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Levi Strauss Structural is Me

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    Bernard Dantier(docteur en sociologie de lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales)

    (10 janvier 2008)

    Textes de mthodologie en sciences socialeschoisis et prsents par Bernard Dantier

    Structuralisme et rapports sociaux:Claude Lvi-Strauss et les structures lmentairesde la parent

    Extrait de: Claude Lvi-Strauss,Les structures lmentaires de la parent,Paris, La Haye, Mouton et Maison des Sciences de lHomme, 1967

    (1re dition 1947), pp. 3-13 et pp. 548-570

    Un document produit en version numrique par M. Bernard Dantier, bnvole,Docteur en sociologie de lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales

    Courriel: [email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Site web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi

    Site web: Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

    mailto:[email protected]://classiques.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/mailto:[email protected]
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    Un document produit en version numrique par M. Bernard Dantier, bnvole,Docteur en sociologie de lcole des Hautes tudes en Sciences SocialesCourriel: [email protected]

    Textes de mthodologie en sciences sociales choisis et prsents par BernardDantier:

    Structuralisme et rapports sociaux: Claude Lvi-Strausset les structures lmentaires de la parent

    Extrait de:

    Claude Lvi-Strauss, Les structures lmentaires de la parent, Paris, LaHaye, Mouton et Maison des Sciences de lHomme, 1967 (1re dition 1947),pp. 3-13 et pp. 548-570

    Utilisation des fins non commerciales seulement.

    Polices de caractres utilise:

    Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page: Times New Roman, 12 points.Citation: Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes MicrosoftWord 2004.

    Mise en page sur papier format: LETTRE (US letter, 8.5 x 11)

    dition complte Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec, vendredi,le 15 janvier 2008.

    mailto:[email protected]:[email protected]
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    Textes de mthodologie en sciences socialeschoisis et prsents par Bernard Dantier:

    Structuralisme et rapports sociaux:Claude Lvi-Strauss et les structures

    lmentaires de la parent

    Extrait de:

    Claude Lvi-Strauss, Les structures lmentaires de la parent, Paris, LaHaye, Mouton et Maison des Sciences de lHomme, 1967 (1re dition 1947),pp. 3-13 et pp. 548-570

    Par Bernard Dantier, sociologue(10 janvier 2008)

    http://www.uqac.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/benevoles_equipe/liste_dantier_bernard.htmlhttp://www.uqac.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/benevoles_equipe/liste_dantier_bernard.html
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    Structuralisme et rapports sociaux: Claude Lvi-Strauss

    et les structures lmentaires de la parent

    Le structuralisme que prne Claude Lvi-Strauss ne cons-titue pas une totale innovation dans la tradition des sciences socia-les. Il reprsente plutt une formalisation et une systmatisationdun principe dapproche globale quon peut trouver dj parexemple chez Marcel Mauss avec la notion de fait social total(cf. Essai sur le don) ou chez Ruth Benedict avec celle de pa-tron de civilisation (cf. chantillons de civilisation) et bien srsurtout chez Ferdinand de Saussure dans son tude synchroniquede la langue (cf. Cours de linguistique gnrale). Il sagit tou-

    jours ici de se dfier la fois des dcoupages toujours arbitrairesde certains objets sociaux artificiellement isols des autres (la fa-mille, le travail, la justice, lconomie, etc.), comme de sedfier du point de vue historique qui prtend expliquer un fait pr-sent par la srie des faits qui le prcdent (jusqu voir par exempledans linstitution ducative leffet dune volution interne celle-ci

    mais aussi externe son moment prsent).

    Au contraire, ici, on tente denvisager lensemble social pr-sent et son unit actuelle au-travers des lments (les diverses insti-tutions entre autres) qui prennent sens comme parties indissocia-bles dun mouvement commun, la structure dynamique de la soci-t qui doit tre perue dans sa personnalit gnrale, les partiessinterpntrant et se modifiant mutuellement en produisant uneentit nouvelle qui son tour en mme temps les pntre et lesmodifie. Cette personnalit sociale reprsente toujours un ensem-ble organis de choix, dacceptations et de refus, une slection faiteparmi les virtualits humaines toujours trop nombreuses et tropcontradictoires, slection agence et opre en fonction des possi-bilits et des opportunits environnementales, ce qui en fait bienune structuration de la plasticit humaine et donc une structure,laquelle demeure majoritairement inconsciente et se transmet col-

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    lectivement surtout par la pratique (on retrouvera, avec quelquesvariations, la mme dmarche mthodologique chez Pierre Bour-dieu).

    Cest ainsi que, selon Lvi-Strauss, dans une socit les for-mes de parent sont organises dabord de manire permettre au-tant qu suivre le principe de lchange, de la rciprocit etde la rgle qui font la dimension sociale de lhumanit. La pro-hibition de linceste, qui oblige comme elle autorise les enfants obtenir les partenaires sexuelles en dehors de leur famille biologi-que, introduit la culture dans la nature en cassant et ouvrant lenoyau biologique de la famille sur la loi de lchange des femmes,change qui constitue non seulement un change de personnes

    mais un change plus global, dordre conomique, politique, reli-gieux, artistique, scientifique, etc. Les structures lmentaires dela parent foncirement exogamiques, en tant que vecteursdintgration socitale et de cohsion entre les sous-groupes, parti-cipent alors aussi des structures gnrales du fonctionnement dunesocit qui chaque fois doit apparatre pleinement personnelle parrapport aux autres.

    Avec cet extrait nous nous intresserons dabord la pro-

    blmatique de la distinction comme du rapport entre nature etculture, travers notamment les concepts de la gnralit humaineet sa constance dans lespace et le temps (ainsi quasi biologique)dune part et dautre part de la particularit sociale (culturelle) etses variations gographiques et historiques. Le chercheur en scien-ces sociales se demandera loccasion sil se positionne bien dansce dernier ple, comment et pourquoi. Ensuite nous nous intresse-rons la faon dont ltude dun lment de la socit (ici la paren-t et ses rgles notamment sexuelles) contribue ltude totale decette socit et, vice versa, comme lapprhension de celle-ci favo-

    rise lexplication et la comprhension de celui-l, tout cela danslchange rciproque dune mme rgle.

    Bernard Dantier, sociologue10 janvier 2008

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    Claude Lvi-Strauss:

    extrait de

    Claude Lvi-Strauss,Les structures lmentaires de la parent,Paris, La Haye, Mouton et Maison des Sciences de lHomme, 1967(1re dition 1947), pp. 3-13 et pp. 548-570

    [pp. 3-13]

    De tous les principes avancs par les prcurseurs de la sociolo-gie, aucun n'a, sans doute, t rpudi avec tant d'assurance quecelui qui a trait la distinction entre tat de nature et tat de soci-t. On ne peut, en effet, se rfrer sans contradiction une phase del'volution de l'humanit au cours de laquelle celle-ci, en l'absencede toute organisation sociale, n'en aurait pas moins dvelopp desformes d'activit qui sont partie intgrante de la culture. Mais la

    distinction propose peut comporter des interprtations plus vala-bles.

    Les ethnologues de l'cole d'Elliot Smith et de Perry l'ont re-prise pour difier une thorie contestable, mais qui, par-del le d-tail arbitraire du schma historique, laisse clairement apparatrel'opposition profonde entre deux niveaux de la culture humaine, etle caractre rvolutionnaire de la transformation nolithique.L'Homme de Nanderthal, avec sa connaissance probable du lan-

    gage, ses industries lithiques et ses rites funraires, ne peut treconsidr comme vivant l'tat de nature: son niveau culturel l'op-pose, cependant, ses successeurs nolithiques avec une rigueurtoute comparable - bien que dans un sens diffrent - celle que lesauteurs du XVIIe ou du XVIIIe sicle prtaient leur propre dis-tinction. Mais surtout, on commence comprendre que la distinc-

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    tion entre tat de nature et tat de socit, 1 dfaut d'une signifi-cation historique acceptable, prsente une valeur logique qui justi-fie pleinement son utilisation, par la sociologie moderne, comme

    un instrument de mthode. L'homme est un tre biologique enmme temps qu'un individu social. Parmi les rponses qu'il fournitaux excitations extrieures ou intrieures, certaines relvent int-gralement de sa nature, d'autres de sa condition: ainsi n'aura-t-onaucune peine trouver l'origine respective du rflexe pupillaire etde la position prise par la main du cavalier au simple contact desrnes. Mais la distinction n'est pas toujours aussi aise: souvent, lestimulus physico-biologique et le stimulus psycho-social suscitentdes ractions du mme type, et on peut se demander, comme lefaisait dj Locke, si la peur de l'enfant dans l'obscurit s'explique

    comme une manifestation de sa nature animale, ou comme le rsul-tat des contes de sa nourrice.

    Plus encore : dans la majorit des cas, les causes ne sont mmepas distinctes rellement, et la rponse du sujet constitue une vri-table intgration des sources biologiques et des sources sociales deson comportement. Ainsi l'attitude de la mre envers son enfant, oules motions complexes du spectateur d'un dfil militaire. C'estque la culture n'est, ni simplement juxtapose, ni simplement su-

    perpose la vie. En un sens, elle se substitue la vie, en un autreelle l'utilise et la transforme, pour raliser une synthse d'un ordrenouveau.

    S'il est relativement ais d'tablir la distinction de principe, ladifficult commence quand on veut oprer l'analyse. Cette diffi-cult est, elle-mme, double: d'une part, on peut essayer de dfinir,pour chaque attitude, une cause d'ordre biologique ou social; d'au-tre part, chercher par quel mcanisme des attitudes d'origine cultu-relle peuvent se greffer sur des comportements qui sont eux-

    mmes de nature biologique, et russir se les intgrer. Nier ousous-valuer l'opposition, c'est s'interdire toute intelligence desphnomnes sociaux ; et, en lui donnant sa pleine porte mthodo-logique, on risque d'riger en insoluble mystre le problme dupassage entre les deux ordres. O finit la nature ? O commence la

    1 Nous dirions plus volontiers aujourd'hui: tat de nature et tat de culture.

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    culture ? On peut concevoir plusieurs moyens de rpondre cettedouble question. Mais tous se sont montrs, jusqu' prsent, singu-lirement dcevants.

