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tudes Ricuriennes / Ricur Studies, Vol 3, No 1 (2012), pp.34-52
ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2012.134
http://ricoeur.pitt.edu
This work is licensed under a Creative Commons Attribution-Noncommercial-No Derivative Works 3.0
United States License.
This journal is published by the University Library System of the University of Pittsburgh as part of its
D-Scribe Digital Publishing Program, and is cosponsored by the University of Pittsburgh Press.
Lespace habit que rclame lassurance intime de pouvoir Un essai dapprofondissement sociologique de lanthropologie capacitaire de Paul
Ricur
Marc Breviglieri
Haute Ecole de Travail Social de Genve et Groupe de Sociologie Politique et Morale (EHESS).
Abstract
This article considers two sociological postures in relation to Paul Ricurs anthropology of capable man.
The first sociological approach scrutinizes the concept of human capacity from the perspective of Ricurs
hermeneutics. The second approach elaborated here aims to study the fundamental phenomena of the
practical sphere exposed in Philosophie de la volont. The question of capacities is raised to the upper level,
where primitive sensitive experiences are carried out and human beings are still considered to be dependent
on vital functions. A reflection will be carried out on the inner certainty of being able to be capable and
consubstantial foundation of a practical space integrated by familiarity with the body schema. This study
will allow for a critical illumination of social policies currently focused on the activation of individual
capacities.
Keywords: Sociology, Inhabited, Primitive, Life, Familiarity
Rsum
Cet article envisage deux postures sociologiques au regard de lanthropologie de lhomme capable de Paul
Ricur. Une premire sociologie travaille en approfondissant la notion de capacit humaine sous le signe de
lhermneutique de Ricur. Une seconde, dont le projet sera ici explicit, reprend lambition dtudier les
phnomnes fondamentaux de la sphre pratique expose dans la Philosophie de la volont. La question des
capacits y est prise trs amont, au niveau o sexercent des expriences sensibles primitives, et o lhumain
est encore considr dans la dpendance au vital. Une rflexion y sera conduite sur lassurance intime de
pouvoir se rendre capable et la fondation consubstantielle dun espace pratique intgr par familiarit au
schma corporel. Ce dveloppement permettra pour finir un clairage critique sur les politiques sociales
actuellement centres sur lactivation des capacits des individus.
Mots-cls : Sociologie, Habit, Primitif, Vie, Familiarit
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Lespace habit que rclame lassurance intime de pouvoir Un essai dapprofondissement sociologique de lanthropologie capacitaire de Paul
Ricur
Marc Breviglieri
Haute Ecole de Travail Social de Genve et Groupe de Sociologie Politique et Morale (EHESS).
Le parcours quentreprend cet article emprunte deux voies daccs pour rouvrir
sociologiquement le thme des capacits humaines partir dune discussion de lanthropologie
de lhomme capable de Paul Ricur. La premire voie manifeste une convergence et une
contemporanit entre une sociologie interprtative et lanthropologie capacitaire de Ricur qui
est apparue explicitement avec la publication de Soi-mme comme un autre. Elle a t loccasion de
rnover les approches sociologiques de lexprience publique et de sa vulnrabilit, mais aussi de
sinterroger sur lavance majeure dans nos socits contemporaines dune politique misant
vigoureusement sur le renforcement des capacits des individus, en plaant au cur du dbat
public le problme de la distribution ingale de la puissance dagir. La seconde voie cherche
tablir un dialogue dans dautres termes, en reprenant laxe du projet phnomnologique de la
Philosophie de la volont. La question des capacits nest plus envisage sous langle de leur
affirmation et de leur reconnaissance qui implique autrui en mettant en jeu lestime de soi. Elle est
prise trs en amont de cela, au niveau o sexercent des expriences corporelles primitives et o
peut stablir une assurance intime de pouvoir se rendre capable. Cette assurance ne tient pas la
confiance de prendre son compte un pouvoir, mais la fondation dun espace pratique usuel
intgr par la familiarit au schma corporel. Il nous restera alors voir comment cet autre espace
de dialogue avec la pense de Ricur nous permet de poser un regard critique sur les formes de
solidarits fondes sur la distribution de capacits individuelles que la premire voie de
discussion nous a laiss entrevoir.
De la comprhension des mondes marqus par le devoir dtre capable
Lorientation prise, lore des annes quatre-vingt dix, par un courant pragmatique en
sociologie, a conduit une importante reconsidration de lanthropologie capacitaire irrigant les
analyses de la ralit sociale, politique ou conomique.1 En reposant sur une philosophie du
possible, qui met en avant les figures multiples de la contingence, qui introduit lincertain et
limprvu dans le travail de comprhension de la ralit, elle a pris un net recul critique devant ce
qui a t un enjeu crucial des dcennies prcdentes: la construction modlise dune statique qui
donnait le primat aux rgularits dordre ou aux quilibres gnraux. Pour envisager la manire
dont les acteurs partagent une ralit sans tre fatalement gouverns par une loi, pour permettre
dapprhender la manire dont ils sinscrivent dans lincertitude et tentent de matriser
limprvisible, pour observer comment ils font face la puissance dbranlement du sens dont
dispose lvnement, il a fallu ngocier un tournant interprtatif et donc faire merger dans
lanalyse des capacits de lecture et dinterprtation dont le modlisateur navait prcdemment
pas se soucier.2 Et dabord des capacits faisant jouer une rserve de sens qui se dploie vers le
pass ou lavenir pour mieux intgrer au prsent la possibilit de lanticipation des phnomnes
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incertains et de la rvision des croyances. Lanthropologie de lhomme capable de Ricur, qui
sest exprime de la manire la plus explicite dans Soi-mme comme un autre, a exerc sur ce
courant pragmatique qui lui tait alors contemporain, travers un dialogue renou avec celui-ci
ou par son seul retentissement sur lui, une vritable force impressive et une inspiration durable.3
Cette influence peut tre rpartie sommairement sur deux plans distincts. Dun ct,
lanthropologie capacitaire de Ricur a permis de renforcer la comprhension dun trait majeur
de lvolution des socits modernes contemporaines reflt par la perce coextensive du sujet de
droit et des modalisations subjectives de lactivit, vouloir et pouvoir qui se traduisent
distinctement dans la pression la ralisation de soi et ses divers effets organisationnels et
pathognes.4 Il apparat derrire cette perce, qui renforce tous les niveaux de lexistence la
reconnaissance de capacits ou dincapacits, un processus dinstitutionalisation gnralise
dune dynamique de responsabilisation. Celle-ci transparait clairement dans la monte des droits
individuels, des pratiques assurancielles ou des pdagogies de lautonomie.5 Ces analyses
sociologiques ont consenti un effort remarquable pour comprendre le double phnomne de la
dcrdibilisation de lautorit politique et de la reconnaissance marquante du sujet de droit
lhorizon thico-juridique dsormais prdominant du problme de lautonomie. Et ce nest pas
seulement lorsque limputabilit est suscite par des dynamiques dnonciatives ou accusatrices
que des capacits mergent socialement ou juridiquement, mais plus largement travers un
ensemble de dispositifs politiques instititutionnels (empowerment) souhaitant tayer lautonomie
individuelle et encourager la responsabilisation et la ralisation de soi.6 Sur le fond, ces tudes
menes sur la mobilisation valorisante et gnralise des capacits trouvent un point focal de
discussion dans le thme des institutions justes et du problme devenu par consquent brulant
de la distribution ingale de la puissance dagir. Ricur, dans ce sens, sest dailleurs souvent
appuy sur la polarit entre le fait dtre dmuni de puissance et le celui den tre priv, y voyant
lune des dialectiques depuis laquelle peuvent sengouffrer toutes les figures ngatives du
pouvoir-sur : intimidation, instrumentalisation, atteinte aux droits fondamentaux de la personne et
humiliation o lon aboutit sur un plan qui excde celui des droits.7 Et de nouveau donc, sur ce
domaine dinvestigation et travers ces thmatiques, Ricur a accompagn la dmarche des
sciences sociales en les invitant notamment faire progresser une rflexion arborescente qui,
partant dune considration affine sur un ensemble de pouvoirs de base qui sont premire vue
non politiques et moralement neutres, finit par questionner lorganisation de la socit au sein de
laquelle les institutions rinscrivent la puissance dagir sur un ple explicitement moral et dans
lordre dun pouvoir en commun relevant dune communaut historique.
