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MEMOIRE / TFE

Date post: 23-Jul-2016
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Le Neutre: Étude de la suspension de la signification en architecture contemporaine
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LE NEUTRE Étude de la suspension de la signification dans l’architecture contemporaine
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LE NEUTRE

Étude de la suspension de la signification dans l’architecture contemporaine

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sous la Direction de VINCENT BRUNETTA

Université Libre de BruxellesFaculté d’Architecture La Cambre-HortaAnnée universitaire 2014-2015

ALICE GALLIGO

LE NEUTRE

Étude de la suspension de la signification dans l’architecture contemporaine

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SOMMAIRE

Abstract

Introduction

I/ Le Neutre comme suspension de la signification la Forme Forte

1/ Le couple signe - forme a/ sa dissociation b/ l’historique de cette dissociation

2/ Le déplacement du signe à la forme

3/ Echelle et physicalité

4/ You see what you see

5/ un Tout totalisant le Réel

II/ Le Neutre comme absence de signification le Banal

1/ L’évidence de tout les jours

2/ L’humilité et l’anonymat

3/ Le Corpus

4/ Les Signes vides

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III/ Pourquoi un tel désir du Neutre

1/ La saturation du signifiant postmoderne

2/ La Fatigue et le Silence

3/ Le dur désir de durer

Conclusion

Les fiches projets

1.Olgiati, Ecole à Paspels, Paspels, Suisse, 1998. 2.Office Kersten Geers David Van Severen, Arbor drying hall, Herselt, Belgique, 2013

3.Herzog et deMeuron, Ricola Storage Building, Laufen, Suisse, 1987

4.Office Kersten Geers David Van Severen + Bureau Godderis + Bureau Bas Smets ,Villa Voka, Chambre de Commerce, Courtrai, 2011

5.Herzog et deMeuron, Central Signal Tower, Basel, Suisse, 1998

6.Sergison Bates, Urban Housing, Hackney, London, 2001

7.Diener & Diener, Commercial Building, Basel, Suisse, 1995

Bibliographie

Remeciement

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p. 87

p.91

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ABSTRACT

Roland Barthes, professeur de sémiologie, désignait par la notion de Neutre ce qui déjoue le paradigme, suspend ou esquive le conflit de sens. Il liait celui-ci à une éthique, celle du non-choix ou du choix d’à côté. Une quête de l’écriture neutre qui se comprend en tant que suspension de la signification. Ma recherche porte sur la notion de Neutre, telle que la définit Bar-thes en architecture contemporaine. Mon questionnement con-cerne la manière avec laquelle l’architecture du Neutre procède pour se dénuer de toute signification.

Mon propos n’est pas de dresser un inventaire des différents « neutres », pour appréhender l’étendue de cette notion, mais bien de me concentrer sur deux visions du Neutre que j’ai iden-tifiées et qui prônent la fin de l’idéologie en architecture. Celle de la Forme Forte de Martin Steinmann en tant que suspension de la signification, et celle de la Forme Banale comprise com-me absence de la signification. J’étudierai ces deux visions du Neutre dans leur rapport à la signification, mais également la manière dont elles se distinguent dans leur relation au Réel et au Temps.Au cours de cette étude, j’analyserai leurs stratégies de suspen-sion ou d’absence de la signification : celle de la physicalité, du saut d’échelle, de l’association de signes vides, de l’inscription de la forme dans un corpus d’éléments préexistants… Enfin, j’illustrerai mon propos par une série de textes courts portant sur des projets me semblant représentatifs du Neutre en archi-tecture contemporaine.

Considérer le Neutre comme suspension de la signification m’a amenée à défaire le lien entre la forme et sa signification. Une distinction qui nous conduit à l’idée que l’architecture serait d’abord un corps avant d’être une langue. La Forme Forte devi-ent Neutre quand, par sa présence physique d’une grande in-tensité s’appuyant sur la phénoménologie de la perception ainsi

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que sur les qualités tactiles de ses matériaux, elle empêche les formes de l’architecture de disparaître dans leur signification. C’est le recours au troisième terme, celui de la physicalité, qui permet d’esquiver le conflit de sens et les questions de signifi-cation. On retrouve au sein de la Forme Forte cette volonté de tout par sa forme unitaire et son défi de totalisation du Réel, par son seul bâtiment, et en parallèle une volonté de rien, criant son refus face aux significations transcendantes.L’architecture Neutre peut également se définir en tant qu’évi-dence de la vie quotidienne, se justifiant par sa seule existence. Ce Neutre, associé à la figure du Banal, est dans l’acceptation du Réel même. Le Banal consiste à travailler avec ce Réel et à savoir dans le même temps comment s’écarter de celui-ci par de légers décalages. L’architecture Banale, se situant dans cet l’effort de continuité avec le Réel, se conçoit comme une col-lection d’éléments pouvant être utilisés et réutilisés de dif-férentes manières. Ces éléments n’ont d’autre signification que leur caractère architectural élémentaire. L’architecture Neutre peut se délester également de toute signification, en associant des signes contraires se vidant de manière programmée pour laisser apparaître la forme. La signification est, dans le cas de la figure du Banal, annulée ou tout simplement absente.Devant la question de la cause de ce besoin du Neutre, j’ai émis deux hypothèses. La première se résume à une saturation du domaine du signifiant et du symbolique par les architectes post-modernes. Le Neutre réagirait alors à cette tendance. Il agirait comme libérateur de cet état de Fatigue vis-à-vis d’une boulim-ie formelle et signifiante, caractéristique du postmodernisme. La seconde hypothèse consisterait à affirmer que l’indépen-dance de l’inscription dans le temps de l’architecture Neutre (que se soit de manière atemporelle ou intemporelle) par le re-fus de l’idéologie serait une recherche de pérennité.

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INTRODUCTION

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Ma recherche analyse la notion de Neutre telle que le définit Roland Barthes en architecture contemporaine.

Avant d’entrer dans le propos, analysons l’étymologie du mot neutre. Lexicalement, le neutre n’est ni masculin ni féminin, ni actif ni passif. Il vient du latin neuter composé de neet et de uter. Ne étant la négation et uter signifiant « celui des deux » ou « l’un ou l’autre», le neutre peut se définir comme étant « ni l’un ni l’autre », soit le refus du choix.

On peut tout d’abord s’interroger sur la possibilité même de l’existence du neutre en architecture. Pour l’artiste Monica Bon-vicini, la question du neutre en architecture est une impasse : « Pour moi, il n’y a pas d’architecture neutre. Rien n’est neutre, à partir du moment où l’on ouvre une porte et on entre quelque part »1. Elle concentre son travail sur le message que porte l’architec-ture, lui ôtant toute possibilité d’apparaître neutre selon elle. La neutralité, si elle existe, apparaît pour l’artiste comme l’absence totale de signe, ce que l’architecture est cependant incapable de produire selon Monica Bonvicini.Cette question sur l’existence de la production d’une architec-ture neutre fait débat. En mai 2010, dans D’Architecture2, Soline Nivet réalise un dossier sur la question du neutre interrogeant neuf architectes sur cette notion. L’article soulève une impor-tante diversité d’approches pour définir et concevoir la notion de neutre. Quand certains voient dans le neutre « l’infini poten-tiel de l’espace » (Marc Barani), d’autres au contraire l’associent à « une démission générale » des architectes (Édouard François). Les réponses des architectes montrent alors la contemporanéité sur la question et le débat que cette problématique fait naître.

Le Neutre est une notion qui fut essentiellement théorisée par les philosophes et critiques littéraires dans le courant des an-nées septante. En 1977, Roland Barthes, professeur de sémiol-ogie, dispensa des cours au Collège de France sur la notion de Neutre dans l’écriture. La sémiologie, soit la science des signes, étudie le langage porteur de significations. Roland Barthes s’in-terrogeait sur la manière dont « une société produit des stéréotypes, c’est-à-dire des combles d’artifices, qu’elle consomme ensuite comme

1.Monica Bonvicini, dans le communiqué de presse réalisé par Vanina Andréani, Emmanuelle Martini, pour une exposition consacrée à Bonvicini en 2009 au FRAC des Pays de la Loire2.Soline Nivet, « Radicalement neutre ? » dans D’Architecture, n°191, 2010

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1.Roland Barthes, Le neutre : Cours au collège de France (1977-1978), Brochet, Paris, 2002. 2.Ibid3.Ibid

des sens innés, c’est-à-dire comme des combles de nature »1. Il voyait dans le Neutre un moyen de se détacher du sens oppressif de ces stéréotypes. Il définissait comme « relevant du Neutre toute inflexion qui esquive ou déjoue la structure paradigmatique, opposi-tionnelle du sens et vise par conséquent à la suspension des données conflictuelles du discours »2. « Le paradigme étant l’opposition entre deux termes virtuels dont j’actualise l’un, pour parler, pour produire du sens »3. Le Neutre permettrait alors de déjouer ce système par la réponse à côté, la déviation, l’esquive, en faisant comprendre que tout paradigme, questionnement ou choix, est mal posé. La posture consisterait à mettre en avant le Neutre pour s’opposer au conflit du moment en rejoignant la figure de l’esquive telle que la définissait Barthes. Le Neutre serait alors l’éthique du discours de l’ailleurs du choix, du conflit de sens. L’enjeu du Neutre, qualifié de « négatif-actif », permettrait à chacun de dé-jouer les grands paradigmes en esquivant la question du signe, de l’expression. Le Neutre serait alors une création qui défait, annule le caractère binaire du paradigme, par le recours d’un troisième terme. On a dit que Barthes désigne par le Neutre ce qui déjoue le paradigme, suspend ou esquive le conflit de sens, ce qui attribue au concept une position « ardente et brûlante », liée à une éthique, celle du non-choix ou du choix d’à côté. Cette quête de l’écriture neutre serait donc une suspension de la sig-nification, qu’il érige en un idéal inaccessible.

Si l’on transpose la réflexion de Roland Barthes à l’architecture, on peut donc poser l’hypothèse que la quête d’une écriture Neutre serait la suspension de la signification architecturale. Si l’on admet la possibilité d’une suspension de la signification, nous devons nous interroger tout d’abord sur la possibilité de détacher le signe de la forme. Cela nous permettra de définir ces notions clefs pour la suite de notre recherche. Le signe et la forme étant devenus indépendants, quels effets auraient alors une forme dénuée de signe ? Posons l’hypothèse que l’architec-ture Neutre possède « une forme en tant que forme » et non en tant que signe. Quelles seraient les stratégies de l’architecture Neutre pour suspendre sa signification? On analysera la méth-ode de Martin Steinmann avec son concept de la Forme Forte recherchant la physicalité. Si la Forme Forte a pour caractéris-

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tique d’esquiver la question de la signification par le « choix d’à côté », ici la physicalité, ne serait-elle pas alors une architecture Neutre d’après la définition de Roland Barthes ? Nous analyse-rons comment Martin Steinmann définit son concept de Forme Forte, ses influences et ses spécificités.Selon Barthes, le Neutre est une force qui s’applique à déjouer le paradigme. Il la conçoit de deux manières différentes : soit comme un « tourniquet perturbé » adoptant la posture de l’es-quive comme nous l’avons esquissé précédemment, soit com-me « exemption, annulation ». Dans ce dernier cas, le Neutre ne peut-il pas être alors compris comme une absence de la sig-nification et non plus seulement comme une suspension de la signification architecturale ? L’absence de signification sera le thème de notre seconde partie. Ce qui nous amènera à ques-tionner l’angle du Banal. On se demandera également quelles sont les stratégies d’absence de signification de l’architecture du Neutre, ainsi que les figures caractéristiques de ce second neutre (pour reprendre l’approche barthésienne du Neutre lors de son cours donné au Collège en France en 1977). On choisira l’expression du « banal », de l’ « humilité », de l’« évidence », de l’« anonymat », de la « nuance », de la « répétition », pour appréhender ce second neutre. Nous verrons que le banal est caractérisé par sa dépersonnification, sa non-singularité par rapport au langage architectural du bâti environnant. Quelles sont ses méthodes de continuité vis-à-vis du contexte environ-nant ? Quel est alors son rapport à la création ? Roland Barthes nous parle également d’un désir du Neutre. D’où vient ce désir ? Qu’est-ce qui fait naître ce besoin de Neu-tre ? La recherche de la cause de ce désir sera le thème de notre dernière partie. Le Neutre, remis dans le contexte historique de l’architecture, serait une réaction à un mouvement architectural précédent. On pense ici au postmodernisme par son rapport à la signification. Comment cette réaction se traduit-elle, quelles en sont les oppositions ? Cette volonté d’absence ou de suspen-sion de la signification n’est-elle pas justement le signe (ou la conséquence) d’une fatigue par rapport à une saturation de sig-nifiants du monde postmoderne ? Ne pouvons-nous pas voir le Neutre comme combattant actif pour la fin de l’idéologie en architecture ?

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Ma question est la suivante : comment l’architecture du Neu-tre procède-t-elle pour se dénuer de toutes significations ? Mon propos n’est pas ici de dresser un inventaire des différents « neutres », pour appréhender l’étendue du Neutre, mais de me concentrer sur ces deux visions du Neutre. J’ai identifié la Forme Forte comme une première vision du Neutre en tant que suspension de la signification, puis la Forme Banale comme ab-sence de la signification pour notre second Neutre. J’analyserai les stratégies de suspension ou d’absence de la sig-nification : celle de la physicalité, du saut d’échelle, de l’associa-tion de signes vides, de l’inscription de la forme dans un corpus d’éléments préexistants… J’étudierai ces deux visions du Neu-tre dans leur rapport à la signification, visant l’absence de celle-ci, mais également la manière dont elles se distinguent dans leur relation au Réel et au Temps. Enfin, j’illustrerai mon propos par une série de textes courts portant sur des projets me semblant représentatifs du Neutre en architecture contemporaine. J’examinerai ces projets, choisis de manière subjective, sous l’angle de la Forme Forte ou de la Forme Banale. Les fiches de projet seront placées de manière in-dépendante et ponctuelle au verso des pages du mémoire pour permettre une double lecture.

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LE NEUTRE COMME SUSPENSION DE SIGNIFICATION

LA FORME FORTE

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1.Martin Steinmann, « Les limites de la critiques », dans Matières, n°6, 2003 2.Roland Barthes, Le neutre : Cours au collège de France (1977-1978), Brochet, Paris, 2002.

La Forme devient Forte en déviant la question du choix idéologique transmis en l’architecture par le biais de signes. Elle s’oppose aux paradigmes de significations en rejoignant la fig-ure de l’esquive. L’esquive de Roland Barthes est permise ici par le recours à un troisième terme la physicalité (que nous dével-opperons plus tard), remettant en question le choix des signifi-cations posé. La Forme Forte arriverait à suspendre sa signifi-cation, et par conséquent deviendrais une architecture Neutre.

