United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization
Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture
L’éthique économique : une contrainte méthodologique et
une condition d’effectivité des droits humains
par
Patrice MEYER-BISCH
Philosophe Coordonnateur de l'Institut interdisciplinaire
d’éthique et des droits de l’homme Université de Fribourg (Suisse)
Secteur des Sciences sociales et humaines
United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture
L’éthique économique : une contrainte méthodologique et
une condition d’effectivité des droits humains
par
Patrice MEYER-BISCH
Philosophe Coordonnateur de l'Institut interdisciplinaire
d’éthique et des droits de l’homme Université de Fribourg (Suisse)
Programme interdisciplinaire Ethique de l’économie Secteur des Sciences sociales et humaines
Economie Ethique N°5 SHS-2003/WS/36
Les idées et opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’UNESCO et n’engagent pas l’Organisation. Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n’impliquent de la part de l’UNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones, ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites. Publié en 2003 par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture 7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP © UNESCO 2003 Printed in France (SHS-2003/WS/36)
Economie Ethique N°5
i
« Le concept de l’humanisation de la mondialisation est de fait une expression moderne des obstacles qui se dressent à l’aube du nouveau siècle, sur la voie d’un développement humain partagé. Il touche autant à l’économie qu’à la préservation des cultures. Il concerne la façon dont l’humanité relèvera ses propres défis et prendra des mesures respectueuses des valeurs humaines fondamentales qui sont au cœur de la paix. Pour l’UNESCO, ce concept commande que l’Organisation jette des ponts en direction des autres acteurs concernés du système des Nations Unies, des institutions de Bretton Woods (la Banque mondiale et le Fond monétaire international), de l’Organisation mondiale du commerce et des organisations non gouvernementales, en vue de l’adoption et de la mise en pratique de l’humanisation de la mondialisation. En particulier, si elle veut que ce concept soit pris en compte véritablement, l’Organisation se doit d’être la source de la prise de conscience, par les institutions de Bretton Woods, des impératifs éthiques et moraux d’un développement "à visage humain". »
Equipe spéciale de réflexion sur l’UNESCO au XXIè siècle Conseil exécutif de l’UNESCO
« Au moment où se dessinent les contours d’un système qui, en deçà et au delà des relations inter-étatiques, devient à proprement parler mondial, le besoin se fait sentir, dans de nombreux domaines de la vie économique, sociale et culturelle, de définir de nouvelles règles du jeu, d’établir des normes et des principes de régulation, ou tout simplement de fonctionnement, qui puissent être acceptables pour tous, parce qu’ils reposent sur des valeurs reconnues et partagées par tous. »
Koïricho Matsuura Directeur général de l’UNESCO
« Les idéaux de justice sociale n’ont cessé de refaire surface en dépit des obstacles auxquels se sont successivement heurtés les divers projets visant à les appliquer. »
Amartya Sen Prix Nobel d’économie
« Nous sommes une communauté mondiale, et comme toutes les communautés, il nous faut respecter des règles pour pouvoir vivre ensemble. Elles doivent être équitables et justes, et cela doit se voir clairement. Elles doivent accorder toute l’attention nécessaire aux pauvres comme aux puissants, et témoigner d’un sens profond de l’honnêteté et de la justice sociale. Dans le monde d’aujourd’hui, elles doivent être fixées par des procédures démocratiques. Les règles qui régissent le fonctionnement des autorités et institutions de gouvernements doivent garantir qu’elles prêtent l’oreille et qu’elles répondent aux désirs et aux besoins de tous ceux qu’affectent les mesures et les décisions qu’elles prennent. »
Joseph Stiglitz Prix Nobel d’économie
ii Economie Ethique N°5
Présentation
Dr Ninou Garabaghi Responsable du Programme interdisciplinaire
Ethique de l’économie UNESCO
La Stratégie à moyen terme de l’UNESCO pour 2002-2007, a pour thème fédérateur « humaniser la mondialisation ». Le nouveau programme interdisciplinaire Ethique de l’économie a été conçu et développé au titre de ce thème fédérateur. Il a pour objet de susciter et de soutenir les initiatives qui tendent à la définition, la promotion et la diffusion dans la vie économique de valeurs éthiques susceptibles de contribuer à l’humanisation de la mondialisation. Un premier état des lieux liminaire de la problématique de l’humanisation de la mondialisation économique et des initiatives en matière de promotion de valeurs éthiques dans la vie économique a été réalisé au cours du biennium 2000-2001. Cet état des lieux liminaire a permis, entre autres, d’élaborer à des fins analytiques et pratiques une définition de la notion d’économie éthique qui a servi de base à la formulation de l’objectif du programme.
Forgé dans le cadre du paradigme du « développement humain durable et partagé »1, le concept d’économie éthique se présente aujourd’hui avec pour objet la définition, la promotion et la diffusion dans la vie économique de règles du jeu, de principes et de normes éthiques universellement acceptables susceptibles de favoriser à moyen terme la réconciliation de l’économique, du social, de l’écologique et du culturel et à plus long terme d’assurer leur codétermination dans le processus de mondialisation en cours. Fondé sur le principe du droit inaliénable de chaque être humain à la vie et à la liberté2, le concept d’économie-éthique implique des principes d’économicité qui restent à être définis sur une base universelle. Provisoirement et à des fins heuristiques, il est possible d’énoncer trois principes : l’effet bénéfique objectivement3 ; l’exclusion de toute destruction de services et de biens - produits par les cultures et/ou dons de la nature - propres à des effets bénéfiques pour les êtres humains4 ; le plein développement multidimensionnel de chaque être humain5.
A partir des résultats de l’état des lieux liminaire des initiatives en matière d’économie éthique réalisé au cours du biennium 2000-2001, un schéma directeur pour le programme Ethique de l’économie a été mis au point et validé lors d’une réunion informelle d’experts organisée au Siège de l’UNESCO du 24 au 25 juin 20026. Dans ce schéma directeur des axes de réflexion thématiques ont été identifiés pour 1 Rapport final de l’équipe spéciale de réflexion sur l’UNESCO au XXIe siècle - "Vers la paix et la sécurité au XXIe siècle : les défis à relever et les possibilités à saisir pour humaniser la mondialisation", document 160 EX/48 du Conseil exécutif de l’UNESCO. 2 Socle des valeurs proclamées par la Déclaration universelle des droits de l’homme. 3 Il ne s’agit évidemment pas de décider, de vive force et contre leur gré, ce qui est bon pour les êtres humains mais de les mettre en situation de pouvoir décider sur la base des savoirs disponibles de ce qui est bon pour eux. 4 Ce qui suppose la préservation de l’environnement dont dépend l’existence de tous les êtres humains et le respect et la promotion de la diversité culturelle. 5 Ce qui implique l’obligation prioritaire de la couverture des coûts du statut humain de la vie. 6 Document SHS-2002/CONF.603/2.
iii Economie Ethique N°5
l’orientation de l’état des lieux des connaissances et des pratiques en matière d’économie éthique programmé pour 2002-2003. Dans un contexte caractérisé par la floraison d’initiatives en matière d’économie éthique, il a paru indiqué de faire une distinction entre les initiatives relevant de l’économie privée marchande, de l’économie publique et de l’économie solidaire étant entendu qu’une attention particulière doit être accordée aux interfaces. L’étude présentée ici s’inscrit dans la série d’études entreprise au titre de l’état des lieux des connaissances et des pratiques en matière d’économie éthique prévue dans le cadre de la mise en œuvre du programme interdisciplinaire Ethique de l’économie.
La définition du terme économie n’est pas une tâche aisée de nos jours. Il est vrai qu’il existe autant de définition de l’économie que de courants politiques. Mais quelle que soit la définition choisie, l’économie ne peut en aucune façon être considérée comme une science amorale comme d’aucuns s’emploient à le rappeler. L’économie étant le produit d’une société, elle ne peut pas être autonome de la morale et du politique. Les lois et réglementations, les contrats, les règles de déontologie et les codes de conduites de tout genre sont autant de preuves que l’économie n’est pas indépendante du droit. Or qu’est-ce que le droit sinon l’expression de la morale dominante d’une société. En effet, le droit – qu’il s’agisse du droit dur (hard law) ou du droit mou (soft law) – a pour tâche la mise en forme normative des valeurs dominantes d’une société.
D’origines différentes, les mots morale et éthique sont étymologiquement identiques. Complexification oblige, à l’usage ces mots se sont différenciés. Marquée du sceau de la conviction, la morale commande. Interrogative, l’éthique s’intéresse aux conséquences de nos actions ; elle recommande. Problématique, l’éthique devient un concept ouvert qui traite de l’incertitude. Or plus que jamais, aujourd’hui nous vivons dans une période d’incertitude. Bien que beaucoup mieux informés que par le passé, les sociétés et les individus sont paradoxalement bien plus souvent confrontés à la question du « que dois-je/devons-nous faire ? ». Avec l’accroissement de la complexité, l’essor sans précédent de la science et de la technologie et l’élévation des niveaux de connaissance, les dilemmes deviennent plus aigus et plus compliqués à résoudre ; ils se posent à l’échelle individuelle, locale, nationale, régionale et mondiale.
Un des enjeux majeurs de notre époque consiste à savoir comment dans une économie mondiale fondée sur la suprématie du marché, les différents acteurs économiques peuvent-ils assumer leurs responsabilités éthiques. Aujourd’hui, l’économie marchande constitue la composante majeure mais en rien unique de l’économie réelle. Au Nord comme au Sud, l’économie réelle est une économie plurielle : économie privée, économie publique et économie solidaire ; économie marchande, économie non marchande et économie non monétaire. Contrairement aux apparences, si ces économies répondent à des logiques et des éthiques différentes, elles ne sont pas pour autant en position d’indépendance réciproque ni en opposition catégorique ; ces économies sont imbriquées souvent complémentaires, dans tous les cas en interactions et en synergie de sorte qu’elles se dynamisent et se régulent mutuellement.
iv Economie Ethique N°5
Résumé
L'éthique économique ne concerne pas seulement les entreprises, mais tous les acteurs économiques, qu'ils soient privés, publics ou qu'ils relèvent du secteur à but non lucratif. Cette éthique est politique au sens où elle s'adresse à l'espace public, à savoir le processus démocratique par lequel tous les acteurs interagissent en conformité avec les valeurs admises selon une procédure publique. Les entreprises, les Etats, les ONG et autres associations ont une responsabilité commune à l'égard de l'éthique économique, comprise selon sa dimension la plus normative : le respect des droits humains et des autres principes de la démocratie. Aussi est-il du ressort de l'UNESCO d'établir clairement, par l'éthique, les liens entre économie, gouvernance démocratique et droits de l'homme. Dans l'autre sens, l'analyse économique des droits de l'homme est une condition essentielle de leur effectivité : non seulement parce qu’il faut de l’argent pour réaliser une politique, mais aussi parce que le respect des droits humains est une condition du développement économique, compris dans la perspective du développement durable. Etant une analyse des systèmes et de leurs interdépendances, la logique économique est indispensable à la compréhension des diverses dimensions entrelacées des droits humains et du développement : sans cet apport, droits de l'homme et politiques sectorielles restent fragmentés. La thèse est que l'interprétation de la dimension économique des droits humains et l'éthique économique sont l'envers et l'endroit d'un même disque. L’éthique économique a un rôle d’intégration des domaines politiques. Le raisonnement vaut aussi pour les acteurs : si l'approche interdisciplinaire permet de viser une cohérence des normes entre le politique, le droit et l'économie par leur lieu commun qu'est l'éthique, elle conduit aussi à porter le même regard systémique sur les acteurs. Décloisonner les domaines permet de comprendre les responsabilités comme des «boucles» qui les traversent et lient les acteurs. L'analyse spécifique de l'économie de la culture – bien plus fondamentalement que la simple «exception culturelle» - montre à quel point la culture est au cœur d'une économie centrée sur la réalisation des droits humains, seules garanties de durabilité. Le développement de ces constats devrait donner à l'UNESCO une place spécifique dans le débat d'une nouvelle culture de l'économie beaucoup plus conforme aux principes démocratiques.
1 Economie Ethique N°5
Sommaire
INTRODUCTION : LE MARCHE INSERE DANS L'ESPACE PUBLIC ..................................................... 3
Le respect des libertés suppose la garantie du droit à une information adéquate ........................................ 4 Proposition 1 : le marché est une dimension de l'espace public.................................................................................. 4
Le déficit de confiance, entre individu et institutions .................................................................................... 6 Cohérence des domaines et des acteurs : l'écoéthique.................................................................................. 6
Proposition 2 : l'écoéthique ........................................................................................................................................ 7
1 UNE ETHIQUE SYSTEMIQUE................................................................................................................ 8
1.1 EPISTEMOLOGIE : LE «LIEU ETHIQUE» ENTRE L'INDIVIDUEL ET LE SOCIAL............................................ 8 1.1.1 Du point de vue des domaines......................................................................................................... 8 1.1.2 Du point de vue des acteurs ............................................................................................................ 9 1.1.3 Du point de vue de l'espace - temps .............................................................................................. 10 1.1.4 Du point de vue du cycle du produit.............................................................................................. 11
Figure 1 : le cycle-produit........................................................................................................................................ 11 1.2 LE JEU DES ACTEURS ET LES «BOUCLES DE RESPONSABILITE» ............................................................ 12
Proposition 3 : boucle de responsabilité ................................................................................................................... 12 Proposition 4 : renforcement ou capacitation ........................................................................................................... 12
1.3 LA NOTION D'ECOETHIQUE.................................................................................................................. 13 Proposition 5 : l'écoéthique est une éthique du milieu.............................................................................................. 14 Proposition 6 : une éthique redevable de l'interdisciplinarité ................................................................................... 15
1.4 LES LIBERTES EN SYSTEME : LE MARCHE DANS L'ESPACE PUBLIC ....................................................... 15 Proposition 7 : chaque droit de l'homme est une garantie de complexité pour les libertés ....................................... 16
1.5 QUATRE CONDITIONS A L'INSTITUTION DES LIBERTES......................................................................... 17 1.5.1 Multiplication des acteurs libres : le droit à la propriété ............................................................. 18 1.5.2 Vérité ou adéquation de l'échange : le droit à l'information......................................................... 19 1.5.3 La territorialisation....................................................................................................................... 20 1.5.4 La temporalisation. ....................................................................................................................... 22
1.6 LE MARCHE EST OBJET DE NEGOCE ..................................................................................................... 23 1.6.1 Les libertés, les capacités et les capitaux...................................................................................... 24
Proposition 8 : La condition d'effectivité des libertés est leur cumul ....................................................................... 25 Figure 2 : Le lien d'effectivité du droit, entre personnes, choses et institutions ....................................................... 26
1.6.2 La fiabilité de la relation et de son système .................................................................................. 27 Figure 3 : quatre versants de la fiabilité de la relation d'échange .......................................................................... 28 Tableau 1 : quatre critères de fiabilité d'un marché................................................................................................. 29
1.6.3 La grande négociation entre le marchand et le non marchand..................................................... 29 Proposition 9 : L'espace de confiance au centre du marché...................................................................................... 29 Tableau 2 : le bien commun : inscription des valeurs dans les choses et institutions............................................... 31
2 L’ETHIQUE ECONOMIQUE ET LES DROITS HUMAINS.............................................................. 33
Proposition 10 : Libertés, droits et responsabilités ................................................................................................... 33 2.1 LES DROITS HUMAINS SONT LES NORMES FONDAMENTALES DE L'ETHIQUE ECONOMIQUE................... 34
2.1.1 L'unité entre droits, libertés et responsabilités :la notion de sécurité........................................... 34 Figure 4 : la relation sociale constitutive d'un droit humain..................................................................................... 36 Tableau 3 : Les différents niveaux de l'objet d'un droit humain ............................................................................... 38
2.1.2 L'unité et la diversité des droits humains : les dimensions de la sécurité ..................................... 40 Proposition 11 : éthique économique, et sécurité humaine définie par les droits...................................................... 40
2 Economie Ethique N°5
Figure 5 : Compréhension de la sécurité humaine par le système des droits de l'homme ........................................ 41 2.1.3 Existe-t-il d'autres normes pour l'éthique économique ? .............................................................. 42 2.1.4 Les liens avec le développement durable ...................................................................................... 44
2.2 LES DROITS ECONOMIQUES ET L'ANALYSE ECONOMIQUE DES DROITS HUMAINS ................................. 45 2.2.1 Les droits économiques, sociaux et culturels ................................................................................ 46
Proposition 12 : Les droits économiques et sociaux libèrent des ressources ............................................................ 47 2.2.2 Les droits sociaux.......................................................................................................................... 47 2.2.3 Les droits écologiques................................................................................................................... 48 2.2.4 Les droits économiques ................................................................................................................. 48
3 GOUVERNANCE DES SYSTEMES PAR LES ACTEURS................................................................. 51
Proposition 13 : une gouvernance démocratique ...................................................................................................... 51 Proposition 14 : un espace public ............................................................................................................................. 52
3.1 NECESSITE D'UNE QUADRUPLE CLARIFICATION................................................................................... 53 3.2 TYPOLOGIE DES ACTEURS, UNE METHODOLOGIE TRIPOLAIRE ............................................................. 53
Figure 6 : la triangulation du bien commun ............................................................................................................. 55 Tableau 4 : les trois secteurs..................................................................................................................................... 57
3.3 TYPOLOGIE DES REQUERANTS D'UN ACTEUR ECONOMIQUE ................................................................ 57 Figure 7 : Schématisation de l'acteur économique avec ses interacteurs................................................................. 58
3.3.1 Les limites problématiques de l'institution .................................................................................... 59 Proposition 15 : Titularité individuelle et exercice collectif de la responsabilité...................................................... 59
3.3.2 La richesse constituée par la confrontation des requérants.......................................................... 60 3.4 TYPOLOGIE DES RESPONSABILITES SOCIETALES.................................................................................. 61
Tableau 5 : typologie des responsabilités sociétales ................................................................................................. 64 3.5 TYPOLOGIE DES PARTENARIATS.......................................................................................................... 65 3.6 LE DROIT A L'INFORMATION ADEQUATE : CONDITION A PRIORI DE TOUTE GOUVERNANCE .................. 66
Proposition 16 : Fonction centrale du droit à une information adéquate.................................................................. 67
4 L'ECONOMIE DE LA CULTURE ......................................................................................................... 68
4.1 LES DIVERSITES ECONOMIQUE ET CULTURELLE : L'INTERPENETRATION DES SYSTEMES...................... 68 4.1.1 Biens et savoirs ............................................................................................................................. 68 4.1.2 L’inclusion mutuelle...................................................................................................................... 69
4.2 QU’EST-CE QU’UN BIEN CULTUREL ? LA QUALIFICATION CULTURELLE DES BIENS.............................. 71 Proposition 17 : qualification culturelle d'un bien .................................................................................................... 72
4.3 SPECIFICITE DES BIENS CULTURELS..................................................................................................... 73 4.4 NECESSITE D'ASSURER UNE AVANCE DE L'OFFRE SUR LA DEMANDE.................................................... 78
5 UN DEFI POUR L’UNESCO................................................................................................................... 80
5.1 RECHERCHES FONDAMENTALES AU CŒUR DU MANDAT DE L’UNESCO............................................. 80 5.2 RECHERCHES SPECIFIQUES.................................................................................................................. 82 5.3 STRATEGIES........................................................................................................................................ 82
BIBLIOGRAPHIE.............................................................................................................................................. 84
RELEVE DES PROPOSITIONS THEORIQUES ET METHODOLOGIQUES ......................................... 87
PUBLICATIONS DU PROGRAMME INTERDISCIPLINAIRE ETHIQUE DE L’ECONOMIE.............................................. 91
3 Economie Ethique N°5
L’éthique économique : une contrainte méthodologique et
une condition d’effectivité des droits humains
Patrice Meyer-Bisch
Coordonnateur de l'Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme
et de la Chaire UNESCO pour les droits de l'homme et la démocratie
Université de Fribourg (Suisse)
Introduction : le marché inséré dans l'espace public
L'éthique économique n'est ni une mode ni une façon de mettre un peu d'humanisme dans une
lutte sans merci, pas plus que le droit ne peut être réduit à un cadre limitant seulement les
excès des libertés individuelles. L'éthique économique est revenue sur le devant de la scène
comme éthique individuelle, mais sa dimension proprement politique reste largement sous
développée. Au moment de la mondialisation, ce pont entre activités économique et politique
fait cruellement défaut. Le fondement commun à l'économie de marché et à la démocratie
demande à être revisité sous cette nouvelle lumière : le marché est un système de production
et d’échange de biens et de services, mettant en jeu les libertés, toutes les libertés pour le
maximum de personnes, pas seulement les libertés économiques de quelques uns. Cela
implique qu'il ne peut être légitime qu’au sein d’un système d’échange plus large : celui de
l’information structurant l'espace public démocratique. Sans une nouvelle éthique en ce
domaine, c'est-à-dire une définition des structures d’échange fondé sur un capital de confiance
mutuelle publiquement protégé (la loi commune appropriée par tous les acteurs), l'équilibre
économique et politique ne peut même plus être envisagé, et les discriminations actuelles ne
pourront que s'aggraver. Nous avons le devoir urgent de développer les fragments de cette loi
commune et d'en assurer la cohérence.
Les clivages politiques qui ont notamment entraîné une dissociation entre deux catégories de
droits de l'homme, ont également empêché – c’est une question centrale - de développer le
lien, pourtant classique, entre les dimensions civiles et économiques des libertés. Par peur
d'être unilatéralement libéral, on a négligé de consolider et de développer dans la doctrine des
droits de l'homme le principe de l'interdépendance entre toutes les libertés. Depuis 1989
chacun reconnaît que la démocratie suppose une économie de marché, mais la réciproque n'est
pas encore garantie : bien des courants continuent de penser que le libéralisme économique
peut fort bien s'accommoder d'un régime relativement autoritaire, garantissant un cadre aux
4 Economie Ethique N°5
libertés. Les libertés fondamentales ne sont pas des fauves dangereux à mettre en cage, des
principes de désordre à lier par les principes d’ordre d’une raison supérieure garantie par
l’Etat ou quelque autre puissance. Les libertés sont des prérogatives essentielles des individus
que l’on ne limite pas de l’extérieur sans les réduire, mais qu’on élève et développe en les
liant entre elles1. Ainsi, les lois qui contraignent au respect de l’environnement ne sont pas
une réduction des libertés individuelles, mais leur éducation – leur élévation2 - au respect d’un
ensemble plus complet et plus durable de libertés pour plus de personnes. Au niveau des
droits humains, la loi n’est pas un cadre mais un tissu de liens. Faute d'avoir établi les liens
nécessaires entre les diverses dimensions des libertés, des pseudo « lois naturelles » comme
les prétendues «lois du marché» peuvent aujourd'hui encore être abusivement brandies
comme des principes intangibles servant à justifier les pires discriminations : celles qui
touchent les plus pauvres et garantissent les avoirs des plus riches.
Le respect des libertés suppose la garantie du droit à une information adéquate
Ce que nous nommons aujourd’hui « économie de marché » est en grande partie un partage de
pouvoir entre les acteurs les plus puissants, ce qui est l’inverse du libéralisme fondé sur
l’humanisme et l’égalité. Nous avons assisté à une autonomisation du marché qui n'a rien à
voir avec le libéralisme, malgré l'opinion commune, puisqu'il s'agit d'une dégradation du tissu
politique et donc des libertés3. Le complexité sociale de l'échange a été réduite à des
mécanismes. Le libéralisme suppose au contraire qu’un individu n’est libre que dans la
mesure où il dispose d’une information adéquate ; la thèse méthodologique centrale de cette
étude est donc l'inclusion du marché dans l'espace public.
Proposition 1 : le marché est une dimension de l'espace public
Un marché ne peut être correctement régulé, c'est-à-dire intégré dans la société, que par un espace public qui lui correspond. Un marché n’est libéral que dans la mesure où il permet la circulation de la meilleure information possible et dispose de règles efficaces pour valoriser la diversité. Le droit à une information adéquate est donc central aussi bien pour l’activité économique que pour l’activité politique. Lié aux autres droits de l'homme, l'exercice de ce droit assure la régulation politique des marchés par des règles conformes aux espaces publics et authentifiées par leurs processus.
1 Voir ci-dessous, proposition 8. 2 Au sens hégélien de l'Aufhebung : les opposés ne se suppriment pas dans le processus dialectique, ils se
corrigent et s'élèvent mutuellement. 3 Voir le beau livre de Michel Henochsberg : La Place du marché. L'auteur se réfère à "La belle leçon d'Aristote"
qui analysait le marché comme échange citoyen (sur l'agora), et le distinguait de ses formes dégradées : le
négoce sans autre règle que le profit (une sorte de marché gris ou noir) et se situant à la périphérie et enfin la
généralisation redoutée du négoce prenant la place centrale et déréglant la société (Henochsberg, 2001, 80 et
sv.).
5 Economie Ethique N°5
Or, au moment où on parle de « société de communication », voire de « société de
l’information »4, les analyses portent sur les techniques et moyen de communication
(circulation des flux de messages, de monnaie, de biens et de personnes) mais guère sur le
droit à une information adéquate, comme principe concret, contraignant et transversal, du
point de vue du respect des droits individuels. La clé de voûte, aussi bien théorique que
stratégique, me paraît aujourd'hui être l'analyse du marché en tant qu'une dimension de
l'espace public. L'équilibre du système de production et d'échange de biens et de services ne
se fait pas seulement par une autorégulation complétée par une régulation exogène étatique.
La première, pour nécessaire qu'elle soit, est de tendance fortement entropique : elle détruit de
la diversité et ignore les grands objectifs qui lui sont externes (la dignité humaine et les
équilibres écologiques, culturels, sociaux et politiques). La seconde, alors réduite à un cadre,
ne peut épouser la complexité et la flexibilité des interrelations du marché. Une régulation
démocratique, que j'appelle ci-dessous une «écoéthique», ou éthique de la maison
démocratique, consiste à restaurer dans son intégrité le système d'échange, dont le marché
n'est qu'une dimension. Le système de production et d'échange de biens et de services ne peut
conserver son potentiel de libertés, de droits et de responsabilités par rapport aux grands
équilibres dont il se nourrit que s'il est systématiquement inscrit dans l'espace public, à savoir
le système de production et d'échange des informations (non seulement des messages
directement liés aux biens et services, mais toutes les informations qui sont nécessaires à la
vie de la cité)5.
4 Si l'on considère qu'une société n'existe que dans la mesure où elle communique, ces expressions n'ont guère de
sens, car toute société est une société de l'information. Il y a ici confusion entre l'accroissement des moyens et la
réalité de la communication. Rien ne prouve que celle-ci soit plus centrale que dans les époques précédentes :
elle est plus massive et donc plus visible, mais aussi plus trompeuse, peut-être. 5 Je remercie les membres et amis de notre groupe Ecoéthique pour leur contribution aux idées ici synthétisées.
L'image qui symbolise actuellement notre ligne de recherche est celle d'un marché couvert : les libertés n'ont de
sens que liées par la charpente démocratique aux autres libertés. Cette contribution développe quelques unes des
idées déjà publiées notamment dans : L’écoéthique. Interférence entre logiques économiques et logiques des
droits de l’homme, in Droits de l’homme et éthique économique, Borghi, Meyer-Bisch. éd., 1998; (en
collaboration avec L.-E. Pettiti) : Human Rights and Extreme Poverty, in Human Rights : New Dimensions and
Challenges (J. Symonides, éd.), Paris / Vermont, UNESCO / Ashgate Publishing, 1998, pp. 145-162; Criminalité
et circuit économique. Confrontation entre logique individualiste et systémique? In Wirtschaftskriminalität /
Criminalité économique, Schweizerische Arbeitsgruppe für Kriminologie /Groupe suisse de travail de
Criminologie, Chur/Zürich, 1999, Band 17, pp. 79-97; Le propre et le commun. Le droit de propriété sous
condition de démocratie, in Le logement à l'aube du XXIè siècle, D. Sarlet (ss. La dir. de), DGATLP, Bruxelles,
2000, pp. 29-42; La durabilité du commerce est-elle un bon critère? In Le commerce durable. Vers de plus justes
pratiques commerciales entre le Nord et le Sud, ss. la dir. de C. Auroi, Genève, IUED, 2001, pp. 97-115; Acteurs
sociaux et souveraineté dans les organisations intergouvernementales, in Revue Internationale des Sciences
Sociales (RISS), No 170 : La contestation sociale et la gouvernance, Paris, UNESCO, décembre 2001, pp. 120-
127 (Social actors and sovereignty in IGOs, ISSJ 170/2001, pp. 6111-619); Comment contraindre les circuits
économiques à prendre en compte toutes les dimensions de la richesse?, in Ethique et capitalisme, ss. la dir. de
D. Dupré, Paris, 2002, Economica, pp. 203-221; Le droit à la propriété culturelle, in Avancées et confins actuels
6 Economie Ethique N°5
Le déficit de confiance, entre individu et institutions
L'actuel déficit de confiance dans toutes les institutions est une terrible menace pour la paix et
la démocratie, mais aussi une chance. La menace est terrible car c'est une atteinte au capital de
confiance indispensable : aucune sécurité humaine et a fortiori aucun développement n'est
possible si le lien entre les capacités individuelles et les capacités institutionnelles est rompu.
Mais cette crise est aussi une chance pour les libertés, car cette perte de crédulité oblige à
porter un regard critique sur tous les mécanismes de passage entre l'individuel et le collectif,
comme la main invisible qu'on a interprétée souvent de façon quasi automatique. Le paradoxe
de la démocratie et des droits de l'homme, aussi bien aux niveaux civil et politique
qu'économique, est qu'un système social ne peut accroître les libertés que s'il progresse à la
fois dans le principe d'individuation (chacun compte et est comptable de ses actes envers
autrui) et dans le principe de socialisation : des institutions acceptables, accessibles,
adaptables et adéquatement dotées, de façon à être des instruments au service des personnes6.