De linterprtation des capacits agir dans le monde
Dun autre ct, lanthropologie de lhomme capable de Ricur a fourni aux sciences
sociales de quoi enrichir substantiellement leur propre anthropologie capacitaire, cest--dire
leurs prsupposs anthropologiques sur ce dont les hommes sont capables ou pas. Cest dabord en
mettant laccent sur un ensemble de pouvoirs de base de lhomme capable (les quatre capacits
fondamentales - je peux parler, agir, raconter, me tenir pour responsable - exposes dans Soi-
mme comme un autre) que Ricur apporte une contribution importante de ce point de vue. A
propos de lexpression ce dont les gens sont capables, qui sest impose comme un tendard de
la sociologie pragmatique francophone, Luc Boltanski le souligne trs explicitement : c'est l que
Ricur a t fondamental car il a fallu repartir avec les hommes tels qu'ils taient et ils taient
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plus et mieux dcrits chez Ricur que dans ce dont nous disposions avant. () On avait bien des
outils comme les comptences dispositionnelles mais videmment ce n'tait pas du tout la
comptence telle qu'on pouvait l'envisager depuis Ricur comme capabilit, comme orientation
vers la morale, comme faisant face l'incertitude qui pour nous est devenue une notion centrale,
notamment pour mettre en chec la toute-puissance du dterminisme.8
Paralllement, une sociologie hermneutique et praxologique, affilie
lethnomthodologie, a particulirement creus, dans les traces de Ricur, lanalyse dune
smantique de laction.9 A cet gard, elle sest penche en dtail sur un ensemble de situations o
pse une exigence de compte-rendu circonstanci, mettant en lumire le travail didentification,
de catgorisation, de typification et de commensurabilisation de laction que rclame sa
reprsentation mme dans un contexte dtermin.10 On peut nouveau voquer une double
orientation ngocie dans la ligne de ces travaux. Dune part, une orientation qui a approfondi
la question de lagir en situation (ou de laction situe), accordant une importance indite la
distribution des capacits sur lenvironnement technique et matriel.11 Dautre part, une
orientation qui, suivant le trajet dintriorisation vers la subjectivit que dcrit Ricur (trajet
qui tend ramener laction-vnement laction-projet), a assis son analyse sur une lecture
conjointe de lvnement et du projet subjectiv.12 Les deux orientations se sont retrouves en
prenant notamment lexpression dune dialectique de la stabilisation (permise par les oprations
et dispositifs qui prtendent lobjectivit et la validit) et de lindtermination (tenant au
surgissement de lvnement, nigmatique en tant que singulier et non rptable) qui finit par
structurer le sens de lexprience publique.13 Non sans liens, une analyse pragmatique des mises
en rcit des vnements sociaux (discours politiques ou mdiatiques, tmoignages historiques,
prdications,) a permis de dissquer les dynamiques nonciatives capables de conjoindre la
composante narrative des controverses mdiatiques ou politiques, la dramatisation de
lexprience personnelle ou collective, la configuration de problmatiques historiques et
louverture la critique des rcits officiels.14 Ces travaux nont dailleurs pas t sans mettre au
jour certaines limites du travail historiographique, comme approfondir la rflexion sur la
prtention la vrit du discours historique.15
Mais la mise au jour dune capacit subjective activer le procs narratif du rcit a aussi
contribu revisiter la notion didentit qui renvoie classiquement, dans les sciences sociales,
une proprit dispositionnelle et collective, hrite culturellement. Ainsi, lattention dune
sociologie hrmneutique au recueil de tmoignages et de rcits de vie a mis au premier plan de
lanalyse des bifurcations dans lidentit elle-mme, des modulations existentielles ou des
tournants biographiques tenant des vnements marquants.16 Ce renversement du plan
danalyse de lidentit a permis dintroduire de remarquables lments de comprhension sur la
fragilit du maintien de soi, notamment lorsque lidentit narrative se montre affecte par un
malheur.17 Cest aussi dans la continuit de lexamen de ces formes de souffrance passant sous
les traits du rcit que les bases dune smantique et dune analyse sociologiques des vulnrabilits
se sont trouves renforces, faisant une place aux situations tragiques de l inexistence sociale,
de la maladie ou de la violence urbaine.18
Le rapport primitif au corps
Nous voudrions dsormais pouvoir mettre de ct cette orientation centrale de la
philosophie de lhomme capable de Ricur, organise autour des quatre usages majeurs du je
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peux, pour dlimiter un autre lieu de rencontre possible avec la sociologie. Contrairement aux
courants sociologiques qui viennent dtre voqus, ce second lieu de rencontre ne voit pas
demble se profiler les questions que posent une smantique de laction et une analyse
interprtative de ses manifestations publiques. Pour dployer ce second lieu de rencontre, je
propose de repartir de ltude des phnomnes fondamentaux de la sphre pratique abords
dans la Philosophie de la volont. Non pas pour abandonner compltement la question des
capacits (nous y reviendrons par un certain dtour), ni pour scarter de laxe agir-ptir qui
claire chez Ricur la comprhension de ces dernires, mais pour rehausser dans lanalyse
sociologique la place que pourrait occuper un ensemble dexpriences corporelles primitives.19 Or
ces expriences corporelles primitives se tiennent essentiellement sur le plan organique qui nest
pas le plan humain, bien quils (ces deux plans) entretiennent indubitablement un double
rapport de dpendance et dmergence.20 Elles aident donc lanalyse mieux comprendre
comment se fonde et ce quexige lhumanit de lhomme, pourquoi il ne suffit pas de vivre pour
tre humain.21 L amplitude de lhumain fait intervenir, nous dit Ricur, des exigences
trangres au souci vital partir desquelles se retrace tout le cheminement difficile que suppose
la pleine mergence de la condition humaine et des facults (proprement humaines) quelle
suppose.22 Mais simultanment, la vie est porteuse dhumanit, bien quelle ne se rflchisse
pas comme telle, quelle ne soit dailleurs sentie qu travers une affectivit diffuse et non
connue.23 Elle porte lhumanit en ce sens o elle forme pour elle une assise consubstantielle.
Mais cette dernire demeure pourtant, et paradoxalement, une dimension fragilisant la qualit
mme dhumanit. Ainsi lorsque le sentir intrieur vital ou organique est altr, par exemple
lorsque sourd lurgence pressante dun besoin (une difficult panique respirer, un ventre qui ne
rsiste plus la faim) un vernis dhumanit semble pouvoir brutalement scailler.
Symtriquement, le psychiatre Hubertus Tellenbach montre combien la plonge dans la
mlancolie saccompagne dune perte des rfrences situationnelles vitales : le soir, le repas (etc.),
perdant leurs contenus signifiants vitaux, nappellent plus le sommeil, la faim ou la soif.24 En
voyant disparatre cette couche primordiale de valeurs vitales htrognes, ce sont les possibilits
mmes du pouvoir-tre qui sont menaces, dstabilisant lipsit de la personne, empchant la
vie de sindividualiser aux niveaux auxquels aspire lhumanit.
Cest surtout dans la Philosophie de la volont, trs imprgne de la Phnomnologie de la
perception de Merleau-Ponty comme du souci Husserlien de description exacte et fine des
phnomnes psychiques, que Ricur largit le plus sensiblement lexploration des dispositions
les plus primitives dun sujet qui soriente dans le monde, sy dcouvre sige de dispositions,
dhumeurs qui laffectent et de pouvoirs quil exerce, pouvoirs dont certains constituent un
faisceau de pouvoirs de base servant lapprentissage de nouveaux savoir-faire.25 La Philosophie
de la volont nous invite aller regarder de plus prs ce quelque chose qui se tient au niveau le
plus lmentaire de la vie et qui sige encore dans lopacit de laffectivit. Et louvrage retiendra
notre attention, non pas seulement partir de la distinction entre la volont et la vie qui fonde
ltude sur la motivation, mais aussi parce quil nous permet dintroduire une interrogation sur
linterpntration du simple milieu ambiant, depuis lequel la vie prissable est conforte et
protge, et de lespace familier habit, o le corps propre sattache un monde en commenant le
rendre sensible la qualit mme dhumanit. Il nest alors plus seulement question dun milieu
prservant la vie, mais dun lieu habitable ouvrant des espaces de potentialit qui reclent en
puissance dune certaine humanit, et o se dploie, comme nous le verrons, une assurance intime
de pouvoir se rendre capable.
