aussi bien ce mineur ? Kennedy, sans doute, qu’onn’avait pas revu à Libéria. L’observation était juste, au surplus.La période qu’il avait fixée quand il s’était volontairement sou-mis aux suffrages des électeurs était expirée, en effet, et, auxtermes de la loi autrefois promulguée par lui-même, on auraitdû procéder deux jours plus tôt à une nouvelle élection. S’ils’en était dispensé, c’est qu’il n’avait pas jugé opportun decompliquer encore une situation déjà si troublée, pour respec-ter une simple formalité, le renouvellement de son mandatétant absolument certain. Mais, d’ailleurs, en quoi celaregardait-il des gens qui n’étaient ni éligibles, ni électeurs ?

391

Page 392: Les Naufragés du Jonathan

Cependant, le chercheur d’or, enhardi par le calme du Kaw-djer, continuait sur un ton plus assuré :

« Les gentlemen réclament cette élection, et ils veulent queleurs voix comptent. Leurs voix valent celles des autres, pasvrai ? Pourquoi qu’il y en aurait cinq mille qui feraient la loi àvingt ? Ça n’est pas juste… »

L’aventurier fit une pause et attendit inutilement la réponsedu Kaw-djer. Embarrassé par ce silence persistant, et désireuxde faire comprendre que sa mission était terminée, il conclut :

« Et voilà !– Est-ce tout ? interrogea pour la troisième fois le Kaw-djer.– Oui… répondit le délégué. C’est tout, sans être tout… Enfin,

c’est tout pour le moment. »Le Kaw-djer, regardant bien en face les dix hommes attentifs,

déclara d’un ton froid :« Voici ma réponse : « Vous êtes ici malgré nous. Je vous

donne vingt-quatre heures pour vous soumettre tous sanscondition. Passé ce délai, j’aviserai. »

Il fit un signe. Hartlepool et une vingtaine d’hommesaccoururent.

« Hartlepool, dit-il, veuillez reconduire ces Messieurs horsdes rangs. »

Les délégués étaient stupéfaits. Quelque assurés qu’ilsfussent de leur force, ce calme glacial les déconcertait. Enca-drés par les Hosteliens, ils s’éloignèrent docilement.

Par exemple, quand ils furent réunis à ceux qu’ils dési-gnaient sous le nom générique de « gentlemen », le ton chan-gea. Tandis qu’ils rendaient compte de leur mission, leurcolère, jusque-là dominée, éclata sans contrainte, et, pour ex-primer leur indignation, ils trouvèrent une quantité suffisantede paroles irritées et de jurons sonores.

Cette éloquence spéciale eut de l’écho dans la foule, et bien-tôt un concert de vociférations apprit au Kaw-djer qu’onconnaissait sa réponse. Cette agitation fut longue à se calmer.La nuit la diminua sans l’apaiser entièrement. Jusqu’au matin,l’ombre fut pleine de cris furieux. Si on ne voyait plus les mi-neurs, on les entendait. Évidemment ils s’entêtaient dans leurentreprise et campaient en plein air.

La milice fit comme eux. Se relayant par quarts, elle veillatoute la nuit, l’arme au pied.

392

Page 393: Les Naufragés du Jonathan

La colonne ne s’était pas retirée, en effet. À l’aube, les ruesapparurent noires de monde. Bon nombre de prospecteurs, las-sés par cette nuit d’attente, s’étaient couchés sur le sol. Maistous furent debout au premier rayon du jour, et le vacarme dela veille reprit de plus belle.

Dans les rues dont ils occupaient la chaussée, les maisonsétaient soigneusement closes. Personne ne se risquait au de-hors. Si, d’un premier étage, un Hostelien plus curieux risquaitun coup d’œil par l’entre-bâillement des volets, un ouragan dehuées l’obligeait aussitôt à les refermer en hâte.

Le début de la matinée fut relativement calme. Les aventu-riers ne semblaient pas être d’accord sur ce qu’il convenait defaire et discutaient avec animation. À mesure que le tempss’écoulait, leur nombre augmentait. Autant qu’on en pouvait ju-ger, il s’élevait maintenant à quatre ou cinq mille. Des émis-saires envoyés pendant la nuit avaient battu le rappel dans lacampagne et ramené du renfort. Les prospecteurs de la régiondu Golden Creek avaient eu le temps d’arriver, mais non pasceux qui travaillaient dans les montagnes du centre ou à lapointe du Nord-Ouest, et dont le voyage, en admettant qu’ilsdussent venir, exigerait un ou plusieurs jours selon leuréloignement.

Leurs compagnons qui avaient déjà envahi la ville eussent sa-gement fait de les attendre. Quand ils seraient dix ou quinzemille, la situation déjà si grave de Libéria deviendrait presquedésespérée.

Mais ces cerveaux brûlés, incapables de résister à la violencede leurs passions, n’avaient jamais la patience d’attendre. Plusla matinée s’avança, plus leur agitation grandit. Sous le coupde fouet de la fatigue et des excitations répétées des orateursen plein vent, la foule s’énervait à vue d’œil.

Vers onze heures, un élan général la jeta tout à coup sur lamilice hostelienne. Celle-ci se hérissa immédiatement de baïon-nettes. Les assaillants reculèrent précipitamment, s’efforçantde vaincre la poussée de ceux qui se trouvaient en queue. Afind’éviter des malheurs involontaires, le Kaw-djer fit reculer satroupe, qui se replia en bon ordre et alla prendre position de-vant le gouvernement. Les rues aboutissant à la place furentainsi dégagées. Les mineurs, se trompant sur le sens de ce

393

Page 394: Les Naufragés du Jonathan

mouvement, poussèrent une assourdissante clameur devictoire.

L’espace rendu libre par la retraite de la milice hosteliennefut en un instant rempli d’une foule grouillante. Cette foule netarda pas à reconnaître son erreur. Non, elle n’était pas victo-rieuse encore. La milice intacte lui barrait toujours le passage.Si les mille hommes dont elle était formée, modelant leur atti-tude sur celle de leur chef, gardaient, impassibles, l’arme aupied, ils n’en disposaient pas moins de la foudre. Leurs millefusils, des carabines américaines, que beaucoup de prospec-teurs connaissaient bien, auxquelles un magasin assure une ré-serve de sept cartouches, étaient capables de tirer en moinsd’une minute leurs sept mille coups, qui seraient, dans ce cas,tirés à bout portant. Il y avait là de quoi faire réfléchir les plusbraves.

Mais les aventuriers n’étaient plus dans un état d’esprit leurpermettant la réflexion. Ils s’excitaient, se grisaient les uns lesautres. Leur grand nombre leur donnant confiance, ils ces-sèrent de craindre cette troupe dont l’immobilité leur parut dela faiblesse. Le moment vint où ce qui leur restait de raison futdéfinitivement aboli.

Le spectacle était tragique. À la périphérie de la place, unefoule hurlante et débraillée, criant de ses milliers de bouchesdes mots que personne n’entendait, tendant ses milliers depoings en des gestes de menace. À trente mètres d’elle, lui fai-sant face, la milice hostelienne rangée en bon ordre le long dela façade du gouvernement, ses hommes conservant une immo-bilité de statue. Derrière la milice, le Kaw-djer, seul, deboutsur le dernier degré du perron qui donnait accès au gouverne-ment, contemplant d’un air soucieux ce tableau mouvementé,et cherchant un moyen de dénouer pacifiquement une situationdont il comprenant toute la gravité.

Il était une heure de l’après-midi quand des injures directescommencèrent à partir de la foule enfiévrée. Les Hosteliens,contenus par leur chef, n’y répondirent pas.