1/ LE COUPLE SIGNE – FORME

A/ LA DISSOCIATION

Qualifier l’architecture Neutre de suspension de la sig-nification revient à dire que l’on doit distinguer la forme du signe dans un premier temps. Un regard qui se limiterait aux signes représenterait une fuite, « c’est un regard qui ne vise pas à connaître les choses, mais à les reconnaître »1 d’après Martin Stein-mann, professeur à l’Epfl, inventeur du concept de la Forme Forte. Nous sommes constamment entourés d’objets que nous percevons comme signes, signes de leurs utilisations le plus souvent, parce que nous avons appris que tel objet de forme particulière renvoie à une signification, celle de son utilisation dans le cas de la chaise par exemple. Car, comme le note Roland Barthes, « dès qu’il y a société, tout usage se transforme en signe de cet usage ».2 Pour voir la forme, nous devons retourner à l’étape antérieure de la connaissance, de la convention. Le but est de défaire le lien entre la forme et la signification, de dés-automatiser la per-ception que l’on a de l’objet. Dans Augenblicklich, qui signifie « d’un coup d’œil » (se rapportant à la perception sensitive, ou perception première), Martin Steinmann part de l’hypothèse que les choses sont des formes avant d’être des signes. Il existe selon lui « un effet qui découle de ce qui est déjà là : de la forme et pas de la signification, qui est associé à la forme du fait d’une con-

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1.Bruno Reichlin, « Réponse à Martin Steinmann », dans Matières, n°6, 20062.Martin Steinmann, « Les limites de la critiques », dans Matières, n°6, 20033.Thomas D’Aquin dans Martin Steinmann, « Les limites de la critiques », dans Matières, n°6, 2003

vention. Il est alors possible d’avoir une expérience directe des choses, cette dernière ne prenant pas la place de signification.»1 « Nous voyons donc la forme comme une chose en deçà du signe »2. Ce qui rejoint l’esthétique « d’en bas » développée en Allemagne dès 1870 par Gustav Theodor Fechner dans son Introduction à l’esthétique, partant également de l’effet que les choses produisent.

Nous vivons les choses corporellement, comme effet qui se rap-porte à notre corps, qui se trouve entre le moi et une chose, à l’instant où le sujet et l’objet ne sont pas encore séparés par la connaissance. Forme et Signe sont alors des moments différents de la perception, l’une précédant l’autre, comme l’exprime Thomas D’Aquin: « Ce qui fut dans notre esprit fut d’abord dans nos sens »3. Cela signifie que nous vivons dans un premier temps les objets comme sensation en dessous du niveau de la conscience.Pour lui, la forme et sa « Stimmung » sont données avant le sig-ne et ne deviennent signe qu’au cours d’un processus d’assimi-lation. La « Stimmung » étant l’effet qui résulte de la chose, c’est ce que transmet un regard dit regardant, c’est-à-dire non con-ditionné par l’expérience et qui ne traduit pas encore la forme en signe. La Stimmung est ce qui nous apparaît à la première perception, réunissant les qualités sensibles de l’objet : formes, couleurs, mouvements, tout ce qui est appelé « forces visuelles » dans la théorie de la perception développée par Rudolf Arn-heim. Pour ce dernier, la perception visuelle est la perception des forces visuelles. La compréhension de cette dissociation entre le signe et sa forme passe par l’adoption de termes scien-tifiques issus du domaine de la psychologie de la forme.

La psychologie de la forme fut appliquée à l’architecture dès 1886 par Henrich Wolfflin. Il mettait en relation la perception d’un bâtiment avec celle du corps humain, utilisant comme critères des rapports de poids d’équilibre de dureté. Par exem-ple, l’expression du poids d’un bâtiment provient de nos expéri-ences corporelles, de même que ce qui s’oppose à la gravité est perçu comme une analogie avec le corps humain. La composi-tion est expliquée par sensation analogique vis-à-vis des formes. Les formes ne nous seraient alors seulement compréhensibles que parce que nous avons le souvenir des charges portées par

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1.Martin Steinmann, « Augenblicklich, note sur la perception des choses en tant que formes», dans Matières, n°3, 1999

nos propres forces corporelles. Ainsi, nous ressentons les forces qu’éprouve une construction. L’« expression » serait une correspondance entre les comporte-ments physiques et psychiques. Elle correspond d’une part aux forces extérieures : la forme de la Gestalt, structure de forces perceptuelles, et d’autre part aux forces intérieures : la sensa-tion liée à la Gestalt. L’expression n’est pas due à un apprentis-sage ou à une association. Elle nous apparaît de manière im-médiate par la forme. Selon Steinmann, l’effet des forces est un effet en nous : l’expression est alors déterminée par un a priori affectif. Ce dernier permet les sensations que les choses créent en nous, sur la base de leurs expressions, données par les forces visuelles. Il représente une connaissance qui précède l’expéri-ence, sans que nous soyons conscients de cette connaissance. Steinmann nous explique que nous devons avoir une idée de la sensation de calme avant de pouvoir l’éprouver en présence d’un bâtiment. L’expérience d’une sensation est immédiate au sens où elle part des a priori affectifs. Et c’est la sensation qui met en marche le mécanisme d’association pour le signe. « La perception par les sens est présémiotique, c’est-à-dire qu’elle porte sur des formes et non sur des signes, sur la Stimmung et non sur la sig-nification »1.

Mais Bruno Riechlin, avec qui Martin Steinmann établit une correspondance sur cette problématique entre Forme et Signe à travers les revues Matières et Faces, émettra une réserve sur l’hypothèse de Steinmann. Se basant sur les travaux de l’an-thropologie de la sensibilité, il s’est demandé en effet si les Sens ne seraient pas, eux aussi, le produit de l’Histoire ainsi qu’un fait culturel. Riechlin parle même de dressage des sens, en s’ap-puyant sur des exemples d’étude de la vision comme la photog-raphie du chien dalmatien de Ronald C. James, où l’observateur va éduquer son sens de la vision par l’entrainement. Pour lui, la forme est au-delà des signes et non en deçà comme l’énonce Steinmann. En effet, nous comprenons l’objet devant nous com-me un signe, et nous devons réduire ce signe et la signification qu’il transmet, pour trouver cette autre chose, c’est-à-dire la forme, et l’effet qu’elle a sur nous en tant que forme. Il dépassera même l’opposition Signe/Sens, englobant celui-ci dans le panel

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1.Bruno Reichlin, « Réponse à Martin Steinmann », dans Matières, n°6, 2006

2.La figure correspond à une réalité cachée, révélée par les codes bibliques ou l’autorité classique. Elle représente une idée, mais se distingue de son contenu, car elle en donne seulement une approximation. Ainsi dans la figure, nous ne voyons que son symbole et non son contenu.

des sens. « Le signe est un produit de notre commerce avec les choses, il appartient à nos cinq sens, surtout au sixième, si nous sommes des consommateurs avertis. »1

B/ HISTORIQUE DE LA DISSOCIATION

Cette problématique de forme indépendante de son signe idéologique, ou du signe de son usage, reconnu et attribué de manière culturelle par convention, n’est pas récente. On con-sidère que les notions de formes et de signes englobent les différentes nomenclatures que les théoriciens leur associèrent. Néanmoins, le propos de distinguer l’entité géométrique de son affiliation culturelle resta identique. Je vais m’attacher à réaliser une généalogie succincte de cette séparation du couple forme-signe, pour comprendre l’origine de ses fondements.

À partir du 17e siècle, on constata une dégénérescence dans le système de figures issu de la Renaissance. La figure est ici com-prise en tant que configuration dont la signification est don-née par la culture. Progressivement, le rôle précis des figures et leurs significations devinrent incertains. Les significations attachées aux ordres et aux catalogues typologiques devinrent vagues et s’évaporèrent dans une sorte de mémoire diffuse. Par ailleurs, les styles nouvellement redécouverts furent appliqués à la construction pour fournir toute une série de significations ne faisant pourtant pas partie de la culture assimilée. Un pro-cessus de vulgarisation et de réduction des significations des figures s’opéra. Les objets kitsch se multiplièrent. De figures, on passa à des clichés, à des métaphores mortes, maintenant ces significations accumulées au cours de l’histoire sous une forme appauvrie.

C’est après cette dégénérescence des systèmes de pensée hérités du Moyen Âge et de la Renaissance que l’idée de forme com-mença durant la période du Néo-classicisme. La forme est admise ici comme une configuration censée avoir une signifi-cation naturelle (la forme exprimant la fonction), ou pas de sig-nification du tout. À l’époque, la théorie architecturale faisait

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1.Rudolf Arheim dans Alan Colquhoun, « Forme et figure », dans Oppositions, n°12, 1978

déjà une distinction entre la « beauté positive ou naturelle » et « beauté arbitraire ou liée à la coutume ». La première dépen-dait de la géométrie tandis que la seconde était fondée sur la tradition.

Vers la fin du 18e siècle, certains théoriciens comme An-toine-Chrysostome Quatremère de Quincy firent la distinction entre le type et le modèle. Le premier est envisagé comme un signe neutre, non idéologique et non problématique, supposant un degré d’abstraction. Le second est considéré comme une en-tité concrète qui donnerait lieu à une forme spécifique. Le pro-cessus de formalisation se ferait en deux temps : la constitution du type comme schéma générique, puis l’obtention du modèle comme forme particulière.

Mais il faudra attendre le 19e siècle pour que la forme soit in-tégrée en tant que telle de manière théorique en architecture. La forme indépendante de tout signe prit son essor à travers les écrits de certains esthéticiens de la seconde moitié du 19e siècle :_le philosophe esthétique Benedetto Croce qui pensait que l’art est un système de connaissance indépendant de tout discours ou d’associations d’idées ; _Konrad Fiedler avec sa théorie de la pure visibilité et son étude de la perception en art développant le concept de l’esthétique d’en bas ;_Heinrich Wöfflin et son apport à la psychologie de la forme, évoqué précédemment ;_Rudolf Arheim, pour qui l’architecture doit recourir à la psy-chologie de la perception dans le but de sélectionner la bonne forme. Car l’être humain a besoin de simplicité et de clarté pour s’orienter, d’unité pour fonctionner correctement, et de diver-sité pour être stimulé. Or, « ces besoins sont mieux satisfaits par certaines structures que par d’autres »1.

On a constaté chez Steinmann un retour vers ces sciences aux-iliaires datant de la fin du XIXe , début du XXe siècle, comme la psychologie de la perception. On peut se demander si ce ne serait pas une stratégie légitimant le concept de Forme Forte (j’y

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Office Kersten Geers David Van Severen, Arbor drying hall, Herselt, Belgium, 2013

Ce bâtiment industriel, conçu par le bureau Office KGDVS, est une partie de l’infrastructure d’une grande plantation d’arbres dans le Brabant. Il se situe au milieu des champs de plantes en pot. Son but principal est un espace pour sécher les plantes avant leur distribution. Le séchage de plantes nécessite des courants d’air mais également une protection contre la pluie. C’est pourquoi la construction est conçue comme un périmètre perforé avec un toit fermé.

A priori, le bâtiment semble avoir la fonctionnalité pour seule préoccupation. Mais lorsque qu’on s’y intéresse de plus près, on ne trouve pas de justification fonctionnelle ou signifiante à la forme de son plan de sa toiture, à l’effet de son matériau. Celles-ci trouvent leur intérêt dans des questions de travail de la perception.

L’objet est perçu comme une boîte au loin. Au fur à mesure que le spectateur se rapproche, les perforations lui permettent d’apercevoir les silhouettes de plantes stockées temporairement et, au loin, la continuation du champ. La peau apparaît, selon la position du spectateur, parfois de manière opaque, parfois comme un plan perforé. L’intérieur de cette structure est construit de poutres en bois peintes en vert et de colonnes d’acier, dont le placement rythme l’espace. Par son absence de raccord au sol, le bâtiment semble flotter dans l’espace.

La géométrie de sa toiture est le résultat de collision de droites horizontales et de droites obliques. Le toit comporte alors plusieurs inclinaisons donnant au bâtiment de multiples perceptions visuelles. En plus des fonctions pratiques de protection qu’il remplit, il prolonge la forme de l’édifice au-delà du plan frontal, ce qui lui confère une profondeur et permet par conséquent à l’œil

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1.Alan Colquhoun, « Forme et figure », dans Oppositions, n°12, 1978

reviendrais par la suite), l’inscrivant dans une recherche his-torique, lui attribuant une image plus rationnelle, en tant que méthode absolue de création formelle.

Enfin, au début 20e siècle, dans cette même optique, les puristes comme Le Corbusier affirmaient que les arts plastiques étaient organisés selon une qualité primaire définie par des solides géométriques élémentaires et que les qualités secondaires sur-gissaient par association d’idées. Cette organisation montre un penchant pour l’objectivité, qualifiant la forme de hiérarchique-ment supérieure à son signe, qui est presque vu ici de manière péjorative.

2/ DÉPLACEMENT DU SIGNE À LA FORME

Cette dissociation entre la forme et son signe étant admise, il semblerait que l’intérêt récent des architectes se concentre sur une de ces deux notions seulement : la forme. Admettre cette dissociation consiste à épouser la thèse de Steinmann et son concept de la Forme Forte. Car, comme je l’ai souligné en in-troduction, l’existence d’une architecture neutre, d’une archi-tecture absente de signification fait encore débat. Le concept de forme indépendante de toutes significations peut sembler im-possible. La forme chez Colquoun par exemple ne peut se libérer de sa figure, de sa signification. Atteindre la forme, qu’il définit com-me le degré zéro de la figure, consisterait à retrouver la signifi-cation originelle donnée par la culture avant la dégénérescence de cette signification. Tendre vers la forme serait alors vu com-me une quête de la signification première de la figure. « Toute tentative pour atteindre le degré zéro des figures (c’est-à-dire pour arriver à une forme) nous ramènera automatiquement aux moments historiques où ces significations universelles devenaient visibles » af-firme Alan Colquoun1. Ce goût pour la forme, libre de toute signification, serait dû à la dégénérescence progressive du signe. Les signes ne renver-

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de le définir comme un solide. Le Arbor drying hall est un objet unitaire, s’éloignant de toute question de composition, d’équilibre ou de hiérarchie, tant par sa forme que par son enveloppe homogène. Le fait que la matérialité recouvre le projet comme une peau dans son entièreté, c’est-à-dire de manière identique pour les surfaces et pour la toiture, renforce sa nature d’objet et accentue son caractère abstrait.

Si l’on s’intéresse plus particulièrement au plan, on constate qu’il fait preuve d’une complexité ordonnée. Ordonnée car on comprend la figure du plan comme une déviation par rapport à une norme qui serait ici tout simplement un rectangle. La figure du plan n’est donc pas perçue comme une forme en soi, mais comme la déformation d’une forme plus simple servant de norme. La norme est un aspect réel de la perception, malgré qu’elle soit absente. Plus on s’éloigne de la norme de la figure du rectangle, plus la tension augmente. L’évasement de la forme par rapport à la norme du rectangle virtuellement présent confère à l’objet une forte tension dynamique.