Il y a une double capacité, ou deux capacités qui se répondent, individuelle et institutionnelle,
toute l'éthique économique est dans cette interface. Dans les deux cas, il s'agit de lutter contre
les mécanismes qui découplent les personnes et les institutions, aussi bien dans les régimes
autoritaires que néolibéraux. Le capital de confiance est le principe du développement
intégral, en ce qu'il permet la fructification mutuelle des capacités personnelles par la
nécessaire médiation des capacités collectives, ainsi que la fécondité mutuelle des différentes
dimensions économique, écologique, culturelle, sociale, civile et politique. Qui peut initier le
mouvement de réintégration des différents domaines du politique : l'écologique, l'économique,
le civil, le culturel et le social ? Tel est le défi majeur pour l'UNESCO. Cette réintégration ne
peut se faire que par l'éthique, et par ce qui est leur norme internationalement reconnue : les
droits de l'homme.
Cohérence des domaines et des acteurs : l'écoéthique
C'est pourquoi il est question des droits de l'homme compris dans leur indivisibilité. Les droits
civils, culturels, économiques (et écologiques), sociaux et enfin politiques offrent un potentiel
de libertés fondatrices de la démocratie. Il ne s'agit donc pas de sortir du libéralisme, mais de
tenter de l'accomplir7. Le fondement n’est plus donné comme un ensemble de cadres
juridiques imposés aux individus, c’est à chacun d’exercer ses libertés et responsabilités pour
maintenir, corriger et créer des institutions au service des droits humains. Les valeurs
des droits de l'homme, aux niveaux international européen et national, in Mélanges S. Marcus-Helmons,
Bruxelles, 2003, Bruylant, 2003. 6 Sur l'analyse de ces quatre capacités institutionnelles pour mesurer l'effectivité d'un droit de l'homme, voir
notre recherche menée au Burkina Faso : Mesurer un droit de l'homme? L'effectivité du droit à l'éducation. Trois
Documents de Travail de l'IIEDH sont disponibles sur notre site. 7 Je m'éloigne, sur ce seul point, de la thèse d'Alain Touraine (Touraine, 1999), car le libéralisme est inséparable
de la modernité; il est le fondement de la démocratie. Le malheur est que nous l'avons mutilé et désintégré.
7 Economie Ethique N°5
universelles ne peuvent être inculquées d'en haut, la cohérence des domaines implique celle
des acteurs : seul le recours à la diversité des acteurs, recours constitutif d'une culture
démocratique, peut assurer une chance de réintégration des différents domaines par l'éthique.
Nous ne pouvons plus avoir l'illusion d'une autorité centrale initiatrice : il n'y a pas un
commencement, mais il y en a autant que d'acteurs : chacun a la responsabilité d'initier des
commencements. Les nombreuses tentatives récentes pour énoncer les responsabilités sociales
des entreprises, y compris à l'égard des droits de l'homme, révèlent une importante prise de
conscience, mais elles restent grevées par le flou qui entoure les définitions des
responsabilités, mais aussi des acteurs économiques (leur réduction aux seuls acteurs privés)
et de leurs fonctions. De même, la récente prise en compte dans les débats sur le
gouvernement d'entreprise des stakeholders, et de la responsabilité sociale vis-à-vis de chacun
d'eux, ouvre selon nous la voie à l'analyse des différentes composantes de la responsabilité
commune, comprise à la fois dans une logique de concurrence et de conflit entre acteurs avec
leurs objectifs et agenda spécifiques.
Proposition 2 : l'écoéthique
L'«écoéthique» désigne ici l'éthique de l'économie qui se forme peu à peu dans le dialogue et dans l'interaction entre tous les acteurs concernés : son objet est une juste inscription sociale des circuits économiques. Elle ne se focalise pas uniquement sur les entreprises et les autres organisations, mais principalement sur les liens et les modes d'interaction8.
C'est pourquoi, je propose dans cette étude de traiter d'abord du dialogue entre les individus et
les institutions, en établissant les liens entre éthique économique et gouvernance
démocratique (1), pour poser les rapports entre l'éthique économique et les droits humains
conçus dans leur diversité et leur indivisibilité (2). Sur cette base, je m'efforcerai de montrer
pourquoi il n'y a pas de raison de se focaliser sur les entreprises et proposerai quelques
schémas d'identification des acteurs et des responsabilités dans une démarche résolument
systémique (3). La quatrième étape sera une sorte d'application consacrée au domaine
spécifique de l'économie de la culture, non seulement parce que c'est le domaine spécifique de
l'UNESCO, mais aussi parce qu'il pose le défi d'une autre culture de l'économie (4). Enfin je
8 Bien qu'incontestable du point de vue épistémologique, au même tire que celui de «bioéthique», le terme
d'«écoéthique» n'est guère usité à cause de la confusion avec l'environnement. Le programme Ethique de
l’économie de l’UNESCO avait au départ cherché à promouvoir le concept d’écoéthique, ce terme a été
ultérieurement "remplacé par « économie-éthique » pour éviter les risques d’une approche exclusivement
écologique de la problématique… ", N. Garabaghi, Schéma directeur du programme Ethique de l’économie, cf.
in fine liste des publications du programme. Il est significatif que l'éthique tangible de l'environnement soit
beaucoup plus populaire que celle de l'économie. Cependant, la logique épistémologique est la même pour les
deux disciplines de l'écoumène : écologie et économie. J'ai utilisé cette notion à partir de nos travaux sur la
corruption : Le principe du tiers exclu, in Borghi, Meyer-Bisch, 1995, pp. 285-327. Il est utilisé encore rarement
ailleurs, notamment par Jean Ladrière (Ladrière, 1997).
8 Economie Ethique N°5
ferai quelques propositions pour l'UNESCO dans le cadre de son mandat, afin de montrer que
le domaine de l'éthique économique peut se construire comme celui de la bioéthique, par
exemple, mais est bien plus central encore dans le mandat de l'Organisation.
1 Une éthique systémique
1.1 Epistémologie : le «lieu éthique» entre l'individuel et le social
Relevant de la philosophie, l'éthique ne peut être une science, elle n'en est que la quête, car sa
position est seconde : elle consiste d’abord à répondre au besoin et au droit d’autrui, à prendre
un engagement de cohérence. En ce sens, elle ne se définit pas d’abord par une conception du
bien et du mal, mais par une réponse aux appels d’autrui. Du point de vue de son statut
épistémologique, cela signifie qu'elle répond aux sciences et aux pratiques tout en les
interrogeant. Prétendre formuler un savoir éthique autonome relève de la sophistique : son
objet est à la fois trop vaste et trop intime. Nul ne peut le saisir, ni au niveau individuel, ni au
niveau social ou politique. L'éthique est l'apprentissage des «répondances» : des capacités des
acteurs à se répondre mutuellement en fonction de leurs diversités de position et de
compétence (domaines). Cette position seconde peut au moins se caractériser de trois façons :
du point de vue des domaines, des acteurs et de l'espace-temps.
1.1.1 Du point de vue des domaines
- L'éthique est en réponse aux disciplines : ne pouvant prétendre à une méta-science, une
éthique des sciences sociales propose la recherche de la cohérence des rationalités
(culturelle, économique, écologique, politique, etc.), ce qui est une contrainte très concrète
qui correspond à la nécessité d'intégrer les domaines sociaux (les différentes dimensions
du développement durable);
- L'éthique est en réponse aux pratiques et au droit : ne pouvant prétendre formaliser une
culture éthique universelle, l'éthique des sciences sociales propose d'analyser tous les
droits humains en correspondance avec les domaines sociaux (droits civils, culturels,
économiques, politiques et sociaux) ; cet accès à l'universel est le seul légitime car les
droits humains ne disent pas positivement ce qu'est l'homme, mais négativement ce que
sont les violations, ce qui doit être "inter-dit" par un langage commun, respectueux de la
diversité.
9 Economie Ethique N°5
1.1.2 Du point de vue des acteurs
Cette position seconde de l'éthique des sciences sociales implique également une position
d'interface entre les personnes et les institutions, dans une perspective de "répondance"
mutuelle. On distingue couramment entre l’éthique individuelle qui porte sur les
comportements des personnes et l’éthique sociale qui traite des institutions (Ansperger / van
Parijs, 2000, 5-7). Cette position a un inconvénient majeur, elle laisse croire que :
- l’éthique individuelle consiste principalement à agir selon sa conscience, en choisissant
entre le bien et le mal;
- les institutions offrent des cadres suffisants pour distinguer entre les objectifs éthiques et
ceux qui ne le sont pas.
Au contraire, une éthique de la responsabilité signifie pour l’individu l’obligation de faire face
à une responsabilité dont il est difficile d’établir les limites (l’ensemble des droits humains),
dans une situation complexe ; il a besoin pour cela d’inventer d’autres façons d’utiliser les
institutions, et au besoin d’en créer de nouvelles. L’éthique est à la jointure de l’individuel et
du social, elle ne peut être d’un côté ou de l’autre. Le lieu de l'éthique est cette interface entre
soi et les autres, entre l'individu et le social. Non un partage entre deux zones, mais un
passage dans les deux sens, une frontière toujours dangereuse entre les personnes, les
institutions et les domaines. Cette position systémique n'enlève rien à la nécessité de
distinguer les deux analyses, mais en comprenant que les enjeux essentiels se trouvent à la
jointure, dans le double passage. L'éthique économique est un bon exemple de cette double –
ou triple – focalisation : chaque individu, dans ses relations avec les autres, doit gérer les
institutions et leurs flux comme son habitat propre et commun (écoumène). Ce n'est pas une
douce complémentarité de points de vue : toute l'éthique des institutions doit être
vigoureusement orientée vers le renforcement (empowerment) des capacités individuelles.
Réciproquement : une bonne partie de l'éthique individuelle doit être orientée vers le
renforcement des capacités institutionnelles. Pour éviter le simplisme lié à toute dualité de
points de vue, nous pouvons distinguer trois niveaux systémiques de responsabilité : non pas
trois sortes juxtaposées, mais trois niveaux à assumer pour le sujet individuel, l'acteur
individuel ou collectif et l'interacteur (toujours collectif). Il s’agit de trois degrés de
responsabilité qui permettent de décliner comment l'individu devient «sujet» de droits, de
libertés et de responsabilités.
10 Economie Ethique N°5
Le sujet (l'individu) répond de soi et à soi, à autrui et d'autrui
L'acteur (un individu ou un collectif) répond avec autrui de soi et à soi, à autrui et d'autrui
L'interacteur (une institution ou organisation) répond avec les institutions ou
organisations de soi, à soi, à autrui et d'autrui, aux systèmes et des systèmes9.
Cette perspective systémique reste résolument centrée sur le sujet, afin d'éviter les leurres
collectifs : les institutions (organisations, Etats, lois) qui se prétendent au-dessus des sujets.
Une éthique économique fondée sur les droits humains est centrée sur le respect de chaque
personne, la valeur et la légitimité des institutions étant toujours relatives, conditionnées à cet
impératif. C'est pourquoi la notion de «responsabilité collective» est dangereuse, alors qu'il est
essentiel, en revanche, de clarifier les responsabilités des collectifs, institutions et
organisations qui servent les capacités individuelles en permettant l'interaction et l'effectivité
d'une «responsabilité commune»10. Face au risque de dilution des responsabilités, lié à
l'effacement des distinctions entre les acteurs sociaux, il est possible de dégager des
conditions pour définir la notion de «participation obligatoire» (quel que soit le degré
d'obligation) de chaque acteur à une «responsabilité commune».
On peut faire une analyse parallèle selon les niveaux de responsabilité. L'idée de
responsabilisation implique que chaque institution soit examinée sous ce critère : comment les
responsabilités, directes et indirectes y sont-elles assurées? Cela revient à un triple niveau, à
trois échelles d'analyse : micro (individuel), macro (politique des Etats) et méso
(institutions). L'intérêt de cette autre approche tripartite est d'apporter une distinction
essentielle dans le domaine du collectif entre ce qui relève des Etats et des organisations à
dimensions, territoires et fonctions variables. La responsabilisation est le traçage des chemins
entre ces échelles; la responsabilité circule d'un niveau à l'autre.
1.1.3 Du point de vue de l'espace - temps
Enfin la position seconde de l'éthique est aussi spatio-temporelle, et constitutive de la notion
de durabilité, que l'on oppose à celle de globalisation, non dans une lutte idéologique, mais
dans un jeu d'équilibre (un flux n'est légitimement globalisé que dans la mesure où il favorise
un équilibre dans une perspective durable) :
9 Voir la définition synthétique de Paul Ricoeur : "L'éthique est la visée de la «vie bonne» avec et pour autrui
dans des institutions justes" (1990, 202). 10 Voir ci-dessous la proposition 15.
11 Economie Ethique N°5
- la responsabilisation est prise de conscience d'un nœud passé – présent – futur : "En même
temps que de répondre aux générations précédentes et de répondre pour les générations à
venir, nous devons donc répondre de nous." (Dufour, 1995, 168). Chaque sujet est
responsable comme un nœud dans une liaison complexe, ce qui rend problématique la
définition des limites de sa responsabilité. Devant qui est-on responsable? La question de
l'altérité n'est jamais simple. "Préférer vouloir répondre que d'être contraint de répondre ce
n'est pas un choix d'anticipation, c'est un choix moral, c'est l'application du principe de
responsabilité (Etchegoyen, 1999, 139)"
- elle est aussi prise de conscience des disparités géographiques et de la nécessaire
solidarité, en vue de rééquilibrer les systèmes dans leurs dimensions géographiques
(écologie, géographie humaine et politique).
1.1.4 Du point de vue du cycle du produit
Enfin, les acteurs ont en commun la responsabilité du cycle de chaque produit, que l’on peut
décrire très schématiquement en quatre temps essentiels. Il s’agit de remplacer partout la ligne
de production par le cycle production / distribution / utilisation ou consommation / recyclage.
C'est une cellule d'activité, ou un maillage du tissu économique, conditionnant la «vie» d'un
produit; c'est aussi le produit d'une activité de conception et de réseautage : l'activité
économique crée du social. Le cycle-produit complexe remplace le segment de production ou
de distribution et ne peut plus, comme tel, être géré par un seul acteur. Il s'agit plus d'une
boucle que d'un cycle, dans la mesure où le recyclage d'un produit ne sert pas forcément à la
production du même produit : le recyclage se fait dans un capital qui peut être commun
(recyclage environnemental, par exemple).
Production
Distribution
Recherche et développement Création et communication
Recyclage
utilisation
Figure 1 : le cycle-produit
La recherche et le développement se trouvent au centre, puisqu'il s'agit d'optimiser chaque
étape par une recherche spécifique en communication avec les interacteurs. Cette observation
et gestion permanentes commencent par le bilan économique, écologique, social, mais aussi
culturel pour chaque phase significative. Certaines activités, par exemple, génèrent des
risques à la production (conditions sociales des travailleurs dans un pays fournisseur de main
d'œuvre à bon marché), d'autres à la distribution (alcools), à l'utilisation (instruments de
mesure pouvant servir à l'armement) ou au recyclage (gestion des déchets). La complexité du
12 Economie Ethique N°5
cycle provient non seulement de ses diverses étapes et de la multiplicité possible
d'interacteurs, mais surtout des nombreux croisements avec d'autres cycles. On notera en
particulier la difficulté de trouver une bonne adéquation entre le cycle-produit et les réseaux
qu'il utilise (qu'il s'agisse du transport de produits matériels ou des canaux d'information).
1.2 Le jeu des acteurs et les «boucles de responsabilité»
La position seconde de l'éthique ne signifie pas qu'elle soit secondaire, bien que cela soit
souvent le cas dans la réalité. L'objectif est de faire en sorte que tout cycle-produit s'inscrive
dans une «boucle de responsabilité».
Proposition 3 : boucle de responsabilité
Le traçage des chemins ou cycles de responsabilisation se fait notamment par la circulation de l'information entre les acteurs concernés et le développement des lieux d'observation, de débat et de contrôle des responsabilités communes. Il y a boucle, lorsqu'un cycle-produit est identifié dans sa complexité de sorte que la responsabilité soit assumée et contrôlée par tous les interacteurs.
Cela suppose une responsabilisation individuelle dont nul ne peut se défausser et un contrôle
des traçages qui assurent une responsabilité collective. C'est en réalité un accomplissement, et
non une relativisation des principes de la modernité ; celle-ci se traduit par :
- une individuation des sujets et une identification des acteurs (dégagement des mécanismes
anonymes imposés), sans lesquelles il ne peut y avoir de :
- responsabilisation (engagement) au sens d’empowerment, de renforcement et
d'habilitation des acteurs collectifs.
Il s'agit d'une participation démocratique au sens large, c'est-à-dire d'accomplissement des
libertés / droits / responsabilités des sujets, individuellement et par le moyens des acteurs
qu'ils créent et contrôlent à cet effet.
Proposition 4 : renforcement ou capacitation
Le renforcement ou capacitation (empowerment) des acteurs est une augmentation de leur capacité d'information et d'initiative; c'est l'invention, la création et l'adaptation permanente des chemins et boucles de responsabilités pour comprendre les violations multiples et entremêlées des droits humains, puis y répondre par réaction, interaction, proaction (prévention). Son but est la meilleure adéquation possible entre les réseaux culturels, sociaux, technologiques et économiques, de façon à ce que chaque cycle économique soit ajusté aux besoins et à la trame du tissu social.
La responsabilisation implique le renforcement des capacités individuelles et collectives, avec
la double dimension qu’implique la prise de conscience : compréhension de l’information
13 Economie Ethique N°5
nouvelle et expérience que la capacité à la réaliser est disponible (conscience / expérience des
libertés, des droits et des responsabilités); le renforcement semble avoir trois dimensions :
- prise de conscience des risques et enjeux en situation de complexité (cycle-produit) :
capacité de recueillir et produire l'information adéquate;
- conditions d’existence : ressources humaines (les personnes), culturelles (les savoirs et
savoir faire), territoriales (réseaux intégrés, sociaux et matériels, énergétiques et
communicationnels) et financières ;
- insertion sociale de l'acteur : reconnaissance des capacités ou titres pour agir; création,
développement et gestion des réseaux qui permettent l'interaction et la participation à des
cycles-produits, garantis au maximum par des boucles de responsabilité11.
L'identification et le renforcement des boucles de responsabilité impliquent celui de la
cohérence entre tous les acteurs d'une activité impliquant des choix et des risques importants
pour la société (cohérence inter-institutionnelle y compris dans ses dimensions inter-
temporelle et inter-territoriale). Elles impliquent la recherche attentive de la correspondance
entre les réseaux, technologiques, économiques, sociaux et culturels, de sorte que chaque
activité économique soit adaptée aux besoins et aux capacités, ou qu'elle contribue à les
renforcer.
1.3 La notion d'écoéthique
L'écoéthique est une discipline du social, selon sa dénomination classique d'éthique sociale.
Cette nouvelle appellation a cependant l'avantage de montrer qu'il ne s'agit pas d'une éthique
générale appliquée au social, mais d'un raisonnement éthique qui se fait à l'interaction des
logiques sociales, selon une démarche systémique, exprimée dans le préfixe «eco», commun à
l'écologie et à l'économie. L'éthique économique se fait et se conçoit dans une relation
d'échange qui suppose des interactions, c'est-à-dire des systèmes de relations : elle se focalise
sur les diverses formes d'interaction et d'interrelation. Dès lors, elle conçoit l'analyse des
responsabilités selon la norme actuellement la plus universelle – les droits humains – comme
une responsabilité complexe commune, et non comme une addition des responsabilités de
chaque acteur. En retour, et grâce à cette approche, les droits humains peuvent être analysés
comme des normes qui traversent et légitiment toutes les sciences sociales, et pas seulement
les sciences juridiques et politiques.
11 Voir aussi, ci-dessous, p. 26.
14 Economie Ethique N°5
Proposition 5 : l'écoéthique est une éthique du milieu
L'écoéthique est cet art de tracer des chemins de responsabilité qui lient les personnes par un exercice en commun de droits et libertés, nécessitant la création et l'entretien soigneux d'instruments variés : choses et institutions. Elle est l'étude des liens justes entre le sujet et ses milieux : c'est une éthique de l'habitation (eco), ou éthique du milieu. Elle considère celui-ci comme un système d'interrelations soumis au principe de réciprocité générale. Définie aux interférences entre les disciplines et en débat permanent entre les acteurs sociaux pluridimensionnels, elle situe l'espace public au milieu, à la «place du marché». Ethique de la responsabilité commune, ou encore éthique des interférences, elle entend garantir que la communication soit effectivement au principe du politique : cette action commune qui modifie la position des sujets et les habilite comme auteurs et interacteurs.
Nous pouvons déduire de ces deux propositions les caractéristiques suivantes :
- Elle est discipline de l'interaction et de l'interdisciplinarité. Aussi l'in-(ter)-disciplinarité
de toute discipline du général est-elle une tentative de saisir toutes les interactions
possibles entre les grands ordres du politique : l'économique, le social, le civil, le culturel.
Une bonne économie des droits humains, de leur indivisibilité systémique, est la condition
d'une bonne compréhension et d'une bonne gestion des liens entre ces ordres, d'une bonne
économie du politique.
- C'est une éthique de la réciprocité générale12'. L'éthique générale a autant besoin de
l'économie que l'inverse : les valeurs éthiques traditionnelles ici en jeu, la justice en tant
qu'idéal, la dignité humaine, la créativité, la réciprocité, doivent prendre les formes de la
logique économique des contreparties. Il s'agit de présenter une éthique de la réciprocité
générale à la fois concrète et synthétique, incluant le tiers dans toutes les relations
économiques, définissant cette inclusion dans les différentes logiques sociales, et les
responsabilités, à la fois différenciées et communes, de chaque agent économique.
L'opposition entre la conscience morale et la réalité économique vient en grande partie
d'une conception puritaine, qui oublie que toute conscience se forme dans le «commerce»
des hommes.
- Cette éthique est inséparable d'un «droit commun» 13. Comment la droiture du droit peut-
elle interférer avec la mouvance sociale? Si on part de l'idée que la frontière entre le droit
et le non-droit est nette, alors il sera difficile de chercher des contraintes juridiques
précises dans les logiques et les institutions économiques. Le droit est pluriel et il n'est pas
né une fois pour toutes de ses principes fondamentaux. Il reste un jeu de va-et-vient entre
les valeurs fondamentales supra positives, leurs formulations positives inscrites dans les
lois et leur degré d'acceptation dans l'espace public concerné, surtout quand les valeurs en
question sont les droits de l'homme, c'est-à-dire les principes les plus fondamentaux.
L'écoéthique est dans ces chemins de traverse (qui passent par les différents ordres
juridiques, mais aussi par les différents espaces éthiques) un «droit commun» pour une 12 Au sens défini par Serge Christophe Kolm (1984) 13 Au sens défini par Mireille Delmas-Marty (1994)
15 Economie Ethique N°5
responsabilité commune, un droit qui joue sans cesse à sa frontière. Il reste qu'une telle
éthique ne peut se suffire d'une base volontaire; elle demande à être sanctionnée par une
base juridique contraignante tout en étant adaptée à la complexité d'un circuit
économique.
- D'une façon générale, c'est une éthique de l'analyse des frontières : comment l'étude d'une
relation économique peut-elle internaliser les dimensions importantes de son milieu?
Comment peut-elle négocier la différenciation entre le marchand et le non-marchand?
L'écoéthique se trouve en cette limite interne / externe, marchand / non-marchand.
- Une éthique de l'espace de confiance : comment la sociologie des institutions, des
relations sociales et des réseaux peut-elle définir une approche normative, identifier des
pathologies sociales en interaction avec une approche politique, plaçant l'espace public au
centre de toute culture sociale démocratique? L'écoéthique est dans l'identification et la
fiabilisation de ce lieu de fragilité, l'espace de confiance entre l'individu et ses collectifs.
Du point de vue épistémologique, nous pouvons alors confirmer la position seconde de
l'éthique, définie plus haut, selon l'interdisciplinarité.
Proposition 6 : une éthique redevable de l'interdisciplinarité
Chaque science sociale apporte sa rationalité, d'une façon réductrice si elle ignore les interactions, d'une façon éthiquement cohérente si elle les accepte et les recherche. La rationalité éthique est d'abord la résultante de ces interactions, avant d'apporter sa spécificité : la définition progressive de valeurs fondatrices. Chaque rationalité ajoute une responsabilité : un traçage de chemins originaux. La prise en compte d'une nouvelle dimension sociale (sociologique, juridique, économique, culturelle) est une aggravation de la responsabilité car elle est une augmentation des capacités, et non une relativisation au sens d'un compartimentage.
1.4 Les libertés en système : le marché dans l'espace public
La relation marchande ne peut être étudiée, du point de vue de la complexité écoéthique, in
abstracto. Nous devons établir le lien entre la relation et son système : l'espace public en
général pour toute relation sociale, et le marché quand il s'agit de la dimension économique de
cette relation. L'espace public et le marché sont en effet une seule et même notion, mais l'une
relève de l'ordre de la communication des idées (savoirs et opinions), l'autre y ajoute l'objectif
de produire et d'échanger des biens. Le marché est une des dimensions de l’espace public
comme la partie d’un tout, mais cela n'empêche pas qu'il soit nécessaire d'opérer le retour
systémique : les logiques économiques ont à contribuer aux déterminations des espaces
publics. En principe, il ne devrait pas y avoir de séparation : le commerce que les hommes
entretiennent fait circuler de la communication idéale et culturelle avec des biens et des
16 Economie Ethique N°5
services. Aujourd'hui malheureusement, les deux ordres sont le plus souvent considérés
comme dissociés. Notre système de relations (notre société) se trouve partiellement
désintégré, en proie à l'arbitraire des ordres qui ne se contrôlent plus mutuellement. L'objet de
l'écoéthique est de restaurer continuellement l'intégration réciproque à partir du fondement
même de l'espace public, à savoir le lien entre libertés et institutions, c'est-à-dire les modes de
mise en système des libertés. Nous pouvons considérer le marché comme une agora, espace
public pour les grecs, cette place où s'échangent avec les biens et les services, toutes les
formes symboliques de socialité14. L'écoéthique est l'éthique de cette agora ou écoumène,
éthique de l'habitat démocratique, résidence et lieu d’échange15.
Un libéralisme réducteur insiste sur les dérégulations, mais ne perçoit pas que toute liberté ne
peut se déployer que selon un système de déterminations et pas seulement entre des limites.
Les déterminations sont des voies qui lui permettent d’avoir un sens, qui garantissent les
cohérences sans lesquelles les libertés se détruisent mutuellement. L’indétermination n’est pas
la liberté mais l’anarchie; une culture démocratique est un «système de libertés», c’est-à-dire
aussi un système de contraintes qui protège et développe les libertés en garantissant leur
cohérence. La contrainte libère, c'est la critique classique faite à un libéralisme
fondamentaliste16 peu sensible à la logique rationaliste; pour cette dernière, au contraire, une
liberté n'existe que si elle s'écrit dans les contraintes réelles.
Proposition 7 : chaque droit de l'homme est une garantie de complexité pour les libertés
Un droit de l'homme n'est pas une norme qui limite les libertés économiques, c'est au contraire un interdit des approches réductrices, une obligation de complexité. Chaque
14 Jean Baechler utilise un néologisme pour désigner ces connexions de l'espace : «l'agorie». "Néologisme, fondé
sur le mot grec agora (assemblée, place publique, marché) et désignant des espaces sociaux, où les acteurs se
rencontrent avec des offres et des demandes, pour échanger, partager et explorer; les agories économiques sont
des marchés au sens étroit" (Baechler, 1994, p.107). 15 R. Passet (2001), dans sa critique précise de la réduction mécaniste de l'économie aux pseudo-lois du marché
appelle justement à se référer aux communautés politiques, ainsi que Marie Cuillerai (2001) pour la valeur de
l'argent. Mais pour rendre cet appel opérationnel, il convient d'établir le lien procédural, le mécanisme de débat,
à savoir, l'espace public, ou plus exactement, les espaces publics ou semi-publics (locaux, professionnels, etc.)
connectés. Cela concerne aussi bien un débat communal ou régional que le débat qui devrait exister dans l'AG
d'une Société anonyme, en principe, communauté de travail. C'est par la parole instituée que nous pouvons
régénérer la notion et la valeur des communautés aux différents niveaux de la société. Voir aussi la contribution
de R. Passet au programme Ethique de l’économie de l’UNESCO (cf. in fine la liste des publications de ce
programme de l’UNESCO). La critique de la raison instrumentale ne permet, à mon sens, d'introduire la finalité
humaine, que par la restauration et la pratique systématique de la raison dialectique, constitutive d'une culture
démocratique. 16 Certains parlent d'intégrisme libéral, comme l'économiste égyptien Samir Amin (1999)
17 Economie Ethique N°5
liberté, étant fondée en raison, est un risque que la raison fait courir aux institutions qui se présentent comme des garanties d'un ordre supérieur. A la cohérence imposée ne peut s'opposer que celle des libertés : chaque liberté appelle la cohérence des autres dans un système non immédiatement harmonieux car elles s'opposent les unes aux autres. C'est grâce à cette opposition qu'elles peuvent se contrôler, se corriger et se développer mutuellement. Le but n'est donc pas de réduire le marché par l'éthique et le droit en le bornant de l'extérieur, mais au contraire de l'étendre à tous, en particulier aux plus démunis, sous le couvert de la charpente démocratique.
Aussi une culture politique n'est-elle démocratique, que dans la mesure où elle institue
continuellement (instaure et restaure) un espace public libre et varié. Une recherche
systématique sur tous les droits humains peut vérifier dans quelle mesure ils peuvent être
chacun l'interface rationnelle entre l'éthique (partiellement objectivée par un système de droits
fondamentaux) et l'économie, une norme qui insère le marché dans l'espace public.
Malheureusement, nous sommes loin de cette intégration de l'économie dans une culture
politique démocratique. Un marché sans obligation par le droit de soumission aux normes
constitutives de l'espace public, est un marché aveugle et aveuglant; il interdit ou détruit les
logiques sociales lentement élaborées; il continue d'appauvrir et de tuer de façon massive,
culturellement et physiquement, et en fin de compte il réduit la diversité qui est pourtant son
capital, la base de son développement.