Au premier rang de leurs insulteurs, ils pouvaient voir une fi-gure de connaissance. Les révoltés avaient poussé en avantKennedy, dont les conseils insidieux n’étaient pas sans avoircontribué à les engager dans cette aventure. C’est par lui qu’ilsconnaissaient la loi relative aux élections, c’est lui qui leur

394

Page 395: Les Naufragés du Jonathan

avait suggéré de réclamer la qualité de citoyens et d’électeurs,en leur affirmant que le Kaw-djer, abandonné de tout le monde,n’aurait pas la force de leur résister. La réalité se montrait dif-férente. Ils se heurtaient à mille fusils, et il semblait juste quecelui qui les avait menés là fût exposé aux coups.

L’ancien matelot, qui avait voulu se venger, était le mauvaismarchand de cette affaire. Il n’avait plus sa jactance de nabab.Pâle, tremblant, il n’en menait pas large, comme on ditfamilièrement.

La foule perdant de plus en plus la tête, les injures ne suf-firent bientôt plus à satisfaire sa colère grandissante, et il fal-lut passer aux actes. Des volées de pierres commencèrent às’abattre sur la milice impassible. Les choses prenaient décidé-ment une mauvaise tournure.

Pendant une heure, cette pluie meurtrière tomba. Plusieurshommes furent blessés et deux d’entre eux durent quitter lerang. Une pierre atteignit au front le Kaw-djer lui-même. Ilchancela, mais se redressant d’un énergique effort, il essuyapaisiblement le sang qui rougissait son visage et reprit son atti-tude d’observateur.

Après une heure de cet exercice qui ne pouvait mener à rien,les assaillants parurent se lasser. Les projectiles devinrentmoins nombreux, et on sentait qu’ils allaient cesser de pleu-voir, quand une énorme clameur jaillit tout à coup de la foule.Qu’était-il arrivé ? Le Kaw-djer se haussant sur la pointe despieds, s’efforça vainement de voir dans les rues avoisinantes. Ilne put y réussir. Au loin, les remous de la foule semblaient plusviolents, voilà tout, sans qu’il fût possible d’en discerner lacause.

On ne devait pas tarder à la connaître. Quelques minutesplus tard, trois prospecteurs taillés en hercule, s’ouvrant unpassage à coups de coude, venaient se placer en avant de leurscompagnons, comme s’ils eussent voulu montrer qu’ils seriaient des balles. Ils ne les craignaient plus, en effet, car ilsportaient devant eux, en guise de boucliers, des otages qui lesprotégeaient contre elles.

Les assaillants avaient eu une idée diabolique. Ayant enfoncéla porte d’une maison, ils s’étaient emparés de ses habitants,deux jeunes femmes, deux sœurs, qui y vivaient seules avec unpetit enfant, le mari de l’une d’elles étant mort au cours de

395

Page 396: Les Naufragés du Jonathan

l’hiver précédent. Deux mineurs avaient saisi les femmes, unautre l’enfant, et, chacun avec son fardeau, ils bravaient main-tenant le Kaw-djer et sa milice. Qui oserait tirer, alors les pre-miers coups seraient pour ces créatures innocentes ?

Les deux femmes, terrorisées, s’abandonnaient sans résis-tance. Quant au bébé, qu’une sorte de brute gigantesque tenaità bout de bras comme pour l’offrir en holocauste, il riait.

Cela dépassait en horreur tout ce que le Kaw-djer eût été ca-pable d’imaginer. L’atroce aventure fit trembler cet homme sifort. Il eut peur. Il pâlit.

C’était l’heure pourtant des décisions promptes. Il fallaitprendre d’urgence une résolution. Déjà les mineurs, poussantdes vociférations furieuses, avaient fait un pas.

Leur affolement était tel qu’il leur fut impossible d’attendred’en arriver au corps à corps, dans lequel la supériorité dunombre leur eût assuré la victoire. Ils étaient à vingt mètres dela milice figée dans son attitude de marbre, quand des détona-tions éclatèrent. Les revolvers faisaient parler la poudre. UnHostelien tomba.

L’hésitation n’était plus de mise. Dans moins d’une minuteon serait débordé, et toute la population de Libéria, hommes,femmes et enfants, serait massacrée sans recours.

« En joue !… » commanda le Kaw-djer qui devint plus pâleencore.

La milice obéit avec la précision d’un exercice d’entraîne-ment. Ensemble, les crosses se haussèrent aux épaules, et lescanons se dirigèrent menaçants, vers la foule.

Mais celle-ci était désormais trop affolée pour que la craintepût l’arrêter. De nouveaux coups de revolvers résonnèrent.Trois autres miliciens furent atteints. Ivre, déchaînée, la foulen’était plus qu’à dix pas. « Feu ! » commanda le Kaw-djer d’unevoix rauque. Par leur calme héroïque au milieu de cette longuetourmente, ses hommes venaient de le payer en une fois detout ce qu’il avait fait pour eux. On était quitte. Mais, s’ilsavaient puisé dans la reconnaissance et dans l’affection qu’illeur inspirait la force de se conduire en soldats, ils n’étaientpas des soldats après tout. Dès qu’ils eurent pressé la gâ-chette, l’affolement les gagna à leur tour. Ils ne tirèrent pas uncoup, ils les tirèrent tous. Ce fut le roulement de tonnerre. En

396

Page 397: Les Naufragés du Jonathan

trois secondes, les carabines crachèrent leurs sept mille balles.Puis, un silence énorme tomba…

Les hommes de la milice regardaient, hébétés. Au loin, desfuyards disparaissaient. Devant eux, il n’y avait plus personne.La place était déserte.

Déserte ?… Oui, sauf cet amoncellement, cette montagne decadavres d’où ruisselait un torrent de sang ! Combien y enavait-il ?… Mille ?… Quinze cents ?… Davantage ?… On nesavait.

Au bas de ce tas hideux, à côté de Kennedy, mort, les deuxjeunes femmes étaient tombées. L’une une balle dans l’épaule,était morte ou évanouie. L’autre se releva sans blessure et cou-rut, affolée, frappée d’épouvante. L’enfant était là, lui aussi,parmi les morts, dans le sang. Mais – c’était un miracle ! – iln’avait rien, et, fort amusé par ce jeu inconnu, il continuait àrire de tout son cœur…

Le Kaw-djer, en proie à une effroyable douleur, avait cachéson visage entre ses mains pour fuir l’horrible spectacle. Uninstant, il demeura prostré, puis, lentement, il redressa la tête.

D’un même mouvement, les Hosteliens se tournèrent vers luiet le regardèrent en silence.

Lui n’eut pas un regard pour eux. Immobile, il contemplait lesinistre charnier, et, sur la face ravagée, vieillie de dix ans, degrosses larmes coulaient goutte à goutte.

Le Kaw-djer, désespérément, pleurait.

397

Page 398: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 14L’abdication

Le Kaw-djer pleurait…Combien poignantes les larmes d’un tel homme ! Avec quelle

éloquence, elles criaient sa douleur !Il avait commandé : « Feu ! », lui ! Par son ordre, les balles

avaient tracé leurs sillons rouges ! Oui, les hommes l’avaientréduit à cela, et, par leur faute, il était désormais pareil auxplus odieux de ces tyrans qu’il avait haïs d’une haine si fa-rouche, puisqu’il sombrait comme eux dans le meurtre, dans lesang !

Bien plus, il fallait en répandre encore. L’œuvre n’étaitqu’ébauchée. Il restait à la parfaire. En dépit de toutes les ap-parences contraires, là était le devoir certain.

Ce devoir, le Kaw-djer le regarda courageusement en face.Son abattement fut de courte durée, et bientôt il reconquittoute son énergie. Laissant aux vieillards et aux femmes le soind’ensevelir les morts et de relever les blessés, il se lança sansretard à la poursuite des fuyards. Ceux-ci, frappés de terreur,ne songeaient plus à opposer la moindre résistance. De jour etde nuit, on les chassa comme du bétail.

À plusieurs reprises, les forces hosteliennes se heurtèrent àdes bandes venant trop tard à la rescousse. Celles-ci furent dis-persées sans difficulté l’une après l’autre et successivement re-jetées vers le Nord.