    La mthode la plus simple consisterait isoler un enfant nou-veau-n, et observer ses ractions diffrentes excitations pen-dant les premires heures, ou les premiers jours, qui suivent sanaissance. On pourrait alors supposer que les rponses fourniesdans de telles conditions sont d'origine psycho-biologique, et nerelvent pas des synthses culturelles ultrieures. La psychologiecontemporaine a obtenu, par cette mthode, des rsultats dont l'in-trt ne peut faire oublier leur caractre fragmentaire et limit.Tout d'abord, les seules observations valables doivent tre prco-

    ces: car des conditionnements sont susceptibles d'apparatre auterme de peu de semaines, peut-tre mme de jours; ainsi, seuls destypes de ractions trs lmentaires, tels que certaines expressionsmotives, peuvent-ils tre en pratique tudis. D'autre part, lespreuves ngatives prsentent toujours un caractre quivoque. Carla question reste toujours ouverte de savoir si la raction en causeest absente cause de son origine culturelle, ou parce que les m-canismes physiologiques qui conditionnent son apparition ne sontpas encore monts, en raison de la prcocit de l'observation. Du

    fait qu'un trs jeune enfant ne marche pas, on ne saurait conclure la ncessit de l'apprentissage, puisque l'on sait, au contraire, quel'enfant marche spontanment, ds qu'il en est organiquement ca-pable. Une situation analogue peut se prsenter dans d'autres do-maines. Le seul moyen d'liminer ces incertitudes serait de prolon-ger l'observation au-del de quelques mois, ou mme de quelquesannes; mais on se trouve alors aux prises avec des difficults inso-lubles: car le milieu satisfaisant aux conditions rigoureuses d'isola-tion exige par l'exprience n'est pas moins artificiel que le milieuculturel auquel on prtend le substituer. Par exemple, les soins de

    la mre pendant les premires annes de la vie humaine constituentune condition naturelle du dveloppement de l'individu. L'expri-mentateur se trouve donc enferm dans un cercle vicieux.

    Il est vrai que le hasard a parfois paru russir ce dont l'artificeest incapable : l'imagination des hommes du XVIIIe sicle a tfortement frappe par le cas de ces enfants sauvages, perdus

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    dans la campagne depuis leurs jeunes annes, et auxquels unconcours de chances exceptionnel a permis de subsister et de sedvelopper en dehors de toute influence du milieu social. Mais il

    apparat assez clairement des anciennes relations que la plupart deces enfants furent ds anormaux congnitaux, et qu'il faut chercherdans l'imbcillit dont ils semblent avoir peu prs unanimementfait la preuve, la cause initiale de leur abandon, et non, comme onle voudrait parfois, son rsultat.

    Des observations rcentes confirment cette manire de voir. Lesprtendus enfants-loups trouvs aux Indes n'atteignirent jamaisun niveau normal. L'un - Sanichar - ne put jamais parler, mmeadulte. Kellog rapporte que, de deux enfants dcouverts ensemble,

    il y a une vingtaine d'annes, le cadet resta incapable de parler, etque l'an vcut jusqu' six ans, mais avec le niveau mental d'unenfant de deux ans et demi, et un vocabulaire de cent mots peine.Un rapport de 1939 considre comme idiot congnital un enfant-babouin d'Afrique du Sud, dcouvert en 1903 l'ge probable dedouze quatorze ans. Le plus souvent d'ailleurs, les circonstancesde la trouvaille sont sujettes caution.

    En outre, ces exemples doivent tre carts pour une raison de

    principe qui nous place d'emble au cur des problmes dont ladiscussion fait l'objet de cette Introduction. Ds 1811, Blumen-bach, dans une tude consacre l'un de ces enfants, le SauvagePeter, remarquait qu'on ne saurait rien attendre de phnomnes decet ordre. Car, notait-il avec profondeur, si l'homme est un animaldomestique, il est le seul qui se soit domestiqu lui-mme. Ainsi,on peut s'attendre voir un animal domestique, tel qu'un chat, unchien ou une bte de basse-cour, s'il se trouve perdu et isol, re-tourner un comportement naturel qui fut celui de l'espce avantl'intervention extrieure de la domestication. Mais rien de tel ne

    peut se produire pour l'homme, car dans le cas de ce dernier, iln'existe pas de comportement naturel de l'espce auquel l'individuisol puisse revenir par rgression. Comme le disait, ou peu prs,Voltaire: une abeille gare loin de sa ruche et incapable de la re-trouver est une abeille perdue; mais elle n'est pas devenue, pourcela, une abeille plus sauvage. Les enfants sauvages, qu'ilssoient le produit du hasard ou de l'exprimentation, peuvent tre

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    des monstruosits culturelles; mais, en aucun cas, les tmoins fid-les d'un tat antrieur.

    On ne peut donc esprer trouver chez l'homme l'illustration detypes de comportement de caractre pr-culturel. Est-il possible,alors, de tenter une dmarche inverse, et d'essayer d'atteindre, auxniveaux suprieurs de la vie animale, des attitudes et des manifes-tations o l'on puisse reconnatre l'bauche, les signes avant-coureurs, de la culture ? C'est, en apparence, l'opposition entre lecomportement humain et le comportement animal qui fournit laplus frappante illustration de l'antinomie de la culture et de la na-ture. Le passage - s'il existe - ne saurait donc tre cherch l'tagedes prtendues socits animales telles qu'on les rencontre chez

    certains insectes; car nulle part mieux que dans de tels exemples netrouve-t-on runis les attributs, impossibles mconnatre, de lanature : l'instinct, l'quipement anatomique qui seul peut en per-mettre l'exercice, et la transmission hrditaire des conduites es-sentielles la survivance de l'individu et de l'espce. Aucune place,dans ces structures collectives, mme pour une esquisse de cequ'on pourrait appeler le modle culturel universel: langage, outils,institutions sociales, et systme de valeurs esthtiques, morales oureligieuses. C'est l'autre extrmit de l'chelle animale qu'il faut

    s'adresser si l'on espre dcouvrir une amorce de ces comporte-ments humains: auprs des mammifres suprieurs, et plus spcia-lement des singes anthropodes.

    Or, les recherches poursuivies depuis une trentaine d'annes surles grands singes sont particulirement dcourageantes cet gard:non que les composantes fondamentales du modle culturel univer-sel soient rigoureusement absentes: il est possible, au prix de soinsinfinis, d'amener certains sujets articuler quelques monosyllabesou dissyllabes, auxquelles ils n'attachent d'ailleurs jamais de sens;

    dans certaines limites, le chimpanz peut utiliser des outils lmen-taires et, ventuellement, en improviser ;des relations temporairesde solidarit ou de subordination peuvent apparatre et se dfaireau sein d'un groupe donn; enfin, on peut se plaire reconnatre,dans certaines attitudes singulires, l'esquisse de formes dsint-resses d'activit ou de contemplation. Fait remarquable: ce sontsurtout les sentiments que nous associons volontiers la partie la

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    plus noble de notre nature, dont l'expression semble pouvoir treidentifie le plus aisment chez les anthropodes: ainsi la terreurreligieuse et l'ambigut du sacr. Mais si tous ces phnomnes

    plaident par leur prsence, ils sont plus loquents encore - et dansun tout autre sens - par leur pauvret. On est moins frapp par leurbauche lmentaire que par le fait - confirm par tous les spcia-listes -de l'impossibilit, semble-t-il, radicale, de pousser ces bau-ches au del de leur expression la plus primitive. Ainsi, le fossque l'on pouvait esprer combler par mille observations ingnieu-ses n'est-il en ralit que dplac, pour apparatre plus infranchis-sable encore: quand on a dmontr qu'aucun obstacle anatomiquen'interdit au singe d'articuler les sons du langage, et mme des en-sembles syllabiques, on ne peut qu'tre frapp davantage par l'ab-

    sence irrmdiable du langage, et une totale incapacit d'attribueraux sons mis ou entendus le caractre de signes. La mme consta-tation s'impose dans les autres domaines. Elle explique la conclu-sion pessimiste d'un observateur attentif qui se rsigne, aprs desannes d'tude et d'exprimentation, voir dans le chimpanz untre endurci dans le cercle troit de ses imperfections innes, untre rgressif si on le compare l'homme, un tre qui ne veut nine peut s'engager dans la voie du progrs .

    Mais, plus encore que par les checs devant des preuves prci-ses, on est convaincu par une constatation d'un ordre plus gnral,et qui fait pntrer plus profondment au sein du problme. C'estqu'il est impossible de tirer de l'exprience des conclusions gnra-les. La vie sociale des singes ne se prte la formulation d'aucunenorme. En prsence du mle ou de la femelle, de l'animal vivant oumort, du sujet jeune ou g, du parent ou de l'tranger, le singe secomporte avec une surprenante versatilit. Non seulement le com-portement du mme sujet n'est pas constant, mais aucune rgularitne peut tre dgage du comportement collectif. Aussi bien dans le

    domaine de la vie sexuelle qu'en ce qui concerne les autres formesd'activit, le stimulant externe ou interne, et des ajustements ap-proximatifs sous l'influence des checs et des succs, semblentfournir tous les lments ncessaires la solution des problmesd'interprtation. Ces incertitudes apparaissent dans l'tude des rela-tions hirarchiques au sein d'un mme groupe de vertbrs, quipermet pourtant d'tablir un ordre de subordination des animaux

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    les uns par rapport aux autres. Cet ordre est remarquablement sta-ble, puisque le mme animal conserve la position dominante pen-dant des priodes de l'ordre d'une anne. Et pourtant, la systmati-

    sation est rendue impossible par des irrgularits frquentes. Unepoule, subordonne deux congnres occupant une place mdio-cre dans le tableau hirarchique, attaque cependant l'animal quipossde le rang le plus lev; on observe des relations triangulaireso A domine B, B domine C, et C domine A, tandis que tous lestrois dominent le reste du groupe.

    Il en est de mme en ce qui concerne les relations et les gotsindividuels des singes anthropodes, chez qui ces irrgularits sontencore plus marques : Les primates offrent beaucoup plus de

    diversit dans leurs prfrences alimentaires que les rats, les pi-geons et les poules. Dans le domaine de la vie sexuelle aussi,nous trouvons chez eux un tableau qui recouvre presque entire-ment la conduite sexuelle de l'homme... aussi bien dans ses modali-ts normales que dans les plus remarquables parmi les manifesta-tions habituellement appeles anormales, parce qu'elles heurtentles conventions sociales. Par cette individualisation des conduites,l'orang-outang, le gorille et le chimpanz ressemblent singulire-ment l'homme. Malinowski se trompe donc quand il crit que

    tous les facteurs dfinissant la conduite sexuelle des mles anthro-podes sont communs tous les membres de l'espce fonctionnantavec une telle uniformit que, pour chaque espce animale, il suffitd'un groupe de donnes et d'un seul... les variations tant si petiteset si insignifiantes que le zoologue est pleinement autoris lesignorer .