Mais cette stratégie de déformation, renforçant l’effet de présence de la forme, n’apparaît pas seulement en plan, mais aussi dans le dessin de la toiture, par ses multiples inclinaisons. Ces distorsions, provenant de la déformation du parallélogramme, accentuent l’étrangeté du bâtiment. La direction en oblique choisie pour certaines droites de la toiture crée une tension orientée efficace. De la même manière que pour le plan, la tension est particulièrement forte lorsque la toiture de l’objet s’écarte de celle qu’elle occupe normalement : un toit plat en référence au hangar industriel.

On peut dire que le Arbor drying hall est l’incarnation du « built without content ». Il est ici un véritable conteneur neutre, un médium vide, refusant toute transmission de message ou de significations. En tant que Forme Forte, c’est l’effet qu’il procure qui est mis en avant, aussi bien par sa Gestalt que par le choix de sa matérialité perforée.

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1.Martin Steinmann, « Augenblicklich, note sur la perception des choses en tant que formes», dans Matières, n°3, 1999 2.Martin Steinmann, Forme Forte – en deça des signes, Birkhäuser, 20033.Jacques Herzog & Theodora Vischer, « Entretiens », Herzog et de Meuron, Bâle, Wiese, 1988

raient plus à des significations mais à d’autres signes et ainsi de suite, créant une régression à l’infini, tel un jeu de miroirs dans lesquels les objets se dissoudraient dans leurs références à d’autres objets. Selon Steinmann, la sémiologie aurait atteint sa limite. Il pose l’hypothèse qu’« il doit exister un point à partir duquel les formes sont leur propre sens, sont leur propre signification. Ce qui correspond au constat que nous sommes fascinés par les choses, sans que nous puissions expliquer notre sensation par une expérience antérieure. Il existe par conséquent des formes, indépendantes des significations, des formes qui trouvent leur sens en relation avec les lois fondamentales de la perception. »1 Soit une forme en tant que forme, qui a son propre effet dû à la forme, et non à une signifi-cation. On peut alors dire que l’architecture serait d’abord un corps avant d’être une langue. L’aboutissement recherché serait une architecture qui parle d’elle-même, qui aurait dépassé l’em-pirisme sémiologique. Selon lui, « il y aurait eu un déplacement de la recherche architecturale des objets considérés comme signes, aux objets considérés comme formes, et de la signification des objets à une perception, qui quant à elle n’émane pas de conventions. »2

Et c’est justement ce déplacement d’intérêt, d’une architecture en tant que langage par le biais de signes vers une architecture en tant que corps concret qui fut à l’origine de l’architecture Neutre. L’architecture Neutre serait une quête de la forme pro-voquant des sensations pures, indépendantes de la question de la signification, ne répondant donc plus aux problématiques d’expression et de la représentation architecturale. « Nous som-mes plus intéressés par l’impact physique et émotionnel direct. Nous voulons faire un bâtiment qui crée des sensations et non représente telle ou telle idée. »3 affirment Herzog et de Meuron, architectes parmi les plus représentatifs de cette tendance dans les années 1990.

Dans la Forme Forte de Steinmann, ce qui importe c’est l’effet, avant toute signification, avant que la forme devienne signe. La question de la représentation devient secondaire. Elle a pour préoccupation de produire une présence physique pour retrou-ver des sensations élémentaires, phénoménologiques.

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L’école, construite par Valerio Olgiati à Paspels, dans les Grisons, caractérise presque à elle seule le concept de la Forme Forte. On peut caractériser le corps du bâtiment par une très grande physicalité. L’école est un monolithe en béton armé, géométriquement simple. C’est un parallélépipède à base presque carrée avec un toit à une pente. Le plan du carré légèrement déformé est une figure qui reviendra plusieurs fois par la suite chez Olgiati. Elle appartient à la catégorie que Robert Morris appelle « unitary forms », soit des polyèdres simples réguliers (ou irréguliers dans ce cas), qui semblent être dépourvus de lignes de fracture à partir desquelles ils pourraient se diviser et permettre ainsi d’établir aisément des relations de partie à partie. De ce point de vue, l’école de Paspels est comprise comme un tout, comme une entité visuelle indivisible. L’école existe en tant qu’objet intègre et compact, dans lequel on fait l’expérience de sa présence aussi bien par les qualités tactiles et visuelles de son matériau que par sa forme perçue. Son caractère monolithique est renforcé par les fenêtres en quinconce, tantôt avec des cadres en retrait, tantôt au ras de l’en-veloppe extérieure, tantôt au format allongé, tantôt au format carré. Ce monolithe en tant que volumétrie comporte de nombreuses irrégularités. Nous remarquons qu’aucun des quatre angles de l’édifice ne semble être droit. Ils sont légèrement aigus ou obtus de quelques degrés seulement pour ne pas donner un aspect dra-matique au projet. Le cube est subtilement déformé , comme si l’on avait tiré ou fait glisser une arête, créant des tensions de l’ordre du pittoresque. La ligne du sommet, par sa toiture à un pan incliné, suit la ligne de la pente du terrain, de manière identique. Comme Riechlin l’a fait remarquer, ce mimétisme de la ligne de la toiture avec celle de la topographie accentue le caractère abstrait de l’objet et nous fait négliger, par son association analogique évidente, la forme essentiellement traditionnelle du toit. Cette forme, qu’Arnheim qualifierait de « charge d’énergie », par l’association du bâtiment à la topographie, adopte une expression très compacte dans le paysage.L’infime déformation de l’orthogonalité du volume a des effets directs sur la

Valerio Olgiati, Ecole à Paspels, Paspels, Suisse, 1996-1998.

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_______________________________1.Martin Steinmann, Forme Forte – en deça des signes, Birkhäuser, 20032.Monique Eleb, Soline Nivet, Jean-Louis Violeau, « Le neutre : le sans genre com-me construction savante », dans L’Architecture entre goût et opinion. Construction d’un parcours et construction d’un jugement, 2005

Il définit la Forme Forte en tant que « corps géométriques simples, clairs, des corps dont la simplicité confère une grande importance à la forme, au matériau, à la couleur, et cela en dehors de toute référence à d’autres bâtiments. Ces projets ne se déguisent plus sous le masque de formes étrangères, destinés à cacher qu’ils n’ont pas de visage propre. Ces projets se caractérisent par la recherche de formes fortes.»1

3/ L’ éCHELLE & LA PHYSICALITÉ

Si la Forme Forte suspend sa signification, on peut s’interroger sur ses méthodes pour y parvenir.On a énoncé précédemment que la Forme Forte se caractérisa-it par une présence physique d’une grande intensité qui aurait pour but d’empêcher les formes de l’architecture de disparaître dans leur signification. Cette présence physique intense, dont la matérialité joue également un rôle essentiel, correspond à l’exigence de retrouver des sensations élémentaires et quasi phénoménologiques. Elle associe l’échelle de la forme globale à l’échelle du détail. La première s’appuie sur la phénoménologie et fait appel à l’abstraction, tandis que la deuxième fait appel au réalisme lui permettant une approche sensitive immédiate par ses qualités tactiles et visuelles. Ces notions d’abstraction et de réalisme recherchées respective-ment par chacune des échelles peut nous sembler éloignée l’une de l’autre. Kandinsky nous répondra que le réalisme cherche à transmettre le sens d’une œuvre en représentant des choses simples et que l’abstraction cherche à faire de même en présen-tant des formes simples.

On peut constater qu’il n’existe pas d’échelle intermédiaire en-tre la perception de la forme du bâtiment en entier et les détails de son exécution. Pour Soline Nivet, l’échelle intermédiaire, le lieu des articulations formelles, des ornements et des signes se-rait neutralisée. « L’intention d’architecture y est mise en suspens. »2 C’est donc la physicalité présente à deux échelles du projet qui

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spatialité de l’école. C’est une réelle expérience phénoménologique, dans le sens utilisé par Maurice Merleau-Ponty lui-même : « La chose perçue n’est pas une unité idéale possédée par l’intelligence, comme un concept géométrique, par exemple ; elle est plutôt une entité ouverte à la perspective d’un nombre indéfini de points de vue qui se recoupent selon un certain style, style qui a défini l’objet concerné »1. Le projet peut ainsi être compris en tant que succession de séquences visuelles.L’espace de distribution se développe sous la forme d’une croix avec une branche au nord-est qui s’élargit de manière à former une zone utilisée par les élèves contenant en même temps l’escalier. Les trois classes à chaque étage sont à peu près rectangulaires et de même taille. Chacune d’elle possède deux côtés à angle droit, formant les parois de distribution en croix. Aucun des bras de la croix n’est identique, que ce soit en longueur ou en largeur. L’opération de déformation ini-tiale du volume se répercute sur les murs des branches de la croix. Aucun n’est parallèle à un autre, car seul un des côtés de chaque branche est perpendiculaire à une paroi externe. Les bras à peine déformés prennent alors la forme de cône. Ainsi, l’espace se dilate et se contracte, s’étire et se réduit, s’élève et s’abaisse par la toiture à un pan, au gré de notre parcours. De plus, d’un étage à l’autre, les classes n’occupent pas les angles de la même manière, leurs murs ne se superpo-sent donc pas, multipliant les perceptions.Le choix des matériaux internes renforce également cet aspect expérimental. Les murs, le plafond et sol de l’espace en croix sont de couleur uniforme, le gris du béton laissé brut instaure une lumière froide, tandis que les surfaces des classes sont revêtues de bois, amenant une lumière chaude. La chaleur et l’intimité des classes contrastent alors fortement avec la dureté et la fraîcheur de l’espace de distribution. Le camaïeu gris, recouvrant l’intégralité des surfaces extérieures, nous renvoie en tant que couleur de l’indistinction à notre propos sur les figures du Neutre de Roland Barthes.En somme, la légère irrégularité de l’extérieur renforce la cohérence du mono-lithe et se décline par conséquent en un champ expérimental de la perception à l’intérieur, offrant de multiples points de vue. C’est en tant que Forme Forte que l’école de Paspels est une architecture Neutre. Son expérience sensuelle par sa physicalité et son travail sur la phénoménologie de la perception surplombe toute autre expérience intellectuelle possible.

1.Maurice Merlau-Ponty, Maurice, Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques, Verdiez, 1996, p. 49

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1.Jeffrey Kipnis, « A conversation with Jacques Herzog », El Croquis, n°84, « H&deM 1993-1997 2.Dominique Boudou, Nouvelle simplicité : Art “construit” et architecture suisse contemporaine, Espace de l’art concret, 20023.Sylvain Malfroy, « Perception critique à l’œuvre et perception critique de l’œuvre, essai de mise en parallèle des poétique de dématerialisation et des herméneutiques de la distanciation », dans Matières, n° 3, 1999

étouffe toute signification possible au sein de la Forme Forte, lui permettant d’être une architecture Neutre. Le concept de la Bigness illustre cette stratégie. Elle neutralise également l’échelle intermédiaire, puisque, selon Rem Kool-haas, à partir d’une certaine taille, les bâtiments échappent aux problématiques d’articulation et aux questions de signification architecturale au profit de « moments architecturaux ». De cette manière, la Bigness s’oppose aux signes, à l’« expression exacer-bée du contenu ».

Au sein de la Forme Forte, la matérialité de l’architecture à sensation cherche à supplanter l’expression architecturale. À l’échelle du détail, l’approche sensitive débouche parfois sur une saturation sensorielle, avec un regain pour le sens du touch-er par la matérialisation. Cet intérêt pour la matérialisation est une volonté d’exalter la présence forte, silencieuse du matériau architectural, offrant une expérience perceptive plus corporelle et direct. Herzog et De Meuron : « La force de nos bâtiments réside dans l’impact viscéral et immédiat qu’ils ont sur le spectateur. Pour nous, c’est cela qui est important en architecture. »1

Notre attention se pose sur les surfaces de ces bâtiments, sur leur matérialité, sur la manière dont ils sont réalisés, sur les ex-périences sensibles que ces bâtiments nous transmettent.Le glissement de l’attention envers les signes vers celle des formes s’est emparé également des signes de la construction. Christian Sumi parlera alors du passage des matériaux vers l’ef-fet des matériaux. Ce repli sur les matériaux et sur les effets qu’ils sont susceptibles de produire permet d’éveiller des émo-tions. « Le toucher assure un contact immédiat avec la matière : la présence, la physicalité des choses ».2 La poétique de la matérialisation permet de récupérer une per-ception tactile et corporelle à la réalité. Sylvain Malfoy parlera du « contact fusionnel avec la matière tactile qui dispense de la discur-sivité. »3 On en revient alors à cette idée d’expérience sensuelle surplombant l’expérience intellectuelle.

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Office Kersten Geers David Van Severen + Bureau Godderis + Bureau Bas Smets, Villa Voka, Chambre de Commerce, Courtrai, Belgique, 2011

L’immeuble de bureaux semble être un cube solitaire et silencieux se dres-sant dans le paysage. Au premier regard, lorsqu’on se trouve en son coin, on le perçoit comme un solide plein à base carré. En coupe, le bâtiment s’enterre d’un à deux mètres dans la topographie. La forme que l’on perçoit toujours de manière cubique à cette position tend à se prolonger visuellement dans la topographie. Notre regard pénètre alors le sol pour compléter la forme, dans le but d’achever le cube que l’on perçoit de manière incomplète. Cet effet d’in-achèvement est renforcé par l’absence de base empêchant toute extension per-ceptive du volume vers le bas, ainsi que par la légère pente du paysage. Celle-ci se confronte à la dalle horizontale du rez-de-chaussée du bâtiment. La pente soulignée par une bande noire renforce d’ailleurs l’effet de la perspective. La construction semble sortir de terre, traduisant un caractère intemporel, qui a toujours existé et donnant l’impression que le bâtiment est antérieur au paysage.À l’étage supérieur, une partie est consacrée à une terrasse sur le toit, mais la structure visuelle du volume semble rester impassible et ne reconnaît pas cette nouvelle condition. Le module de vitrage de la façade continue simplement, le seul indice nous faisant réaliser notre duperie est l’aperçu de ciel que nous voy-ons à travers le verre. La non-composition de la façade, par l’absence de socle et de sommet dessiné, donne un caractère abstrait au volume.L’expérience visuelle ne se limite pas à un seul angle de vue de l’objet. En nous déplaçant, on s’aperçoit que le volume ne se complète pas de la manière la plus « logique » que l’on avait cru comprendre. Le bâtiment prend en réalité une in-scription en V. Le projet nous a trompés sur sa compacité. Un creux (une plate-forme extérieure carrée) prend place dans l’implantation carrée. Ce sont en fait deux volumes parallélépipédiques réunis qui émergent du sol. On peut s’interroger quant au caractère unitaire du bâtiment. Dans un premier temps, on a pensé que le bâtiment ne pouvait être qualifié de totalité visuelle indivisible, dépourvue de lignes de fracture à partir desquelles il pourrait se

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1.« Base de la peinture concrète », Art concret, avril 1930 ( déclaration signé par Carlsund, Doesburg, Hélion, Tutundjian, et Wantz) 2.Jacques Lucan, «La théorie architecturale à l’épreuve du pluralisme», dans Matières, n°4,20003.Ibid

4/ YOU SEE WHAT YOU SEE

Cette évolution du signe vers la forme, et de la signification à ce que l’on voit, était déjà présente dans le domaine des arts vi-suels. L’architecture des années quatre-vingt et nonante a tout simplement suivi le développement des arts visuels avec du re-tard. Cette nouvelle sensibilité suisse, comme le souligne Mar-tin Steinmann dans Matière d’art, est empreinte de l’Art Con-cret et de l’Art Minimal. Bruno Riechlin qualifiera d’ailleurs Martin Steinmann d’accoucheur de l’orientation minimaliste. Nous allons étudier de quelle manière la Forme Forte fut large-ment influencée par l’Art Concret et l’Art Minimal.

