REPRÉSENTATION DE LA BIBLIOTHÈQUE CHEZ BESSETTE ET POULIN
par
Corina Crainic
Département de langue et littérature françaises
Université McGill, Montréal
Mémoire de maîtrise soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention
du grade de M.A. en langue et littérature françaises
Juillet 2004
© Corina Crainic, 2004
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ABSTRACT
On examining novels written III Quebec after the 1950s, surprisingly sorne
common themes emerge. One finds progressively increasing references to the themes of
the book, the library, and the author. In this thesis, we study the fictional work of Gerard
Bessette and Jacques Poulin, two authors who make abundant references to the universe
of the book. Their characters read, write, work and even live in libraries and bookshops.
We will discuss the concept of the library, in order to clarify various key issues.
Our definition of the library will include any place where books are read or stored. In
other words, we do not intend to limit our study only to the traditionallibrary, but rather
to extend it to any place which shelters books. The concept of the library is thus taken in
its broadest definition and includes the bookshop, the office, or even the bus.
These books were selected because each author gives an account of
contemporary Quebec history. In addition, the opposing themes in these fictitious worlds,
seem to be at the core of the concept of the library. Indeed, it is at the same time both
closedness and openness, both hoarding and lending. We will examine how the
paradoxical realities are presented in the se novels.
REMERCIEMENTS
Toute ma gratitude va à M. Jean-Pierre Boucher qui a su me guider depuis le début de la rédaction de ce mémoire. Sa lecture et ses conseils ont été une aide inestimable.
Je voudrais également exprimer ma reconnaissance envers ma mère pour son appui de toujours et envers mon mari dont le soutien m'a permis de mener ce projet à terme.
Je suis aussi redevable au groupe de recherche sur l'Histoire du livre et de l'imprimé au Canada et à M. Yvan Lamonde pour la bourse accordée en début de parcours.
RÉSUMÉ
La lecture des romans écrits au Québec après 1950 permet de déceler une
préoccupation majeure. li semble que la fiction québécoise mette en scène de plus en
plus le livre, les lieux du livre et les métiers du livre. Nous étudierons ici les œuvres
fictionnelles de Gérard Bessette et Jacques Poulin, deux auteurs québécois qui se
démarquent par l'abondante référence à l'univers du livre. Chez l'un comme chez
l'autre, les personnages lisent, écrivent, travaillent ou même vivent dans des
bibliothèques et des librairies.
Nous analyserons la représentation de la bibliothèque chez les deux auteurs de
façon à mettre en lumière les divers enjeux des univers décrits. La définition de la
bibliothèque qui est la nôtre est celle des lieux où sont entreposés ou lus les livres.
Autrement dit, nous n'entendons pas limiter notre étude à la seule bibliothèque
« traditionnelle» mais plutôt l'étendre à tout endroit qui abrite des livres. Le motif de la
bibliothèque est donc à prendre dans son sens large et il inclut la librairie, le bureau ou
l'autobus.
Les œuvres de Gérard Bessette et de Jacques Poulin ont été retenues puisque
chaque auteur rend compte à sa façon d'une époque différente de l'histoire québécoise
contemporaine. Par ailleurs, l'opposition présente dans ces univers fictifs semble être au
cœur même du concept de la bibliothèque. Celle-ci est en effet à la fois fermeture et
ouverture, conservation et prêt. Nous verrons ici comment s'articulent les «réalités
antinomiques» dans les bibliothèques fictives présentées dans ces romans.
LISTE DES ABRÉVIATIONS UTILISÉES
BESSETTE, Gérard, La bagarre, Montréal, Cercle du livre de France, 1958 - (LB)
BESSETTE, Gérard, Le libraire, Paris, Julliard, 1960 - (LL)
BESSETTE, Gérard, L'incubation, Montréal, Libraire Déom, 1965 - (LI)
BESSETTE, Gérard, Le semestre, Montréal, Québec/Amérique, «Littérature d'Amérique », 1979 - (LS)
POULIN, Jacques, Les grandes marées, Montréal, Leméac, 1978 - (LGM)
POULIN, Jacques, Volkswagen blues, Montréal, Québec/Amérique, 1984 - (VB)
POULIN, Jacques, La tournée d'automne, Montréal, Leméac, 1993 - (LTA)
POULIN, Jacques, Chat sauvage, Montréal, Leméac, 1998 - (CS)
POULIN, Jacques, Les yeux bleus de Mistassini, Montréal, Leméac, 2002 - (LYBM)
INTRODUCTION
La lecture des romans écrits au Québec après 1950 permet de déceler une
préoccupation majeure. Il semble que la fiction québécoise mette en scène de plus
en plus le livre, les lieux du livre et les métiers du livre. Il y a en effet de nombreux
romans où les personnages lisent, fréquentent des bibliothèques ou écrivent. Bien
souvent toutes ces activités ont lieu simultanément. Nous étudierons ici les œuvres
fictionnelles de Gérard Bessette et Jacques Poulin, deux auteurs québécois qui se
démarquent par l'abondante référence à l'univers du livre. Chacun d'eux dépeint un
monde où le livre occupe une place centrale dans la vie des protagonistes. Chez l'un
comme chez l'autre, les personnages lisent, écrivent, travaillent ou même vivent
dans des bibliothèques et des librairies.
De nombreux travaux ont été faits autour des thèmes de la lecture et de
l'écriture chez ces deux auteurs mais comme nous le verrons ultérieurement, peu se
sont attardés à l'étude de la bibliothèque. Nous analyserons donc la représentation
de la bibliothèque chez les deux auteurs de façon à mettre en lumière les divers
enjeux des univers décrits.
Il semble pertinent de commencer l'étude par un survol de l'histoire de la
bibliothèque à travers les âges. Cela nous permettra de comprendre où et comment
2
ce concept a vu le jour et comment il a pu se développer au fil des siècles. Afin de
pouvoir bien suivre l'évolution de la bibliothèque depuis l'Antiquité jusqu'à nos
jours, il est utile de se pencher sur une histoire autre que celle du Québec. Celle-ci
étant trop courte, son étude ne nous permettrait sans doute pas de bien suivre le
développement du type d'institution qui nous intéresse. Nous nous attarderons donc
plutôt à l'histoire des bibliothèques françaises. D'autre part, nous devons limiter
notre étude à ce seul pays dans la mesure où la nature de notre travail nous invite à
une certaine brièveté. Enfin, nous rendrons compte des travaux effectués au Québec
autour de la problématique qui nous intéresse et nous verrons de quelle façon notre
travail s' y inscrit.
Évolution du concept de la bibliothèque à travers les âges
Inséparables de l'histoire de la culture dont elles suivent les vicissitudes, les bibliothèques sont le miroir et «le conservatoire du patrimoine intellectuel de l'humanité» (André Masson et Paule Salvan). Patrimoine longtemps réservé, il est vrai, à une élite restreinte, cléricale, princière, aristocratique, qui n'éprouve pas le besoin de diffuser (mais à qui?) ses connaissances privilégiées. L'histoire des bibliothèques reflète aussi celle de l'écriture: civilisations du parchemin, puis du papier, qui succèdent à celle de la brique (Assyro-Babylonie) et du papyrus (Égypte, Antiquité gréco-romaine), règne du manuscrit (codex) qui se substitue au rouleau (volumen) et des écritures de types variés de l'imprimerie, qui s'imposera sans se détacher totalement des us et coutumes du livre manuscrit'.
Les bibliothèques semblent en effet être le reflet de l'évolution de l'être
humain depuis des temps très anciens. Leur naissance présuppose l'avènement de
l'écriture et de la vie intellectuelle d'un peuple. Leur maintien et leur expansion ne
) VERNET, André, «Introduction », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques médiévales du VIe siècle à 1530, Paris, Promodis - Éditions du Cercle de la Librairie, 1989, p. XXI.
peuvent avoir lieu que dans un monde stable et prospère, où l'économie et la vie
politique ont atteint un stade suffisamment avancé pour soutenir un développement
de tel ordre. En effet, la culture, et par extension les bibliothèques, ne peuvent se
maintenir et se multiplier dans un pays où les guerres sévissent, où le niveau de vie
est plutôt bas et où les êtres doivent se battre pour leur survie quotidienne. De plus,
la religion pratiquée par une communauté donnée doit être suffisamment libérale
pour permettre la naissance d'une vie intellectuelle pouvant se traduire
ultérieurement par l'écriture, la diffusion et la conservation des livres. La présence
des bibliothèques constitue donc une preuve de l'avancement d'une société, de sa
relative prospérité, de son aptitude à maintenir la paix et à être ouverte à la
propagation d'idées nouvelles par le biais des discussions, de l'écriture et des livres.
Les conditions socio-économiques d'un pays ne peuvent toutefois pas
expliquer à elles seules la naissance des bibliothèques. En effet, la prospérité et la
paix ne suffisent pas à l'apparition du désir de conserver des livres. Lorsque le
travail des philosophes, des poètes, des scientifiques ou des hommes de religion
devient assez important pour attirer l'attention des gens, le besoin de le protéger se
fait sentir. En prenant conscience de l'importance de la réflexion, des recherches et
des découvertes faites par les intellectuels, les hommes souhaitent assurer la sécurité
des livres qui en témoignent. Autrement dit, au-delà d'un contexte social favorable,
la naissance d'une bibliothèque est due à la prise de conscience des richesses que
recèlent les livres et à la volonté de les réunir et de les préserver.
Les premières bibliothèques ont vu le jour chez les peuples orientaux,
avant de se perpétuer en Grèce: « La notion est même antérieure aux Grecs puisque
4
les Égyptiens auprès de leurs temples et les peuples de l'Orient ancien avaient aussi
des bibliothèques. On a ainsi retrouvé à Ninive celle d'Assurbanibal (668-626) 2 ».
Cette tradition est transmise par la suite chez les Grecs grâce aux contacts
entretenus avec les Phéniciens et les Perses.
La notion de bibliothèque acquiert véritablement ses lettres de noblesse à
Alexandrie, au Ille siècle avant J.- C. Pour se procurer les livres dont ils veulent
garnir leur bibliothèque, les Ptolémées partent dans diverses cités grecques et
copient de nombreuses œuvres importantes de l'époque:
L'initiative, inspirée par les héritiers spirituels d'Aristote (Théophraste, Démétrios de Phalère), et comme en prolongement de son œuvre scientifique, se situe au moment où la Grèce prend conscience de l'immensité des richesses accumulées par tant de penseurs et d'écrivains au cours des siècles précédents. Il était nécessaire de rassembler tous ces trésors, de les sauver de l'injure du temps et les Ptolémées n'ont ménagé ni leur peine ni leur argent pour acquérir ou faire exécuter dans toutes les cités grecques, et d'abord à Athènes, des copies soignées des œuvres des écrivains grecs, quel que fut le genre littéraire où ils s'étaient exercés. C'est ainsi que le nombre des livres concentrés à Alexandrie fut rapidement considérable3
•
La constitution de cette première grande bibliothèque est donc le résultat
d'une production littéraire et d'une vie intellectuelle importantes. Les Ptolémées
prennent conscience de cette richesse et se proposent dès lors de la conserver. La
reconnaissance de la valeur du travail des écrivains et des philosophes est donc
indispensable au déploiement d'efforts considérables que requiert l'établissement
d'une telle institution.
En réunissant à Alexandrie tous ces trésors, les Ptolémées font de leur cité
un haut lieu d'étude qui attire de nombreux savants:
2 HOL TZ, Louis, «Des bibliothèques antiques aux bibliothèques médiévales », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques médiévales du VIe siècle à 1530, op.cit., p. 3. 3 Ibid., p. 3.
5
Cette initiative a même fait d'Alexandrie, et pour de longs siècles, la capitale du savoir, car le rassemblement de tant de livres a dès le départ été conçu comme inséparable de l'étude. La bibliothèque « chef-d' œuvre du goût et de la sollicitude des rois », était située dans une aile du palais royal et faisait partie du musée (la demeure des Muses), cette fondation qui hébergeait les savants bibliothécaires, et était un lieu de rencontre et de recherche4
.
La somme considérable de savoir recueillie dans cette cité attire à son tour
une nouvelle production de textes, fruits des recherches et des échanges entre les
savants réunis autour de cette bibliothèque. L'institution mise en place par les
Ptolémées est grandement appréciée par diverses civilisations de l'époque et
plusieurs décident d'en constituer des semblables: « Le musée d'Alexandrie a servi
de modèle à toutes les bibliothèques postérieures, grecques et romaines, et son
influence sur le monde antique des livres a été immense. C'est là que sont nées à la
fois la bibliothéconomie, la catalographie et la critique littéraire sous ses multiples
forrnes5. » La tradition se transmet aussi à Rome, qui s'est inspirée de Pergame où
l'on utilise le parchemin, matière fine mais solide, faite de peaux étirées:
Plus que d'Alexandrie, Rome a subi ici l'influence de Pergame. Les Attalides, en rivaux des Ptolémées, avaient créé dans leur capitale une bibliothèque très active. La tradition veut même que Ptolémée Epiphane (205-182 av. J.-C.) ayant interdit l'exportation du papyrus vers Pergame pour ruiner la bibliothèque concurrente, cette circonstance ait fourni l'occasion de développer un nouveau procédé de traitement des peaux animales. [ ... ] En étirant les peaux, en les traitant avec d'autres produits que le tanin traditionnel, on obtient le parchemin (pergamena), matière plus souple que le cuir, plus fine et plus solide que le papyrus6
•
Les différences qui existent entre la bibliothèque d'Alexandrie et celle de
Rome ne s'arrêtent pas là. En effet, alors que les Ptolémées constituent leur
collection grâce à des moyens pacifiques comme par exemple la copie de
manuscrits, les Romains acquièrent souvent leurs livres de façon brutale: « En 168,
4 Ibid., p. 3. 5 Ibid., p. 3. 6 Ibid., p. 4.
6
Paul Emile, vamqueur de Philippe V à Pydna, avait ramené dans son butin la
bibliothèque des rois de Macédoine pour en faire cadeau à ses fils 7. »
Le développement des bibliothèques chez les Ptolémées ainsi que chez les
Romains est étroitement lié à l'abondante production intellectuelle des Grecs:
L'acclimatation de la notion de bibliothèque à Rome est allée de pair avec la rencontre de la culture grecque. Tout avait commencé bien avant les guerres puniques. Mais le Ile siècle avant notre ère a été capital. Rome était engagée dans des interventions militaires et politiques incessantes dans le bassin oriental de la Méditerranée. Une classe d'aristocrates cultivés, autour des Scipions, s'employait à réduire la tension entre la rigidité romaine traditionnelle et les valeurs de l'hellénisme. Les savants ou les philosophes les plus en vue de ce temps étaient envoyés en ambassade à Rome8
.
Il Y a donc un contact soutenu entre les Grecs et les Romains et ces derniers
en profitent pour s'imprégner d'une culture qui les fascine. Toutefois, le lien
entretenu par les deux peuples n'est pas de nature purement intellectuelle. Il semble
en effet être motivé en premier lieu par des intérêts politiques. Il ne reste pas moins
que les Romains reconnaissent la valeur de la production intellectuelle grecque et
qu'ils s'empressent de l'acquérir par quelque moyen que ce soit :
Plus tard, au dernier siècle de la République, Sulla, Lucullus ramenèrent de leurs campagnes orientales d'autres bibliothèques grecques: les Romains avaient donc à domicile les trésors de la littérature grecque, ce qui n'empêchait pas les fils de bonne famille d'aller achever leurs études en Grèce même et à Athènes de préférence. En ce temps-là nombreuses sont à Rome les bibliothèques privées, à la disposition d'une classe cultivée qui est véritablement bilingue, et dont Cicéron, son ami Atticus, Caton, Varron, César sont les représentants les plus éminents9
•
La bibliothèque romaine est un lieu de protection et de lecture mais aussi un
centre culturel où s'échangent les idées nouvelles. Dans la plupart des cas, les
lecteurs ne sont pas autorisés à ramener des livres chez eux mais peuvent copier les
7 Ibid., p. 4. 8 Ibid., p. 4. 9 Ibid., p. 4.
7
textes qu'ils souhaitent avoir. Il est ainsi possible de constituer une bibliothèque
personnelle. Bien que la classe dirigeante semble avoir possédé le plus grand
nombre de collections privées, la plupart des citoyens, ainsi que quelques esclaves,
peuvent lire, écrire et par conséquent consulter les rouleaux de parchemin des
bibliothèques. Le livre et la bibliothèque font donc partie de la vie quotidienne des
Romains qui vont déverser leurs trésors sur la plupart des terres conquises.
La Gaule semble avoir adopté très rapidement ce concept, si bien que
quelques siècles après la conquête romaine, il y a dans certaines villes du sud de la
France actuelle non seulement des bibliothèques mais aussi des librairies. Ces
dernières ne sont certes pas aussi nombreuses qu'à Rome et les bibliothèques sont
davantage des lieux privés que publics mais il n'en reste pas moins que la tradition
est implantée en Gaule et qu'elle y restera jusqu'à la chute de l'Empire. Toutefois,
les Gaulois écrivent peu et les collections de livres contiennent surtout des ouvrages
grecs et romains:
Le livre est en Gaule un objet importé par les Grecs et les Romains, contenant comme contenu. Et, dans la mesure où la Gaule est devenue, avec une remarquable rapidité, une des régions les plus florissantes de l'Empire, les bibliothèques, reflet d'une culture que les Gaulois, à commencer par l'aristocratie, ont adoptée d'emblée dans toutes ses implications, n'ont pas dû connaître un essor moindre que dans les autres régions d'Occident IO
•
Les débuts du christianisme en Gaule romaine changent peu à peu le concept
de bibliothèque. Alors qu'auparavant les collections étaient plutôt variées et
contenaient à la fois des livres d'histoire, de philosophie, de politique ou de
littérature, plusieurs bibliothèques commencent à accorder une place de plus en plus
importante à des textes religieux:
10 Ibid., p. 5.
8
Car il existe dans cette Gaule romaine si passionnante du Ve siècle deux voies, deux conceptions de la bibliothèque. Pour les uns, tels Sidoine, Claudien Mamert et leurs relations, la bibliothèque est accueillante à la double, à la triple culture; pour les autres, partisans d'une conversion plus totale, la notion de bibliothèque s'est restreinte, par une sorte de réduction étymologique dont on aperçoit la première attestation dans l'œuvre de Jérôme, au contenu de la Bible, de l'Écriture ou des ouvrages qui la commentent, seuls vraiment nécessaires pour le salut ll .
L'aristocratie qui possède un grand nombre de bibliothèques privées accorde
beaucoup d'intérêt aux œuvres classiques. Cette classe sociale ne perçoit pas la
théologie comme l'unique domaine digne d'intérêt. L'affaiblissement de l'Empire
romain déstabilise ces privilégiés et leurs collections se dispersent peu à peu.
Après la chute de l'Empire, la vie socio-économique commence à décliner et
les peuples ploient sous les invasions diverses, la pauvreté et le manque croissant
d'organisation. Les seules institutions qui s'occupent encore de la préservation du
livre sont les groupes ecclésiastiques qui tendent à rompre avec la notion
d'universalisme. Les bibliothèques sont dépouillées des œuvres classiques en latin
ou en grec et se concentrent sur l'acquisition de bibles et de commentaires autour de
celles-ci. À partir de ce moment et jusqu'au début du règne de Charlemagne, le livre
devient un objet très rare. Il n'est conservé que dans quelques abbayes où l'on
continue parfois à copier la Bible et les écrits des pères de l'Église.
Lors de l'arrivée de Charlemagne au pouvoir, les collections deviennent plus
accueillantes à des œuvres « païennes ». Les évêques sont alors des hommes lettrés
qui assurent le développement des bibliothèques et des écoles. Charlemagne lui-
même commande plusieurs livres richement ornés et constitue une bibliothèque non
seulement des ouvrages à caractère religieux mais aussi des livres de poésie, de
Il Ibid., p. 10.
9
rhétorique et de grammaire. li n'en reste pas moins que cette brève renaissance a ses
limites. Seuls peuvent avoir accès aux livres les membres des communautés
religieuses et de l'aristocratie. Les bibliothèques existent mais elles sont loin d'avoir
l'ampleur de celles de l'Empire et elles ne sont accessibles qu'à un petit groupe de
privilégiés.
L'apparition des universités à la fin du XIIe siècle a un impact important sur
les bibliothèques dans la mesure où l'on prend conscience de la nécessité de rendre
les livres accessibles aux étudiants les plus pauvres. En effet, tout comme leurs
collègues des milieux aisés, ces derniers doivent consulter maints livres pendant
leurs études, et bien souvent ils n'ont pas les moyens de se les procurer. Pour
remédier à la situation, divers ordres constituent des bibliothèques et des collèges
monastiques prennent en charge les dépenses des étudiants tout en leur fournissant
l'accès aux livres. Les hommes fortunés font des œuvres pieuses en donnant des
livres à diverses communautés monastiques. Les bibliothèques universitaires
commencent aussi à se développer, notamment celle de la Sorbonne qui possède à la
fin du XIIe siècle au-delà de 1000 ouvrages, alors que la plupart des universités
françaises ne possèdent guère plus de 100 manuscrits.
La collection pontificale est une collection ayant beaucoup d'importance à
l'époque. Les papes n'ont pas élu définitivement domicile à Rome et ils se
déplacent constamment à cause des dangers qui les menacent à cette époque
d'instabilité. li y a d'une part la bibliothèque du cabinet de travail du pape ainsi
qu'une bibliothèque de voyage de moindre envergure. Avec la stabilisation de la
cour pontificale à Avignon, la collection croît considérablement. La présence du
10
pape dans cette ville attire des lettrés de partout en Europe; il s'installe alors un
climat d'échange culturel qui ne manque pas d'avoir des répercussions positives sur
les collections de livres. De nombreux manuscrits sont prêtés et copiés et la
bibliothèque du palais pontifical devient l'une des plus riches d'Europe.