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Cest ainsi, pour suivre Ricur, quon peut supposer que ces phnomnes primitifs
servent de prface la volont depuis laquelle prend forme la dcision qui, elle,
(s)interprte.26 Et, lon dveloppera, travers une sociologie qui leur est sensible, lide que ces
mmes phnomnes primitifs, dune certaine manire, senchevtrent dans la volont, disposent
laction et sa rception, sensibilisent aux impratifs sociaux, et finalement questionnent
lpignse des sentiments sociaux et laperception intuitive des biens et des maux humains. Il y a
toujours, chez Ricur, un plan plus primitif que celui de la morale et de la politique, et partir
duquel on peut pourtant les clairer par un souci de description et de rflexion qui nous
permettent prcisment de voir se toucher, se mettre en tension et sinterpntrer ces deux plans
de ralit. Cest ce contact quil me semble important de dlimiter, en tant quil donne une
orientation ou une inclination la base du propre comme du commun. Il est dlimiter sachant
que le vouloir-vivre, cette pousse reue passivement vers la vie (qui est aussi une sensibilit
organique qui propage un mouvement vers le monde), reste particulirement quivoque au
niveau social et du vivre ensemble : il ny a pas, entre ces deux plans, affirme Ricur, de
drivation naturaliste, de tendance centrale ni de systme form sur cette base.
Les raisons dun oubli (sous le signe de lhermneutique)
Cest alors sous lgide dun retour sur ce plan plus primitif que nous dvelopperons
notre argument, non sans avoir tent de comprendre auparavant pourquoi la sociologie
interprtative ne lui a gure accord dimportance. Paradoxalement, la raison de cette ngligence
tient au parcours intellectuel de Ricur et lvolution de sa contribution la philosophie, cette
sociologie interprtative ayant principalement tenu en vue son uvre partir de la discussion
engage avec la tradition hermneutique et non pas depuis ce quil a nomm sa mthode
phnomnologique de description essentielle encore prdominante dans le premier tome de la
Philosophie de la volont o ce plan du primitif joue un rle beaucoup plus nodal que dans le reste
de son uvre.
Avant dentreprendre ce retour quelques prolongements et discussions sociologiques
de la Philosophie de la volont, il convient donc de prciser la nature du point dinflexion depuis
lequel Ricur donne tournure son anthropologie de lhomme capable. Il indique lui-mme,
propos de la csure introduite par le livre II de Finitude et culpabilit, chercher prolonger son
enqute sur la volont par une rflexion sur les expriences ressortissant la volont mauvaise,
en engageant alors une excursion dans les rgions symboliques, mythiques et potiques dans
lesquelles lexprience du mal sest inscrite.27 Cest l que Ricur installe sa mthode
dinterprtation sous le signe de lhermneutique. La question centrale devient alors celle du
dchiffrage du sens, de la mdiation de lexprience vive par le langage et les textes, de
linnovation smantique (via la mtaphore et lintrigue) et finalement de la capacit du langage
produire une manire nouvelle dhabiter le monde. Les considrations sur les figures de lhomme
capable peuvent en tre rapproches dans la mesure mme o le je peux traduit dj
lexpression dun sens manant dun sujet agissant et parlant, donnant au soi, par opposition au
moi solipsiste, une structure dialogale et un caractre rflexif indirect.
Le je peux thmatis par Ricur, en tant quil se suppose dsignable de lextrieur et
signifiant pour le monde, en tant quil garde ouvert le passage lvaluation qui rend la capacit
extensible du plan physique au plan thique, en tant, enfin, quil est toujours dj impliqu dans
les linaments dune thorie de lipsit, prsuppose un rfrent commun. Il repose sur une
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relation particulire de sens partir duquel le soi prend forme devant et par la mdiation
dautrui. Les capacits de base de lhomme capable, toujours dj prises dans une dynamique
fondatrice de lidentit personnelle, sont attestes et assumes par soi-mme, affirmes ou
promulgues auprs de, imputes devant autrui, reconnues par, etc. Elles appellent un vis--vis et
chaque compartiment dtude de ces capacits implique autrui, mettant en jeu lestime de soi et
ouvrant simultanment des registres de figuration, on pourrait dire de publicisation, travers
lequel le soi peut monter en manifestation et saffirmer (en changeant ou en maintenant
lidentit). Cest bien l, comme on la vu plus haut, quune sociologie interprtative sensible
lexpression de soi en public vient salimenter, lorsque par exemple se pose la question de la
rciprocit travers lexigence de reconnaissance pesant sur ces capacits.28 Elle y travaille, nous
lavons vu plus haut, une conception narrative pour penser lvnement social, elle insiste sur la
notion de sujet et sur lexprience qui tient lieu dvnement pour le soi, elle reprend la notion
daction partir dune smantique, elle creuse enfin les questions politiques et morale l o se
rvlent les failles de lhomme capable (o le je peux est paradoxalement mis en continuit
avec sa ngation). Enfin, cest aussi depuis la subtile diffrenciation des registres dimplication du
tiers dans la dfinition de lidentit du soi (attestation, tmoignage, imputation,) que repose un
dialogue fertile avec la question des rgimes dpreuve qualifiant et garantissant les proprits
du monde.29
Lassurance intime de pouvoir se rendre capable
Tentons dsormais douvrir plus nettement la rflexion sociologique partir de laxe du
projet phnomnologique de la Philosophie de la volont. Cela va notamment nous permettre de
nous montrer sensibles des modes dengagement dans le monde faiblement travaills par la
sociologie interprtative pour des raisons exposes plus haut, et qui rclament, entre autres
choses, une fine gradation des phnomnes corporels et affectifs que mettent en jeu diffrentes
manires de faire du commun et dy prendre part.30 La Philosophie de la volont donne penser le
niveau la fois le plus involontaire et le plus lmentaire de la conduite humaine, prcisment l
o se joue non pas la capacit avre manifeste mais, en amont, la possibilit mme de pouvoir. Il y a
l, en jeu, comme le fondement ou lassise de tout je peux. Sa description psychologique de
linvolontaire amne Ricur cerner progressivement cette assise existentielle et vitale qui ne
correspond donc pas un pouvoir dagir mais un se sentir en vie auquel on ne peut que consentir
et depuis lequel un fondement corporel vient pourtant entretenir la subjectivit et, en un sens,
beaucoup plus loin, porter lhumanit. Pour accder cette assise il faut, dit Ricur, rgresser
vers la pure vie ou descendre en moi les degrs de lexistence depuis ma libert jusqu
linvolontaire absolu, se montrer attentif ce qui se trouve en de de toute prise de position
du vouloir, renforcer une aire de signification largement indtermine et qui touche aux
sentiments vitaux qui nous rvlent cette vie qui nest plus ni motif ni pouvoir dagir, mais
condition, situation, fondement, et laquelle il nest plus possible que de consentir.31 Il y va
dun mme mouvement de rgression par dvoilement progressif des couches primitives pour
clairer les savoir-faire prforms ou inns, premier pouvoir dagir non appris sur lequel
pourra se construire linfini des gestes nouveaux.32 Cest partir de ces savoir-faire prforms
quune partie du monde sintgre au schma corporel dans un savoir de familiarit qui la fois
limite et reflte le pouvoir dune spontanit vivante. Et si lhabitude progresse passivement, par
une srie dacquisitions fiabilises dans son environnement pratique familier, elle tend
corrlativement le rapport primitif notre corps qui prcde tout savoir et tout vouloir portant
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sur la structure du mouvement. Je ne sais pas et je ne veux pas dans son dtail la structure de ce
que je peux.33
Dans le sens oppos, en remontant du plus primitif de lexprience sensible aux qualits
mmes de lhumanit auxquelles ce primitif est secrtement prsent, on peut graduellement
largir lanalyse aux problmatiques du monde commun et retracer le difficile cheminement de
ldification humaine. Cest dune certaine faon sous cet angle quil faut apprcier leffort de
Ricur pour relier, sans brisure dans lanalyse, les questions primitives du vouloir vivre ou du
dsir comme motion celles, successivement, du vouloir vivre ensemble ou du dsir de
vivre bien qui sexpriment plus clairement dans lorganisation politique et morale dune
communaut historique. Cest aussi dans les termes dune mme dmarche progressive quil faut
relever les amorces qui, partant de cette note dexistence quintroduit le corps travers un
ensemble de puissances involontaires, permettent de rejoindre sa typologie des capacits de base
situe la cl de son anthropologie de lhomme capable.