Le manifeste de 1930 de l’Art concret souligne qu’un « tableau doit être entièrement construit avec des éléments purement plastiques, c’est-à-dire plan et couleur. Un élément pictural n’a pas d’autre sig-nification que lui-même. En conséquence, le tableau n’a pas d’autre conséquence que lui-même. »1 De la même manière, la recherche architecturale se replie sur la Chose (l’élément pictural). Cette chose devient délibérément indépendante aussi bien de la fonction que de la signification. Son objectif est de comprendre la nature de la forme en elle-même.

Le célèbre « You see what you see » de Frank Stella illustre aussi ce propos dans le sens où il n’existe rien derrière les formes. Ils ne constituent pas des signes, ils sont des choses, et rien d’autre. Cette vision tautologique correspond à un regard lucide que l’on peut avoir face à un objet. Le regard que l’on porte sur celui-ci ne dépasse pas l’objectivité de sa présence physique et ne suppose aucune transcendance. Par cette inscription dans une esthétique de l’immanence, appelant à une approche sensi-tive presque immédiate, « les modalités d’appréhension des choses ne nécessitent pas de faire appel à des significations transcendantes. »2

Dans l’écrit Esthétique de l’Immanence à l’épreuve du pluralisme, Jacques Lucan nous parle d’une « architecture qui veut être com-prise à partir d’elle-même sans recours à des références ou à des modèles extérieurs, sans le secours d’images étrangères au bâtiment lui-même, en opposition au post-modernisme ».3

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diviser. Car, de prime abord, celui-ci est constitué de deux ailes de même lon-gueur que l’on pourrait séparer en leur milieu. Mais la composition en miroir quasi parfaite (à l’exception des circulations internes sculpturales), l’absence de dessin d’une quelconque articulation entre les deux ailes et l’homogénéité des façades de chaque côté des deux ailes ôtent toute idée de hiérarchie entre ces deux parties. De plus, l’implantation carrée du niveau enterré nous fait en-trevoir le volume non plus comme deux volumes réunis mais plutôt comme un cube auquel on aurait enlevé une partie. Le projet serait donc un volume unitaire auquel on aurait soustrait une partie, et non la composition de deux volumes articulés.La façade donnant sur la rue est concave et façonne un angle qui s’affirme. Elle représente le bureau sur le côté de la rue, prend le statut d’écran publicitaire de la chambre de commerce de Flandre. La façade est entièrement en verre. Ce verre a pour effet de réfléchir légèrement son environnement. Les effets percep-tifs attirent plus l’attention que celle d’une façade opaque, injectant un morceau de ciel et de rue dans le bâtiment. Le verre réfléchissant crée une ambiguïté en fusionnant une partie du Réel avec sa propre présence physique. Comme si le Réel, rapporté de manière virtuelle, pouvait amener un démenti visuel de la présence du bâtiment. Quant à la façade convexe donnant vers le jardin, elle embrasse l’esplanade du patio en contrebas. Sa forme en V encadre l’espace public et s’ouvre vers le paysage boisé. Cette seconde façade se différencie de celle située côté rue. Elle se définit par une peau uniforme, abstraite et texturée. C’est une grille en acier recouvrant en même temps les faces verticales du bâ-timent et ses faces horizontales (la plate-forme). De manière frontale, le regard perçoit l’intérieur du bâtiment par le côté ajouré de la grille, qui s’opacifie dès que l’on quitte ce rapport de frontalité.Le projet, en tant que forme unitaire auquel on aurait enlevé une partie de sa masse, de sa compacité, s’affirme néanmoins en son coin par sa forme et dégage un sentiment d’intemporalité en tant que présence physique silencieuse. Il ne renvoie à rien, il est indépendant de toute signification. Notre regard ne dé-passe pas l’objectivité de sa présence physique. C’est une Forme Forte.

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1.Jacques Herzog & Theodora Vischer, « Entretiens », Herzog et de Meuron, Bâle, Wiese, 1988

Cette volonté d’indépendance et ce souci d’antireprésentation sont clairement affirmés chez certains architectes, tel que les Suisses Herzog et deMeuron, chefs de file de la Forme Forte. « Dans nos bâtiments, nous ne cherchons pas la signification. Un bâ-timent ne peut pas être lu comme un livre, il n’a aucune attribution, aucun titre ou cartel comme peut l’avoir un tableau exposé dans une galerie. Un bâtiment est un bâtiment. En ce sens, nous sommes absol-ument antireprésentationnels.»1

Richard Wollheim invente le Minimal Art pour définir dans l’art contemporain une tendance au rejet de ce qui pouvait être encore la représentation, l’expression d’un sujet, les références symboliques ou culturelles d’un objet. Le but est d’impliquer le spectateur dans une expérience par le corps, physique, de la plus grande intensité possible. L’œuvre devient un champ d’ex-périmentation directe. On rejoint complètement ici les enjeux dictés dans la Forme Forte. L’architecture du Neutre ne renvoie à rien en dehors d’elle-même et ne fait pas appel à des capac-ités intellectuelles. Elle privilégie l’expérience immédiate et sensorielle de l’espace, des matériaux et de la lumière. Comme dans le Minimal Art, l’impression que suscite le bâtiment est créée non pas au niveau des messages délivrés, mais par une perception physique, par la recherche d’un impact sensoriel sur le spectateur.

Avant de considérer des critères plus géométriques démontrant l’influence du Minimal Art sur la Forme Forte, il serait bon de noter que la Forme Forte n’est pas une architecture minimaliste, mais plutôt une architecture revendiquant une influence avec le courant artistique du même nom. Pour Frédéric Migayrou, il n’y aurait justement pas de mouvement minimaliste en ar-chitecture, mais des minimalismes qui revendiquent tous une filiation. Globalement, il qualifie l’architecture minimale « d’ob-jets uniques » usant d’une forme géométrique pure, de matéri-aux valorisés pour leurs qualités spécifiques, et déterminant une grande force. Cette architecture prône une réduction des éléments du langage architectural et une simplification. La re-cherche porte sur la valorisation d’un espace brut uniquement qualifié par une expérience physique guidée par le matériau

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1.A Donald Judd, « Specific Objects », Arts Yearbook, n°8, 1965, publié en français dans Claude Gintz (dir.), Regard sur l’art américain des années soixante, p.70. 2.Thierry de Duve, Résonnances du readymade. Duchamp entre avant-guarde et tradition (1989), Paris 2006 p.224.

ou la lumière. Les leaders du Minimal Art tels que Carl An-dre, auquel Martin Steinmann faisait souvent référence pour illustrer les différents concepts repris dans la psychologie de la perception, recourent aux formes primaires : lignes, carrés, cubes, grilles… en tant que totalités visuelles indivisibles. Ob-jectif : créer une tension formelle et spatiale, concevoir des ob-jets unitaires éloignés de toute composition. Ils rejettent la tra-ditionnelle composition morceau par morceau pour prôner le tout : « la forme prise comme un tout, sa qualité prise comme un tout, voilà ce qui est intéressant»1. Le but est d’éviter toute hiérarchie ou décomposition au sein du bloc et de la perception que l’on peut en avoir.

Dans la même lignée, Robert Morris conçoit des unitary forms, soit des polyèdres simples, réguliers ou irréguliers, dépourvus de lignes de fracture à partir desquelles ils pourraient se diviser et permettre ainsi d’établir aisément des relations de partie à partie. Le commentaire que faisait Thierry de Duve au sujet du travail des deux artistes Robert Morris et Donald Judd pourrait totalement qualifier la Forme Forte: « Aussi bien Judd que Morris ont insisté sur les formes non relationnelles, non compositionnelles, adoptées par le Minimalisme, sur l’intégrité, la compacité, et la qualité d’objet de leur Gestalt, sur la réalité du temps et de l’espace dans lequel on fait l’expérience de leur présence, et sur la littéralité obstinée de leur matériau.»2 En effet, la Forme forte se situe dans la continuité directe de la recherche de wholeness mise en avant par l’Art Minimal. La forme forte est un dépassement des procédures de composition car elle n’est plus dans l’articulation des parties la constituant. Elle vise en réalité l’unité. Non compositionnelle, elle ne considère plus le projet d’architecture comme un as-semblage de parties distinctes. Nous ne sommes plus dans une question d’équilibre ou de hiérarchie des différentes parties : le travail sur les relations et les articulations entre les différents éléments est oublié. La fragmentation devenue synonyme de décomposition est bannie. Ce sont des monolithes pour la plupart, qui s’adaptent néanmoins à une multiplicité de condi-tions mais qui restent des monolithes. Il n’y a plus de hiérarchie entre les différents éléments. L’homogénéité plane, tant dans la forme que dans son enveloppe. Ce caractère d’homogénéité rapproche la forme forte de la pein-

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La tour de contrôle contient principalement des équipements électroniques permettant le contrôle des dépôts des trains de chemin de fer ainsi que quelques postes de travail et leurs espaces annexes. Le bâtiment succombe en raison de sa volumétrie à des tentations sculpturales renforçant son impact visuel et physique. L’effet sculptural de la tour peut se comprendre en tant que problème géométrique. La parcelle est délimitée entre deux lignes de chemin fer et un pont. Le plan rectangulaire de la toiture, aligné aux rails de chemin de fer au sud, se décale d’étage en étage pour s’aligner également avec les rails de la seconde ligne au nord au rez-de-chaussée. À ce niveau, le projet retrouve ce double alignement avec la parcelle en trapèze. Le volume parallélépipédique de six étages subit alors une déformation en un de ses coins, qui est mise en retrait. La déformation du volume est créée de manière à laisser le passage du train au nord du projet. L’inclinaison de la façade est soulignée à chaque étage dans la structure en béton par un découp-age en coupe.L’enveloppe recouvre la façade de sorte qu’il devient difficile de lire la forme géométrique du bâtiment ainsi que la composition de ses ouvertures. Elle se présente soit sous la forme de fenêtres en bande soit sous celle de petites fenêtres placées de manière régulière. L’enveloppe permet une perception unitaire de l’objet masquant le décalage d’étage en étage de la structure en béton, par une déformation lisse. Elle est constituée de bandes de cuivre tor-dues à certains endroits pour permettre l’entrée de la lumière naturelle au sein du bâtiment. Le revêtement agit comme une cage de Faraday protégeant l’équipement électronique à l’intérieur, en bloquant de l’extérieur les charges d’électricité statique. Mais on ne peut affirmer que l’unique rôle des bandes de cuivre est fonctionnel. Ce serait nier leurs incroyables qualités physiques pr-esque ornementales. Par sa matérialité, le bâtiment s’inscrit dans la tonalité de

Tour de contrôle, Basel, Suisse, 1998 Herzog et deMeuron

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1.Strzeminski dans Jacques Lucan, Composition, non composition:Architecture et théories, XIXe-XXe siècle, Presse Polytechnique Romande, Lausanne, 2009, p.6062.Sylvain Malfroy, « La recherche de la forme forte » dans Pour une école de la tendance – mélange offerts à Luigi Snozzi, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, Lausanne, 1998, p.263

ture monochrome pour laquelle toutes les surfaces ont la même valeur au sein du tableau. Strzeminski, le leader de l’Unisme, courant pictural des années 1920, dira : « Chaque cm² du tableau a la même valeur et participe à la construction au même titre que tous les autres. Mettre en évidence certaines parties du tableau pour en négliger d’autres est un procédé qui ne peut se justifier. La surface du tableau est homogène, la tension de la forme doit être répartie de façon égale. » 1

Cette volumétrie homogène, unitaire et impassible de la Forme Forte ne communique rien et ne suppose que sa contemplation. La forme se donne à voir et impose sa présence. Elle est un objet élémentaire et fixe, fermée dans son autoréférentialité.

5/ UN TOUT TOTALISANT LE REEL

Si on peut définir le concept de la forme forte dans son rapport à la signification et à la sensation, par sa nécessité de compren-dre l’architecture par elle-même, par sa nécessité de lier tous les éléments d’un projet et sa volonté de produire un effet puissant et un impact viscéral, on peut également la définir dans son rapport au Réel.Le Réel est constitué d’une infinité de composantes, d’où sa complexité (contexte social, hétérogénéité des milieux, des ty-pologies, maillage de la mobilité…). C’est en se référant à ce réel, en thématisant cette problématique permanente qu’est le réel que les postmodernes ont fait usage du fragment, du collage, du montage, du rapiècement… Ils renoncent par ce biais à vouloir totaliser le réel. Leur abandon de cette totalisation est le plus souvent suivi par un expressionnisme marqué, par une singu-larité affirmée.

Ce renoncement des postmodernes à totaliser le réel, Sylvain Malfroy (théoricien suisse) dans La recherche de la Forme Forte2, l’associera au registre de la « Forme Faible » en référence au titre de l’essai « il pensiero debole » (que l’on peut traduire par la pensée faible) du philosophe et politique italien Gianni Vat-

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la gare de manière immédiate et sensuelle. « L’architecture n’est pas virtuelle mais avant tout matérielle. Ici, c’est le rail, la rouille, le paysage industriel et un objet incertain ».1

Si on peut définir le projet dans son rapport à la sensation, sa volonté de pro-duire un effet puissant, on peut également le définir dans son rapport au Réel. Le bâtiment est posé comme un repère, dans ce territoire chaotique qu’est le Réel. La Forme Forte qu’est la tour de contrôle se comprend dans la totalisation de ce Réel incarné par la gare de triage (ses flux de trains, son rapport à la ville, les typologies de ses petits bâtiments solitaires, sa matérialité...). La tour de contrôle s’inscrit dans un plan-masse rectangulaire entre les voies ferrées de la gare de triage et la rive sud-est du pont. Le projet est une Forme Forte essentiellement par le choix de son implantation, par rapport au pont routier qui traverse les voies ferrées. Il représente d’une certaine manière l’or-dre de la ville. Le poste d’aiguillage s’implante en harmonie avec les voies des chemins de fer. Il se place donc de manière indépendante par rapport au pont routier. Sa position indique ainsi qu’il appartient à un autre ordre, celui de la gare et non celui de la ville. De plus, par son caractère d’objet autonome, le bâ-timent est spatialement relié aux autres bâtiments solitaires caractérisant cette zone urbaine de triage. La tour de contrôle met en ordre et rend lisible la gare de triage par sa seule présence. Par son inscription, elle rayonne et modifie le lieu. Elle permet de voir les propriétés du lieu, qui étaient présentes mais qui ne nous étaient pas apparues. Elle intériorise les propriétés du Réel de telle sorte qu’elle nous renvoie au lieu.