À cette époque, les bibliothèques sont loin de posséder des collections très
diversifiées. La bibliothèque pontificale possède bien sûr des textes religieux mais
aussi des recueils de poésie et des ouvrages juridiques. Dans les bibliothèques
monastiques il Y a surtout des traités de théologie, alors que dans les universitaires
la majorité des textes traitent de droit. Les collections princières se démarquent par
un goût prononcé pour les ouvrages profanes en langue vulgaire.
Parallèlement à l'implantation des divers types de bibliothèques, les grandes
familles aristocratiques cultivent le goût des livres qui sont alors des objets rares,
signes d'opulence et de raffinement, bijoux d'un genre nouveau:
Élément fondamental de la culture des maisons princières, le livre s'affirme aussi comme l'une des plus belles manifestations artistiques de ces cours, amies du luxe. Autant qu'un texte religieux ou didactique, un roman ou un recueil de poésie, autant qu'un écrit, il devient un objet de prix au somptueux décor, pour glorifier et magnifier l'œuvre sacrée ou pour le simple plaisir esthétique. Cadeau d'étrennes au même titre que les pièces d'orfèvrerie ou les bijoux, volontiers offert ou échangé en toutes sortes d'occasions, commode à transporter, il témoigne au loin du goût éclairé et du faste du mécène. Objet d'ostentation, sa fabrication et sa conservation sont affaires de spécialistes et demandent soins particuliers et surveillance constante l2
•
Le livre est un objet de luxe qui ne peut être possédé que par les princes. Il est
savamment orné et procure du plaisir non seulement par les richesses intellectuelles
qu'il recèle mais aussi par sa beauté matérielle. Pourtant, les bibliothèques
princières ne sont pas toutes remplies de livres richement décorés. Au contraire,
12 ROBIN, Françoise, « Le luxe des collections au XIVe et XVe siècle », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques médiévales du VIe siècle à 1530, op.cit, p. 193.
Il
beaucoup de volumes sont des simples manuscrits créés plutôt pour le plaisir
intellectuel. Toutefois, lorsque de riches personnages souhaitent choisir dans leurs
collections des ouvrages dignes de constituer une petite bibliothèque de voyage, ils
les choisissent parmi les plus beaux et les plus savamment ornés. Les livres
établissent à l'étranger le statut social, la richesse et le raffinement du voyageur.
Étape cruciale dans l'évolution du livre et de la bibliothèque, le XVe siècle
innove plus que toute autre époque. Johannes Gutenberg met en effet au point la
typographie. Le procédé est certes révolutionnaire mais il met du temps à se
répandre.
L'apparition de la typographie constitue, sans contredit, l'événement majeur de toute l'histoire du livre occidental. Pourtant lorsque la Bible de Gutenberg sort des presses, on ne cesse pas pour autant de copier des Bibles à la main, ni, a fortiori, on ne se hâte de remplacer sur les rayons des bibliothèques les vieilles Bibles manuscrites par leur version imprimée. C'est que l'innovation de Gutenberg vient s'inscrire dans un environnement très structuré: un mode de production artisanal, parfois même autarcique, où chaque livre est conçu en fonction de son futur possesseur et où les traditions de présentation sont tellement ancrées que, malgré le changement radical de technique, elles se perpétuent encore dans le nouveau produit13
•
Le mode de production artisanal étant si bien implanté, il faut attendre la
deuxième moitié du siècle pour voir l'imprimerie prendre un essor significatif. C'est
à ce moment qu'on commence à imprimer davantage de livres qu'on n'en copie à la
main. La tradition de l'imprimerie traverse alors les frontières allemandes et
s'implante peu à peu ailleurs en Europe. L'impact de l'imprimerie sur les
bibliothèques tarde lui aussi à se faire sentir. Ce n'est que vers le milieu du siècle
que la taille des bibliothèques augmente et le nombre de manuscrits baisse.
L'imprimé gagne donc en importance et remplace le manuscrit. Par ailleurs, il y a
13 BOZZOLO, Carla, ORNATO, Ezio, «Les bibliothèques entre le manuscrit et l'imprimé », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques médiévales du Vie siècle à 1530, op.cit, p.333.
12
de moins en moins de livres dont les titres sont spécifiés dans les catalogues de
l'époque. Cela semble être un des résultats de la perte d'importance du livre en tant
qu'objet de valeur:
[ ... ] le livre en tant qu'objet matériel perd du terrain dans l'échelle des valeurs; produit industriel, il ne demande plus à être richement décoré; véhicule d'un savoir qui se renouvelle plus rapidement que par le passé, il est de moins en moins transmissible l4
•
Le passage d'un mode de production artisanal du livre à l'imprimerie est
accompagné de l'énorme bouleversement social causé par les guerres de religion.
Les bibliothèques monastiques sont les premières à ressentir les effets de ces luttes:
La Réforme et la Contre-Réforme ont eu en Europe un effet considérable sur les bibliothèques. Au premier abord, les luttes religieuses ne semblaient devoir exercer aucune influence favorable. Certes les possibilités croissantes de l'imprimerie, déjà utilisées par les humanistes, furent fortement employées dès le début des luttes. Au cours des années, un nombre considérable de pamphlets, lancés par les réformateurs et leurs adversaires, atteignent une large clientèle. Mais l'effet immédiat des premiers combats de la Réforme fut le démembrement d'un bon nombre des bibliothèques les plus riches, les bibliothèques monastiques l5
.
La révolte des protestants se traduit donc dans un premier temps par la
destruction des églises et de toutes les richesses qu'elles possèdent. En Allemagne,
les insurgés s'attaquent à diverses communautés religieuses et s'en prennent entre
autres aux livres qu'ils brûlent, jettent dans les lacs et rivières ou vendent à un prix
dérisoire.
Des études de Natalie Z. Davis, et S. Deyon sur les émeutes religieuses, il ressort que le livre, comme d'autres objets associés aux formes extérieures de la religion (images, chasubles, orgues ... ), apparaît aux foules protestantes comme un élément pervers à détruire. Les reîtres lacèrent les manuscrits de Cluny car ils les identifient à des livres de messe. Pour les catholiques, les ouvrages pestilents des réformateurs,
14 Ibid., p. 346. 15 JOLLY, Claude, «Unité et diversité des collections religieuses », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques sous J'Ancien régime 1530-1789, Paris, Promodis - Éditions du Cercle de la Librairie, 1988, p. 14.
13
dont la faculté de théologie de Paris établit l'Index dès 1544, sont également des éléments de pollution à supprimer, chez les libraires ou dans les bibliothèques 16.
Bien que le livre soit d'abord perçu dans un camp et dans l'autre comme un
symbole des idées menaçantes à supprimer, la situation ne tarde pas à changer.
Après une première vague de destruction des livres et des bibliothèques, on reprend
conscience, de part et d'autre, de l'importance et du pouvoir des livres. Les
réformateurs commencent dès lors à constituer des bibliothèques et satisfont ainsi
les demandes de Luther. Celui-ci insiste sur l'importance de telles institutions et
s'empresse de donner des directives quant à ce qu'elles doivent contenir. Selon lui,
on doit y trouver: «bibles, ouvrages utiles à la connaissance des langues, des arts
libéraux, du droit, de la médecine et enfin les principales histoires ou
h . 17 L ·1 d L h .. '1 1 d b c romques ». es consel s e ut er sont SUIVIS a a eUre et e nom reuses
bibliothèques voient le jour.
Le renouveau des bibliothèques protestantes incite les partisans de la Contre-
Réforme à déployer tous les efforts nécessaires à la constitution de collections
somptueuses. De grandes bibliothèques princières telles que celles de Philippe II et
de Sixte Quint sont alors créées:
Réforme et Contre-Réforme ont donc contribué fortement à un changement de nature, de taille, d'usage et d'organisation des bibliothèques. Les plus importantes ont vu leurs collections décupler (de quelques milliers à quelques dizaines de milliers de volumes) avec la nécessité d'organiser différemment les bâtiments, les classifications et l'accès. Les responsables des plus grandes collections ont ou revendiquent un statut (Platina à la Vaticane, B10tius à Vienne). À l'accroissement par dons, achats de bibliothèques constituées ou confiscations s'ajoutent çà et là le dépôt légal (Bâle, 1535; Vienne 1569) et des acquisitions courantes l8
•
16 Ibid., p. 15. 17 Ibid., p. 14. 18 Ibid., p. 15.
14
Ce siècle mouvementé est suivi par une période de calme relatif qui permet à
certaines bibliothèques de s'enrichir de façon significative. Le Roi, les
gentilshommes et plusieurs puissants de l'époque constituent peu à peu des
collections très vastes. Ainsi la bibliothèque du cardinal de Richelieu est l'une des
plus impressionnantes. Elle contient «six mille trois cent quatre-vingt-cinq
ouvrages en 1643 19 ». Le cardinal dispose de plusieurs moyens qui lui permettent
d'acquérir de nombreux livres et il n'hésite pas à recourir à diverses méthodes,
qu'elles soient morales ou pas:
Une passion effrénée de collectionner dans le domaine des objets d'art comme dans le domaine des livres, l'accession au pouvoir et ses conséquences, à savoir un enrichissement certain et une position facilitant les suggestions de « cadeaux» ou les dédicaces intéressées, firent sans doute le reste, donnant des arguments à ceux qui attribuent au cardinal « plus de rapacité que de sens bibliophilique » et ne voient dans sa bibliothèque que le reflet du hasard de ses prises20
•
Richelieu engage des savants chargés d'assurer l'accroissement constant de
sa collection. Pour sa part, il n'hésite pas à voler pour s'approprier ce qu'il pourrait
aisément payer.
Autre bibliothèque de renom, celle de Nicolas-Claude Fabri de Peiresc
diffère de celle du cardinal de Richelieu dans la mesure où elle est constituée grâce
aux seuls soins de son possesseur qui n'a pas recours à des moyens douteux tels que
le vol ou le détournement de collections. Véritable passionné de livres, il consacre
toutes ses ressources à l'agrandissement de sa bibliothèque:
Peiresc est l'un des derniers humanistes à comprendre le rôle moderne de l'imprimé et de l'écrit comme vecteur dans la quête de la vérité. Attentif avant tout à la valeur des textes, à leur correction, il procède par comparaisons, par recoupements et il n'épargnera ni son temps, ni celui des autres, ni son argent dans cette recherche incessante de manuscrits et de livres imprimés en quelque lieu que ce soit. Par son
19 ARTIER, Jacqueline, « La bibliothèque du cardinal Richelieu », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques sous l'Ancien Régime 1530-1789, op.cit, p. 127. 20 Ibid., p. 127.
15
réseau d'informateurs, il savait les livres qui s'écrivaient, leurs qualités et leurs lacunes, il épiait leur parution, il guettait les catalogues des foires et des librairies, qu'il sollicitait jusqu'à l'arrivée à Aix du volume demandézi .
Par ailleurs, Peiresc est intéressé davantage par le contenu des livres que par
leur présentation matérielle. Il n'hésite pas à découper et annoter manuscrits et
imprimés et recherche souvent des éditions à marges très larges afin de pouvoir y
ajouter ses commentaires à loisir. Au contraire de Richelieu, Peiresc semble attiré
par le partage des idées et des livres. Il prodigue des conseils aux écrivains et leur
prête les textes dont ils ont besoin dans l'élaboration de leurs œuvres. L'intellectuel
provençal fait de sa bibliothèque un lieu d'échange où les livres circulent sans cesse
et alimentent les recherches des savants de l'époque.
Les grandes bibliothèques restent donc l'apanage des puissants pour un long
moment. Bien que certains d'entre eux, comme Peiresc, ouvrent leurs collections à
divers lettrés de l'époque, le monde des livres est fréquenté par un nombre limité de
personnes. Il Y a bien sûr la barrière créée par le manque d'éducation qui empêche
la majorité des hommes de s'intéresser aux livres. Toutefois, plusieurs intellectuels
n'ont pas accès à des volumes qui, malgré l'avènement de l'imprimerie, restent des
objets chers et bien souvent difficiles à acquérir. Ainsi, plusieurs collèges et
universités manquent de l'argent nécessaire à l'achat des nouveaux ouvrages ou à
l'entretien de ceux qu'ils possèdent déjà.
Au XVIIe siècle, le concept de bibliothèque publique commence à faire son
apparition. Si ce nouveau type de collection est ouvert à tous les membres de la
société, il n'en est pas moins le résultat des efforts d'institutions privées.
21 ARNOULT, Jean-Marie, « Peiresc et ses livres », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques sous l'Ancien Régime 1530-1789, op.cit, p. 128.
16
L'ouverture au public de grandes collections religieuses, celle des fonds de collectionneurs les plus importants, les legs de particuliers qui cèdent leur collection à une institution religieuse ou laïque, à condition qu'elle puisse être consultée certains jours de la semaine et à certaines heures, sont autant d'étapes vers la constitution de bibliothèques publiques. Accessibles en principe à toutes les catégories de la population d'une cité, elles sont en réalité surtout fréquentées par une élite dont les frontières s'élargissent de plus en plus, avec les progrès de l'alphabétisation dans les villes, l'action des académies et des sociétés savantes, l'ouverture de cabinets de lecture et l'engouement pour les périodiques français et étrangers qui informent le public des parutions les plus récentes22
•
Bien que les bibliothèques publiques du XVIIe siècle n'offrent pas un accès
aussi facile que les contemporaines, il n'en reste pas moins que le mouvement vers
l'élargissement du cercle des lecteurs est amorcé. Les bibliothèques ne sont pas
accessibles à tous mais elles s'ouvrent peu à peu à un nombre grandissant d'usagers.
Au XVIIIe siècle, la création de bibliothèques publiques devient de plus en plus
importante. Ainsi, en 1789, il yen a en France une cinquantaine.
Pendant le XIXe siècle, de grands changements ont lieu. La Révolution
apporte son lot de bouleversements politiques, économiques et culturels. Les
anciennes structures s'écroulent et le pouvoir se déplace des mains des élites royale
et cléricale à celles de la nouvelle Nation. Les richesses matérielles, telles que les
bibliothèques, sont confisquées et mises sous la responsabilité de l'État: « 1789 a,
d'un trait de plume du législateur, anéanti le fragile édifice des bibliothèques
d'Ancien Régime, fruit d'un labeur multiséculaire 23». Les livres deviennent des
biens régis par l'État qui tente avec plus ou moins de succès de mettre sur pied des
nouvelles bibliothèques un peu partout en France: « Phénomène unique en Europe,
22 DESGRA VES, Louis, « Vers la bibliothèque publique », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques sous l'Ancien Régime 1530-1789, op.cit, p. 391.
23 VARY, Dominique, Introduction au volume Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques de la Révolution et du X/Xe siècle 1789-1914, Paris, Promodis - Éditions du Cercle du la Librairie, 1991,p.3.
17
ces collections sont dispersées dans plusieurs centaines de bibliothèques publiques
réparties sur l'ensemble du territoire national, dans les villes plus importantes
comme les plus modestes24 ». II s'agit d'un pas en avant vers l'ouverture des
collections à l'ensemble de la population. En effet, il n'est plus indispensable de
faire partie de la haute société pour pouvoir se procurer un livre.
Au XIXe siècle, une nouvelle classe sociale émerge: «Le paysage social de
la France s'est modifié au XIXe siècle par l'avènement des masses populaires
ouvrières et paysannes. Elles accèdent progressivement à un statut social, puis à un
1· . 25 statut po ltIque - ».
Grâce à l'éducation élémentaire et obligatoire, un nombre croissant de
paysans et d'ouvriers sont désormais en mesure de lire. D'autre part, leur accès aux
bibliothèques est facilité par plusieurs membres de la classe dominante pour
lesquelles l'équilibre social ne peut être atteint que grâce à une amélioration des
conditions de vie des plus pauvres. De nombreuses bibliothèques voient alors le
JOur :
L'action des pouvoirs publics et des associations couvre la France d'une poussière de petites bibliothèques dont on ne connaîtra jamais le nombre. On a dénombré à la fin du siècle 43 000 bibliothèques scolaires, 30 000 bibliothèques catholiques, 3 000 bibliothèques populaires contrôlées par l'État. Il faut y ajouter les bibliothèques qui refusent ce contrôle, les bibliothèques protestantes, celles des cours du soir, des orphéons, des entreprises, des coopératives, des syndicats, des bourses du travail. Des réseaux de bibliothèques se constituent à Paris et en province26
•
24 VARY, Dominique, «Les confiscations révolutionnaires », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques de la Révolution et du XIXe siècle 1789-1914, op.cit, p.9. 25 RICHTER, Noël, « Les bibliothèques populaires et la lecture ouvrière », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques de la Révolution et du XIXe siècle 1789-1 914, op.cit, p. 513. 26 Ibid., p. 528.
18
En cette fin de siècle, la situation des bibliothèques est fort différente de ce
qu'elle était un siècle auparavant. Le livre n'est plus réservé aux seuls aristocrates et
gens de robe. Une grande partie de la population est suffisamment instruite pour être
en mesure de lire et elle a accès à de nombreuses bibliothèques.
Au XXe siècle, le mouvement d'ouverture et de multiplication des
bibliothèques se poursuit. La plupart des personnes alphabétisées, donc la majorité
des citoyens des pays développés ainsi qu'une partie importante de ceux des pays en
voie de développement, ont accès à des bibliothèques. Par ailleurs, les types de
bibliothèques se diversifient. li n'y a plus seulement des bibliothèques monastiques,
princières ou universitaires. En effet, les bibliothèques d'état deviennent de plus en
plus importantes et les collections sont de plus en plus riches et sophistiquées.
Citons à titre d'exemple quelques bibliothèques parisiennes: la bibliothèque
administrative de la ville de Paris, la bibliothèque d'Art et d'Archéologie, la
bibliothèque centrale du Muséum national d'histoire naturelle, la bibliothèque de
l'Académie nationale de médecine, la bibliothèque de l'Alliance israélite
universelle, la bibliothèque de l'Institut catholique de Fels, la bibliothèque de la
Cour de cassation, la bibliothèque de la Société de Port-Royal, la bibliothèque de la
Sorbonne, la bibliothèque de l'école des Mines, la bibliothèque de l'École nationale
des ponts et chaussées, la bibliothèque de l'École nationale supérieure des beaux-
arts, la bibliothèque de l'École normale supérieure, la Bibliothèque des Arts
décoratifs, la bibliothèque interuniversitaire des Langues orientales, la bibliothèque
littéraire Jacques Doucet, etc27. Cette liste des bibliothèques de Paris rend compte de
27 Pour la liste exhaustive des bibliothèques parisiennes, voir le volume Patrimoine des bibliothèques de France. Un guide des régions, vol. l, Île-de-France, Payot, 1995.
19
la grande diversité des collections mises à la disposition du public d'aujourd'hui.
Que ce soit dans les grandes villes universitaires ou dans les petites villes
provinciales, il y a aujourd'hui plus que jamais des bibliothèques répondant aux
intérêts les plus divers. L'élitisme du passé fait place à un accès presque universel
aux livres et les puissances telles que l'aristocratie et le clergé ont été remplacées
par des lecteurs de toutes classes sociales.
Les développements technologiques des dernières années laissent
entrevoir de nombreux autres changements dans le domaine de la bibliothèque.
Avec l'avènement du livre numérique qu'il est possible d'acheter par « Internet» et
enregistrer dans la mémoire d'un ordinateur, nous pouvons imaginer des
bouleversements de taille dans la manière d'entreposer et de conserver des livres.
Les bibliothèques que nous connaissons seront peut-être remplacées par des
bibliothèques virtuelles, qui occuperont un espace fort restreint. Les ordinateurs
seront sans doute les bibliothèques de demain mais nous ne pouvons le savoir avec
certitude. Ce à quoi nous pouvons nous attendre, c'est que le concept de la
bibliothèque change, sans que l'intérêt des gens pour la lecture, l'échange et la
préservation des livres en soit diminué.
20
Des bibliothèques réelles et des bibliothèques fictives
Avec la consécration du métier d'écrivain, on voit apparaître des
collections d'un type nouveau: les bibliothèques d'écrivains. Ces derniers,
amoureux des livres, s'entourent de ce qui leur plaît, les interpelle et les fascine.
Leurs collections prennent peut-être même le pas sur le quotidien dans la mesure où
parfois les écrivains s'en inspirent autant, sinon plus, que de la vie elle-même.
Philippe Arbaizar explique:
Tout pousse le XXe siècle à faire de la bibliothèque le lieu symbolique de la création. L'époque auto-référentielle ne cherche plus son inspiration dans la réalité mais dans les livres; hors de leur médiation, le réel paraît inaccessible. Et derrière les livres se cachent d'autres livres car «les livres engendrent des livres» (Georges Steiner). Tout incite l'imagination à privilégier la bibliothèque. Dans ce monde pétri de culture, elle conserve autant d'interprétations successives, tout problème y trouve sa réponse provisoire. Sur les rayonnages de l'écrivain, les textes ne restent pas lettre morte car ils sont sans cesse remis en chantier par leur artisan28
•
D'objet de luxe que seule une poignée d'hommes peut s'offrir, le livre
devient ainsi une nécessité de la vie courante ou, selon les termes d'Arbaizar, une
médiation du réel. Les écrivains qui les produisent, puisent l'inspiration dans les
œuvres de leurs collègues. Le livre est donc un point central de la communication
moderne qui se fait autant par écrit que verbalement. La bibliothèque réunit donc
une multitude de textes, échos du réel et de la fiction.