L’île fut sillonnée en tous sens. On en trouvait le sol parsemédes restes de ceux des prospecteurs que la faim avait pousséshors de leurs tanières et qui avaient péri dans la neige aucours de l’hiver précédent. Longtemps, le froid avait conservéleurs dépouilles. Elles se liquéfiaient au dégel, et cette bouehumaine se mêlait à celle de la terre. En trois semaines, les

398

Page 399: Les Naufragés du Jonathan

aventuriers, au nombre de près de dix-huit mille, furent refou-lés dans la presqu’île Dumas dont le Kaw-djer occupa l’isthme.

À la milice s’étaient joints trois cents hommes fournis par laFranco-English Gold Mining Company, qui apportèrent un se-cours efficace aux défenseurs du bon ordre. Malgré ce renfort,la situation demeurait inquiétante. Si les prospecteurs avaientété déprimés tout d’abord par la nouvelle du carnage de leurscompagnons, et si on les avait ensuite aisément vaincus en dé-tail, il pouvait ne plus en être ainsi, maintenant qu’ils se sen-taient les coudes et qu’il leur était loisible de se concerter. Or,leur supériorité numérique était si grande qu’il y avait lieu decraindre un retour offensif de leur part.

L’intervention de la Société franco-anglaise para à ce dan-ger. Désireux de s’assurer la main-d’œuvre qui leur était né-cessaire, ses deux directeurs, Maurice Reynaud et AlexanderSmith, proposèrent au Kaw-djer de procéder à une sélectionparmi les aventuriers et de choisir, après sévère enquête, unmillier d’hommes qui seraient autorisés à rester sur l’île Hoste.Ces hommes, la Gold Mining Company les emploierait sous saresponsabilité, étant bien entendu qu’ils seraient impitoyable-ment expulsés à la première incartade.

Le Kaw-djer accueillit favorablement ces ouvertures qui luifournissaient un moyen de diviser les forces de l’adversaire.Sans hésiter, Maurice Reynaud et Alexander Smith, faisant ain-si preuve d’un courage assurément plus grand que celui dudompteur qui entre dans la cage de ses fauves, s’engagèrentalors sur la presqu’île Dumas, où pullulait la foule des prospec-teurs révoltés. Huit jours plus tard, on les vit revenir à la têtede mille hommes triés soigneusement entre tous.

Cet exploit changea la face des choses. Les mille hommesque perdaient les insurgés, les Hosteliens les gagnaient, touten conservant l’avantage de leur discipline et de leur arme-ment supérieur. Le Kaw-djer franchit à son tour l’isthme dont ilconfia la garde à Hartlepool. Il rencontra dans la presqu’îlemoins de résistance qu’il ne le redoutait. Les mineurs n’avaientpas eu le temps encore de reprendre possession d’eux-mêmes.On réussit à les diviser, et chaque fraction fut successivementcontrainte de s’embarquer sur des navires expédiés du Bourg-Neuf, qui croisaient dans ce but en vue de la côte. En quelquesjours l’opération fut terminée. Exception faite de ceux dont

399

Page 400: Les Naufragés du Jonathan

répondaient Maurice Reynaud et Alexander Smith, et quiétaient d’ailleurs en trop petit nombre pour constituer un sé-rieux danger, le sol de l’île était purgé du dernier des aventu-riers qui l’avaient infestée.

Dans quel état lamentable ne la laissaient-ils pas ! La terren’avait pas été cultivée, et la prochaine récolte était perduecomme l’avait été la précédente. Abandonnés à eux-mêmesdans les pâturages, beaucoup d’animaux avaient péri. On reve-nait en somme à plusieurs années en arrière, et, de même quedans les premiers temps de leur indépendance, la famine me-naçait les colons de l’île Hoste.

Le Kaw-djer voyait nettement ce danger, mais il n’excédaitpas son courage. L’important était de ne pas perdre de temps.Il le comprit, et agit, dans ce but, en dictateur, quelque pénibleque ce rôle lui parût.

Comme autrefois, il fallut d’abord grouper toutes les res-sources de l’île, afin de les répartir suivant les besoins dechaque famille. Cela ne se fit pas sans provoquer desmurmures.

Mais cette mesure s’imposait et on passa outre aux protesta-tions des récalcitrants.

Elle ne devait avoir, d’ailleurs, qu’une durée éphémère. Tan-dis qu’on procédait au récolement des réserves, des achatsétaient effectués dans l’Amérique du Sud, tant pour le comptede l’État que pour celui des particuliers. Un mois plus tard, ondébarquait au Bourg-Neuf les premières cargaisons, et la situa-tion commençait dès lors à s’améliorer rapidement.

Grâce à ce bienfaisant despotisme, Libéria et son faubourgne tardèrent pas à recouvrer leur animation d’autrefois. Leport reçut même, au cours de l’été, des navires en plus grandnombre que jamais. Par une heureuse chance, la pêche de labaleine s’annonça particulièrement fructueuse, cette année-là.Bâtiments américains et norvégiens affluèrent au Bourg-Neuf,et la préparation de l’huile occupa une centaine d’Hosteliensavec des salaires très rémunérateurs. En même temps, une im-pulsion nouvelle était donnée aux scieries et aux usines deconserves, et le nombre de louvetiers doubla pour la chassedes loups-marins. Plusieurs centaines de Pêcherais, ne pouvantaccommoder leurs habitudes nomades aux sévérités de l’admi-nistration argentine, quittèrent la Terre de Feu, traversèrent le

400

Page 401: Les Naufragés du Jonathan

canal du Beagle et transportèrent leurs campements sur le lit-toral de l’île Hoste où ils se fixèrent définitivement.

Vers le 15 décembre, les plaies de la colonie étaient, sinonguéries, du moins pansées. Certes, elle avait souffert un pro-fond dommage qui ne serait pas réparé avant plusieurs années,mais déjà il n’en subsistait aucune trace extérieure. Le peupleétait retourné à ses occupations coutumières, et la vie normaleavait repris son cours.

L’État hostelien fit à cette époque l’acquisition d’un steamerde six cents tonneaux qui reçut le nom de Yacana. Ce steamerpermettrait l’établissement d’un service régulier avec les bour-gades du littoral et les divers établissements et comptoirs del’archipel. Il servirait en outre à assurer les communicationsavec le cap Horn dont le phare venait enfin d’être achevé.

Dans les derniers jours de l’année 1893, le Kaw-djer en avaitreçu la nouvelle. Tout était terminé : le logement des gardiens,le magasin de réserve, le pylône de métal haut d’une vingtainede mètres, le bâtiment et le montage des dynamos, auxquellesun ingénieux dispositif imaginé par Dick transmettait l’énergiedes vagues et des marées. Le fonctionnement de ces machinesserait ainsi assuré, sans combustible d’aucune sorte. Pourrendre ce fonctionnement éternel, il suffirait de procéder auxréparations nécessaires et d’être bien pourvu de pièces derechange.

L’inauguration, que le Kaw-djer résolut d’entourer d’une cer-taine solennité, fut fixée au 15 janvier 1894. Ce jour-là, le Yaca-na emporterait à l’île Horn deux ou trois cents Hosteliens, de-vant lesquels jaillirait le premier rayon du phare. Après les tris-tesses qu’il venait de traverser, le Kaw-djer se faisait une fêtede cette inauguration qui réaliserait un de ses rêves, si long-temps caressé.

Tel était le programme, et personne n’imaginait que rien pûten entraver l’exécution, quand, soudainement, brutalement, lesévénements le modifièrent d’étrange façon.