La tour devient une Forme Forte par la sensualité de sa matérialité, mais sur-tout par l’implantation de sa forme unitaire, affrontant d’une certaine manière le chaos de la ville.

1.Jacques Herzog, Theodora Vischer, « Entretiens », Herzog et de Meuron, Bâle, 1988.

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1.Sylvain Malfroy, « La recherche de la forme forte » dans Pour une école de la tendance – mélange offerts à Luigi Snozzi, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, Lausanne, 1998, p.263

timo, et en opposition littérale à la Forme Forte. « La forma de-bole » signifie que ce n’est pas l’image qui est importante, mais au contraire les idées.

La Forme Forte serait pour lui une idée vers laquelle on doit tendre, comme si son aboutissement était hors d’atteinte, le but étant de tendre vers. La Forme Forte, appréhendée comme une chose chez Martin Steinmann, devient ici une notion abstraite. Il la définit comme un langage clair pour articuler un univers problématique. Mais ce langage clair est de l’ordre du défi, car l’architecte est dans l’incapacité de maîtriser cette complexité inhérente au Réel. Si on admet la notion de forme à travers sa conception classique, on peut la concevoir comme une totalité organisée. Mettre en forme devient alors la réduction d’une multiplicité de données diverses en une unité hiérarchisée. On comprend alors la forme comme une unité en devenir. Dans une diversité qui est réelle, la Forme Forte échappe aux catégories figées et descriptibles et relève le défi de la donnée concrète de sa totale réalité. Si la complexité du réel défie notre capacité de totalisation, on peut alors affirmer que la forme devient forte lorsqu’elle oeuvre dans un effort d’unification et de totalisation.

La Forme Forte peut être également perçue comme l’exposé clair des problématiques du Réel. La géométrie devient alors un outil, pour souligner et énoncer la complexité de la ville. « Préconiser la mise en œuvre de forme forte dans l’aménagement de l’espace me paraît résider dans ceci : comment énoncer clairement les problèmes qui se posent à nous »1 déclare Sylvain Malfroy.

La Forme Forte est perçue ici en tant médium de communi-cation. Mais ce médium a pour mission de rester opaque face au contenu de son message : la maîtrise de la complexité du réel. Car le langage exprimant le chaos du réel ne doit pas lui-même être chaotique. La Forme Forte serait envisagée comme la seule façon d’affronter le chaos de la ville contemporaine. On pourrait définir son rôle par la mise en ordre d’un lieu par un seul bâtiment. Le bâtiment autonome cherchera un rapport plus général au lieu, qui intègre ce qui est là, mais qui l’intègre dans sa propre logique et dans sa propre forme. On retrouve au sein

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de la Forme Forte cette volonté de tout par sa forme unitaire et son défi de totalisation du Réel mettant en ordre le chaos et, en parallèle, une volonté de rien, par son vœu d’absence de signifi-cations. On peut traduire cette double volonté par une « croy-ance en rien » 1.

1.Markus Breitschmid, The significance of the idea in the architecture of Valerio Olgiati, Zurich: Niggli, 2008, p.51.

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LE NEUTRE COMME ABSENCE DE SIGNIFICATION

LE BANAL

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1.Roland Barthes, Le neutre : Cours au collège de France (1977-1978), Brochet, Paris, 2002.2.Geert Bekaert, Architectuur zonder schaduw, Vlees en beton nr.77, p.105

Nous avons étudié dans un premier temps la Forme Forte, adoptant la posture de l’esquive pour se délester de toute sig-nification, choisissant la physicalité. Nous allons maintenant nous intéresser à la Forme Banale, pour comprendre comment celle-ci résiste d’une autre manière à toute idéologie, procédant par une stratégie d’« exemption, d’annulation ». Le Neutre est ici compris comme une absence de la signification et non plus seulement comme une suspension de la signification architec-turale.

1/L’éVIDENCE DE TOUS LES JOURS

Pour Roland Barthes, le Banal est une figure du Neutre. Selon lui, « le Neutre consisterait à se confier à la banalité qui est en nous ou plus simplement reconnaître cette banalité. » 1 La notion de « Ba-nal » est l’antithèse de tout système d’idées doctrinal, justifiant les styles architecturaux. La présence d’une chose aussi banale qu’elle soit est déjà en soi une raison d’existence suffisante. L’ar-chitecture « se justifie par son existence, elle n’a rien à voir avec des références externes. »2 Cette citation montre la vision de Bekaert, théoricien d’architecture belge, portant un regard attentif et re-spectueux envers la vie quotidienne. Pour lui, l’architecture ne doit plus se justifier avec des idées idéologiquement chargées, mais d’une certaine manière par le plaisir de l’expérience, du quotidien, par sa présence.

On peut dire que l’architecture fait partie des évidences de la vie quotidienne. À savoir qu’elle produit de l’évidence. Le Réel (la réalité quotidienne) est accepté. On éprouve même une certaine fascination pour ce Réel (au-delà de la couche sémiologique) pour la force intrinsèque du banal. Il est évident que les notions d’ordinaire ou de banal ne sont pas ici identifiées ou assimilées avec la vision d’une quelconque médiocrité.101 L’architecture banale possède le même statut que la vie quotidienne. Elle doit rester l’expérience quotidienne de l’homme, un cadre pour sa

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1.Geert Bekaert, Jonge architecten in Vlaanderen ontmaskeren de architectuur., Vlees en beton nr.77, p.390 2.Geert Bekaert, Architectuur zonder schaduw, Vlees en beton nr.77, p.105

vie quotidienne. « L’architecture n’est pas au-delà de la vie courante, n’est pas plus banale ou sérieuse que le lieu commun de la vie même, mais elle le rend vivable et intéressant, elle apporte avec beaucoup d’ironie quelque chose de sa puissance originelle. »1 Dans son célèbre écrit Belgische architectuur als gemeenplaats. De afwezigheid va een architectonische cultuur als uitdaging, Geert Bekaert définit l’ar-chitecture belge comme le lieu commun ultime. Gemeenplaats signifie une expression banale, que tout le monde connaît. On peut le traduire littéralement par lieu commun. Le lieu commun est vu comme une absence d’architecture, mais une absence qui se révèle positive car effaçant toute singularité et spécificité caractérisant l’architecture actuelle. Il invoque le lieu commun, dans sa quotidienneté et son immédiateté, com-me notion essentielle à la compréhension de notre environne-ment dans ce qu’il a de vécu, dans l’expérience de son quoti-dien. « Les gens construisent et vivent comme si c’était la chose la plus naturelle du monde ; aujourd’hui de cette manière et demain un peu différemment si on le devait, mais sans que ça perturbe la vie ou l’humeur. »2

2/ L’HUMILITÉ ET L’ANONYMAT

On a vu que l’architecture banale n’est pas comprise comme un objet propice à la contemplation esthétique, mais plutôt com-me un fond, intensifiant le lien entre le quotidien et l’ordinaire. Le but de cette architecture ? Se fondre dans cette banalité du quotidien. Le Neutre, le Banal est ce qui ne donne pas d’accro-che au jugement. On pourrait l’associer au mot quotidien, mais également à celui d’anonyme, et d’impersonnel. On comprend Neutre ici dans le sens où il évite de se faire remarquer. Autrement dit, par la dépersonnalisation de l’objet architectural, on pourrait tendre vers une forme de neutralité. On précise que c’est l’anonymat formel que l’on recherche et non une dispari-tion du bâtiment dans la ville. Cet anonymat formel s’oppose à toutes sortes de gesticulations formelles. Celles-ci nient les

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1.Bernard Huet, « Plaidoyer pour la banalité ou la quête du sublime », dans cata-logue de l’exposition Métamorphoses parisiennes, Paris, Pavillon de l’Arsenal, 1996

règles, les conventions et hiérarchies de la ville. Elles ne tra-vaillent pas en sympathie avec la ville et éprouvent, comme le dit Huet,« une secrète et profonde antipathie vis-à-vis de la ville »1. Le statut entre ville et architecture s’inverse, car ce n’est plus l’architecture qui se conforme aux règles de la forme urbaine et s’inscrit dans son tissu existant, mais c’est la ville qui est as-sujettie à l’architecture pour lui offrir une scène où elle peut s’exposer comme un objet original et autonome. Cette volonté de différence, d’anticonformisme vis-à-vis du contexte comme prérequis en architecture écrase la dialectique que l’on retrouve au sein du tissu urbain. On peut soulever le paradoxe suivant : la différence architectur-ale voulue par le geste exceptionnel pour fuir la monotonie du tissu urbain est annihilée à l’échelle urbaine lorsque l’on mul-tiplie ce geste. Car celui-ci devient finalement lui-même mono-tone à une autre échelle. Le caractère exceptionnel de l’objet se heurte immédiatement à la contradiction de la quantité d’objets bâtis. Il est impossible de surmonter la contradiction qui existe entre ces deux niveaux. C’est la qualité des édifices et leur quan-tité (nombre des objets bâtis) qui forment le tissu urbain.

Cette question du geste vis-à-vis du tissu urbain, du caractère exceptionnel de l’objet, est celle du monument dans la ville et de la dialectique architecture banale / architecture monumentale.L’urbain ne peut être constitué uniquement de monuments ad-mis dans une conception classique comme signifiant. Au con-traire, la majorité des constructions qui constitue une ville se doit d’être de l’architecture silencieuse, non signifiante, juste-ment pour permettre aux quelques monuments publics impor-tants de se distinguer. L’architecture banale est un besoin. Elle est nécessaire pour constituer la chair de nos villes, pour en incarner ses formes urbaines. Elle contribue à la formation de cette masse grise pour aider l’architecture et la ville à trouver une relation dans laquelle elles se fondent l’une dans l’autre. Ce caractère de généralité se doit d’être recherché pour la ville, « le lieu des conventions » selon Huet. Ce n’est pas la disparition du monumental, marqueur urbain symbolique, qui est recherché, mais la conservation de son caractère ponctuel. Car cette dual-ité banal / monumental doit exister au sein de nos villes.

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1.Aldo Rossi, L’Architecture de la ville, Paris, Livre & communication, 1990. Première édition à Padoue, 1966.

2. Le Neutre peut se comprendre comme une posture respectueuse de l’en-vironnement, en tant qu’instrument d’une politique urbaine visant les tradi-tions architecturales, et l’architecture dite « anonyme » perçue alors comme patrimoine mineur. Car dans la mesure où l’esthétique du banal conçoit l’en-gendrement de formes nouvelles dans la continuité de l’existant (j’y reviend-rai), on peut dire que le banal penche pour la préservation de ce patrimoine architectural et urbain dit mineur. 3. Roland Barthes, Le neutre : Cours au collège de France (1977-1978), Brochet, Paris, 2002.

Dans le fameux essai l’Architecture de la ville 1, Aldo Rossi dis-tingue le monument de l’architecture banale. Ces monuments qu’il nomme éléments singuliers possèdent une valeur de per-manence et d’unicité. Signifiants pour la ville, ils incarnent l’idée qu’une société se fait d’elle-même à un moment donné. Leur caractère exceptionnel se traduit par une singularité for-melle. Aldo Rossi oppose ces monuments aux aires de rési-dence, aux caractères collectifs qui se reconstruisent régulière-ment sur elle-même au fil du temps. Les éléments singuliers ont la capacité de créer le développement de la ville, tandis que les aires de résidence incarnent cette substance construite.

L’architecture banale, en opposition au monumental, n’a pas pour mission de se faire remarquer. Elle doit se fondre dans le tissu qui la constitue, au lieu de s’en détacher. 2

Par l’adoption d’une posture respectueuse vis-à-vis de l’envi-ronnement, l’architecte doit par conséquent se mettre en retrait, renoncer à sa signature en se mettant en seconde ligne, en af-firmant le primat de la ville sur sa volonté artistique. Pour per-mettre ce caractère de généralité, l’architecte doit, d’après Loos, prôner l’indifférence envers ce tempérament artistique. Car ce tempérament produit de l’invention, de la création, antithèse de la banalité. Nous sommes alors encore dans l’exception, allant à l’encontre de ce caractère de généralité recherché. Ce tempéra-ment en quête d’extraordinaire finit par engendrer un palmarès formel, pour reprendre les termes de Roland Barthes : « Le Neu-tre récuse le principe du palmarès, nous sommes encore ici dans l’arro-gance de la langue, que tel objet, telle personne, est le premier de tous et encore plus cette inflation qui consiste à tourner le premier en le seul ».4

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1. Luca Ortelli: «Sur la toile de l’ordinaire», Matières n°4 20002.Mark Wigley à l’occasion du séminaire de Porto : Performing the city

C’est cette arrogance, ce manque de justesse et d’humilité par la dépersonnification de l’architecture qui est mise en cause. L’ar-chitecte, préoccupé uniquement par son autocélébration, finit par disproportionner la nature respective aux bâtiments et, de ce fait, considérer l’objet de son travail comme exceptionnel. Dans l’article Sur la toile de l’ordinaire, Lucas Ortelli déplore le fait que le seul aspect qui attire encore l’attention soit l’exception-nel. L’auteur demande aux architectes de s’imposer la modestie comme éthique du métier d’architecte, comme règle morale et civique, dans le but de respecter la nature propre à chaque bâ-timent. Le poids et la présence d’un immeuble de bureaux ou d’habitation ne doivent pas être similaires à un hôtel de ville par exemple. « L’aspect tragique de l’architecture contemporaine tient à l’incapacité d’attribuer aux choses leur juste poids. »1 Ici, l’ar-chitecture n’est pas envisagée comme la création d’une œuvre originale, mais plutôt comme un travail à effectuer, qui serait de l’ordre de la production et non de la communication d’une quelconque idéologie, de la condition et non de la distinction.