28 ARBAIZAR, Philippe, «La bibliothèque de l'écrivain », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques au XXe siècle 1914-1998, Paris, Promodis - Éditions du Cercle de la Librairie, 1992, p. 11.
21
Parmi les bibliothèques célèbres d'écrivains, citons ici celle de Michel de
Montaigne qui préfère l'intimité de sa bibliothèque aux honneurs de son existence
privilégiée de noble. Il n'hésite pas à délaisser les fastes des cours pour se consacrer
à la lecture et à l'écriture dans sa chère bibliothèque. Il n'épargne pas les efforts afin
de faire de celle-ci un lieu de plaisir constant. Il l'installe dans la tour de son
château dont les parois circulaires lui permettent de disposer les rayons de livres de
manière à les avoir sans cesse dans son champ de vision. Michel de Montaigne
passe le reste de ses jours auprès de ses « muses », dans la bibliothèque circulaire
qui lui est plus chère que tout autre lieu29•
En quittant la bibliothèque réelle pour retrouver la fictionnelle, nous
pouvons nous rappeler le terrifiant tableau dessiné par Umberto Eco dans Le nom de
la rose. Il y présente une communauté religieuse du XIVe siècle au centre de
laquelle se trouve une bibliothèque monumentale, les intrigues et la mort. Plusieurs
moines meurent pour des raisons inexplicables, il y a des secrets et des mystères
partout et la bibliothèque est interdite à la majorité des membres de la communauté.
Tous ceux qui désirent lire un livre doivent le demander au bibliothécaire. Le savoir
étant presque inaccessible, le frère Guillaume, enquêteur à l'Abbaye, doit faire
preuve de ruse afin d'entrer dans la fameuse bibliothèque et dénouer les mystères
qui y règnent.
Autre fameuse bibliothèque fictive, celle décrite par Jorge Luis Borgès a
fasciné bon nombre de chercheurs et d'écrivains qui la citent dans leur travail. Cette
bibliothèque de Babel est infinie et le narrateur l'assimile à l'univers:
29 Voir l'article de Louis Desgraves, « La librairie de Montaigne », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques sous l'Ancien Régime 1530-1789, op.cit., p. 94-95.
22
L'univers (que d'autres appellent la Bibliothèque) se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablemeneo.
La bibliothèque et les livres sont au centre de cet univers Ou, plus
précisément, ils constituent l'univers. Les habitants de ce lieu fantastique sont tous
bibliothécaires et ils passent leur temps à tenter de déchiffrer les nombreux livres
qu'ils trouvent sur les rayons. Ils ne comprennent pas la majorité des textes qu'ils
lisent mais ne cessent de chercher la signification de ce monde incroyablement
grand. La bibliothèque est donc tout ce qui préoccupe l'être humain qui, malgré les
voyages, les lectures et les discussions, n'arrive pas à déchiffrer la complexité de ce
curieux labyrinthe qu'est son univers.
Le motif de la bibliothèque n'a donc pas seulement fasciné les chercheurs,
les bibliothécaires et les spécialistes en bibliothéconomie. Il a retenu l'attention de
maints écrivains qui en ont fait le centre de leur monde fictif. D'autres, comme
Montaigne, n'ont cessé de vanter les mérites d'une bibliothèque où, plus que
n'importe où ailleurs, il fait bon vivre, lire et écrire. Ce lieu qui a occupé tant
d'écrivains et de chercheurs semble être un des pôles de la vie humaine, au même
titre que la maison, le lieu de travail ou la nature. La bibliothèque est donc non
seulement un des motifs centraux de la fiction mais aussi un des lieux les plus
importants que l'être humain fréquente.
30 BORGÈS, Jorge Luis, « La bibliothèque de Babel », Fictions, Paris, Gallimard, 1981, p.71.
23
Études québécoises autour de la représentation de la bibliothèque
Parmi les chercheurs québécois qui se sont intéressés à l'étude de la
bibliothèque, qu'il s'agisse d'une analyse de ce motif dans la fiction ou de l'étude
de la bibliothèque d'écrivain, citons Laurent Mailhot, Micheline Cambron, Jean
Cléo Godin et Nicole Deschamps. Dans son article Bibliothèques imaginaires: le
livre dans quelques romans québécois31, Laurent Mailhot étudie les bibliothèques
fictives présentées dans Jean Rivard, économiste, L'influence d'un livre, Mort et
naissance de Christophe Vlric et Les grandes marées. Il aborde le sujet qui nous
occupe par le biais de la lecture; en effet, il y étudie l'horizon de la lecture de divers
livres dans le roman québécois. En guise d'entrée en matière, il exprime la difficulté
qu'il y avait dans le Québec de la première moitié du XXe siècle de faire circuler les
livres et de les faire lire au peuple souvent analphabète qui n'a généralement comme
choix que le Petit catéchisme de la Province de Québec, le catalogue du magasin
Eatons et L'almanach du peuple. C'est aussi une question de goût, dit-il, puisque les
Québécois d'alors laissent même de côté la Bible au profit du chapelet. Mailhot
présente donc un monde où la culture du livre n'est pas très développée et où la
référence à la littérature est le fait de très peu de citoyens.
31 MAILHOT, Laurent, «Bibliothèques imaginaires: le livre dans quelques romans québécois », Étudesfrançaises, vol. XVIII, no. 3, hiver 1983, p. 81-87.
24
Micheline Cambron présente dans la revue Études françaises un article
intitulé Les bibliothèques de papier d'Antoine Gérin-Lajoie32• L'auteure envisage
les bibliothèques fictives du XIXe siècle québécois en tant que « horizon cognitif ».
Elle laisse de côté tout désir de traiter de l'aspect intertextuel et procède de la
manière suivante: elle étudie les bibliothèques comme «corpus de savoirs »,
« organisations de savoirs» et «pratiques de savoirs» (donc livres, classifications
de livres et lecture). Cette analyse constitue un travail assez exhaustif sur les divers
aspects des bibliothèques imaginaires.
Un autre type d'étude est celui de la bibliothèque réelle d'un écrivain. Celle-
Cl peut s'avérer fructueuse pour tout chercheur qui s'intéresse aux livres ayant
nourri l'imaginaire d'un créateur. Bien que ce genre de travail ne soit pas
directement relié au nôtre, il semble pertinent d'en signaler l'existence. L'article de
Nicole Deschamps, Alain Grandbois: de la bibliothèque familiale à la bibliothèque
fictive 33, rend compte de la bibliothèque personnelle de Grandbois et des liens qui
sont à faire avec les bibliothèques décrites dans ses œuvres. La théorie qui est à la
base de sa réflexion est celle de l'intertextualité et elle permet de mettre à jour les
multiples sources utilisées par l'auteur. Son approche semble contraire à celle de
Jean-Cléo Godin qui a aussi étudié la bibliothèque d'Alain Grandbois; en effet,
alors que celui-ci se penche sur la bibliothèque réelle pour voir comment elle
s'inscrit dans la fictionnelle, Deschamps analyse en premier la bibliothèque telle
que présentée dans la fiction pour déceler par la suite les sources réelles. Il est à
32 CAMBRON, Micheline, « Les bibliothèques de papier d'Antoine Gérin-Lajoie », Études françaises, vol. XIII, no. 2, automne 1982, p. 135-153. 33 DESCHAMPS, Nicole, «Alain Grandbois: de la bibliothèque familiale à la bibliothèque fictive », Études françaises, vol. XIII, no. 2, automne 1982, p. 109- 125.
25
noter que ces deux auteurs ont uni par la suite leurs efforts dans une étude intitulée
Livres et pays d'Alain Grandbois34•
Plus près de notre problématique, citons les travaux d'Élise Michaud et de
Louise Frappier qui ont étudié dans le cadre d'un mémoire de maîtrise en études
françaises, respectivement la bibliothèque35 et le livre 36 dans quelques romans de
Gérard Bessette. Dans le premier cas, il s'agit d'un travail sur la bibliothèque
imaginaire comme représentation des savoirs littéraires des personnages. En cela, la
conception d'Élise Michaud du motif qui nous intéresse est fort semblable à celle de
Micheline Cambron qui écrit à ce sujet:
Le motif de la bibliothèque est, entre tous, celui qui met le plus explicitement en jeu une définition du savoir et des modalités heuristiques, et une définition de la littérature. Certes, les exemples ne manquent pas, de Montaigne à Eco en passant par Borges, de ces bibliothèques dans la description desquelles se trouvent repliés l'un sur l'autre le monde et le langage, tel un imprévisible origami. Ces bibliothèques de papier, dont l'ordre - ou le désordre - dressent la carte infinie des mondes, nous les imaginons, sans doute à cause de leurs appétits démiurgiques, réservées à des cultures fortes et riches, où le livre, doté d'attributs quasi-magiques, posséderait un prestige indiscutable3
?
Les personnages des romans de Bessette sont définis par Élise Michaud en
fonction des bibliothèques qu'ils possèdent, des livres qu'ils lisent et de la raison
qui les pousse à se consacrer à cette activité. Louise Frappier s'intéresse plus
particulièrement au livre, « objet» sans lequel la bibliothèque n'aurait pas de raison
d'être. Elle pose l'idée selon laquelle le livre ne peut exister que lorsqu'il est lu et
34 DESCHAMPS, Nicole, GODIN, Jean-Cléo, Livres et pays d'Alain Grandbois, Saint-Laurent, Fides, 1995. 35 MICHAUD, Élise, Entre la littérature et la réalité: les bibliothèques imaginaires de La Bagarre et du Semestre de Gérard Bessette, Montréal, Université du Québec à Montréal (mémoire de maîtrise en études françaises), 1999. 36 FRAPPIER, Louise, Le livre en procès dans l'œuvre de Gérard Bessette, Montréal, Université de Montréal (mémoire de maîtrise en études françaises), 1992. 37 CAMBRON, Micheline, « Les bibliothèques de papier d'Antoine Gérin-Lajoie », Études françaises, vol. XIII, no. 2, automne 1982, p. 135.
26
elle démontre comment il évolue d'une situation où il est fermé et inaccessible car il
n'est presque pas lu (Le libraire), à celle où il est ouvert, lu et cité, donc vivant (Le
semestre).
Domaine connexe à celui de l'étude de la bibliothèque, l'étude de la lecture
constitue un type de recherche effectué par de nombreux chercheurs. Citons ici
Lucie Hotte qui a consacré sa thèse de doctorat, Romans de la lecture, lecture du
roman38, à la lecture telle que représentée dans divers romans québécois,
notamment dans La bagarre, Le libraire et Le semestre de Gérard Bessette. Blanca
Navarro Pardifias a effectué une étude similaire dans sa thèse intitulée La
représentation de la lecture chez Jacques Poulin39•
Représentation de la bibliothèque dans quelques romans de Gérard
Bessette et Jacques Poulin
La définition de la bibliothèque qui est la nôtre dans la présente étude est
celle des lieux où sont entreposés ou lus les livres. Autrement dit, nous n'entendons
pas limiter notre étude à la seule bibliothèque « traditionnelle» mais plutôt l'étendre
à tout endroit qui abrite des livres. Le motif de la bibliothèque est donc à prendre
dans son sens large et il inclut la librairie, le bureau ou l'autobus. Par exemple, dans
38 HOTTE, Lucie, L'inscription de la lecture. Romans de la lecture, lecture du roman, Ottawa, Université d'Ottawa (thèse de doctorat en études françaises), 1996. 39 NA V ARRO PARDINAS, Blanca, La représentation de la lecture chez Jacques Poulin, Montréal, Université McGiII, (thèse de doctorat en études françaises), 1992.
27
La tournée d'automne de Poulin, la bibliothèque est en mouvement ou, plus
précisément, elle est constituée par un «bibliobus », un autobus permettant aux
habitants de la Côte-Nord et de la Gaspésie d'avoir accès à divers livres qu'ils ne
peuvent trouver dans leurs villages. Chez Bessette, la bibliothèque peut prendre la
forme du sous-sol poussiéreux d'une université (L'incubation) ou même de façon
plus surprenante, celle du tramway constituant le lieu de lecture préféré du
protagoniste (La bagarre). Dans Les yeux bleus de Mistassini, les personnages
vivent des émotions très fortes dans une petite librairie de Québec. Dans Le libraire,
les ventes de livres affectent la vie de plusieurs personnages de façon significative.
La librairie, comme le bibliobus, le bureau ou la bibliothèque plus traditionnelle,
sont des lieux importants dans les romans étudiés ici. On y travaille, on s'y fait des
ennemis, on y lit, on y vole, on y emprunte et on y aime. li s'agit donc d'un espace
central dans l'œuvre des écrivains choisis, dont l'intérêt pour les livres en général se
manifeste par une représentation abondante de la figure de la bibliothèque telle que
nous l'avons définie.
Les romans de Gérard Bessette et de Jacques Poulin ont été retenus pour la
présente étude puisque chaque auteur rend compte à sa façon d'une époque
différente de l'histoire québécoise contemporaine. Dans Le libraire, le lecteur
découvre une société qui enferme les livres non plus dans une bibliothèque mais
dans une sorte de prison où ils croupissent comme toute idée dangereuse pour
l'Église dont l'autorité s'impose à l'époque. Jacques Poulin présente au contraire un
univers romanesque où il n'est plus question d'oppression religieuse mais qui met
28
plutôt en scène des personnages libérés des contraintes de l'époque précédente, et
qui sont en quête de bonheur et d'amour.
L'opposition présente dans les romans de Bessette et ceux de Poulin semble
être au cœur même du concept de la bibliothèque. Celle-ci est en effet à la fois
fermeture et ouverture, conservation et prêt. De prime abord, cette dualité va de soi :
« Une bibliothèque, au sens architectural du mot, est un espace construit et aménagé
pour conserver et ranger des livres et pour pouvoir les consulter et les lire 40».
Conserver et consulter doivent en effet aller de pair pour qu'une bibliothèque
remplisse son rôle comme il se doit. Pourtant l'équilibre entre les deux activités qui
définissent le concept qui nous intéresse est difficile à maintenir: «Conservation et
communication sont en effet deux réalités antinomiques 41 ». Si l'une de ces réalités
prend le pas sur l'autre, la bibliothèque n'est plus digne de ce nom. Il est en effet
difficile d'imaginer une bibliothèque où la conservation se fait au détriment de la
consultation. Dans ce cas-là, le lieu serait similaire à la bibliothèque du Moyen Âge,
où le livre, objet luxueux, est protégé non pas pour le lecteur mais contre les méfaits
que celui-ci pourrait commettre:
Reconnaissons pourtant qu'en règle générale les bibliothécaires se SOUCIaIent moins de protéger l'orthodoxie des lecteurs que l'intégrité des livres. Un défenseur des usagers, comme Césaire, admettait lui-même que la communication est le début de la destruction: «Un manuscrit lu sans cesse, par le fait même qu'il est souvent feuilleté, perd sa beauté externe en embellissant l'intérieur de l'âme. » Les livres médiévaux sont coûteux et prévus pour durer. À l'intérieur d'une bibliothèque, ils sont menacés par une troupe d'ennemis multiformes: la poussière, les tâches de cire et de graisse, l'eau, l'huile et le feu, les canifs et les ciseaux. À la tête de cette troupe est l'usager, et qui veut éviter les dommages de ses auxiliaires doit le surveiller en priorité42
•
40 PRACHE, Anne, « Bâtiments et décor », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques médiévales du VIe siècle à J 530, op.cit, p. 351. 41 DOLBEAU, François, «Les usagers des bibliothèques », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques ,médiévales du VIe siècle à J 530, op.cit., p. 404. 42 Ibid., p. 404.
29
Dans une telle bibliothèque, le livre a une importance bien plus grande que
le lecteur. Toutefois, cette protection exagérée l'ampute de la part de lui-même que
seul le lecteur peut lui offrir: la lecture. En effet, sans elle, le livre devient inutile et
ne peut plus rien offrir à « l'intérieur de l'âme ». Enfin, sans la lecture, cette activité
qui pourtant le détériore, le livre n'existe pour ainsi dire pas. D'autre part, une
bibliothèque où la consultation des collections se ferait au détriment de leur
conservation, perdrait bien vite son statut. En effet, des livres circulant tout à fait
librement, mettraient en péril 1 ' existence même de la bibliothèque. Trop d'ouverture
et de liberté serait donc tout aussi nuisible que trop de fermeture et de contrôle.
Les «réalités antinomiques» constituant la bibliothèque permettent de
formuler plusieurs questions. En effet, nous pouvons nous demander dans quel type
de société naît la bibliothèque et comment celle-ci est influencée par son
environnement. Il y a lieu de croire qu'une société très fermée et puritaine aurait
comme reflet une bibliothèque où la conservation se fait au détriment de la
consultation. Au contraire, une société plus ouverte constituerait des collections
disponibles à tous les lecteurs intéressés. Une autre question intéressante est celle du
rapport au passé et au futur. Une bibliothèque accordant trop d'intérêt à la
protection des livres, n'est peut-être pas créée avec un souci de participation à
l'éducation des générations futures. D'autre part, une collection étant constituée
exclusivement pour l'échange, n'accorde sans doute pas autant d'intérêt à la
préservation du passé qu'à la création d'un présent et d'un futur nourri de
connaissances diverses.
30
La tension existant entre deux pôles contraires d'une même réalité est au
centre de notre étude sur la représentation de la bibliothèque dans les romans de
Gérard Bessette et de Jacques Poulin. Les deux auteurs décrivent des collections de
livres où le fragile équilibre entre la conservation et la consultation est brisé. Chez
l'un, la bibliothèque est un lieu de fermeture et de danger où les livres sont cachés,
cadenassés et menaçants ; chez l'autre, elle est synonyme d'ouverture, de liberté et
de mobilité, et les livres y circulent sans aucune contrainte. Nous allons étudier les
bibliothèques décrites dans les romans de Gérard Bessette et de Jacques Poulin à
travers trois figures principales: la bibliothèque, le livre et le libraire.
32
Constitution et utilisation de la bibliothèque dans L'incubation et La bagarre de Gérard Bessette et La tournée d'automne de Jacques Poulin
Les conditions dans lesquelles sont créées les bibliothèques et les librairies
peuvent être fort diverses. Dépendamment du type d'institution dont il s'agit et de
l'époque où elle est créée, sa constitution peut être plus ou moins complexe.
Toutefois, ce qui semble être le fait de la plupart de ces établissements est la passion
qui rend possible leur création. En effet, les bibliothèques semblent avoir été
considérées comme indispensables au développement culturel de la société. Les
êtres humains ont souvent déployé des efforts considérables afin de pouvoir mettre
en place ces lieux de l'échange du livre. Parfois, ce dernier a même constitué un
butin de guerre, au même titre que l'or, l'argent ou les pierres précieuses. Ainsi dans
la Rome antique, les conquêtes de nouveaux territoires permettaient souvent la
constitution de somptueuses collections de livres privées ou publiques. Pendant le
Moyen Âge, des communautés religieuses européennes se consacraient souvent
exclusivement à la copie de manuscrits et à l'établissement des bibliothèques. De
nos jours, plusieurs groupes se dédient à la promotion de ce type d'institution:
En effet, le rôle des bibliothèques dans une société est reconnu à travers le monde. Dès 1949 l'Unesco publiait le Manifeste sur la bibliothèque publique qui fut traduit dans toutes les principales langues. Depuis, cet organisme n'a cessé d'encourager le développement des bibliothèques sur tous les continents et dans tous les pays, développés ou en voie de développemene .
1 SAVARD, Réjean, «Introduction », Les bibliothèques une question de culture!, Montréal, Association pour l'avancement des sciences et des techniques de la documentation, 1992, p. 15.
33
Les bibliothèques sont appréciées à leur juste valeur, c'est-à-dire en tant que
lieux privilégiés de conservation et d'échange du savoir sans lesquels une société
démocratique ne saurait exister:
Comme le précise ce Manifeste, ce que bien d'autres spécialistes ont également reconnu, la bibliothèque met à la disposition du public un service unique pour lequel il n'existe pas d'équivalent: la bibliothèque publique, si elle remplit bien son mandat, est la seule à pouvoir garantir un accès universel à la lecture et à l'information. En effet, la bibliothèque se veut une institution « neutre », où sont représentées l'ensemble des connaissances et de la création artistique, reflétant toutes les tendances, toutes les philosophies, et tous les points de vue. C'est pourquoi plusieurs ont parlé des bibliothèques comme des «châteaux-forts de la liberté intellectuelle », ou encore du «rempart de la démocratie ». [ ... ] Non seulement la bibliothèque est-elle une richesse pour la société, elle est un droit2
•
L'existence de ce type d'établissement au sein de la communauté n'est pas
seulement désirable mais vitale. Il s'agit bien d'un « droit» que les citoyens doivent
revendiquer au même titre que la liberté d'opinion ou la liberté d'expression.
Quelle que soit l'ampleur des efforts faits pour l'établissement d'une
bibliothèque au sein d'une société, ils ne suffisent pas à assurer sa survie. Après
l'avoir mise en place, encore faut-il l'entretenir et surtout l'utiliser, car une
bibliothèque qui n'est pas fréquentée est un peu comme un livre que personne ne lit.