    Quelle est, au contraire, la ralit? La polyandrie semble rgnerchez les singes hurleurs de la rgion de Panama, bien que la pro-portion des mles par rapport aux femelles soit de 28 72. En fait,

    on observe des relations de promiscuit entre une femelle en cha-leur et plusieurs mles, mais sans qu'on puisse dfinir des prf-rences, un ordre de priorit ou des liens durables. Les gibbons desforts siamoises vivraient en familles monogames relativementstables; pourtant, les rapports sexuels ont lieu indiffremment entremembres du mme groupe familial, ou avec un individu apparte-nant un autre groupe, vrifiant ainsi - dirait-on - la croyance indi-

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    gne que les gibbons sont la rincarnation des amants malheu-reux.17 Monogamie et polygamie existent cte cte chez les rh-sus ;18 et les bandes de chimpanzs sauvages observes en Afrique

    varient entre quatre et quatorze individus, laissant ouverte la ques-tion de leur rgime matrimonial.Tout semble se passer comme siles grands singes, dj capables de se dissocier d'un comportementspcifique, ne pouvaient parvenir rtablir une norme sur un plannouveau. La conduite instinctive perd la nettet et la prcisionqu'on lui trouve chez la plupart des mammifres; mais la diff-rence est purement ngative, et le domaine abandonn par la naturereste territoire inoccup.

    Cette absence de rgles semble apporter le critre le plus sr qui

    permette de distinguer un processus naturel d'un processus culturel.Rien de plus suggestif, cet gard, que l'opposition entre l'attitudede l'enfant, mme trs jeune, pour qui tous les problmes sont r-gls par de nettes distinctions, plus nettes et plus impratives, par-fois, que chez l'adulte, et les relations entre les membres d'ungroupe simien, tout entires abandonnes au hasard et la ren-contre, o le comportement d'un sujet n'apprend rien sur celui deson congnre, o la conduite du mme individu aujourd'hui negarantit en rien sa conduite du lendemain. C'est, en effet, qu'il y a

    un cercle vicieux chercher dans la nature l'origine de rgles insti-tutionnelles qui supposent - bien plus, qui sont dj - la culture, etdont l'instauration au sein d'un groupe peut difficilement se conce-voir sans l'intervention du langage. La constance et la rgularitexistent, vrai dire, aussi bien dans la nature que dans la culture.Mais, au sein de la premire, elles apparaissent prcisment dans ledomaine o, dans la seconde, elles se manifestent le plus faible-ment, et inversement. Dans un cas, c'est le domaine de l'hrditbiologique, dans l'autre celui de la tradition externe. On ne sauraitdemander une illusoire continuit entre les deux ordres de rendre

    compte des points par lesquels ils s'opposent.

    Aucune analyse relle ne permet donc de saisir le point du pas-sage entre les faits de nature et les faits de culture, et le mcanismede leur articulation. Mais la discussion prcdente ne nous a passeulement apport ce rsultat ngatif; elle nous a fourni, avec laprsence ou l'absence de la rgle dans les comportements soustraits

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    aux dterminations instinctives, le critre le plus valable des attitu-des sociales. Partout o la rgle se manifeste, nous savons aveccertitude tre l'tage de la culture. Symtriquement, il est ais de

    reconnatre dans l'universel le critre de la nature. Car ce qui estconstant chez tous les hommes chappe ncessairement au do-maine des coutumes, des techniques et des institutions par lesquel-les leurs groupes se diffrencient et s'opposent. dfaut d'analyserelle, le double critre de la norme et de l'universalit apporte leprincipe d'une analyse idale, qui peut permettre - au moins danscertains cas et dans certaines limites - d'isoler les lments naturelsdes lments culturels qui interviennent dans les synthses de l'or-dre plus complexe. Posons donc que tout ce qui est universel, chezl'homme, relve de l'ordre de la nature et se caractrise par la spon-

    tanit, que tout ce qui est astreint une norme appartient laculture et prsente les attributs du relatif et du particulier. Nousnous trouvons alors confronts avec un fait, ou plutt un ensemblede faits, qui n'est pas loin, la lumire des dfinitions prcdentes,d'apparatre comme un scandale: nous voulons dire cet ensemblecomplexe de croyances, de coutumes, de stipulations et d'institu-tions que l'on dsigne sommairement sous le nom de prohibition del'inceste. Car la prohibition de l'inceste prsente, sans la moindrequivoque, et indissolublement runis, les deux caractres o nous

    avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordres exclu-sifs: elle constitue une rgle, mais une rgle qui, seule entre toutesles rgles sociales, possde en mme temps un caractre d'univer-salit. 2Que la prohibition de l'inceste constitue une rgle n'a gurebesoin d'tre dmontr; il suffira de rappeler que l'interdiction dumariage entre proches parents peut avoir un champ d'applicationvariable selon la faon dont chaque groupe dfinit ce qu'il entendpar proche parent; mais que cette interdiction, sanctionne par despnalits sans doute variables, et pouvant aller de l'excution im-mdiate des coupables la rprobation diffuse, parfois seulement

    2 Si l'on demandait dix ethnologues contemporains d'indiquer une institu-tion humaine universelle, il est probable que neuf choisiraient la prohibi-tion de l'inceste; plusieurs l'ont dj formellement dsigne comme laseule institution universelle. Cf. A. L. KROEBER, Totem and Taboo inRetrospect.American Journal of Sociology, vol. 45, n 3, 1939, p. 448.

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    la moquerie, est toujours prsente dans n'importe quel groupe so-cial.

    On ne saurait, en effet, invoquer ici les fameuses exceptionsdont la sociologie traditionnelle se contente souvent de souligner lepetit nombre. Car toute socit fait exception la prohibition del'inceste, quand on l'envisage du point de vue d'une autre socitdont la rgle est plus stricte que la sienne. On frmit en pensant aunombre d'exceptions qu'un Indien Paviotso devrait, ce compte,enregistrer. Quand on se rfre aux trois exceptions classiques:gypte, Prou, Hawa, auxquelles il faut d'ailleurs ajouter quelquesautres (Azand, Madagascar, Birmanie, etc.), on ne doit pas perdrede vue que ces systmes sont des exceptions par rapport au ntre

    propre, dans la mesure o la prohibition y recouvre un domaineplus restreint que ce n'est le cas parmi nous. Mais la notion d'ex-ception est toute relative, et son extension serait fort diffrentepour un Australien, un Thonga, ou un Eskimo.

    La question n'est donc pas de savoir s'il existe des groupes per-mettant des mariages que d'autres excluent, mais plutt s'il y a desgroupes chez lesquels aucun type de mariage n'est prohib. La r-ponse doit tre, alors, absolument ngative, et un double titre :

    d'abord, parce que le mariage n'est jamais autoris entre tous lesproches parents, mais seulement entre certaines catgories (demi-sur l'exclusion de sur, sur l'exclusion de mre, etc.); en-suite, parce que ces unions consanguines ont, soit un caractretemporaire et rituel, soit un caractre officiel et permanent, maisrestent, dans ce dernier cas, le privilge d'une catgorie sociale trsrestreinte. C'est ainsi qu' Madagascar, la mre, la sur, parfoisaussi la cousine, sont des conjoints prohibs pour les gens ducommun, tandis que, pour les grands chefs et les rois, seule la mre- mais la mre tout de mme - estfady, dfendue . Mais il y a si

    peu exception la prohibition de l'inceste que celle-ci fait l'objetd'une extrme susceptibilit de la part de la conscience indigne:quand un mnage est strile, on postule une relation incestueuse,bien qu'ignore; et les crmonies expiatoires prescrites sont auto-matiquement clbres.

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    Le cas de l'gypte ancienne est plus troublant, parce que desdcouvertes rcentes suggrent que les mariages consanguins - par-ticulirement entre frre et sur - ont peut-tre reprsent une cou-

    tume rpandue chez les petits fonctionnaires et artisans, et non li-mite, comme on l'a jadis cru, la caste rgnante et aux plus tardi-ves dynasties. Mais en matire d'inceste, il ne saurait y avoir d'ex-ception absolue. Notre minent collgue M. Ralph Linton nousfaisait remarquer un jour que dans la gnalogie d'une famille no-ble de Samoa, tudie par lui, sur huit mariages conscutifs entrefrre et sur, un seul mettait en cause une sur cadette, et quel'opinion indigne l'avait con damn comme immoral. Le mariageentre un frre et sa sur ane apparat donc comme une conces-sion au droit d'anesse ; et il n'exclut pas la prohibition de l'inceste

    puisque, en plus de la mre et de la fille, la sur cadette reste unconjoint interdit, ou tout au moins dsapprouv. Or, un des rarestextes que nous possdions sur l'organisation sociale de l'anciennegypte suggre une interprtation analogue; il s'agit du Papyrus deBoulaq n 5, qui relate l'histoire d'une fille de roi qui veut pouserson frre an. Et sa mre remarque : Si je n'ai pas d'enfants aprsces deux enfants-l, n'est-ce pas la loi de les marier l'un l'au-tre ? . Ici aussi, il semble s'agir d'une formule de prohibition auto-risant le mariage avec la sur ane, mais le rprouvant avec la

    cadette. On verra plus loin que les anciens textes japonais dcri-vent l'inceste comme une union avec la sur cadette, l'exclusionde l'ane, largissant ainsi le champ de notre interprtation. Mmedans ces cas, qu'on pourrait tre tent de considrer comme deslimites, la rgle d'universalit n'est pas moins apparente que le ca-ractre normatif de l'institution.

    Voici donc un phnomne qui prsente simultanment le carac-tre distinctif des faits de nature et le caractre distinctif - thori-quement contradictoire du prcdent - des faits de culture. La pro-

    hibition de l'inceste possde, la fois, l'universalit des tendanceset des instincts, et le caractre coercitif des lois et des institutions.D'o vient-elle donc ? Et quelle est sa place et sa signification ?Dbordant invitablement les limites toujours historiques et go-graphiques de la culture, coextensive dans le temps et dans l'espace l'espce biologique, mais redoublant, par l'interdiction sociale,l'action spontane des forces naturelles auxquelles elle s'oppose par

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    ses caractres propres, tout en s'identifiant elles quant au champd'application, la prohibition de l'inceste apparat la rflexion so-ciologique comme un redoutable mystre. Peu de prescriptions so-

    ciales ont prserv, dans une semblable mesure, au sein mme denotre socit, l'aurole de terreur respectueuse qui s'attache auxchoses sacres. D'une faon significative, et qu'il nous faudracommenter et expliquer par la suite, l'inceste, sous sa forme propreet sous la forme mtaphorique de l'abus de mineure (dont, dit lesentiment populaire, on pourrait tre le pre), rejoint mme, danscertains pays, son antithse, les relations sexuelles interraciales,cependant forme extrme de l'exogamie, comme les deux pluspuissants stimulants de l'horreur et de la vengeance collectives.Mais cette ambiance de crainte magique ne dfinit pas seulement le

    climat au sein duquel, mme encore dans la socit moderne, vo-lue l'institution; elle enveloppe aussi, sur le plan thorique, les d-bats auxquels, depuis ses origines, la sociologie s'est appliqueavec une tnacit ambigu : La fameuse question de la prohibi-tion de l'inceste, crit Lvy-Bruhl, cette vexata qustio dont lesethnographes et les sociologues ont tant cherch la solution, n'encomporte aucune. Il n'y a pas lieu de la poser. Dans les socitsdont nous venons de parler, il est vain de se demander pour quelleraison l'inceste est prohib: cette prohibition n'existe pas...; on ne

    songe pas l'interdire. C'est quelque chose qui n'arrive pas. Ou, sipar impossible cela arrive, c'est quelque chose d'inou, un mons-trum, une transgression qui rpand l'horreur et l'effroi. Les socitsprimitives connaissent-elles une prohibition de l'autophagie ou dufratricide? Elles n'ont ni plus ni moins de raison de prohiber l'in-ceste.