1.5 Quatre conditions à l'institution des libertés
La croyance en la validité d'un marché indépendant de l'espace public signifie une conception
«naturaliste» ou «spontanéiste» des libertés générant des mécanismes eux-mêmes naturels, à
corriger seulement dans les marges. Toute atteinte à cette pureté apparaît alors logiquement
dans l'«axe du mal» : il s'agit bien d'un fondamentalisme reconnaissable à son manichéisme.
Si l'on veut au contraire montrer l'inclusion du marché dans l'espace plus large de négociation,
on peut le faire notamment à partir de quatre critères qui mettent diversement en jeu
l'ensemble des droits humains :
Conditions de validité interne du système
d'échange
- multiplication des acteurs libres
droit à la propriété
- vérité de l'échange
droit à l'information
Conditions de validités du système
d'échange par ses limites
- territorialisation
- temporalisation
«développement durable»
18 Economie Ethique N°5
1.5.1 Multiplication des acteurs libres : le droit à la propriété
La parenté conceptuelle réside dans les interdépendances entre libertés publiques et libertés
économiques. Il s'agit de considérer que pour être effectif, le respect des libertés implique des
principes et institutions qui lient les libertés entre elles. Ainsi en est-il du principe général
d'équilibre des pouvoirs, garantissant à la fois la diversité et la régulation mutuelle. Il reste
vrai que la multiplication des propriétaires (et donc la limitation mutuelle de leurs pouvoirs)
est une des conditions de la multiplication des acteurs libres. On voit que le respect du droit à
la propriété est à la fois un droit de l'homme et un principe de fonctionnement du libre
marché17. Il faut ajouter que la multiplication des propriétaires ne se comprend pas seulement
au niveau du nombre, mais aussi de la qualité. Il ne s'agit pas, en effet, de prendre pour
modèle une société de propriétaires exclusivement individuels, car l'espace commun essentiel
au fonctionnement du marché, et a fortiori de l'espace public, serait beaucoup trop réduit. Il
faut un entremêlement de propriétés individuelles et collectives, correspondant à la fonction
des biens possédés. Une imbrication des propriétaires de diverses sortes (privés, publics,
collectifs) est une condition pour l'identification des diverses responsabilités imbriquées. La
diversité des pôles et la complexité des interrelations constituent la richesse du milieu,
culturel, social et économique. C'est pourquoi la lutte contre les cartels est un des fronts de
résistance au service des hommes et des entreprises les plus faibles. Les tenants de l'allocation
universelle de ressources peuvent se prévaloir du même raisonnement : la généralisation de
l'exclusion (société à deux vitesses) est une réduction de la dynamique du marché. Outre le
principe premier du respect de la dignité humaine, le respect du droit au niveau de vie
suffisant par toutes les mesures adéquates est un principe de bonne économie, car il permet le
maintien de la plus grande diversité d'acteurs. Une mesure n'est adéquate que si elle permet de
restaurer et de développer l'autonomie (la capacité d'action) des acteurs. L'absence de mesure
détruit les personnes, mais une allocation sans contrepartie, au moins symbolique, humilie
l'individu et induit sa désactivation économique et sociale.
C'est le sens d'une clause sociale générale : le jeu du marché se développe s'il ne détruit pas
ses acteurs, riches ou pauvres. Il peut les contraindre à changer de règle, mais non à aliéner
17 L'ambiguïté idéologique réside souvent dans le fait que certains réduisent le droit à la propriété (droit d'accès
de tous, en particulier des plus pauvres comme dans le cas des paysans sans terre, à l'usage des biens nécessaires
à l'exercice de leurs droits, libertés et responsabilités) au droit de propriété (respect des propriétés existantes,
même si c'est au détriment du bien commun ou des droits des plus pauvres). Un libéralisme qui n'est pas
premièrement social est une contradiction dans les termes.
19 Economie Ethique N°5
leurs droits fondamentaux. Une clause sociale ne peut être une règle imposée unilatéralement;
elle doit être une régulation négociée par l'ensemble des acteurs sociaux pour lutter contre le
dumping social et pour le respect des droits fondamentaux. On évite l'instrumentalisation de
la clause sociale en s'interdisant de considérer de façon isolée quelques droits humains. Une
clause sociale - ou taxe - n'a de sens que si elle est gérée de façon partenaire afin d'en écarter
au fur et à mesure les effets pervers. Par ailleurs, elle ne peut être réduite à un mécanisme
(taxe Tobin, par ex.) qui s'inscrirait dans les règles du marché actuel, puisque celui-ci, au
niveau mondial, n'est pas régulé de façon cohérente : il se développe au profit essentiel de
puissances en position de quasi-monopole.
1.5.2 Vérité ou adéquation de l'échange : le droit à l'information.
C'est par l'application rigoureuse du droit à l'information adéquate que le marché apparaît le
plus clairement inclus dans une logique d'espace public. Un marché ne fonctionne
rationnellement que dans la stricte mesure où il produit et fait circuler l'information, condition
du choix rationnel. L'acteur économique ne peut opérer un choix rationnel que dans la mesure
de l'adéquation de l'information dont il dispose. C'est pourquoi les contrats tentent de limiter
les déséquilibres d'information entre les contractants. Les lois du marché sont souvent
invoquées comme des règles absolues, alors qu'elles sont logiquement relatives au capital
d'information disponible et à sa distribution. Pour cela, l'acteur ne peut être considéré
uniquement dans sa dimension économique, il convient de le resituer dans sa complexité
d'acteur social, qui échange de l'information et des positions sociales avec les biens et les
services. Plus spécifiquement, il convient de le considérer comme un acteur culturel,
détenteur d'un ensemble de savoirs théoriques et pratiques dont la richesse est la source
durable de ses capacités, son premier capital. Un marché – comme chaque acteur - ne
fonctionne rationnellement que dans la mesure où il parvient à équilibrer les systèmes
d'information (recueil, traitement, production, échange, correction). Ainsi l'obligation
d'informer les échangistes, non seulement sur la qualité du produit, mais sur les conditions
sociales et environnementales de sa production et de sa commercialisation est une régulation
essentielle du marché. Cette obligation de publicité complexe est, au sens littéral une
«information du marché» en tant qu'espace public. Cela nous permet de poser la thèse
suivante : le marché réduit à l'échange binaire est un marché aveugle ou incomplet et donc
destructeur des complexités sociales; le marché qui inclut le tiers, ou marché informé, est une
20 Economie Ethique N°5
place publique18. L'information n'est pas considérée ici seulement comme bien subjectif
(condition de l'exercice des libertés du sujet), mais aussi comme bien objectif (condition de
fonctionnement du marché en tant qu'espace public, nécessaire à la production et à la
circulation des informations comme biens subjectifs). A ce titre, un système d'information
peut être considéré comme un «bien public», au sens juridique d'un bien commun
publiquement protégé. L'objet échangé n'est pas qu'une chose, c'est une œuvre
d'intermédiation, qui ne peut jouer sa juste fonction dans l'échange que par la qualité et la
quantité d'information qu'il transporte. C'est cette application par tous les acteurs du droit /
liberté / responsabilité envers l'information qui permet la réciprocité dans l'action; c'est la
restauration et le développement de ce droit qui permettra de "reconquérir le marché comme
espace public".
1.5.3 La territorialisation.
Il est curieux que dans les débats sur la mondialisation et sur le développement durable, on ne
discute que secondairement de la notion de «territoire», comme si le sujet était tabou, anti-
mondialisation. En réalité un marché globalisé occupe un territoire spécifique qu'il convient
de gérer en fonction des autres qui lui coexistent, et ce d'autant plus que, le marché le plus
puissant risque de détruire le fondement même du libéralisme qui est le maintien de la
diversité. Le marché est un processus, et comme tel, il n'est pas lié de soi à un territoire mais
seulement à un système de communication. Peut-il, dès lors, être considéré hors de tout
territoire? Cette hypothèse conforterait le principe de la subsistance en soi et universelle des
lois du marché. Cependant, une activité sociale ne peut être comprise sans référence spatiale.
La rationalité d’un marché est une composante d’un «bassin social», ou écoumène : territoire
identifié par un réseau de relations, et non espace vide et neutre. Le leurre du réductionnisme
est ici manifeste : un marché ne peut être sans fin ni détermination. Le marché n'est pas un
mécanisme général universel parce qu'il serait naturel, quitte à être spécialisé ensuite en
marchés spécifiques. Si nous cherchons ici des principes communs de rationalité écoéthique
qui en établissent la légitimité démocratique, ceux-ci s'interprètent de multiples manières
selon la diversité des marchés. Chacun est en effet spécifié par sa territorialisation et les
18 Ainsi, le prix n'est pas qu'un indice d'équilibre entre une offre et une demande, il a aussi un effet de signal, qui,
en indiquant une tendance, peut générer un mouvement, le développement d'une façon d'évaluer exactement
comme un courant d'idées dans l'espace public général. Sur le rôle crucial de l'information dans la Corporate
Governance, entre investisseurs et conseils d'administration, cf. L'Hélias, 1997.
21 Economie Ethique N°5
caractères des biens échangés19. Les connexions entre ces divers marchés (singularisés par
leur échelle temporelle ou spatiale, ou par la spécificité des biens) doit alors réguler ces
passages pour éviter les distorsions dans l'un ou/et l'autre des marchés connectés. Si des
échanges se font d'un marché à l'autre, par exemple en utilisant des ressources humaines dans
un bassin social peu coûteux, pour produire des biens qui seront distribués dans un autre
bassin sans rapport avec le premier du point de vue social, il n'y a pas économie de marché
mais une relation marchande sauvage qui prélève une rente sur un marché au détriment des
acteurs sociaux d'un autre. Lorsqu'une entreprise prélève des ressources humaines, elle doit
une contrepartie dans le bassin de prélèvement, non seulement en termes de salaires, mais
aussi de formation (entretien de la capacité de travail des collaborateurs dans un marché du
travail flexible, relation de partenariat avec les différents acteurs locaux). En outre, le transfert
des biens peut avoir un coût environnemental et enfin la distribution de biens et de services
produits ailleurs sur un marché au fort taux de chômage introduit une distorsion sur le marché
de consommation. L'acteur qui passe d'un marché à l'autre doit payer les coûts de ce passage
au prix le plus réel possible. A cette condition seulement, on pourrait parler de «marché
mondial». Un marché sans limite est un espace de dérégulation, de déconstruction des
économies; la main invisible y est alors la «main du diable» de Polanyi, comme l'est une
abstraction que l'on précipite dans le réel comme si c'était une loi. En réalité, ce n'est qu'un
rationalisation factice pour cacher un pouvoir arbitraire. L'acteur qui joue d'un marché à
l'autre avec les inégalités se met dans la situation de celui qui cherche un paradis fiscal :
l'argent non payé à la société est volé à autrui, le tiers. Les opérations de spéculation sont le
passage à la limite de cette logique de «délocalisation» au sens plein (un marché sans lieu, ce
qui n'est pas le cas d'une entreprise qui change de lieu). Cela ne signifie pas que cette
territorialisation des marchés soit fixe et qu'il faille nécessairement recourir à des formes de
protectionnisme. Les territorialisations sont elles-mêmes toujours négociables dans les
espaces publics appropriés; elles ne devraient pas être laissées à l'arbitraire. La logique
économique est de profiter des différences de potentiel entre les marchés, mais non au point
de détruire les marchés eux-mêmes; la logique éthico-juridique consiste à placer des bornes,
mais non dans le but de protéger des monopoles. L'interaction des logiques est une condition
pour créer des indicateurs permettant de fixer des seuils de légitimité. A quel niveau les pays
du sud peuvent-ils légitimement utiliser l'argument de l'avantage différentiel pour maintenir
19 On retrouve cette conception du marché uniforme dans la logique de l'exception culturelle. Certains biens
mériteraient des conditions d'exception. Nous verrons au chapitre 4 que la logique doit plutôt être inversée :
chaque marché est qualifié par la nature particulière des biens produits, échangés et détruits.
22 Economie Ethique N°5
un travail des enfants, un coût social bas? Les pays du nord peuvent-ils exiger l'abolition de ce
travail sans contrepartie, sans remettre en question plusieurs de leurs protectionnismes? Si
l'espace sans frontière ne permet pas de définir un marché, à l'inverse un territoire n'est pas
fermé, c'est un lieu de sens, un enchevêtrement de bassins20; ses frontières existent, mais non
comme des clôtures. Ce sont des lieux de transition, de contact avec d’autres territoires. Elles
signifient que ces territoires ne sont pas simplement juxtaposés, mais qu'ils s’imbriquent et se
superposent partiellement, car ils relèvent également de la logique des réseaux. La
«mondialisation» ne peut donc être invoquée comme un déterminisme économique, c'est un
ensemble de connexions qui, s'il n'est pas contrôlé aux différentes échelles des espaces
publics, délocalise l'échange, absorbe avec les marquages spatiaux et temporels toutes les
possibilités de cohérence nécessaires à une économie réelle, c'est-à-dire insérée dans les tissus
sociaux. Il ne s'agit pas de donner crédit au marché unique, car sa conception est aux
antipodes du pluralisme libéral, mais de déterminer les conditions et les exigences de
l'interconnexion entre les divers marchés, aux différentes échelles. Les marchés globalisés
doivent pouvoir interférer avec les marchés locaux ou régionaux : le principe d'équilibration
entre ces systèmes d'échange devant se faire en faveur du maintien de la plus grande diversité
culturelle, sociale et économique possible. Il est besoin à l'heure actuelle de faire une nouvelle
évaluation de la notion de «diversité économique» incluant les diverses dimensions sociales,
notamment dans ses liens avec la diversité culturelle21.
1.5.4 La temporalisation.
On supprime, fusionne, délocalise des entreprises qui se sont construites en plusieurs
décennies, au mépris non seulement de l'emploi mais aussi de toutes les formes d'insertion
sociale et politique. Le leurre des «lois du marché» aveugle; il est comme la faucheuse de la
mythologie, celle qui peut glisser avec une superbe indifférence dans la boîte postale de
n'importe quel agent économique sa lettre de licenciement, de rachat ou de déplacement, et
son avis d'inefficacité à n'importe quelle autorité publique. La «démarque temporelle» indique
ce non-respect de l'acteur. Ce mécanisme aveugle est destructeur du temps nécessaire à toute
décision et au développement d'une société rationnelle. La faible temporalité de la décision
économique est en contradiction avec ses effets qui, eux, se déploient largement dans le
temps. C'est pourquoi, me semble-t-il, la notion de «capital», de diversité de ressources
20 Sur la configuration enchevêtrée des espaces économiques, cf. Boyer, 1997. 21 Cf. ci-dessous au chapitre 5, les propositions de contenu de programme pour l'UNESCO.
23 Economie Ethique N°5
complémentaires, accumulée et exploitée, est centrale à toute analyse d'économie sociale.
Cette idée, non le grand capital, mais la capacité d'investir pour le temps à venir, est le seul
espoir pour les familles les plus pauvres : sans la capacité de développer un capital social
(réseau de solidarité), culturel (école pour les enfants, alphabétisation et formation
professionnelle) et monétaire, elles se savent dans une précarité sans issue22. On oublie
souvent que dans les populations les plus pauvres, une dimension essentielle de la dignité est
l'espérance que les parents ont de voir s'améliorer la situation de leurs enfants dans une
perspective de moyen et de long termes. Les cultures populaires sont par conséquent très
sensibles à la durabilité du développement. L'idée de durabilité n'est pas la perpétuation
achronique d'un développement, mais une harmonie dans les échelles temporelles, une
adéquation entre les décisions et la prévision de leurs effets, une tentative pour les sujets
d'harmoniser leurs temporalités, d'additionner leurs libertés.
1.6 Le marché est objet de négoce
Nous pouvons synthétiser cette position éthique, liée à la définition de la synthèse, ou du
cumul des rationalités, en l'appliquant aux libertés pour définir un libéralisme intégral (cf.
Proposition 6 : une éthique redevable de l'interdisciplinarité) par le respect et le
développement du «principe de cumul des libertés» que l'on peut prendre soit au niveau
individuel (les différentes dimensions de la liberté de chacun) soit interindividuel et
institutionnel (les libertés des uns ne sont pas des limites aux libertés des autres, mais des
ressources). Le marché ne s'insère dans un espace public démocratique que si on accepte d'y
discuter ouvertement de cette gestion des libertés. La main invisible n'est pas une magie qui
fait passer de la rationalité individuelle à une rationalité collective, c'est une synergie des
libertés, une multiplicité de mains visibles qui reçoivent, créent et donnent, et dont on ne peut
analyser les modes de fonctionnement qu'en considérant la notion médiane entre liberté et
richesse, ou capital : celle de capacité.
22 Ce sont ces différentes dimensions du capital que prennent en compte les initiatives de micro-crédit. Cf.
Yulnus, 1997. Sa caractéristique n'est pas seulement d'être au niveau micro, mais de prendre en compte les
capacités. Le micro-crédit est accordé à une personne, solidairement avec un réseau social soigneusement
constitué. La fiabilité du crédit (amont) est ainsi liée à la capacité d'irrigation sociale d'un relativement grand
investissement humain avec faible appui monétaire (aval). Il s'agit bien d'irriguer un réseau.
24 Economie Ethique N°5
1.6.1 Les libertés, les capacités et les capitaux
Le collectif n'a aucun être propre qui soit comparable à l'être individuel, et pourtant la
socialité a une consistance fondamentale pour chaque individu; elle est source et pas
seulement cadre, de sa liberté. Le paradoxe est de :
- reconnaître une asymétrie radicale entre l'individu et les collectifs
- trouver pourtant un parallélisme étonnant entre capacités individuelles et collectives.
La raison semble simple : les collectifs ne sont rien d'autre que de l'interaction individuelle. Si
l'interaction est autre chose que la somme des actions en ce qu'elle génère des effets de
système - une socialité - elle est toujours de l'action, acte accompli par des acteurs qui en fin
de compte sont - ou devraient être - individués. L'action et ses modalités (interaction, réaction,
rétroaction, proaction) se distingue nettement des automatismes ou mécanismes sociaux, en ce
qu'elle est un acte de liberté. Elle se situe à l'interface entre l'individu et les institutions. C'est
l'individu qui «actionne» les institutions pour répondre d'autrui et à autrui, comme on utilise
un système hospitalier (bâtiments, personnels, compétences, structures juridiques et
économiques) pour soigner. Lorsqu'il sert l'institution, l'individu est comme un mécanicien : il
ne travaille pas pour la machine que pourtant il peut admirer, mais pour celles et ceux que
cette machine permet de «capaciter» (d'outiller). L'écoéthique est cet art de tracer des chemins
de responsabilité qui lient les personnes par un exercice en commun de libertés, nécessitant la
création et l'entretien soigneux d'instruments variés : choses et institutions (proposition 5). Les
libertés sont en effet des fins en elles-mêmes (des dimensions de la dignité) et des moyens.
Elles impliquent la garantie d'un «socle» (tout homme est en droit de prétendre à une égalité
de capabilités), à partir duquel elles peuvent se déployer. L'objet du droit est par conséquent
un capital. L'exercice de toutes les libertés puise ses ressources dans un capital, sans
l'existence duquel elles ne peuvent se développer. En retour, elles y contribuent et
s'accumulent. Un libéralisme réducteur n'est pas sensible au «cumul», c'est-à-dire à
l'interaction des libertés, qui correspondent à l'indivisibilité des droits humains; sa conception
des libertés est spontanée, non construite. Sans son capital, le sujet n'est rien. Un capital
multidimensionnel n'est pas autre chose qu'un cumul de ressources pouvant être exploitées sur
la durée en synergie. Les libertés s'ajoutent sous diverses formes et constituent un système
avec ses processus d'accumulation qui, dans la mesure où ils croissent, garantissent du sens et
donc la possibilité d'un développement : ils permettent tout au moins que l'usage d'une liberté
ne vienne pas arbitrairement en réduire une autre, ni détruire ce que les autres ont acquis et
hypothéquer le futur. C'est pourquoi une liberté n'existe que dans son milieu par rapport à un
25 Economie Ethique N°5
passé, à un patrimoine ou un capital multiforme, sur lequel elle s'appuie, même si c'est pour le
remettre en question.
Proposition 8 : La condition d'effectivité des libertés est leur cumul
L'exercice et le développement des libertés demande un travail continu, individuel et collectif, pour améliorer les synergies entre capacités individuelles et institutionnelles. La question de principe selon laquelle les libertés peuvent, ou non, s'additionner, semble être le bon critère pour distinguer entre un libéralisme naturaliste ou fondamentaliste (les libertés sont naturelles et il suffit d'organiser des conditions-cadres) et un libéralisme intégral qui prend en compte leur nécessaire développement selon les dimensions culturelle, écologique, politique et sociale.
Les libertés, tout comme les droits et les responsabilités23, ne sont pas données par la nature,
leur exercice suppose une construction permanente : une restauration et un aménagement
continus de leurs conditions, c'est-à-dire des liens avec les capacités et les capitaux24. Dans
une perspective naturaliste, on suppose que l'individu est par nature capable de se saisir des
capitaux à disposition, et qu'il suffit donc de ne pas l'entraver (primat des libertés négatives).
Dans une conception intégrale, qui tient compte de «l'épaisseur» des conditions éco-socio-
culturelles, on intercale le réalisme de la notion médiane de «capacité». Pour accéder à un
capital, un individu, comme une collectivité, doit disposer d'un ensemble de capacités.
Le sujet sans ses liens aux objets (choses et institutions qui contribuent à son capital) est
mutilé, injurié. L'éducation est à la fois reconnaissance de capacités et mise à l'épreuve, mise
en situation de les exercer, mise à disposition de moyens concrets. C'est ainsi que l'on peut
comprendre la notion d'empowerment, que j'ai traduit par «capacitation» (proposition 4) :
renforcement des capacités du sujet, tant au niveau des moyens matériels et structurels que de
la conscience des fins (moyens intellectuels). Plus exactement, la «capacitation» reconnaît -
23 On peut poser de la même façon un principe de cumul des droits et de cumul des responsabilités, à l'opposé de
la misère qui est un enchaînement des précarités : chaque déni de droit aggravant et «installant» les autres. Le
respect des droits d'autrui comme de mes autres droits sécurise et étend l'effectivité de mon droit considéré; le
fait qu'autrui assume sa responsabilité me permet d'étendre la mienne. 24 Voir les travaux de Mark Granovetter, et notamment la synthèse qu'il fait de «la nouvelle sociologie de
l'économie». Notamment (Granowetter, 2000, p. 203 et sv.) : "Notre conception de la sociologie économique
repose sur deux propositions sociologiques fondamentales : 1) une action est toujours socialement située et on ne
peut l'expliquer en considérant uniquement les motifs individuels et 2) Les institutions sociales ne se
développent pas nécessairement selon une forme déterminée, mais elles sont plutôt «socialement construites»
(Berger and Luckman, 1966, -1968, The Social Construction of Reality). Ces deux propositions sont
incompatibles avec le noyau dur de l'économie néoclassique." La proposition 8 ci-dessus, dit autrement la même
thèse, et elle représente en effet une ligne épistémologique forte qui sépare deux familles de conceptions du
libéralisme. A la notion d' «encastrement» que l'auteur utilise pour exprimer l'inscription sociale de toute activité
économique, je préfère la notion d'«inclusion mutuelle» plus dialectique (Cf. ci-dessous : 4.1.2). L'économie ne
s'encastre pas dans un cadre tout préparé, elle s'inscrit et bouleverse; elle produit aussi du social.
26 Economie Ethique N°5
habilite - ce que les traducteurs d'Amartya Sen transcrivent par «capabilités» (capabilities).
Nous sommes dans cette zone intermédiaire entre acte et puissance, qu'Aristote détaillait en
quatre moments non linéaires25. Les capabilités désignent un degré d'actuation supérieur aux
capacités dans la mesure précisément où elles supposent que la capacité est, pour ainsi dire,
dans les mains (c'est le sens de l'exis, chez Aristote - la disposition ou l'habitus chez St-
Thomas et chez Brentano et Husserl); elle est incorporée, selon l'expression de Bourdieu
désignant le capital culturel. Mais Sen ajoute à Aristote une précision essentielle : ce degré
d'être implique non une seule capacité, mais la synergie entre plusieurs :
"Etroitement liée à la notion de fonctionnement, il y a l'idée de capabilité de fonctionner. Elle représente les diverses combinaisons de fonctionnements (états et actions) que la personne peut accomplir. La capabilité est par conséquent, un ensemble de vecteurs de fonctionnements, qui indique qu'un individu est libre de mener tel ou tel type de vie." Sen, 2000a, 65-67
Figure 2 : Le lien d'effectivité du droit, entre personnes, choses et institutions
Selon cette conception, les droits / libertés / responsabilités, comme les capacités et les
capitaux peuvent se décliner selon les diverses dimensions : civile, culturelle, écologique,
économique, politique et sociale. Ces dimensions se dédoublent chacune en deux versants :
savoirs et moyens de communication. Nous avons des sociétés riches en moyens, mais
pauvres en savoirs, et l'inverse. Dans un cas, comme dans l'autre, s'il n'y a pas d'adéquation
entre le bien / message et la voie (canal, tuyau, câble, onde, route), les capabilités restent
pauvres26. La relation liberté – capital, garantit la connectivité des capacités, permettant une
25 Selon Aristote, l'actuation du potentiel est d'une part un continu (l'acte ne remplace pas la puissance, il
l'accomplit), et d'autre part le processus peut se faire en des logiques différentes, celles que Sen nomme
accomplissement des fonctionnements (qui reprend l'entelecheia) et capabilité d'accomplir des fonctionnements
(energeia). 26 C'est une façon d'expliquer la pauvreté de sociétés surdéveloppées en technique et sousdéveloppées en culture,
comme ce qu'il est convenu, par illusion techniciste, d'appeler «société de l'information», incapable de prévoir, et
encore moins de réduire, les crises majeures. Voir sur ce point Wolton, 2003. En fait la pauvreté des pays
techniquement surdéveloppés est la condition de la pauvreté multidimensionnelle des autres pays, y compris par
Libertés,
droits,
responsabilités
Capabilités: entremêlement
de capacités complémentaires
Capitaux
externes
multidimensionnels
27 Economie Ethique N°5
«sécurité humaine» raisonnable. Il s'agit d'assurer une sécurité et une fiabilité
multidimensionnelle dans une sécurité et une fiabilité démocratiques. Les logiques
fondamentalistes (ultra-libérales ou autoritaires) placent la sécurité dans la pureté de la nature
de l'homme ou de l'institution. La sécurité apparaît comme une barrière contre le risque. Le
libéralisme des droits de l'homme considère au contraire que le seul principe d'ordre
authentique est une sécurité conçue comme fiabilité, obtenue par la connexion des libertés.
Dans ce cas, le risque n'est plus à marginaliser, mais à considérer au centre. Les acteurs ne
sont libres et responsables que lorsqu'ils savent le risque en face, au centre et non en marge.
Celle authentique sécurité humaine, qui passe par la fiabilisation permanente des relations et
de leurs systèmes, implique avant tout le respect, le développement et l'exploitation (et non la
surexploitation) des complexités en tant que patrimoine et capital communs. Elle suppose une
confiance dans un capital et ses institutions et dans leurs capacités d'adaptation (de
correction). La sécurité multidimensionnelle des personnes est essentielle pour garantir le
socle des droits; la fiabilité des institutions est la mesure de leur légitimité (et de leur
efficacité durable).
1.6.2 La fiabilité de la relation et de son système
Relevons pour l'instant, les conséquences pour une conception intégrée du marché. Celui-ci
n'est fiable que dans la mesure où ses règles sont entièrement soumises à la négociation
publique potentiellement permanente et non aux mécanismes. Le marché n'est pas seulement
le lieu des négoces, il est lui-même objet de négoce, comme l'espace public est lieu et objet de
négociation. Il est construction, institution et organisation, toujours enjeu de débat. Je propose
une synthèse sous forme de nœud dialectique des quatre critères précédents pour définir
l'espace de confiance et de rationalité des relations (régulation de la rationalité interne) pour
porter le débat à la régulation des frontières de chaque relation, la négociation de la frontière
entre le marchand et le non-marchand (régulation de l'internalisation /externalisation).
Là se trouve peut-être la première condition de sa durabilité / flexibilité. Adapter ou créer un
produit en fonction d'une modification de la demande, c'est aussi transformer le producteur et
son jeu de relations, c'est changer sa position. L'équité du commerce implique une négociation
permanente de l'identité des acteurs et des règles du jeu. Par exemple, l'entreprise ne peut
imposer unilatéralement la flexibilité à ses collaborateurs, voire à ses fournisseurs, mais elle
doit leur permettre de préserver les capacités de répondre par leur propre flexibilité : aux
collaborateurs, la formation permanente pour rester en phase avec le marché, aux fournisseurs
et autres parties prenantes, la communication claire des objectifs et stratégies pour partager
l'échelle de prévisibilité. La charge de la flexibilité doit être équitablement répartie, comme
l'ignorance de leurs richesses culturelles. Le lien science / technologie / culture est un segment majeur à
reconstituer pour réaliser une réintégration de l'économie dans la société.
28 Economie Ethique N°5
celle de tous les principes de régulation. Pour désigner ce jeu de modifications mutuelles,
Goldfinger (1998, 297) préfère parler de «fluidité» :
"Il faut toutefois aller au-delà de la flexibilité, qui s'applique essentiellement aux relations au sein d'une entreprise, vers la fluidité entre les catégories et les domaines. L'exigence de la fluidité procède d'une double constatation. La première est que les différentes formes et modes de travail constituent un spectre continu et sans cesse changeant. Plutôt que de vouloir les rendre étanches, il faut faciliter leur intégration et une transition d'une forme à l'autre. (…) La seconde constatation est l'entrelacement croissant du travail, de l'éducation et du loisir." … (La fluidité) "rend moins étanches les barrières entre le domaine marchand et le non-marchand, facilitant l'éclosion de nouveaux domaines relationnels," (id., 298).
L'objectif est la revitalisation permanente de la richesse et de la fluidité des relations, c'est-à-
dire de la capacité du tissu à s'adapter. Cela implique une redéfinition permanente de l'identité
de chaque relation ou système de relations, que nous pouvons schématiser par le nœud de
quatre oppositions dialectiques, reprenant les différents couples indiqués jusqu’ici (Figure 3).