En effet, elle n'existe réellement que si on en fait usage, tout comme un texte ne
« vit» réellement que grâce à la lecture qu'on en fait. «C'est par l'acte de lecture
que l'objet devient texte, que le volume devient œuvre3. » Lire un livre, c'est donc
l'ancrer dans la réalité:
2 Ibid., p. 16.
Par la lecture, le livre recouvre une dimension temporelle, diachronique, il prend place dans une bibliothèque du texte lu, dans une histoire de la littérature. L'accès
3 FRAPPIER, Louise, Le livre en procès dans ['œuvre de Gérard Bessette, Montréal, Université de Montréal (mémoire de maîtrise en études françaises), 1992, p. 12.
34
au texte du livre (la lecture) est accès à la dimension temporelle du livre, donc à l'Histoire et au Récit4
•
De façon similaire, l'accès à la bibliothèque lui assure son existence même
dans le concret. Cela ne semble pas aller de soi dans le sens qu'elle n'est pas
toujours utilisée autant qu'on se l'imagine. Elle peut être délaissée pour diverses
raisons, telle qu'une collection de livres inadéquate, un accès trop réglementé ou
encore un simple manque d'intérêt de la part de la population. Dans d'autres cas,
elle peut être fréquentée au point de devenir le centre de l'activité humaine. Dans ce
cas, peut-être plus rare, sa survie n'est plus en péril, à condition qu'on l'utilise avec
précaution.
Dans l'étude qui suit, nous examinerons en détail ces deux aspects de la
pérennité de la bibliothèque, tels qu'ils se manifestent dans L'incubation et La
bagarre de Gérard Bessette ainsi que La tournée d'automne et Chat sauvage de
Jacques Poulin. Les deux romans de Bessette ont été choisis dans la mesure où les
bibliothèques décrites respectivement permettent de dégager des conclusions
similaires. Les romans de Poulin ont été retenus puisqu'il y est question d'univers
presque diamétralement opposés à ceux décrits par Bessette.
4 Ibid., p. 58.
35
Le hasard comme élément constitutif de la bibliothèque
La conception de la bibliothèque décrite au début du présent chapitre est fort
différente de celle présentée dans L'incubation. En effet, l'établissement décrit dans
ce roman n'est pas le fruit d'efforts importants mais le résultat d'un concours de
circonstances assez fâcheux. Elle n'est pas perçue comme une institution essentielle
au bien-être des hommes, mais plutôt comme une fatalité devant laquelle il faut se
résigner. Enfin, loin de constituer un pilier de la vie culturelle et sociale, elle est
presque complètement délaissée.
La bibliothèque Sir Joshua Roseborough Memorial a été créée
accidentellement dans la mesure où un collectionneur viennois a entreposé ses livres
à l'université de Narcotown en attendant son retour en Europe. Ce dernier étant
mort avant de rentrer chez lui, les livres sont devenus la propriété de l'établissement
d'enseignement:
[ ... ] cette petite université qui se cherchait - comme toutes les institutions de haut de moyen ou de bas savoir nord-américaines - une «spécialité », laquelle (université) toute fière de son nouveau prestige de son nouveau «standing» ainsi acquis par hasard avait par la suite obtenu une généreuse allocation d'une quelconque fondation américaine pour compléter sa collection, d'ailleurs trop généreuse et trop persistante (l'allocation) car les problèmes de storage ou de stockage desdits volumes dans ce troisième sous-sol poussiéreux labyrintheux étaient devenus insolubles affolants claustrogènes [ ... ] (LI, p. 26).
Il ne s'agit donc pas ici d'une bibliothèque constituée grâce à des efforts
importants ou à une planification méthodique. Elle a vu le jour par hasard et elle
36
continue de s'agrandir d'année en année sans que personne n'y porte un intérêt
particulier.
Le lieu semble être tout aussi inutile qu'infernal. Les livres y arrivent à une
cadence telle qu'on ne sait plus où les classer. L'étouffante générosité de la
fondation oblige l'université à le réorganiser constamment mais cela n'est pas
suffisant:
[ ... ] à la suite de la fuite du riche collectionneur de Vienne, puis de sa mort au Canada, laquelle avait indirectement ouvert les écluses de la générosité de l'American Foundationfor the Advancement of the Arts and Sciences mieux connue sous le sigle de l'AFAAS - j'avais moi-même échoué en qualité de bibliothécaire au troisième sous-sol de la Sir Joshua Roseborough Narcotown University Memorial library où j'accomplissais une besogne de la plus parfaite inutilité, alors que l'université elle embourbée empêtrée par ce flot ininterrompu de bouquins alimenté par l'écrasante générosité américaine avait dû à deux reprises remodeler transformer chambarder ses rayonnages puis en désespoir de cause entreprendre l'érection l'ajout d'une aile qui allait malheureusement compromettre l'équilibre l'harmonie architecturale de la bibliothèque [ ... ] (LI, p. 24).
Les livres donnés à la Sir Joshua library sont perçus comme une calamité. On
ne sait plus qu'en faire, comment en arrêter ou en retarder l'arrivée. Leur
multiplication est par ailleurs comparée au développement du campus de
l'université qui est en train de subir «une incontrôlable crise de croissance ». La
bibliothèque se développe de façon anarchique et devient le lieu du désordre
exacerbé. On y est pris de panique, on s'y sent happé: «Dédaléenne, la
bibliothèque est un labyrinthe, un lieu enchevêtré, tortueux, presque sans issue, et
dont la trajectoire est un cercle indéfiniment répété5 ».
Volumes et bâtiments envahissent donc les lieux et cela dérange tout le
monde. Cela est d'autant plus étrange que dans la plupart des cas, ce type
d'institution manque de l'argent nécessaire pour la construction de nouveaux
5 Louise Frappier, op. cit., p. 46.
37
immeubles et pour l'achat de livres. Une collection s'agrandissant si aisément,
devrait donc en principe être une source de satisfaction mais cela n'est pas le cas à
Narcotown. La bibliothèque universitaire constituée sans efforts et sans passion
apparaît comme un lieu déserté, dont personne ne se soucie réellement: « Elle est le
lieu d'un savoir inutile et inutilisé, un endroit déserté dans lequel ne traînent que
quelques ombres à demi mortes qui ajoutent à l'atmosphère sinistre de l'endroit6 ».
D'autre part, aucun personnage de ce roman n'utilise la bibliothèque, mis à
part Weingerter, un vieux professeur à la retraite. Louise Frappier précise: «Il est
le seul à fouiller dans ces bouquins, le seul à les lire et à les ouvrir. Autrement, les
livres de L'incubation demeurent, comme ceux du Libraire, non lus et fermés\>.
Conscient du peu d'intérêt que cette institution suscite dans le milieu universitaire
de Narcotown, le bibliothécaire se fait un devoir d'être disponible pour l'unique
visiteur:
[ ... ] je devais moi-même songer au départ me préparer à m'enfoncer derechef dans mes catacombes car le vieux Weingerter myope et claudicant la semelle traînante la canne noueuse et ferrée claquant sur le terrazzo s'amenait régulier comme Kant à 4h.30 pour fouiller farfouiller dans les rayons tripoter renifler les bouquins renâclant comme dix chevaux (je me demande pourquoi je tenais à être là, je ne lui devais rien mais c'était son seul passe-temps sa seule consolation) se collant le nez sur le texte, ses deux gros yeux bulbeux flottant comme des poissons morts derrière les lentilles épaisses comme les murs [ ... ] (LI, p. 47).
Weingerter ne manque jamais à ce rendez-vous qu'il s'impose alors que rien
ne l'y oblige, étant depuis longtemps retraité. Mais la bibliothèque lui permet de
s'évader de la tristesse où il patauge et de passer son temps à étudier «d'obscurs
microscopiques détails de la littérature des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles sur
6 FRAPPIER, Louise, «Le livre en mouvement: du Libraire au Semestre », Étudesfrançaises, vol. XXIX, no. 1, hiver 1993, p. 68. 7 Ibid., p. 68.
38
d'évasives insaisissables sources de renseignements philologiques qu'il avait
pourtant dépistées» (LI, p. 47). Elle est aussi l'unique lieu que le professeur retraité
connaisse, à part sa maison. Par ailleurs, le bibliothécaire est le seul être qui soit
quelque peu attentif aux discours du vieil homme. Apitoyé, il écoute Weingerter :
[ ... ] en silence l'air le plus attentif possible (n'était-ce pas l'une de ses seules consolations à lui qui ayant perdu son épouse là-bas dans ce cauchemar totalitaire était maintenant seul dans un pays étranger dont il ne connaissait que les rayons poudreux d'une bibliothèque la maisonnette qu'il habitait et le chemin - le plus court entre les deux [ ... ] (LI, p. 48).
La bibliothèque décrite dans L'incubation n'est donc pas un haut lieu
d'échange intellectuel et encore moins une institution centrale dans la vie de la
communauté. La seule personne qui la fréquente est un professeur retraité qui ne
peut transmettre les fruits de ses travaux à personne. Qui plus est, il ne semble pas
fréquenter la bibliothèque par pure passion pour la littérature mais plutôt parce qu'il
est terriblement seul. Sa présence en ce lieu renforce l'image désolée qui le
caractérise. Il est vieux, inutile et absorbé dans un monde de souvenirs pénibles. La
bibliothèque est aussi inutile que lui et presque aussi cauchemardesque que le camp
où sa femme est morte. Plutôt que d'apparaître comme un bastion du savoir, la
bibliothèque fait office de foyer pour personnes âgées. Elle se meurt parce qu'on ne
l'utilise pas: « [ ... ] la Bibliothèque n'est qu'un lieu: elle ne se transforme jamais
en bibliothèque, au sens de catalogue, de répertoire, de collection de titres8 ». Elle
n'existe pour ainsi dire pas; elle n'est qu'un espace à investir, sans âme et sans
intérêt.
8 FRAPPIER, Louise, Le livre en procès dans l'œuvre de Gérard Bessette, Montréal, Université de Montréal (mémoire de maîtrise en études françaises), 1992, p.46.
39
Passion, simplicité et utilité: un camion de laitier transformé en bibliothèque
La tournée d'automne de Jacques Poulin présente une bibliothèque fort
différente de celle de L'incubation. Celle-ci a vu le jour grâce aux soins constants
du protagoniste qui se présente comme un passionné des livres. Il a fait preuve
d'une créativité certaine lors de la préparation de ce lieu peu banal et son père en a
fait autant avant lui:
Le Chauffeur expliqua comment son père, au tout début, avait conçu dans sa tête, sans rien mettre sur papier, le plan qui avait permis de transformer le camion de laitier en un bibliobus original... Comment, la première fois qu'il s'était garé sur un quai, il avait eu très peur que personne ne vienne ... Comment il avait eu l'idée de créer des réseaux de lecteurs ... Comment, avec le temps, il avait renoncé aux fiches de prêt et à toutes les autres formalités ... (TA, p. 177).
La bibliothèque mobile qui permet au bibliothécaire d'apporter des livres
aux communautés plus isolées du Québec est donc une entreprise familiale. Le fils
en hérite du père et il en ressent une fierté certaine. Il lui accorde tout son temps et
toute son attention, amoureusement. En un sens, il ressemble à cet auteur cité par
Jean Cléo Godin qui affirme sans hésiter: « Si on me demandait ce qui a compté le
plus dans ma vie, je répondrais: la bibliothèque de mon père. li m'arrive de penser
qu'en fait, je ne suis jamais sorti de cette bibliothèque\>.
9 GODIN, Jean Cléo, « La bibliothèque d'Alain Grandbois », Études françaises, vol. XVIII, no. 2, automne 1982, p. 99.
40
Par ailleurs, le Chauffeur a dû beaucoup travailler pour mettre en place le
bibliobus et il est très content du résultat. Il en parle avec une certaine tendresse,
comme d'un ami très cher:
C'était un petit camion Ford de deux tonnes. Il avait beaucoup roulé, il était vieux, mais on ne lui aurait pas donné son âge. De couleur gris ardoise, il avait fière allure avec ses formes arrondies, ses rideaux aux fenêtres et le mot Bibliobus peint en blanc sur le côté (TA, p. 13).
Contrairement à la bibliothèque de Narcotown, celle dont il est question ici
semble avoir une réelle identité, comme si les nombreux efforts qui assurent son
existence contribuent à en faire un lieu très apprécié. Cette bibliothèque diffère aussi
de celle décrite dans L'incubation dans la mesure où elle ne dispose pas des moyens
matériels d'un grand établissement. Mis à part la contribution du ministère, la
bibliothèque ne reçoit ni dons ni allocations spectaculaires. Pourtant tous les efforts
faits portent fruit.
Toutefois, comme nous l'avons mentionné précédemment, le Chauffeur ne
travaille pas tout à fait seul. En effet, il al' appui du «ministère de la Culture» :
« Au ministère, on lui laissait une grande liberté dans le choix des dates de départ.
Avec les années, on faisait de plus en plus confiance à ce conducteur de bibliobus
assez original qui alliait la rigueur d'un fonctionnaire à la fantaisie d'un nomade»
(TA, p. 40). Tout en étant relativement indépendant, il dispose d'un soutien
important. La relation qui existe entre le ministère et le bibliothécaire est celle d'une
appréciation mutuelle alors que dans L'incubation, Lagarde est au mieux indifférent
quant à la fondation qui lui envoie des volumes.
Le parcours du bibliobus couvre tout l'est du Québec, en passant par la Côte-
Nord et la Gaspésie. Le Chauffeur s'arrête dans les petits villages parsemés le long
41
du Saint-Laurent et nombreux sont ceux qui viennent s'approvisionner en livres. Il y
reçoit des jeunes filles, des femmes, des dames âgées, des hommes et même des
enfants. Contrairement à la Sir Joshua library, la bibliothèque mobile est réellement
utilisée. Qui plus est, les lecteurs sont très nombreux malgré le fait que le bibliobus
ne leur est accessible que pendant de très courtes périodes de temps. Le Chauffeur a
d'ailleurs mis en place des réseaux de lecteurs gouvernés par des chefs. Ces derniers
visitent le bibliobus et choisissent des livres pour eux-mêmes, ainsi que pour tous
les membres du réseau. Ils facilitent ainsi la circulation des livres dans le groupe, de
façon à ce que tous aient accès au plus grand nombre de volumes possible. Ce
système permet d'accroître de façon significative le nombre d'utilisateurs du
bibliobus:
Le chef du réseau de Saint-Irénée était une femme d'une quarantaine d'années qui s'appelait Madeleine. C'était une ancienne bibliothécaire. Le réseau - l'un des plus vastes de la région - comptait pas moins de vingt-sept personnes réparties dans un secteur délimité par les villages Saint~Joseph de la Rive, Pointe-au-Pic et Saint-Aimédes-Lacs (TA, p. 65).
Alors qu'à la bibliothèque universitaire de Narcotown, le seul utilisateur ne
suscite rien d'autre que la pitié, le Chauffeur a beaucoup de sympathie pour les
membres des réseaux :
Pour le plaisir, il ouvrit le cahier noir et jeta un coup d' œil aux différents réseaux. Il existait maintenant un réseau dans chacun des secteurs où il s'arrêtait; le plus souvent il s'étendait à plusieurs villages. Dans le cahier, chaque réseau était représenté par un diagramme, avec les noms des lecteurs entourés d'un cercle et reliés entre eux par des traits. Cela ressemblait quelque peu à un groupement d'atomes dans un manuel de chimie (TA, p. 14).
Ce groupe de lecteurs constitue un organisme vivant qui occupe une place de
choix dans le cœur du bibliothécaire. Par ailleurs, les membres d'un réseau
développent aussi des liens étroits. Souvent, ils se côtoient et se lient d'amitié. La
42
visite du bibliobus dans ces régions du Québec crée donc un véritable échange entre
les divers amateurs de livres.
Le côté méticuleux du Chauffeur se traduit par l'organisation matérielle du
bibliobus. Malgré le peu d'espace dont il dispose, il transporte un nombre
impressionnant de livres. En effet, il les entasse sur les étagères installées par son
père: «Celui-ci, parce que l'espace était restreint, avait eu l'idée de monter des
étagères sur des rails, pour qu'on puisse les faire glisser l'une derrière l'autre. Les
étagères étaient légèrement inclinées vers l'arrière et munies d'un système de
verrouillage» (TA, p. 13). Au contraire de la Sir Joshua library où l'arrivée de
livres est perçue comme un fléau, le bibliobus est un lieu où ils sont toujours les
bienvenus. Qui plus est, le désordre qu'ils créent ne produit pas la panique présente
à la bibliothèque de l'université de Narcotown.
La bibliothèque de La tournée d'automne encourage donc le prêt de livres, la
lecture et la communication entre les lecteurs. Au contraire de la bibliothèque de
Narcotown qui dispose de moyens matériels importants, celle du Chauffeur profite
plutôt de la chaleur humaine qui assure son existence. D'autre part, elle a été créée
avec amour par le Chauffeur qui a su mettre en place un système de prêt novateur et
efficace. Par ailleurs, son travail est prolongé par celui des emprunteurs qui
contribuent ainsi à l'ouverture et à la mobilité du bibliobus. Comme le Chauffeur,
ils aiment réellement cette bibliothèque: «[ ... ] pour certains lecteurs le bibliobus
constitue presque un lieu sacré où ils pénètrent parfois très lentement, presque
43
religieusement 10». Cette institution est fort différente de celle décrite dans
L'incubation. Délaissée et inutile malgré tous les moyens dont elle dispose, elle est
tout le contraire de l'institution idéale dont les principes seraient issus du Mouvement
des Lumières. Elle ne constitue pas un droit fondamental des citoyens mais une
source d'ennuis et de désagrément. Elle est un fardeau, un «labyrinthe », une
« catacombe », une réminiscence d'un «cauchemar totalitaire ». La Sir Joshua
library est donc laissée à elle-même et devient un lieu de fermeture et de stagnation.
La bibliothèque stérile
Une des premières images qui nous viennent à l'esprit lorsque nous pensons
à une bibliothèque, est celle d'une personne effectuant un certain travail intellectuel.
Dans la mesure où une telle institution constitue une somme de savoir considérable,
il paraît évident que des gens la fréquentent afin de lire, écrire ou faire de la
recherche. Pourtant, pour des raisons diverses, il peut arriver qu'une bibliothèque
soit délaissée. Comme nous l'avons vu plus haut, l'établissement universitaire décrit
dans L'incubation n'est fréquenté que par un vieillard dont les travaux semblent être
plutôt inutiles puisqu'il ne les communique à personne. Sa présence n'arrive pas à
lui insuffler cette vie que procure la présence de lecteurs passionnés ou du moins
nombreux. Elle tombe donc en désuétude et le fragile équilibre entre conservation et
prêt de livres est brisé. Les livres qui s'y trouvent ne sont ni prêtés, ni lus. Du même
10 LEDOUX, Nathaly, La représentation de l'écrivain dans l'œuvre de Jacques Poulin, Montréal, Université McGill (mémoire de maîtrise en études françaises), p. 1995, p. 67.
44
coup, la bibliothèque devient à son tour stérile, tout comme les travaux du
professeur retraité qui la fréquente.
L'incubation n'est pas le seul roman de Gérard Bessette où la bibliothèque
s'avère être inutile. En effet, dans La bagarre cette institution n'est que très peu
utilisée. Tout comme dans le livre étudié précédemment, celui qui nous occupe ici
décrit la vie de personnages gravitant autour d'une université. Jules Lebeuf et ses
amis sont des étudiants de la faculté des lettres. Le lecteur peut donc s'attendre à ce
qu'ils consacrent un peu de leur temps à la bibliothèque ou à la librairie. Or, il n'en
est rien. En effet, tous les personnages passent le plus clair de leur temps à courir les
boîtes de nuit et les cafés ou à poursuivre des chimères. Il en résulte une relative
absence de la figure de la bibliothèque, ce qui est d'autant plus surprenant qu'il
s'agit ici d'étudiants en littérature, censés passer de longues heures à faire de la
recherche, à lire et à écrire.
Tout comme ses collègues, le protagoniste ne fréquente pas davantage les
librairies. Une fois seulement, il s'arrête devant la vitrine d'une librairie où l'on fait
de la publicité pour un roman de Simenon. Il regarde avec envie la photo de l'auteur
prolifique et s'apitoie sur son sort :
Lebeuf fixa rêveusement la photo du romancier: pipe au bec, feutre à bord rabattu, regard perçant, assuré ... «C'est peut-être son deux centième bouquin ». Écrire des romans lisibles, capables de captiver le lecteur pendant une soirée, Lebeuf n'en demandait pas davantage pour l'instant. Ce serait au moins le commencement. « Je ne le ferai jamais; je manque d'imagination; je ne pondrai jamais que des romans « sérieux » ... du sous-Bazin ou du sous-Bourget. .. » (LB, p. 33).
L'étudiant ne s'arrête devant la librairie que parce qu'il y voit l'image de ce
qu'il voudrait être: un auteur à succès. Il ne semble pas désirer y entrer, consulter
des livres ou du moins feuilleter ceux de l'écrivain auquel il voudrait ressembler. La
45
librairie n'apparaît donc pas comme un endroit intéressant et agréable mais comme
un simple miroir où l'homme contemple sa médiocrité.
La bibliothèque renvoie une image similaire à l'étudiant. Les rares fois où il
tente d'y travailler, Lebeuf n'arrive à rien. Bien qu'il se trouve dans l'enceinte d'un
bâtiment où tout est conçu pour faciliter le travail intellectuel, l'étudiant ne peut pas
y écrire des textes valables. li est incapable de laisser ses petites manies de côté et
respecter les règles régnant à la bibliothèque. li y entre avec ses angoisses, sa rage et
son envie de fumer. Sa présence à la bibliothèque ne l'aide pas à avancer dans ses
projets. Le lieu ne lui est donc pas favorable tout comme il ne lui est pas agréable.