    On ne s'tonnera pas de trouver tant de gne chez un auteur quin'a pourtant pas hsit devant les plus audacieuses hypothses, sil'on considre que les sociologues sont peu prs unanimes ma-

    nifester, devant ce problme, la mme rpugnance et la mme ti-midit.

    [pp. 548-570]

    Ainsi, c'est toujours un systme d'change que nous trouvons l'origine des rgles du mariage, mme de celles dont la singularit

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    apparente semble pouvoir justifier seulement d'une interprtation la fois spciale et arbitraire. Au cours de ce travail, nous avons vula notion d'change se compliquer et se diversifier ; elle nous est

    apparue constamment sous d'autres formes. Tantt, l'change s'estprsent comme direct (c'est le cas du mariage avec la cousine bi-latrale), tantt comme indirect (et dans ce cas, il peut rpondre deux formules, continue et discontinue, correspondant deux r-gles diffrentes de mariage avec la cousine unilatrale) ; tantt,l'change fonctionne au sein d'un systme global (c'est le caractre,thoriquement commun, du mariage bilatral et du mariage matri-latral), tantt, il provoque la formation d'un nombre illimit desystmes spciaux et de cycles troits, sans relation entre eux (etsous cette forme, il menace, comme un risque permanent, les sys-

    tmes moitis, et s'attaque, comme une faiblesse invitable, auxsystmes patrilatraux) ; tantt, l'change apparat comme une op-ration au comptant, ou court terme (avec l'change est expliciteet, tantt, implicite (ainsi qu'on l'a vu dans l'exemple une opration terme plus recul (comme dans les cas o les degrs prohibsenglobent les cousins au premier, et parfois au second degr); tan-tt, l'change des surs et des filles, et le mariage avunculaire),tantt, comme du prtendu mariage par achat) ; tantt, l'changeest ferm (lorsque le mariage doit satisfaire une rgle spciale

    d'alliance entre classes matrimoniales ou d'observance de degrsprfrentiels), tantt, il est ouvert (lorsque la rgle d'exogamie serduit un ensemble de stipulations ngatives, laissant le choixlibre au del des degrs prohibs); tantt, il est gag par une sorted'hypothque sur des catgories rserves (classes ou degrs), tan-tt (comme dans le cas de la prohibition de l'inceste simple, tellequ'on la trouve dans notre socit), il repose sur une garantie pluslarge, et de caractre fiduciaire: la libert thorique de prtendre n'importe quelle femme du groupe, moyennant la renonciation certaines femmes dtermines du cercle de famille, libert assure

    par l'extension, tous les hommes, d'une prohibition similaire celle qui frappe chacun d'eux en particulier. Mais que ce soit sousune forme directe ou indirecte, globale ou spciale, immdiate oudiffre, explicite ou implicite, ferme ou ouverte, concrte ousymbolique, c'est l'change, toujours l'change, qui ressort commela base fondamentale et commune de toutes les modalits de l'insti-tution matrimoniale. Si ces modalits peuvent tre subsumes sous

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    le terme gnral d'exogamie (car, ainsi qu'on l'a vu dans la pre-mire partie de ce travail, l'endogamie ne s'oppose pas l'exoga-mie, mais la suppose), c'est la condition d'apercevoir, derrire

    l'expression superficiellement ngative de la rgle d'exogamie, lafinalit qui tend assurer, par l'interdiction du mariage dans lesdegrs prohibs, la circulation, totale et continue, de ces biens dugroupe par excellence que sont ses femmes et ses filles.

    La valeur fonctionnelle de l'exogamie, dfinie au sens le pluslarge, s'est, en effet, prcise et affirme au cours des chapitresprcdents. Cette valeur est d'abord ngative. L'exogamie fournit leseul moyen de maintenir le groupe comme groupe, d'viter le frac-tionnement et le cloisonnement indfinis qu'apporterait la pratique

    des mariages consanguins: si l'on avait recours eux avec persis-tance, ou seulement de faon trop frquente, ceux-ci ne tarderaientpas faire clater le groupe social en une multitude de familles,qui formeraient autant de systmes clos, de monades sans porte nifentre, et dont aucune harmonie prtablie ne pourrait prvenir laprolifration et les antagonismes. Ce pril mortel pour le groupe, largle d'exogamie, applique sous ses formes les plus simples, nesuffit pas entirement l'carter. Tel est le cas de l'organisationdualiste. Avec l'organisation dualiste, le risque de voir une famille

    biologique s'riger en systme clos est, sans doute, dfinitivementlimin. Le groupe biologique ne peut plus tre seul ; et le liend'alliance avec une famille diffrente assure la prise du social sur lebiologique, du culturel sur le naturel. Mais un autre risque apparataussitt: celui de voir deux familles, ou plutt deux lignes, s'isolerdu continuum social sous la forme d'un systme bipolaire, d'unepaire intimement unie par une suite d'intermariages, et se suffisant soi-mme, indfiniment. La rgle d'exogamie, qui dtermine lesmodalits de formation de telles paires, leur confre un caractredfinitivement social et culturel; mais le social pourrait n'tre don-

    n que pour tre, aussitt, morcel. C'est ce danger qu'vitent lesformes plus complexes d'exogamie, tel le principe de l'changegnralis ; telles aussi, les subdivisions des moitis en sections eten sous-sections, o des groupes locaux, de plus en plus nombreux,constituent des systmes indfiniment plus complexes. Il en estdonc des femmes comme de la monnaie d'change dont elles por-tent souvent le nom, et qui, selon l'admirable mot indigne, fi-

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    gure le jeu d'une aiguille coudre les toitures, et qui, tantt dehors,tantt dedans, mne et ramne toujours la mme liane qui fixe lapaille . Mme en l'absence de tels procds, l'organisation dua-

    liste, rduite elle- mme, n'est pas impuissante: nous avons vucomment l'intervention des degrs de parent prfrs, au seinmme de la moiti - par exemple, la prdilection pour la vraie cou-sine croise, et mme pour un certain type de vraie cousine croise,comme c'est le cas chez les Kariera -, fournit le moyen de pallierles risques d'un fonctionnement trop automatique des classes. Enface de l'endogamie, tendance imposer une limite au groupe, et discriminer au sein du groupe, l'exogamie est un effort permanentvers une plus grande cohsion, une solidarit plus efficace, et unearticulation plus souple.

    C'est qu'en effet, l'change ne vaut pas seulement ce que valentles choses changes : l'change - et par consquent la rgle d'exo-gamie qui l'exprime - a, par lui-mme, une valeur sociale : il four-nit le moyen de lier les hommes entre eux, et de superposer, auxliens naturels de la parent, les liens dsormais artificiels, puisquesoustraits au hasard des rencontres ou la promiscuit de l'exis-tence familiale, de l'alliance rgie par la rgle. cet gard, le ma-riage sert de modle cette conjugalit artificielle et temporaire

    qui s'tablit, dans certains collges, entre jeunes gens du mmesexe, et dont Balzac remarque profondment qu'elle ne se super-pose jamais aux liens du sang, mais les remplace : Chose bizarre!Jamais, de mon temps, je n'ai connu de frres qui fussent Faisants.Si l'homme ne vit que par les sentiments, peut-tre croit-il appau-vrir son existence en confondant une affection trouve dans uneaffection naturelle. 3

    Certaines thories de l'exogamie, critiques au dbut de ce tra-

    vail, retrouvent, sur ce nouveau plan, une valeur et une significa-

    tion. Si l'exogamie et la prohibition de l'inceste possdent, commenous l'avons suggr, une valeur fonctionnelle permanente et coex-tensive tous les groupes sociaux, comment les interprtations

    3 La conjugalit qui nous liait l'un l'autre et que nous exprimions en nousdisant Faisants ... (H. DE BALZAC,Louis Lambert, dans uvres Compl-tes, dition de la Pliade. Paris, 1937, t. X, p. 366 et 382).

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    qu'en ont donnes les hommes, aussi diffrentes qu'elles puissenttre, ne possderaient-elles pas toutes une ombre de vrit? Ainsiles thories de McLennan, de Spencer, et de Lub-bock ont-elles, au

    moins, un sens symbolique. On se souvient que, pour le premier,l'exogamie aurait trouv son origine dans des tribus pratiquant l'in-fanticide des filles, et par consquent obliges chercher au dehorsdes pouses pour leurs fils. De faon analogue, Spencer a suggrque l'exogamie a d dbuter parmi des tribus guerrires, enlevantdes femmes aux groupes voisins. Et Lubbock a fait l'hypothsed'une opposition primitive entre deux formes de mariage: un ma-riage endogamique, o les pouses sont considres comme la pro-prit commune des hommes du groupe; et un mariage exogami-que, assimilant les femmes captures une sorte de proprit indi-

    viduelle de leur vainqueur, donnant ainsi naissance au mariage in-dividuel moderne. On peut discuter le dtail concret ; mais l'idefondamentale est juste : c'est--dire que l'exogamie a une valeurmoins ngative que positive, qu'elle affirme l'existence socialed'autrui, et qu'elle n'interdit le mariage endogame que pour intro-duire, et prescrire, le mariage avec un autre groupe que la famillebiologique: non, certes, parce qu'un pril biologique est attach aumariage consanguin, mais parce qu'un bnfice social rsulte d'unmariage exogame.