Figure 3 : quatre versants de la fiabilité de la relation d'échange
Ces quatre dialectiques enchevêtrées donnent une représentation schématique de l'espace de
confiance à l'intérieur duquel se joue toute relation tendue par le couple sécurité / risque27. Il
s'agit de comprendre ce qui, dans la relation et ses systèmes, doit répondre à la dignité du
27 Ce nœud de quatre dialectiques est une transposition de celui que j'ai proposé pour décrire l'identité culturelle,
individuelle ou collective, cette autre dimension de l'espace de confiance. Cf. Meyer-Bisch, Quatre dialectiques
pour une identité, in Comprendre, Revue de philosophie et de sciences sociales, N01, 2000, PUF, Les identités
culturelles, (ss. la dir. de Will Kymlicka et Sylvie Mesure), pp. 271-295.
29 Economie Ethique N°5
sujet : la fiabilité. La durabilité du commerce est un assez bon indicateur de la richesse d’un
marché et de son adaptation à son bassin social. Encore faut-il s'entendre sur l'échelle de
durabilité considérée : quand l'échelle est trop longue, les hommes ont tout le temps de mourir
et les patrimoines d’être perdus. Ce critère ne peut de toutes les manières rendre compte à lui
seul de la pluralité des raisons; compris dans le sens logique d'une soutenabilité rationnelle
(cohérence). Il est cependant, en contexte très fluctuant, un bon indicateur de leur complexité.
En résumé, nous pouvons distinguer deux types de négociation régulatrice : la négociation
entre les échangistes (régulation interne au marché) et celle qui inclut l’ensemble de la
société. La première régulation, selon les processus réactifs, actifs et proactifs d'équilibre
dynamique entre l'offre et la demande, implique toujours une interprétation de ce qu'on peut
appeler des principes systémiques de régulation, dont la société dans son ensemble est
garante. Cette négociation des règles mêmes du négoce implique un croisement des
régulations internes (marché) et englobantes plutôt qu’externes (espace public), afin de saisir
à la fois les forces et les défaillances de tel marché. Par cette négociation, toujours à la
frontière sous-système / système, sont traités au moins quatre types de définitions du marché
(au sens de contraintes d'insertion), quatre façons de comprendre et d'assurer la fiabilité
(sécurité / risque) des relations d'échange (Tableau 1).
Critères de cohérence Couple dialectique Qualité de synthèse
des échelles temporelles durabilité / flexibilité Temporalité adéquate des échelles territoriales territorialisation / spatialisation Territorialité adéquate dans la diversité des acteurs
coopération / concurrence concentration /diversification
Propriété adéquate
de l'information marchand / non-marchand Publicité adéquate
Tableau 1 : quatre critères de fiabilité d'un marché
Ce qui importe ici, c'est de considérer la multidimensionnalité nécessaire des régulations et
des critères pour qu'un marché soit, en intégrant les dimensions culturelle, écologique et
sociale, soumis au choix politique public, c'est-à-dire qu’il soit une institution posée par les
sujets et non un déterminisme, un ensemble de mécanismes qu'ils subissent. Il convient de
garantir l'espace des libertés sans lequel toute activité sociale, économique ou politique
devient d'abord inhumaine, puis suicidaire.
1.6.3 La grande négociation entre le marchand et le non marchand
Proposition 9 : L'espace de confiance au centre du marché
L'espace de confiance, ou domaine non marchand, ou espace de gratuité, n'est pas à la périphérie, n'est pas non plus un «cadre» régulateur du marché. Il en est le centre et le milieu, le capital sans lequel les relations ne peuvent tout simplement pas se développer. Toute relation économique et tout système d'interrelations prélèvent du capital de confiance et ont à l'alimenter en retour, car il est la condition et la mesure de la dynamique de toute équilibration et de tout développement. Le maintien de cet espace
30 Economie Ethique N°5
commun, ou espace blanc, inappropriable par quelque particulier, est le milieu d'émergence de nouveaux acteurs : il est source et ressource de toutes les libertés.
Où se situe ce cœur non-marchand ? Tel est le grand enjeu qui ne peut qu'être en débat
permanent et qui est la raison d'être de l'écoéthique. Le choix politique des sujets, la maîtrise
de leur milieu, détermine ce qu'il y a de plus fondamental : la nature même du système. « La
grande négociation » pour paraphraser Polanyi, est celle qui trace une ligne entre le marchand
et le non-marchand, celle qui authentifie et préserve cet espace de gratuité - l'universel
commun aux particuliers - et fait de chaque échange particulier une relation singulière sur
fond de valeurs universelles. C'est à l'évidence le premier critère de durabilité, puisqu'il s'agit
de préserver un domaine non négociable, mais dont la nature et les limites sont l'enjeu de tous
les débats. Tout ne peut être sans fin remis en question, mais tout demande à être réapproprié,
réinterprété et renégocié par le débat, qu'il s'agisse des principes les plus fondamentaux qui
sont, ou devraient être, de rang constitutionnel, ou des règles d'interprétation qui sont
soumises à révision permanente. Par exemple, la conservation d'un patrimoine naturel et
culturel, comme source de toute activité est le premier facteur de sécurité intergénérationnelle
et peut à ce titre être considéré comme un principe fondamental. Mais personne ne peut
dessiner une fois pour toutes la ligne de cette démarcation entre ses dimensions intangible et
variable, marchande et non-marchande, car la nature de ces patrimoines demande à être
publiquement reconnue par expertise, débat et consensus, en tenant compte de leur extrême
diversité. Il y a les patrimoines naturels et culturels à respecter (entretenir, voire améliorer,
tout en développant leur exploitation), mais il y a aussi tout l'implicite des biens échangés
qu'il s'agit de mettre à jour.
Cela signifie que l'espace de gratuité, ou dynamique non-marchande, désigne à la fois des
biens et des règles de fonctionnement, on pourrait dire : de la matière et de la structure. Mais
en réalité, les principes de fonctionnement ne sont pas seulement formels, ce sont également
des valeurs échangées (nous l'avons vu pour l'information); de même, les biens échangés ne
s'arrêtent pas à leur valeur immédiate, ils véhiculent de la structure systémique, de la
confiance (le salaire versé est une reconnaissance, l'ouvrage bien fini et garanti est un
investissement durable, l'argent correctement prêté, une marque de confiance, etc.). Il n'est
donc pas possible de séparer matière et forme, biens et règles d'échange, car un bien véhicule
les règles de son échange, et celles-ci n'ont d'effectivité que par la nature des biens échangés.
Sans entrer dans toute la discussion des biens publics que synthétise fort bien Philippe Hugon
dans sa contribution au programme interdisciplinaire Ethique de l’économie de l’UNESCO28,
je peux proposer à la discussion une schématisation par domaines dans le but de mettre en
évidence l'interconnexion des genres, à l'inverse d'un classement par catégories hétérogènes
(Cf. Tableau 2).
28 Economie Ethique N°3, cf. in fine la liste des publications du programme interdisciplinaire Ethique de
l’économie de l’UNESCO.
31 Economie Ethique N°5
Règles et biens domaines Inscription sociale
Valeur des biens, objets d'échange
Dignité, objectivée par les droits humains correspondant à tous les domaines
biens et services inclus en de grands
équilibres
culturel écologique économique
social
Valeurs structurelles,
milieu de l'échange
Equilibration des systèmes
politique : principes de gouvernance
démocratique
les lois et leur institutionnalisation au service du respect des
droits et de l'équilibration des systèmes
Tableau 2 : le bien commun : inscription des valeurs dans les choses et les institutions
Le respect de l'espace non-marchand, source et ressource de tout système marchand,
comprend du droit individuel fondamental, des principes d'équilibration des grands systèmes
sociaux et les institutions nécessaires au respect et au développement des valeurs individuelles
et structurelles avec la valeur non marchande que véhiculent les biens et services échangés.
L’approche se prend au niveau micro (le respect inconditionné des droits inhérents à la
personne humaine et le contrôle des biens échangés), et aux différents niveaux macro et meso
(la préservation de l’équilibre des systèmes culturel, écologique, économique politique et
social). Le micro est d'abord contrôlé par tous les citoyens; le macro et le meso sont d'abord
contrôlés par tous ses interacteurs, sous garantie des acteurs publics. Une gouvernance
démocratique implique le croisement permanent des contrôles, de façon tripolaire, et
individuelle / institutionnelle. Le respect de ce socle intangible est le fondement de la justice
distributive (donner à chacun ce à quoi il a droit) sans laquelle la justice dans les échanges ne
peut avoir de fondement. C’est la limite, ou la condition de possibilité et de légitimité du
libéralisme : le respect du seuil dynamique de capacités individuelles et collectives.
Il reste que si ces valeurs à préserver sont de soi non-marchandes, leur préservation a un coût
qu’il convient de négocier. Nous avons alors un arbitrage entre deux logiques à la fois
nécessaires et opposées :
- L'une consiste à garantir un espace de gratuité, sans prix, sans lequel la personne humaine
et ses communautés n’a pas les libertés nécessaires à son autonomie (à la fois en termes de
sécurité et de fluidité) ; le noyau de la durabilité est la gratuité, de même que toute relation
marchande s’appuie sur une relation fondamentale de don et de confiance ; une logique
32 Economie Ethique N°5
économique qui développe la compétition au mépris de la coopération tue son propre
capital.
- L'autre à fixer un prix aux externalités, de façon à intégrer dans le marché les coûts du
milieu, écologique, social, culturel et économique pour restaurer et entretenir son équilibre
dynamique et en améliorer la richesse29.
La lutte contre la «marchandisation» du monde contient certes cette urgente protestation
fondamentale, mais la formule reste idéologique, car elle suppose qu'il faut limiter la logique
économique. Mon propos est inverse : il faut rationaliser, dans le sens de la complexité
éthique, la logique économique et donc l'étendre. L'économie n'a de sens que si elle se fonde
sur une «prise en compte» de la gratuité, des droits humains et particulièrement de la culture.
29 Voir les travaux passionnants de Bernard Perret, Les nouvelles frontières de l'argent (Perret,1999) et sa
contribution au livre sur l'éthique du capitalisme (Perret, 2002) in (Dupré, 2002). La capacité de la valeur
monétaire à véhiculer ou à détourner les valeurs humaines (le travail donné, reçu ou conservé) est une façon
transversale très concrète d'axer toute l'analyse écoéthique. L'argent est le bien / information dont la circulation
structure le système économique et irrigue le système social. Voir aussi l'analyse de Marie Cuillerai sur la
monnaie, comme consensus matérialisé d'une communauté. Une monnaie sans communauté est un marché sans
territoire et sans espace public (Cuillerai, 2001). Sur la marchandisation du secteur non-marchand, voir le
numéro de la revue Non marchand (2003) consacré à ce sujet. L'expression est déplaisante, car elle présuppose
qu'un bien est marchand ou non, alors que dans notre perspective, chaque bien a, de façons différenciées, les
deux faces (voir ci-dessous, 4.2.).
33 Economie Ethique N°5
2 L’éthique économique et les droits humains
Dans le flou des valeurs éthiques, il n'y a pas de raison de ne pas considérer les droits
humains, interprétés dans leur indivisibilité et dans leur complexité, droits / libertés /
responsabilités, comme les seules normes adéquates.
Proposition 10 : Libertés, droits et responsabilités
Toute l'éthique peut se résumer dans l'extension des libertés, des droits qui les garantissent et des obligations qui y répondent30.
- L'extension des libertés est la source libérale et rationaliste : une éthique ne se réduit pas à un code de bonne conduite; elle implique la notion de progrès, de développement des libertés; un libéralisme est dès lors défini par l'extension possible qu'il reconnaît aux libertés.
- Les droits impliquent que l'éthique ne relève pas seulement du volontarisme, mais implique la définition de normes sociales impératives, qui sont, non des limites aux libertés individuelles et collectives, mais des «interdits fondateurs» définissant l'espace de cohérence des libertés.
- Les obligations ne pouvant correspondre terme à terme au contenu de ces normes, il est nécessaire d'analyser les relations et systèmes de relations qu'elles doivent assurer entre tous les débiteurs pour garantir une obligation commune.
L'écoéthique apporte une spécificité aux trois niveaux : chaque théorie économique est fondée
sur une conception des libertés; nous avons par ailleurs besoin d'une analyse économique des
droits humains, de leur interdépendance et en particulier des «droits économiques»; enfin la
logique économique est d'une utilité irremplaçable pour saisir les responsabilités au travers
des circuits et des systèmes de relation. Les droits humains étant les normes universellement
reconnues en matière de définition des droits, libertés et responsabilités au niveau
fondamental (le niveau qui met en jeu la dignité humaine), il est aisé de montrer qu'ils sont les
normes adéquates pour l'éthique économique. La difficulté provient du fait que s'ils sont
universellement reconnus en principe, ils sont en réalité souvent interprétés de façon
restrictive (les droits civils passant avant les droits économiques et sociaux), au point que ces
derniers restent sous-développés. La thèse est que l'interprétation de la dimension économique
des droits humains et l'éthique économique sont l'envers et l'endroit d'un même disque. Il
convient alors de montrer comment les droits humains – divers et indivisibles - permettent de
lier, par le niveau fondamental, l'économie aux différents domaines du politique et du
développement durable.
30 Sur la relation sociale juste qui constitue un droit de l'homme, entre un sujet un débiteur et un objet, voir les
publications sur notre site, et ci-dessous la figure 3.
34 Economie Ethique N°5
2.1 Les droits humains sont les normes fondamentales de l'éthique économique
Nul ne peut définir ce qu'est la dignité humaine, et encore moins prétendre à une conception
universelle, mais chacun peut se rendre compte du caractère intolérable des violations et être
obligé à participer à une responsabilité commune dans la lutte contre la faim, la misère, la
torture, la corruption, le travail forcé. Si la marge d'interprétation culturelle, sociale et
économique est à respecter, elle ne peut justifier une position relativiste. Nous pouvons
revendiquer un «universalisme par voie négative». La prétention à une morale positive
universelle apparaît de plus en plus vide de sens. Nous ne sommes pas dans un village
planétaire, ni dans la capacité de définir une autorité globale : notre univers est plutôt celui
d'une mégapole chaotique avec ses banlieues, ses bidonvilles, ses quartiers d'affaires, etc., qui
s'opposent entre eux et ont chacun des règles différentes, partagées entre ordre et chaos.
L'unité du monde n'est pas à portée de mains; l'idée même de Weltethos est une réduction
moraliste correspondant à un holisme simplificateur, car les éthiques sont bien trop riches
pour être énoncées en une langue commune. Les droits de l'homme ne sont pas une éthique
commune, ils sont des interdits communs; ils constituent le tracé des grands «inter-dits»
fondateurs, les «dits» ou les lois qui lient les humains par des obligations communes de
respect et garantissent le champ rationnel de leurs libertés31. La pertinence des droits humains
en tant que normes fondamentales de l'éthique économique peut être argumentée au moins de
quatre façons : l'unité du triptyque droit / liberté / responsabilité, l'unité et la diversité des
droits humains, leur capacité à couvrir l'ensemble de l'écoéthique, et enfin leur fonctionnalité
dans le cadre du développement intégré (durable).
2.1.1 L'unité entre droits, libertés et responsabilités :la notion de sécurité
Il est admis que la spécificité des droits humains est liée à la protection de la dignité humaine
de façon universelle. Or, un droit de l'homme n'est pas la revendication d'un bien ordinaire,
31 La faiblesse des garanties en droit international que relève très justement Monique Chemillier-Gendreau dans
sa contribution au programme interdisciplinaire Ethique de l’économie de l’UNESCO, ne contredit pas cette
position de principe (Economie Ethique N°1, cf. in fine la liste des publications du programme Ethique de
l’économie de l’UNESCO). Le droit international se heurte à la souveraineté des Etats. Du point de vue de
l'universalisme des droits de l'homme, force est de constater que les Etats ont usurpé la souveraineté qui
appartient de droit aux peuples et dont les Etats ne sont que les instruments, dans la stricte limite du respect de
ces droits. La souveraineté populaire est d'essence universaliste et s'exprime sur un territoire par une
communauté politique : la perspective est inverse. Du point de vue de la théorie politique, confrontée à la
globalisation des circuits de criminalité et de responsabilité, l'enjeu de ce programme d'éthique économique est
certainement de repenser, très concrètement, les exigences liées à la notion de souveraineté.
35 Economie Ethique N°5
c'est celle d'un sujet qui revendique auprès de tout débiteur concerné un ensemble de capacités
nécessaire au respect de sa dignité (l'«objet» complexe de chaque droit). Chaque droit humain
se définit par une relation sociale entre sujet, objet et débiteur. Notre propos consiste à
analyser comment la dignité comprise en logique universelle spécifie cette relation sociale
ajustée par le droit. L’article premier de la Déclaration universelle, reprenant la devise
républicaine, nomme les trois principes fondateurs, dont il faut tenir compte pour interpréter
chaque droit humain :
- la liberté, ou l'autonomie primordiale du sujet, à respecter dans la mise en œuvre de
chacun de ses droits et à considérer comme principe de toute communauté politique;
- l'égalité en dignité qui garantit à chacun les droits fondamentaux et l'égale liberté;
- la solidarité, ou fraternité, qui oblige chacun à l'égard de lui-même et de tout homme.
Ces trois dimensions peuvent être perçues comme les trois capacités fondamentales de la
personne humaine : de raison et conscience, de liberté, de responsabilité. Non seulement, il
n’y a aucune raison de dissocier cette unité et de la diffracter par catégories de droits. C'est
toute l’unité de la relation de droit - non un cadre mais un lien - qui est à sauvegarder et à
déployer. Les trois valeurs républicaines constituent un déploiement de la dignité humaine car
tous les droits humains garantissent les conditions d'exercice des libertés 32 ; ils définissent le
respect absolu de l'égale dignité, l’espace des libertés à protéger et à favoriser et les
obligations correspondantes pour tout homme à l'égard de tout homme33. Il paraît logique et
fécond pour la dynamique du droit de considérer que le sujet d’un droit de l’homme est défini
par l’égalité, le débiteur à l’évidence est constitué par une responsabilité (cf. figure 4). Par
ailleurs, s'il est clair que le sujet est défini par le droit à la non-discrimination (le droit de tout
homme, quelle que soit sa condition), le débiteur, tout individu ou collectivité qui a une
obligation à l'égard du droit d'autrui, ne peut exercer sa responsabilité que s'il jouit d'une
formation et d'une information adéquates. Enfin, l'objet garanti par cette relation n'est pas une
chose matérielle, mais ce qui est nécessaire à l'exercice d'une liberté (par exemple : non la
nourriture, mais la relation digne qui permet de nourrir et de se nourrir), ce qui implique le
droit à un « propre » du sujet.
32 On pourrait objecter que les droits formulés de façon négative comme l'interdiction de la torture, ne définissent
pas positivement une liberté. Il n’est pas difficile de montrer que ces interdits sont l’envers de droits / libertés /
responsabilités plus large. 33 Si un droit de l’homme est toujours une interface sociale, la liberté protégée a une valeur commune qui oblige
chacun, un droit humain a toujours une fonction pour l’ensemble de la société comme pour son titulaire. Par son
universalité, un droit humain protège l’humanité en chacun, il ne saurait donc être perçu sans la dynamique
d’une obligation fondamentale envers soi comme envers autrui : c’est le droit pour l’autre homme et pour l’autre
en soi, sans quoi, ce serait un droit ordinaire.
36 Economie Ethique N°5
Objet lié au sujet : nœud de libertés droit à la propriété
relation sociale
ajustée
Sujet : Égalité d. à la non-discrimination
Débiteur : responsabilités répond de la justesse du lien
sujet / objet d. à l'information et à la formation
Figure 4 : la relation sociale constitutive d'un droit humain
Il s'agit de comprendre combien l'universalité n'est pas qu'une pétition généreuse, mais un
principe contraignant dans la relation économique, lorsque celle-ci implique la dignité des
personnes et donc le respect des choses, traditions et institutions (biens et capitaux) qui leur
sont nécessaires. L’universalité, comme la dignité, traverse ainsi les trois termes de la relation
de droit.
L'universalité définit le sujet. D'un principe un peu abstrait reconnu dans les instruments
internationaux34, la dignité humaine est devenue un principe de droit directement applicable.
On y fait aujourd’hui recours pour établir la filiation de violations nouvellement perçues au
régime général des droits humains. C'est le cas, notamment, pour tout ce qui touche la
protection du corps. Il est intéressant de remarquer que le principe le plus général est aussi
celui auquel il est le plus démonstratif de se référer en droit positif pour justifier des
obligations. Il est nettement plus objectif que la «moralité publique», en ce qu’il fait référence
non plus à un consensus pragmatique et limité culturellement, mais à un principe rationnel à
prétention universaliste. « La dignité a du reste pris parfois le relais de la morale, comme le
montre l'attitude par rapport à la pornographie : à la censure exercée au nom de la moralité
publique s'est substituée la sanction de l'atteinte portée à la dignité humaine, en l'occurrence la
34 On peut décrire un parcours possible du recours à ce fondement. La notion de « nature humaine » pose le
problème que l’on sait : le risque de prétendre avoir accès à un contenu positif du concept d’homme, ce qui
rendrait impossible le respect de l’universalité dans la diversité culturelle. Le recours à la « condition humaine »
a l’avantage de prétendre à la même universalité, mais de façon pragmatique, sans définition positive. Mais
comme le pragmatisme ne suffit pas à définir une valeur qui puisse fonder un droit fondamental, le constat des
caractéristiques de la condition humaine (finitude, liberté, rationalité, liens sociaux, souffrance, bonheur,
spiritualité, corporéité, etc.) est complété par un jugement de valeur qui, considérant comme injuste la privation
de capacités indispensables à une vie libre dans sa condition, définit – en voie négative - la «dignité» : le respect
de l’intégrité des capacités. La notion de «capacité» a elle-même l’avantage d’être dynamique : elle suppose
l’existence d’un capital multidimensionnel (physique, social, culturel) qui permette le développement des
libertés.
37 Economie Ethique N°5
dignité des femmes.» (Lochak, 2002, 109). Il en va de même au niveau économique, le
recours à la dignité des personnes (collaborateurs, clients, fournisseurs, concurrents,
générations futures), a l'avantage d'être relativement clair, même si le contenu de la notion
demande à être défini au cas par cas, par les droits humains concernés. L'intégrité de la dignité
humaine désigne ainsi le socle, le noyau intangible des droits humains dont l'objectif, ou
l'horizon, est la dignité accomplie. Leur constitution est négative quant au contenu, car ils ne
peuvent définir la dignité : ils ne font qu’interdire ce qui l’entrave. Chaque droit cependant
pourrait contribuer à garantir la «sécurité humaine» multidimensionnelle comme les mailles
d’un filet si le système était parvenu à une clôture suffisante. La sécurité humaine est une
garantie de dignité, du respect de l'intégrité de la personne individuelle, y compris dans sa
capacité de nouer et de dénouer librement ses liens sociaux. Alors que le deuxième
considérant du préambule commun aux deux Pactes fixe le principe de "la dignité inhérente à
la personne humaine", le troisième précise que la sécurité est liée au respect de tous les droits
de l'homme. C'est pourquoi il faut rappeler aujourd'hui que la sécurité humaine n'est entendue
en un sens démocratique que si elle inclut les garanties correspondant à tous les droits
humains : ce qui permet de définir les composantes civiles (y compris militaire et policière),
culturelle, économique, écologique, sociale et politique (la culture démocratique de l'espace
public) de la sécurité humaine (Cf. plus loin, figure 5).
L'universalité définit l'objet comme un bien commun. Si le sujet d'un droit humain est toujours
et exclusivement l'individu, la dignité humaine n'est pas seulement individuelle; elle recouvre
aussi toutes les dimensions sociales de la personne, les libertés de se reconnaître dans des
communautés et institutions, ainsi qu'en des milieux naturels et culturels. La dignité est dans
le sujet individuel, mais elle est aussi présente dans l'objet comme un «bien commun», une
valeur que les êtres humains reconnaissent en tant que commune, un témoin qu’ils se
transmettent et doivent se garantir mutuellement35. C’est ce caractère commun de l’objet qui
distingue un droit de l’homme d’un droit ordinaire. C’est aussi ce caractère commun qui
permet et nécessite une analyse où se rencontrent droit, économie, sciences politiques et
philosophie. Le bien commun n’est pas une exception dans l’univers marchand ; il est partout
présent à des degrés divers qu’il convient d’identifier, car c’est leur prise en compte qui,
seule, peut fonder la durabilité. Il est en particulier possible de décrire dans l’objet cette
gradation de la dignité humaine entre l’individuel et le collectif en trois temps pour éviter le
35 Le caractère inaliénable du droit exprime cette universalité de l’objet, dont le sujet lui-même ne peut se
défaire : le droit et la liberté ne peuvent se comprendre sans l’obligation, même s’ils ne sont pas conditionnés par
elle.
38 Economie Ethique N°5
leurre d’une dichotomie individu / Etat ou individu / collectivité36, auquel on ajoute le
contrôle politique par les sujets (voir tableau 3).
1. individuel La dignité humaine : un bien commun inhérent au sujet individuel
2. interindividuel Une relation digne d'échange : la dignité du sujet vécue et garantie dans ses relations
3. systémique Un système de relations permettant des échanges dans la dignité
4. politique Un système de relations soumis à la volonté politique
Tableau 3 : Les différents niveaux de l'objet d'un droit humain
Le caractère commun de l'objet, fragment de la dignité humaine, spécifie le statut
épistémologique d’un droit humain et postule la complémentarité des libertés. Pour les autres
droits, il y a souvent concurrence, (le droit de chacun est limité par le droit d’autrui), pour les
droits humains le principe général est celui de convergence (le droit de chacun se définit par
le droit d’autrui). S'il est nécessaire souvent de peser les intérêts individuels, de «limiter» la
liberté des uns pour respecter celle des autres, il ne s'agit pas en réalité de restreindre les
libertés individuelles, mais d’en limiter l’exercice de façon à considérer et à respecter toutes
les libertés de tous comme un ensemble. La logique ordinaire des droits part de l'expérience
des conflits d'intérêt, celle des droits humains postule la synergie entre les libertés de chacun ;
elle suppose que la prise en compte de l'indivisibilité des responsabilités ne restreint pas, mais
élève les libertés vers leur caractère fondamental37. Les conflits d’interprétation demeurent,
mais ils sont à distinguer des conflits d'intérêt, car l'objet d'un droit de l'homme ne se réduit
pas à un intérêt. Si des arbitrages entre le respect de droits humains de personnes distinctes
demeurent et conduisent à une limitation, voire au non respect d’un droit de l’homme, c’est en
raison de limitations de fait que l’on est obligé de prendre en compte mais auxquelles la
conscience ne peut consentir (manque de ressources humaines ou matérielles) et non en raison
de limitations de droit, comme dans le droit général (cf. Proposition 8).
36 On peut parler de leurre dans l’exacte mesure où la dichotomie place le collectif sur le même plan que
l’individu, alors que si celui-ci existe en tant que sujet à protéger inconditionnellement, les collectifs, y compris
l’Etat, sont pluriels et relatifs : leur respect est subordonné à leur légitimité. En outre la dichotomie oublie
l’analyse essentielle au niveau meso : la construction du tissu social sans lequel les droits restent totalement
abstraits. 37 S’élever vers un fondement, l’image semble un peu difficile, même si c’est la démarche dialectique. On peut
choisir une autre métaphore : fonder en raison, c’est remonter un fleuve jusqu’à sa source, dégager peu à peu les
leurres, pierriers et graviers de concepts mélangés sans ordre, qui bloquent une source.
39 Economie Ethique N°5
L’universalité définit l'ensemble des débiteurs : l'obligation commune. Ce principe de
cohérence et de communauté des libertés confère à la notion d’obligation une extension
redoutable puisqu’elle atteint l’universel. Les conséquences sont essentielles aux niveaux
économique et politique, puisque cela interdit toute réduction aux seules responsabilités
directes. Les trois niveaux distingués dans l’objet du droit nous permettent de tracer trois
directions dans une compréhension extensive de l’obligation.
- Individuel : obligation envers les sujets directement ou potentiellement impliqués par
une activité économique. Cette obligation envers les sujets s’étend au passé comme au
futur. Si on considère la dignité avec sa négativité constitutive, c'est-à-dire sans
aucune prétention à définir l’homme, mais avec la seule ambition de le respecter, il
n’y pas de raison de ne pas recourir au principe d’universalité dans le temps comme
dans l’espace. Les droits des générations futures sont bien des droits de l'homme,
même si leur sujet n'existe pas encore : c'est une application dans le temps du principe
d'universalité. Il est remarquable que c'est par cette dimension que la notion de
«développement durable» est née. L'allongement de la durée de responsabilité est sans
doute le premier principe pratique de toute éthique économique.
- Interindividuel : obligation envers les personnes solidairement impliquées dans le
droit lui-même (les sujets) . Un droit de l’homme est d’abord un droit d’autrui, et
contient donc toujours l’obligation en son cœur et non comme une conséquence
nécessaire. Par exemple, la violation du droit à une alimentation adéquate sera
comprise avec beaucoup plus de force – et de complexité – si on la considère d’abord
comme une atteinte au droit de nourrir son enfant, sa sœur, sa mère ou son ami, et non
premièrement comme le droit de se nourrir lui-même. L’incapacité à nourrir son
enfant ou sa mère est une torture et une humiliation qui révèlent la profondeur de ce
droit par sa nature sociale intime.
- Interindividuel : obligation envers les objets qui sont nécessaires aux sujets, en tant
que biens échangeables ou partageables : si le débiteur est responsable de la dignité du
sujet, il l’est aussi de la valeur de l'objet, de la dignité que des hommes ont déposée en
des objets : responsabilité envers les biens de consommation, et les biens communs
publiquement protégés ou non.
- Institutionnel : obligation envers les objets systémiques. Par objet systémique du droit,
on peut entendre les institutions et les règles qui sont nécessaires au développement et
à l’équilibration des systèmes d’échange. Le but n’est pas de protéger les institutions
et les règles comme si elles étaient des fins en soi, mais de les créer, entretenir,
réformer et détruire, en tant que moyens ou facteurs collectifs d’équilibration des
grands systèmes écologiques, culturels, sociaux, économiques et politiques.