II est intéressant de remarquer que l'étudiant effectue ces rares passages à la
bibliothèque seulement lorsque sa compagne l'exaspère. En effet, il partage un petit
appartement avec une serveuse dont la présence est censée l'aider à mener ses
projets intellectuels à bien. Mais contrairement à ses plans, la femme le gêne. Lors
d'une rencontre à la taverne, il raconte à son ami Ken:
Penses-tu qu'il ya moyen de travailler dans une chambre quand il y a une femme à côté de toi continuellement? Vas-y voir! T'arrives chez toi un beau soir, t'es décidé à faire quelque chose. Tu t'installes à la table, tu prends une plume, tu commences à penser à ton affaire, puis tout d'un coup, merde! La radio se met à gueuler ou bien c'est elle, la poule qui commence à jaser. Pas moyen d'écrire un mot. Alors tu prends ton veston et tu décampes. Pas autre chose à faire ... (LB, p. 10).
Jules Lebeuf veut faire de sa chambre une oasis de paix qui lui permette de
préparer tranquillement ses cours. Pourtant cette chambre apparaît comme « le lieu
même de l'empêchement, là où à cause de Marguerite et pour toutes sortes de
motifs il est si difficile d'écrire ll ». Ce n'est que parce qu'il n'arrive à rien chez lui,
Il BELLEAU, André, Le romancier fictif. Essai sur la représentation de l'écrivain dans le roman québécois, Montréal, Les presses de l'université du Québec, ]980, p. 175.
46
qu'il décide de travailler à la bibliothèque. Il ne pense donc à ce lieu que lorsque
Marguerite devient vraiment insupportable. Jules aurait pu vouloir y aller avant que
les problèmes avec son amante deviennent sérieux. Pourtant, il ne l'a pas fait. La
bibliothèque apparaît dès lors comme un lieu à visiter en dernière instance, comme
si elle ne présentait aucun intérêt en elle-même. Elle n'est qu'une sorte de refuge
qui n'offre pas la protection désirée et un prolongement du «lieu même de
l'empêchement» qu'est son domicile. Jules met donc en quelque sorte la
bibliothèque en situation d'échec et elle le lui rend bien.
Nous devons toutefois noter que cet étudiant qui ne fréquente les librairies et
les bibliothèques que très rarement, dispose d'un endroit bien particulier où il
s'adonne au plaisir de lire. Il s'agit d'un tramway de La Métropolitaine, la
compagnie où il travaille. Après avoir fini de nettoyer le véhicule, il s'y cache et
s'offre quelques moments de plaisir interdit:
Ces séances de lecture nocturne comptaient pour Lebeuf parmi les bons moments de la journée. Il disposait alors d'une période variant de trente minutes à quatre heures où il était à peu près sûr d'être seul; où il se sentait complètement protégé du monde extérieur, dans ce tramway perdu parmi tant d'autres, sous l'immense toit obscur du hangar (LB, p. 267).
Bien qu'il puisse lire ailleurs, que ce soit dans sa chambre ou à la bibliothèque
Saint-Sulpice située tout près de chez lui, Lebeuf choisit de se consacrer à cette
activité au travail. Ce véhicule fermé qui lui offre la protection nécessaire contre un
monde extérieur apparemment hostile, semble être le seul endroit où l'étudiant
veuille lire.
Le lieu de lecture est donc clos, secret et inusité. Il procure plaisir et
protection mais seulement pour un temps limité car les rondes du contremaître
risquent à tout moment d'interrompre l'activité illicite. Lebeuf le sait et il s'organise
47
en conséquence: « Pour lire ou pour dormir, il fallait toujours s'installer le plus loin
possible de l'entrée et fermer les portes du tramway. Il fallait également placer son
balai et sa chaudière de désinfectant à portée de la main» (LB, p. 266). Lorsqu'il
entend le contremaître approcher, Lebeuf doit cacher son roman et faire semblant de
nettoyer, sous peine d'être admonesté ou même renvoyé. Il plane donc une
continuelle menace sur ses chers moments de lecture et la protection que lui offre le
tramway n'est que toute relative.
Le « petit char» de la Compagnie de Transports La Métropolitaine est décrit
une première fois comme un lieu confortable: «C'était un des véhicules de
fabrication américaine que la compagnie avait récemment achetées d'une firme de
Cleveland. Jules s'en servait comme salle de lecture. Ils avaient l'avantage de
posséder des sièges bien rembourrés à dossier réversible et de puissantes ampoules
électriques» (LB, p. 266). Pourtant, l'étudiant décrit aussi le tramway comme un
lieu «impersonnel, qui sentait la poussière et la créosote, trop froid en hiver, trop
chaud en été, sous la lumière brutale des plafonniers qui fatiguaient les yeux» (LB,
p. 268). Malgré tout cela, l'étudiant s'y sent bien. Il y est à l'aise pour se consacrer à
une activité qu'il aime et, malgré l'inconfort relatif qui y règne, il réussit à oublier
ses tracas et à se concentrer sur la lecture.
Lebeuf s'est attaché à ce curieux lieu de lecture et au plaisir qu'il lui procure
pendant les nuits silencieuses et solitaires, malgré le fait qu'il soit désagréable, sale
et inconfortable. Alors qu'il se demande s'il doit garder son emploi ou non, le jeune
homme regarde le misérable «petit char» avec nostalgie: «Il se rendait compte
que, s'il partait, une des choses qu'il regretterait le plus, ce serait ces périodes de
48
lecture et de rêverie, la nuit, dans un tramway» (LB, p. 268). Bien qu'il ait à sa
disposition des lieux de lecture et de travail intellectuel plus appropriés, l'étudiant
tient à son tramway. Alors que la bibliothèque le met en situation d'échec, le «petit
char» le met tout simplement à l'aise. Il n'arrive pas pour autant à mener ses projets
universitaires à bien mais il dispose au moins d'une sorte de soupape de sécurité qui
lui permet par moments de ressentir un certain bonheur.
Jules n'est pas le seul personnage de ce roman qui ne mène pas ses projets à
bien. En effet, son échec trouve écho dans ceux essuyés par Ken et Gisèle. Les deux
personnages proviennent, comme Lebeuf, de milieux relativement modestes et
chacun a des aspirations intellectuelles. Malheureusement, tous deux échouent à
leur tour. Dans la solitude de sa petite chambre, l'Américain n'arrive pas à finir son
travail. Il piétine dans les données qu'il a accumulées au cours de ses recherches et
n'arrive pas à intégrer tout cela dans un ensemble cohérent. Déçu, il pense à sa thèse
et à son avenir:
Assis dans son bureau couvert de paperasses, la tête entre les mains, le roman de Lemelin à gauche, le Devoir à sa droite, ouvert à la page sportive, Weston réfléchit à sa thèse. Sa thèse? - Une auto-mystification probablement. Comme son rêve de devenir journaliste ... Il finirait sans doute comme ses deux frères: à l'usine des machines agricoles où M. Weston était contremaître. Ken y avait travaillé deux étés pendant les vacances avant la guerre ... Lamentable! La fumée, les fracas des machines, la graisse, la station debout huit heures durant, à manier un tour. .. (LB, p.228).
L'image de l'impasse dans laquelle il se trouve apparaît clairement à Ken
alors qu'il se trouve dans son petit bureau rempli de livres et de journaux. L'horreur
qu'il a d'un possible échec ne lui donne pas la force nécessaire de finir sa thèse qu'il
jette à la poubelle avant de repartir pour les États-Unis. Il ne mène pas son projet
universitaire à terme mais, contrairement à Lebeuf, son échec n'est que partiel
49
puisqu'il ne retourne pas à l'usine. En effet, il réussit à devenir journaliste, donc à
s'élever de son milieu, alors que son ami continue à travailler dans une compagnie
médiocre.
Gisèle Lafrenière, personnage de La bagarre qui fréquente le plus souvent la
bibliothèque, subit le plus cuisant des échecs. D'une part, la bibliothèque est pour
elle un lieu de l'empêchement puisqu'elle ne peut pas y choisir librement les
romans qui l'intéressent. D'autre part, elle est forcée de choisir des matières autres,
pour lesquelles elle n'est pas très douée alors qu'elle désire ardemment étudier
l'algèbre. Bien qu'elle soit en mesure de travailler à temps partiel et se permettre
ainsi de payer les frais de scolarité d'un établissement anglais où l'algèbre est
enseignée, son père décide de lui faire faire des études littéraires, en français. Il a
peur que la fréquentation de cette école pousse sa fille à s'angliciser et cela est bien
plus grave à ses yeux qu'une vie gâchée, dans un milieu défavorisé. « ... Et voilà
pourquoi, finalement, la petite Gisèle qu'aurait aimé Lebeuf ne s'élèvera pas, après
tout, à ce plan où l'appelait sa ressemblance avec Natacha (p. 83, p. 220) tandis que
Lebeuf lui-même, comme on l'a vu, renonce à écrire le Guerre et Paix québécois
[ ... ]12 ». Les désirs de Gisèle sont ignorés et elle n'arrive pas à ses fins, tout comme
Jules et Ken.
Les trois étudiants pauvres ont des aptitudes intellectuelles et un désir
prononcé de s'élever de leur milieu. Toutefois, chacun à sa façon goûte à l'échec.
La fréquentation des bibliothèques et des livres ne fait qu'éveiller leurs désirs sans
toutefois mener vers l'ancrage dans l'univers intellectuel. Ken devient certes
12 Ibid., p. 189.
50
journaliste, mais ne réussit pas à finir ce travail d'envergure que constitue sa thèse.
L'impossibilité d'écrire et d'accéder à une classe supérieure se traduit concrètement
par une vie médiocre de contremaître pour celui qui aspirait à être écrivain. Bien
qu'elle n'écrive pas, Gisèle aura sans doute un destin similaire puisqu'on l'empêche
de poursuivre l'étude des mathématiques.
D'une manière ou d'une autre, les trois personnages sont obligés de faire
marche arrière et de laisser de côté leurs rêves grandioses. Ils reviennent donc vers
leur milieu social originel de manière définitive. Concernant le lieu où ils se
réunissent, André Belleau note:
C'est le lieu de rencontre hors classe. Sillery, Lebeuf, Weston et les comparses s'y retrouvent pour parler mais tout se passe comme s'ils laissaient leurs appartenances sociales au vestiaire (puisque le texte, sauf de courtes exceptions, n'aménage pas de rapports entre les personnages de premier plan sur le terrain de la vie «réelle »). Les groupes sociaux ne communiquent donc pas vraiment; nous avons des individus provisoirement délestés qu'un territoire prétendument neutre regroupe à intervalles assez réguliers pour les renvoyer ensuite, chaque fois à leurs mondes respectifs 13.
Qu'elle soit publique ou personnelle, la bibliothèque constitue un autre lieu
neutre fréquenté par les divers personnages. Tout comme la taverne ou le café, elle
les renvoie vers leurs « mondes respectifs» après une courte période de répit. Elle
ne constitue pas un lieu de communication entre diverses couches sociales et encore
moins d'échanges entre personnes d'un même milieu. Enfin, elle n'est pas un
endroit important, mais un lieu de passage.
13 Ibid., p. 175.
51
Articulé différemment, l'échec qu'essuient les trois personnages les oblige à
refonnulerleurs projets. Pour chacun d'eux, étudier les matières qui les intéressent,
lire et écrire à la bibliothèque ou dans leur chambre, sont des activités stériles.
Pendant qu'ils se consacrent à leur travail intellectuel, ils sont coupés du monde
extérieur. Dans le futur, c'est ce monde extérieur, simple et concret, qui les
empêchera d'être en parfait accord avec leurs aspirations.
Cette analyse de la bibliothèque comme lieu de travail intellectuel nous
permet de tirer plusieurs conclusions. Nous avons constaté dans un premier temps
que cette institution est plutôt inutile, tant pour les personnages de L'incubation que
pour ceux de La bagarre. La plupart d'entre eux ne la fréquentent tout simplement
pas, bien qu'ils puissent sans doute en profiter grandement. Les deux seuls hommes
qui y mettent le pied, sont un vieillard à la retraite dont les travaux n'intéressent
personne et un étudiant qui ne peut écrire. La stérilité du travail de l'un et
l'inexistence du travail de l'autre font de la bibliothèque un lieu dépourvu
d'importance et de toute capacité à intégrer concrètement la vie des personnages.
Par ailleurs, les visites de Gisèle en ce lieu le font apparaître comme celui d'une
certaine répression intellectuelle puisqu'elle n'est pas libre de choisir les livres qui
l'intéressent réellement.
D'autre part, l'étude de La bagarre permet de poser l'idée selon laquelle la
fréquentation de la bibliothèque est, tout comme le travail qui s'y fait, non pas un
plaisir en soi mais un moyen d'avancement social. En effet, Jules Lebeuf ne semble
jamais avoir envie de lire, d'écrire, d'aller à ses cours, à la bibliothèque ou encore à
la librairie. Il n'essaie de faire tout cela que parce qu'il s'y croit obligé. L'étudiant
52
est littéralement possédé par le désir de devenir écrivain et de vivre la vie d'un
intellectuel et cela est peut-être la raison même de son échec, comme si la pression
constante qu'il s'impose l'empêchait de travailler et de réussir. Cette hypothèse
devient d'autant plus plausible lorsque nous nous rappelons que Lebeuf arrive à
ressentir un plaisir certain lorsqu'il lit, non pas dans sa chambre, à la bibliothèque
ou dans une librairie mais à son lieu de travail. Cette lecture solitaire dans un
tramway fraîchement nettoyé procure à l'étudiant une des seules joies de sa vie
relativement médiocre. Là, dans ce lieu clos, il n'a pas besoin de réussir quoi que ce
soit. Il ne doit pas être un étudiant, un écrivain, un intellectuel mais simplement lui-
même, c'est-à-dire un simple ouvrier avec un penchant pour la littérature.
La préférence de Lebeuf pour ce lieu de lecture indique aussi le chemin qu'il
décide de prendre, celui du balayeur de nuit sans prétention. Étant le symbole de
cette vie autre à laquelle il aspire sans pour autant réussir à y accéder, la
bibliothèque est reléguée à l'arrière-plan, tout comme l'université, sa carrière et
l'écriture. Par ailleurs, cette impasse où il se trouve et qui est constituée
symboliquement par le délaissement de la bibliothèque et concrètement par
l'incapacité d'écrire, traduit un malaise plus profond, que partage Ken et qUi
s'élargit à l'ensemble de la société:
Ce n'est pas seulement le nom qui est hors-d' œuvre dans le contexte linguistique, Sillery lui-même est hors-d'œuvre ou plutôt HORS D'ŒUVRE, à l'instar de Lebeuf qui désire tellement écrire qu'on« eût dit que sa vie même était en jeu» (p. 37) et qui pourtant n'écrit pas. Il en va de même avec Ken Weston. Il fournit à point nommé à Lebeuf la caution idéologique dont celui-ci a besoin. Les deux inachevés -le roman « vrai» et la thèse de sociologie - concernent le même objet. L'abandon de la thèse - Weston ne pouvant donner forme à l'informe - ne marque pas la faillite de la sociologie. C'est au contraire la société représentée qui manque à la sociologie. Weston incarne l'observateur des mœurs, on dirait aujourd'hui le sociologue, qui est censé cohabiter dans Balzac avec le créateur de langage. Ce
53
témoin affirme: on n'en peut rien dire, afin que l'écrivain soit justifié de n'en dire rien l4
•
L'incapacité de Lebeuf d'écrire quoi que ce soit à la bibliothèque ou ailleurs
serait ainsi dû non pas tant à ses propres limitations qu'à un problème général d'un
monde où la culture et ses expressions ne sont plus des véhicules de l'échange et de
l'avancement social:
Le phénomène de distanciation de la culture, [ ... ] refait surface dans La Bagarre, lié pour la première fois de façon explicite et sans équivoque à la situation concrète du langage. Il est remarquable que celui qui se trouve « habile à jongler avec les mots », « porteur de la culture », mais empêché de langage dans sa société, soit en revanche celui qu'on charge de rapports avec le dehors, sinon « l'étranger»: le Français (p.71), le Chinois (p.130) ... 15
L'étudiant-balayeur, écrivain incapable d'écrire, est amSI le porte-parole
sans VOlX d'une société désorganisée, sans repères et sans structures. La
bibliothèque où on ne peut écrire est à l'image d'un monde qu'on ne peut décrire.
Lebeuf devient ainsi ironiquement son représentant parfait dans la mesure où s'il ne
peut rien en dire, c'est que tout y est indicible. «Tout bien considéré, les écrivains
ne font pas ce qu'ils VEULENT mais ce qu'ils PEUVENTI6 ».
La bibliothèque comme lieu du travail, du plaisir et du don de soi
Chat sauvage de Jacques Poulin, présente des bibliothèques et des librairies
fort différentes de celles que nous avons étudiées précédemment. Si chez Gérard
14 Ibid., p. 187. 15 Ibid., p. 188. 16 Ibid., p. 168.
54
Bessette, ces lieux sont synonymes d'échec, Poulin dépeint un univers autre, où ils
représentent le bonheur et le plaisir. Les divers personnages les fréquentent pour des
besoins concrets, tels que la traduction et l'écriture de textes courts et utilitaires.
Mais ces visites sortent du cadre purement universitaire tel que décrit dans La
bagarre et L'incubation. Curieusement, même si la bibliothèque n'a plus
l'importance et le côté élitiste décrits par Bessette, elle n'en est pas moins aimée et
amplement utilisée.
Dans Chat sauvage, la bibliothèque est représentée d'une manière plutôt
inhabituelle. En effet, elle n'est plus cet endroit traditionnel où l'on ne peut lire ou
écrire que sous la surveillance de divers préposés. Elle est remplacée par des lieux
aussi divers que le bureau, le camion Volkswagen et la librairie. Fait surprenant, des
activités souvent exécutées à la bibliothèque, sont aussi faites dehors, dans un parc
ou même dans un restaurant, en sirotant un café.
Une première bibliothèque est celle constituée par le bureau du protagoniste.
Il s'agit d'un lieu d'écriture et de rencontre. Jack est en effet un écrivain peu banal
qui écrit non pas des romans mais des textes « commandés» par diverses personnes.
On fait appel à ses services pour des curriculum vitae, des demandes d'emploi ou
des lettres officielles. Mais son cabinet est utilisé autant pour lire que pour écrire.
Parfois, lorsqu'il écrit un nombre suffisant de lettres, l'écrivain se récompense par
des moments de lecture:
Cette semaine-là, j'avais déjà dépassé ce nombre et on n'était que jeudi, alors je m'octroyai un demi-congé. Au lieu de travailler sérieusement, je m'offris le luxe de lire des œuvres épistolaires dont le style était trop relevé pour que je songe à en insérer des extraits dans des lettres destinées à mes clients (CS, p. 83).
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Ce premier exemple de lecture démontre qu'il s'agit d'une activité faite
parfois simplement pour la joie qu'elle procure. En effet, il s'agit ici de lire sans
avoir un but précis mais pour récompenser un travail bien fait. La bibliothèque n'est
donc pas seulement un lieu de travail mais aussi une oasis de calme et de plaisir et
l'activité intellectuelle y est à la fois une obligation et un luxe.
La chambre de Kim, l'amie de Jack, constitue un autre lieu de lecture intime.
Ici, l'accent est mis sur l'agréable solitude qui charme le lecteur :
Intrigué et un peu inquiet, je montai l'escalier et poussai la porte de sa chambre. Avançant à tâtons dans la pénombre, j'allumai la lampe qui se trouvait à la tête du lit et je découvris un livre que je ne connaissais pas sur la table de chevet. D'abord je tirai les rideaux, pour me protéger des voisins d'en face, puis j'examinai le livre. C'était Le vieux qui lisait des romans d'amour, de Luis Sepulveda. À l'intérieur, une note de Kim sur papier bleu disait: «Jete laisse cette histoire pour t'aider à passer le temps: elle me fait penser au petit vieux que tu cherches. Je t'aime. Kim. » (CS., p. 208).
Avant de prendre connaissance du livre que lui prête son amie, Jack veut se
protéger de l'extérieur, c'est-à-dire des potentiels intrus que constituent les voisins.
La bibliothèque est donc aussi par moments, un lieu de l'intériorité, de l'intimité, où
« l'autre », indésirable, est farouchement tenu à l'écart. D'autre part, la lecture est
proposée par l'amante, pour une raison aussi triviale que « passer le temps ».
Enfin, un autre lieu de lecture intime est le bureau de Kim. Ce dernier est,
tout comme celui de Jack, un endroit où l'on prend soin des autres, de leurs corps,
de leurs sentiments, « une sorte de compromis entre un cabinet de psychologue et
une salle de physiothérapie» (CS. p.209). L'écrivain s'y sent particulièrement à
l'aise:
l'aimais beaucoup la table de traitement à positions multiples, ainsi que le tatami et la grande berceuse, mais le meuble qui m'attirait le plus était le fauteuil de relaxation. Pour lire, rien n'était plus confortable que ce fauteuil et je l'utilisais chaque fois que je pouvais. Il ressemblait aux chaises longues et rembourrées que
56
l'on trouve dans les centres de collecte de sang. [ ... ] Et puis il régnait dans la pièce une atmosphère un peu trouble, faite de petits riens et de choses inventées qui s'emmêlaient pour mon plus grand plaisir: des effluves de pommade citronnée, des glissements furtifs de mains sur la peau, des murmures et des confidences, peut-être même des mots doux et des caresses (CS, p. 209).