En réponse à ce caractère d’humilité de l’architecte, Mark Wig-ley fit une critique sévère de cette tendance à la banalité à l’oc-casion du séminaire de Porto Performing the city. Il y dénonça l’hypocrisie de cette posture de modestie. « On recherche ce qui ne fait pas sensation, ce qui est de l’ordre général. Mais on veut y être le meilleur. La banalité doit être subtile. La tentation du silence ne se fait pas en silence, mais elle se revendique à cor et à cri. L’ar-chitecte souhaiterait disparaître. Mais il voudrait que tout le monde voie de quelle manière il s’y prend, avec quelle virtuosité il s’escamote lui-même. Il veut se rendre indivisible et le fait avec fracas : Regardez donc par ici ! »2

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Sergison et Bates sont soucieux de créer une architecture traitant d’une con-naissance intime avec son environnement architectural. Leur travail intégré incarne leur engagement envers le Réel. En tant que médiatrice dans la ville, leur architecture se situe dans un effort de continuité avec son contexte. Le phénomène de la vie quotidienne est une notion qui intéresse les archi-tectes Sergison et Bates. Ils sont partisans de l’idée que l’architecture produit de l’évidence. Voyant l’architecture comme toile de fond de la vie quotidi-enne, ils prônent un caractère ordinaire aux choses et accordent une impor-tance à l’apparence insignifiante. Ils décrivent le quotidien comme l’ensemble des conditions du Réel énoncées dans un lieu. Leur engagement envers ces conditions permet la création de formes spécifiques et universelles.Sergison recherche la nouveauté à travers l’examen de l’existant. Le caractère d’évidence et d’incarnation du projet de la maison de ville dans le site est dû à son appartenance à l’univers des éléments architecturaux de son contexte, auquel il reprend les éléments les plus durables. Citons la balustrade, l’util-isation de la brique, sa couleur, la proportion des ouvertures, leur ordre, la porte placée de manière renforcée par rapport à la façade, le rez-de-chaussée de couleur plus claire. Sélectifs sur les éléments des maisons mitoyennes, ils créent une forme qui n’est pas attachée de manière signifiante à une forme architecturale particulière. C’est cette inscription dans le corpus d’éléments architecturaux de son contexte qui lui permet d’être une architecture banale. Examinons de plus près quelques un de ces éléments.Tout d’abord, le projet étudié a l’allure d’une maison unifamiliale, mais c’est inexact. En effet, il comprend en réalité trois logements, une maisonnette et deux appartements. C’est vis-à-vis du contexte que l’image de la maison de ville fut choisie comme la plus appropriée. La façade comporte une série d’ouverture simple et ordonnée. Ces ouvertures répètent le rythme des façades géorgiennes mitoyennes pour maintenir la composition en front de rue et établir un lien entre les bâtiments. La petite ligne des fenêtres à guillotine est aussi reprise pour continuer l’élévation de la rue. Néanmoins, les architectes effectuent un léger décalage en réduisant de manière abstraite la forme en arc de la fenêtre des maisons néogéorgiennes, créant ainsiune esthétique austère. Le projet réinterprète alors ces formes

Sergison Bates, Maison de ville, Hackney, London, 2001

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_______________________________1. Cette image de nuance constitue également une des figure du Neutre pour Ro-land Barthes. Il l’illustrait par la grisaille, le camaïeux de gris. Car le camaïeu sub-stitue à la notion d’opposition (représenté par des couleurs marqués tel que le noir ou blanc) celle de différence légère, soit de la nuance.

3/ CONTINUITé / LE CORPUS

Néanmoins, le caractère banal de la construction ne signifie pas que cette architecture doit être ordinaire pour autant. Car l’ar-chitecture banale peut atteindre une très grande qualité tout en sachant rester humble, sans se démarquer. En effet, ces notions de banal et d’ordinaire sont très souvent apparentées, voire confondues et utilisées indifféremment. Dans l’article L’ordre et l’ordinaire - Architecture sans qualité, Éric Lapierre s’attache à les définir. L’architecture banale aurait pour but de mettre en place des relations entre les choses, comme entre nouveau et ancien. C’est l’unité globale qui est recherchée, la cohérence interne au sein de la ville. En opposition avec cette idée de cohérence, l’architecture ordinaire juxtapose des objets autonomes au car-actère générique sans dialectique particulière avec le contexte, finissant par s’annihiler les uns des autres.

On peut dire que la recherche de la banalité tendra alors vers la mise en relation des choses entre elles. L’architecture banale se situe dans cet l’effort de continuité avec son contexte. Il ne faut pas nier ce fond mais se confronter et faire corps avec lui. C’est dans un rapport d’analogie avec son contexte que se fabrique l’architecture banale, en opposition avec l’attitude de rupture défendue par les modernistes. La recherche de continuité dans la fabrication de l’architecture banale s’effectue à partir de la transformation de formes précédentes, que l’on peut considérer comme un réel substrat.L’architecture banale décortique ce substrat (cette matrice) pour en retirer les éléments les plus durables et les plus stables dans ce souci de continuité. L’engendrement de formes nouvelles s’opère par un jeu de réinterprétation des formes et par un dis-positif connu en jouant des correspondances, en effectuant de légers décalages avec les modèles existants pour établir un lien, instaurer une relation avec ces bâtiments existants. La nouvelle architecture doit se façonner dans la nuance vis-à-vis de l’an-cienne, tel un camaïeu.1 En fait, il s’agit d’une répétition, mais d’une répétition différente, produisant de la différence. Ce sont ces subtiles différences (ou décalages) qui rendent manifestes les opérations générées par le projet.

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connues en toile de fond, en effectuant de légers décalages, à savoir l’abstrac-tion de l’arc des fenêtres. D’après les architectes, c’est en étant dépouillée de détails que la nouvelle construction évite tout héritage de significations asso-ciées aux précédentes formes architecturales. Si l’élévation sur rue est une étude réinterprétant la façade néogéorgienne existante de manière rigoureuse. L’élévation sud quant à elle est une com-position plus souple donnant sur un jardin ouvert, accessible aux voisins du quartier. Sa composition lâche est relative au plan, contrairement à celle située côté rue qui affirme son caractère de publicité. La façade sud renvoie à la composition de la Sudgen house des Smithsons, pour qui les architectes éprouvent un grand intérêt. Le désordre et le vacillement de la position de ses ouvertures procurent un caractère ordinaire supérieur au projet, qui nous rappelle que l’architecture possède le même statut que la vie quotidienne. L’expression des façades est liée à la matérialité de l’immeuble. La structure en bois est recouverte de deux types de briques, une brique brune et une blanche, recouvrant le rez-de-chaussée et le niveau inférieur sur la façade de la rue. La brique est exprimée plus comme une peau que comme une struc-ture. L’utilisation de la brique permet au bâtiment d’être considérée comme une masse affirmant fortement sa position dans le site. Mais elle peut égale-ment être comprise comme une surface abordant une position poétique plutôt que structurelle. Le projet greffé sur l’extrémité de l’enchaînement des maisons géorgiennes existantes les complète sans discréditer les logements des années 1970. La reconnaissance de ces deux caractères s’établit à travers la matérialité. La couleur de la brique choisie pour le projet renvoie à celle du logement des années 1970 à l’est du site. Par la brique, sa matérialité, sa cou-leur, son format, le projet assure la médiation entre les particularités des deux typologies au sein du site pour continuer le Réel.De manière générale, la maçonnerie évoque l’image de la maison et de sa ba-nalité. La brique peut être qualifiée de grain urbain londonien. Par le choix de la brique, le projet fait corps avec la réalité collective de Londres. Il s’engage envers la ville de manière modeste et anonyme.La reconnaissance de la responsabilité de l’immeuble envers sa matérialité, sa forme et sa masse illustre la pensée de Tessenow sur le milieu urbain. « Les formes et les couleurs calmes sont toujours quelque chose de très urbain ou de com-munautaire ».1 « Ainsi, les formes aussi bien que les couleurs que nous montrons pub-liquement doivent nécessairement être d’autant plus connues ou neutres que nous ai-mons davantage l’urbain. »2 La brique représente ces formes et couleurs calmes. La brique est appréhendée ici comme l’expression de la généralité qu’incarne la ville. « Rien ne pourrait être plus humble, en substance, plus modeste dans la fab-rication, plus simple dans la forme. »3

En somme, l’architecture banale de la maison de ville de Sergison et Bates a pour but d’établir des relations entre les choses, entre les différentes architec-tures qui l’entourent. Leur projet tend avec modestie vers une unité globale, une cohérence interne au sein de la ville. Dans un rapport d’analogie avec son contexte néogeorgien des années 1970, ils fabriquent le projet de manière anonyme. C’est leur inscription dans le corpus d’éléments architecturaux de leur contexte qu’ils conçoivent une architecture banale et durable. C’est par la réduction de ces éléments attribuée anciennement aux précédentes formes ar-chitecturales qu’ils évitent l’héritage de significations associées à ces éléments.

1. Heinrich Tessenow dans Martin Steinmann , « Une architecture pour la ville. L’œuvre de Diener & Diener », Forme Forte, Birkhäuser, 20032.Ibid3.St John Wilson, Colin, Brick in Scrrope, p.12

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1.Geert Bekaert, Het einde van de architectuur, Vlees en beton nr.77, p.5582.Diener & Diener dans Martin Steinmann , « Une architecture pour la ville. L’œu-vre de Diener & Diener », Forme Forte, Birkhäuser, 2003

La création de ces nouvelles formes par ces légères différences avec les formes existantes doit être en même temps la chose et la critique de la chose. En effet, le banal consiste à travailler avec un lieu commun et savoir en même temps comment s’écarter de celui-ci. Car si l’architecture appartient au Réel, c’est en jouant justement avec cette réalité, en la remettant en question, que les architectes peuvent de cette manière s’en détacher. L’architec-ture banale se nourrit de ce jeu avec la réalité. « L’architecture appartient à ce jeu. Pour quoi d’autre est l’architecture, (…) que ce jeu (ce jeu du chat et de la souris) avec la réalité ? »1

Le caractère de nouveauté des formes neutres fait apparaître le nouveau comme une modification de l’ancien, par ces répéti-tions différentes comme évoqué plus haut. Les expériences qu’elles procurent renvoient donc à d’autres expériences déjà faites, sans toutefois les répéter à l’identique. L’évidence (la ba-nalité) de la forme est alors due à son appartenance à l’univers des éléments architecturaux, par son inscription dans un cor-pus d’éléments déjà présents, permettant un langage durable que Roland Barthes caractérise par le terme « infatigable ». On précisera que si le banal doit se fondre dans le tissu existant en appartenant à un univers d’éléments architecturaux, il va de soi que ces éléments sont spécifiques au lieu, et par conséquent l’architecture banale également. En effet, elle se réfère à une cul-ture spécifique témoignée au sein de son tissu, par le biais de ce corpus d’éléments plus ou moins identifiés. Ce fonctionnement d’appartenance est donc relatif et spécifique.

Cette méthode de collection d’éléments permet la recherche de la forme la plus générale. Elle nous est proposée par les archi-tectes suisses Diener & Diener : « On peut encore concevoir l’archi-tecture comme une collection d’éléments, pouvant être constamment utilisés et réutilisés de manières différentes ; et que cette collection formera un jour ou l’autre la base d’une nouvelle convention. »2 Les moyens de l’architecture sont ici réduits à l’extrême - les murs, les fenêtres conçues comme de simples « trous » dans le mur -, une posture qui permet cependant un jeu très riche de dif-férences entre les bâtiments par la pluralité des déclinaisons de

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Diener & Diener, Immeuble commercial, Basel, Suisse 1995

L’immeuble de bureau a la forme d’un prisme comportant des faces de taille quasiment égale. Sa façade est un mur réduit à sa plus simple expression, per-cé de grandes fenêtres aux dimensions identiques. Celles-ci transcendent les divisions intérieures, plaçant davantage l’immeuble en relation avec la ville. L’élément fenêtre équivalant à un « trou dans le mur » et l’élément mur font partie de la Collection d’éléments de Diener & Diener, qui les déclinent de cas en cas pour chacun de leurs projets. En utilisant ce corpus, ils s’inscrivent dans la continuité du Réel, pour nous être familiers. Néanmoins, ils se différencient par ces fenêtres décalées les unes par rapport aux autres. Celles-ci nous don-nent l’impression de pouvoir coulisser pour se réorganiser. L’immeuble fut d’ailleurs analysé de nombreuses fois sous l’angle du « regard producteur »1. En effet, l’alignement de ces éléments fenêtres nous permet d’abord de com-prendre le procédé qui l’a généré, puis de produire l’œuvre nous-mêmes sur la base de l’ordre qu’il présente. Le regard devient producteur en recréant l’ordre.

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1.Manfredo Tafuri, L’Architecture dans le Boudoir, The language of criticism, the criticism of language, in Oppositions Reader, op. cit. p. 296, recueilli par2.Martin Steinmann, Forme Forte – architecture récente en Suisse alémanique, Birkhäuser, 2003

ces éléments. Il y a une élémentarisation de ces éléments. Les éléments architectoniques neutres sont réduits à un caractère abstrait, des formes sans signification. Ces éléments n’ont d’au-tre signification que leur caractère architectural élémentaire. Ils sont employés dans leur aspect sommaire et sélectionnés parmi un « alphabet qui rejette toute articulation »1. Ils mettent en place un formalisme à la fois autonome, ordonné et élémentaire « ex-cluant toute justification extérieure ».

On peut se demander si la répétition même ne banalise pas la forme. Cette autre stratégie du Neutre s’élabore au fil du temps et possède un caractère fatal. Si l’objet n’est pas neutre dès le départ, il est possible qu’il le devienne par un processus com-me la répétition ou encore par l’effet du « temps qui passe », banalisant certaines formes architecturales. Ce serait alors le regard de l’observateur qui neutralise l’objet. L’habitude ou la récurrence de formes architecturales permettrait de gommer tous messages, toutes significations, les réduisant à leur simple présence.

4/ LES SIGNES VIDES

La notion de « banal » est également déterminante dans la ré-flexion de Steinmann. L’architecture banale ne recherchera pas la présence de signes dans la banalité, mais justement leurs absences, ou encore la présence de signes vides. Ce que Stein-mann appelle « signes vides » dans la Forme Forte, ce sont des signes qui ne renvoient pas à des significations cachées, mais qui maintiennent en quelque sorte les significations en suspens. « Quand les signes ne convergent pas vers une signification unique, les signes qu’ils constituent se vident en s’associant, pour permettre à la forme d’apparaître. »2

Le mécanisme produit des significations mais qui sont visible-ment trompeuses. Le champ de signification est équivoque. Les significations sont destinées à créer de l’ambiguïté, car les

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Mais c’est sous l’angle du signe vide que je veux m’intéresser à ce projet. Lor-squ’on analyse l’immeuble de Diener & Diener, on se rend compte que les significations des matériaux qu’elle comporte sont trompeuses. Elles sont des-tinées à créer de ambiguïté. La teinte gris-jaune du béton, obtenue par mélange d’oxyde de fer, attribue au bâtiment l’expression de pauvreté qui correspond à un quartier, situé non loin de notre immeuble, derrière les voies de la gare de train de Bâle, dont les murs sont teintés de poussière et de rouille, ou à notre expérience d’un tel quartier. Mais cette expression de pauvreté est contredite par les grandes fenêtres présentant un large cadre en bronze.Les matériaux s’associent par leur couleur, mais forment un violent contraste par leurs valeurs. L’idée de luxe véhiculé par le bronze et celle de la pauvreté transmise par le béton teinté de jaune peuvent difficilement converger vers une signification ultime.

Le bâtiment, communiquant plusieurs signes contraires, maintient la signifi-cation en suspens. Cette indistinction empêche le repli rassurant vers une sig-nification unique. Aucune des significations ne réussit à s’imposer par rapport à l’autre. Elles finissent par s’annuler en s’additionnant. C’est la stratégie du moins par le plus.L’association du signe de pauvreté et de celui du luxe s’exclut donc de manière programmée par les architectes, bloquant le mécanisme qui transforme les formes en significations, et par conséquent permet à la forme seule d’appa-raître. Et c’est par cette stratégie de signe vide que l’immeuble de Diener et Diener est une architecture Neutre.