La rflexion sociologique est donc pousse, par cette rflexion sur les expriences
corporelles primitives, jusquau point o il importe de comprendre ce qui donne et consolide, en
amont des capacits, une assurance intime de pouvoir se rendre capable.34 Cette question de
lassurance intime de pouvoir nous impose lexamen de ce qui la sdimente et lui confre une
dimension denracinement et de sol porteur dans le monde prrflexif partir duquel les choses
vont pouvoir aller de soi. Ce nest donc pas au regard dun sens donn laction que la question
doit tre aborde, mais en termes de fondation dune prsomption de constance dune ralit familire
ordonne au corps percevant et, par l, capable de librer une puissance vitale de base.
Lassurance intime de pouvoir est distinguer de la confiance en soi dont Ricur fait un des
enjeux de la reconnaissance des capacits de base puisquelle permet au sujet de croire en ses
capacits et de dire sans trembler je peux. La confiance demande dj de mettre en commun
une apprciation positive, dtre ainsi dans le vis--vis dun autrui, fusse de soi-mme comme
un autre. Lassurance intime de pouvoir ne repose pas, la diffrence de la confiance, sur des
preuves objectives attestables mais sur un sentir intrieur vital qui consolide le cours habituel des
facults corporelles et se transmet donc dans des ralisations amples et aises qui vont de soi. Elle
enracine, plutt que la conscience de prendre son compte un pouvoir, la navet pr-rflexive
du moi qui se meut dans un espace pratique usuel intgr par familiarit au schma corporel. Pour
mieux cerner cet entourage familier, nous lassocions au terme porteur dhabit. Cest en
particulier la densit concrte de lespace affectif et matriel de lhabit qui confre cette assurance
intime de pouvoir.35
Lespace familier habit
Il me semble envisageable dtablir une anthropologie de lhabit attentive cette qute
primitive denracinement solide qui offre lhomme lassurance intime de pouvoir se laisser aller
dans lvidence du vivable, dans la banalit du bien portant. Il y est alors question de
comprendre lapparition et laffermissement de cette assurance partir de la continuit qui tient
lis lmergence et le sentiment du vital, les premiers savoir-faire basiques prforms et les
habitudes qui sinstallent demeure au milieu des choses rendues familires lusage. Quelque
chose vient bien toucher, travers ce fil de continuit qui se traduit dans lexprience naturelle
dun monde familier, lintime gense de lassurance de pouvoir : une mobilit facilit dans un
espace enveloppant bienveillant, un frayage dans laisance, la sdimentation de repres sensoriels
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qui consolident un attachement, un ancrage stabilis travers les choses qui vont de soi, un
refuge consolant et permettant le repos, la dtente et la rcupration de leffort, la rverie et les
parcours hasardeux de limagination, etc. Bref lhabit sdifie sur une architecture protectrice
et attachante, base porteuse dun se laisser aller en toute sret vers le monde o senracine pour
lhomme une puissance de base, une puissance involontaire et irrflchie de pouvoir.36
Pour ne pas perdre la trace de Ricur dans cette rflexion qui sest oriente vers une
anthropologie de lhabit, il faudrait dessiner une ligne qui fait se rejoindre directement les pages
de la Philosophie de la volont consacres lhabitude et son caractre de seconde nature, la partie
de La mmoire, lhistoire, loubli consacre la mmoire ancre dans lespace habit, et au rle
quelle occupe dans la phase documentaire de lopration historiographique.37 Dans le premier
ouvrage, lhabitude avance, nous dit Ricur, avec une espce de germination, sappropriant les
choses qui deviennent les prolongements habits du corps qui acquiert une puissance de
facilitation et une spontanit naturelle dont la face tnbreuse est la chute dans
lautomatisme.38 Dans le second ouvrage, le souvenir de lespace habit fournit au tmoignage
les fragments dune mmoire intime et partage entre proches, prenant pour repre ultime l ici
absolu du corps propre. Ces deux manires daborder lhabit se rejoignent dans une
phnomnologie qui, partant de lexprience vive du corps tendu un espace qui en prolonge
les proprits, met au cur de la rflexion la question de lavoir (successivement de lacquisition
de lhabitude et de lavoir-t dans le souvenir). Or, cette question qui touche lavoir et concerne
lhabiter (qui revient possder sous la modalit de la familiarit et non de la proprit) pose en
dernier lieu le problme thique du partage, savoir le partage de la responsabilit ou de la
culpabilit (dans son tude sur linvolontaire), et le partage de la mmoire travers le
tmoignage et dans le traitement que lui rserve lhistoriographie (dans le second ouvrage). Par
l, Ricur nous indique implicitement lentrelacement de lhabitation au monde commun,
limportance dun lieu habitable transitionnel, toujours intriqu avec le milieu, o prend forme
et sorganise la vie, et le domaine o lhomme affirme son caractre proprement humain.
La fragilit spatiale du maintien de soi (flure du sol et dsorientation)
Lexigence de fondement laquelle rpond la position de Ricur place cette dimension
primitive, o se trouve lassise de tout je peux, au devant du difficile chemin que parcourt
ldification du soi limit et rendu faillible par les ncessits incoercibles qui sattachent la
condition corporelle et terrestre. Difficile advenue de soi-mme o la volont ne peut se projeter
quen se laissant incliner par des motifs qui laltrent, o lhomme ne tend vers un style essentiel
quen glissant vers la faute et en consentant ne pas pouvoir tout accomplir dans les rgions de
lexprience humaine. Nous venons de souligner en italique les termes qui renvoient
laccomplissement de lhumanit de lhomme et donc, implicitement, aux charges qui lui sont
confies pour quil puisse rvler, affirmer et maintenir son soi dans un monde commun. Il est un
point o culmine lamplitude du soi, on pourrait dire lamplitude de lhumain, dans la pense de
Ricur ; il sagit du maintien de soi qui donne lidentit narrative une implication thique, qui
rend le soi comptable de ses actions devant un autre.39 Mais au fil de notre argument, on a pu
entrevoir comment lespace affectif et matriel stabilis de lhabit donne une consistance au
maintien de soi dune manire diffrente que ne le fait la narration du rcit. Il y a, pour reprendre
lopposition polaire propose par Ricur entre le caractre et lipsit, et pour modifier
sensiblement la hirarchie quil tablit en faveur de lipsit, une dimension primitive de
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lexprience sensible fonde et assure dans une stabilit ou une permanence (mmet) sur
laquelle le soi ou lipsit doivent pouvoir pralablement prendre appui pour stablir dans la
promesse.40 Cette dimension primitive assure dans la permanence laisse alors se manifester ce
qui, du vivant, se maintient et se reconnat dans le caractre (une certaine disposition thymique
devant la vie, une forme dhumeur constante qui marque lhorizon arrire du caractre). Et cette
pointe fidle de vivant en lhumain nest jamais si expressive que lorsque la personne se laisse
familirement aller, ou, comme on dit, se dcharge, diffusant, en quelque sorte, une sensibilit
organique propre sur le monde.