Ce bureau offre donc non seulement l'intimité dont Jack raffole mais aussi le
confort physique ainsi qu'une certaine « atmosphère trouble» et envoûtante. C'est
un endroit où l'écoute et le don de soi sont pratiqués constamment et il n'est pas
surprenant que cela se reflète même dans le choix des meubles; ainsi le fauteuil qui
plaît tant à l'écrivain, ressemble ni plus, ni moins, à ceux utilisés lorsqu'on donne du
sang. Aux caractéristiques du lieu de lecture mentionnées précédemment, s'ajoute
ainsi de façon à peine perceptible pour l'instant, le désir de se donner à l'autre, de
l'aider, de le comprendre.
L'expérience de lecture est faite ici sous le signe de la communion, dans la
mesure où Jack découvre rapidement un personnage qui lui ressemble:
Bien calé dans mon fauteuil, je commençai à lire, et la «petite musique» de l'auteur ne tarda pas à produire son effet: dès la première page, je me sentis proche du vieux dont il était question dans le titre et qui s'appelait rien de moins que Antonio José Bolivar Proano. Il vivait tout seul dans une cabane en bambou sur les bords du fleuve Nangaritza, au Pérou. Il avait comme moi un mal de dos qui l'empêchait de rester longtemps assis. Alors ses romans d'amour, il les lisait debout, accoudé à une table haute spécialement construite pour manger et pour lire, en face d'une fenêtre qui donnait sur le fleuve (CS, p. 210).
L'écrivain est atteint de maux similaires et il comprend tout à fait la situation
dans laquelle se trouve le vieillard. La bibliothèque est donc aussi un lieu de
découverte d'un autre, qui n'est pas si différent.
La lecture n'est toutefois pas faite seulement par plaisir. Parfois, Jack lit afin
de maintenir vivante cette « petite musique» dont il est question plus haut, c'est -à-
57
dire le ton et le style de son écriture. Il a d'ailleurs ses auteurs favoris, qu'il lit avec
régularité:
Richard Ford était un des auteurs que je relisais de temps en temps dans l'espoir d'améliorer ce que j'appelais ma «petite musique », je veux dire mon écriture. Je lisais aussi Modiano, Carver, Gabrielle Roy, Emmanuel Bove, Rilke, Brautignan, Chandler et plusieurs autres écrivains dont le point commun était d'avoir une écriture à la fois sobre et harmonieuse (CS, p.30).
Cette activité est donc à la fois ludique et professionnelle; de façon
similaire, elle n'est pas faite uniquement dans l'intimité mais aussi dans des lieux
publics:
[ ... ] Ce dont je ne me privais pas, en revanche, c'était de faire la tournée des librairies: je cherchais soit des recueils épistolaires pour mon travail, soit des romans que je lisais pour la «petite musique» ou pour apprendre à vivre, ou tout simplement pour le plaisir d'explorer un autre univers (CS, p.34).
Mais Jack ne se limite pas aux librairies pour trouver des livres intéressants.
Parfois, cela a lieu par hasard, alors qu'il se trouve dans un café. Marie, la serveuse
qu'il connaît bien, lui lit du Kafka:
Alors ce matin-là, pendant que je buvais mon jus d'orange, la vieille Marie prit un livre qui se trouvait sur la tablette, derrière le comptoir. Elle mit ses lunettes et lut le passage suivant: La nuit qui n'arrêtait pas depuis deux jours et une nuit vient de cesser, pour peu de temps sans doute, mais enfin c'est un événement digne d'être fêté, et je le fais en vous écrivant (CS, p.91).
Enchanté par ce qu'il vient d'entendre, Jack remercie la lectrice et lui fait
savoir que c'est exactement ce qu'il cherchait pour une lettre d'amour. Marie est très
contente d'avoir pu trouver un texte si approprié pour l'écrivain. La lecture est ici un
moyen de faire plaisir et d'aider.
La joie de Marie n'échappe pas à Jack qui, de son côté éprouve un plaisir
similaire à échanger avec elle des textes qu'il aime. Lorsque la vieille femme lui fait
part du bonheur gu' elle ressent à la lecture de Richard Ford, Jack en est très content
puisque cet auteur est l'un de ses préférés. Dans ce lieu du livre plutôt inusité, les
58
lectures servent à rapprocher les deux personnages. Ces activités sont faites par
altruisme. L'échange qui a lieu dans le café du Vieux-Québec n'est pas stérile ou
purement intellectuel; il s'agit plutôt d'un partage de plaisirs et d'affection.
Une autre bibliothèque présentée dans ce roman est constituée par une
camionnette. Un jour, alors qu'il doit lire un manuscrit à la demande d'une maison
d'édition, Jack décide de se dédier à cette tâche dans son Volkswagen, afin de
pouvoir surveiller un vieillard intrigant:
Un après-midi, j'eus l'idée de vérifier s'il habitait toujours à Limoilou, dans la 26e
Rue. Prenant avec moi le manuscrit d'un roman que je devais évaluer pour une maison d'édition, et un sac de biscuits, je descendis à la basse-ville en minibus Volkswagen. [ ... ] Dans le Volks, je tirai complètement le rideau de la lunette arrière, et en partie seulement les rideaux des fenêtres latérales, puis je dépliai la table et entrepris la lecture du manuscrit (CS, p.193).
La bibliothèque est donc aussi mobile et elle suit l'écrivain dans ses
pérégrinations. Elle est un lieu d'ouverture puisqu'elle permet à Jack de sortir de
chez soi et se promener dans la ville mais elle est aussi fermée dans la mesure où
l'écrivain en fait une sorte de second domicile confortable et secret.
Jack fait un usage international de sa camionnette; en effet, il l'utilise comme
bibliothèque mobile sur les routes des États-Unis et du Mexique:
C'était une année exceptionnelle, dis-je. J'avais obtenu un gros contrat de révision: une thèse sur la participation canadienne-française à l'exploration de l'Ouest américain par la piste de l'Oregon. J'ai pensé que ce serait plus drôle de faire mon travail en visitant les lieux décrits dans le texte. Et je suis parti au début de mai dans un Volks aussi vieux que celui-ci. [ ... ] Donc, sur une route bordée de neige, j'ai roulé jusqu'aux Grands Lacs, puis j'ai obliqué vers le Sud et je me suis rendu à Saint-Louis. [ ... ] À la fin de septembre, quand j'ai lu dans le journal que le peso avait été dévalué au Mexique, j'ai décidé d'aller finir mon travail là-bas (CS, p.127).
L'écrivain est donc loin de se limiter à un lieu unique pour lire; en effet, il
fait cela avec autant d'aisance et de plaisir, que ce soit dans diverses bibliothèques
du Vieux-Québec que dans le Volkswagen qui parcourt l'Amérique.
59
Enfin, le bureau de Jack dont nous avons traité sommairement en début
d'analyse est la dernière bibliothèque que nous étudierons ici en tant que lieu
d'écriture. Elle est aussi sans doute la plus importante, non seulement parce que
l'écrivain y passe le plus clair de son temps mais aussi, et surtout, parce qu'elle
permet de définir avec le plus de précision la place qu'elle occupe dans cet univers
romanesque.
Une activité plutôt déconcertante a lieu ici. En effet, certains clients lui
demandent d'écrire des lettres d'amour. Cela semble tout à fait normal à Jack qui
s'emploie de son mieux à écrire des lettres susceptibles de les rapprocher de l'être
aimé. Il a d'ailleurs une affection particulière pour ces gens dans la mesure où il les
sent fragiles et blessés.
Par exemple, un vieil homme un peu bourru se présente à son bureau. De ses
maigres explications, il en ressort que sa femme l'a quitté, qu'il s'ennuie d'elle et
qu'il compte sur l'écrivain public pour lui concocter des lettres qui lui permettent de
regagner son cœur.
Jack finit par s'attacher à ce vieil homme. Il est attendri par ses problèmes
d'autant plus qu'il a passé lui-même par là. D'autre part, le caléchier lui rappelle
son père et son enfance, et cela l'émeut. Il met toute son âme dans l'écriture des
lettres et s'efforce de faire plaisir au vieillard. Pour ne pas l'effaroucher, il ne lui
demande pas de le payer, même lorsque l'homme se présente plusieurs fois à son
bureau, sans s'enquérir de ses honoraires. Lorsque Sam espace trop ses visites,
l'écrivain s'inquiète outre mesure. Il se permet même de chercher son adresse dans
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les dossiers de la police et lorsqu'il la trouve, il l'espionne à bord de son camion. Si
l'écrivain fait tout cela, c'est qu'il sent que des liens mystérieux les unissent:
Je sentis alors, plus nettement que les autres fois, que des liens mystérieux et puissants m'attachaient à ce curieux vieillard. Des liens qui n'étaient pas du même ordre que les rapports professionnels. Des liens qui avaient quelque chose à voir avec mes parents décédés, avec l'âme voyageuse de mon frère et le pays incertain vers lequel nous étions tous emportés depuis le commencement du monde (CS, p. ]83).
Pour Jack, le travail qu'il effectue pour ses clients et plus particulièrement
pour Sam est très important. Le métier d'écrivain public qu'il pratique dans sa petite
bibliothèque du Vieux-Québec est une façon d'entrer en contact avec l'autre et
d'offrir un peu de soutien.
L'écrivain a développé au fil des années divers trucs qui lui permettent de
bien faire son travail. L'un d'entre eux ressemble curieusement au plagiat mais les
raisons qui poussent Jack à y recourir sont plutôt nobles. En effet, il veut s'assurer
que ses clients en quête d'amour obtiennent tout le succès espéré grâce à ces lettres.
Pour arriver à ses fins, il inclut dans ses textes des passages de lettres écrites par
divers écrivains. Il n'en reste pas moins que Jack n'approuve pas réellement ce
procédé mais le résultat ainsi obtenu lui semble plus important que tout. Il n'est
donc pas surprenant qu'il s'astreigne souvent à un travail long et pénible:
C'est ainsi que, faute d'avoir terminé mon travail, je me condamnais moi-même à passer de longues heures, parfois des jours entiers, avec des mots qui tournaient dans ma tête comme des hirondelles en cheminée. Il m'arrivait de me relever la nuit pour noter des bouts de phrases dont je craignais de ne pas me souvenir à mon réveil (CS, p. 45).
Ces efforts sont toutefois récompensés puisque les clients obtiennent des
réponses très favorables de l'être aimé. Jack en est ravi et ne songe pas un instant à
arrêter de plagier divers écrivains.
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Offrir un peu de bonheur aux autres, voici la préoccupation majeure de cet
homme. Il ne semble jamais songer à lui-même et aux bénéfices qu'il pourrait tirer
de ses activités littéraires. li n'a pas l'ambition d'écrire un roman ou de publier une
œuvre quelle qu'elle soit. li ne désire pas non plus devenir célèbre ou du moins
reconnu dans certains milieux. En somme, tout ce qui semble constituer l'univers
des attentes de la majorité des écrivains, lui est tout à fait indifférent.
Le bureau où travaille Jack est à l'image de son attitude envers l'écriture et
ses clients. Il s'agit d'un endroit très agréable:
Je voulais que mes rapports avec eux fussent empreints de confiance et de sérénité, et l'organisation matérielle de mon bureau avait été conçue dans cet esprit. Les murs avaient une couleur pêche qui retenait la lumière et la rendait plus douce. Mon ordinateur et ses accessoires étaient relégués dans un coin de la pièce, derrière un paravent. Je préférais travailler dans une ambiance chaleureuse et un peu désuète. Sur ma table de travail, ne se trouvaient qu'un bouquet de fleurs, mon bloc à écrire et ma Waterman. Je tenais à ce que le moins de choses possibles s'interposent entre le client et moi: pas de dossier, pas d'agenda, pas de téléphone, rien de ce qui pouvait lui donner l'impression qu'il n'était pas unique au monde (CS, p. 46).
Il n'est donc pas question ici d'un bureau fermé aux autres, aménagé
seulement pour le bien-être de l'écrivain; au contraire, il relègue à l'arrière-plan tout
ce qui relève de ses activités professionnelles et attache la plus grande importance à
ce que les visiteurs s'y sentent chez eux.
Jack essaie aussi de pratiquer son travail avec sérieux et professionnalisme
mais il n'oublie jamais d'être doux et patient. Il s'inspire du travail du scribe, qu'il
considère comme son ancêtre. D'ailleurs, il a dans son bureau une photo d'une
sculpture égyptienne se trouvant au Louvre:
Tout le monde l'appelle le Scribe accroupi. Vêtu seulement d'un pagne, un papyrus en travers des genoux, il regarde son maître avec une patience infinie et se prépare à noter les paroles qui vont tomber de sa bouche. Cette douceur, cette patience ont fait que je l'ai choisi pour modèle. Une photo de lui est affichée sur le mur, en face de ma table de travail, et je la regarde souvent dans la journée (CS, p. 9).
62
La présence de cette photo dans le bureau de Jack, définit encore plus
clairement son travail comme une activité faite pour satisfaire un autre, client et
« maître ». Dans ce contexte, il n'est pas surprenant que l'écrivain se fasse payer en
échange de ses services. Jack pratique un métier plus qu'un art et ses activités
s'apparentent plutôt à celles d'un journaliste qu'à celles d'un romancier.
Par ailleurs, la tâche à laquelle il se consacre dans sa bibliothèque
personnelle n'est pas censée lui permettre d'accéder à un statut social particulier. En
cela, l'attitude de Jack est tout à fait différente de celle de Jules Lebeuf. Ce dernier,
nous nous souvenons, ne fréquentait la bibliothèque que pour écrire un roman,
devenir un intellectuel et en finir avec son travail d'homme de ménage.
Ironiquement, ses aspirations ne le mènent à rien, bien qu'elles soient de grande
envergure. Pour sa part, les désirs de Jack sont plus modestes. Son écriture se fait au
quotidien, dans sa bibliothèque même. TI arrive toujours à ses fins, c'est-à-dire aider
ses clients à obtenir le cœur de leur bien-aimé ou, plus simplement, un emploi.
Alors que pour le protagoniste de La bagarre, la bibliothèque est un lieu de
l'empêchement, pour celui de Chat sauvage, elle est celui d'un certain succès.
TI semble ici pertinent de noter une autre différence entre Jack et Jules. Bien
que les deux personnages soient à la fois lecteurs et écrivains, le passage d'une
activité à l'autre ne se fait de la même façon, ou plus précisément, dans un cas, il ne
se fait pas du tout:
Le passage de la lecture à l'écriture ne s'effectue pas dans La bagarre: forme et matière sont constamment perçues comme deux éléments distincts. La lecture, mais plus encore le plaisir de lire, suscite le désir d'écrire, mais ne permet pas le passage à l'acte. [ ... ] Dans La bagarre, la lecture est présentée à la fois comme un préalable à l'écriture et comme un obstac1e l7.
17 Lucie Hotte, op. cit., p. 91.
63
Contrairement à l'étudiant, Jack ne semble avoir aucun problème à passer de
la lecture à l'écriture. Au contraire, il y puise son inspiration, ses idées, sa « petite
musIque» :
Si le scripteur poulinien n'entretient de rapports intimes qu'avec des personnageslecteurs, c'est qu'il est lui-même lecteur, lecteur de ses propres œuvres, mais lecteur également d'autres textes littéraires. Il est conscient que ses lectures précèdent et, par conséquent, influencent son écriture l8
•
Le passage d'un espace à l'autre se fait aussi aisément que celui d'une
activité à l'autre. En effet, l'écrivain public lit et écrit dans plusieurs bibliothèques.
En vérité, n'importe quel endroit peut lui servir de bibliothèque. Alors que pour
Jules la lecture et l'écriture sont des occupations hautement ritualisées (il ne lit avec
plaisir que la nuit, dans un tramway et ne peut écrire, bien qu'il ait essayé au
préalable toutes les combinaisons possibles - silence, solitude, nicotine), pour Jack
elles semblent être aussi naturelles et simples que manger ou dormir. Le lieu du livre
n'est ainsi plus séparé des lieux où l'on vit et la bibliothèque intègre l'intimité.
L'étude du travail effectué dans cette bibliothèque personnelle nous permet
donc de la définir comme un lieu du quotidien et de la simplicité. Elle n'est pas
cette sorte de forteresse imprenable décrite dans La bagarre, où des aspirations
grandioses et désincarnées mènent tout droit à la faillite. Jack écrit pour les autres,
des textes dépourvus de toute prétention littéraire. Ces gens ne sont pas à ses yeux
des simples clients qui lui permettent de gagner sa vie. Au contraire, il ne peut
s'empêcher de s'attacher à eux, de souffrir avec eux et de partager leur joie.
18 Nathaly Ledoux, op. cit., p. 74.
64
L'écrivain de Chat sauvage ressemble d'ailleurs beaucoup au Chauffeur de La
tournée d'automne tel que le décrit Nathaly Ledoux:
Le Chauffeur représenterait donc le personnage-lecteur devenu héros. Son travail, qui consiste à prêter des livres aux gens habitant soit des régions éloignées du Québec, soit des petits villages sans bibliothèque, démontre effectivement que la lecture constitue pour lui une richesse qu'il doit partager. Il apparaît donc en quelque sorte comme le Robin des Bois de la lecture. Les lecteurs représentent pour lui les êtres les plus importants au monde. Aussi est-il généreux, attentif et patient avec eux l9
.
Jack est pour sa part un Robin des Bois de l'écriture, qui plagie de grands
auteurs afin que ses clients bien-aimés puissent retrouver un peu de joie. À l'instar
du Chauffeur, il partage sa richesse, qui est en l'occurrence sa capacité d'écrire. Par
ailleurs, il travaille réellement à la façon de l'écrivain public qui, « dans les sociétés
traditionnelles, est celui qui rédige lettres, requêtes et formulaires, en lieu et place de
ceux qui ne savent pas écrire (et) qui prête sa plume et sa voix à tous les siens, à
ceux qui n'ont pas la parole2o». Comme mentionné précédemment, pour eux, «les
siens », il n'hésite pas à plagier, ni à concocter des lettres qu'il ne signe pas. II les
laisse s'approprier «sa plume et sa voix» sans le moindre regret. L'écriture n'a
ainsi pas de fin en soi: peu importe qui écrit dans la mesure où l'activité rend
service.
La petite bibliothèque où travaille Jack apparaît non pas tant comme un lieu
de pure création littéraire mais plutôt comme un endroit de la compassion et de
l'ouverture à l'autre. Elle se détache de la sphère intellectuelle à laquelle elle est
généralement associée et devient le lieu d'une écriture simple, concrète et modeste.
D'autre part, l'apparence apaisante, désuète et dépourvue d'artifices de l'endroit,
19 Ibid., p. 63. 20 BEN JELLOUN, Tahar, L'écrivain public, Paris, Seuil, 1983, quatrième de couverture.
65
renforce son image chaleureuse. Qui plus est, le fait que la bibliothèque se déplace
du domaine public et s'insère dans l'espace privé, c'est-à-dire le domicile même de
Jack, contribue à en faire un lieu de l'intime, axé davantage sur les gens que sur les
livres. En cela, elle s'apparente curieusement à un bureau de psychologue, où des
êtres viennent chercher une quelconque consolation. Elle ressemble aussi au
bibliobus de La tournée d'automne dans la mesure où il est un lieu de rencontre où
la littérature devient un prétexte de rencontres et d'échanges. Si dans L'incubation et
La bagarre le travail intellectuel qui s'y fait - ou plus précisément qu'on ne réussit
jamais à faire - rend la bibliothèque froide, stérile et élitiste, La tournée d'automne
et Chat sauvage, dépeignent un monde où elle est simple, humaine et réellement
utilisée.
Le livre prisonnier d'une société puritaine dans Le libraire de Gérard Bessette
67
La place qu'occupe le livre dans une communauté révèle sa perception du
savoir. Ce dernier peut être considéré essentiel au développement intellectuel et
social, ou au contraire nuisible et dangereux. Dans le premier cas, son importance
est reconnue l, que ce soit par l'ensemble de la société ou seulement par un groupe
restreint. Par exemple, dans un monde comme le nôtre où les moyens matériels ne
font pas défaut, de nombreux organismes subventionnés par l'État s'efforcent de
mettre en place et de préserver des collections de livres. Ces dernières peuvent
généralement combler l'intérêt de l'homme de lettres tout comme celui de l'homme
d'affaires, du scientifique ou du simple amateur de «best-sellers ». Les collections
modernes ressemblent ainsi à celles rêvées par Antoine Gérin-Lajoie:
La bibliothèque publique telle que le texte de Gérin-Lajoie l'imagine est un lieu qui accueille le savoir et le diffuse: elle contribue au développement matériel et spirituel de la nation. En effet, bien que Gérin-Lajoie semble surtout désirer que cette bibliothèque idéale contienne des «leçons sur l'économie, sur les affaires commerciales, sur les questions vitales pour le pays », ce qu'il est tentant de voir comme la preuve d'un utilitarisme un peu étroit, il parle aussi des «œuvres des grands écrivains de notre époque» et des « ouvrages qui avancent (sic) les progrès de la civilisation, et qui répandent les lumières ». [ ... ] La bibliothèque se trouve ainsi associée au Progrès mais aussi à un idéal démocratique où l'éducation du plus grand nombre est gage de vitalité collective2
•
Les livres se trouvant dans ce type d'établissement sont généralement
appréciés à leur juste valeur. On s'assure donc à la fois de les « accueillir» et de les
1 Voir à ce sujet l'article «Bibliothèque nationale du Québec », Les bibliothèques, une question de culture!, Montréal, ASTED, 1992, p. 59-69. 2 CAMBRON, Micheline, «Les bibliothèques de papier d'Antoine Gérin-Lajoie », Études françaises, vol. XIII, no. 2, automne 1982, p. 141.