1.« Le regard producteur. A propos de la maison du Kohlenberg à Bâle de Diener & Diener », Forme Forte – en deça des signes, Birkhäuser, 2003, 304p.

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1.Roland Barthes, Le neutre : Cours au collège de France (1977-1978), Brochet, Paris, 2002.

valeurs qu’elles véhiculent peuvent signifier plusieurs signes contrastés. C’est l’indistinction qui est perturbante ici, car nous recherchons la reconnaissance d’une seule signification. L’in-distinction est d’ailleurs l’une des figures du Neutre de Roland Barthes. « La plus grande opposition de la distinction est l’indistinc-tion et c’est là l’enjeu du neutre, ce pourquoi le neutre est difficile, provoquant et scandaleux : il implique une pensée de l’indistinct. »1

C’est parce que ces significations sont contradictoires que le repli sur une signification ultime est impossible. Aucune de ces significations ne réussissant à s’imposer, elles finissent par s’ex-clure mutuellement. Cette association de signes vides s’exclu-ant de manière programmée dans une forme est comprise ici comme une autre stratégie potentielle de l’architecture Neutre.

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POURQUOI UN TEL DéSIR DU NEUTRE

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Entrepôt Ricola, Laufen, Suisse, 1987

Les architectes ont répondu au programme simple, celui d’un entrepôt, pour sécher les herbes des célèbres bonbons à base de plante Ricola, avec un vol-ume tout aussi simple. Il s’agit d’un prisme rectangulaire avec un petit quai de chargement fixé sur un côté.Le bâtiment est un tout unitaire. La vision de ce tout insécable est laconique car le spectateur, contraint de se rapprocher, d’adapter la distance de sa per-ception pour examiner avec soin l’objet. Il comprend alors que celui-ci est composé de couches successives. En fait, leur travail s’est essentiellement lim-ité à la conception de la peau enveloppant le bâtiment. Son intérêt réside dans l’assemblage de tous les éléments le constituant.

Les matériaux employés sont ordinaires : des éléments en bois, en alumini-um, des panneaux Eternit. La structure de cette peau se compose de tasseaux de bois sur lesquels sont posés des panneaux Eternit, horizontalement et ver-ticalement avec une légère inclinaison. L’empilage relève du caractère démon-stratif lorsqu’on se rapproche du bâtiment. L’assemblage constructif est laissé visible. Le regard peut même pénétrer jusqu’à l’isolation. Celle-ci devient un élément physique à part entière de la façade, faisant partie de sa composition. L’isolant empêche la vision de traverser l’enveloppe. On peut dire qu’il donne à voir ce qu’il refuse au regard. Le spectateur est trompé lorsqu’il pense perc-er l’enveloppe de son regard. Il se retrouve confronté à l’isolation qui s’expose. L’isolant est ici décodifié par la manière dont on l’utilise : en cessant de le cacher mais plutôt en l’exposant. Les significations que nous connaissons sont fortement perturbées. La complexité de la façade traditionnellement cachée est mise à nu. Elle dévoile sa structure et ses matériaux de manière directe. « Le matériau est là pour définir le bâtiment. Il ne suffit cependant pas que le matéri-au existe, encore faut-il lui donner une forme qui témoigne de son existence. Nous

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1.Soline Nivet, « Radicalement neutre ? » dans D’Architecture, n°191, 20102.Hans Ibelings, Supermodernisme, l’architecture à l’ère de la globalisation , Hazan, Paris, 20033. Jacques Bouveresse, Rationalité et cynisme, Paris : Edition de Minuit, 1984, p.99.

Nous avons analysé dans un premier temps la manière dont la Forme Forte, par sa physicalité, s’éloigne de toute idéologie. Puis nous avons compris comment la Forme Banale assemble différents éléments architecturaux neutres et sans signification appartenant à un corpus défini, ou associe des signes contraires s’excluant de manière programmée pour se vider de toute sig-nification. Notre dernière partie s’attachera à s’interroger sur les causes de ce désir de suspension et d’absence de signification de ces deux visions du Neutre.

1/LA SATURATION DU SIGNIFIANT POSTMODERNE

« Cette notion de suspension de l’intention architecturale est précisé-ment au cœur de la résistance de certaines architectures actuelles »1 nous dit Soline Nivet dans son article « Radicalement neutre ? ». Elle conçoit le Neutre comme le moyen pour s’opposer à la déferlante formaliste et au kitch de la production courante ou commerciale.Dans l’essai Supermodernisme, au cours du chapitre intitulé « neutralité », Ibelings rejoint le propos précédent en qualifiant le Neutre de « résistance à la boulimie formelle qui se caractérise au-jourd’hui ».2 Cette résistance porte un intérêt à la réduction for-melle et se totalise dans une forme unitaire et claire. Ce besoin d’unité s’oppose directement à la tendance postmoderniste de défaire, décomposer, désédimenter le projet architectural. C’est un retour à la clarté que préconise Jacques Bouveresse, fatigué des gesticulations formelles. « La pensée du mélange, de l’hybrida-tion et de la confusion commence à épuiser quelque peu sa séduction […] les charmes de la clarté seront peut-être à nouveau appréciés. »3. Face à une singularité affirmée, à une hétérogénéité procédant par fragmentation, collage et montage, l’architecture du Neu-tre préférera une posture de continuité vis-à-vis de l’existant, ou recherchera la forme unitaire, tendant vers la totalisation du Réel plutôt que vers sa représentation partielle et chaotique.

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poussons à bout le matériau que nous utilisons pour le libérer de toute autre tâche que d’exister. » 1

La façade a une organisation tripartite. La base et le sommet reçoivent un au-tre traitement que le corps du bâtiment. Les poutres de fondation sont appar-entes et prennent presque le statut d’un socle en soulignant le léger dénivelé. Le sommet est une corniche saillante, soutenue par un entablement de bois en treillis. Au niveau du corps du bâtiment, les panneaux Eternit deviennent de plus en plus larges au fur et à mesure que l’on se rapproche du sommet. De plus, comme le bâtiment est dénué de fenêtres, l’augmentation progressive de la largeur des panneaux crée l’illusion qu’il est encore plus grand qu’il ne l’est en réalité, et renforce l’effet d’abstraction de ce dernier. L’échelle de l’entrepôt ne nous est seulement rappelée que par le dessin du quai de chargement. Cet effet de gradation ne peut se justifier par des nécessités fonctionnelles, cela relève plutôt du statut d’ornement.À travers la construction et la composition tectonique, les architectes étab-lissent des analogies avec l’histoire du site. Pour Herzog et de Meuron, les références visuelles du bâtiment proviennent de « l’empilement traditionnel de planches de bois sciées autour des nombreuses scieries de la zone, ainsi que la car-rière de calcaire dans lequel le bâtiment de stockage se trouve. » La composition des couches en façade exprime l’idée de sédimentation, en référence au site de l’ancienne carrière dans laquelle il se trouve. On est ici dans l’image de la construction établissant une relation entre une stratification technique et na-turelle, la pierre calcaire s’étant formée par sédimentation. Cette stratification du bâtiment évoquant la carrière de calcaire finit par transformer notre per-ception du site. C’est pourquoi, malgré que l’entrepôt Ricola fut désigné com-me Forme Forte par Martin Steinmann, par son caractère concret et unitaire, on peut qualifier le rapport qu’il entretient avec la signification d’ambigu.

1. Pierre deMeuron, Jacques Herzog, Herzog & de Meuron: Natural History, Lars Müller Publishers, Zürich, 2003, 459p.2.Ibid

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1.Hans Ibelings, Supermodernisme, l’architecture à l’ère de la globalisation , Hazan, Paris, 2003 2. Ibid3.Monique Eleb, Soline Nivet, Jean-Louis Violeau, « Le neutre : le sans genre com-me construction savante », dans L’Architecture entre goût et opinion. Construction d’un parcours et construction d’un jugement, 20054.Philippe Junod, Transparence et opacité, Broché, Paris, 2004, p.480

Dans Supermodernisme, Ibelings caractérise la production ar-chitecturale supermoderne, objet de sa réflexion, d’une « sen-sibilité à la neutralité, l’indéfini, et l’implicite ». Cette ère serait scindée en deux catégories. La première catégorie concerne des bâtiments « d’une grande qualité architectonique : bien que conçus comme neutres, non symboliques, ils se remarquent inévitablement du fait de leur grande qualité et donnent ainsi sens aux lieux, même si ce n’est pas leur intention. »1 La seconde catégorie est constituée de bâtiments banals, ou génériques. On peut associer nos deux visions de l’architecture Neutre à ces deux catégories du super-moderne.

Cette ère du Neutre dans laquelle nous serions rentrés est con-temporaine à la période postmoderne. Elle serait née en réaction à cette dernière : « On peut envisager la neutralité comme une réac-tion à la tendance postmoderne ou déconstructiviste à tout dessiner. »2 Les postmodernistes, concevant l’architecture comme langage, auraient bel et bien saturé le domaine du signifiant et du sym-bolique. Soline Nivet fit une sévère description de l’architecture postmoderne et de sa profusion de signes. « L’architecture post-moderne puisa dans un vocabulaire formel suffisamment connu pour pouvoir être reconnu en recourant au symbolisme local, traditionnel ou classique, constituant un répertoire des formes admises, qui per-mettrait selon Jenck à s’adresser à tous. Ces formes connotées seraient désormais à manipuler par des architectes de second degré, par le bi-ais de métaphores et de jeux avec des échelles et des conventions. On assimila à la profusion des signes en façade, une richesse de significa-tions cachées, croyant y voir des allusions à une architecture supposée savante. »3 Le postmodernisme désigne une dissolution : un bâtiment est là puisqu’il se réfère à une chose absente. L’objet présente un autre objet, ou plutôt représente un autre objet, jusqu’à dis-paraître dans leurs références. On peut dire que l’architecture postmoderne est transparente (en référence à Philippe Junod et son écrit Transparence et opacité)4. Ses signes renverraient à un autre contenu, à une autre idée, alors que la Forme Forte serait quelque chose d’opaque. Opaque veut dire ici qu’elle n’établit pas de référence, qu’elle ne demande aucun acte de reconnais-sance. La Forme Forte adopte alors la posture inverse car elle ne

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1 Jacques Herzog & Theodora Vischer, « Entretiens », Herzog et de Meuron, Bâle, Wiese, 1988

vit pas d’une existence empruntée à d’autres objets auxquels ils se réfèrent. Les bâtiments dont on parle vivent par eux-mêmes ; ils consistent en une expérience physique qui engage le voir. C’est la raison de leur forte présence sensuelle. L’architecte suisse Jacques Herzog dira d’ailleurs que ses projets au cours des années 1980 correspondaient à « une réaction con-tre le postmodernisme et contre le déconstructivisme »1. Ce qui nous amène à penser que les nombreuses utilisations de la figure du rectangle, de la boîte sont presque significatifs chez Herzog et de Meuron d’une volonté de travailler en dehors des tenta-tions figuratives. L’entrepôt Ricolas à Laufen et la galerie Goetz à Munich sont représentatifs de cette attitude. On pourrait les définir comme une chose capable d’offrir une pluralité d’expéri-ences sensibles, et voulant être comprise sans le recours à des référents extérieurs.

Dans cette optique, le Neutre considère que les objets se suf-fisent à eux-mêmes et n’ont pas à véhiculer de signification, contrairement à l’architecture postmoderne qui favorisait l’in-tellect. Ce désintérêt pour la prise en charge d’une dimension symbolique est caractéristique de l’architecture du Neutre. Tou-jours selon Ibelings, la disparition de cette obsession de vou-loir tout considérer d’un point de vue symbolique a libéré l’ar-chitecte de l’obligation de concevoir une architecture riche en significations. Ce changement permit d’ailleurs aux architectes et aux critiques d’adopter un nouveau regard sur l’architecture par un point de vue phénoménologique considérant les choses pour ce qu’elles sont.

Dans ce même refus de référents ou de transmission d’un mes-sage, le Neutre s’oppose aux productions antérieures, en pro-posant un médium vide. D’ailleurs, l’architecte canadien Éric Gauthier, citant Barthes et son désir du Neutre dans ses inter-views, conçoit son bâtiment comme un conteneur en résistance à cette avidité signifiante. « Mes bâtiments n’ont aucun message à communiquer. Je préfère les voir comme des conteneurs relativement neutres constituant une sorte de fond de scène... c’est-à-dire quelque chose qui se révèle uniquement lorsqu’on y porte attention ».

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1.Bruno Reichlin, « Réponse à Martin Steinmann », dans Matières, n°6, 2006 2.Maurice Blanchot, Entretien infini, Broché,1969 3.Roland Barthes, Le neutre : Cours au collège de France (1977-1978), Brochet, Paris, 2002.

2/ LA FATIGUE ET LE SILENCE

On peut alors dire que « les nouveaux architectes sont devenus al-lergiques à ces symboles et effectuent la chasse aux significations. »1 Ces architectes du Neutre seraient « fatigués » par cette accu-mulation de signifiants architecturaux. L’état de fatigue établit un rapport direct avec le Neutre et vice versa. Le Neutre serait libérateur de cet état de fatigue. Dans l’Entretien infini, Maurice Blanchot nous disait que : « La fatigue est le plus modeste des malheurs, le plus neutre, une expérience que, si l’on pouvait choisir, personne ne choisirait par vanité. “Ô neutre, libère-moi de ma fatigue” ».2 Roland Barthes confiera d’ailleurs lors de ses conférences qu’il lui a fallu attendre la lecture de ce dernier pour que quelqu’un lui parle de la Fatigue .

Pour illustrer son propos de Fatigue comme état de création, il nous narre l’histoire de Pyrrhon, créateur du scepticisme. Le scepticisme avance l’idée que la pensée humaine ne peut dé-terminer une vérité avec certitude. Il ne rejette pas la recherche. Au contraire, il ne l’interrompt jamais. Son but est de parvenir à la quiétude, loin des conflits de dogmes. « Pyrrhon se trou-vant fatigué de tout le verbal des Sophistes, demanda qu’on lui fiche la paix. (…) C’est en assumant sa fatigue, la parole des autres comme excessive, accablante, que Pyrrhon créa quelque chose : (…) il créa le neutre comme s’il avait lu Blanchot. »3 Le Neutre posséderait alors le pouvoir créateur et libérateur de la Fatigue. Une Fatigue qui serait créatrice, du moment qu’on l’assume. On peut faire littéralement l’analogie de cette narration sur Pyr-rhon avec les architectes du Neutre. L’architecte, fatigué par le verbal du langage postmoderne, demanda qu’on lui fiche la paix. C’est en assumant sa fatigue, la parole des autres com-me excessive, accablante, que l’architecte créa quelque chose : il créa le Neutre.