    Ainsi donc, l'exogamie doit tre reconnue comme un lmentimportant - sans doute comme, de trs loin, l'lment le plus im-portant de cet ensemble solennel de manifestations qui, conti-nuellement ou priodiquement, assurent l'intgration des unitspartielles au sein du groupe total, et rclament la collaboration desgroupes trangers. Tels sont les banquets, les ftes, les crmoniesde divers ordres qui forment la trame de l'existence sociale. Maisl'exogamie n'est pas seulement une manifestation, prenant place aumilieu de beaucoup d'autres: les ftes et les crmonies sont prio-

    diques, et la plupart correspondent des fonctions limites. La loid'exogamie, au contraire, est omniprsente, elle agit de faon per-manente et continuelle, bien plus, elle porte sur des valeurs - lesfemmes - qui sont les valeurs par excellence, la fois du point devue biologique et du point de vue social, et sans lesquelles la vien'est pas possible, ou tout au moins est rduite aux pires formes del'abjection. Il n'est donc pas exagr de dire qu'elle est l'archtype

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    de toutes les autres manifestations base de rciprocit, qu'ellefournit la rgle fondamentale et immuable qui assure l'existence dugroupe comme groupe: chez les Maori, nous apprend Elsdon Best,

    les fillettes de rang aristocratique, et aussi les garonnets demme rang, taient maris des membres de tribus puissantes etimportantes, relevant mme, peut-tre, de groupes entirementtrangers, comme un moyen de se procurer l'assistance de ces tri-bus l'occasion de guerres. Il y a l comme une application de cedicton des anciens temps : He taura taonga e motu, he taura tan-gata e kore e motu (un lien tabli par des prsents peut se briser,mais non un lien humain). Deux groupes peuvent s'unir par desrelations amicales et changer des cadeaux, et cependant se querel-ler et se combattre plus tard, mais l'intermariage les lie d'une faon

    permanente. Et plus loin, il cite cet autre proverbe : He hono tan-gata e kore e motu, kapa he taura waka, e motu: un lien humain estindestructible, mais il n'en est pas ainsi d'une bosse de bateau, carcelle-ci peut se rompre. La philosophie contenue dans ces proposest d'autant plus significative que les Maori n'taient nullement in-sensibles aux avantages du mariage l'intrieur du groupe: si lesdeux familles se querellent et s'insultent, disaient-ils, cela ne serapas srieux, mais seulement une affaire de famille; et la guerre seravite.

    La prohibition de l'inceste est moins une rgle qui interditd'pouser mre, sur ou fille, qu'une rgle qui oblige donnermre, sur ou fille autrui. C'est la rgle du don par excellence. Etc'est bien cet aspect, trop souvent mconnu, qui permet de com-prendre son caractre: toutes les erreurs d'interprtation de la pro-hibition de l'inceste proviennent d'une tendance voir, dans le ma-riage, un processus discontinu, qui tire de lui-mme, dans chaquecas individuel, ses propres limites et ses possibilits. C'est ainsiqu'on cherche, dans une qualit intrinsque de la mre, de la fille

    ou de la sur, les raisons qui peuvent prvenir le mariage avec el-les. On se trouve, alors, infailliblement entran vers des considra-tions biologiques, puisque c'est seulement d'un point de vue biolo-gique, mais certainement pas social, que la maternit, la sororalitou la filialit - si l'on peut dire - sont des proprits des individusconsidrs; mais, envisages d'un point de vue social, ces qualifi-cations ne peuvent tre regardes comme dfinissant des individus

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    isols, mais des relations entre ces individus et tous les autres: lamaternit est une relation, non seulement d'une femme ses en-fants, mais de cette femme tous les autres membres du groupe,

    pour lesquels elle n'est pas une mre, mais une sur, une pouse,une cousine, ou simplement une trangre sous le rapport de la pa-rent. Il en est de mme pour toutes les relations familiales, qui sedfinissent, la fois, par les individus qu'elles englobent et par tousceux, aussi, qu'elles excluent. Cela est si vrai que les observateursont t souvent frapps par l'impossibilit, pour les indignes, deconcevoir une relation neutre, ou plus exactement une absence derelation. Nous avons le sentiment - d'ailleurs illusoire - que l'ab-sence de parent dtermine, dans notre conscience, un tel tat ;mais la supposition qu'il puisse en tre ainsi pour la pense primi-

    tive ne rsiste pas l'examen. Chaque relation familiale dfinit uncertain ensemble de droits et de devoirs: et l'absence de relationfamiliale ne dfinit pas rien, elle dfinit l'hostilit : Si vous vou-lez vivre chez les Nuer, vous devez le faire leur faon; vous de-vez les traiter comme une sorte de parents, et ils vous traiterontaussi comme une sorte de parents. Droits, privilges, obligations,tout est dtermin par la parent. Un individu quelconque doit tre,soit un parent rel ou fictif, soit un tranger, vis--vis duquel vousn'tes li par aucune obligation rciproque, et que vous traitez

    comme un ennemi virtuel.

    Le groupe australien se dfinit exac-tement dans les mmes termes : Quand un tranger approche d'uncamp qu'il n'a jamais visit auparavant, il ne pntre pas dans lecamp, mais se tient quelque distance. Aprs un moment, un petitgroupe d'anciens l'aborde, et la premire tche laquelle ils se li-vrent est de dcouvrir qui est l'tranger. La question qu'on lui posele plus souvent est: Qui est ton maeli (pre du pre) ? La discus-sion se droule sur des questions de gnalogie, jusqu' ce que tousles intresss se dclarent satisfaits, quant la dtermination exactede la relation de l'tranger avec chacun des indignes prsents au

    camp. Quand on est arriv ce point, l'tranger peut tre reu dansle camp, et on lui indique chaque homme et chaque femme, avec larelation de parent correspondante entre lui-mme et chacun... Si jesuis un indigne et que je rencontre un autre indigne, celui-ci doittre, ou bien mon parent, ou bien mon ennemi. Et s'il est mon en-nemi, je dois saisir la premire occasion de le tuer, de crainte que

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    lui-mme ne me tue. Telle tait, avant la venue de l'homme blanc,la conception indigne des devoirs envers le prochain.

    Ces deux exemples ne font que confirmer, dans leur frappantparalllisme, une situation universelle : Pendant tout un tempsconsidrable et dans un nombre considrable de socits, les hom-mes se sont abords dans un curieux tat d'esprit, de crainte etd'hostilit exagres, et de gnrosit galement exagre, mais quine sont folles qu' nos yeux. Dans toutes les socits qui nous ontprcds immdiatement et encore nous entourent, et mme dansde nombreux usages de notre moralit populaire, il n'y a pas demilieu : se confier entirement ou se dfier entirement, dposerses armes et renoncer sa magie, ou donner tout : depuis l'hospita-

    lit fugace jusqu'aux filles et aux biens. 7 Or, il n'y a dans cetteattitude aucune barbarie, et mme, proprement parler, aucun ar-chasme: mais seulement la systmatisation, pousse jusqu' sonterme, des caractres inhrents aux relations sociales.

    Chaque relation ne saurait tre isole arbitrairement de toutesles autres ; et il n'est pas davantage possible de se tenir en de, ouau-del, du monde des relations : le milieu social ne doit pas treconu comme un cadre vide au sein duquel les tres et les choses

    peuvent tre lis, ou simplement juxtaposs. Le milieu est inspa-rable des choses qui le peuplent ; ensemble, ils constituent unchamp de gravitation o les charges et les distances forment unensemble coordonn, et o chaque lment, en se modifiant, pro-voque un changement dans l'quilibre total du systme. Nousavons fourni une illustration, au moins partielle, de ce principe enanalysant le mariage des cousins croiss. Mais on voit commentson champ d'application doit tre largi toutes les rgles de pa-rent, et, avant toute autre, cette rgle universelle et fondamen-tale qu'est la prohibition de l'inceste : car c'est le caractre total de

    tout systme de parent (et il n'est pas de socit humaine qui ensoit dpourvue) qui fait que la mre, la sur, la Tu voudrais pou-ser ta sur ? Mais qu'est-ce qui te prend ? Tu ne veux pas avoir debeau-frre ? Tu ne comprends donc pas que si tu pouses la surd'un autre homme, et qu'un autre homme pouse ta sur, tu aurasau moins deux beaux-frres, et que si tu pouses ta propre sur tu

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    n'en auras pas du tout ? Et avec qui iras-tu chasser ? Avec qui fe-ras-tu les plantations ? Qui auras-tu visiter ?

    Sans doute tout cela est-il un peu suspect, parce que provoqu.Mais les aphorismes indignes recueillis par le mme enquteur, etque nous avons cits en pigraphe la premire partie de ce tra-vail, ne le sont pas, et leur sens est le mme. D'autres tmoignagescorroborent la mme thse: pour les Chukchee, une mauvaise fa-mille se dfinit comme une famille isole sans frre et sans cou-sin. D'ailleurs, la ncessit de provoquer le commentaire (dont lecontenu est, en tout cas, spontan), et la difficult l'obtenir, sontrvlatrices du malentendu inhrent au problme des prohibitionsdu mariage. Celles-ci ne sont des prohibitions qu' titre secondaire

    et driv. Avant d'tre un interdit portant sur une certaine catgoriede personnes, elles sont un prescrit qui en vise une autre. Que lathorie indigne est, cet gard, plus clairvoyante que tant decommentaires contemporains ! Il n'y a rien dans la sur, ni dans lamre, ni dans la fille, qui les disqualifie en tant que telles. L'incesteest socialement absurde avant d'tre moralement coupable. L'ex-clamation incrdule arrache l'informateur : Tu ne veux donc pasavoir de beau-frre ! fournit sa rgle d'or l'tat de socit.

    Il n'y a donc pas de solution possible au problme de l'inceste l'intrieur de la famille biologique, mme si l'on suppose celle-cidj place dans un contexte culturel qui lui impose ses exigencesspcifiques. Le contexte culturel ne consiste pas dans un ensemblede conditions abstraites; il rsulte d'un fait trs simple, et qui l'ex-prime tout entier, savoir que la famille biologique n'est plusseule, et qu'elle doit faire appel l'alliance d'autres familles pour seperptuer. On sait que Malinowski s'est employ dfendre uneconception diffrente: la prohibition de l'inceste rsulterait d'unecontradiction interne, au sein mme de la famille biologique, entre

    des sentiments mutuellement incompatibles, ainsi les motions quis'attachent aux rapports sexuels et l'amour parental, ou les senti-ments naturels qui se nouent entre frres et surs. Ces sentimentsne deviennent toutefois incompatibles qu'en raison du rle culturelque la famille biologique est appele jouer: l'homme doit ensei-gner ses enfants, et cette vocation sociale, s'exerant naturellementau sein du groupe familial, serait irrmdiablement compromise si

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    des motions d'un autre type venaient bouleverser la discipline in-dispensable au maintien d'un ordre stable entre les gnrations:l'inceste quivaudrait la confusion des ges, au mlange des g-

    nrations, la dsorganisation des sentiments, et un renverse-ment brutal de tous les rles, au moment prcis o la famille repr-sente un agent ducatif de premire importance. Aucune socit nepourrait exister dans des conditions pareilles.