68
« diffuser ». La bibliothèque idéale de Gérin-Lajoie répond à ces deux exigences et
contribue au bien-être général de la société. Mais qu' arrive-t -il dans le cas contraire,
c'est-à-dire lorsque cet équilibre est brisé? Il peut exister des cas où le savoir et ses
manifestations (livres, lectures, bibliothèques) soient considérés comme nuisibles à
l'ordre établi. Le libraire semble être un parfait exemple de ces mondes où les livres
représentent une réelle menace. De quel type de société s'agit-il alors? De quoi se
méfie-t-elle exactement? Comment perçoit-elle les livres? Parallèlement à cette
étude du roman de Gérard Bessette, nous examinerons La tournée d'automne,
Volkswagen Blues, Les yeux bleus de Mistassini et Chat sauvage de Jacques Poulin,
où les livres ont un statut fort différent. En effet, ces romans présentent des sociétés
qui ne semblent pas être en conflit avec les livres. Ces derniers n'y sont pas
interdits, cachés ou craints. Au contraire, ils circulent facilement de lecteur en
lecteur et de pays en pays.
La librairie décrite dans Le libraire semble être assez anodine de prime abord.
Saint-Joachin, ville où le commerce est situé, est un endroit à l'esprit conservateur,
où il faut fréquenter l'église, gagner la sympathie du curé et lire seulement les livres
approuvés par les autorités religieuses. Le petit établissement rural propose aux
Joachinois de la papeterie, des jouets, des livres, des articles religieux. Ces derniers
assurent d'ailleurs à la librairie un excellent chiffre d'affaires. En effet, les citoyens
et les nombreuses communautés religieuses des environs viennent s'y
approvisionner. Le commerce est profitable non pas grâce aux livres mais aux
chapelets et cela définit d'emblée l'attitude de la petite ville quant à la religion et la
culture, présentées ici dans une relation conflictuelle. Il n'est donc pas surprenant
69
que le curé visite le commerce lorsque les ventes l'inquiètent. Il n'hésite pas à
inspecter le comptoir des livres et à s'enquérir de leur moralité. Nul ouvrage à
l'Index, prévient-il, ne doit être proposé par l'établissement. Bien qu'il s'agisse d'un
commerce où tout article légal devrait en principe être vendu sans problème,
l'autorité du curé est plus forte que tout. D'ailleurs, tout comme leurs compatriotes,
les 10achinois n'ont accès aux livres que depuis peu de temps:
Le livre, au Canada, fut toujours un objet rare, cher, qui circule peu et brûle facilement. À l'exception du Petit Catéchisme de la Province de Québec - le chefd'œuvre de notre littérature, selon Jean Éthier-Blais -, du gros catalogue d'Eaton's et de l'Almanach du peuple (Beauchemin), où chacun apprend le nom de ses députés et de ses évêques, les bibliothèques familiales sont maigres. Au début du XIXe siècle, on recopie des manuels, on consulte sans la toucher certaine grammaire, sur un lutrin. Au missel, le peuple préfère le chapelet; il révère moins le Livre (la Bible) que la Parole et la Tradition3
•
La situation décrite ici semble s'appliquer fort bien à la communauté
joachinoise qui délaisse cette source inépuisable de savoir qu'est l'écrit pour se
consacrer davantage à ce qui est plus sécurisant et communément accepté, c'est-à-
dire la « Tradition », les coutumes et la religion.
Il est intéressant de remarquer que la librairie de Léon Chicoine est située « à
deux pas du presbytère; par conséquent, sous la surveillance morale de M. le Curé»
(LL, p. 126). L'établissement est donc fortement influencé par la présence
suffocante de l'autorité religieuse. Cela se traduit entre autres par l'organisation
matérielle des articles vendus par l'établissement:
Les livres de la librairie de Saint-Joachin font l'objet d'une étrange ségrégation, d'une distinction très nette figurée par deux espaces différents: le rayon des livres « profanes» situé dans la librairie même à côté des trois autres rayons (articles religieux, papeterie, joujoux et cartes de souhait), et le capharnaüm, « pseudo-placard «qui se dérobe derrière une porte apparemment condamnée de l'arrière-boutique ». Le comptoir des livres offre, bien entendu, des ouvrages approuvés par les autorités
3 MAILHOT, Laurent, « Bibliothèques imaginaires: le livre dans quelques romans québécois », Études françaises, vol.XVIII, no. 3, hiver 1993, p. 81.
70
religieuses et le capharnaüm est l'antre des livres dangereux, «à ne pas mettre entre toutes les mains »4.
Le livre est donc présenté d'entrée de jeu dans la relation conflictuelle avec le
clergé. Cela est présenté à la fois de façon symbolique (par l'autorité morale
qu'exerce le curé) et matérielle (par la disposition des volumes dans le capharnaüm).
Les livres cachés sont donc très dangereux. Dans son mémoire de maîtrise
intitulé Le livre en procès dans l'œuvre de Gérard Bessette5, Louise Frappier relève
l'allusion faite par Le libraire à la boutique de l'apothicaire de Madame Bovary.
10doin pense que son patron a appelé le réduit « en souvenir d'Homais », qui vend à
Emma le poison meurtrier. Frappier écrit :
Le capharnaüm du pharmacien Homais contient des mixtures dangereuses, des « acides », des « alcalins caustiques» et surtout de l'arsenic, poison qui cause la mort d'Emma Bovary. Nous voyons l'analogie s'imposer: si le capharnaüm de Flaubert est danger et potentiel de mort par ses potions empoisonnées, celui de Bessette l'est par les livres, tout aussi dangereux que l'arsenic6
•
Le capharnaüm est ainsi un lieu maudit et mortifère. Les livres y sont des
poisons qui mettent en danger la population joachinoise. Tout comme un
pharmacien, le libraire doit faire preuve de prudence. Les précautions pnses
consistent à vendre les livres cachés avec une extrême discrétion, à des clients
« sérieux », qui ne causeront pas d'ennuis au commerce. Par ailleurs, le réduit aux
livres est tout aussi répugnant qu'il est dangereux:
De l'intérieur on prendrait ledit capharnaüm pour un caveau avec ses murs de blocs de ciment sans fenêtres ni soupirail et sa vague odeur de moisissure. Un lieu lugubre en somme dont ni les rangées de livres alignées le long des rayonnages, ni le gros lustre à globe laiteux ne parviennent à effacer l'aspect rébarbatif (LL, p. 41).
4 FRAPPIER, Louise, «Le livre en mouvement: du Libraire au Semestre» Étudesfrançaises, no. 29, 1993, p. 63. 5 FRAPPIER, Louise, Le livre en procès dans ['œuvre de Gérard Bessette, Montréal, Université de Montréal (mémoire de maîtrise en études françaises), 1992. 6 Ibid., p. 15.
71
Le patron n'a rien fait pour y créer une ambiance agréable ou, du mOInS,
s'assurer que la collection y reste en bon état. Au contraire, le livre croupit dans une
atmosphère malsaine et étouffante, caché aux yeux du monde:
Il est donc reclus, prisonnier du capharnaüm dont les dimensions ressemblent d'ailleurs, souligne B.Z. Shek, «à celles d'une cellule à réclusion ». Ce lieu sinistre est d'emblée comparé à un «caveau », c'est-à-dire à «une construction souterraine, pratiquée sous une église, dans un cimetière, et servant de sépulture >/.
En plus d'être désagréable, le capharnaüm est donc un cul-de-sac du livre, un
lieu de fermeture quasi total qui ne favorise nullement sa circulation.
La dernière caractéristique de la librairie de Saint-Joachin que nous relevons
ici est celle du secret qui entoure la vente des livres. Le fait que Jodoin ne propose
«la marchandise» du capharnaüm que sous le couvert du mensonge, fait de
l'établissement un lieu plutôt suspect. Louise Frappier écrit :
L'auteur insiste: le capharnaüm est bien un caveau, «même s'il n'est pas souterrain» au sens propre. Mais métaphoriquement, le capharnaüm, par la clandestinité, le secret, la dissimulation qui l'entoure, est bien souterrain, car il s'avère caché, obscur, dissimulé au regard: il «se dérobe derrière une porte apparemment condamnée de l'arrière-boutique. De l'extérieur, on ne se doute de
. 8 nen» .
Cet état de choses fait en sorte que la vente de livres ressemble à un
commerce illégal ou même immoral. li pourrait par exemple être comparé au trafic
d'alcool à l'époque de la prohibition ou même à la prostitution. li n'est donc pas
surprenant que l'atmosphère mystérieuse entourant le capharnaüm invite certains
clients à demander à Jodoin des livres qui «cognent» - comme on dit d'une boisson
à forte teneur en alcool - en pensant qu'ils pourront obtenir ainsi de la littérature
érotique. L'établissement où sont vendus ces volumes est loin d'apparaître comme
7 Ibid., p. 16. 8 Ibid., p. 16.
72
un lieu de la culture et du savoir. Le côté illicite de leur vente les dégrade et fait
d'eux un « produit» de bas niveau.
Par ailleurs, le patron de l'établissement perçoit ses volumes d'une manière
plutôt négative. Son attitude envers les livres est importante dans la mesure où
Chicoine constitue une des figures principales du distributeur de livres. En effet,
c'est lui qui fait venir un libraire de Montréal et lui demande de vendre des ouvrages
mis à l'Index; il est donc l'instigateur de la vente de littérature dans la petite ville
affolée à l'idée de déplaire à l'Église. Nous étudierons ici son attitude envers les
livres qu'il vend et son commerce de Saint-Joachin.
Jodoin décrit le patron de la librairie comme suit: « Quant à Léon Chicoine, il
me paraît jusqu'à présent assez bon diable. Chiche, si l'on veut Ge gagne $40 par
semaine), sentencieux, prétentieux, grandiloquent et plutôt hypocrite, mais bon
diable quand même et moins imbécile qu'on serait tenté de le croire au premier
abord» (LL, p. 26). li est intéressant de noter que cette première impression fait peu
de cas de préoccupations culturelles. li est principalement question de son attitude
envers l'argent mais aussi, de façon secondaire, de son caractère. D'ailleurs la suite
de la description abonde en détails d'ordre économique:
Il possède surtout la grande qualité de n'être presque jamais là. Il arrive d'ordinaire à la librairie vers cinq heures moins le quart pour compter les recettes de la journée et les déposer dans le petit coffre-fort de son bureau. Il est incontestable qu'il a su organiser son commerce. Comme conscience, honnêteté, intérêt dans les affaires, affabilité envers le client, son personnel (moi excepté, bien entendu) est sans reproche (LL, p.27).
Sans ressentir de réelle sympathie pour son patron et plutôt heureux de ne pas
le voir souvent, Jodoin n'en présente pas moins ses qualités de bon commerçant qui
utilise son temps et ses ressources afin de faire prospérer son commerce. Même ses
relations avec les employés de la librairie semblent être basées exclusivement sur le
souci de la performance marchande. Les vieilles filles se livrent une compétition
féroce afin de bien paraître aux yeux d'un patron qui les aurait « dressées» à avoir
un rayon propre et agréable ainsi qu'une clientèle fidèle:
J'ignore par quel procédé M. Chicoine a pu les dresser de la sorte. Il n'est pourtant pas homme à prodiguer les compliments, ni d'ailleurs les reproches. Il lui suffit d'un signe de tête approbateur, d'un froncement de sourcils pour que les trois vieilles filles - même la taciturne Mlle Morin (papeterie) - rougissent de plaisir ou de désappointement (LL, p. 27).
Le patron a une attitude similaire envers le responsable de la section des livres
« profanes ». li traite Jodoin avec respect, certes, mais sans manquer de lui rappeler
ses devoirs lorsque celui-ci se laisse aller au désordre. Selon lui, les livres doivent
être relativement bien rangés, non pas parce qu'ils méritent cela de par leur statut
d'œuvre d'art, mais parce que le client doit pouvoir les consulter aisément et,
surtout, les acheter:
Je ne crois pas que les livres doivent être rangés aussi méticuleusement que les objets de piété. Autrement, n'est-ce pas, ça pourrait effaroucher les clients. Ils auraient peur de bouquiner, de déranger l'ordonnance... Évidemment il ne faut pas non plus tomber dans l'excès contraire. Les clients doivent pouvoir trouver ce qu'ils cherchent (LL, p. 28).
Léon Chicoine sait aussi montrer son appréciation lorsque ses employés
s'efforcent de bien faire. Ainsi, lorsque Jodoin réussit à vendre des livres de peu de
valeur intellectuelle, son patron ne manque pas de lui témoigner sa gratitude. À ce
sujet, le libraire écrit: «Le plus tordant, c'est que cette méthode m'a permis
d'écouler un tas de rossignols poussiéreux qui croupissaient sur les étagères depuis
des années et que M. Chicoine m'en a félicité. C'est ce qu'on appelle faire d'une
pierre deux coups» (LL, p. 30). Ladite méthode consiste à proposer le livre le moins
74
susceptible de plaire au lecteur, que ce soit pour se venger d'avoir été dérangé, pour
alléger la collection ou simplement pour être désagréable. La vente pour laquelle le
patron félicite l'employé est dépourvue d'égards tant pour les livres que pour les
lecteurs.
Un jour, le patron décide de faire part au commIS du fait que son
établissement vend aussi des livres particuliers, « à ne pas mettre entre toutes les
mains» (LL, p.22). Il l'invite dans son bureau, lui sert à boire et entame une
conversation sur la littérature. Son interlocuteur se rend rapidement compte qu'il ne
s'agit pas de discuter de la valeur esthétique de ces textes ou de l'état de ségrégation
culturelle qui sévit dans leur milieu. Léon Chicoine est tout simplement intéressé à
vendre ce qu'il a caché dans un placard poussiéreux, grâce à la complicité de son
employé. Les volumes sont des « objets» qui peuvent lui rapporter de l'argent et il
veut en profiter. Il explique son point de vue à Jodoin: «Aussi longtemps que les
clients ne disent rien, renchérit-il, je ne pense pas qu'il soit de mon devoir de
surveiller leurs lectures. Le livre est un produit commercial comme les autres» (LL,
p. 26). Rien ne différencie à ses yeux les volumes mis à l'Index des autres objets
proposés par la librairie. D'ailleurs, lorsque le libraire prend connaissance de son
lieu de travail, il remarque que tous les articles à vendre sont présentés comme s'il
s'agissait du même type de marchandise. Il y a en effet dans la librairie Léon toutes
sortes d'objets religieux, de jouets, de la papeterie ainsi que des livres « profanes »,
le tout étant empilé sur les mêmes rayons comme s'il s'agissait de différentes
variétés d'un même produit. «À vrai dire, explique Jodoin, ces «sections» ne se
différencient que par leur contenu; aucune cloison ne les sépare» (LL, p. 24). Rien
75
ne semble vouloir donner un statut particulier aux livres dont sera responsable le
nouveau libraire qui n'a par ailleurs aucune intention de changer quoi que ce soit à
cet état de choses.
Pour vendre les livres interdits sans compromettre la librairie où il travaille,
Jodoin ne doit pas tant croire à la liberté individuelle et à la valeur incontestable de
la réflexion mûrie à la lumière des textes de grande valeur que ne pas avoir une
opinion contraire à celle de son patron. Rassuré quant à son employé, Chicoine lui
ouvre les portes du capharnaüm, lieu où il cache les livres à vendre aux lecteurs
« sérieux », c'est-à-dire à ceux qui ne mettront pas son commerce en péril. Il lui fait
comprendre qu'il est plutôt fier de sa collection et il s'empresse d'expliquer que ces
livres ont pour but de promouvoir la liberté à laquelle il croit avec ferveur: « Vous
vous imaginez que je maintiens ce stock dans le but de faire de l'argent? Eh bien
vous avez tort. C'est tout le contraire. Je le maintiens parce que je crois à la liberté
individuelle» (LL, p. 43). Il cite «la liberté de pensée, le droit à l'information,
l'infantilisme de notre peuple, la constipation de nos censeurs» (LL, p. 45) mais son
interlocuteur ne le croit pas. D'ailleurs ses préoccupations réelles ne tardent pas à se
manifester: il informe Jodoin qu'il est « obligé» de vendre les livres tabous deux
fois plus cher que les autres pour des raisons marchandes telles que la stagnation du
capital et les risques inhérents à ce type de commerce. De toute évidence, cela
contredit ses affirmations initiales sur la liberté de pensée. Le marchand reste donc
fidèle à sa profession: il cherche simplement à gagner de l'argent grâce à des livres
qui sont pour lui des «articles» au même titre que les jouets, les crayons et les
chapelets.
76
Lorsqu'il apprend qu'un scandale est près d'éclater à la suite de la vente de
L'Essai sur les mœurs, le propriétaire ne s'inquiète ni pour le collégien, ni pour
l'état d'obscurantisme dans lequel sa petite ville est plongée. Il n'a pas peur pour les
livres; il a plutôt peur des livres et de la punition qui peut lui être infligée pour les
avoir fournis. N'ayant pas respecté les normes explicites fixées par l'Église en
matière de livres «immoraux », Léon Chicoine risque de perdre son commerce.
Lire ou vendre des livres interdits entraîne donc des sanctions graves qui menacent
la respectabilité du citoyen et sa survie matérielle.
La seule façon d'éviter les foudres du clergé est de nier la vente de L'essai. Il
ne vient pas à l'esprit des personnages d'en proposer la lecture au Curé et d'en
discuter les propositions philosophiques. Le dialogue et les divergences d'opinion
sont pour ainsi dire interdits. Conscients de cette situation, Léon Chicoine et Jodoin
se cachent pour discuter des mesures à prendre. Ils se comportent comme s'ils
agissaient contre la loi officielle du pays alors que ce n'est pas du tout le cas. Cette
attitude est le résultat d'une vie passée à craindre les lois non écrites de leur société,
selon lesquelles certains livres et certaines idées ne doivent pas circuler librement.
Le commis estime que ces « lois» sont inacceptables: «Je reconnus que, en effet,
elles n'étaient pas normales; qu'elles étaient au contraire tout à fait inadmissibles et
que c'était seulement parce que nous avions vécu, lui et moi, dans une atmosphère
de contrainte depuis notre enfance que nous ne trouvions pas lesdites circonstances
aussi révoltantes qu'elles le méritaient» (LL, p. 130).
Il Y a lieu de se demander pourquoi ce livre dérange tant le Curé et les
enseignants du collégien qui ose en faire l'achat. Les idées présentées dans L'essai
77
sont loin d'être choquantes, du moins pour le lecteur contemporain. Voltaire y traite
entre autres de mœurs et de cultures diverses. Après avoir discuté de la poésie en
« Arabie », il écrit :
Voilà des mœurs, des usages, des faits si différents de tout ce qui se passe parmi nous qu'ils doivent nous montrer combien le tableau de l'univers est varié, et combien nous devons être en garde contre notre habitude de juger de tout par nos usages9
•
Somme toute, l'auteur invite le lecteur à tenter d'observer diverses réalités dans
leur contexte et non à partir d'un point de vue unique, homogène et limité. Cette
apologie de la relativité n'est sans doute pas ce qui dérange le plus l'Église de
l'époque. L'essai sur les mœurs contient par contre des passages mettant en doute le
bien-fondé de l'existence même de cette institution. Faisant référence à des
préceptes tels que « ne vole pas» ou « ne mens pas », Voltaire écrit :
Ce sont là les principaux dogmes des anciens Perses. Presque tous sont conformes à la religion naturelle de tous les peuples du monde; les cérémonies sont partout différentes; la vertu est partout la même; c'est qu'elle vient de Dieu, le reste vient des hommes 10.
Voici donc une affirmation que l'Église abhorre: la foi est la même partout
alors que seuls les rites sont différents. Ces derniers sont le fait des hommes et non
de Dieu; ils sont donc exclus du domaine du divin et de l'absolu et entrent dans celui
de l'être humain et du relatif. La religion est ainsi imparfaite, donc indésirable. Cela,
l'Église ne peut l'accepter.
Les livres n'ont donc pas leur place à Saint-Joachin parce qu'ils mettent en
péril l'ordre établi. Les gens n'osent pas les lire au vu et au su de tous car ils
risquent de perdre la place qu'ils occupent dans leur communauté. Par ailleurs,
9 VOLTAIRE, Essai sur les mœurs et l'esprit des nations et sur les principaux/aits de l'histoire depuis Charlemagne jusqu'à Louis Xlii, Tome 1, Éditions Garnier Frères, Paris, 1963, p. 260. JO Ibid., p. 252.
78
l'Église n'ose pas lever l'interdit, car elle craint de perdre son influence sur les
hommes. Bref, tout le monde a peur. En effet, la société décrite ici craint le dialogue
dans la mesure où celui-ci peut promouvoir le changement et l'avènement d'un
monde nouveau. Cramponnée à la « Tradition », la ville de Saint-Joachin ne peut se
permettre cela; la collection du capharnaüm doit donc disparaître. Les livres
finissent dans une librairie de Montréal grâce à l'intervention de Jodoin, qui décide
de trahir son patron et de garder les profits de la vente. Ils changent certes de
propriétaire, mais ils remplissent la même fonction d'objets commerciaux, assignée
par Léon Chicoine. Craints par ceux qui reconnaissent leurs pouvoirs potentiels, ils
tombent dans les mains de commerçants sans scrupules. Le libraire représente ainsi
le livre dans une planéité quasi-totale: dépourvu de sa dimension spirituelle, il
devient un simple élément générateur d'argent.