Le 10 janvier, cinq jours avant la date choisie, un vaisseau deguerre entra dans le port du Bourg-Neuf. À son mât d’artimonflottait le pavillon chilien. De l’une des fenêtres du gouverne-ment, le Kaw-djer, qui avait aperçu ce navire entrer dans leport, le suivit, à l’aide d’une longue-vue, dans ses diversesmanœuvres d’atterrissage, puis il crut distinguer à son bord

401

Page 402: Les Naufragés du Jonathan

comme un remue-ménage, dont la distance l’empêchait de re-connaître la nature.

Il était depuis une heure absorbé dans cette contemplation,quand on vint le prévenir qu’un homme, hors d’haleine, arrivaitdu Bourg-Neuf et demandait à lui parler sur-le-champ de lapart de Karroly.

« Qu’y a-t-il ? interrogea le Kaw-djer, lorsque cet homme futintroduit.

– Un bâtiment chilien vient d’entrer au Bourg-Neuf, ditl’homme essoufflé par sa course rapide.

– Je l’ai vu. Ensuite ?– C’est un navire de guerre.– Je le sais.– Il s’est affourché sur deux ancres au milieu du port, et,

avec ses canots, il débarque des soldats.– Des soldats !… s’écria le Kaw-djer.– Oui, des soldats chiliens… en armes… Cent… deux cents…

trois cents… Karroly ne s’est pas amusé à les compter… Il apréféré m’envoyer pour vous mettre au courant. »

L’incident en valait la peine et justifiait amplement l’émotionde Karroly. Depuis quand des soldats armés pénètrent-ils entemps de paix sur un territoire étranger ? Le fait que ces sol-dats fussent chiliens ne laissait pas que de rassurer le Kaw-djer. Selon toute probabilité, on n’avait rien à craindre du paysauquel l’île Hoste devait son indépendance. Le débarquementde ces soldats n’en était pas moins anormal, et la prudencevoulait que l’on prît, à tout hasard, les précautions nécessaires.

« Ils viennent !… » s’écria l’homme tout à coup, en montrantdu doigt, par la fenêtre ouverte, la direction du Bourg-Neuf.

Sur la route, un groupe nombreux s’avançait, en effet, que leKaw-djer évalua d’un coup d’œil. L’Hostelien avait exagéréquelque peu. Il s’agissait bien d’une troupe de soldats, car lesfusils étincelaient au soleil, mais leur nombre atteignait centcinquante tout au plus.

Le Kaw-djer, stupéfait, donna rapidement une série d’ordresclairs et précis. Des émissaires partirent de tous côtés. Celafait, il attendit tranquillement.

En un quart d’heure, la troupe chilienne, suivie des yeux parles Hosteliens étonnés, arrivait sur la place et prenait positiondevant le gouvernement. Un officier en grande tenue, qui

402

Page 403: Les Naufragés du Jonathan

devait être d’un grade élevé, à en juger par les dorures dont ilétait chamarré, s’en détacha, heurta du pommeau de son sabrela porte qui s’ouvrit aussitôt, et demanda à parler augouverneur.

Il fut conduit dans la pièce où se tenait le Kaw-djer, et dont laporte se referma silencieusement derrière lui. Une minute plustard, un sourd grondement indiqua que les portes extérieuresétaient fermées à leur tour. Sans qu’il s’en doutât, l’officier chi-lien était virtuellement prisonnier.

Mais celui-ci ne semblait éprouver aucun souci de sa situa-tion personnelle. Il s’était arrêté à quelques pas du seuil, lamain à son bicorne emplumé, les yeux fixés sur le Kaw-djer qui,debout entre les deux fenêtres, gardait une complèteimmobilité.

Ce fut le Kaw-djer qui prit la parole le premier.« M’expliquerez-vous, monsieur, dit-il d’une voix brève, ce

que signifie ce débarquement d’une force armée sur l’îleHoste ? Nous ne sommes pas en guerre avec le Chili, que jesache ? »

L’officier chilien tendit une large enveloppe au Kaw-djer.« Monsieur le gouverneur, répondit-il, permettez-moi de vous

présenter tout d’abord la lettre par laquelle mon gouverne-ment m’accrédite auprès de vous. »

Le Kaw-djer rompit les cachets et lut attentivement, sans querien dans l’expression de son visage trahît les sentiments quesa lecture pouvait lui faire éprouver.

« Monsieur, dit-il avec calme lorsqu’elle fut achevée, le gou-vernement chilien, ainsi que vous le savez sans doute, vous metpar cette lettre à ma disposition en vue du rétablissement del’ordre à l’île Hoste. »

L’officier s’inclina silencieusement en signe d’assentiment.« Le gouvernement chilien, monsieur, a été mal renseigné,

continua le Kaw-djer. Comme tous les pays du monde, l’îleHoste a connu, il est vrai, des périodes troublées. Mais ses ha-bitants ont su rétablir eux-mêmes l’ordre qui est actuellementparfait. »

L’officier, qui paraissait embarrassé, ne répondit pas.« Dans ces conditions, reprit le Kaw-djer, tout en étant re-

connaissant à la République du Chili de ses intentions

403

Page 404: Les Naufragés du Jonathan

bienveillantes, je crois devoir décliner ses offres et vous prie debien vouloir considérer votre mission comme terminée. »

L’officier semblait de plus en plus embarrassé.« Vos paroles, monsieur le gouverneur, seront fidèlement

transmises à mon gouvernement, dit-il, mais vous comprendrezque je ne puisse me soustraire, tant que je n’aurai pas sa ré-ponse, à l’accomplissement des instructions qui m’ont étédonnées.

– Instructions qui consistent ?…– À installer sur l’île Hoste une garnison, qui, sous votre

haute autorité et sous mon commandement direct, devra co-opérer au rétablissement et au maintien de l’ordre.

– Fort bien ! dit le Kaw-djer. Mais, si je m’opposais par ha-sard à l’établissement de cette garnison ?… Vos instructionsont-elles prévu le cas ?

– Oui, monsieur le gouverneur.– Quelles sont-elles, dans cette hypothèse ?– De passer outre.– Par la force ?– Au besoin par la force, mais je veux espérer que je n’en se-

rai pas réduit à cette extrémité.– Voilà qui est net, approuva le Kaw-djer sans s’émouvoir. À

vrai dire, je m’attendais un peu à quelque chose de ce genre…N’importe ! la question est clairement posée. Vous admettrez,toutefois, que, dans une matière aussi grave, je ne veuille pasagir à la légère, et vous souffrirez par conséquent, je pense,que je prenne le temps de la réflexion.

– J’attendrai donc, monsieur le gouverneur, réponditl’officier, que vous me fassiez connaître votre décision. »

Ayant de nouveau salué militairement, il pivota sur ses talonset se dirigea vers la porte. Mais cette porte était fermée et ré-sista à ses efforts. Il se retourna vers le Kaw-djer.

« Suis-je tombé dans un guet-apens ? demanda-t-il d’un tonnerveux.

– Vous me permettrez de trouver la question plaisante, ré-pondit ironiquement le Kaw-djer. Quel est celui de nous quis’est rendu coupable d’un guet-apens ? Ne serait-ce pas celuiqui, en pleine paix, a envahi, les armes à la main, un paysami ? »

L’officier rougit légèrement.

404

Page 405: Les Naufragés du Jonathan

« Vous connaissez, monsieur le gouverneur, dit-il avec unegêne évidente, la raison de ce qu’il vous plaît d’appeler une in-vasion. Ni mon gouvernement, ni moi-même ne pouvons êtreresponsables de votre interprétation d’un événement des plussimples.

– En êtes-vous sûr ? répliqua le Kaw-djer de sa voixtranquille. Oseriez-vous donner votre parole d’honneur que laRépublique du Chili ne poursuit aucun but autre que le but offi-ciel et avoué ? Une garnison opprime aussi aisément qu’elleprotège. Celle que vous avez mission de placer ici ne pourrait-elle pas aider puissamment le Chili, s’il en arrivait jamais à re-gretter le traité du 26 octobre 1881, auquel nous devons notreindépendance ? »

L’officier rougit de nouveau et plus visiblement que la pre-mière fois.