De manire continuer dapprofondir notre discussion sur lanthropologie de lhomme
capable, et marquant au passage un lieu crucial dinvestigation pour la piste sociologique que
nous proposons, il me semble important den venir au problme que pose la fragilisation de
lhabit, et la menace quelle fait peser sur lassurance intime de pouvoir. Plus loin, cest en effet
toute une comprhension sociologique de la faillibilit humaine qui est mise en jeu, et notamment
au regard de la prise en charge institutionnelle qui pourrait lui tre adresse et qui marque les
formes varies de solidarits dont les socits font preuve. Commenons par replacer cette
menace pesant sur lassurance intime de pouvoir face au thme de lhomme capable en regardant
comment Ricur envisage la vulnrabilit des diffrentes capacits. Son analyse de la fragilit
humaine sengage par la discussion des formes dincapacit qui minent chacun des quatre
faisceaux de pouvoir-faire, donnant la souffrance le sens dune diminution de la puissance
dagir.41 Il y a, dit-il, des mutilations basiques (ne pas pouvoir dire, faire, promettre, se tenir
responsable) qui mettent en pril lattestation de soi auprs dautrui, ruinant la confiance en soi
et faisant que le souffrir se donne conjointement comme altration du rapport soi et du rapport
autrui. Mais en de de laxe soi-autrui partir duquel se reconnat lexprience humaine
universelle du souffrir, dans lintime rserve de lespace familier habit, on peut dceler un
ensemble de phnomnes qui nest pas en mesure de sinscrire sur cet axe. Phnomnes dont le
retentissement pour autrui nest souvent ni parfaitement intelligible, ni parfois mme perceptible
du point de vue extrieur, mais qui pourtant branlent le sol affectif o sappuyer et fragilisent
pour finir lassurance intime de se rendre capable de quoique ce soit. Alors que Ricur parle
dune intensification du soi dans la souffrance (qui semble alors exister vif), on pourrait ici
voquer, par contraste, la flure discrte quintroduit la souffrance sur le sol de llan vital, la
plainte ou le gmissement seffaant mesure que, ne sachant plus o sarrimer, lhomme se
dfait tandis que le vivant en lui spuise subrepticement dans lexprience qui laffecte.
Mais comment alors prend forme cette faillite de lassurance intime de pouvoir mise en jeu
par leffondrement de lespace familier habit? Deux pistes peuvent tre ici explores. Cest dun
ct une disposition aller vers le monde, un allant ou une avenance, qui prcde en quelque
sorte lexprience hors de soi, qui est mise en question. Les ressorts affectifs affaiblis confinent
rester en de de soi, vivre les preuves pniblement, aborder le monde sur la modalit
retenue de linhibition. Cest de lautre ct une orientation du soi qui est mise en question par la
dsorganisation de la stabilit des ancrages, par laltration des paysages du monde familier et
lappauvrissement de la topographie affective lmentaire. Dans les deux cas lmergence de la
sphre intersubjective est dune certaine manire compromise dans sa dimension de rapport en
public, la fois par une fatigue sexposer quexprime le repliement du soi et une difficult
trouver des repres relationnels lorsque le soi se retrouve dsorient par la dstabilisation
profonde ou la destruction des ancrages affectifs.
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Lhomme dfait face au monde commun
Ce que nous venons de nommer la dimension intersubjective dans sa dimension de
rapport en public fait entrer en scne un jeu de questions plus directement sociales ou
sociologiques. Cest ici que peut stablir une rflexion que nous avons dsigne par ailleurs
comme tant place sous lhorizon du ne plus habiter et de lhomme dfait.42 Les attaches
affectives familires dfaites, et lassurance premire dtre en mesure de pouvoir se trouvant
fragilise, le social est mis en question parce que linvestissement dans le monde et dans
lexistence, et parce que lengagement envers le commun, sont eux-mmes interrogs dans la
limite de ce quils exigent de lhomme. Et cest alors prcisment lexigence capacitaire que requiert
toute participation au monde commun quil convient danalyser pour envisager ces limites o
pointe un lieu majeur de la fragilit humaine. Par exemple, le maintien de soi est dautant moins
assur, lorsque se dfait lespace affectif et matriel stabilis de lhabit, que les structures
anthropologiques de lespace collectif sont plus individualisantes et autonomisantes, moins
protectrices et soutenantes.
Si la fragilisation de lassurance intime de pouvoir se rendre capable et du rapport affectif
scurisant de base qui limplique manifestent un phnomne universellement problmatique (qui
alimente dailleurs la dissymtrie initiale entre les hommes), sa rception, sa prise en charge et
son traitement varient, quand eux, selon les figures plurielles du commun et du diffrend.43
Ds lors, il reste savoir comment la dsorientation ou le repliement en de du soi, dont on a vu
quils pouvaient dpendre de cette assurance fragilise par le dfaut dhabit, mettent en
question et en pril le vouloir vivre ensemble et le dsir de vivre bien la base de toute vie
commune. En troublant lorientation et lintensit de ce vouloir et de ce dsir, cette perte
dassurance de pouvoir soulve une proccupation qui dj interpelle le pourquoi et du vivre-
ensemble et le comment du vivre bien. Et puisque, comme le rappelle si souvent Ricur, entendre se
dire ces questions confine poser celle des institutions justes, cela implique de faire la sociologie
des manires dont cet espace familier habit est envisag du point de vue dun tiers extrieur qui
en fixe et donc en institue le sens.
La faillite du soin dans lexprience historique des politiques de capacitation
Cest sur ce fond dintelligibilit des institutions quune enqute sur les politiques
sociales a tent dexplorer de manire systmatique cet horizon du ne plus habiter.44 Cette enqute
a fait lobjet dune rflexion suscite par le problme du refus dhbergement des sans-abri
propos duquel une quipe de chercheurs de lObservatoire du Samusocial minvitait rflchir
avec eux.45 Il y tait question dapprhender les dimensions thico-pratiques du geste de soin
engag dans laide sociale par une phnomnologie applique aux expriences limites de la
survie.46 En passant par les tats limites auxquels saffrontent les quipes mobiles (dlires
profonds, brit avanc, puisement radical, etc.), il sagissait non seulement de voir ce qui, de la
fragilit humaine, pouvait encore tre mis en partage, mais aussi denvisager comment la tonalit
normative de la politique sociale tait amene ici se dvoiler lpreuve du seuil de son
hospitalit. Le recours lexamen dune vingtaine de prises de vue vido ralises au cours de
lhiver 2006-2007 auprs dune quipe de nuit du Samusocial a dabord permis de contribuer
leffort descriptif visant cerner une activit professionnelle dont la complexit concernait au
premier chef la perte progressive ou brutale, pour les sans-abri, de leur capacit premire
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vouloir et pouvoir faire lexprience du contact avec autrui.47 Cela supposait des intervenants
sociaux une apprhension dlicate de la situation, dans un rgime inhabituel dinter-affectivit
situe, en quelque sorte, sous les exigences de linteraction en public que rclame normalement
tout service lusager. Le tact professionnel engag dans la pratique professionnelle soignante se
dirigeait alors vers le problme de la vitalit affecte de la personne de manire pouvoir
apprhender certains tats limites manifestant une perte radicale de lassurance intime de
pouvoir. Ltat dabdication et de rgression dans lesquels le sans-abri avait pu sombrer affichait
un resserrement extrme de son ouverture au monde et de la temporalisation de sa prsence, de
son quoi et de son comment faire dans le monde commun. La surface de contact tait ainsi rendue
troite et hermtique : les prises affectives qui auraient permis douvrir cette surface taient
trouves avec peine, lhorizon dexpriences passes ou futures quemportaient les intervenants
se disloquaient devant une attitude rive au prsent immdiat et fige dans des routines de
survie endurcies. Aussi, dans ces cas limites que nous avons cherch observer, le refus de
lhbergement durgence adress aux quipes mobiles devait bien souvent tre soigneusement
distingu du simple rsultat dun choix volontaire avec lequel on pouvait le confondre,
notamment cause de la prsence dun protocole obligatoire labor sur le consentement
inform lhbergement. La manifestation confuse de refus semblait plutt sapparenter une
affection existentielle48, une qute non motive de spatialit dancrage, de rester ainsi
accroch quelques lambeaux dhabitation, ou bien encore, la perturbation de la puissance
vitale porteuse, au brouillage du sentiment dvidence naturelle, lenrayement du se laisser aller
auprs dautrui.