    II est fcheux, pour cette thse, qu'il n'existe pratiquement au-cune socit primitive qui ne lui inflige une contradiction flagrantesur chaque point. La famille primitive achve sa fonction ducativeplus tt que la ntre, et ds la pubert - souvent mme avant - elletransfre au groupe la charge des adolescents, dont la prparation

    est remise des maisons de clibataires, ou des cercles d'initiation.Les rituels d'initiation sanctionnent cette mancipation du jeunehomme, ou de la jeune fille, de la cellule familiale, et leur incorpo-ration dfinitive au groupe social. Pour parvenir cette fin, ces ri-tuels font exactement appel aux procds dont Malinowski n'vo-que l'ventualit que pour en dnoncer les mortels prils: dsorga-nisation affective, et change violent des rles, cet change pou-vant aller jusqu' la pratique, sur la personne mme de l'initi,d'usages trs peu familiaux par des parents rapprochs. Enfin, on

    sait que les diffrents types de systmes classificatoires se soucientfort peu de maintenir une claire distinction entre les ges et les g-nrations; il n'est pas moins difficile, pourtant, un enfant Hopiqu'il ne serait l'un des ntres, d'apprendre appeler un vieillardmon fils, ou toute autre assimilation du mme ordre. La situa-tion, prtendument dsastreuse, que Malinowski s'exerce dpein-dre pour justifier la prohibition de l'inceste n'est, tout prendre,qu'un tableau fort banal de n'importe quelle socit, quand on l'en-visage d'un autre point de vue que le sien propre.

    Cet gocentrisme naf est si dpourvu de nouveaut et d'origina-lit que Durkheim en avait offert une critique dcisive, de longuesannes avant que Malinowski ne lui et donn un temporaire re-gain de vitalit. Les relations incestueuses et les sentiments fami-liaux n'apparaissent contradictoires que parce que nous avonsconu ceux-ci comme excluant irrductiblement celles-l. Mais siune longue et ancienne tradition permettait aux hommes de s'unir

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    leurs proches parents, notre conception du mariage serait tout au-tre. La vie sexuelle ne serait pas devenue ce qu'elle est: elle auraitun caractre moins personnel, laisserait moins de place aux libres

    jeux de l'imagination, aux rves, aux spontanits du dsir ; le sen-timent sexuel se serait tempr et amorti, mais, par l mme, il seserait rapproch des sentiments domestiques, et n'aurait eu aucunmal se concilier avec eux. Et, pour terminer cette paraphrase parune citation : Certes, la question ne se pose pas, une fois que l'onsuppose l'inceste prohib ; car l'ordre conjugal, tant ds lors ex-centrique l'ordre domestique, devait ncessairement se dvelop-per dans un sens divergent. Mais on ne peut videmment expliquercette prohibition par des ides qui, manifestement, en drivent.

    Ne faut-il pas aller plus loin encore? De nombreuses socitspratiquent, l'occasion mme du mariage, la confusion des gnra-tions, le mlange des ges, le renversement des rles, et l'identifi-cation de relations nos yeux incompatibles. Et comme ces usagesleur semblent en parfaite harmonie avec une prohibition de l'in-ceste conue parfois de faon trs rigoureuse, on peut en conclure,d'une part, qu'aucune de ces pratiques n'est exclusive de la vie defamille, et, d'autre part, que la prohibition doit se dfinir par descaractres diffrents, et qui lui soient communs travers ses multi-

    ples modalits. Chez les Chukchee, par exemple, l'ge des fem-mes changes en mariage n'est gure pris en considration. Ainsi,sur la rivire Oloi, un homme () maria son fils, g de cinq ans, une fille de vingt ans. En change il donna sa nice qui avaitdouze ans, et celle-ci pousa un jeune homme de plus de vingt ans.La femme du petit garon jouait le rle de nourrice, le faisait man-ger elle-mme et le mettait au lit... L'auteur cite aussi le cas d'unefemme marie un bb de deux ans et qui, ayant elle-mme unenfant d'un compagnon de mariage , c'est--dire d'un amant of-ficiel et temporaire, partageait ses soins entre les deux nourrissons:

    Quand elle allaitait son bb, elle allaitait aussi son mari-bb...Et dans ce cas, le petit mari prenait volontiers le sein de sa femme.Quand je demandai qu'on m'expliqut la conduite de la femme, leChukchee rpondit : Qui sait ? Peut-tre est-ce un moyen magiquepour s'assurer le futur amour de son jeune mari. II est certain, entout cas, que ces unions en apparence inconcevables sont compati-bles avec un folklore d'un romantisme exalt, tout plein de coups

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    de foudre, de Princes Charmants et de Belles au Bois Dormant, debeauts farouches et d'amours triomphantes. On connat des faitsanalogues en Amrique du Sud.

    Pour inusits qu'ils puissent paratre, ces exemples ne sont pasuniques, et l'inceste l'gyptienne n'en constitue, probablement,que la limite. On trouve leur analogue chez les Arapesh de Nou-velle-Guine, o les fianailles infantiles sont frquentes, les deuxenfants grandissant comme frre et sur. Mais c'est au profit dumari que s'tablit, cette fois, la diffrence d'ge : Un garon Ara-pesh lve sa femme. D'habitude, un pre fonde son droit, non surle fait d'avoir donn le jour son enfant, mais sur celui de l'avoirnourri; de mme, le mari Arapesh exige de sa femme soins et d-

    vouement, non pas en invoquant le prix qu'il a pay pour elle, ouson droit de propritaire, mais en vertu de la nourriture qu'il lui afournie pendant sa croissance et qui est devenue l'os et la chair deson corps. Ici encore, ce type de relations, en apparence anorma-les, fournit le modle psychologique du mariage rgulier: Toutel'organisation sociale se fonde sur l'analogie tablie entre les en-fants et les pouses, qui sont considrs comme un groupe plus

    jeune, moins responsable que la socit masculine, et qu'il faut parconsquent diriger. Par dfinition, les femmes rentrent dans cette

    catgorie infantile... vis--vis de tous les hommes, plus gs qu'el-les, du clan o elles doivent se marier.

    De mme, chez les Tapirap du Brsil central, les phnomnesde dpopulation ont gnralis un systme de mariage avec despetites filles. Le mari vit chez ses beaux-parents et la mre dela femme assure les travaux fminins; le mari Mohave porte surses paules la petite fille qu'il a pouse, s'occupe des soins du m-nage, et de faon plus gnrale, agit simultanment comme un mariet in loco parentis. Les Mohave commentent la situation avec cy-

    nisme, et demandent, parfois mme en prsence de l'intress, sil'homme n'aurait pas pous sa propre fille : Qu'est-ce que tupromnes sur ton dos ? interrogent-ils. Est-ce l ta fille ? Quanddes mariages de ce type se dfont, il n'est pas rare que le mari aitune attaque de folie.

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    Nous avons nous-mmes assist, chez les Tupi-Kawahib duHaut-Madeira, dans le Brsil central, aux fianailles d'un hommed'une trentaine d'annes avec un bb de deux ans peine, et que

    sa mre portait encore dans les bras. Rien de plus touchant quel'moi avec lequel le futur mari suivait les bats purils de sa petitefiance; il ne se lassait pas de l'admirer, et de faire partager sessentiments aux spectateurs. Pendant des annes, sa pense allaittre occupe par la perspective de monter un mnage; il se sentiraitrconfort par la certitude, grandissant ses cts en force et enbeaut, d'chapper un jour la maldiction du clibat. Et ds pr-sent, sa tendresse naissante s'exprimait par d'innocents cadeaux.Cet amour, dchir, selon nos critres, entre trois ordres irrducti-bles: paternel, fraternel et marital, n'offrait, dans un contexte ap-

    propri, aucun lment trouble, et rien ne pouvait laisser deviner enlui une tare, mettant en pril le futur bonheur du couple, et moinsencore, l'ordre social tout entier.

    Contre Malinowski, et contre ceux de ses disciples qui cher-chent vainement maintenir une position prime, on doit doncdonner raison ceux qui, comme Fortune et Williams, ont, lasuite de Tylor, trouv l'origine de la prohibition de l'inceste dansses implications positives. Comme le dit justement un observateur,

    il en est du couple incestueux comme de la famille avare : ilss'isolent automatiquement de ce jeu consistant donner et rece-voir, quoi se ramne toute la vie de la tribu ; dans le corps collec-tif, ils deviennent un membre mort ou paralys .

    Chaque mariage ne saurait donc tre isol de tous les autres ma-riages, passs ou futurs, qui ont eu, ou auront lieu au sein dugroupe. Chacun est le terme d'un mouvement qui, aussitt qu'il aatteint ce terme, doit se renverser pour se drouler dans un sensnouveau; que le mouvement s'arrte, et tout le systme de rcipro-

    cit se trouvera branl. En mme temps que le mariage est lacondition pour que la rciprocit se ralise, il risque donc, chaquecoup, l'existence de la rciprocit: car que se passerait-il, si femmetait reue sans que fille ou sur soit rendue ? Il faut courir ce ris-que, pourtant, si l'on veut que la socit continue; pour sauvegarderla perptuit sociale de l'alliance, on doit se compromettre avec lesfatalits de la filiation, c'est--dire, en somme, de l'infrastructure

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    biologique de l'homme. Mais la reconnaissance sociale du mariage(c'est--dire la transformation de la rencontre sexuelle base depromiscuit en contrat, en crmonie, ou en sacrement) est tou-

    jours une angoissante aventure; et on comprend que la socit aitcherch se prmunir contre ses risques par l'imposition conti-nuelle, et presque maniaque, de sa marque. Les Hh, dit GordonBrown, pratiquent le mariage des cousins croiss, mais non sanshsitation: car s'il permet de maintenir le lien clanique, en mmetemps il risque de le dtruire en cas de mauvais mariage; et, indi-quent les informateurs, cause de cela, beaucoup de gens s'y re-fusent. Cette attitude ambivalente des Hh, vis--vis d'uneforme spciale du mariage, est l'attitude sociale par excellence vis--vis du mariage sous toutes ses formes: en reconnaissant et en

    sanctionnant l'union des sexes et la reproduction, la socit s'im-pose l'ordre naturel ; mais en mme temps, elle donne l'ordrenaturel sa chance, et l'on peut dire, de toutes les cultures du monde,ce qu'un observateur a remarqu pour l'une d'elle : La plus fon-damentale des notions religieuses a trait la diffrence qui rgneentre les sexes. Chacun est parfaitement normal sa manire, maisleur contact est lourd de dangers pour tous deux.