« Il ne m’appartient pas, dit-il, de discuter les ordres de meschefs. Mon seul devoir est de les exécuter aveuglément.

– En effet, reconnut le Kaw-djer, mais j’ai, moi aussi, à rem-plir mon devoir, qui se confond avec l’intérêt du peuple placésous ma garde. Il est donc tout simple que j’entende peser mû-rement ce que cet intérêt me commande de faire.

– M’y suis-je opposé ? répliqua l’officier. Soyez sûr, monsieurle gouverneur, que j’attendrai votre bon plaisir tout le tempsqu’il faudra.

– Cela ne suffit pas, dit le Kaw-djer. Il faut encore l’attendreici.

– Ici ?… Vous me considérez donc comme un prisonnier ?– Parfaitement, déclara le Kaw-djer. L’officier chilien haussa

les épaules.– Vous oubliez, s’écria-t-il en faisant un pas vers la fenêtre,

qu’il me suffirait d’un cri d’appel…– Essayez !… interrompit le Kaw-djer qui lui barra le

passage.– Qui m’en empêcherait ?– Moi. »Les yeux dans les yeux, les deux hommes se regardèrent

comme des lutteurs prêts à en venir aux mains. Après un longmoment d’attente, ce fut l’officier chilien qui recula. Il compritque, malgré sa jeunesse relative, il n’aurait pas raison de ce

405

Page 406: Les Naufragés du Jonathan

grand vieillard aux épaules d’athlète, dont l’attitude majes-tueuse l’impressionnait malgré lui.

« C’est cela, approuva le Kaw-djer. Reprenons chacun notreplace, et attendez patiemment ma réponse. »

Tous deux étaient debout. L’officier, à faible distance de laporte d’entrée, s’efforçait d’adopter, en dépit de ses inquié-tudes, une contenance dégagée. En face de lui, le Kaw-djer,entre les deux fenêtres, réfléchissait si profondément qu’il enoubliait la présence de son adversaire. Avec calme et méthode,il étudiait le problème qui lui était posé.

Le mobile du Chili, d’abord. Ce mobile, il n’était pas difficilede le deviner. Le Chili invoquait en vain la nécessité de mettrefin aux troubles. Ce n’était là qu’un prétexte. Une protectionqu’on impose ressemble trop à une annexion pour qu’il fût pos-sible de s’y tromper. Mais pourquoi le Chili manquait-il ainsi àla parole donnée ? Par intérêt évidemment, mais quelle sorted’intérêt ? La prospérité de l’île Hoste ne suffisait pas à expli-quer ce revirement. Jamais, malgré les progrès réalisés par lesHosteliens, rien n’avait autorisé à croire que la RépubliqueChilienne regrettât l’abandon de cette contrée jadis sans lamoindre valeur. Au reste, le Chili n’avait pas eu à se plaindrede son geste généreux. Il avait bénéficié du développement dece peuple dont il était par la force des choses le fournisseurprincipal. Mais un facteur nouveau était intervenu. La décou-verte des mines d’or changeait du tout au tout la situation.Maintenant qu’il était démontré que l’île Hoste recelait dansses flancs un trésor, le Chili entendait en avoir sa part et déplo-rait son imprévoyance passée. C’était limpide.

La question importante n’était pas, d’ailleurs, de déterminerla cause du revirement, quelle qu’elle fût. L’ultimatum étantnettement posé, l’important était d’arrêter la manière dont ilconvenait d’y répondre.

Résister ?… Pourquoi pas ? Les cent cinquante soldats ali-gnés sur la place n’étaient pas de taille à effrayer le Kaw-djer,et pas davantage le bâtiment de guerre embossé devant leBourg-Neuf. Alors même que ce navire eût contenu d’autressoldats, ceux-ci n’étaient évidemment pas en nombre tel que lavictoire ne pût tourner finalement en faveur de la milice hoste-lienne. Quant au navire lui-même, il était assurément capabled’envoyer jusqu’à Libéria quelques obus qui feraient plus de

406

Page 407: Les Naufragés du Jonathan

bruit que de mal. Mais après ?… Les munitions finiraient pars’épuiser, et il lui faudrait alors appareiller, en admettant queles trois canons hosteliens n’aient réussi à lui causer aucuneavarie sérieuse.

Non, en vérité, résister n’eût pas été présomptueux. Mais ré-sister, c’était des batailles, c’était du sang. Allait-il donc enfaire couler encore sur cette terre, hélas ! saturée ? Pour dé-fendre quoi ? L’indépendance des Hosteliens ? Les Hosteliensétaient-ils donc libres, eux qui s’étaient si docilement courbéssous la férule d’un maître ? Serait-ce donc alors sa propre au-torité qu’il s’agissait de sauvegarder ? Dans quel but ? Ses mé-rites exceptionnels justifiaient-ils que tant de vies fussent sacri-fiées à sa cause ? Depuis qu’il exerçait le pouvoir, s’était-ilmontré différent de tous les autres potentats qui tiennent l’uni-vers en tutelle ?

Le Kaw-djer en était là de ses réflexions, quand l’officier chi-lien fit un mouvement. Il commençait à trouver le temps long.Le Kaw-djer se contenta de l’exhorter du geste à la patience etpoursuivit sa méditation silencieuse.

Non, il n’avait été ni meilleur ni pire que les maîtres de tousles temps, et cela, simplement parce que la fonction de maîtreimpose des obligations auxquelles nul ne peut se flatterd’échapper. Que ses intentions eussent toujours été droites,ses vues désintéressées, cela ne l’avait nullement empêché decommettre à son tour ces mêmes crimes nécessaires qu’il re-prochait à tant de chefs. Le libertaire avait commandé, l’égali-taire avait jugé ses semblables, le pacifique avait fait la guerre,le philosophe altruiste avait décimé la foule, et son horreur dusang versé n’avait abouti qu’à en verser plus encore.

Aucun de ses actes qui n’eût été en contradiction avec sesthéories, et, sur tous les points, il avait touché du doigt son er-reur de jadis. D’abord les hommes s’étaient révélés dans leurimperfection et leur incapacité natives, et il avait dû les menerpar la main comme de petits enfants. Puis les appétits quiforment le fond de certaines natures avaient, pour se satisfaire,causé une succession de drames et démontré la légitimité de laforce. Une triple preuve, enfin, lui avait été donnée que la soli-darité des groupes sociaux n’est pas moindre que celle des in-dividus, et qu’un peuple ne saurait s’isoler au milieu des autrespeuples. C’est pourquoi, quand bien même l’un d’eux arriverait

407

Page 408: Les Naufragés du Jonathan

à se hausser à l’idéal inaccessible que le Kaw-djer avait autre-fois considéré comme une vérité objective, le peuple devraitencore compter avec le reste de la terre, dont le progrès moralexcède les forces humaines et ne peut être que le résultat desiècles d’efforts accumulés.

La première de ces preuves, c’était l’invasion des Patagons.Semblable à tous les chefs, et ni plus ni moins qu’eux, le Kaw-djer avait dû combattre et tuer. À cette occasion, Patterson luiavait démontré à quel degré d’abaissement une créature peuts’avilir, et il avait dû, indulgent encore, s’arroger le droit dedisposer d’un coin de la planète comme de sa propriété person-nelle. Il avait jugé, condamné, banni, au même titre que tousceux qu’il appelait des tyrans.

La deuxième preuve, la découverte des mines d’or la lui avaitfournie. Ces milliers d’aventuriers qui s’étaient abattus sur l’îleHoste établissaient, sous la forme la plus éloquente, l’inévi-table solidarité des nations. Contre le fléau, il n’avait pas trou-vé de remède qui ne fût connu. Ce remède, c’est toujours laforce, la violence et la mort. Par son ordre, le sang humainavait coulé à flots.