40 Economie Ethique N°5
2.1.2 L'unité et la diversité des droits humains : les dimensions de la sécurité
A tous les niveaux, l’éthique économique est tenue à un seul objectif : assurer, dans sa
complexité, la sécurité humaine. Celle-ci peut être définie comme le respect de l'intégrité de la
personne individuelle, y compris dans sa capacité de nouer et de dénouer librement ses liens
sociaux. La sécurité humaine inclut le contrôle de tous les objets ci-dessus distingués. Alors
que le deuxième considérant du préambule commun aux deux Pactes des Nations Unies fixe
le principe de "la dignité inhérente à la personne humaine", le troisième précise que la sécurité
est liée au respect de tous les droits de l'homme.
Proposition 11 : éthique économique, et sécurité humaine définie par les droits
L’éthique économique trouve sa fin dans la compréhension et la protection de la sécurité humaine tout au long des circuits économiques, incluant le contrôle interactif des objets et des outils de production et des organisations. La sécurité humaine n'est entendue en un sens démocratique que si elle inclut les garanties correspondant à tous les droits humains ; cela permet de définir les composantes civiles (y compris militaire et policière), culturelle, économique, écologique, sociale et politique (maintien des espaces publics) de cette sécurité.
On pourrait appeler ces diverses dimensions, les champs sociaux de la sécurité humaine, à
condition d’y inclure les dimensions technologiques (sécurité des biens, des machines, des
communications). La présentation et la démonstration sont assez frappantes quand on met en
parallèle ces champs sociaux avec les différents groupes de droits humains. L’économie est à
la fois une dimension spécifique (sécurité du pouvoir d’achat, du travail, du crédit, de la
monnaie et des échanges, etc.) et englobant (dimension économique des autres aspects de la
sécurité). Ce rapport englobant / englobé, en bonne systémique peut être généralisé aux autres
dimensions. La dimension politique prend alors toute son ampleur et on remarque comment
l'exercice interdépendant et réciproque de toutes les libertés s'y déploie (figure 5).
41 Economie Ethique N°5
Objectif Sécurités définies par les garanties des droits de l'homme
Fonctionnement de l'espace public
culturelle
sauvegarde
- de la diversité culturelle
des capacités d'intégration
- des libertés culturelles
- des patrimoines.
sécurité de l'information
économique
et sociale
sécurité
- du travail et au travail
- de la propriété
protection contre
- l'exclusion
- la pauvreté
- la précarité.
sauvegarde de la diversité
- économique et sociale.
écologique
sécurité
- sanitaire
- alimentaire
- du logement.
sauvegarde de la diversité et
des équilibres écologiques.
sécurité humaine
intelligence
de la
complexité
civile
sécurité
- ds l'exercice des libertés
- judiciaire
- policière
- militaire.
Sécurité
politique :
fiabilisation
des systèmes
Contrôle et validation de l'objectif et de la définition des sécurités
Figure 5 : Compréhension de la sécurité humaine par le système des droits de l'homme
42 Economie Ethique N°5
2.1.3 Existe-t-il d'autres normes pour l'éthique économique ?
En raison de leur caractère fondamental garantissant l’intégrité de la dignité humaine (sécurité
humaine), de leur prétention légitime à l’universalité du fait qu’elles n’ont pas l’ambition
d’imposer une morale positive, et enfin de leur capacité à être traduites progressivement en un
ensemble de normes contrôlables en droit interne et en droit international, nous pouvons
admettre que les droits humains sont les normes principales de l’écoéthique. Cette position
rencontre cependant un certain scepticisme. Si j’écarte les raisons liées à l’aversion des
milieux hostiles par principe à la création de toute nouvelle norme contraignante, inspirés par
une conception fondamentaliste de la liberté économique, il y a d’autres objections qui
méritent d’être traitées.
- Le premier argument dépend de la conception réduite aux droits civils et politiques qui est
encore la plus largement répandue, non seulement dans les milieux les plus « libéraux » au
sens politicien du terme, mais aussi dans les administrations nationales et
intergouvernementales. La mesure de l’indivisibilité est loin d’être prise, et les droits de
l'homme relèvent d’un département qui n’a rien à voir avec les politiques économiques en
dehors des normes du BIT et des questions liées aux clauses sociales. Les liens entre
libertés civiles, culturelles, économiques, politiques et sociales restent à mettre en lumière.
A cette condition, nous pourrons inverser la logique actuelle - quelques droits humains
considérés comme des contraintes externes à l’activité économique – pour poser
l’ensemble interdépendant des droits humains comme principes internes de rationalité de
l’activité économique incluse dans une culture démocratique.
- Le second argument est parallèle, car il dépend d’une conception réductrice de la
démocratie fondée sur la séparation des pouvoirs, la délégation et la règle majoritaire.
Bien des milieux économiques considèrent que la démocratie doit rester aux portes de
l’entreprise, et ils ne perçoivent pas que ces principes fondateurs (égalité de droit des
personnes, dialogue systématiquement institué et équilibration des pouvoirs
soigneusement distincts) sont des principes cohérents pour toute organisation sociale et
qu’ils concernent à ce titre tous les acteurs. Lorsqu’une entreprise n’a pas suffisamment
respecté la distinction interne des pouvoirs et qu’elle se trouve pour cette raison en
situation à haut risque de déficit d’observation du marché par le développement d’ententes
aveuglantes, elle méconnaît un principe valable pour toute collectivité. Parler de politique,
de gouvernement ou de gouvernance d’entreprise, et pas seulement de gestion, c’est
accepter ce niveau de rationalité. Il ne s’agit pas ici de transposer simplement les règles de
fonctionnement de l’espace politique public au cœur des entreprises, mais de les
interpréter dans le respect de la diversité des « parties prenantes » de l’acteur économique.
43 Economie Ethique N°5
Cette diversité est suffisamment grande pour légitimer l’invention, l’application et le
contrôle de règles adéquates à cet espace public spécifique38.
- Le troisième argument considère que l’éthique doit se fonder sur des valeurs et que les
droits humains ne sauraient les englober toutes. Il est clair que la déontologie relève de
règles d’éthique interindividuelle, d’une analyse des façons de remplir ses obligations en
situation ; cela n’est pas au niveau des droits de l'homme. Mais si l’on considère
l’écoéthique comme éthique de l’économie politique, au sens de l’économie intégrée dans
l’espace politique (pas seulement national), alors les droits humains formalisent au mieux
les normes fondamentales de l’éthique politique, celles qui relèvent de la dignité humaine
et de la protection multidimensionnelle de son intégrité.
- Le quatrième argument n’est plus une discussion entre les domaines économique et
politique, c’est une question d’interprétation des principes de l’Etat de droit. Il est d’usage
de considérer qu’il y a deux sortes de principes : les droits de l'homme et les règles de
fonctionnement de la démocratie, appelées de plus en plus règles de gouvernance39,
principalement le principe de séparation ou d’équilibration des pouvoirs40. Il n’est pas
difficile de montrer que les droits / libertés / responsabilités civils constituent, en tant que
droits individuels les principes du dialogue démocratique et du fonctionnement des
institutions (libertés d’opinion, de pensée, de conscience, d’expression, d’association, de
circulation, etc.) incluant le principe général de l’équilibration des pouvoirs
soigneusement distingués. Si on y ajoute les autres droits / libertés / responsabilités,
notamment les économiques (travail, propriété), on comprend que l’approche est globale.
Selon cette perspective, le principe d’équilibration des pouvoirs est une règle générale
d’interprétation et de mise en œuvre des droits humains. Sans entrer dans une
argumentation de détail, on peut simplement considérer qu’ils sont le contenu de
l’article 28 de la déclaration universelle qui stipule le droit à un ordre démocratique, sorte
de droit humain transversal, repris sous l’angle politique, de l’ensemble des droits de
l'homme, comme le sera, plus tard, le droit au développement. Les grands principes qui
définissent l’équilibration des pouvoirs sont alors l’objet commun des droits civils.
- Enfin, un argument plus général pourrait consister à penser que les droits humains sont
des normes individuelles, insuffisantes par elles-mêmes à traiter d’une éthique politique
de l’économie. Nous avons vu qu’une approche résolument individualiste (non au sens
d’un individualisme égoïste, mais d’une prise en compte de chaque personne) est la
condition de création de normes efficaces de protection des personnes et qu’elle inclut la 38 Sur le fonctionnement démocratique dans l’entreprise, voir le débat très concret dirigé par Guiol, Lambert,
Sabouraud, 2000. 39 Entendue au sens de gouvernance démocratique, car la « bonne gouvernance » est généralement perçue dans le
sens restrictif de bonne gestion. Il ne s’agit pas ici de gérer seulement les ressources, mais aussi d’assurer que
tous les mécanismes et toutes les institutions sont soumises à la volonté politique régulièrement exprimée à tous
les niveaux. 40 Je préfère la notion d’équilibration à celle de séparation, puisque les pouvoirs distincts doivent être coordonnés
et s’équilibrer mutuellement.
44 Economie Ethique N°5
protection des objets communs (choses et institutions). Plus concrètement, cette
perspective autorise une approche très exigeante de la démocratie, à savoir un contrôle
permanent et sévère des institutions (prévention et répression de la corruption, invention
de règles strictes de gouvernance incluant la participation de toutes les parties prenantes,
avec une mise en œuvre effective du droit à une information adéquate).
2.1.4 Les liens avec le développement durable
Les différentes dimensions des droits humains n’incluaient pas en 1948, ni en 1966 lors de la
promulgation des deux Pactes, le droit à un environnement équilibré. Il a fallu attendre la
Déclaration du droit au développement, adoptée par les Nations Unies le 4 décembre 1986.
Celle-ci consacre une conception du développement qui suppose la réalisation de l’ensemble
des droits humains conçus comme interdépendants, tous liés au respect de l’équilibre des
systèmes écologiques. Le rapport que le PNUD a consacré en 2001 aux droits de l'homme
explicite le rôle central des droits humains dans une conception intégrée du développement,
conçu comme un élargissement des capacités de chacun41. Les deux dimensions, individuelle
et collective, apparaissent comme les deux faces interdépendantes d’un même dynamisme,
mais c’est l’effectivité du respect des droits individuels qui garantit la légitimité d’un
développement intégré. Nous avons donc un droit humain individuel à part entière qui
suppose la réalisation, le développement d'un objet collectif. On peut désigner simplement cet
objet comme l'équilibration des grands systèmes : culturel, écologique, économique, politique
et social.
L’origine de la notion de durabilité consiste à équilibrer le développement économique par le
souci de la durabilité écologique (second pilier), afin de ne pas prétériter les générations
futures. La seconde étape a consisté à prendre en compte le développement humain et social
(troisième pilier), et de promouvoir ainsi un développement équitable. L’UNESCO, puis la
Francophonie, tentent de faire passer l’idée du quatrième pilier, le culturel, comme facteur
prioritaire du développement. On peut se demander si cette appellation est judicieuse, car la
culture apparaît, une nouvelle fois comme le dernier wagon, le plus souvent oublié, alors
qu'elle est, en réalité, la condition du développement des autres dimensions. C’est la culture
qui définit l’orientation d’un développement, voire sa possibilité même. La question posée
41 "Le rôle du développement consiste à élargir les possibilités pour chacun, de choisir la vie qui lui convient"
(PNUD, 2001, 9).
45 Economie Ethique N°5
aujourd'hui par cette notion est celle de la compatibilité entre la durabilité écologique et celle
de progrès, que l’idée de développement suppose.
- La durabilité signifie en systémique une équilibration des systèmes ; elle peut être
comprise comme un indicateur d'activité adéquate, légitime dans la mesure où elle
signifie la lutte contre la destruction de la complexité, contre l'entropie qui ronge les
systèmes sociaux. La durabilité n'est plus alors un concept à logique purement négative,
de non-mise en danger des générations futures, elle renvoie à un contenu, à un système
culturel, écologique, économique politique et social qui est un capital par lui-même et qui
mérite d’être constamment rééquilibré. Il n’y a pas besoin de le développer s’il est
équilibré, au contraire. Il s'agit d'une durabilité non linéaire, d'une adaptation permanente
des systèmes qui contrebalance la notion ambiguë de «progrès».
- Le progrès introduit une autre dimension, celle de la modernité : la raison est capable
d’infini, et elle ne peut pas renoncer, sans se trahir, à augmenter sa capacité. Si la notion
n'est pas critiquée, soumise à celle de l'équilibre des systèmes, elle prête à confusion,
puisqu'elle fait passer tout développement (technologique, scientifique, économique) pour
un bien, ce qui est loin d'être le cas. La dimension humaniste des notions de progrès et de
développement ne peut se justifier qu'eu égard aux droits humains. Il y a progrès réel, s'il
y a développement des capacités individuelles et collectives à réaliser les droits humains
pour tous, conçus dans leur complexité et leur indivisibilité.
Ainsi seulement, durabilité (équilibration des échanges) et progrès (développement des
capacités) peuvent être réconciliés. Cette dialectique est essentielle à la compréhension de
l'éthique économique : équilibration des systèmes économiques par et pour le développement
des modes de protection et de promotion des droits humains.
2.2 Les droits économiques et l'analyse économique des droits humains
Si les droits économiques, sociaux et culturels souffrent d'une discrimination qui contredit le
principe d'indivisibilité officiellement admis et réaffirmé, ce n'est plus à cause des clivages
hérités de la guerre froide, mais parce que nous n'avons pas encore développé les analyses
sociales, économiques et culturelles qui sont des préalables à leur définition en termes de
droits positifs contraignants. Je ne traiterai ici que de l'objection liée à l'individualité du sujet,
avant de présenter quelques caractéristiques des droits sociaux puis des droits économiques,
généralement amalgamés.
46 Economie Ethique N°5
2.2.1 Les droits économiques, sociaux et culturels
Ce sont des droits individuels comme les autres. Les droits de l'homme ne peuvent jamais être
des droits collectifs, sans quoi la collectivité finit toujours par l'emporter sur les personnes. Ce
sont des droits rigoureusement individuels, mais dont l'exercice suppose du collectif. Ce ne
sont pas des droits «égoïstes», au contraire, car chacun est responsable du droit d'autrui.
L'individualité n'est pas une catégorie descriptive : l'individualité d'un sujet de droit n'est pas
donnée par la nature. Il n'est pas facile pour un être humain de conquérir ses libertés, de se
dégager des appareils, des modes, des coutumes, de se défaire de la soumission aveugle à
l'autorité et d'exercer ses responsabilités. Il ne s'agit pas pour chaque être humain de s'isoler,
mais de se dégager des liens non libres pour créer des liens choisis, de se dégager pour
s'engager, notamment pour être responsable des droits d'autrui comme de ses propres droits.
Aucun libéralisme ne va de soi, pas plus que les limites de l'individualité. La liberté est
individuelle, mais elle est aussi capacité de créer des acteurs sociaux, pour être instruments de
libertés, avec les risques de leurres que cette création comporte (lorsque les individus sont
asservis à l'institution).
Dans une telle perspective, la référence individuelle est première, tant du côté du sujet et de la
définition de sa responsabilité propre, que du côté du bénéficiaire : cet autre qui souffre et
agit. Cela permet d'éviter le leurre d'entités collectives qui prétendent se substituer aux
personnes. Mais cette position diffère totalement d'un individualisme ordinaire, car elle inclut
la prise en compte du caractère collectif, ou commun, de l'objet. Si le sujet est toujours
l'individu en relation, l'objet est construit par les sujets, c'est pourquoi il peut être considéré en
bonne partie sous l'angle du collectif42. Le titulaire du droit peut être sujet ou seulement
bénéficiaire. En tant que sujet, il est acteur libre et donc nécessairement individuel. En tant
que bénéficiaire, il peut être «objet» de protection, et donc collectif, mais ce n'est plus un droit
humain à part entière. C'est une mesure de protection en faveur des droits humains. Dans cette
perspective, une communauté n'est pas sujet de droits humains mais objet : le droit de chacun
à participer à une communauté, ou à s'en dissocier. Le leurre d'un sujet collectif repose sur le
non respect de ce décalage. Ce défaut de perspective s’exprime également, au niveau
politique, par une confusion entre les droits individuels et les mesures collectives de
protection. Parce qu'ils libèrent les sujets en leur garantissant des capacités, tous les droits
humains sont facteurs de développement, et donc des ressources aux niveaux individuel et
collectif. Il convient d'inverser la logique habituelle des coûts et de remettre l'homme au
centre, ressource de toute activité, et non d'abord assisté.
42 Voir plus haut, en 2.1.1. Tableau 3.
47 Economie Ethique N°5
Proposition 12 : Les droits économiques et sociaux libèrent des ressources
Les droits économiques et sociaux ne conditionnent pas seulement l'effectivité des autres droits humains en ce qu'ils impliquent la garantie de ressources nécessaires selon l'opinion courante, comme si ces ressources étaient extérieures aux hommes. Ils signifient que les sujets de droits eux-mêmes sont à considérer et à respecter comme les ressources humaines fondamentales, qui priment sur toutes les autres. D'un point de vue économique, ces droits n'impliquent pas principalement des coûts ("dans la mesure des moyens disponibles"), car ce sont des investissements, intégrant les diverses dimensions du développement.
Sur cette base, nous pouvons brièvement tenter d'indiquer la spécificité des droits sociaux et
économiques, en proposant d'y ajouter une catégorie de droits écologiques.
2.2.2 Les droits sociaux
Aucune doctrine ne permet actuellement de distinguer entre des droits économiques et des
droits sociaux. Un problème vient du fait que le «social» a été largement considéré sous
l'angle de la protection, ce qui dénature le sujet de droit et le réduit à n'être que bénéficiaire.
- Le droit au niveau de vie suffisant (garantie des sécurités et des libertés de base; droits et
libertés de participation aux marchés des aliments et des vêtements, éventuellement du
logement). Cette logique est manifeste pour le droit au niveau de vie suffisant qui
recouvre en réalité trois droits humains spécifiques (alimentation adéquate - habillement –
logement, ou quatre si on prend l'art. 25 de la Déclaration Universelle qui y inclut le droit
au meilleur état de santé possible). On pourrait mettre dans cette catégorie tous les besoins
fondamentaux. Le qualificatif de «suffisant» est symptomatique. Le pacte le complète en
parlant du droit «à une amélioration constante» (art. 11). L'expression de «droit à une
nourriture adéquate», de plus en plus employée, définit un droit à part entière avec toutes
ses composantes culturelles, économiques et civiles43.
- Le droit à la sécurité sociale (droits et libertés de participation aux systèmes sociaux : aux
systèmes d'insertion et aux systèmes d'assurances, pour la protection de l'enfant, de la
relation parentale et familiale, de la personne âgée, malade, ou handicapée, des personnes
exclues par carence de respect d'autres de leurs droits (santé, travail, asile). Ce droit peut
être compris de façon plus spécifique, dans la mesure où son objet – la solidarité entre les
individus de positions différentes selon le genre, l'âge, la richesse – est le constituant du
tissu social. Il s'agit d'assurer un «filet de protection», le seuil en deça duquel l'individu n'a
plus les moyens de garder son insertion ou de se réinsérer. En ce sens, la protection de la
famille est un enjeu fondamental, et on pourrait parler ici du droit d'avoir les moyens de
vivre en famille, qui complète le droit civil de fonder une famille ou de s'en séparer.
43 Voir les analyses de Philippe Hugon sur les défaillances des institutions dans l'entremêlement des causes de la
famine qui toutes, concernent une non-reconnaissance des droits des personnes et non une absence de
disponibilité alimentaire. Notamment : Hugon, 2000.
48 Economie Ethique N°5
2.2.3 Les droits écologiques
Le droit à un environnement équilibré est venu après la bipartition des droits humains, si bien
qu'il se trouve à part, et souvent exclu du système, malgré les instruments qui le constituent
comme un droit de l'homme à part entière. Au vu de sa complexité, de ses liens étroits avec le
droit à la protection de la santé, ainsi que des développements importants de la bioéthique qui
conduisent à définir de nouvelles garanties du droit à l'intégrité de la personne et du potentiel
génétique de l'humanité, il me semble opportun de considérer ces droits en une catégorie
spécifique. Cela permet, en outre, d'expliciter l'unité des droits liés aux divers champs
sociaux.
- Le droit à un environnement équilibré (droits et libertés de participation à un système
écologique équilibré). Il s'agit d'un droit de l'homme proprement dit, dont le sujet est
individuel et l'objet se décline à tous les niveaux de l'individu au collectif, présent et futur.
L'expression d'environnement «équilibré» explicite combien chacun doit participer à
l'équilibration d'un système. L'expression d'environnement «adéquat», comme dans le cas
du droit à l'alimentation (qui pourrait fort bien être détaché du droit au niveau de vie
suffisant et entrer dans cette catégorie), explicite la multidimensionnalité de
l'environnement (naturel et culturel).
- Le droit à la protection de la santé (au meilleur état de santé : droits et libertés de
participation aux systèmes de santé et aux soins dans la dignité). Ce droit comprend les
soins (maladie et accident, prévention et protection contre les accidents, petite enfance,
accès aux médicaments de base), le droit à un environnement salubre (une des dimensions
du droit précédent) et la protection contre la violence (prévention et effets)44.
2.2.4 Les droits économiques
La considération du sujet en tant que créateur de richesses se fait dans tous les cas par des
relations d'échange. On peut estimer que la relation sociale d'échange a pour but la création du
tissu social, alors que la relation économique d'échange ajoute une création / consommation
de biens et de services.
- Le droit à la propriété (en sa dimension économique : droit de jouir en propre des biens
nécessaires à l'exercice de ses libertés et obligations). Le droit à la propriété, que le sujet
exerce seul ou en commun, a une valeur générale de garantie des libertés pour tous les
droits de l'homme. Il est à la fois condition du travail (possession du capital, propriété des
biens de production, y compris le droit au crédit), et fruit du travail, (salaire, propriété des
44 La 49ème session de l'Assemblée Mondiale de la Santé a reconnu la prévention de la violence comme une
priorité de santé publique (Recommandation WHA 49/25). Il s'agit d'une pathologie sociale.
49 Economie Ethique N°5
biens de consommation). Ce droit est central pour les droits économiques (il permet
l’existence même et la vitalité du marché par la multiplication de ses acteurs, et il est
condition de réalisation du droit au travail); enfin, il est charnière avec les autres droits de
l’homme. Cela vient du caractère transversal de la notion de propriété (culturelle, foncière,
monétaire), comme de celle de capital. Il garantit aussi la propriété sur les patrimoines
communs, naturels et culturels. D'une façon plus générale, l'étude de son objet ne devrait
pas admettre un classement entre propriété individuelle et collective, mais préférer
l'analyse des deux faces – individuelle et commune - toujours présentes de diverses façons
dans la propriété (toute propriété privée est assortie d'un minimum d'obligations à l'égard
du bien commun).
- Le droit au travail (droits et libertés de participation à un marché du travail équilibré, et
conditions du travail dans la dignité). Ce droit est exemplaire de la logique économique
dans les droits humains. A l'évidence, ce n'est pas un droit-créance sur l'Etat, mais sur un
capital social dont nombre d'acteurs sont responsables, à commencer par les individus
concernés. Il s'agit d'un ensemble de droits de participation à un marché du travail juste et
équilibré et à des conditions de travail adéquates. C'est tout un panier de droits / libertés /
responsabilités dont la protection est au cœur de toute éthique économique :
- formation de base et formation permanente (droit culturel)
- information adéquate sur les évolutions du marché du travail
- libertés économiques (libertés de circuler, d'entreprendre, d'acheter ou de vendre)
- liberté d'investir et droit au crédit (liberté d'acheter ou de vendre du crédit)45
- salaire équitable (droit à la propriété)
- les droits du travail : les libertés syndicales (droits civils) et le repos (limitations du
temps de travail).
- Le droit au repos. La Déclaration Universelle en fait un article à part, et il est intéressant
de suivre cette voie, car le repos n'est pas une parenthèse dans le travail. L'inverse a plus
de sens : le travail est un moyen pour participer aux valeurs de l'existence, c'est un
ensemble de conditions qui devrait permettre à chacun d'être créateur à sa façon. Le but
45 Le droit au crédit (à la confiance économique) est un droit de l'homme à partir du moment où son non-respect
rend impossible un autre droit de l'homme. Les expériences fameuses du micro-crédit montrent cependant de
quelles façons il faut intégrer les logiques sociales dans la mise en œuvre de ce droit : ce n'est pas l'individu seul
qui est pris en considération, mais un groupe garant, avec des règles de solidarité qui permettent à la fois la
viabilité et la dignité du crédit, comme moyen d'inclusion.
50 Economie Ethique N°5
est la création, le lien social et la joie d'être utile, enfin la contemplation. A cet égard, le
droit au travail peut être tout entier inclus dans une logique culturelle.
Notre propos est ici d'indiquer comment les droits humains, spécifiquement dans leur
dimension économique, ne sont pas d'abord des droits qui coûtent, ou «droits créances» ou
«droits programmatiques» (pour reprendre ces expressions qui n'ont aucun sens logique au
regard de la méthodologie de l'éthique économique et sont un contre-sens pour l'indivisibilité
des droits humains ), mais des investissements dans l'être humain, un développement de leurs
ressources, et donc aussi de leurs capacités à exercer tous leurs droits, y compris les droits
civils. Toute l'analyse tourne autour de la notion de «capacité de confiance» qui lie les
individus aux institutions, c'est à la fois l'espace de l'effectivité du droit et celui d'une activité
économique intégrée, une écoéthique.
Pour la compréhension générale des droits humains, l'analyse économique est d'un apport
irremplaçable, bien que globalement méconnu. Les juristes ont eu souvent tendance à
considérer le bien comme un objet revendiqué en négligeant l'importance de sa dimension
relationnelle, interindividuelle et systémique. Considérer le bien, objet du droit, comme un
cycle de production, d'échange et de destruction / consommation / recyclage, c'est prendre en
compte la responsabilité de l'ensemble des acteurs; c'est mettre l'accent en même temps sur les
droits / libertés / responsabilités de tous les individus et sur l'importance du contrôle
démocratique des institutions. Le but est que tous les acteurs soient responsables du contrôle
et, de façon plus ou moins directe, tous les citoyens. L'écoéthique, éthique de la maison
commune, est l'interface obligée entre compréhension et mise en œuvre des droits humains
d'une part, gouvernance démocratique d'autre part.
51 Economie Ethique N°5
3 Gouvernance des systèmes par les acteurs
Nos sociétés sont malades de clivages institutionnels, qu'ils soient administratifs ou
disciplinaires; elles sont cloisonnées de toutes parts, quadrillées par des frontières caduques de
pouvoirs; elles sont dans une situation de gaspillage que l'on ne peut mesurer, tant il est
fondamental et atteint les capacités humaines dans leur enfance, dans le principe même de
leur développement. C'est pourquoi toute démarche systémique se trouve dans une situation
politique difficile, car elle atteint de front les barrières très protectrices de pouvoirs émiettés.
Nous sommes dans la situation la plus paradoxale, clé de tout gaspillage social : ce qui est
concret pour une institution (un programme clair construit sur le modèle du génie civil, bien
délimité avec son budget, son objectif et son agenda) est abstrait sur le terrain, parce que
réducteur de la complexité; et à l'inverse, ce qui est concret sur le terrain (une vision intégrée
du développement multidimensionnelle et interacteur) est abstrait pour une institution, parce
que trop flou. L'écoéthique, logique économique contrainte par la raison éthique à intégrer les
différentes dimensions de l'humain en ses milieux, a pour objet l'analyse des circuits au sein
desquels interagissent les individus directement et par leurs institutions, en exploitant /
produisant des ressources multidimensionnelles. L'éthique n'est pas une science normative qui
fournirait un cadre, partiellement objectivé par le droit, c'est une contrainte méthodologique
pour la rencontre des disciplines dans le but d'étudier la richesse et la valeur de la ressource
humaine, sa créativité, sa capacité de don, et aussi ses pathologies ou rétrécissements et de
gaspillage provoqués par la peur. L'éthique ne peut être une science (position seconde), mais
elle est une philosophie de la richesse (elle cherche les sources).
Sa dimension politique peut être correctement exprimée par la notion de gouvernance, malgré
les réticences de certains qui n'y voient qu'une conception gestionnaire négligeant la place de
la volonté politique. Pour que cette dernière soit réellement démocratique, il faut qu'elle
provienne de tous les individus et de tous les acteurs qu'ils constituent; telle est, à mon sens, la
notion de «gouvernance démocratique».
Proposition 13 : une gouvernance démocratique
Relevant, certes, du pragmatisme inhérent à toute gestion, une gouvernance est démocratique dans la mesure où elle assure l'interaction des acteurs – individuels et collectifs - avec une volonté politique commune constamment élaborée et contrôlée au sein de l'espace public : - à la différence du gouvernement qui s'adresse à des individus et à des institutions, la
gouvernance est un système de régulations qui vise des interactions; elle a l'avantage de traverser les différents acteurs (gouvernance publique, gouvernance d'entreprise, d'association, de projet de développement, …);
- le rapport gouvernants / gouvernés est remplacé par l'interaction d'acteurs individuels et institutionnels qui ont en partage la responsabilité du bien commun, défini en fonction des droits humains et des principes généraux de l'Etat de droit;
52 Economie Ethique N°5
- le jeu démocratique - le contrôle mutuel de tous les acteurs - constitue un espace public, ou plus précisément un système d'espaces publics appropriés, garanti par les autorités publiques concernées;
- la gouvernance pose constamment la question des échelles spatiales et temporelles. Car les limites de la communauté politique concernée sont variables selon le territoire et la durée envisagée de l'action (durabilité du développement).
Cette rénovation de la culture démocratique, ou mise en scène de tous les acteurs, se fait dans
un espace à plusieurs échelles. La mondialisation ne signifie pas ici que «tout est global»
selon l'illusion du village planétaire, mais qu'aucune activité politique ne peut être totalement
contenue dans un seul cadre politique. La première contrainte éthique pour toute politique est
celle d'assurer une cohérence spatio-temporelle des décisions et des responsabilités face à
leurs conséquences. On peut préciser à cet égard que la mondialisation n'est pas la réduction
des échelles du politique à une seule qui serait englobante : elle est leur interdépendance. Si
gouvernance démocratique et système d'espaces publics appropriés sont les deux faces d'une
même notion, il est essentiel de remettre cette notion d'espace public au cœur de l'éthique
politique. L'espace de confiance (proposition 9) ne peut être garanti que par les procédures
démocratiques d'un espace public auquel participent effectivement tous les acteurs.