    Tout mariage est donc une rencontre dramatique entre la nature

    et la culture, entre l'alliance et la parent. Qui a donn la fian-ce ? chante l'hymne hindou du mariage. qui donc l'a-t-ildonne ? C'est l'amour qui l'a donne; c'est l'amour qu'elle a tdonne. L'amour a donn ; l'amour a reu. L'amour a remplil'ocan. Avec amour je l'accepte. Amour ! que celle-ci t'appar-tienne. Ainsi, le mariage est un arbitrage entre deux amours:l'amour parental et l'amour conjugal ; mais tous deux sont amour,et dans l'instant du mariage, si l'on considre cet instant isol detous les autres, tous deux se rencontrent et se confondent, l'amoura rempli l'ocan. Sans doute ne se rencontrent-ils que pour se

    substituer l'un l'autre, et accomplir une sorte de chass-crois.Mais ce qui, pour toute pense sociale, fait du mariage un mystresacr, est que, pour se croiser, il faut, au moins pour un instant,qu'ils se joignent. ce moment, tout mariage frise l'inceste; bienplus il est inceste, au moins inceste social : s'il est vrai que l'in-ceste, entendu au sens le plus large, consiste obtenir par soi-

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    mme, et pour soi-mme, au lieu d'obtenir par autrui, et pour au-trui.

    Mais, puisqu'on doit cder la nature pour que l'espce se per-ptue, et, avec elle, l'alliance sociale, il faut au moins qu'on la d-mente en mme temps qu'on lui cde, et que le geste qu'on accom-plit vers elle s'accompagne toujours d'un geste qui la restreint. Cecompromis entre nature et culture s'tablit de deux faons, puisquedeux cas se prsentent, l'un o la nature doit tre introduite puisquela socit peut tout, l'autre o la nature doit tre exclue puisquec'est elle cette fois qui rgne : devant la filiation, par l'affirmationdu principe unilinaire, devant l'alliance, par l'instauration des de-grs prohibs.

    Les multiples rgles interdisant ou prescrivant certains types deconjoints, et la prohibition de l'inceste qui les rsume toutes,s'clairent partir du moment o l'on pose qu'il faut que la socitsoit. Mais la socit aurait pu ne pas tre. N'avons-nous donc crursoudre un problme que pour rejeter tout son poids sur un autreproblme, dont la solution apparat plus hypothtique encore quecelle laquelle nous nous sommes exclusivement consacr ? Enfait, remarquons-le, nous ne sommes pas en prsence de deux pro-

    blmes, mais d'un seul. Si l'interprtation que nous en avons pro-pose est exacte, les rgles de la parent et du mariage ne sont pasrendues ncessaires par l'tat de socit. Elles sont l'tat de socitlui-mme, remaniant les relations biologiques et les sentiments na-turels, leur imposant de prendre position dans des structures qui lesimpliquent en mme temps que d'autres, et les obligeant surmon-ter leurs premiers caractres. L'tat de nature ne connat que l'indi-vision et l'appropriation, et leur hasardeux mlange. Mais, commel'avait dj remarqu Proudhon propos d'un autre problme, onne peut dpasser ces notions qu' la condition de se placer sur un

    nouveau plan : La proprit est la non-rciprocit, et la non-rciprocit est le vol... Mais la communaut est aussi la non-rciprocit, puisqu'elle est la ngation des termes adverses; c'estencore le vol. Entre la proprit et la communaut, je construiraisun monde. Or qu'est-ce que ce monde, sinon celui dont la vie so-ciale s'applique tout entire construire et reconstruire sans arrtune image approche et jamais intgralement russie, le monde de

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    la rciprocit que les lois de la parent et du mariage font, pourleur compte, laborieusement sortir de relations condamnes, sanscela, rester tantt striles et tantt abusives ? Mais le progrs de

    l'ethnologie contemporaine serait bien peu de chose si nous de-vions nous contenter d'un acte de foi - fcond sans doute, et, en sontemps, lgitime - dans le processus dialectique qui doit inlucta-blement faire natre le monde de la rciprocit, comme la synthsede deux caractres contradictoires, inhrents l'ordre naturel.L'tude exprimentale des faits peut rejoindre le pressentiment desphilosophes, non seulement pour attester que les choses se sontbien passes ainsi, mais pour dcrire, ou commencer dcrire,comment elles se sont passes.

    cet gard, l'uvre de Freud offre un exemple et une leon. partir du moment o l'on prtendait expliquer certains traits actuelsde l'esprit humain par un vnement, la fois historiquement cer-tain et logiquement ncessaire, il tait permis, et mme prescrit,d'essayer d'en reconstituer scrupuleusement la squence. L'checde Totem et tabou, loin d'tre inhrent au dessein que s'est proposson auteur, tient plutt l'hsitation qui l'a empch de se prva-loir, jusqu'au bout, des consquences impliques dans ses prmis-ses. Il fallait voir que des phnomnes mettant en cause la structure

    la plus fondamentale de l'esprit humain, n'ont pas pu apparatre unefois pour toutes: ils se rptent tout entiers au sein de chaque cons-cience; et l'explication dont ils relvent appartient un ordre quitranscende, la fois, les successions historiques et les corrlationsdu prsent. L'ontogense ne reproduit pas la phylognse, ou lecontraire. Les deux hypothses aboutissent aux mmes contradic-tions. On ne peut parler d'explication qu' partir du moment o lepass de l'espce se rejoue, chaque instant, dans le drame indfi-niment multipli de chaque pense individuelle, parce que, sansdoute, il n'est lui-mme que la projection rtrospective d'un pas-

    sage qui s'est produit, parce qu'il se produit continuellement.

    Du point de vue de l'uvre de Freud, cette timidit conduit untrange et double paradoxe. Freud rend compte, avec succs, nondu dbut de la civilisation mais de son prsent; et, parti la recher-che de l'origine d'une prohibition, il russit expliquer, non, certes,pourquoi l'inceste est consciemment condamn, mais comment il

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    se fait qu'il soit inconsciemment dsir. On a dit et redit ce quirend Totem et tabou irrecevable, comme interprtation de la prohi-bition de l'inceste et de ses origines: gratuit de l'hypothse de la

    horde des mles et du meurtre primitif, cercle vicieux qui fait na-tre l'tat social de dmarches qui le supposent. Mais, comme tousles mythes, celui que Totem et tabou prsente avec une si grandeforce dramatique, comporte deux interprtations. Le dsir de lamre ou de la sur, le meurtre du pre et le repentir des fils, necorrespondent, sans doute, aucun fait, ou ensemble de faits oc-cupant dans l'histoire une place donne. Mais ils traduisent peut-tre, sous une forme symbolique, un rve la fois durable et an-cien. Et le prestige de ce rve, son pouvoir de modeler, leur insu,les penses des hommes, proviennent prcisment du fait que les

    actes qu'il voque n'ont jamais t commis, parce que la culture s'yest, toujours et partout, oppose. Les satisfactions symboliquesdans lesquelles s'panche, selon Freud, le regret de l'inceste, neconstituent donc pas la commmoration d'un vnement. Elles sontautre chose, et plus que cela: l'expression permanente d'un dsir dedsordre, ou plutt de contre-ordre. Les ftes jouent la vie sociale l'envers, non parce qu'elle a jadis t telle, mais parce qu'elle n'a

    jamais t, et ne pourra jamais tre, autrement. Les caractres dupass n'ont de valeur explicative que dans la mesure o ils conci-

    dent avec ceux de l'avenir et du prsent.Freud a parfois suggr que certains phnomnes de base trou-

    vaient leur explication dans la structure permanente de l'esprit hu-main, plutt que dans son histoire : ainsi, l'tat d'angoisse rsulte-rait d'une contradiction entre les exigences de la situation, et lesmoyens la disposition de l'individu pour y faire face ; en l'occur-rence, par l'impuissance du nouveau-n devant l'afflux des excita-tions extrieures. L'anxit apparatrait donc avant la naissance dusuper-ego : II n'est pas inconcevable que des facteurs d'ordre

    quantitatif, par exemple une dose excessive d'excitation, et la rup-ture des barrires qui s'y opposent, soient la cause immdiate de larpression primitive. En effet, la susceptibilit du super-ego n'estnullement en rapport avec le degr de svrit dont il a fait l'exp-rience. L'inhibition justifierait ainsi d'une origine interne, et nonexterne. Ces vues nous semblent seules capables d'apporter unerponse une question que l'tude psychanalytique des enfants

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    pose de faon trs troublante: chez les jeunes enfants, le senti-ment du pch parat plus prcis, et mieux form, qu'il ne devraitrsulter de l'histoire individuelle de chaque cas. La chose s'expli-

    querait si, comme l'a suppos Freud, les inhibitions entendues ausens le plus large (dgot, honte, exigences morales et esthtiques),pouvaient tre organiquement dtermines, et occasionnellementproduites, sans le secours de l'ducation. 11 y aurait deux formesde sublimation, l'une issue de l'ducation et purement culturelle,l'autre, forme infrieure, procdant par raction autonome, etdont l'apparition se placerait au dbut de la priode de latence ; ilse pourrait mme que dans ces cas exceptionnellement favorables,elle se poursuivt pendant tout le cours de l'existence.

    Ces audaces par rapport la thse de Totem et tabou, et les h-sitations qui les accompagnent, sont rvlatrices: elles montrent unscience sociale comme la psychanalyse - car c'en est une - encoreflottante entre la tradition d'une sociologie historique cherchant,comme l'a fait Rivers, dans un pass lointain la raison d'tre d'unesituation actuelle, et une attitude plus moderne et scientifiquementplus solide, qui attend, de l'analyse du prsent, la connaissance deson avenir et de son pass. C'est bien l, d'ailleurs, le point de vuedu praticien; mais on ne saurait trop souligner qu'en approfondis-

    sant la structure des conflits dont le malade est le thtre, pour enrefaire l'histoire, et parvenir ainsi la situation initiale autour delaquelle tous les dveloppements subsquents se sont organiss, ilsuit une marche contraire celle de la thorie, telle que Totem ettabou la prsente. Dans un cas, on remonte de l'exprience aux my-thes, et des mythes la structure; dans l'autre, on invente un mythepour expliquer les faits : pour tout dire, on procde comme le ma-lade, au lieu de l'interprter.