La troisième preuve enfin, l’ultimatum du gouvernement chi-lien la lui apportait, péremptoire.

Allait-il donc donner une fois de plus le signal de la lutte,d’une lutte plus sanglante peut-être que les précédentes, et ce-la pour conserver aux Hosteliens, un chef si pareil en somme àtous les chefs de tous les pays et de tous les temps ? À saplace, un autre que lui en aurait fait autant, et, quel que fûtson successeur, qu’il fût le Chili ou tout autre, il ne pouvaitêtre amené à employer des moyens pires que ceux auxquels lafatalité des choses l’avait contraint.

Dès lors, à quoi bon lutter ?Et puis, comme il était las ! L’hécatombe dont il avait donné

l’ordre, ce carnage monstrueux, cette effroyable tuerie, c’étaitune obsession qui ne le lâchait pas. De jour en jour, sous lepoids du lourd souvenir, sa haute taille se voûtait, ses yeux per-daient de leur flamme, et sa pensée de sa clarté. La force aban-donnait ce corps d’athlète et ce cœur de héros. Il n’en pouvaitplus. Il en avait assez.

Voilà donc à quelle impasse il aboutissait ! D’un regard effa-ré il suivait la longue route de sa vie. Les idées dont il avait fait

408

Page 409: Les Naufragés du Jonathan

la base de son être moral et auxquelles il avait tout sacrifié lajonchaient de leurs débris lamentables. Derrière lui, il n’y avaitplus que le néant. Son âme était dévastée ; c’était un désertparsemé de ruines où rien ne restait debout.

Que faire à cela ?… Mourir ?… Oui, cela eût été logique, etpourtant il ne pouvait s’y résoudre. Non pas qu’il eût peur de lamort. À cet esprit lucide et ferme, elle apparaissait comme unefonction naturelle, sans plus d’importance et nullement plus àredouter que la naissance. Mais toutes ses fibres protestaientcontre un acte qui eût volontairement abrégé son destin. Demême qu’un ouvrier consciencieux ne saurait se résoudre àlaisser un travail inachevé, c’était un besoin pour cette puis-sante personnalité d’aller jusqu’au bout de sa vie, c’était unenécessité pour ce cœur abondant de donner à autrui la sommeentière, sans en rien excepter, de dévouement et d’abnégationqui s’y trouvait contenue en puissance, et il considérait n’avoirpas fait assez tant qu’il n’aurait pas fait tout.

Ces contradictions, était-il donc impossible de lesconcilier ?…

Le Kaw-djer parut enfin s’apercevoir de la présence de l’offi-cier chilien qui rongeait impatiemment son frein.

« Monsieur, dit-il, vous m’avez tout à l’heure menacé d’em-ployer la force. Vous êtes-vous bien rendu compte de la nôtre ?

– La vôtre ?… répéta l’officier surpris.– Jugez-en », dit le Kaw-djer en faisant signe à son interlocu-

teur de s’approcher de la fenêtre.La place s’étendait sous leurs yeux. En face du gouverne-

ment, les cent cinquante soldats chiliens étaient correctementalignés, sous le commandement de leurs chefs. Leur positionne laissait pas toutefois d’être critique, car plus de cinq centsHosteliens les cernaient, fusils chargés, baïonnettes au canon.

« L’armée hostelienne compte aujourd’hui cinq cents fusils,dit froidement le Kaw-djer. Demain elle en comptera mille.Après demain quinze cents. »

L’officier chilien était livide. Dans quel guêpier s’était-il four-ré ! Sa mission lui semblait bien compromise. Il voulut cepen-dant faire contre mauvaise fortune bon visage.

« Le croiseur… dit-il d’une voix mal affermie.

409

Page 410: Les Naufragés du Jonathan

– Nous ne le craignons pas, interrompit le Kaw-djer. Nous necraignons pas davantage ses canons, n’en étant pas nous-mêmes dépourvus.

– Le Chili… essaya encore de glisser l’officier, qui ne voulaitpas se reconnaître vaincu.

– Oui, interrompit de nouveau le Kaw-djer, le Chili a d’autresnavires et d’autres soldats. C’est entendu. Mais il ferait unemauvaise affaire en les employant contre nous. Il ne réduirapas aisément l’île Hoste, que peuplent maintenant plus de sixmille habitants. Sans compter que les cent cinquante hommesque vous avez débarqués vont être pour nous de merveilleuxotages ! »

L’officier garda le silence. Le Kaw-djer ajouta d’une voixgrave :

« Enfin, savez-vous qui je suis ? »Le Chilien considéra son adversaire qui se révélait si redou-

table. Sans doute lut-il dans le regard de celui-ci une réponseéloquente à la question qui lui était posée, car il se troubla plusencore.

« Qu’entendez-vous par cette question ? balbutia-t-il. Il y adouze ou treize ans, au retour du Ribarto, dont le commandantavait cru vous reconnaître, des bruits ont couru. Mais ils de-vaient être erronés, puisque vous les aviez, paraît-il, démentispar avance.

– Ces bruits étaient fondés, dit le Kaw-djer. S’il m’a plu alors,s’il me convient toujours d’oublier qui je suis, je pense quevous ferez sagement de vous en souvenir. Vous en conclurez,j’imagine, qu’il ne me serait pas impossible de trouver desconcours assez puissants pour faire réfléchir le gouvernementchilien. »

L’officier ne répondit pas. Il semblait accablé.« Estimez-vous, reprit le Kaw-djer, que je sois en situation,

non pas de céder purement et simplement, mais de traiterd’égal à égal ? »

L’officier chilien avait relevé la tête. Traiter ?… Avait-il bienentendu ?… La fâcheuse aventure dans laquelle il s’était si in-considérément embarqué pouvait donc tourner d’une manièrefavorable ?…

« Reste à savoir si cela est possible, continuait cependant leKaw-djer, et de quels pouvoirs vous êtes investi.

410

Page 411: Les Naufragés du Jonathan

– Les plus étendus, affirma vivement l’officier chilien.– Écrits ?– Écrits.– Dans ce cas, veuillez me les communiquer », dit le Kaw-djer

avec calme.L’officier tira d’une poche intérieure de sa tunique un second

pli qu’il remit au Kaw-djer.« Les voici », dit-il.Si le Kaw-djer avait cédé sans résistance à la première in-

jonction, jamais il n’aurait connu ce document qu’il lut avecune extrême attention.

« C’est parfaitement en règle, déclara-t-il. Votre signatureaura par conséquent toute la valeur compatible avec les enga-gements humains, dont votre présence ici prouve, d’ailleurs, lafragilité. »

L’officier se mordit les lèvres sans répondre. Le Kaw-djer fitune pause, puis reprit :

« Parlons net. Le gouvernement chilien désire redevenir su-zerain de l’île Hoste. Je pourrais m’y opposer ; j’y consens.Mais j’entends faire mes conditions.

– J’écoute, dit l’officier.– En premier lieu, le gouvernement chilien n’établira aucun

impôt à l’île Hoste autre que ceux concernant les mines d’or, etil devra en être ainsi alors même qu’elles seront épuisées. Parcontre, en ce qui regarde les mines d’or, il sera entièrementlibre et fixera à son profit telle redevance qui lui conviendra. »

L’officier n’en croyait pas ses oreilles. Voilà que, sans diffi-culté, sans discussion d’aucune sorte, on lui abandonnait l’es-sentiel ! Dès lors, tout le reste irait de soi.

Cependant, le Kaw-djer continuait :« À la perception d’un impôt sur les mines devra se limiter la

suzeraineté du Chili. Pour le surplus, l’île Hoste conservera sacomplète autonomie et gardera son drapeau. Le Chili pourra yentretenir un résident, étant bien entendu que ce résidentn’aura qu’un simple droit de conseil, et que le gouvernementeffectif sera exercé par un comité nommé à l’élection et par ungouverneur désigné par moi.