Mais cette enqute avait aussi pour objet de revenir de manire plus critique sur
laffirmation progressive dune politique sociale libralise qui aujourdhui marque de son
empreinte lexprience historique de lexclusion sociale, et daller discuter les sources de
lgitimation des dispositifs de prise en charge et du discours politique et moral qui encadre la
structure dontologique de lintervention sociale. Et cest dans lmergence graduelle de
moments o la perte de lassurance intime de pouvoir sindexe sur des rticences confuses, des
troubles du sentiment vital, des formes de dysrythmie ou de dissonance atmosphrique, que cette
lecture critique pouvait sengager en suivant les acteurs et sur la base de ce que le soin ou laide
institutionnelle sautorisent faire en situation, au risque dune dshumanisation de la personne.
Dans la vise explicite de renforcer la libert de pouvoir de lusager par le dispositif du
consentement lintervention, se dessine alors, de manire paradoxale, un excs dexigence
capacitaire et par l un niveau subtil de coercition dont la lgitimit doit rester tenue pour
discutable.
Aux limites de lapproche pragmatique : une autre comprhension de lhumain
En prsentant en quelques lignes cette tude ralise auprs la population la plus abme
des sans-abri, observe de surcrot dans des tats-limites et de crise qui sont souvent
temporellement limits, jai voulu donner un sens ma lecture de la Philosophie de la volont qui
ma permi pralablement de rflchir sur ce que jai intitul lespace habit que rclame
lassurance intime de pouvoir. Ici, prise dans toute sa largeur smantique, la notion de pouvoir a
permis de retrouver lanalyse que Ricur poursuit sur le thme de lhomme capable afin den
discuter une limite. Lanthropologie de lhomme capable dlimite des pouvoirs de base qui
tablissent lagent humain au rang de son humanit. Celle-ci suppose la double mergence du soi
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(qui se reconnat un pouvoir) et dun autrui (qui certifie ce pouvoir au regard dun monde
commun). Voil dans quelle mesure le je peux (s)avance toujours avec une confiance assure.
Mais en procdant ainsi, nous avons remarqu que Ricur laisse sensiblement en marge de
lanalyse le plan du vital. Jai voulu alors, dans mon argument, revenir sur linterdpendance de
lordre du vital et de lordre de lhumain qui est pourtant initialement souligne dans la
Philosophie de la volont. Il y apparait notamment la description dexpriences primitives, et jai
voulu introduire la notion despace familier habit pour garder en vue un lieu privilgi o le
sentiment du vital est prserv mais o ces expriences sensibles primitives entretiennent dj un
rapport plus direct et complexe la vie commune que ce que dsigne et suppose le milieu
ambiant o squilibre la vie. Jai ainsi plac cet espace familier habit au rang dun espace
transitionnel entre ce milieu ambiant et le domaine public o spanouit toute lamplitude
humaine travers ses capacits reconnues. En amont de la confiance dtre capable (de prsenter
des capacits qui connotent explicitement le proprement humain), on doit pouvoir envisager
lexistence dune assurance intime de pouvoir se rendre capable (comme sil fallait dabord tre assur
de pouvoir pouvoir). Cette existence en amont prsuppose lespace habit o se manifeste la
constance dune ralit familire et o souvre un monde qui sintgre au schma corporel sur le
mode de lvidence naturelle. Voil prcisment ce qui est fragilis chez ces sans-abri qui refusent
le soin et qui se montrent la fois dsorients dans lespace rationnel de la prise en charge et en
retrait dans le contact relationnel qui prside au soin. Lhabitation lamine ou anantie a
contribu a ouvrir une brche dans lassurance intime de pouvoir, resserrant lespace relationnel sur
une zone dinsensibilit, ultime rempart pour se protger davoir aller de lavant et devoir faire
progresser un pouvoir dans lexprience du monde.
Il reste envisager pourquoi la sociologie, et notamment la sociologie interprtative
dinspiration pragmatiste dont il a t question en dbut darticle, nenvisage pas, ou peut-tre
mme nglige, ce qui se joue partir de cet espace familier habit et de son altration ou sa ruine.
Cette ruine est lhorizon sur lequel prend forme un puisement capacitaire, o steignent les
ressorts vitaux de lactivit et sestompe la constance dune ralit familire naturalise qui
facilite le laisser-aller vers le monde. Or le dveloppement tout en rgression de lpuisement
capacitaire est en tout point oppos ce que soutient, dans sa radicalit, lidologie du
pragmatisme, qui valorise lexprience et prsuppose par l que toute exprience dploie une
dynamique gnreuse par laquelle se cumulent des capacits individualises de toute sorte.
Lexprience est avant toute chose une exprience acquise tout en tant pleinement subie, et en ce
sens, mme le subir continue de dispenser la promesse dune positivit. Et symtriquement, laxe
de valeur pragmatiste fond par lexprience avance une pointe de mpris sur tout phnomne
susceptible de ralentir le flux de lexprience, de bloquer son dveloppement et sa logique
dimplication expansive. La mprisant dans son idologie la plus radicale, le pragmatisme en
prend mal la mesure, et il reste plutt dsempar devant un phnomne tel que lpuisement
capacitaire dont la logique propre supposerait de prter attention au blocage devant lexprience,
lappauvrissement de lespace de contact, la ptrification de tout lan vital ou la rgression
des capacits engages dans linteraction.49 Or, lvolution mme des politiques dempowerment,
dont on peut dire avec J.-L. Genard quelles partagent lanthropologie capacitaire du courant
pragmatiste, continuent de miser sur cette logique dimplication expansive et individualisante
qui est en attente incessante de formation de capacits.50 Un malaise profond provenant de
lexercice de ces politiques daide tient au fait quelles maintiennent cette logique, mme en
rduisant les exigences de capacitation auprs des usagers les plus fragiliss. Il reste se
demander alors, jusque dans quelle mesure cet homme capable idalement requis et vis par les
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politiques sociales, devant affirmer son humanit travers des capacits lautonomie, ne se
montre pas aussi, dun autre point de vue, comme tant fondamentalement dficitaire.51
Dficitaire au sens o ce qui rassure lintervenant qui le prend en charge, ce qui lui donne des
garanties defficacit de son intervention, ne satisfait pas des aspirations plus profondes ou plus
primitives auxquelles la personne sans-abri est pourtant sensible dans ce quelle vit : un dsir
puissant dhabitation, dancrage et de sol porteur, de sensation de pouvoir se laisser aller, sans
chercher produire une action ou devoir rpondre la vise dobjectifs. Il ne sagit pas
datteindre alors une grandeur humaine atteste par des capacits lautonomie, mais
simplement de retrouver une diversit primitive dans lexprience, et un rapport plus primitif
la source de nos liens avec le monde, qui replace lordre du vital dans sa fonction porteuse
dhumanit et lordre de lhumain dans sa dpendance au vital.
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1 Nicolas Dodier, Les appuis conventionnels de l'action: Elments de pragmatique sociologique, Rseaux
62 (1993): 63-85; Franois Eymard-Duvernay, Olivier Favereau, Andr Orlan, Laurent Thvenot &
Robert Salais, Valeurs, coordination et rationalit: trois thmes mis en relation par lconomie des
conventions, in Lconomie des conventions: Mthodes et rsultats, ed. F. Eymard-Duvernay (Paris:
La Dcouverte, 2006), 23-44; Marc Breviglieri et Joan Stavo-Debauge, Le geste pragmatique de la
sociologie franaise: Autour des travaux de Luc Boltanski et de Laurent Thvenot, Antropolitica 7
(1999): 7-22.
2 Cf. le chapitre 2 de Laurent Thvenot, Laction au pluriel: Sociologie des rgimes dengagement (Paris:
La Dcouverte, 2006).
3 Paul Ricur, Soi-mme comme un autre (Paris: ditions du Seuil, 1990).
4 Jean-Louis Genard, La grammaire de la responsabilit (Paris: Les Editions du Cerf, 1999); Alain
Erhenberg, La fatigue dtre soi (Paris: Odile Jacob, 1998).
5 Luca Pattaroni, Politiques de la responsabilit: Promesses et limites dun monde fond sur lautonomie
(Genve: thse de doctorat, 2005); Fabrizio Cantelli et Jean-Louis Genard, eds., Action publique et
subjectivit (Paris: MSH, L.g.d.j., 2007); Marc-Henry Soulet, Une solidarit de responsabilisation? in
Le travail social en dbats, ed. Jacques Ion (Paris: La Dcouverte, 2005), 86-103.