Le Neutre peut aussi être défini comme une manière de penser ou de dire le rien. Ce Silence, autre figure du Neutre de Roland Barthes, serait une réaction de Fatigue à tout le verbal actuel de

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1..Roland Barthes, Le neutre : Cours au collège de France (1977-1978), Brochet, Paris, 2002.2.« Questionning image », entretiens avec Peter Zumthor, Daidalos, n°68, 1998 3.Geert Bekaert , Architectuur zonder schaduw, Vlees en beton nr.77, p.1054.Roland Barthes, Le neutre : Cours au collège de France (1977-1978), Brochet, Paris, 2002.

l’architecture, que rejette Roland Barthes si l’on fait le parallèle avec l’écriture. Ce Neutre, défini par l’auteur, renvoie à des états intenses et inouïs. « Déjouer le paradigme est une action ardente, brûlante ». 1 Il ne correspond pas à l’image plate et dépréciée qu’en a la Doxa mais constitue une valeur forte, active. C’est ici en tant que valeur active que l’architecture du Neutre appelle au Silence. Le neutre impose sa résistance, par une force silen-cieuse. « Pour moi, mes bâtiments peuvent posséder un beau silence. Un bâtiment qui existe en lui-même est un bâtiment qui ne représente rien, qui est, simplement »2 affirme Perter Zumthor.L’architecture silencieuse est là. Si elle ne dit rien, sa présence forte constitue une partie de son indéniable force. Elle n’est ni imitation, ni illustration. Le silence découlant des formules tau-tologiques, comme « You see what you see » de Franck Stella, préserve leur sens de tout discours inutile. La pensée et le dis-cours idéologique transmis par le langage s’éteignent pour faire place au silence. « Dans le silence disparaît la conscience. »3

Le Silence, contrant l’idéologie, est « un état sans paradigme sans signe »4 Il est d’abord une arme supposée déjouer les paradig-mes et les conflits. Mais Roland Barthes nous met en garde en prenant l’exemple du silence musical. En musique, le silence possède la valeur d’un son. Le silence est son ou encore il est signe. Ce qui est produit pour ne pas être un signe est très vite récupéré comme un signe. Le silence peut alors être entendu comme un signe. « Le processus qui m’a frappé dès le Degré zéro de l’écriture, et obsédé depuis : ce qui est produit contre les signes hors des signes, ce qui est produit expressément pour ne pas être un sig-ne est très vite récupéré comme signe. »4 Le silence, qui était sup-posé être une arme pour déjouer les paradigmes (les conflits) de la parole, devient lui-même signe. Il fait alors partie du par-adigme silence-parole. Le neutre, qui esquive les paradigmes, se définirait alors non par le silence permanent, qui serait sys-tématique et ferait alors partie du paradigme énoncé plus haut, mais en essayant paradoxalement de déjouer ce silence (devenu signe). L’auteur nous suggère alors une solution, celle du coût minimal de parole tendant à neutraliser le silence comme signe. En suivant le déroulement de la réflexion du Silence en tant que Neutre par Roland Barthes, je pourrais souligner le même par-

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1 Auguste Perret, Contribution à une théorie de l’architecture, Paris, 1952, p.60

adoxe présent dans les propos précédents : cette recherche de la physicalité, que l’on explique par la fatigue des architectes en-vers ce trop-plein de signifiant, essayant d’esquiver le conflit de l’expression architecturale, ne deviendrait-elle pas également signe, en renversant le paradigme en sensation / expression, ou encore physicalité / intellect symbolique ?

3/ LE DUR DESIR DE DURER

Si la forme Banale et la Forme Forte renvoient à des conceptions de l’architecture prônant toutes les deux la fin de l’idéologie en architecture, elles s’opposent fondamentalement dans leur rap-port au temps et à l’histoire.

La notion de « banal » conçoit l’architecture dans une continu-ité du Réel, possédant un corpus au nombre limité d’éléments existant déjà dans ce Réel et valorisant un caractère intemporel. La banalité d’une œuvre est liée à la capacité de sembler « avoir toujours existé ». On pourrait même dire que, plus qu’une ca-pacité, ce serait une fascination envers l’esthétique du « avoir toujours existé ». « Celui qui, sans trahir les matériaux ni les pro-grammes modernes, aurait produit une œuvre qui semblerait avoir tou-jours existé, qui, en un mot, serait banale, je dis que celui-là pourrait se tenir pour satisfait, car le but de l’Art n’est pas de nous émouvoir : l’étonnement, l’émotion sont des chocs sans durée, des sentiments con-tingents, anecdotiques.»1. L’« avoir toujours existé » échappe à l’in-scription dans le temps historique en restant dans un continuel présent, comme si l’architecture était en suspension temporelle. Cette esthétique du banal crée un monde ni vieux ni nouveau, ni passé ni futur. Les ambiances se neutralisent mutuellement, pour que l’on ne soit plus capable de reconnaître un cadre social ou temporel. C’est donc ce caractère indatable, intemporel qui est recherché à travers la banalité.

La Forme Forte, quant à elle, suppose que les formes en archi-tecture peuvent être réduites à un degré zéro a-historique. L’ar-

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1. Alan Colquhoun, « Forme et figure », Oppositions, n°12, 1978 p.28-372. Auguste Perret, Contribution à une théorie de l’architecture, Paris, 1952, p.60

chitecture n’est pas déterminée par ce qui a existé ultérieure-ment et est indépendante de tout savoir et de toute signification historique. L’architecture y est alors déterminée par des lois physiologiques et psychologiques constantes, faisant appel à la psychologie de la perception. C’est de manière indépendante et atemporelle qu’elle s’insère dans le Réel existant. En s’inscriv-ant dans l’atemporalité, elle doit se séparer des caprices des évo-lutions historiques et, par conséquent, des contrastes entre les diverses architectures comme le style.

De plus, lorsque le moteur de l’architecture est un système d’idées métaphysiques, il est possible que les idées soient dé-passées au fil du temps. Le projet perdra alors ce qui fait sa pertinence. Le Neutre, dans son opposition à une architecture d’expression (de son époque, de ses idées, des intentions de son auteur ou de son commanditaire), impliquant le renouvelle-ment de son langage, peut être compris comme renoncement volontaire du devoir être contemporain. Lorsque Alan Colqu-oun analysa le mouvement moderne sous la dialectique en-tre la forme et la figure1, il comprit que le développement de la notion de forme était une réponse à la séparation entre les techniques et les significations. Cela signifie que les figures ne correspondaient plus aux techniques employées, en raison du développement technologique. L’architecture Neutre recherche pour origine des lois universelles de l’esthétique dans un but d’indépendance des faits extrinsèques, des changements tech-nologiques, historiques ou idéologiques.

On rejoint ici cette dualité entre les conditions passagères et les conditions permanentes dans lesquelles on peut retrouver l’ar-chitecture Neutre, que Auguste Perret énonça ainsi : « l’architec-ture est (…) celle qui est la plus soumise aux conditions matérielles. Permanentes sont les conditions qu’imposent la nature, passagères celles qu’impose l’homme. Le climat, son intempérie, les matériaux, leurs propriétés, la stabilité, ses lois, l’optique, ses déformations, les sens éternels et universels des lignes et des formes imposent des condi-tions qui sont permanentes. La fonction, les usages, les règlements, la mode imposent des conditions qui sont passagères ».2

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1.Bruno Reichlin, « Réponse à Martin Steinmann », dans Matières, n°6, 2006

L’idéologie peut changer ou se perdre, alors que l’édifice de-meure. « L’effet visuel, l’impact sur les sens paraissent être plus essentiels au fait architectural, car ils sont destinés à durer, comme les architectes aimeraient perdurer dans leurs œuvres »1. C’est en se désinscrivant de toute inscription dans le temps, de toute data-tion exprimant une époque, que l’architecture Neutre devient pérenne.

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CONCLUSION

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Notre définition du Neutre part de celle de Roland Barthes, le concevant comme la suspension de la signification. Il suspend ou esquive la question du signe, de l’expression. Le Neutre est l’éthique du discours de l’ailleurs du conflit de sens.

La Forme Forte devient Neutre en déviant la question du choix idéologique transmis dans l’architecture par le biais de signes. La Forme Forte est une posture du Neutre car elle se préoccupe de produire une présence physique d’une grande intensité, en rela-tion avec les lois fondamentales de la perception architecturale, éveillant des sensations qui auraient pour but d’empêcher les formes de l’architecture de disparaître dans leurs significations. Elle adopterait la posture de l’esquive du choix des significa-tions, justement par cette recherche de la physicalité s’appuyant sur la phénoménologie et la tactilité de ses matériaux. Par sa stratégie de neutralisation de l’échelle intermédiaire, celle des signes, elle suspend également sa signification.L’architecture du Neutre, lorsqu’elle suspend sa signification, reposerait donc sur le détachement du signe de la forme, per-mettant l’existence de formes en tant que formes, ayant leur propre effet dû à la forme, des formes indépendantes de leurs significations. Il y a eu un déplacement d’intérêt, d’une architec-ture en tant que langage par le biais de signes vers une architec-ture en tant que corps concret. Ce goût pour la forme, libre de toute signification, serait dû à la dégénérescence progressive du signe : les signes ne renverraient plus à des significations mais à d’autres signes. Cette architecture du Neutre reprend la vision tautologique des artistes de l’Art Minimal, ne supposant aucune transcendance et empêchant que le regard que l’on porte sur la chose ne dépasse l’objectivité de sa présence physique. Cette architecture neutre veut être comprise à partir d’elle-même, sans recours à des références ou à des modèles extérieurs. Sa volumétrie ne communique rien, elle impose sa présence par un impact viscéral. Elle suppose sa contemplation. C’est un objet élémentaire au caractère impassible, fixe, fermé dans son

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autoréférentialité. On retrouve au sein de la Forme Forte cette volonté de tout par son effort d’unification dans sa forme, et son défi de totalisation du Réel mettant en ordre le chaos, par sa seule forme.

D’un autre côté, l’architecture du neutre recherche aussi le car-actère de l’évidence. Le Neutre comme absence de signification est alors compris comme Banal. Cette notion de « Banal » est l’antithèse de tout système d’idées doctrinal, justifiant les styles architecturaux. L’architecture ne se justifie plus par une idéol-ogie mais par le plaisir du quotidien, par sa présence. Ce qui est déjà en soi une raison d’existence suffisante. L’architecture fait partie des évidences de la vie quotidienne. Le Réel est fin-alement accepté comme tel dans sa quotidienneté et dans son immédiateté. La Forme Banale est dans la continuité du Réel et, en cela, adopte une posture d’anonymat et d’humilité. La recherche de continuité dans la fabrication de l’architec-ture banale se réalise à partir de la transformation de formes précédentes, en effectuant de légers décalages avec les modèles existants pour établir un lien, ou en puisant dans un corpus d’éléments déjà présents au sein du contexte. Cette stratégie par collection d’éléments met en place une architecture au caractère autonome, ordonné et élémentaire, excluant toute justification extérieure. La stratégie d’absence de signification s’organise également par l’association de signes contraires s’excluant mu-tuellement, se vidant de manière programmée pour permettre à la forme d’apparaître et, et qui par conséquent devient Neutre. Les postmodernistes, concevant l’architecture comme langage, auraient bel et bien saturé le domaine du signifiant et du sym-bolique. Le Neutre serait une réaction à la tendance postmod-erne. Les objets neutres se suffisent à eux-mêmes et n’ont pas à véhiculer de signification. Il y a un désintérêt total de l’architec-ture Neutre pour la prise en charge d’une dimension symbol-ique. Celle-ci serait fatiguée par la boulimie formelle actuelle et les précédentes productions postmodernes trop signifiantes.

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1. Paul Eluard, Le dur désir de durer, La Pléiade, 1946, p.83

Le Silence, état sans paradigmes et sans signes, s’oppose à toute idéologie. En tant que réaction de Fatigue à tout ce verbal actuel de l’architecture, le Silence impose une résistance, incarnant une valeur forte et active. Le moralisme et le dogmatisme dissimulés dans le postmodernisme ont fait place à une attitude laconique consistant à considérer les choses de manière tautologique, dans le but que notre attention se laisse guider par nos sensations.

La forme Banale et la Forme Forte renvoient à des conceptions de l’architecture prônant toutes les deux la fin de l’idéologie en architecture. La notion banale conçoit l’architecture dans une continuité du Réel, valorisant un caractère intemporel, en re-prenant les éléments qui constituent ce Réel. La Forme Forte quant à elle est indépendante de tout ce qui a existé ultérieure-ment, aussi bien historiquement qu’idéologiquement et tech-niquement. Ses formes atemporelles ont pour origine des lois universelles de l’esthétique. Ces deux architectures du Neutre se coupent de toute expression contemporaine pour accéder à l’immortalité, que ce soit dans un caractère d’intemporalité ou d’atemporalité. À travers ce refus de l’idéologie, de toute signifi-cation, l’architecte accède à l’immortalité. Si le Neutre est un désir, ne serait-il pas celui du « dur désir de durer »1 comme le formulait Paul Eluard ?

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BIBLIOGRAPHIE

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Essais

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_ Hans Ibelings, Supermodernisme, l’architecture à l’ère de la global-isation, Hazan, Paris, 2003, 160p.

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_ Jacques Lucan, Composition, non composition:Architecture et théories, XIXe-XXe siècle, Presse Polytechnique Romande, Lau-sanne, 2009, 606p.

_ Bruno Marchand, Pérennités - Textes offerts à Patrik Mestelan, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2012, 333p.

_ Pierre deMeuron, Jacques Herzog, Herzog & de Meuron: Natu-ral History, Lars Müller Publishers, Zürich, 2003, 459p.

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Catalogues d’exposition et monographies

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_ Pierre de Meuron, Jacques Herzog, Herzog & de Meuron, 1978-2002, A+U Pub, Tokyo, 2002

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Articles

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_ Bernard Huet, « Plaidoyer pour la banalité ou la quête du sub-lime », dans catalogue de l’exposition Métamorphoses parisiennes, Paris, Pavillon de l’Arsenal, 1996.

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_ Jacques Lucan, «La théorie architecturale à l’épreuve du plu-ralisme», dans Matières, n°4, 2000.

_ Frederic Migayrou, Less is more – l’inflation des minimalistes dans D’Architectures n°81, 1998.

_ Sylvain Malfroy, « Perception critique à l’œuvre et perception critique de l’œuvre, essai de mise en parallèle des poétique de dématerialisation et des herméneutiques de la distanciation », dans Matières, n° 3, 1999.

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_ Bruno Reichlin, « Réponse à Martin Steinmann », dans Matières, n°6, 2006.

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REMERCIEMENT

Je remercie mes promoteurs, Xavier Bonneaud directeur du labo-ratoire parisien Gerphau, ainsi que Vincent Brunetta du laboratoire bruxellois Histoire Théorie et Critique, qui m’ont aiguillé l’un après l’autre durant cette recherche.Je remercie également mon ancien professeur,Michel Ruelle, amoureux de l’architecture suisse, et des formes silencieuses, qui m’avait conseillé, il y a déjà plusieurs année déjà, la lecture de la Forme Forte.

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