– Ce gouverneur, ce serait vous, sans doute ? interrogeal’officier.

411

Page 412: Les Naufragés du Jonathan

– Non, protesta le Kaw-djer. À moi, il faut la liberté totale, in-tégrale, sans limite, et d’ailleurs je suis aussi las de donner desordres qu’incapable d’en recevoir. Je me retire donc, mais jeme réserve de choisir mon successeur. »

L’officier écoutait sans les interrompre ces déclarations. Cetamer désenchantement était-il sincère, et le Kaw-djer n’allait-ilrien stipuler pour lui même ?

« Mon successeur s’appelle Dick, reprit mélancoliquementcelui-ci après un court silence, et n’a pas d’autre nom. C’est unjeune homme. À peine s’il a vingt-deux ans – mais c’est moi quil’ai formé, et j’en réponds. C’est entre ses mains, entre sesmains seules, que je résignerai le pouvoir… Telles sont mesconditions.

– Je les accepte, dit vivement l’officier chilien trop heureuxd’avoir triomphé sur la question principale.

– Fort bien, approuva le Kaw-djer. Je vais donc rédiger nosconventions par écrit. »

Il se mit au travail, puis le traité fut signé en triple expéditionpar les parties contractantes.

« Un de ces exemplaires est pour votre gouvernement, expli-qua le Kaw-djer, un deuxième pour mon successeur. Quant autroisième, je le garde, et, si les engagements qu’il constaten’étaient pas tenus, je saurais, soyez-en certain, en assurer lerespect… Mais tout n’est pas fini entre nous, ajouta-t-il en pré-sentant un autre document à son interlocuteur. Il reste à nousoccuper de ma situation personnelle. Veuillez jeter les yeux surce deuxième traité qui la règle conformément à ma volonté. »

L’officier obéit. À mesure qu’il lisait, son visage exprimait unétonnement grandissant.

« Quoi ! s’écria-t-il quand sa lecture fut achevée, c’est sérieu-sement que vous proposez cela !

– Si sérieusement, répondit le Kaw-djer, que j’en fais lacondition sine qua non de mon consentement au surplus denotre accord. Êtes-vous disposé à l’accepter ?

– À l’instant », affirma l’officier.Les signatures furent de nouveau échangées.« Nous n’avons plus rien à nous dire, conclut alors le Kaw-

djer. Faites rembarquer vos hommes, qui, sous aucun prétexte,ne doivent plus remettre le pied sur l’île Hoste. Demain, le nou-veau régime pourra être inauguré. Je ferai le nécessaire pour

412

Page 413: Les Naufragés du Jonathan

qu’il ne s’élève aucune difficulté. Jusque-là, par exemple,j’exige le secret le plus absolu. »

Dès qu’il fut seul, le Kaw-djer envoya chercher Karroly. Pen-dant qu’on exécutait cet ordre, il écrivit quelques mots qu’ilplaça sous enveloppe, en y joignant un exemplaire du traitéconclu avec le gouvernement chilien. Ce travail, qui n’exigeaque peu de minutes, était depuis longtemps terminé quand l’In-dien fut introduit.

« Tu vas charger la Wel-Kiej de ces objets, dit le Kaw-djer quitendit à Karroly une liste sur laquelle figuraient, outre une cer-taine quantité de vivres, de la poudre, des balles et des sacs desemences de diverses sortes. »

Malgré ses habitudes d’aveugle dévouement, Karroly ne puts’empêcher de poser quelques questions. Le Kaw-djer allaitdonc partir pour un voyage ? Pourquoi alors ne prenait-il pas lecotre du port, au lieu de la vieille chaloupe ? Mais, à ces ques-tions, le Kaw-djer ne répondit que par un mot :

« Obéis. »Karroly parti, il fit appeler Dick.« Mon enfant, dit-il en lui remettant le pli qu’il venait de

clore, voici un document que je te donne. Il t’appartient. Tul’ouvriras demain au lever du soleil.

– Il sera fait ainsi », promit Dick simplement.La surprise qu’il devait éprouver, il ne l’exprima pas. Si

grand était l’empire qu’il avait acquis sur lui-même qu’il ne latrahit par aucun signe. C’était un ordre qu’il avait reçu. Unordre s’exécute et ne se discute pas.

« Bien ! dit le Kaw-djer. Maintenant, va, mon enfant, etconforme-toi scrupuleusement à mes instructions. »

Seul, le Kaw-djer s’approcha de la fenêtre et souleva le ri-deau. Longuement, il regarda au dehors, afin de graver dans samémoire ce qu’il ne devait plus revoir. Devant lui, c’était Libé-ria, et, plus loin, le Bourg-Neuf, et, plus loin encore, les mâtsdes navires amarrés dans le port. Le soir tombait, arrêtant letravail du jour. D’abord, la route du Bourg-Neuf s’anima, puisles fenêtres des maisons brillèrent dans l’ombre grandissante.Cette ville, cette activité laborieuse, ce calme, cet ordre, cebonheur, c’était son œuvre. Tout le passé s’évoqua à la fois, etil soupira de fatigue et d’orgueil.

413

Page 414: Les Naufragés du Jonathan

Le temps était enfin venu de songer à lui-même. Sans mar-chander, il allait disparaître de cette foule dont il avait fait unpeuple riche, heureux, puissant. Maître pour maître, ce peuplene s’apercevrait pas du changement. Lui, du moins, il iraitmourir, comme il avait vécu, dans la liberté.

Il n’attristerait d’aucun adieu ce départ qui était une déli-vrance. Avant de partir, il ne serrerait dans ses bras, ni le fi-dèle Karroly, ni Harry Rhodes son ami, ni Hartlepool ce loyal etdévoué serviteur, ni Halg, ni Dick, ses enfants. À quoi bon ce-la ? Pour la seconde fois, il s’évadait de l’humanité. Son amours’amplifiait de nouveau, devenait vaste comme le monde, im-personnel comme celui d’un dieu, et n’avait plus besoin, pourse satisfaire, de ces gestes puérils. Il disparaîtrait sans un mot,sans un signe.

La nuit devint profonde. Comme des paupières que ferme lesommeil, les fenêtres des maisons s’éteignirent une à une. Ladernière s’endormit enfin. Tout fut noir.

Le Kaw-djer sortit du gouvernement et marcha vers le Bourg-Neuf. La route était déserte. Jusqu’au faubourg, il ne rencontrapersonne.

La Wel-Kiej se balançait près du quai. Il s’y embarqua et lar-gua l’amarre. Au milieu du port, il distinguait la masse sombredu vaisseau chilien, à bord duquel un timonier piquait minuitau même instant. Détournant la tête, le Kaw-djer poussa aularge et hissa la voile.

La Wel-Kiej prit son erre, évolua, sortit des jetées. Là, son al-lure s’accéléra sous l’effort d’une fraîche brise du Nord-Ouest.Le Kaw-djer pensif tenait la barre, en écoutant la chanson del’eau contre le bordage.

Quand il voulut jeter un regard en arrière, il était trop tard.La pièce était jouée, le rideau tiré. Le Bourg-Neuf, Libéria, l’îleHoste avaient disparu dans la nuit. Tout s’évanouissait déjàdans le passé.

414

Page 415: Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 15Seul !

Dick, attentif à ne pas devancer le moment fixé, ouvrit, aupremier rayon du soleil, le pli que lui avait donné le Kaw-djer.Il lut :

« Mon fils,« Je suis las de vivre et j’aspire au repos. Quand tu liras ces

mots, j’aurai quitté la colonie sans esprit de retour. Je remetsson sort entre tes mains. Tu es bien jeune encore pour assumercette tâche, mais je sais que tu ne lui seras pas inférieur.

« Exécute loyalement le traité signé par moi avec le Chili,mais exige rigoureusement la réciproque. Quand les gisementsaurifères seront épuisés, nul doute que le gouvernement chi-lien ne renonce de lui-même à une suzeraineté purementnominale.