Proposition 14 : un espace public
Un espace public est un instrument d'intermédiation des savoirs et des fonctions; il permet la critique mutuelle des rôles, des individus et des institutions en faisant communiquer les savoirs complémentaires; sa fonction est de réaliser par le débat permanent la clarification des principes, le choix et le contrôle des fonctions et des objectifs. Un espace public général (par exemple au niveau national) est alimenté par de nombreux espaces publics spécifiques, correspondant à des ères et des sortes d'activités différentes (par exemple, la communauté scientifique).
Il est aussi bien le lieu de la création (par la mise en relation des savoirs), de la production et
de l'échange sociaux, que celui de la destruction des savoirs, idéologies et objets considérés
comme obsolètes. La fonction de destruction est souvent négligée, alors qu'elle est essentielle
à la dynamique d'un système et donc à la création. Il s'agit ici de la cohérence temporelle, du
travail de mémoire de l'espace public lui permettant, dans une perspective de développement
permanent des libertés, de gérer les ruptures constitutives de tout processus social.
Qu'il s'agisse des échelles temporelles et spatiales ou de la grande multiplicité des acteurs, la
gouvernance est une gestion de la diversité, au sens de protection, d'exploitation et de
valorisation. Chaque acteur est porteur d'une identité culturelle et fonctionnelle, aussi la
53 Economie Ethique N°5
priorité stratégique de toute gouvernance démocratique est-elle la clarification de cette
diversité dans l'interaction.
3.1 Nécessité d'une quadruple clarification
Du point de vue de l'éthique économique, notre travail méthodologique consiste en une
clarification des acteurs et des fonctions devant, en principe, concourir au bien commun. Je
distinguerai quatre niveaux de concepts, avec les tensions qu'ils contiennent, accompagnée
d'analyses approfondies de cas. Il ne s'agit pas de prétendre fabriquer une théorie générale,
mais de proposer une description systémique de la responsabilité interactive des acteurs
économiques selon leur nature et objectifs institutionnels, leur capacité d'interaction, et les
types de responsabilités qu'ils peuvent dès lors assumer, en vue d'identifier les partenariats qui
sont utiles ou nécessaires au respect des droits humains. Il s'agit d'une clarification en quatre
paliers :
• Les trois acteurs : privés, publics, civils et acteurs mixtes : complémentarité et conflits
d'objectifs;
• Les requérants de chaque acteur économique : coopération et concurrence;
• Les champs et formes de responsabilité, selon la diversité des fonctions et des droits de
l'homme : indivisibilité de la responsabilité et conflits entre les normes;
• Les partenariats : diversité des partenariats possibles pour assurer la sécurité humaine dans
les cycles d'activité. Plus spécifiquement les droits d'accès et de participation au marché
du travail.
3.2 Typologie des acteurs, une méthodologie tripolaire
Il est essentiel de revisiter la définition des fonctions attachées aux trois secteurs : le privé, le
public et le "tiers secteur" ou secteur à but non lucratif, que nous convenons d'appeler "civil".
Il n'est en effet pas satisfaisant de focaliser toute l'éthique économique sur les entreprises tout
en considérant que leur but est le profit; il n'est pas juste non plus de considérer les Etats
comme les seuls responsables du bien collectif, ni les ONG comme les seules détentrices de
l'action volontaire Les trois types d'acteurs économiques : privés (entreprises), publics (les
Etats et leurs institutions) et civils (associations) ont en commun la responsabilité d'une
économie qui soit la plus rationnelle et la plus juste possible, avec une obligation de résultat, à
la fois urgente et durable, notamment dans le domaine des violations les plus graves des droits
54 Economie Ethique N°5
de l'homme. Avec Jean-Louis Laville, je pense que la considération de l'activité économique
sous un angle tripolaire est un choix épistémologique fondamental (Laville, 1994, pp. 210 et
sv.), une application dans le domaine de l'écoéthique du principe de diversité, sans lequel il ne
peut y avoir d'exercice des libertés, droits et responsabilités. Les répartitions exclusives
transforment la société en une guerre permanente et rendent contradictoires les objectifs des
acteurs de chaque secteur. Si l'Etat est seul garant du bien commun, il est évident qu'il n'a pas
les moyens de son ambition, et qu'il ne peut plus être démocratique, si ce n'est par délégation
faible et périodique. Si le but principal des entreprises est de faire du profit, elles se
conduisent en purs prédateurs et finissent par s'autodétruire en appauvrissant leurs propres
ressources (notamment leurs ressources humaines) et celles du tissu économique qui les porte.
Si les ONG ont le monopole de la revendication populaire, elles contribuent à marginaliser
l'humanitaire et tout ce qui est sans but lucratif et elles sont susceptibles d'être
instrumentalisées par les différents pouvoirs.
Il faut donc en premier rappeler sommairement quelques critères de gouvernance, qui sont
communs aux trois types d'acteurs tout en s'appliquant parfois différemment : responsabilité et
cohérence spatiotemporelle des décisions, lutte contre les gaspillages et la corruption,
économie de la chaîne hiérarchique verticale et adjonction de hiérarchies croisées et inversées,
transparence dans les comptes, les procédures et les objectifs, équilibration de l'information
dans les autres domaines, contrôles croisés internes et externes. De façon générale :
équilibration de pouvoirs multiplement distincts. Ces principes devraient être notre culture
démocratique commune, condition de toute légitimité. Les objectifs des trois types d'acteur
peuvent alors s'inscrire dans une logique d'équibration (complémentarité et opposition) des
fonctions en faveur des biens privé, public et civil composant le bien commun (Figure 6).
55 Economie Ethique N°5
bien privé
bien commun
bien public bien civil
Figure 6 : la triangulation du bien commun
Une triangulation a l'avantage d'éviter les oppositions bipolaires trop simples, de sortir de
l'alternative (privé/public) au profit d'une logique de complexité. Le bien privé, en ce sens,
participe au bien commun, il n'en est pas l'exclusion46. Inversement, le bien commun ne peut
être réduit à une exception aux règles du marché. Toutes ces logiques binaires sont
réductrices. L’adjectif « public » n'est pas à prendre seulement dans son sens de collectivité, il
s'agit bien de droit et de démocratie, dont la garantie relève du droit public (bien commun
publiquement protégé). La notion de «bien civil», quant à elle, n'est pas usuelle; elle trouve ici
sa place pour indiquer de quelle façon chaque citoyen, par voie de type associatif ou solidaire,
peut se rendre co-responsable d'un aspect du bien commun. Son caractère protéiforme ne
suffit pas à expliquer qu'elle soit désignée de façon négative (non gouvernemental ; non
profit), même si on peut considérer que les initiatives naissent souvent par réaction, quand il
faut corriger l'un des autres secteurs. La réaction ne peut cacher que c'est la société civile,
libre de s'associer, qui constitue le tissu démocratique, entretient et développe les valeurs de
base sans lesquelles les deux autres secteurs perdent toute légitimité. La société civile est
d'abord le milieu où naissent les pouvoirs légitimes, parmi lesquels sont aussi des contre-
pouvoirs. Il convient de remettre le corps politique sur ses pieds, de réhabiliter le peuple par
l'exercice de sa souveraineté dans les trois secteurs. Il est essentiel, pour une clarification
publique du débat sur les objectifs, de montrer de quelle façon chaque acteur est lié au bien
commun. Pour cela, il convient en premier de distinguer entre la dynamique ou «ressort» des
acteurs et leur objectif. D'un côté le principe de subsistance et de développement d'une
organisation, de l'autre, sa finalité. Un acteur public et un acteur privé peuvent avoir le même
objectif, mais ils auront des modes de fonctionnement différents. Affirmer que le profit est
l'objectif d'une entreprise n'est pas exact, contrairement à l'opinion qui passe aujourd'hui pour
46 «privé» signifie cependant une ligne d'exclusion. La différence ici est une inversion de perspective : le
commun n'a pas besoin de se justifier, alors que toute privation doit le faire. Le privé n'est légitime que si, et
seulement si, il ne se développe pas au détriment du bien commun.
56 Economie Ethique N°5
une évidence; son objectif est la création de diverses richesses (biens et services et valeur
sociale, culturelle, économique, écologique dans le bassin où elle exerce son activité). Par
contre, il est réaliste de dire que la capacité d'appropriation libre du capital et des bénéfices
soit son mode spécifique de fonctionnement, et que la recherche du profit est alors sa
condition de survie et de développement47. On peut dès lors également s'affranchir des
querelles de légitimité : seul l'Etat disposerait par nature d'une légitimité démocratique; les
entreprises seraient légitimées principalement par leur efficacité (ce qui relativiserait leurs
pratiques de contournement des lois), les ONG ne disposeraient que d'une légitimité très
variable devant l'opinion publique, proportionnelle à leur nombre d'adhérents. Il convient, à
l'inverse, de préciser des critères de légitimité appropriés pour les trois types d'acteurs au sein
d'une unique gouvernance démocratique et de ses principes communs (cf. tableau 4). Il va de
soi que les individus exercent leurs droits, libertés et responsabilités au sein, et par le moyen,
des trois types d'acteurs (citoyenneté au sens large).
Cette typologie tripolaire n'est pas une classification, mais une méthodologie de l'interaction.
Outre la clarification des objectifs, des dynamiques et des légitimités spécifiques, elle a
l'intérêt d'éclairer les modes de complémentarité et le fonctionnement des nombreux acteurs
mixtes48. En réalité, chaque acteur est un système d'interaction liant des interacteurs de
différents types; c'est donc un instrument de mixage, un nœud social49.
47 Dans l'ouvrage cité, J.-L. Laville distingue les trois pôles, qu'il nomme public, capitaliste et relationnel,
notamment par le mode de propriété : institutionnelle, capitaliste, communautaire. On peut discuter sur les
termes qui désignent le troisième pôle. A mon avis, la notion de relation est bien trop générale pour être
spécifique; la communauté est trop restrictive (une association n'est pas une communauté, car elle peut,
potentiellement, représenter les intérêts de l'humanité). Enfin, la solidarité est également le propre, en principe,
du pôle public, du moins sur son territoire (solidarité nationale). Je préfère parler du pôle civil, comme étant cet
espace très général d'exercice de toutes les libertés qui permettent le tissage d'une société démocratique (société
civile). De même, il serait réducteur de considérer que le pôle privé exploite principalement un capital
économique, alors que le troisième secteur tire son énergie du capital social. On sait qu'une entreprise a besoin
des différentes dimensions du capital, comme tout acteur. Des différences d'accentuation sont repérables et
variables selon la diversité des acteurs dans chaque secteur, mais pas au point de prendre des critères qui doivent
être généraux pour des spécificités. 48 Cf. Banque mondiale, 1997, p. 132, Figure 7.2 : Organisations à l'interface de l'Etat, des marchés et de la
société civile. Les organisations professionnelles relèvent à la fois, selon ce schéma, des secteurs public et privé
(du moins dans leur fonction normative), les organisations privées bénévoles des secteurs privé et civil, les ONG,
des secteurs civil et public (dans la mesure où elles tirent une bonne partie de leurs ressources de fonds publics).
En réalité, ces acteurs mixtes sont de nature très variée, et si l'analyse de chaque cas est nécessaire, il ne me
semble pas possible d'opérer une classification de principe; par contre, les multiples modes de mixage entre les
pôles sont un des objectifs de la méthodologie tripolaire. 49 Il faudrait comparer systématiquement cette méthodologie tripartite avec les diverses formes d'échange que les
anthropologues peuvent distinguer. Gilbert Rist (Rist, 1998, p. 28 et sv.) en distingue cinq : profit, redistribution,
57 Economie Ethique N°5
secteurs objectif dynamique légitimité disposition du revenu
privé Création de
biens
Exercice des libertés
économiques
valeur des biens
produits en fonction
des ressources utilisées
libre disposition
du capital et du
bénéfice
public
Effectivité de
tous les
principes de
l’Etat de droit :
notamment
accès aux biens
essentiels
Exercice de la souveraineté : exercice des libertés politiques directes (participation des citoyens) et par délégation (responsabilité des pouvoirs confiés)
valeur des procédures
démocratiques
capital et
bénéfices liés
aux objectifs
civil
Effectivité de
certains
principes de
l'Etat de droit :
notamment
accès à certains
biens essentiels
Exercice de libertés,
droits et responsabilités
par les libertés
d'association
valeur démocratique
des objectifs ;
valeur de la
représentativité
capital et
bénéfices liés
aux objectifs
Tableau 4 : les trois secteurs
3.3 Typologie des requérants d'un acteur économique
Lors de nos travaux sur La responsabilité commune à l'égard des droits de l'homme dans
l'activité économique (Borghi/Meyer-Bisch, éd, 2000), nous avions focalisé en premier,
comme la plupart, sur la responsabilité des entreprises ; nous l’avions par la suite étendue aux
deux autres types d'acteurs et ce, jusqu'à ce que l'analyse nous montre que les trois types
d'acteurs ont en réalité, mutatis mutandis, les mêmes genres d'interactions. Les interacteurs,
stakeholders, parties prenantes ou requérants, sont : tous les agents économiques dont
l’existence requiert la vitalité d'un agent économique considéré. Il s'agit de tout acteur (ou
groupe d'acteurs) voyant son bien-être évoluer au gré des modifications de comportement de
l'organisation considérée50. Le gouvernement d'entreprise fait à présent référence à la gestion
de l'ensemble des populations de requérants, et on peut estimer que la gouvernance
d'entreprise est une interaction concertée des requérants avec des objectifs partiellement
réciprocité, autonomie et prestige. Les trois premières correspondent à nos trois pôles, les deux suivantes
peuvent, à mon sens et avec d'autres encore, y être intégrées, soit directement, soit par mixage. 50 "Il s’agit de tous les agents dont le bien-être est affecté par les actions engagées par la firme". Maati, 1999,
XIII, et 7.
58 Economie Ethique N°5
communs et une possibilité permanente de négociation. On considérait autrefois l'entreprise
comme une entité de collaboration (direction, employés, bailleurs de fonds) travaillant avec
des relations vers l'extérieur. A présent, l'unité de la grande entreprise fait beaucoup plus
problème : nul ne sait vraiment où elle commence et où elle finit et, par conséquent, qui la
pilote, si tant est qu'il y ait quelqu'un. C'est pourquoi, il ne sert à rien de parler de la
responsabilité de l'entreprise, si le management se réfugie derrière les actionnaires, les clients
ou les fournisseurs en invoquant les «lois du marché», y compris pour justifier des décisions
qui vont à l'évidence à l'encontre du sens et du bien communs. La méthodologie tripolaire a
clairement planté les grands objectifs, une méthodologie de l'interaction doit à présent
clarifier les structures et connexions constitutives d'un acteur économique. Les travaux
précités nous ont conduit à identifier six formes de liens, constituant des partenaires de fait,
des responsabilités économiques en matière de droits de l'homme.
L’énumération des parties prenantes est le plus souvent à géométrie variable, notamment en
ce qui concerne le «fourre-tout» que peut cacher la société civile. Supposant la méthodologie
tripolaire, la distinction se fait maintenant selon le critère de la fonction de l’acteur
(collaborateur, client, fournisseur, bailleur de fonds, concurrent, représentant de la société) et
non de sa nature : chaque requérant pouvant être privé, public, civil ou mixte. La
méthodologie tripolaire permet de distinguer nettement entre fonction et appartenance
institutionnelle (figure 7).
société en général collaborateurs
(direction et employés)
concurrents actionnaires et bailleurs
et partenaires de fonds
clients, usagers fournisseurs
Figure 7 : Schématisation de l'acteur économique avec ses interacteurs
L'acteur économique est lui-même un système interactif, une connexion d'interactions,
impliquant des personnes, des habitus individuels et collectifs, des choses et d'autres acteurs
collectifs. Il peut en outre être décrit selon ses autres dimensions, en tant qu'acteur culturel
écologique, politique ou social. Un hôpital, par exemple, peut être analysé comme acteur
économique dans le système qui assure le financement des soins, bien entendu comme acteur
de soins dans le système de santé, mais aussi comme acteur de formation dans le système
universitaire. Cette représentation peut être la trame d'une représentation complexe du tissu
constitutif de chaque acteur, qui peut y faire figurer ses requérants, en posant une limite qu'il
59 Economie Ethique N°5
juge pertinente dans la chaîne que chacun peut désigner : il peut ainsi déterminer ouvertement
les limites de ses responsabilités indirectes. Par exemple, un client peut être une entreprise de
transformation qui vend elle-même à plusieurs distributeurs, avant d'atteindre des particuliers.
3.3.1 Les limites problématiques de l'institution
L'analyse systémique répond au changement de perception actuelle : l'entreprise, l'office
public, l'organisation, n'ont plus une entité évidente : ces institutions sont pénétrées de toutes
parts, par des acteurs qui en requièrent un service. Toute la question se trouve dans la
définition de la frontière. Si on considère l'entreprise comme une boîte noire
(patrons/collaborateurs) utilisant une matière transformable pour réaliser son produit, il n'y
aurait pas de discussion, pas de place pour la citoyenneté. Certains tentent de sauver l'idée de
responsabilité politique de l'entreprise en parlant d'«entreprise citoyenne» comme l'a fait le
patronat français, ainsi que bien des ONG qui font la promotion de l'éthique économique.
Mais cette expression contredit la nature individuelle de la citoyenneté démocratique : c'est
l'individu et lui seul, qui en conscience, par ses droits et ses devoirs, répond de la légitimité de
toute institution devant la société. Il serait dangereux de transférer cette compétence à une
collectivité qui, échappant alors à la possibilité individuelle de contrôle et d'objection de ses
membres, prétend protéger l'intérêt collectif qu'elle représente par des lois impersonnelles,
relevant de la «nécessité économique».
Proposition 15 : Titularité individuelle et exercice collectif de la responsabilité
L'individu exerce la première obligation, non seulement dans un exercice rigoureux des activités liées à sa tâche (déontologie), mais dans sa capacité interactive. Cela ne réduit en rien la nécessité de considérer une responsabilité pénale des personnes morales. Le refus du leurre d'une responsabilité collective qui s'exercerait au détriment des responsabilités individuelles, n'enlève rien à la nécessité de définir une responsabilité des collectifs. Ainsi l'individu ne peut se cacher derrière l'institution : il doit répondre d'elle.
Ainsi la question des limites de la responsabilité est permanente, aussi bien pour l'individu
que pour l'institution (l'acteur collectif). Le refus de la notion de citoyenneté collective,
confisquée par un appareil, n'induit pas une déconsidération des sphères collectives
interactives de l'exercice de la citoyenneté, ce qui est précisément le «lieu» d'une écoéthique.
Il y a donc pénétration à des degrés divers des partenaires de l'entreprise dans son activité
propre, et il convient de respecter cette différenciation (schématisée par les flèches internes et
la flèche externe sur la figure 5). Mais ce qui importe, c'est de considérer la complexité de ce
60 Economie Ethique N°5
partenariat. Il va de soi que le client, par exemple, n'agit en général pas directement dans
l'entreprise, mais qu'il a un effet indirect supérieur à celui des collaborateurs qui exercent leur
influence «à l'intérieur». Ce débat est bien connu dans le conflit entre les actionnaires et les
collaborateurs51. Chaque acteur «actionne» le système interacteur à un niveau spécifique. En
réalité le cercle qui figure le système interacteur est un lien non moins important que les
relations qui sont symbolisées à l'intérieur, car toute la survie du système dépend des relations
d'autonomie / dépendance qu'il entretient avec son milieu (les concurrents, la société en
général). La peau, ou frontière du système, est constituée par le flux d'opérations le plus
significatif de son autonomie; c'est l'espace d'interférence entre les régulations exogènes et
endogènes, ou inter-régulation. La frontière, au sens d'écart différentiel significatif, est un
problème constant : celui du seuil critique et de ses conditions d'entrée et de sortie. La peau
est un passage filtrant et transformant et non une limite inerte52. Son entretien, ou activation
est donc le défi majeur de la régulation endogène. Du point de vue de l'écoéthique, la question
permanente est la limite de la sphère d'activité de l'interacteur, ou sphère d'influence, dans le
tissu socio-économique.
3.3.2 La richesse constituée par la confrontation des requérants
La notion de «requérant» est plus dynamique que celle de «partenaire» car elle évite de faire
croire en un idéal irénique qui serait bien loin de nos réalités conflictuelles, pour montrer au
contraire que la responsabilité commune d'une écoéthique se construit aussi grâce à une lutte
permanente, mais conduite selon des procédures acceptées comme étant respectueuses des
droits humains et des autres principes de l'Etat de droit. Chaque acteur requiert un certain
nombre de droits de ses co-requérants et offre des responsabilités en contrepartie, avec
garanties. Chaque acteur économique est ici considéré comme un système d'interaction entre
des acteurs qui ont chacun des intérêts, une logique et une temporalité distinctes. Il en résulte
non seulement une confrontation entre les intérêts, les structures, les personnes, mais aussi les
échelles temporelles : les présents sont différents. L'asynchronisme qui en résulte, ou
51 Cf. le débat sur l'importance relative des shareholders et des stakeholders. Tous les partenaires tendent à
devenir des stakeholders (des porteurs d'enjeu), il reste qu'il y a diversité de participation et de degré
d'implication dans le système. 52 Comme au niveau culturel, nous retrouvons la métaphore de la peau pour désigner l'individuation d'un système
par analogie à celle d'un individu. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'une culture de l'identité. La notion
de «culture d'entreprise» en son sens faible ne désigne que des pratiques déontologiques elles-mêmes au sens
étroit. Mais au sens fort, la culture d'entreprise désigne bien l'identité de cet acteur et l'importance que les
requérants qui l'actionnent donnent aux interactions : la gestion entre l'interne et l'externe.
61 Economie Ethique N°5
différence dans les chronologies des systèmes, est fondamental pour comprendre la richesse
des interactions. C'est ainsi que, dans le cas ou l'agent est une entreprise, la direction a une
gestion du temps qui n'est pas celle des actionnaires (sauf si la première se laisse dominer par
les seconds), ni celle de tous les collaborateurs, des associations qui représentent la société en
général (écologiques par ex.), des clients ou des concurrents. Chacun de ces acteurs peut lui-
même, selon la taille de l'entreprise, être complexe. La direction financière a, par définition,
une gestion du risque dans le temps bien particulière par rapport aux directions «produits ». Il
est dès lors raisonnable de penser que la durabilité d'un agent économique, c'est-à-dire sa
capacité à être un partenaire fiable, est proportionnelle à la richesse des interactions internes et
externes entre tous ses interacteurs qui apportent à l'entreprise leur propre durabilité, et
emportent un résultat de cette interaction. L'agent économique – l'interacteur – forme un
nœud dans le tissu temporel comme dans le tissu social, et la durabilité peut être considérée
comme l’insertion dans un tissu dont la flexibilité est proportionnelle au nombre et à la
richesse de ses connexions. Si l'initiative de la responsabilité est toujours individuelle, son
exercice est interactif, ou alors il est mensonger.
3.4 Typologie des responsabilités sociétales
Au vu de cette complexité et de la facilité de créer des leurres pour raison d'image, il n'est pas
étonnant que la «responsabilité sociale» des entreprises soit extrêmement ambiguë. Cette
expression désignait autrefois exclusivement la responsabilité par rapport aux collaborateurs :
beaucoup d'entrepreneurs limitent encore leur responsabilité sociale aux salaires versés et aux
conditions de travail, le reste relevant de la responsabilité de l'individu ou de l'Etat. Pour
éviter cette réduction, on parle parfois de «responsabilité sociétale». Mais la notion demeure
aussi à géométrie variable, recouvrant des actes qui relèvent du caritatif aussi bien que de la
simple justice sociale ou de la cohérence professionnelle. Les priorités ne peuvent pas être
non plus à géométrie variable. On pourrait penser que la première responsabilité soit celle du
salaire, puis celle des produits. Mais si les produits contreviennent à la sécurité, cette
responsabilité est première; si les conditions de travail des sous-traitants relèvent de
traitements inhumains, cruels ou dégradants, cette responsabilité arrivent avant les salaires des
collaborateurs. La hiérarchie entre les priorités ne peut relever d'un choix entre les genres de
requérants, elle dépend des risques de violation des droits humains et de l'évaluation des
capacités de contribuer à leur épanouissement. Malgré cette précision, il reste que, tant qu'une
clarification méthodologique des responsabilités, suivant les deux clarifications précédentes -
62 Economie Ethique N°5
institutionnelle et fonctionnelle - n'est pas faite, il n'est pas possible d'établir concrètement les
principes de base d'une éthique économique commune. En l'état, on se propose de partir d'une
typologie simple, distinguant entre des responsabilités plus ou moins étendues selon les
critères de la durabilité, du professionnalisme ou du choix du risque. Le choix ne peut
cependant pas être arbitraire ni soumis seulement à la bonne volonté. Il dépend naturellement
des capacités directes de l’acteur, mais au cas où celui-ci détecte un risque important auquel il
ne peut faire face, il est évident qu’il a un devoir d’alerte et d’initiative pour créer la
collaboration nécessaire (en alertant les autorités de contrôle et à défaut, en suscitant une
entente régulatrice entre les concurrents, ou en alertant l’opinion publique). En règle générale,
la responsabilité peut être considérée comme la capacité d'assurer une réponse adaptée à un
risque connu, prévisible ou simplement possible. Etant conditionnée en son principe par la
bonne circulation des informations adéquates, la première obligation est la veille, directe et
partagée, c'est-à-dire la création d'outils d'information adéquate.
Sur cette base commune, et afin de ne pas rester au niveau du volontarisme partiel à l’égard
des violations des droits humains, on peut se demander si la typologie des obligations
étatiques (respecter, protéger et promouvoir) peut s’étendre à l’ensemble des acteurs
économiques. Les normes proposées par la Sous-Commission franchissent ce pas en ajoutant
au devoir de respect l’obligation très exigeante de « faire respecter » les droits de l'homme,
dans leurs « domaines d’activité et sphères d’influence propres »53. Nous avons donc ici
quatre dimensions de l'obligation (cf. Tableau 5)54. Une telle approche conduit à une
conception très large, parce que deux fois indirecte, et donc très exigeante du faisceau de
responsabilités : obligation de faire respecter par ses parties prenantes (sphère d’influence), y
compris en dehors de sa sphère d’activité.
53 « Les Etats ont la responsabilité première de promouvoir, respecter, faire respecter et protéger les droits de
l'homme reconnus tant en droit international qu’en droit interne, et de veiller à leur réalisation et, notamment, de
garantir que les sociétés transnationales et autres entreprises respectent ces droits. Dans leurs domaines d’activité
et leurs sphères d’influence propres, les sociétés transnationales et autres entreprises sont elles aussi tenues de
promouvoir, respecter, faire respecter et protéger les droits de l'homme reconnus tant en droit international qu’en
droit interne, y compris les droits et intérêts des peuples autochtones et des autres groupes vulnérables, et de
veiller à leur réalisation » ONU, Commission des droits de l'homme, Normes sur la responsabilité de sociétés
transnationales et autres entreprises en matière de droits de l'homme, article 1. 54 En réalité, le devoir de protéger signifie pour les Etats, celui de faire respecter par les acteurs privés et civils
qui sont sous sa responsabilité. Il n'est pas sûr, et toute la question est là, que le transfert de vocabulaire soit
parfaitement adapté.
63 Economie Ethique N°5
Pour que cet élargissement de la responsabilité soit possible, il faut recourir à un
développement sans précédent du droit à l’information, c'est l'obligation commune qui
conditionne toutes les autres.
Pour que cet élargissement soit cependant limité de façon raisonnable, il convient de procéder
au moins de deux façons :
- selon la gravité des violations ou risques de violation des droits humains et/ou selon la
capacité d'apporter une ressource importante à leur garantie et développement;
- selon le principe de proportionnalité qui permet de pondérer les responsabilités indirectes
raisonnables
Pour que les obligations légitimes et raisonnables soient bien comprises et tenues, il faut
aussi, selon une méthodologie tripolaire, recourir à des partenariats fiables. Les entreprises
ont, par exemple, grand intérêt à recourir au partenariat avec les acteurs civils qui ont souvent
une grande capacité de recueil et de diffusion de l’information. Sans quoi, ces obligations
élargies sont hors de leur portée, qu'elles soient grandes ou petites, comme elles sont souvent
hors de portée des Etats, au moins dans tous les domaines qui demandent un large travail de
terrain.
64 Economie Ethique N°5
critères types caractéristiques
durable Une responsabilité durable accompagne toute l'activité économique concernée avec le souci des interactions et des effets indirects.
Selon la
durée occasionnelle
Une responsabilité occasionnelle est liée à une situation particulière. Elle est légitime si le risque est isolé. Si elle est occasionnelle par défaut de capacité du côté de l'acteur, la responsabilité ne peut être abandonnée sans autre; elle devrait être assumée par les autres acteurs.
accessoire
Une responsabilité accessoire est marginale par rapport au métier principal de l'acteur. Ce peut être un mécénat culturel ou social. Le risque évident est que cette activité serve d'alibi à des responsabilités professionnelles non prises. Elle peut être accessoire, tout en étant liée partiellement au métier principal de l'acteur (ex. : une activité humanitaire de santé pour un laboratoire pharmaceutique). Selon le
métier
professionnelle
Une responsabilité professionnelle (ou intégrée) correspond au métier de l'acteur et engage nécessairement une collaboration entre plusieurs parties prenantes, si ce n'est toutes. Ce n'est plus l'acteur qui répond à la société dans son ensemble, selon la mesure de ses capacités, mais c'est un acteur qui se sait lui-même - avec ses interacteurs - partie prenante d'une responsabilité commune. Cette position implique une stratégie proactive et interactive. La responsabilité professionnelle prend en compte le souci de l'ensemble des circuits auxquels participe l'acteur; elle peut alors se décliner précisément selon ses six parties prenantes.