    Malgr ces pressentiments, une seule, parmi toutes les sciences

    sociales, est parvenue au point o l'explication synchronique etl'explication diachronique se confondent, parce que la premirepermet de reconstituer la gense des systmes et d'en oprer la syn-thse, tandis que la seconde met en vidence leur logique interne etsaisit l'volution qui les dirige vers un but. Cette science sociale estla linguistique, conue comme une tude phonologique. Or, quandnous considrons ses mthodes, et plus encore son objet, nous

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    pouvons nous demander si la sociologie de la famille, telle quenous l'avons conue au cours de ce travail, porte sur une ralitaussi diffrente qu'on pourrait croire, et si, par consquent, elle ne

    dispose pas des mmes possibilits.Les rgles de la parent et du mariage nous sont apparues

    comme puisant, dans la diversit de leurs modalits historiques etgographiques, toutes les mthodes possibles pour assurer l'int-gration des familles biologiques au sein du groupe social. Nousavons ainsi constat que des rgles, en apparence compliques etarbitraires, pouvaient tre ramenes un petit nombre : il n'y a quetrois structures lmentaires de parent possibles; ces trois structu-res se construisent l'aide de deux formes d'change; et ces deux

    formes d'change dpendent elles-mmes d'un seul caractre diff-rentiel, savoir le caractre harmonique ou dysharmonique du sys-tme considr. Tout l'appareil imposant des prescriptions et desprohibitions pourrait tre, la limite, reconstruit a priori en fonc-tion d'une question, et d'une seule : quel est, dans la socit encause, le rapport entre la rgle de rsidence et la rgle de filiation?Car tout rgime dysharmonique conduit l'change restreint,comme tout rgime harmonique annonce l'change gnralis.

    La marche de notre analyse est donc voisine de celle du lin-guiste phonologue. Mais il y a plus: si la prohibition de l'inceste etl'exogamie ont une fonction essentiellement positive, si leur raisond'tre est d'tablir, entre les hommes, un lien sans lequel ils nepourraient s'lever au-dessus d'une organisation biologique pouratteindre une organisation sociale, alors il faut reconnatre que lin-guistes et sociologues n'appliquent pas seulement les mmes m-thodes, mais qu'ils s'attachent l'tude du mme objet. De ce pointde vue, en effet, exogamie et langage ont la mme fonction fon-damentale : la communication avec autrui, et l'intgration du

    groupe . On peut regretter qu'aprs cette profonde remarque, sonauteur tourne court, et assimile la prohibition de l'inceste d'autrestabous, comme l'interdiction des relations sexuelles avec un garonincirconcis chez les Wachag-ga, ou le renversement de la rgle hy-pergamique dans l'Inde. Car la prohibition de l'inceste n'est pas uneprohibition comme les autres ; elle est la prohibition sous sa formela plus gnrale, celle, peut-tre, quoi toutes les autres se ram-

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    nent - commencer par celles qui viennent d'tre cites - commeautant de cas particuliers. La prohibition de l'inceste est universellecomme le langage; et, s'il est vrai que nous soyons mieux informs

    sur la nature du second que sur l'origine de la premire, c'est seu-lement en suivant la comparaison jusqu' son terme que nous pour-rons esprer pntrer le sens de l'institution.

    La civilisation moderne est parvenue une telle matrise del'instrument linguistique et des moyens de communication, et elleen fait un usage si diversifi, que nous nous sommes, pour ainsidire, immuniss au langage ; ou tout au moins, nous croyons l'tre.Nous ne voyons plus dans la langue qu'un intermdiaire inerte, etpar lui-mme priv d'efficacit, le support passif d'ides auxquelles

    l'expression ne confre aucun caractre supplmentaire. Pour laplupart des hommes, le langage prsente sans imposer; mais lapsychologie moderne a rfut cette conception simpliste : Lelangage n'entre pas dans un monde de perceptions objectives ache-ves, pour adjoindre seulement, des objets individuels donns etclairement dlimits les uns par rapport aux autres, desnoms quiseraient des signes purement extrieurs et arbitraires ; mais il estlui-mme un mdiateur dans la formation des objets ; il est, en unsens, le dnominateur par excellence. Cette vue plus exacte du

    fait linguistique ne constitue pas une dcouverte ou une nouveaut:elle replace seulement les perspectives troites de l'homme blanc,adulte et civilis, au sein d'une exprience humaine plus vaste, etpar consquent plus valable, o la manie de dnomination del'enfant, et l'tude de la rvolution profonde produite, chez des su-

    jets arrirs, par la dcouverte soudaine de la fonction du langage,corroborent les observations faites sur le terrain; il en ressort que laconception de la parole comme verbe, comme pouvoir et commeaction, reprsente bien un trait universel de la pense humaine.

    Que les relations entre les sexes puissent tre conues commeune des modalits d'une grande fonction de communication ,qui comprend aussi le langage, certains faits emprunts la psy-chologie pathologique tendent dj le suggrer: la conversationbruyante semble avoir, pour certains obsds, la mme significa-tion qu'une activit sexuelle sans frein. Ils ne parlent eux-mmesqu' voix basse et dans un murmure, comme si la voix humaine

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    tait inconsciemment interprte comme une sorte de substitut dela puissance sexuelle. Mais, mme si l'on n'est dispos accueilliret utiliser ces faits que sous rserve (et nous ne faisons, ici, appel

    la psychopathologie que parce qu'elle permet, comme la psycho-logie infantile et l'ethnologie, un largissement de l'exprience), ondoit reconnatre que certaines observations de coutumes et d'attitu-des primitives leur apportent une frappante confirmation. Il suffirade rappeler qu'en Nouvelle-Caldonie, la mauvaise parole , c'estl'adultre; car parole doit probablement tre interprt dans lesens d' acte , et certains documents sont plus significatifs encore:pour plusieurs peuplades trs primitives de Malaisie, le pch su-prme, dchanant l'orage et la tempte, comprend une srie d'actesen apparence htroclites et que les informateurs numrent ple-

    mle: le mariage entre proches parents; le fait, pour pre et fille oupour mre et fils, de dormir trop prs l'un de l'autre ; un langageincorrect entre parents ; les discours inconsidrs ; pour les en-fants, jouer bruyamment, et, pour les adultes manifester une joiedmonstrative dans les runions sociales; imiter le cri de certainsinsectes ou oiseaux ; rire de son propre visage contempl dans unmiroir; enfin, taquiner les animaux et, plus particulirement, habil-ler un singe en homme, et se moquer de lui. Quels rapports peut-ily avoir entre des actes assembls de faon aussi baroque ?

    Ouvrons une brve parenthse: dans une rgion voisine, Rad-cliffe-Brown a recueilli une seule de ces prohibitions. Les indig-nes des les Andaman croient qu'on provoque la tempte en tuantune cigale, ou en faisant du bruit quand elle chante. Comme laprohibition semble exister l'tat isol, et que le sociologue anglaiss'interdit toute tude comparative, au nom du principe que chaquecoutume s'explique par une fonction immdiatement apparente, il avoulu traiter cet exemple sur une base purement empirique: la pro-hibition dcoulerait du mythe de l'anctre tuant une cigale; celle-ci

    crie, et la nuit apparat. Ce mythe, dit Radcliffe Brown, exprimedonc la diffrence de valeur que la pense indigne prte au jour et la nuit. La nuit fait peur, cette peur se traduit par une prohibition,et comme on ne peut agir sur la nuit, c'est la cigale qui devient l'ob-

    jet du tabou.

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    Si l'on voulait appliquer cette mthode au systme complet desprohibitions, tel que nous l'avons restitu plus haut, il faudrait in-voquer une explication diffrente pour chacune d'elles. Mais alors,

    comment comprendre que la pense indigne les groupe sous lemme chef ? Ou celle-ci doit tre taxe d'incohrence, ou nous de-vons rechercher le caractre commun qui fait que, sous un certainrapport, ces actes apparemment htrognes traduisent une situa-tion identique.

    Une remarque indigne nous mettra sur la voie: les Pygmes dela pninsule malaise considrent comme un pch de se moquer deson propre visage vu dans un miroir; mais, ajoutent-ils, ce n'est pasun pch de se moquer d'un tre humain vritable, car celui-ci peut

    se dfendre. Cette interprtation s'applique videmment aussi ausinge costum, qu'on traite comme s'il tait un tre humain quandon le taquine, et qui a l'air d'un tre humain (comme le visage dansle miroir), bien qu'il n'en soit rellement pas un. On peut retendreaussi l'imitation du cri de certains insectes ou oiseaux - animauxchanteurs, sans doute, comme la cigale Anda-man -: en les imi-tant, on traite une mission sonore, qui a l'air d'une parole,comme si c'tait une manifestation humaine, alors que tel n'est pasle cas. Nous trouvons donc deux catgories d'actes se dfinissant

    comme usage immodr du langage, les uns d'un point de vuequantitatif : jouer bruyamment, rire trop fort, manifester l'excsses sentiments; les autres, d'un point de vue qualitatif: rpondre des sons qui ne sont pas des paroles, prendre comme interlocuteurun individu (miroir ou singe) qui n'a qu'une apparence d'humani-t. 4Toutes ces prohibitions se ramnent donc un dnominateur

    4 On peut inclure dans la mme dfinition tous les actes classs par lesDayak comme djeadjea ou dfendus: donner un homme ou un animalun nom qui n'est pas le sien ou ne lui convient pas ; dire de lui quelquechose qui soit contraire sa nature; par exemple, dire du pou qu'il danse,du rat qu'il chante, de la mouche qu'elle part en guerre, d'un homme qu'il apour femme ou pour mre une chatte, ou quelque autre animal; enterrerdes animaux vivants en disant j'enterre un homme, etc. (HARDELAND,Dajackisch-Deutsches Worterbuch ; cit par R. CAILLOIS,L'Homme et lesacr. Paris, 1939). Mais nous croyons que ces actes relvent de l'interpr-tation positive que nous proposons ici, plutt que celle, fonde sur le d-sordre, ou le contre-ordre, avance par R. CAILLOIS (op. cit., chap. 3).

  • 8/7/2019 Levi Strauss Structural is Me

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    Structuralisme et rapports sociaux: Claude Lvi-Strauss 39

    commun: elles constituent toutes un abus du langage, et elles sont, ce titre, groupes avec la prohibition de l'inceste, ou avec des ac-tes vocateurs de l'inceste. Qu'est-ce que cela signifie, sinon que

    les femmes elles-mmes sont traites comme des signes, dont onabuse quand on ne leur donne pas l'emploi rserv aux signes, quiest d'tre communiqus ?

    Ainsi, le langage et l'exogamie reprsenteraient deux solutions une mme situation fondamentale. La premire a atteint un hautdegr de perfection; la seconde est reste approximative et pr-caire. Mais cette ingalit n'est pas sans contre-partie. Il tait de lanature du signe linguisti


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