« Ce traité coûte temporairement aux Hosteliens l’île Hornqui devient ma propriété personnelle. Elle leur retourneraaprès moi. C’est là que je me retire. C’est là que j’entends vivreet mourir.

« Si le Chili manquait à ses engagements, tu te souviendraisdu lieu de ma retraite. Hors ce cas, je veux que tu m’effaces deta mémoire. Ce n’est pas une prière. C’est un ordre, le dernier.

« Adieu. N’aie qu’un seul objectif : la Justice ; qu’une seulehaine : l’Esclavage ; qu’un seul amour : la Liberté. »

À l’heure où Dick, bouleversé, lisait ce testament de l’hommeà qui il devait tant, celui-ci, le front appesanti par de lourdespensées, continuait à fuir, point imperceptible, sur la vasteplaine de la mer. Rien n’était changé à bord de la Wel-Kiej,dont il tenait toujours la barre d’une main ferme.

Mais l’aube empourpra le ciel, et un frisson de rayons d’orcourut sur la surface palpitante de la mer. Le Kaw-djer releva

415

Page 416: Les Naufragés du Jonathan

la tête ; ses yeux fouillèrent l’horizon du Sud. Au loin, l’île Hornapparut dans la lumière grandissante. Le Kaw-djer regardapassionnément cette vapeur confuse, qui marquait le terme duvoyage, non pas de celui qu’il accomplissait en ce moment,mais du long voyage de la vie.

Vers dix heures du matin, il vint aborder au fond d’une petitecrique à l’abri du ressac. Aussitôt, il mit pied à terre et procédaau débarquement de sa cargaison. Une demi-heure suffit à cetravail.

Alors, en homme pressé de se débarrasser d’une besogne pé-nible qu’il a résolu d’accomplir, il saborda la chaloupe d’un fu-rieux coup de hache. L’eau pénétra en bouillonnant par la bles-sure. La Wel-Kiej, comme eût chancelé un être frappé à mort,s’inclina sur bâbord, oscilla, coula dans l’eau profonde… D’unair sombre, le Kaw-djer la regarda s’engloutir. Quelque chosesaignait en lui. De cette destruction de la fidèle chaloupe quil’avait porté si longtemps, il éprouvait de la honte et du re-mords comme d’un meurtre. Par ce meurtre, il avait tué enmême temps le passé. Le dernier fil qui le rattachait au restedu monde était définitivement coupé.

La journée tout entière fut employée à monter jusqu’auphare les objets qu’il avait apportés et à visiter son domaine.Le phare, les machines prêtes à fonctionner, le logement meu-blé, tout y était complètement achevé. D’autre part, au pointde vue matériel, il lui serait facile de vivre là, grâce au magasinlargement pourvu de vivres, aux oiseaux marins qu’abattraitson fusil, aux graines dont il s’était muni et qu’il sèmerait dansles creux du rocher.

Un peu avant la fin du jour, son installation terminée, il sor-tit. À quelque distance du seuil, il aperçut un tas de pierres, oùl’on avait amoncelé les débris retirés des fondations.

L’une de ces pierres attira plus vivement son attention. Elleavait roulé sur le bord du plateau. Il eût suffi de la pousser dupied pour qu’elle s’engloutît dans la mer.

Le Kaw-djer s’approcha. Une flamme de mépris et de hainebrillait dans son regard…

Il ne s’était pas trompé. Cette pierre zébrée de lignesbrillantes, c’était du quartz aurifère. Peut-être contenait-elletoute une fortune que les ouvriers n’avaient pas su recon-naître. Elle gisait là, délaissée comme un bloc sans valeur.

416

Page 417: Les Naufragés du Jonathan

Ainsi le métal maudit le poursuivait jusque-là !… Il revit lesdésastres qui s’étaient abattus sur l’île Hoste, l’affolement dela colonie, l’envahissement des aventuriers accourus de tousles coins du monde, la faim,… la misère,… la ruine…

Du pied, il poussa l’énorme pépite dans l’abîme, puis, haus-sant les épaules, il s’avança jusqu’à l’extrême pointe du cap.

Derrière lui se dressait le pylône métallique portant à sonsommet le lanterneau, d’où, pour la première fois, allait jaillirtout à l’heure un puissant rayon qui montrerait la bonne routeaux navires.

Le Kaw-djer, face à la mer, parcourut des yeux l’horizon.Un soir, il était déjà venu à cette fin du monde habitable. Ce

soir-là, le canon du Jonathan en détresse tonnait lugubrementdans la tempête. Quel souvenir !… Il y avait treize ans de cela !

Mais, aujourd’hui, l’étendue était vide. Autour de lui, si loinqu’allât son regard, partout, de tous côtés, il n’y avait rien quela mer. Et, quand bien même il eût franchi la barrière de cielqui limitait sa vue, nulle vie ne lui fût encore apparue. Au-delà,très loin, dans le mystère de l’Antarctique, c’était un mondemort, une région de glace où rien de ce qui vit ne sauraitsubsister.

Il avait donc atteint le but, et tel était le refuge. Par quel si-nistre chemin y avait-il été conduit ? Il n’avait pas souffert,pourtant, des douleurs coutumières des hommes. Lui-mêmeétait l’auteur et la victime de ses maux. Au lieu d’aboutir à cerocher perdu dans un désert liquide, il n’eût tenu qu’à luid’être un de ces heureux qu’on envie, un de ces puissants de-vant lesquels les fronts se courbent. Et cependant il était là !…

Nulle part ailleurs, en effet, il n’aurait eu la force de suppor-ter le fardeau de la vie. Les drames les plus poignants sontceux de la pensée. Pour qui les a subis, pour qui en sort, épui-sé, désemparé, jeté hors des bases sur lesquelles il a fondé, iln’est plus de ressource que la mort ou le cloître. Le Kaw-djeravait choisi le cloître. Ce rocher, c’était une cellule aux infran-chissables murs de lumière et d’espace.

Sa destinée en valait une autre, après tout. Nous mourons,mais nos actes ne meurent pas, car ils se perpétuent dans leursconséquences infinies. Passants d’un jour, nos pas laissentdans le sable de la route des traces éternelles. Rien n’arrivequi n’ait été déterminé par ce qui l’a précédé, et l’avenir est

417

Page 418: Les Naufragés du Jonathan

fait des prolongements inconnus du passé. Quel que fût cetavenir, quand bien même le peuple qu’il avait créé devrait dis-paraître après une existence éphémère, quand bien même laterre abolie s’en irait dispersée dans l’infini cosmique, l’œuvredu Kaw-djer ne périrait donc pas.

Debout comme une colonne hautaine au sommet de recueil,tout illuminé des rayons du soleil couchant, ses cheveux deneige et sa longue barbe blanche flottant dans la brise, ainsisongeait le Kaw-djer, en contemplant l’immense étendue de-vant laquelle, loin de tous, utile à tous, il allait vivre, libre,seul, – à jamais.

418

Page 419: Les Naufragés du Jonathan

À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.Corrections, édition, conversion informatique et publication

par le groupe :Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :http://www.ebooksgratuits.com/

—Janvier 2010

—– Élaboration de ce livre électronique :Ce livre électronique est le fruit de la collaboration de la Bi-

bliothèque électronique du Québec –http://beq.ebooksgratuits.com/ et de Ebooks libres et gratuits.Ont participé à l’élaboration de ce livre pour Ebooks libres etgratuits, ArPeRo, MauriceC, Jean-Marc, Coolmicro et Fred.

– Dispositions :Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des

textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, àune fin non commerciale et non professionnelle. Tout lienvers notre site est bienvenu…

– Qualité :Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégri-

té parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est untravail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de pro-mouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES

CLASSIQUES LITTÉRAIRES.

419

Page 420: Les Naufragés du Jonathan

www.feedbooks.comFood for the mind

420


Recommended