Selon le risque
sélectionné
orientée
Une responsabilité peut impliquer des interacteurs, selon leur spécificité. Par ex., une entreprise de distribution peut s'occuper de la responsabilité en amont (fournisseurs), mais pas en aval (clients), ou inversement, et impliquer en cette direction ses autres interacteurs. La légitimité de ce choix dépend de la situation du risque majeur dans le circuit (aval ou amont, dans cet exemple).
promouvoir Information et formation internes et auprès des parties prenantes; mesures d'incitation et de protection des personnes en situation plus vulnérable.
respecter Règles, contrôles internes et externes.
faire respecter Règles et contrôles croisés avec les parties prenantes.
Selon le degré
d’obligation Protéger et
assurer Prévention, devoir de veille directe et participation aux systèmes de veille partagée; obligation conjointe de résultat.
Tableau 5 : typologie des responsabilités sociétales
Le but d'une telle typologie est d'assurer, par le concours de tous, l'effectivité d'une protection
commune, publiquement protégée, de l'effectivité des droits humains. Les Observations
générales rédigées par le Comité du Pacte des droits économiques, sociaux et culturels
65 Economie Ethique N°5
relèvent en général trois degrés d'obligation : respecter, protéger, promouvoir. Cette trilogie
peut revêtir des significations différentes55. Les travaux de la Sous-Commission visant à
établir des normes sur la responsabilité transnationale, ont ajouté l'obligation positive
indirecte (faire respecter)56. L'obligation de résultats n'est guère mentionnée, surtout dans les
instruments relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels, mais il s'agit de notre
objectif majeur de prendre la notion de «protection» selon sa compréhension la plus
exigeante.
3.5 Typologie des partenariats
Si un acteur économique peut assurer la plus grande part de ses responsabilités directes, à la
condition d'être dans une situation économique viable – ce qui n'est pas le cas de tous, tant
s'en faut –, il est manifeste qu’il ne peut faire face tout seul aux responsabilités indirectes. Or,
les violations des droits humains ne sont que très rarement momentanées, même lorsqu’elles
sont causées par un accident; elles sont liées à des défauts structurels profonds et délicats. La
seule possibilité de les prévenir est donc une gestion partagée sur le long terme du risque,
considéré dans toute son ampleur. C’est pourquoi la notion de partenariat est essentielle pour
constituer les «boucles de responsabilité» nécessaires. Les partenariats étant eux aussi à
géométrie variable, la quatrième clarification consiste à les classer selon les diverses sortes
d’acteurs et de responsabilités distingués ci-dessus. On cherchera à caractériser des
partenariats liés au métier des acteurs concernés, en les distinguant nettement des partenariats
qui n'engagent qu'une activité marginale, comme dans les activités de mécénat. On cherchera
surtout les degrés d'intégration des partenariats afin de favoriser l'implication des différents
requérants, et donc de toucher plus largement le tissu économique57.
A l'évidence, un des enjeux majeurs actuels des accords volontaires, notamment dans le cadre
du Pacte global des Nations Unies, est qu'ils ne peuvent être des substituts de l'action
publique. Sont-ils seulement des compléments ou pourront-ils permettre de proposer de
nouveaux instruments normatifs appropriés ? Si le but est de lier la diversité des acteurs, des
55 Cette trilogie, répandue notamment à partir des travaux d'A. Eide sur le droit à l'alimentation, a l'avantage de
remplacer l'unique dichotomie entre obligations positives et négatives, bien que celle-ci reste parfois valable
pour isoler des obligations dont la revendication peut être immédiate. Sur cette discussion, voir notamment
Lamarche, 2000. 56 Nations Unies, 2003, art. 1. Ce document représente une grande avancée, mais il reste flou, voire réducteur,
sur la définition des acteurs économiques (les sociétés transnationales et autres entreprises, désignant une "entité
économique", id. §20). Cette obligation, qui semble venir du droit humanitaire, est contenue, selon certains dans
l'obligation de protection. Il est cependant très utile de l'expliciter pour elle-même, car c'est probablement la plus
importante pour les acteurs publics. 57 Voir à la fin les propositions pour le programme de l'UNESCO de recherche spécifique.
66 Economie Ethique N°5
normes et des régulations dans une obligation commune de résultat, nous devons identifier
concrètement comment et quelles normes peuvent obliger tous les acteurs. Cela suppose
comme condition de lier logique normative et régulation des systèmes. La thèse est que la
première obligation d'un acteur à l'égard des droits de l'homme quel qu'il soit, est d'interagir :
de ne pas empêcher les interactions (obligations négatives), de les initier, de les protéger et de
les développer (obligations positives). Une typologie des partenariats, à partir d'études de cas
est une tâche extrêmement féconde à entreprendre maintenant.
3.6 Le droit à l'information adéquate : condition a priori de toute gouvernance
Une tâche majeure de l'UNESCO est donc d'assurer le développement du droit à une
information adéquate, ce droit de l'homme dont la réalisation est la condition première de
l'intégration des systèmes entre eux, et de l'intégration des acteurs dans l'équilibration de
chaque système. L'information adéquate signifie ici, non seulement la livraison et la réception
des messages (projets, codes, contrôles), mais le traitement interactif de ces messages,
traitement par lequel chaque acteur accepte de mettre en jeu sa position, et notamment son
analyse de la nature des risques et des points sensibles dans un circuit économique. La qualité
de la relation d’échange dépend donc entièrement de la qualité de l’information à laquelle les
échangistes participent. A cette condition, la relation peut être légitimement inscrite dans la
complexité sociale, des valeurs et des intérêts, et donc être éthique.
Si l’information est conçue comme une responsabilité commune à toutes les parties prenantes,
cela signifie que nous devons considérer toute «communication lisse» comme un leurre. Une
politique de communication qui cherche à «lisser» l’image gomme toutes les complexités et
réduit l’éthique à un choix entre le bien et le mal, le licite et l’illicite. Le droit à une
information adéquate peut au contraire être décrit selon les critères suivants :
- «rugosité», ou respect de la complexité : l’information produite indique les points positifs,
les points encore négatifs comme autant de défis, et les incertitudes ;
- «transparence» à chaque fois que la sécurité est en jeu : sociale (conditions de travail),
financière, écologique, juridique, …
- «pénétrabilité» dans les autres cas : mise à disposition d’informations développées,
notamment dans les rapports sociaux, et les communications spécifiques aux parties
prenantes ;
67 Economie Ethique N°5
- «interactivité» : l’information est co-produite par les interacteurs qui la considèrent
comme la base et la condition de leur responsabilité commune ; chacun se trouve alors en
position de demandeur autant que de producteur.
Le besoin d’information lisse est commandé par l’exigence de la concurrence, mais on oublie
souvent que l'économie de marché n'est pas fondée sur la seule concurrence qui, en détruisant
ce qui est faible, interdit les initiatives à leur début et limite excessivement la prise de risque
(voir ci-dessus, figure 2). Elle est négociation permanente d’un délicat équilibre entre
concurrence et coopération. La concurrence érigée en principe dominant accélère tous les
processus en les réduisant et en les insécurisant, y compris ceux de licenciement et de
communication. La coopération introduit un contre-principe qui fait équilibre grâce au partage
des savoirs ; elle permet la durabilité et la fiabilité aussi bien pour l'activité d'une entreprise
que pour celle de chacun. Seule la production et la circulation de l'information la plus
adéquate possible permettent d'équilibrer concurrence et coopération. Du point de vue
individuel, s'il est vrai que cette information est la valeur la plus rare dans le flux ingérable de
messages inutiles, alors cette capacité est le premier critère d'évaluation des ressources
humaines.
Proposition 16 : Fonction centrale du droit à une information adéquate
Si la capacité d'information est l'exercice le plus exigeant pour les libertés de chacun, il est normal que l'éthique la plus concrète, globale tout en impliquant chaque personne, soit le meilleur garant d'une économie durable, car elle seule peut sauver les entreprises et les institutions de la conduite aveugle. Du point de vue des institutions, la capacité d’interaction informative est la valeur rare qui constitue la fiabilité d’un acteur : si l’éthique est premièrement une cohérence entre les rationalités, l'effectivité du droit à une information adéquate en est le seuil.
68 Economie Ethique N°5
4 L'économie de la culture
Le droit à une information adéquate est un exemple précis de la place de la culture dans
l'éthique économique. Selon sa définition large, la culture est une capacité d'intégration des
différents secteurs de la vie, individuelle et sociale; elle est par conséquent le levier de
l'éthique définie comme intégration. Dit autrement : la culture est d'abord une éthique. La
démonstration est aussi évidente pour le droit à l'éducation (y compris la formation
professionnelle) et pour les libertés fondamentales dans leur dimension culturelle, toutes
garantes d'une juste exploitation de la diversité culturelle présente dans les sociétés58. Chaque
liberté est gardienne d'une diversité et l'indivisibilité des libertés signifie une interdépendance
entre les domaines : l'analyse de l'inclusion mutuelle de l'économique et du culturel suppose
également celle des autres systèmes que nous ne pouvons aborder ici. Il s'agit à présent de
montrer brièvement l'interpénétration profonde des systèmes économique et culturel à
l'opposé d'une logique d'«exception culturelle», premièrement grâce à la prise en compte de la
notion transversale de diversité, puis de la façon dont les facteurs spécifiquement culturels
s'inscrivent dans l'économie, et enfin d'une compréhension large de la notion de «biens
culturels».
4.1 Les diversités économique et culturelle : l'interpénétration des systèmes
4.1.1 Biens et savoirs
Si les libertés sont chacune gardiennes de diversité, l’inverse est vrai également : la diversité
est la condition d’exercice des libertés, c’est pourquoi elle est au principe du libéralisme. C'est
la diversité des propriétaires qui fait la richesse d'un tissu économique et d'un marché, car elle
assure la diversité des libertés, nourries par des pôles de savoir et d'expérience, et par
conséquent aussi la richesse (diversité interactive) d'un espace public. C'est pourquoi la
diversité culturelle n'est pas à comprendre seulement à l'intérieur du champ culturel au sens
étroit, mais comme une notion transversale, qui fonde la richesse et les libertés de toute
activité humaine, en particulier l'activité économique. La diversité économique (maintien
d'une diversité d'agents économiques et de modes de production / échange /consommation /
58 A titre d'exemple, la liberté d'association, considérée en sa dimension socio-économique comme liberté
syndicale, peut être comprise en sa dimension culturelle : le droit des personnes qui ont en commun une
référence culturelle qu'elles ont la volonté de protéger et promouvoir, en s'organisant en conséquence. Cela
concerne les organisations dont l'objectif ne se réduit pas à la simple défense des intérêts financiers : bon nombre
d'organisations professionnelles, de développement local, de défense de valeurs confessionnelles, traditionnelles,
communautaires, ou d'intérêt général.
69 Economie Ethique N°5
recyclage) n'est pas non plus à conjuguer à l'intérieur du système économique au sens étroit ;
elle est fondamentalement une diversité culturelle : diversité de métiers, de cultures
d'entreprise, de bassins socio-économiques, de langues et valeurs d'échange, d'activité, mais
aussi de mixages entre les trois types d'acteurs. La diversité culturelle peut alors être
considérée comme une des notions transversales qui nous permettent de penser l'interaction
entre les deux sous-systèmes sociaux : l'économique et le culturel. On abandonne la logique
de l'«exception culturelle», selon laquelle l'interaction n'est qu'une exception (le bien culturel
serait une exception dans une économie fondée sur un échange de biens neutres), au profit
d'une compréhension inverse ; celle de l'«inclusion mutuelle» des systèmes, culture et
économie s’englobant réciproquement :
- le système économique en tant que système de communication de biens et de services;
- le système culturel en tant que système de communication de savoirs.
L'économie de la culture et la culture de l'économie vont alors de pair. Notre champ est
l'analyse des interactions. Il va de soi qu'un savoir se concrétise dans un bien et un service et
que, à l'inverse, un bien et un service qui ne véhiculent pas un savoir n'ont pas grand sens.
4.1.2 L’inclusion mutuelle
Alors que l'opposition entre la culture gratuite et l'économie intéressée conduit à une
désintégration du social, à un isolement des domaines, l'analyse d'une économie de la culture
permet de développer une nouvelle culture de l'économie, qui favorise l'intégration mutuelle
des systèmes. En ce sens, l'analyse des règles économiques adéquates au cycle-produit de
biens à haute valeur culturelle (artistique, scientifique, technologique, religieuse, éducative,
communicative) oblige à redéfinir les limites de l'espace de gratuité, et donc les bases même
de l'économie politique59. Sans une analyse précise et multiculturelle de cette inclusion
mutuelle, la notion même de développement durable restera une suite de dimensions ajoutées
à l'économie, et n'atteindra pas l'objectif : le développement intégré (une conception du
développement qui correspond à une approche intégrée de la personne et de ses droits).
L'opportunité de mettre en valeur cette inclusion mutuelle des systèmes est en outre de plus en
plus manifeste, dans la mesure où l'économie de la culture devient le secteur le plus porteur
dans une grande partie de ses champs spécifiques (tourisme, industries de l'audiovisuel,
59 "Les économies de l'art constituent une sorte de terrain d'expérimentation de la pertinence des concepts
économiques fondamentaux" (Blaug, cit. par Benhamou, 1996, 5).
70 Economie Ethique N°5
éducation, communication, recherche scientifique), mais aussi à toutes les phases des cycles
économiques qui impliquent un investissement culturel : recherche et développement, brevets
et génériques, communication et valeur de l'image, transmission des savoirs, valorisation des
patrimoines. La notion d'«économie du savoir» est sans doute trop générale pour être
opérationnelle, mais elle a l'avantage de montrer le caractère de créativité, d'adaptabilité et de
diffusion des phases d'inclusion de savoir qui assurent à l'activité économique son dynamisme
et son intelligence. En outre, le cycle de vie des compétences comme celui des produits étant
de plus en plus court, ces phases de créativité ont une importance croissante et
l'investissement dans le savoir devrait être proportionnel, ce qui implique :
- pour les acteurs : la valorisation du secteur recherche et développement ;
- au sein des équipes : la valorisation de l'interactivité des savoirs, du capital de confiance ;
- au niveau individuel : la valorisation des affinités de coopération, des capacités
d'apprentissage permanent et de tri dans le flux énorme d'informations. La rareté n'étant
plus l'information, mais la capacité individuelle de saisir, partager et produire
l'information adéquate, ou encore, capacité d'attention60.
L’inclusion mutuelle des systèmes repose sur leur fondement commun : la place primordiale
du capital de confiance. C’est un capital à la fois économique et culturel, sans lequel aucun
développement n'est possible (voir proposition 9). C'est aussi une des dimensions essentielles
du capital social, ou capacité de construire, de fiabiliser et d’utiliser des réseaux. Il s'agit, pour
les deux systèmes, d'évaluer les multiples dimensions d'une richesse à préserver et
développer. Un système économique implique non seulement un ensemble cohérent
d'institutions et de mécanismes de production, de distribution, de répartition, de
consommation et de recyclage, mais aussi des valeurs et des styles de vie. On peut utiliser les
mêmes termes pour définir un système culturel, lequel gère et produit un capital de savoir
(concevoir, produire, diffuser, utiliser dans toutes ses dimensions, détruire). L'analyse
économique n'enlève rien à la gratuité de la culture, bien au contraire. Si le savoir a un prix,
c'est parce qu'il est rare; cela ne signifie pas que tout savoir soit monnayable.
60 "L'abondance d'information engendre une pénurie d'attention. De nos jours, le problème n'est pas tant
d'accéder à l'information que de se protéger contre la saturation" (Shapiro, Varian, 1999, p.12).
71 Economie Ethique N°5
4.2 Qu’est-ce qu’un bien culturel ? la qualification culturelle des biens
Un bien échangé, quel qu'il soit, comporte non seulement une valeur sociale et écologique,
mais aussi culturelle, dont il faut tenir compte si l'on veut favoriser un développement non
destructeur des milieux culturels. Les Etats nationaux ont su protéger les commerces sensibles
pour leur sécurité (les armes) ou pour leur monopole de production (savoir technologique).
Les associations ont inventé des indicateurs écologiques qui permettent d'évaluer les
externalités pour l'environnement et de choisir entre les biens selon leur bilan en interdisant
les produits les plus nocifs. Tous les acteurs cherchent dans le développement d'un commerce
équitable à construire des indicateurs sociaux définissant les conditions sociales de
production. On parle également d'«exception agricole» dans les négociations actuelles et de
bien d'autres exceptions possibles eu égard aux droits fondamentaux des producteurs et des
consommateurs. Le problème est qu'une série d'exceptions à une idéologie de domination
dérégulatrice qui connaît toutes les exceptions pour les pays riches (que je me refuse de
nommer «libérale»), n'a guère de sens. Il convient au contraire d'expliciter la
multidimensionnalité des biens échangés et de construire des indicateurs spécifiques, afin
d'orienter les choix individuels et collectifs. Dans tous les cas, il s'agit de protéger une
richesse (écologique, sociale, culturelle, politique) non pas contre l'économie, mais en faveur
de son capital de diversité, contre une privatisation autodestructrice. En réalité cette protection
des diversités interactives est la condition d'une économie durable, car l'intégration des
dimensions multiples assure la pérennité de son capital, ainsi que les conditions de sa
croissance. Le développement des libertés suppose la préservation de ce bien commun
fondamental dont les objets et services sont porteurs. Il ne s'agit pas de limiter le
développement économique dans un cadre respectueux des grands équilibres culturel,
écologique, économique, politique et social, mais d'intégrer ce développement dans ces
richesses et à leur service.
Lorsque les biens échangés ont une haute valeur culturelle (le savoir scientifique, la maison,
la nourriture, les produits artistiques : livres, films, pièces de théâtre, disques etc.), leur
économie suit des logiques spécifiques. Respecter la qualification culturelle de ces biens,
c'est-à-dire leur capacité à influencer les capacités d'identification culturelle des personnes et
des collectivités, n'est pas seulement une exigence en faveur des droits humains concernés, à
savoir les droits culturels, c'est aussi une bonne logique économique. Un marché qui applique
les mêmes règles à tous les produits est un système gravement entropique. Il est donc essentiel
72 Economie Ethique N°5
de clarifier dans un débat public permanent, notamment par les voies d'information du
marché, la qualification culturelle des biens, comme on le fait plus ou moins pour les biens
qui mettent en cause une sécurité (militaire, économique, sanitaire, écologique, sociale). Il
s'agit de passer de «l'exception culturelle» (comme si seulement quelques produits étaient
culturels!) à l'intégration du culturel dans l'économie. Il est non seulement pensable, mais
nécessaire pour des raisons évidentes, de faire une exception pour le commerce des armes.
Mais comment peut-on penser compartimenter la culture ? Comme toujours, la réduction du
domaine culturel aux beaux-arts pervertit la donne. Nous avons à désenclaver le culturel, à
montrer son importance transversale : ce sont les biens à peu de valeur culturelle qui devraient
être l'exception dans une économie orientée sur l’effectivité des droits humains. Non pas qu'il
faille renoncer à la production de masse permettant les économies d'échelle, mais il faut la
garder sous contrôle en mettant notamment en valeur les externalités négatives (les coûts pour
l'environnement, pour les tissus sociaux, pour les équilibres culturels et politiques). La
qualification culturelle d'un bien se situe donc à un double niveau :
- général : c'est la part de bien commun qu'il comporte au même titre que les autres biens
qualifiés ;
- spécifique : ce sont les caractéristiques propres aux différents domaines de la culture.
Proposition 17 : qualification culturelle d'un bien
L'économie des biens à haute valeur culturelle ne relève pas d'une exception aux lois d'un marché standard; elle nécessite une adaptation des règles d'échange : - à la part de valeur commune que contiennent ces biens, au même titre que s'il s'agit
de biens nécessaires à l'alimentation, à la santé ou à l'environnement, - aux caractères spécifiquement culturels qui sont à décliner à l'intérieur de cette
valeur commune.
L'idée est que ce sont les produits qualifiés négativement, comme les armes et les autres
produits potentiellement dangereux, qui doivent être régulés selon un régime d'exception. Les
produits qualifiés par une haute valeur commune, non seulement ne peuvent être traités
comme exceptions, mais ils doivent orienter le marché : ce sont eux qui contiennent les plus
forts potentiels de croissance et d'équilibration, dans une logique de développement intégré.
C'est une régulation politique intégrante, et non un traitement d'exception qui peut préserver
ces biens des mécanismes entropiques caractéristiques des marchés automatisés, désintégrés
de leurs bassins. L'exception met hors marché et donc hors économie, ce qui, en les
protégeant de façon statique des myopies du marché, leur enlève tout dynamisme de
développement, notamment d'intégration dans la société. Le marché, quant à lui se trouve
privé d'une ressource d'intégration. Si les biens ne véhiculent plus une forte quantité de savoir,
le marché nécessairement se corrompt, sa myopie classique va vers l'aveuglement ; le
73 Economie Ethique N°5
développement des échanges se fait au prix d'une déchirure croissante du tissu social, de
l'isolement d'une sphère marchande insensée. Certes, les biens peuvent avoir une valeur
culturelle plus ou moins forte; celle-ci peut, de surcroît, être différemment évaluée selon les
cultures. Seule une procédure d'évaluation collective de la valeur à reconnaître et à protéger
publiquement dans tel ou tel bien perçu comme porteur de sens peut tracer sa frontière en
deux faces : privée et commune. Cela peut concerner l'habitat comme la musique,
l'alimentation comme l'artisanat, la production agricole comme une technologie de
communication ou de récolte et de distribution de l'eau. L'ensemble suppose toujours une
réflexion sur la compatibilité entre les réseaux technologiques, économiques et socio-
culturels, un contrôle du cycle-produit par le moyen d'indicateurs culturels.
4.3 Spécificité des biens culturels
A l'intérieur de ce problème d'adéquation générale entre les biens particuliers, les réseaux et le
bien commun publiquement protégé, il est possible de décliner, ici à titre seulement indicatif,
les caractéristiques des biens culturels, ou « éco-culturels », dans la mesure où ils permettent
l'interpénétration des deux systèmes. Les deux premiers concernent l'inclusion mutuelle des
systèmes économique et culturel; les quatre suivants constituent les potentiels de la
communication, et les trois derniers désignent les principaux risques liés à cette spécificité.
a. L'inversion du rapport entre les deux versant de la propriété. Le titulaire de tout droit
de propriété est à la fois un privé (individu ou collectif) et la société en général, dans
la mesure où toute propriété privée relève, par plusieurs de ses aspects, d'une propriété
commune. En fonction de la spécificité de l'objet culturel, le rapport entre le versant
privé et le versant commun est inversé au profit du second : la culture relève en bonne
partie du bien commun, source de créativité pour tous. Par conséquent, le problème
d'une économie de la culture n'est pas qu'elle serait moins rentable (bien au contraire
elle est le premier facteur de confiance et de créativité) mais qu'elle inverse le rapport
commun / privé des biens. Un bien ordinaire sans grande valeur culturelle (sans
considération ici de sa valeur monétaire) est appropriable et utilisable par n'importe
quel particulier disposant des ressources nécessaires, tandis qu'un bien culturel détient
une part importante de ressource utile aux libertés d'identification de nombreuses
personnes. L'acteur économique qui finance la recherche scientifique, par exemple,
fait un investissement extrêmement rentable pour la société, surtout s'il s'agit de
recherche fondamentale dont les retombées sont multiples à la différence de la
recherche appliquée, mais ce n'est pas forcément lui qui en tirera les bénéfices. C'est
pourquoi les entreprises les plus riches veulent augmenter sans cesse l'extension des
74 Economie Ethique N°5
brevets. Mais en captant ainsi pour le privé des ressources, elles cassent la libre
interactivité créatrice des acteurs économiques nécessaire au développement.
b. La gratuité comme facteur économique central. Il suit du premier critère que les
échanges gratuits priment dans les secteurs culturels. Les espaces marchands sont des
espaces utilitaires précieux mais nécessairement limités. La partie créatrice, ou
«milieu» de l'économie, doit être gratuite, sans quoi celle-ci se stérilise. Voilà ce que
l'économie de la culture rappelle à l'ensemble de l'économie : la gratuité est au centre,
pas seulement dans les marges. La gratuité des investissements communs est le
premier facteur de développement économique durable. Ceci implique que les biens
porteurs de cette valeur commune soient estimés d'une façon spécifique comme des
biens liés ou qualifiés.
c. Le potentiel d'accumulation : la spécificité et les formes du capital culturel. Une
culture, jamais totalité donnée, mais ensemble d'habitus, de connexions objets – sujets,
représente un acquis qui est une ressource. C’est précisément la notion de capital : un
pont entre un passé et un présent, ou la présentation - mise à disposition dans le temps
- d’un dépôt accumulé de façon ordonnée, mémorisée. Si une liberté n’est pas pure
spontanéité, mais si au contraire elle s’écrit au long d'une histoire personnelle et
commune, alors il est grandement utile de préserver ces écritures passées et présentes,
et d’en maintenir actuelle la lecture. Grâce à cette accumulation ordonnée des
expériences, les libertés présentes peuvent porter plus loin. La dignité d’une culture est
fondée sur ce potentiel de «présentation» : un processus de capitalisation, non
d’accumulation aléatoire d’expériences diverses, mais de mise à disposition
progressive (même s’il y a aussi des pertes et des régressions) d’une capacité accrue
de liberté. C’est de l’humain qui est déposé dans les objets culturels, avec toute la
force et toute la vulnérabilité que cela signifie : l'objet culturel est toujours exposé au
respect comme au viol. L'objet culturel est un témoin qui atteste, et que l'on se
communique comme un signe de reconnaissance, d'appartenance et de lancement dans
l'action créatrice (start). Comme l'être humain qui le pose, l'objet intentionnel peut
toujours être méprisé, traité comme rien, comme s'il ne contenait pas une trace du lien
entre le parlant et le non-parlant qui compose la tension inhérente à toute culture. Dans
ce cas, c'est un lien réel du sujet à ses objets qui est nié, et pas seulement un objet
précieux utile aux individus; c'est un universel qui est atteint par les auteurs de la
75 Economie Ethique N°5
violation et pour les victimes présentes et potentielles. Dit autrement, l'objet / capital
culturel est doué d'une convertibilité entre ce que P. Bourdieu appelle les «espèces du
capital» (Bourdieu, 1984, 57-58). En effet le capital culturel est une communication
(interaction) entre du capital social (tissu de relations), du capital physique (choses,
institutions, ou capital incorporé) et du capital humain (ressources humaines). C'est en
cela qu'il appartient à ce qui est de plus précieux en l'homme, puisqu'il est condition de
l'appropriation réciproque entre les hommes par le moyen des choses et des habitus.
Le capital humain (les ressources personnelles dont un homme dispose, ou les
ressources humaines dont une collectivité dispose) est valorisé (estimé et habilité)
dans une société, dans la mesure où le sujet sait incorporer les objets culturels, c'est-à-
dire créer des liens. Le capital culturel selon Bourdieu :
"peut exister sous trois formes : à l'état incorporé, c'est-à-dire sous la forme de dispositions durables de l'organisme; à l'état objectivé, sous la forme de biens culturels (…), qui sont la trace ou la réalisation de théories ou de critiques de ces théories, de problématiques, etc.; et enfin à l'état institutionnalisé, forme d'objectivation qu'il faut mettre à part" (…). La plupart des propriétés du capital culturel peuvent se déduire du fait que, dans son état fondamental, il est lié au corps et suppose l'incorporation. (…) Le capital culturel est un avoir devenu être, une propriété faite corps, devenue partie intégrante de la «personne», un habitus. Celui qui le possède a «payé de sa personne», et de ce qu'il a de plus personnel, son temps" (Bourdieu, 1970).
Pour saisir la ressource contenue dans un objet culturel (une intention matérialisée
dans une œuvre), il faut disposer d'un capital incorporé (capacité d'interpréter cette
œuvre : capital humain). C'est pourquoi l'objet culturel a déjà quelque chose du corps
humain. Quand un capital culturel est signe d'identification des corps sociaux, il prend
alors la forme sociale importante de capital symbolique, facteur de lien. Le capital
culturel, comme le capital économique, déborde le capital humain lorsqu'il n'est pas
incorporé : il se compose alors seulement des choses et structures sociales nécessaires
aux hommes. P. Bourdieu précise que les biens culturels peuvent faire l'objet d'une
appropriation seulement matérielle qui suppose uniquement la possession d'un capital
monétaire ou physique (l'achat d'un tableau pour spéculer) ou également symbolique,
qui suppose en outre la possession d'un capital culturel (l'achat d'un tableau en vue de
l'exploiter en tant qu'œuvre pour former le regard). Le capital culturel est condition de
toute appropriation. C'est pourquoi il est au principe de toutes les dimensions du
développement.