6 Dispositifs la fois managriaux, participatifs, de mdiation ou daccompagnement ducatif et social;
Thomas Perilleux, Les tensions de la flexibilit: Lpreuve du travail contemporain (Paris: Descle de
Brouwer, 2001); Romuald Normand, Lcole normale: Disciplines, pdagogies et politique
(Sarrebruck: Editions Europennes, 2010); Luca Pattaroni, Les comptences de l'individu: travail
social et responsabilisation, in Faire face et sen sortir, eds. V. Chtel et M.-H. Soulet (Fribourg:
Editions Universitaires, 2002), 107-114.
7 Paul Ricur, Autonomie et vulnrabilit, in Le Juste 2 (Paris: ditions Esprit, 2001), 91.
8 Luc Boltanski Leffet Ricur dans les sciences humaines, Esprit (Mars-avril 2006): 49-54.
9 Patrick Pharo et Louis Qur ed., Les formes de laction: Smantique et sociologie (Paris: d. de
lEHESS, Raisons pratiques 1, 1990).
10 Cf. notamment, dans la premire livraison des Raisons pratiques, les articles de Michel Barthlmy,
Nicolas Dodier et Louis Qur.
11 Michel de Fornel et Louis Qur eds., La logique des situations: Nouveaux regards sur lcologie des
activits sociales (Paris: d. de lEHESS, Raisons pratiques 10, 1999).
12 Par exemple, dans un texte qui reprend le tmoignage de Primo Levi dans Si cest un homme, Johann
Michel propose une lecture o ce trajet dintriorisation pose son empreinte sur le tragique de laction.
Il fait merger dans son analyse une agonistique maximale du plan pratique: lexpression effrayante
des conditions de vie concentrationnaires contrastent avec des capacits dadaptation secondaire
qui permettent le maintien fbrile dune identit et gnrent de fait des vnements la source du
rcit. Johann Michel, L'identit personnelle l'preuve de l'exprience concentrationnaire: essai de
microanalyse de Si c'est un homme de Primo Levi, Social Science Information 44 (4) (2005): 655-
682.
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13 Louis Qur, Le public comme forme et comme modalit dexprience, in Les sens du public: Publics
politiques, publics mdiatiques, eds. D. Cefa et D. Pasquier (Paris: PUF/CURAPP), 113-135; Cdric
Terzi, Lexprience constitutive des problmes publics. La question des fonds en dshrence, in Le
public en action: Usages et limites de la notion despace public en sciences sociales, eds. C. Barril et
al. (Paris: LHarmattan, 2003), 25-50.
14 Philippe Gonzalez, Voix des textes, voies des corps: Une sociologie du protestantisme vanglique
(Fribourg: thse de doctorat, Universit de Fribourg et EHESS, 2009); Cdric Terzi, Quavez-vous fait
de largent des juifs? Problmatisation et publicisation de la question des fonds juifs et de lor nazi
par la presse suisse, 1995-1998 (Paris: thse de doctorat, EHESS, 2004).
15 Renaud Dulong, Le tmoin oculaire: Les conditions sociales de lattestation personnelle (Paris: d.
EHESS, 1998); Cdric Terzi et Alain Bovet, La composante narrative des controverses politiques et
mdiatiques: Pour une analyse praxologique des actions et des mobilisations collectives, Rseaux
132 (2005): 111-132; Anna Borisenkova, Narrative Refiguration of Social Events Paul Ricurs
Contribution to Rethinking the Social, tudes Ricuriennes/Ricur Studies 1 (1) (2010): 87-98.
16 Michle Leclerc-Olive, Le dire de lvnement (biographique) (Lille: Presses du septentrion, 1997);
Muriel Gilbert, Lidentit narrative: Une reprise partir de Freud de la pense de Paul Ricoeur
(Genve: Labor & Fides, 2001); Corinne Squire, lire les rcits in La socit biographique: une
injonction vivre dignement, eds. I. Astier et N. Duvoux (Paris: LHarmattan, 2006), 55-71.
17 Michal Pollak, Lexprience concentrationnaire: Essai sur le maintien de lidentit sociale (Paris:
Mtaili, 1990); Pascale Pichon et Tierry Torche, Sen sortir: Accompagnement sociologique
lexploration autobiographique dun ancien SDF (Saint-Etienne: Presses Universitaires de Saint-
Etienne, 2010).
18 Viviane Chtel, Linexistence sociale: essai sur le dni de lautre (Fribourg: ditions Universitaires de
Fribourg, 2008); Jos Manuel Resende et Alexandre Cotovio Martins, La mdecine palliative et la
suspension des jugements dordre gnral dans un rgime de proximit: entre gurir et soigner, in
Actes ducatifs et de soins, entre thique et gouvernance, eds. Felix et Tardif (2010). URL:
http://revel.unice.fr/symposia/actedusoin/index.html?id=649; Pedro Jos Garcia Sanchez, De ville
en cit: La (re)connaissance de la vulnrabilit, in La reconnaissance lpreuve: Explorations socio-
anthropologiques, eds. Jean-Paul Payet et Alain Battegay (Lille: Presses du Septentrion, 2008), 277-
284.
19 Le terme de primitif, bien que discret dans lanalyse, est dissmin dans lensemble de luvre de
Ricur. Ds les deux tomes de la Philosophie de la volont, il se subdivise en deux niveaux de
phnomnes: dun ct il est question d expriences sensibles primitives qui expriment des valeurs
de niveau vital et orientent ou disposent le corps dans les premires composantes de la vie en
commun, dun autre ct, il est question des symboles primitifs du mal ou encore de la fonction
primitive du symbole travers laquelle lhumanit inscrit son exprience du mal moral. J. Michel a fait
usage du terme dans ce second sens en travaillant sur lidologie dont il a cherch dvoiler la
fonction primitive encadre par la mdiation symbolique de laction. Cest toutefois le premier sens
http://revel.unice.fr/symposia/actedusoin/index.html?id=649
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qui inspirera notre rflexion dans le prsent article. Nous ne parlerons pas ici de la composition
possible entre ces deux acceptions, rservant cela pour un travail ultrieur. Johann Michel, Le
paradoxe de lidologie revisit par Paul Ricur, Raisons politiques 11 (3) (2003): 149-172.
20 Paul Ricur, Philosophie de la volont 1. Le volontaire et linvolontaire (Paris: Aubier, 1988 [1950]),
397.
21 On pourra regarder avec intrt un essai de R. Legros qui se penche sur les deux traditions de la
pense occidentale (les Lumires et le romantisme) qui ont le plus clairement tent de dfinir lide
dhumanit et les exigences pesant sur lhomme pour laccomplir: Robert Legros, LIde dhumanit
(Paris: Editions Grasset & Fasquelle, 1990).
22 Ricur, Philosophie de la volont 1, 117.
23 Ricur, Philosophie de la volont 1, 82 et 386.
24 Hubertus Tellenbach, La mlancolie (Paris: PUF, 1979), 84.
25 Paul Ricur, La critique et la conviction (Paris: Calmann-Lvy, 1995), 175. Litalique est ajout par moi.
26 Ricur, Philosophie de la volont 1, 219.
27 Paul Ricur, Philosophie de la volont 2: Finitude et culpabilit (Paris: ditions Points, 2009 [1960]).
28 Marcel Hnaff, Le prix de la vrit le don, largent, la philosophie (Paris: Seuil, 2002); Paul Ricur,
Parcours de la reconnaissance: Trois tudes (Paris: Stock, 2004).
29 Nous retrouvons ici un lieu fort du dialogue que Ricur a entretenu avec les auteurs des Economies de
la grandeur: Luc Boltanski et Laurent Thvenot, De la justification: Les conomies de la grandeur
(Paris: Gallimard, 1991). Un ensemble dautres points de dbat et de convergence est prsent dans
larticle de Laurent Thvenot livr dans le prsent numro.