76 Economie Ethique N°5
d. Le potentiel d'intégration entre les activités (lien social), ou communication inter-
systémique. Au vu de la multidimensionnalité de l'objet, les activités culturelles ne
peuvent être cloisonnées : elles s'impliquent au contraire mutuellement, permettant à la
fois le lien économique (intégration entre art / artisanat et industrie, entre
investissement à court et à long terme) et le lien social (intégration de l'événement /
spectacle et de l'industrie de reproduction et celle des objets dérivés, en une même
logique de communication).
e. Le potentiel de diffusion : usage non limité. Un objet économique ordinaire a une
valeur d'usage limitée. La valeur d'un bien éco-culturel est beaucoup plus complexe,
car sa possession ne s'arrête pas aux deux échangistes, quand ils existent. C'est souvent
un «bien collectif» (un bien dont l'usage par une personne de plus à un coût nul), et
même lorsqu'il est un bien privé (la communication privée d'un savoir ou d'une
œuvre), il est constitué d'une dimension sociale ou collective. "Le bien collectif n'est
pas tant le bien culturel lui-même que l'ensemble des normes et des valeurs, le capital
de valeurs esthétiques communes qui président à la reconnaissance du caractère
culturel du bien" (Benhamou, 1996, 90).
f. Le potentiel de la demande : l'inversion de l'utilité marginale. Selon le principe de
l'utilité marginale, l'utilité (la satisfaction que le « consomm / acteur » retire de la
consommation d’un bien) diminue à mesure que la consommation croît. Le principe
général de la « consomm / action » culturelle est inverse : le plaisir et le désir
grandissent avec l'acte, car celui-ci augmente la capacité de l'acteur. La notion
d'utilisateur convient en général mieux à ces biens
g. Le potentiel d'asymétrie d'information. Pour qu'une relation d'échange, marchande ou
non marchande, puisse s'exercer simplement, il faut soit une symétrie d'information
(les échangistes ont la même connaissance du bien échangé), soit une asymétrie dont
la proportion est contrôlée de sorte que les échangistes disposent chacun de
l'information qui leur est adéquate. La difficulté de l'échange culturel provient de
l'ampleur des asymétries d'information. La distance entre ceux qui disposent d'un
savoir et les autres introduit un déséquilibre qui nécessite des mesures appropriées :
ceux qui auraient le plus besoin d'un bien culturel, sont souvent ceux qui en ont le
moins conscience. Le bien culturel est alors à protéger, certes contre la destruction et
77 Economie Ethique N°5
l'oubli, mais aussi dans sa diffusion; il nécessite un fort investissement dans la
formation et l'information, y compris par une publicité multiforme et la valorisation
des patrimoines. Il ne s'agit pas, en effet, de considérer que le public est inculte et qu'il
faut lui administrer une culture nationale ou religieuse ou autre. Si les réseaux de
communication culturelle fonctionnent (familles, communautés, associations, etc) et
savent notamment valoriser les patrimoines, alors l'individu pauvre en culture est
conduit à être demandeur de ce dont il se voit privé. Dans le cas contraire, l'effort
devrait porter sur la restauration de ces réseaux61.
h. Le facteur de risque pour les métiers de la culture. Etant données les asymétries de
l'information, le caractère hétéroclite de ses clients et le problème de l'échelle
temporelle de l'investissement, le créateur culturel (dans les arts, les sciences,
l'enseignement, comme dans les médias) ne trouve pas aisément de financements
stables en dehors des postes publics; il est souvent contraint à l'intermittence. Tout en
étant une fragilité évidente pour ceux qui en supportent la charge et pour lesquels il
faut trouver une réponse sociale cohérente, cette caractéristique cependant peut
remettre en valeur l'ancienne polyactivité, soit hétérogène (l'exercice de plusieurs
métiers sans liens entre eux), soit homogène (ajouter au métier de création, celui
d'enseignement, de communication et de gestion). Une polyactivité encouragée
compense les effets pervers de la division du travail et est un facteur important
d'intégration entre les domaines sociaux.
i. L'utilité et la nécessité du mixage des financements. Au regard des critères précédents,
il est nécessaire de faire porter la charge de l'investissement par des acteurs variés, et
pas uniquement par les acteurs publics, et en équilibrant les termes (cohérence des
échelles temporelles entre le court et le long termes). Cela permet de garantir la
multidépendance (condition de l'autonomie) et l'implication institutionnelle des
investisseurs.
61 Voir pour l'ensemble de ces spécificités les travaux importants de Xavier Greffe. Pour palier à cette asymétrie
de l'information, il n'hésite pas à parler de mettre sous tutelle la consommation artistique. Il oppose la
souveraineté pratique du consommateur, celle qui s'exprime sur le marché à sa souveraineté critique (Greffe,
2002, p. 208). Il s'agit en effet de la cohérence des libertés (non d'une souveraineté, terme qu'il convient de
réserver à l'espace démocratique), qui ne peut être mise, à mon sens, sous aucune autre tutelle que celle de
l'espace public. Aucune autre tutelle, y compris celle de l'Etat, ne peut être durablement à la hauteur, telle est la
difficulté.
78 Economie Ethique N°5
4.4 Nécessité d'assurer une avance de l'offre sur la demande
La qualification culturelle des biens, notamment l'asymétrie de l'information, modifie
l'équilibre de l'offre et de la demande, lequel est essentiellement soumis aux choix des acteurs
particuliers. Si la valeur du bien dépasse la valeur d'équilibre des mécanismes de marché, il
convient d'introduire d'autres mécanismes introduisant une amélioration de l'offre avec une
avance sur la demande. Puisqu'il est plus facile de produire et de commercialiser des biens
standardisés grâce à l'économie d'échelle, il est nécessaire de favoriser les produits qui
apportent un surplus d'information aux acteurs et par-là une augmentation de leurs libertés de
choix. Cela revient à assurer un déséquilibre en faveur de l'offre sur la demande pour
renforcer les réseaux de communication au profit des personnes qui, disposant ensuite d'une
meilleure information, seront aptes à faire un choix plus libre. Par exemple, si les programmes
de télévision sont totalement liés à l'audimat, nous voyons peu à peu la qualité baisser : en se
faisant de plus en plus connaître, l'émission facile d'accès déclenche un mécanisme de
rétroaction positive qui laisse de moins en moins de place aux autres productions (entropie du
système). Ce faisant l'offre de programmes exigeants et plus coûteux baisse, et le
téléspectateur a de moins en moins de choix. L'économie des biens culturels est la
néguentropie du système économique, puisqu'elle implique l'injection constante
d'information. Dans la constatation de cette baisse de niveau de l'offre et de la demande, il est
facile d'accuser le public et son manque de culture. Celui-ci est aussi victime de cette entropie
commune à tout système de communication et il en souffre, mais les moyens lui manquent.
Pour remédier, il convient d'introduire des mesures d'encouragement aux circuits-produits qui
fonctionnent à public restreint, pour assurer une avance de l'offre sur la demande, comme on
le fait pour le lancement d'un nouveau produit dans n'importe quel domaine. En raison de
l'asymétrie d'information, un bien culturel est nouveau (inconnu) plus longtemps et pour plus
de personnes. Le problème consiste à identifier les acteurs qui ont un intérêt culturel,
économique, politique ou social à développer cette économie à plus long terme, et qui sont
alors prêts à participer à des montages financiers plus complexes. Il ne s'agit pas de réclamer
simplement un accroissement de l'investissement public ; c'est certes nécessaire, surtout au
titre d'une manifestation de la volonté politique commune, mais cet investissement sera
toujours en deçà de notre propos : le culturel doit être mis au défi de produire du social, et
cela passe notamment par la création de circuits-produits économiquement durables. Un
facteur essentiel consiste certainement en la qualification culturelle de la publicité. Nous
79 Economie Ethique N°5
traitons l'image publique comme s'il s'agissait d'un message neutre, un simple signal, alors
qu'elle contribue à niveler ou, au contraire à développer, la capacité d'information d'un public.
L’adjectif « public » n'est pas à prendre seulement dans son sens de collectivité, il s'agit bien
de droit et de démocratie (voir plus haut, Figure 5), d'une «publication» des valeurs reconnues
comme communes62. Au niveau individuel du respect de la dignité ; au niveau politique de
souveraineté : le respect des personnes suppose leur volonté politique de vivre ensemble dans
un espace public, juridiquement protégé des pouvoirs arbitraires. L’éthique économique est
aujourd’hui la première condition d’une authentique souveraineté.
62 Les valeurs éthiques du domaine politique suivent aussi une logique de circuit : invention, mise à l'épreuve,
diffusion et reconnaissance. Une fois publiquement reconnues et partiellement protégées, les valeurs communes
(notamment les droits humains) doivent être en permanence publiées (diffusées, mises à l'épreuve et enseignées)
pour être réappropriées par le plus grand nombre. La confiance dans la loi commune reste la valeur rare à
préserver et à développer. L'écriture des libertés permet ce cumul et donc un développement. Il s'agit de
l'économie des lois.
80 Economie Ethique N°5
5 Un défi pour l’UNESCO
5.1 Recherches fondamentales au cœur du mandat de l’UNESCO
Il n'est pas évident de justifier la place de l'éthique économique dans le mandat de l'UNESCO,
dans la mesure où économie et culture sont sectorisées comme deux systèmes quasiment
indépendants. Depuis la Conférence de Mexico sur les politiques culturelles en 1982, on n'a
pas fini de prendre la mesure de la dimension fondamentale de la culture qui avait alors été
définie, notamment de sa capacité à réaliser l'intégration des domaines entre eux. Les
administrations n'ont pas réalisé l'intégration des sous-systèmes culturels (arts, sciences,
éducation, communication, patrimoines); elles restent sectorisées. L'éthique est précisément
cette dimension la plus fondamentale de la culture, qui suppose, j'allais dire qui nous ordonne,
de conjuguer les rationalités disciplinaires pour dire, protéger et promouvoir la dignité
humaine présente en chaque femme et en chaque homme, et partagée dans la diversité des
communautés. Ce que l'UNESCO a fait, et pouvait seule faire, pour la bioéthique, en
rassemblant les diverses rationalités scientifiques et techniques dans le respect des cultures,
par l'exigence d'intégration éthique exprimée par le respect inconditionnel des droits humains,
elle peut et doit aussi le faire pour l'écoéthique. Dans une logique systémique en tous points
comparable à l'éthique de l'environnement, l'éthique économique peut seule nous donner
l'intelligence de la complexité des relations sociales qui passe par l'entretien et l'adaptation des
cycles-produits. Il s'agit de l'économie des cellules socio-culturelles qui font le tissu social.
La proposition est donc de développer un programme de recherche, fondamentale tout en
étant tournée vers les capacités d'action de l'UNESCO, permettant à l'Organisation de faire
entendre sa voix dans les autres institutions du système des Nations Unies, notamment le FMI
et la Banque mondiale. L'UNESCO me paraît être le maillon manquant entre ces institutions,
dont la mission est l'économie mondiale, et celles qui sont liées aux droits humains, en
l'espèce l'OIT et le Haut Commissariat aux droits de l'homme. Le «réalisme économique»
s'oppose à l'humanitaire, lui laissant juste quelques bribes parfois. Cette situation est
scandaleuse pour les pauvres, facteur de guerre et irrationnelle, y compris du point de vue
économique, et donc non durable.
De façon plus spécifique, un tel programme devrait avoir plusieurs volets, dont l'actualité et
l'importance stratégique sont évidentes.
a. L'étude systématique des liens entre droits humains et économie. Cela permettrait non
seulement d’analyser les obligations juridiques pertinentes en matière d'éthique
économique, mais aussi de contribuer d'une façon nouvelle à la compréhension de
81 Economie Ethique N°5
l'indivisibilité des droits humains, et de l'interdépendance de leur mise en œuvre sur le
terrain.
b. L'étude des interdépendances entre diversité culturelle et diversité économique, et des
mesures à mettre en œuvre, à la fois pour protéger cette diversité et pour l'utiliser.
c. La place de l'éthique économique dans le développement durable, permettant de gérer
et d'intégrer les différentes dimensions du développement confronté à la globalisation
des flux (mondialisation). Cela permettrait de remettre en principe la culture à sa
place, c'est-à-dire au cœur du développement, et non seulement comme un «quatrième
pilier».
d. L'étude systématique des liens entre l'économie de la culture au sens complet (y
compris l'économie de l'éducation, de la science et de l'information) et une culture
renouvelée de l'économie conforme au respect de toutes les libertés fondamentales,
pour tous. L'étude devrait porter notamment sur les diverses façons dont les biens
culturels sont porteurs d'une valeur commune qui justifie une protection publique (au
sens des libertés publiques). Une telle étude permettrait de fournir à l'OMC des
arguments fondés sur la nature des régulations à introduire, modifier ou supprimer
dans le commerce des biens à haute valeur culturelle.
e. Le lien science / technologie / culture est un segment majeur à reconstituer pour
réaliser une réintégration de l'économie dans la société. Il s'agit d'analyser, notamment
à l'aide d'exemples, les principes de gouvernance à observer pour assurer une
adéquation entre réseaux techniques, sociaux, culturels et économiques et politiques
(le problème de l'internet, mais aussi de la distribution d'eau, ou de la distribution du
pouvoir de l'Etat par quadrillage territorial; les exemples abondent).
f. L'analyse de la mise en oeuvre politique, ou gouvernance démocratique, d'une éthique
économique fondée sur les droits de l'homme, devrait permettre d'identifier la nature
des espaces publics à favoriser pour initier et contrôler l'activité économique par une
mise en jeu de tous les acteurs. Là encore, la mission de l'UNESCO est manifeste : il
s'agit d'assurer le croisement des savoirs entre les entrepreneurs, les experts et les
usagers ou consommateurs. Nous avons à développer les rouages de la démocratie
économique tout au long des circuits de production, distribution, consommation et
recyclage. Une voie serait de reprendre la réflexion sur la valeur pluridimensionnelle
de l'argent, interface entre le culturel et l'économique, entre les techniques de
l'échange et les valeurs humaines réellement véhiculées (distribuées ou détournées).
Une autre voie serait de confronter les autonomies économique et politique, et de
penser ainsi, dans le contexte actuel, la notion centrale de «souveraineté»
(souveraineté populaire liée aux droits de l'homme, et souveraineté des Etats).
82 Economie Ethique N°5
5.2 Recherches spécifiques
g. Les boucles de responsabilité . Des groupes de recherche devraient se constituer, ou
des groupes existants pourraient être consultés et coordonnés par l'Organisation, afin
de focaliser des recherches - actions sur les boucles de responsabilités par produits
sensibles (qu'il s'agisse de biens culturels ou d'autres) : le but étant d'analyser comment
les responsabilités se partagent et quels types de processus interacteurs il est possible
de développer pour assurer une sécurité éthique avec une garantie publique.
h. Les partenariats. Il s’agit de développer, par la clarification des types d'acteurs et de
fonctions, les principes de partenariat contractuels (dont la typologie sera à définir)
entre les différents acteurs économiques qui permettent de définir des obligations
concrètes. L'initiative du Global Compact est un domaine qu'il convient d'analyser
sous cet angle, en collaboration avec le Haut Commissariat, des entreprises et des
ONG partenaires.
i. Les normes à promouvoir en matière de respect des droits humains dans l'activité
économique. Le Global Compact comme les autres initiatives fonctionnent sur une
base volontaire. Sans diminuer la valeur de l'esprit d'initiative dans ce domaine, il est
évident que le volontarisme ne permet pas d'assurer une cohérence dans les
responsabilités : des secteurs, des acteurs et des populations entières sont oubliés. Par
ailleurs, il n'est pas possible de transférer sur les acteurs privés des obligations qui
relèvent d'instruments juridiques destinés aux Etats. Faut-il créer des instruments
juridiques spécifiques ? Faut-il une autre interprétation des instruments internationaux
existant par une autre conception du partage des responsabilités entre acteurs publics,
privés et civils?
j. Les coûts des violations de droits de l'homme. Seules, les analyses économiques
peuvent montrer l'incohérence de la notion de «droits programmatiques» employée
encore pour qualifier les droits économiques, sociaux et culturels. Il serait fort utile de
récolter et de faire connaître les analyses économiques qui existent déjà dans ce
domaine, et d'en susciter de nouvelles. L'exemple du SIDA est assez parlant : le coût
des morts est à comparer à l'investissement que représenterait une lutte efficace contre
la maladie.
5.3 Stratégies
k. Un programme transversal pour l’UNESCO. Il n'est pas facile de savoir où la
poursuite d'un tel programme devrait, ou pourrait, se situer dans l'organigramme de
l'Organisation. Il faut considérer en premier son caractère transectoriel : l'éthique
économique est à considérer par les droits de l'homme, l'éthique, la culture,
l'éducation, la science, l'information, c'est-à-dire l'essentiel des mandats de
l'UNESCO. Pour être efficace, par conséquent, il faut un programme, ou ligne de
83 Economie Ethique N°5
recherche, qui ait aussi sa visibilité et ses compétences, tout en étant résolument
transversale.
l. Création d’un comité de programme. Un comité mixte pourrait être créé, rassemblant
des représentants de différents secteurs de l'UNESCO et des partenaires extérieurs à
l'Organisation, de façon à implémenter au mieux, au fur et à mesure de l'avancement
des recherches et au gré des opportunités, les pôles de recherche. Il s'agit à l'évidence,
non pas de créer une unité centrale importante, mais de susciter et de coordonner des
réseaux.
m. Des partenariats UNESCO Nord/Sud. Les recherches susmentionnées peuvent toutes
déboucher sur des recherches appliquées extrêmement précieuses dans la situation
actuelle et qui aurait l'avantage éminent de donner la voix et d'impliquer les
chercheurs travaillant dans les pays en voie de développement. Ils représentent une
conscience et un capital d'analyse irremplaçables sur la pauvreté, sur les conséquences
du déni des droits culturels, sur l'engrenage de la misère, tant au niveau individuel que
collectif, enfin sur le mal-développement au niveau de la planète. La suggestion est de
constituer des équipes stables rassemblant des acteurs des pays dits développés et des
pays à faible revenu. On peut, soit utiliser les réseaux de Chaires UNESCO existant
dans différents domaines, soit susciter la création d'un Réseau de Chaires UNESCO en
éthique économique, soit enfin, labelliser des partenariats de ce type. L'inconvénient
du label «chaire UNESCO» est qu'il honore souvent une seule personne, laquelle peut
ensuite disparaître ou vaquer à d'autres occupations. Octroyer un label «partenariat
UNESCO» pour la durée d'un partenariat réel serait une voie assez réaliste, pour
autant que le label soit défini de façon assez claire et qu'il puisse conférer à ses
détenteurs une crédibilité suffisante pour les aider à trouver appuis et crédits auprès
d'autres partenaires.
n. Dans l'immédiat. Nous proposons la création d'un tel réseau et nous nous proposons
d'organiser ensemble des partenariats en vue de réaliser des programmes de recherche
dans l'esprit indiqué ci-dessus, ainsi que des modules de formation qui permettent
d'élargir cette prise de conscience et le capital d'analyse, tout en testant les premiers
résultats.
84 Economie Ethique N°5
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87 Economie Ethique N°5
Relevé des propositions théoriques et méthodologiques
Proposition 1 : le marché est une dimension de l'espace public
Un marché ne peut être correctement régulé, c'est-à-dire intégré dans la société, que par un espace public qui lui correspond. Un marché n’est libéral que dans la mesure où il permet la circulation de la meilleure information possible et dispose de règles efficaces pour valoriser la diversité. Le droit à une information adéquate est donc central aussi bien pour l’activité économique que pour l’activité politique. Lié aux autres droits de l'homme, l'exercice de ce droit assure la régulation politique des marchés par des règles conformes aux espaces publics et authentifiées par leurs processus.
Proposition 2 : l'écoéthique
L'«écoéthique» désigne ici l'éthique de l'économie qui se forme peu à peu dans le dialogue et dans l'interaction entre tous les acteurs concernés : son objet est une juste inscription sociale des circuits économiques. Elle ne se focalise pas uniquement sur les entreprises et les autres organisations, mais principalement sur les liens et les modes d'interaction.
Proposition 3 : boucle de responsabilité
Le traçage des chemins ou cycles de responsabilisation se fait notamment par la circulation de l'information entre les acteurs concernés et le développement des lieux d'observation, de débat et de contrôle des responsabilités communes. Il y a boucle, lorsqu'un cycle-produit est identifié dans sa complexité de sorte que la responsabilité soit assumée et contrôlée par tous les interacteurs.
Proposition 4 : renforcement ou capacitation
Le renforcement ou capacitation (empowerment) des acteurs est une augmentation de leur capacité d'information et d'initiative; c'est l'invention, la création et l'adaptation permanente des chemins et boucles de responsabilités pour comprendre les violations multiples et entremêlées des droits humains, puis y répondre par réaction, interaction, proaction (prévention). Son but est la meilleure adéquation possible entre les réseaux culturels, sociaux, technologiques et économiques, de façon à ce que chaque cycle économique soit ajusté aux besoins et à la trame du tissu social. (p.14)
Proposition 5 : l'écoéthique est une éthique du milieu
L'écoéthique est cet art de tracer des chemins de responsabilité qui lient les personnes par un exercice en commun de droits et libertés, nécessitant la création et l'entretien soigneux d'instruments variés : choses et institutions. Elle est l'étude des liens justes entre le sujet et ses milieux : c'est une éthique de l'habitation (eco), ou éthique du milieu. Elle considère celui-ci comme un système d'interrelations soumis au principe de réciprocité générale. Définie aux interférences entre les disciplines et en débat permanent entre les acteurs sociaux pluridimensionnels, elle situe l'espace public au milieu, à la «place du marché». Ethique de la responsabilité commune, ou encore éthique des interférences, elle entend garantir que la communication soit effectivement
88 Economie Ethique N°5
au principe du politique : cette action commune qui modifie la position des sujets et les habilite comme auteurs et interacteurs.
Proposition 6 : une éthique redevable de l'interdisciplinarité
Chaque science sociale apporte sa rationalité, d'une façon réductrice si elle ignore les interactions, d'une façon éthiquement cohérente si elle les accepte et les recherche. La rationalité éthique est d'abord la résultante de ces interactions, avant d'apporter sa spécificité : la définition progressive de valeurs fondatrices. Chaque rationalité ajoute une responsabilité : un traçage de chemins originaux. La prise en compte d'une nouvelle dimension sociale (sociologique, juridique, économique, culturelle) est une aggravation de la responsabilité car elle est une augmentation des capacités, et non une relativisation au sens d'un compartimentage.
Proposition 7 : chaque droit de l'homme est une garantie de complexité pour les libertés
Un droit de l'homme n'est pas une norme qui limite les libertés économiques, c'est au contraire un interdit des approches réductrices, une obligation de complexité. Chaque liberté, étant fondée en raison, est un risque que la raison fait courir aux institutions qui se présentent comme des garanties d'un ordre supérieur. A la cohérence imposée ne peut s'opposer que celle des libertés : chaque liberté appelle la cohérence des autres dans un système non immédiatement harmonieux car elles s'opposent les unes aux autres. C'est grâce à cette opposition qu'elles peuvent se contrôler, se corriger et se développer mutuellement. Le but n'est donc pas de réduire le marché par l'éthique et le droit en le bornant de l'extérieur, mais au contraire de l'étendre à tous, en particulier aux plus démunis, sous le couvert de la charpente démocratique.
Proposition 8 : La condition d'effectivité des libertés est leur cumul
L'exercice et le développement des libertés demande un travail continu, individuel et collectif, pour améliorer les synergies entre capacités individuelles et institutionnelles. La question de principe selon laquelle les libertés peuvent, ou non, s'additionner, semble être le bon critère pour distinguer entre un libéralisme naturaliste ou fondamentaliste (les libertés sont naturelles et il suffit d'organiser des conditions-cadres) et un libéralisme intégral qui prend en compte leur nécessaire développement selon les dimensions culturelle, écologique, politique et sociale.
Proposition 9 : L'espace de confiance au centre du marché
L'espace de confiance, ou domaine non marchand, ou espace de gratuité, n'est pas à la périphérie, n'est pas non plus un «cadre» régulateur du marché. Il en est le centre et le milieu, le capital sans lequel les relations ne peuvent tout simplement pas se développer. Toute relation économique et tout système d'interrelations prélèvent du capital de confiance et ont à l'alimenter en retour, car il est la condition et la mesure de la dynamique de toute équilibration et de tout développement. Le maintien de cet espace commun, ou espace blanc, inappropriable par quelque particulier, est le milieu d'émergence de nouveaux acteurs : il est source et ressource de toutes les libertés.
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Proposition 10 : Libertés, droits et responsabilités
Toute l'éthique peut se résumer dans l'extension des libertés, des droits qui les garantissent et des obligations qui y répondent. - L'extension des libertés est la source libérale et rationaliste : une éthique ne se réduit
pas à un code de bonne conduite; elle implique la notion de progrès, de développement des libertés; un libéralisme est dès lors défini par l'extension possible qu'il reconnaît aux libertés.
- Les droits impliquent que l'éthique ne relève pas seulement du volontarisme, mais implique la définition de normes sociales impératives, qui sont, non des limites aux libertés individuelles et collectives, mais des «interdits fondateurs» définissant l'espace de cohérence des libertés.
- Les obligations ne pouvant correspondre terme à terme au contenu de ces normes, il est nécessaire d'analyser les relations et systèmes de relations qu'elles doivent assurer entre tous les débiteurs pour garantir une obligation commune.
Proposition 11 : éthique économique, et sécurité humaine définie par les droits
L’éthique économique trouve sa fin dans la compréhension et la protection de la sécurité humaine tout au long des circuits économiques, incluant le contrôle interactif des objets et des outils de production et des organisations. La sécurité humaine n'est entendue en un sens démocratique que si elle inclut les garanties correspondant à tous les droits humains ; cela permet de définir les composantes civiles (y compris militaire et policière), culturelle, économique, écologique, sociale et politique (maintien des espaces publics) de cette sécurité.
Proposition 12 : Les droits économiques et sociaux libèrent des ressources
Les droits économiques et sociaux ne conditionnent pas seulement l'effectivité des autres droits humains en ce qu'ils impliquent la garantie de ressources nécessaires selon l'opinion courante, comme si ces ressources étaient extérieures aux hommes. Ils signifient que les sujets de droits eux-mêmes sont à considérer et à respecter comme les ressources humaines fondamentales, qui priment sur toutes les autres. D'un point de vue économique, ces droits n'impliquent pas principalement des coûts ("dans la mesure des moyens disponibles"), car ce sont des investissements, intégrant les diverses dimensions du développement.
Proposition 13 : une gouvernance démocratique
Relevant, certes, du pragmatisme inhérent à toute gestion, une gouvernance est démocratique dans la mesure où elle assure l'interaction des acteurs – individuels et collectifs - avec une volonté politique commune constamment élaborée et contrôlée au sein de l'espace public :
- à la différence du gouvernement qui s'adresse à des individus et à des institutions, la gouvernance est un système de régulations qui vise des interactions; elle a l'avantage de traverser les différents acteurs (gouvernance publique, gouvernance d'entreprise, d'association, de projet de développement, …);
- le rapport gouvernants / gouvernés est remplacé par l'interaction d'acteurs individuels et institutionnels qui ont en partage la responsabilité du bien commun, défini en fonction des droits humains et des principes généraux de l'Etat de droit;
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- le jeu démocratique - le contrôle mutuel de tous les acteurs - constitue un espace public, ou plus précisément un système d'espaces publics appropriés, garanti par les autorités publiques concernées.
La gouvernance pose constamment la question des échelles spatiales et temporelles. Car les limites de la communauté politique concernée sont variables selon le territoire et la durée envisagée de l'action (durabilité du développement).
Proposition 14 : un espace public
Un espace public est un instrument d'intermédiation des savoirs et des fonctions; il permet la critique mutuelle des rôles, des individus et des institutions en faisant communiquer les savoirs complémentaires; sa fonction est de réaliser par le débat permanent la clarification des principes, le choix et le contrôle des fonctions et des objectifs. Un espace public général (par exemple au niveau national) est alimenté par de nombreux espaces publics spécifiques, correspondant à des ères et des sortes d'activités différentes (par exemple, la communauté scientifique).
Proposition 15 : Titularité individuelle et exercice collectif de la responsabilité
L'individu exerce la première obligation, non seulement dans un exercice rigoureux des activités liées à sa tâche (déontologie), mais dans sa capacité interactive. Cela ne réduit en rien la nécessité de considérer une responsabilité pénale des personnes morales. Le refus du leurre d'une responsabilité collective qui s'exercerait au détriment des responsabilités individuelles, n'enlève rien à la nécessité de définir une responsabilité des collectifs. Ainsi l'individu ne peut se cacher derrière l'institution, mais doit répondre d'elle.
Proposition 16 : Fonction centrale du droit à une information adéquate
Si la capacité d'information est l'exercice le plus exigeant pour les libertés de chacun, il est normal que l'éthique la plus concrète, globale tout en impliquant chaque personne, soit le meilleur garant d'une économie durable, car elle seule peut sauver les entreprises et les institutions de la conduite aveugle. Du point de vue des institutions, la capacité d’interaction informative est la valeur rare qui constitue la fiabilité d’un acteur : si l’éthique est premièrement une cohérence entre les rationalités, l'effectivité du droit à une information adéquate en est le seuil.
Proposition 17 : qualification culturelle d'un bien
L'économie des biens à haute valeur culturelle ne relève pas d'une exception aux lois d'un marché standard; elle nécessite une adaptation des règles d'échange : - à la part de valeur commune que contiennent ces biens, au même titre que s'il s'agit
de biens nécessaires à l'alimentation, à la santé ou à l'environnement, - aux caractères spécifiquement culturels qui sont à décliner à l'intérieur de cette
valeur commune.
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Publications du programme interdisciplinaire Ethique de l’économie* :
- Schéma directeur du programme Ethique de l’économie, 2002,
anglais/français, (SHS-2002/CONF.603/2).
Série « Economie Ethique » Editée par Ninou Garabaghi
- Pour une éthique de l'économie : le droit, élément de frein ou de progrès?, par
Monique Chemillier-Gendreau, 2003, (Economie Ethique N°1, SHS-2003/WS/21).
- L’émergence contemporaine de l’interrogation éthique en économie, par René
Passet, 2003, (Economie Ethique N°2, SHS-2003/WS/22).
- L’économie éthique publique : biens publics mondiaux et patrimoines communs, par Philippe Hugon, 2003, (Economie Ethique N°3, SHS-2003/WS/23).
- L’économie sociale et solidaire : pôle éthique de la mondialisation ?, par Louis
Favreau, 2003, (Economie Ethique N°4, SHS-2003/WS/33).
- L’éthique économique : une contrainte méthodologique et une condition d’effectivité des droits humains, par Patrice Meyer-Bisch, 2003, (Economie Ethique N°5, SHS-2003/WS/36).
- Ethique et économie : médiation du politique, par Henri Bartoli, 2003,
(Economie Ethique N°6, SHS-2003/WS/37).
- L’économie éthique privée : la responsabilité des entreprises à l’épreuve de l’humanisation de la mondialisation, par Michel Capron, 2003, (Economie Ethique N°7, SHS-2003/WS/42).
Contact : Dr Ninou Garabaghi, UNESCO Responsable du programme interdisciplinaire Ethique de l’économie Secteur des Sciences sociales et humaines Tél. : +33 (0)1 45 68 45 14 / e-mail : [email protected] *Documents accessibles en ligne : http ://unesdoc.unesco.org/ulis/index.html