30 Thvenot, Laction au pluriel.
31 Ricur, Philosophie de la volont 1, successivement 399, 86 et 219.
32 Ricur, Philosophie de la volont 1, 217-219.
33 Ricur, Philosophie de la volont 1, 269.
34 Il ne sagit donc pas ici de traiter de la confiance assure qui accompagne laffirmation je peux, mais
de ce qui ressortit plutt de sa condition de possibilit. Par ailleurs, nous voulons donner la notion
de pouvoir une amplitude maximale, refusant den faire lotage de lusage gnrique quen font
notamment les sciences politiques, et plaant sur une ligne de continuit: le pouvoir politique (que
Ricur envisage dans la continuit dArendt comme volonts plurielles de vivre-ensemble), la
capacit (et le pouvoir reconnu de dire je peux), et lassurance intime de pouvoir (et le
consentement intuitif une spontanit nourricire qui incline ouvrir un espace de potentialit).
35 Cette dmarche prend appui sur le rgime dengagement dans la familiarit intgr la sociologie des
rgimes dengagement de L. Thvenot (Thvenot, Laction au pluriel). Cest partir de ce rgime que
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jai tent de mettre en place un projet systmatique consistant replacer au cur des questions
sociales et humaines, travers les trois domaines dtudes que sont lusage, lhabit et le soin, la
difficile question des relations de proximit dans la vie commune (Marc Breviglieri, Lusage et
lhabiter: Contribution une sociologie de la proximit (Paris: thse de doctorat, EHESS, 1999)). Je
souligne aussi lchange de longue date avec O. Abel sur la question de lhabiter et plus loin: Olivier
Abel, Habiter la cit, Autres temps 46 (1995): 31-42.
36 On reviendra ds aprs sur lenjeu fondamental dune comprhension de lanantissement ou de la
dislocation du monde habit et la plonge dans langoisse quils supposent. Un ensemble de gestes
basiques quon a lintime assurance de pouvoir raliser (sans en passer par la reconnaissance
dautrui), - bouger son corps sans chuter, avoir faim et manger, se reposer et trouver le sommeil,
(etc.) -, sont ici questionner en ce quils peuvent perdre leur vidence naturelle cause du
rtrcissement de la sphre existentielle de lespace familier habit. Souvre un espace de dialogue
avec une anthropologique philosophique ou une psychopathologie phnomnologique qui, prenant au
srieux lrosion du sentiment vital ou la perte de lvidence naturelle, contribue la comprhension
de lerrance existentielle et de la dtrioration de lexprience commune (Wolfgang Blankenburg, La
perte de lvidence naturelle: Une contribution la psychopathologie des schizophrnies pauci-
symptomatiques (Paris: PUF, 1991); Tellenbach, La mlancolie). Notons au passage limportance que
lcole francophone de ce courant accorde la pense de Ricur (Jeanine Chamond, Les directions de
sens: Phnomnologie et psychopathologie de lespace vcu (Argenteuil: Le cercle hermneutique,
2004); Georges Charbonneau, Introduction la psychopathologie phnomnologique, t.1 (Paris: MJW
Fdition, 2010).
37 Paul Ricur, La mmoire, lhistoire, loubli (Paris: ditions du Seuil, 2000). Nous mettons de ct ici sa
rflexion, un peu plus distante de notre propos, sur la comprhension de la ville et de larchitecture
comme rcits (Paul Ricur, Architecture et narrativit, Urbanisme 303 (1998): 44-51). Nous
regrettons aussi de ne pas avoir eu sous les yeux avant la rdaction de cet article la thse de Hye-
Ryung Kim, Habiter: perspectives philosophiques et thiques. De Heidegger Ricur (Strasbourg:
thse de doctorat, Universit de Strasbourg, 2011).
38 Ricur, Philosophie de la volont 1, 273; voir aussi: Claire Marin, Ltre et lhabitude dans la
philosophie franaise contemporaine, Alter 12 (2004): 149-172.
39 Ricur, Soi-mme comme un autre.
40 Rappelons que Ricur ne fait pas quopposer les deux termes, mais soccupe aussi de les faire tenir
ensemble, prcisment travers sa thorie de lidentit narrative. Leffort, dans la prsente analyse,
consiste en un sens relever limportance du ple de la mmet, ce qui sera dautant plus apparent
lorsque nous nous pencherons sur la question de laltration de lespace habit.
41 Ricur, Autonomie et vulnrabilit, 89; Paul Ricur, La souffrance nest pas la douleur, Autrement
142 (1994).
Marc Breviglieri
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42 Marc Breviglieri, L'horizon du ne plus habiter et l'absence du maintien de soi en public, in Lhritage
du pragmatisme: Conflits durbanit et preuves de civisme, eds. Cefa et Joseph (La Tour dAigues:
ditions de lAube, 2002), 319-336.
43 Je renvoie au programme de recherche de L. Thvenot consacr la comparaison des grammaires du
commun et du diffrend: Laurent Thvenot, Autorits lpreuve de la critique. Jusquaux
oppressions du gouvernement par lobjectif, in Quel prsent pour la critique sociale?, ed. B. Frre
(Paris: Descle de Brouwer, paratre).
44 Elle rejoint par ailleurs deux autres enqutes portant sur le mme horizon du ne plus habiter: lune sur
le dplacement migratoire et lhomme dracin, lautre sur la dislocation du monde familier de
ladolescent travers les preuves qui le font hsiter devant les attendus de grandeur et de maturit
propres lge adulte. Marc Breviglieri, De la cohsion de vie du migrant: dplacement migratoire et
orientation existentielle, Revue Europenne des Migrations Internationales 26: 57-76; Marc
Breviglieri, Ouvrir le monde en personne. Une anthropologie des adolescences, in Adolescences
mditerranennes: Lespace public petits pas, eds. M. Breviglieri et V. Cicchelli (Paris: LHarmattan,
2007), 19-60.
45 douard Gardella, Erwan Le Mner et Chlo Mondm, Les funambules du tact: Une analyse des cadres
du travail des EMA du Samusocial de Paris (Paris: Observatoire du Samusocial, 2007). Une
ethnographie plus systmatique de laide durgence aux sans-abri de Paris a ensuite t mise en
place: Daniel Cefa et douard Gardella, Lurgence sociale en action: Ethnographie du Samusocial
(Paris: La Dcouverte, 2011).
46 Natalie Depraz, Comprendre la phenomenologie: Une pratique concrte (Paris: Armand Colin, 2006).
47 Marc Breviglieri, Le corps empch de lusager (mutisme, fbrilit, puisement): Aux limites dune
politique du consentement inform dans le travail social, La voix des acteurs faibles: De lindignit
la reconnaissance, ed. J.-P. Payet, F. Giuliani & D. Laforgue (Rennes: PUR, 2008), 215-229.
48 Hans Lipps, Recherches pour une logique hermneutique (Paris: Vrin, 2004).
49 Ces arguments lis au problme pos par laffaiblissement et la dfaillance humaine lanalyse
pragmatique, problmes qui concernent aussi la ralisation des politiques dites de capacitation, ont
t dvelopps dans: Marc Breviglieri, Penser la dignit sans parler le langage de la capacit agir,
in La reconnaissance lpreuve: Explorations socio-anthropologiques, ed. J.-P. Payet et A. Battegay
(Lille: Presses du Septentrion, 2008), 83-92. Ils ont t par la suite repris par J. Stavo-Debauge qui
les a travaills au profit dune enqute sur la difficile mobilisation daccidents du travail: Joan Stavo-
Debauge, Des vnements difficiles encaisser: Un pragmatisme pessimiste, in Lexprience des
problmes publics, ed. D. Cefa et C. Terzi (Paris: d. de lEHESS, Raisons pratiques 22, 2011), 191-
224.
50 Jean-Louis Genard, Une rflexion sur lanthropologie de la fragilit, de la vulnrabilit et de la
souffrance in Destins politiques de la souffrance, ed. T. Prilleux et J. Cultiaux (Toulouse: ERES,
2009), 27-45.
Lespace habit que rclame lassurance intime de pouvoir
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51 Dune manire comparable, Ricur dit que ladulte est dficitaire au regard de ce que lhomme perd de
ladolescence en la quittant: Ricur, Philosophie de la volont 1, 404.