79
Livres et liberté dans La tournée d'automne, Volkswagen blues, Les yeux bleus de Mistassini et Chat sauvage de Jacques Poulin
Les contraintes, le mensonge, la peur et l'esprit mercantile entourant la vente
et la lecture des livres dans Le libraire sont inexistants dans les quatre romans de
Jacques Poulin que nous nous proposons d'étudier. Chacun à sa façon, ils présentent
des mondes où les livres sont appréciés à leur juste valeur. Les sociétés décrites ici
n'ont rien à craindre des livres qui circulent par conséquent en toute liberté. Ce
mouvement constant est une des principales caractéristiques des univers
romanesques qui nous occupent. En effet les livres se « déplacent» sans cesse, que
ce soit entre diverses personnes, diverses bibliothèques et même divers continents.
Nous étudierons donc les moyens mis en place pour faciliter leur circulation ainsi
que la valeur qui leur est accordée par les personnages principaux.
Au contraire de la librairie de Saint-Joachin où les lecteurs doivent composer
avec l'indolence de Jodoin afin de se procurer un livre, les usagers du bibliobus
décrit dans La tournée d'automne peuvent obtenir ce qui les intéresse avec une
grande facilité. En effet, le Chauffeur se rend plusieurs fois par année dans les petits
villages reculés de la Côte-Nord et de la Gaspésie pour proposer des livres aux
lecteurs isolés. De plus, il fait le nécessaire afin que l'emprunt ne nécessite aucune
formalité désagréable. Ainsi, il rappelle à une vieille dame qu'il n'y aucun papier à
remplir: « Elle n'avait qu'à retourner le livre par la poste, à l'adresse imprimée à
l'intérieur de la couverture. Si elle en avait le goût, il lui était permis, et même
conseillé, de prêter le livre à d'autres personnes » (TA p. 55). Le but du Chauffeur
étant de faire lire le plus grand nombre de gens, il organise le prêt de livres en
80
conséquence. Les lecteurs ne remplissent pas de fiche, ne fournissent pas de preuve
d'adresse et ne payent jamais de frais de retard. D'autre part, ils peuvent choisir
parmi toutes sortes de livres et aucune limite ne leur est imposée quant au nombre
de volumes qu'ils peuvent emprunter. L'échange est donc caractérisé par une très
grande liberté. Cette bibliothèque mobile est très différente de celle de Saint-Joachin
qui est située dans une sorte de citadelle savamment cloisonnée. Le Chauffeur en
fait un lieu qui n'a rien de rigide, où tout est organisé en fonction des livres et des
lecteurs, de leurs goûts et de leurs désirs.
Cette absence de règles strictes concernant l'échange des livres est présente
aussi dans Volkswagen blues. La Grande Sauterelle, esprit non-conformiste et
lectrice invétérée, se procure des volumes d'une manière plutôt inhabituelle:
Le livre de John Irving, la fille l'avait «emprunté» à la bibliothèque municipale. Quand il s'agissait de se procurer un livre, elle faisait une distinction entre les librairies et les bibliothèques. Dans les librairies, elle volait les livres sans aucun scrupule, car elle trouvait que la plupart des librairies aimaient davantage l'argent que les livres; dans les bibliothèques, cependant, elle les empruntait, c'est-à-dire qu'elle les glissait sous ses vêtements ou dans son sac et les retournait par la poste après les avoir lus [ ... ] (VB, p. 42).
Ce personnage crée ses propres règles du jeu et établit que les livres ne
doivent pas être en relation avec l'argent. En effet, La Grande Sauterelle ne semble
pas agir de la sorte par méchanceté mais bien pour signifier que le livre ne doit pas
être un bien commercial, grâce auquel il soit possible de générer des profits. Ainsi,
le vol de livres en librairie rétablit le statut qu'ils ont aux yeux de la jeune femme.
Par ailleurs, son refus de se conformer aux normes régissant les bibliothèques
souligne sa volonté d'attribuer aux livres une liberté que les objets (et surtout les
81
objets de valeur) n'ont pour ainsi dire jamais. Ils deviennent ainsi des «biens»
communs qui, comme l'air ou le soleil, ne peuvent être fichés, prêtés ou vendus.
La Grande Sauterelle a aussi des complices qui lui facilitent la tâche au besoin.
Lors de la visite d'une bibliothèque, elle laisse savoir à un surveillant qu'elle a volé
un livre. Ce dernier, un «faux Pinkerton », éternel étudiant s'intéressant à l'histoire
et à la philosophie, la laisse faire sans lui poser de questions. Le gardien estime donc
qu'il n'y a rien à reprocher à ce procédé. Malgré le poste qu'il occupe, il semble
croire, lui aussi, que les livres n'appartiennent réellement à personne. Le
« Pinkerton» et la Grande Sauterelle seraient sans doute enchantés par la
bibliothèque décrite dans La tournée d'automne dans la mesure où elle met de côté
l'importance accordée à la conservation de livres pour se consacrer presque
exclusivement à leur diffusion.
Dans Les yeux bleus de Mistassini, les personnages pnncIpaux partagent
l'opinion de la Grande Sauterelle. En effet, ils estiment qu'il n'y a rien de mal à
voler des livres si on n'a pas l'argent pour les acheter. Qui plus est, les volumes de
la librairie du Vieux-Québec sont disposés de manière à faciliter leur vol. Lorsque
Jack enseigne à son jeune ami l'art d'être libraire, il lui recommande d'encourager
cette activité illicite:
Jack venait l'aider tous les jours, en dépit du fait qu'il s'était mis à la traduction d'un jeune romancier canadien. Quand il allait bien, il prenait même le temps de lui enseigner les petits trucs du métier. .. Comment répondre à une dame qui téléphonait pour savoir s'ils avaient le roman dont el1e avait vu l'adaptation cinématographique à la télé, lorsque cette adaptation ne portait pas le même titre que le roman et que la dame se croyait obligée de raconter toute l'histoire du film ... Comment tourner la tête au bon moment pour que les étudiants et les lecteurs pauvres aient l'occasion de voler les livres empilés dans ce but à côté de la sortie ... Comment faire en sorte qu'un client venu pour acheter le dernier best-seller de Stephen King reparte avec le premier roman d'un auteur québécois inconnu mais possédant déjà un style (L YBM, p. 121).
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Aux yeux du libraire du Vieux-Québec, savoir « tourner la tête» lorsque les
clients pauvres s'apprêtent à voler est aussi important que l'art d'être patient avec
une dame ennuyante ou que celui de promouvoir la littérature émergente. Ce qui est
commun à tous ces «trucs du métier », c'est la volonté de promouvoir les livres à
n'importe quel prix. En effet, les libraires veulent s'assurer qu'ils sortent de leur
établissement par quelque moyen que ce soit et surtout, qu'ils soient lus.
Par ailleurs, il arrive qu'on rende service à ces libraires inhabituels. Ainsi, le
jeune homme que Jack envoie en France se voit proposer des livres alors qu'il n'a
pas l'argent pour les acheter: «Dans une rue voisine, j'avais fait la connaissance
d'une libraire, et au bout de quelques visites seulement, devinant que j'étais pauvre,
elle m'avait invité à emporter des livres pour les examiner de plus près chez moi»
(LYBM, p. 102). Contrairement à Léon Chicoine qui n'hésite pas à demander un
prix exorbitant pour les livres du capharnaüm, les libraires présentés dans ce roman
n'accordent aucune importance à l'argent récolté grâce aux livres. Pour eux, tenir
librairie n'équivaut pas tant à s'enrichir qu'à assurer la circulation des livres.
Dans cette librairie du Vieux-Québec, on fait tout pour que les lecteurs aient
accès aux livres et surtout pour que les livres aient accès aux lecteurs. En effet, ils
sont disposés de façon telle que les lecteurs habitués à un certain genre de littérature,
s'intéressent aussi à des genres nouveaux. Ainsi, les amateurs de romans légers se
voient proposer de la philosophie et les « romans de plage» sont remplacés par des
« études sérieuses ». Mistassini, la sœur du jeune libraire, veille à cette diversité des
livres:
Elle avait fait certaines innovations à la « librairie du Vieux », comme nous disions affectueusement en pensant à la fois au Vieux-Québec et au vieux Jack. Par exemple, elle avait modifié la façon de placer les livres sur les rayons. Elle avait observé que les
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lecteurs, en se déplaçant vers les étagères, n'aimaient pas incliner la tête sur le côté pour lire le titre et le nom de l'auteur, et qu'ils prenaient plus volontiers entre leurs mains les livres qui avaient été sortis du rang et placés de face; pour choisir ces livres, qui se vendaient mieux, elle avait établi un système de roulement qui était basé sur la liste des best-sellers, mais en commençant par les derniers. Elle avait fait une vitrine d'été dont el1e était assez contente. Avec l'accord de Jack, elle avait mis en montre non pas des livres pratiques et les romans légers que les journalistes conseillaient de « glisser dans les sacs de plage », mais plutôt des livres de philo, des études sérieuses et des romans difficiles, estimant que, pendant leurs vacances, enfin libérés des contraintes du travail et de l'abrutissement de la télé, les gens étaient mieux préparés à lire des ouvrages importants qu'ils avaient laissés de côté pendant l'année (LYBM, p. 121).
Dans cette librairie, on s'occupe donc non seulement des lecteurs mais aussi, et
peut-être surtout, des livres eux-mêmes. En effet, les libraires veulent assurer leur
pérennité, leur diffusion et leur lecture. Cette attitude est contraire à celle de Léon
Chicoine qui ne se soucie nullement des volumes qu'il vend, de leur utilisation et de
la place qu'ils occupent dans la société.
La grande courtoisie des libraires du Vieux-Québec envers les lecteurs est
présente aussi dans La tournée d'automne. Le Chauffeur traite tous les emprunteurs
avec gentillesse et ne refuse jamais un livre à qui que ce soit. Il aime le contact avec
ces gens et sait les mettre à l'aise, peu importe leur âge, leur profession ou leur
caractère. Il offre quelque chose à boire à chaque visiteur du bibliobus, que ce soit
un café, une limonade ou un verre de vin. Il veut que tous se sentent bien dans sa
petite bibliothèque. Lorsqu'un lecteur ne sait que choisir, il lui propose toujours un
titre qu'il croit correspondre à ses goûts. À ceux qui connaissent bien la littérature et
qui veulent choisir des textes en paix, le Chauffeur offre tout le temps et l'intimité
nécessaires. Parfois, il quitte même le bibliobus afin de s'assurer qu'un visiteur
puisse y être tout à fait à l'aise. Tous, grands et petits, sont traités avec égards et
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respect. Il aime ceux qui visitent sa bibliothèque presque autant que ses chers livres.
Son attitude attire de nombreux lecteurs et assure ainsi le prêt de livres.
Tout comme Mistassini qui change la disposition des livres dans la librairie
pour augmenter leurs chances d'être lus, le Chauffeur ne recule pas devant l'effort
lorsque la circulation des livres est en jeu. Ainsi, lorsqu'une lectrice de Rivière-
Pentecôte tarde à faire sa visite, il choisit des volumes à son intention. Ne la
trouvant nulle part, il les dépose à l'intérieur d'une chapelle où elle a l'habitude de
pner:
La femme ne se présenta pas non plus le lendemain matin. Ni l'après-midi. Obligé de partir, il décida de lui laisser les livres dans la petite chapelle. Il choisit des livres susceptibles de lui plaire et de convenir à son réseau, qui comprenait uniquement des femmes, et il alla les déposer sur un des prie-Dieu (TA, p. 117).
Cet épisode démontre non seulement le sérieux avec lequel ce bibliothécaire
inhabituel fait son travail mais aussi à quel point l'échange de livres se fait de
manières diverses. Les livres ne sont ainsi proscrits nulle part, ni même dans une
chapelle. On peut les échanger partout, sans aucune restriction.
Par ailleurs, deux romans de Jacques Poulin nous présentent le livre comme un
personnage à part entière. Dans La tournée d'automne, une amie du Chauffeur
choisit des livres avec un plaisir évident:
Madeleine avait commencé à choisir de nouveaux livres, et c'était un plaisir de voir à quel point elle était à l'aise dans la bibliothèque. Elle prenait les livres dans ses mains, les feuilletait, les caressait, leur parlait et humait leur odeur. Enveloppée par la douce lumière que le soleil répandait en déclinant derrière le village, elle tournait sur ellemême, fouillait dans tous les rayons, s'arrêtant cinq petites secondes pour boire son rosé (TA, p. 69).
Les caresses et les paroles de Madeleine font du livre un être, qu'on traite avec
chaleur et égards. Il ne semble pas être un objet inanimé mais un être vivant avec
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lequel elle peut communiquer par la parole, le toucher et le regard. Dans Chat
sauvage, le livre semble même avoir une volonté propre. Il n'est pas passif comme
c'était le cas dans Le libraire et il interpelle le lecteur d'une manière particulière.
Lors d'une visite en librairie, Jack trouve un volume intéressant grâce aux « signes»
que celui-ci lui fait:
J'entrai dans une librairie de la rue de la Fabrique. Sans un regard pour les derniers best-sellers, je me dirigeai vers la section de littérature américaine. Tandis que je passais dans les rayonnages qui couvraient le mur du côté droit, un mot me sauta aux yeux puis disparut aussitôt: le mot MÈRE. Quand les livres sont debout, serrés les uns contre les autres, il est difficile de lire les titres, alors on dirait que certains mots nous font signe. Je revins sur mes pas et je pris le temps de chercher le livre qui avait capté mon attention, mais déjà, battant en retraite, il était rentré dans les rangs, comme effrayé de sa propre audace. Alors je me mis à lire, un à un, tous les titres se trouvant à la hauteur de mes yeux et, au bout d'une dizaine de minutes, je découvris celui qui m'avait signalé sa présence: c'était un livre de Saint-Exupéry, Lettres à sa mère (CS, p.35).
Le volume disposé sur les étagères de cette librairie est donc plein de vie, de
désirs et de sensibilité; il choisit son lecteur qui se laisse guider par ses signes pour
découvrir ce qu'il cherche.
Les livres présentés dans ces quatre romans de Jacques Poulin sont non
seulement investis de capacités particulières mais ils sont aussi réellement aimés.
Cela apparaît clairement dans l'attitude du Chauffeur. Ils sont à ses yeux des
symboles de bonheur et de vie. Par exemple, la vue d'une jeune fille au sac plein de
livres, remplit le Chauffeur de joie:
Elle s'en alla en lui adressant un sourire timide. Il s'assit sur le marchepied et la regarda s'éloigner dans la lumière du soleil avec sa robe à fleurs très courte et son sac gonflé de livres. Elle était l'image même de la vie. Longtemps il la suivit des yeux et son regard se voila quand elle disparut derrière la première maison du village (TA, p. 139).
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Cette visite constitue une autre occasion pour le Chauffeur d'exprimer à quel
point les livres comptent dans sa vie. En effet, les volumes qu'elle a choisis sont
précisément « ceux qu'il aimait le plus, ceux qui avaient éclairé sa vie de la même
façon que les phares guident les navigateurs sur le fleuve » (TA, p. 138).
Le bibliothécaire vit cette passion depuis longtemps. Lorsqu'il était petit, il lui
semblait que les livres, tout comme le soleil, apportent chaleur et clarté. Lors d'une
conversation avec Marie, il explique comment il en est venu à associer les livres à la
lumière:
Il décrivit la longue galerie vitrée avec les rayons de bibliothèque à chaque bout, les fauteuils en rotin, le petit secrétaire et la série de fenêtres sous laquelle courait une tablette où l'on pouvait reposer les pieds. Fermée en hiver, la galerie était rouverte au printemps, dès que le soleil était assez chaud. Il avait passé une partie de son enfance à lire dans cette pièce inondée de lumière, bien enfoncé dans un fauteuil, les pieds sur la tablette. Et avec le temps, comme le soleil l'avait éclairé et réchauffé pendant ses lectures, son esprit avait associé la lumière et les livres (TA, p. 98).
Le premier endroit où le Chauffeur lit est donc agréable, familier, confortable
et lumineux. Cette première expérience se répercute dans toutes les relations que
l'homme entretient avec les livres et les lieux du livre. Tout comme la bibliothèque
de l'enfance, le bibliobus est plaisant et ouvert. Il s'agit d'un lieu rempli de livres et
de vie. Il s'y trouve par ailleurs une photo dont le Chauffeur ne se sépare jamais:
«Elle représente la librairie Shakespeare and Company, à Paris. C'était au
crépuscule, une lumière vive et dorée émanait des vitrines de la librairie et se
répandait dans l'ombre bleutée» (TA, p. 47). Marie, la Française qui s'éprend du
Chauffeur, partage son impression: «La nuit est bleue et, comme la librairie est
illuminée de l'intérieur, on a l'impression que cette lumière dorée vient des livres ...
que ce sont les livres eux-mêmes qui font jaillir la lumière» (TA, p. 79). Cette photo
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agit telle une mise en abyme: elle constitue une représentation du lieu du livre
« lumineux» à l'intérieur même d'une bibliothèque remplie de livres « lumineux ».
Cette représentation du livre comme générateur de lumière et de chaleur n'est
pas exclusive à La tournée d'automne. Dans Les yeux bleus de Mistassini, nous
lisons:
Tout en dirigeant mes pas vers la Seine, pour aller me promener un peu sur les quais, je songeais à la chaleur qui avait régné dans cette librairie, imprégnant les livres anciens ou récents, réparant les cœurs brisés, donnant de l'espoir aux auteurs débutants, et je me disais que toute cette chaleur, humaine ou artificielle, ne pouvait avoir disparu sans laisser de traces. [ ... ] La librairie avait déménagé au 37, rue de la Bûcherie. La façade et l'intérieur étaient illuminés et, comme Jack me l'avait dit, la lumière semblait venir des livres eux-mêmes (L YBM, p. 99).
Cette propriété fascinante des livres de la librairie parisienne incite d'ailleurs
Jack à faire de son établissement un lieu tout aussi chaleureux et lumineux:
L'idée d'installer un poêle, le vieux Jack l'avait trouvé dans Paris est une fête. Il avait été séduit par le passage où Hemingway racontait sa première visite à la librairie Shakespeare and Company: en poussant la porte, l'écrivain américain, alors dans la vingtaine, avait été accueilli par une chaleur venant à la fois des livres empilés jusqu'au plafond, du poêle ronronnant au centre de la pièce et de la gentillesse de Sylvia Beach, la propriétaire, qui lui avait fait crédit sans même le connaître (L YBM, p.16).
La capacité des livres à réchauffer le cœur de l'homme s'apparente à la fois à
la chaleur d'un poêle et à celle d'une personne. Elle est donc à la fois d'ordre
physique et symbolique. Jack la découvre d'ailleurs dans la fiction (Paris est une
fête) et dans la réalité (à Paris).
Les quatre romans de Jacques Poulin que nous avons étudiés présentent des
univers où les livres sont rois. En effet, ils sont appréciés, échangés et lus. Toutefois,
il Y a lieu de se demander ce qui peut advenir à long terme des collections de livres
dans un monde tel que celui décrit dans ces romans. Les divers personnages
s'intéressent davantage à assurer leurs circulation que leur conservation. Certes, ils
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sont en constant mouvement mais leur pérennité n'en est pas pour autant assurée. Il
n'est donc pas question de la bibliothèque idéale qui s'occupe à la fois de
conservation et de circulation des livres. Il y a, ici aussi, un certain déséquilibre mais
du moins, le livre existe parce qu'il est lu. Alors que dans Le libraire il était
enfermé, craint et échangé seulement dans le but de faire de l'argent, dans La
tournée d'automne, Volkswagen blues, Les yeux bleus de Mistassini et Chat
sauvage, il circule facilement dans une société qui n'est pas en conflit avec les idées
qu'il véhicule. Si le roman étudié précédemment décrit des personnages qui nient
carrément son aspect immatériel, les œuvres de Jacques Poulin qui nous occupent en
font un être à part entière. Le livre n'est ainsi plus un objet mais un sujet.
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Le libraire de Saint-Joachin ou le refus de l'autre
Nous avons précédemment étudié le livre tel que présenté dans Le libraire à
partir du point de vue du propriétaire de l'établissement de Saint-Joachin. Nous
avons vu comment il le maltraite, le réduit à l'état d'objet et l'enferme dans un vieux
placard poussiéreux. Bien que cette étude ne s'attache pas principalement au livre, il
en sera question de façon indirecte. En effet, il faut nécessairement passer par ce
dernier pour révéler le caractère du libraire. Nous nous limiterons à l'analyse du
protagoniste du roman Le libraire. Ce dernier est plutôt complexe et se dévoile
moins rapidement que les libraires présentés par Jacques Poulin. Il serait possible
aussi d'étudier le bibliothécaire de L'incubation, mais cela semble moins pertinent.
En effet, bien que Lagarde soit le narrateur, il occupe une place secondaire dans le
drame sentimental décrit dans ce roman. Mis à part le manque d'enthousiasme en ce
qui concerne son métier, il ne présente pas d'intérêt particulier.
Il a été question précédemment de la relation problématique que le livre
entretient avec le monde, le lecteur, l'autre. Le livre n'est pas le seul à« vivre» dans
cet état de cloisonnement. En effet, le libraire de Saint-Joachin a une existence
similaire de fermeture et de repli sur soi. Homme ironique et blasé, il se plaît à
afficher une indifférence presque complète envers les êtres qui l'entourent et les
livres qu'il vend. Cynique, voleur, déloyal, il semble avoir tous les défauts. Il ne
semble intéressé ni par son travail, ni par la littérature, ni par les femmes, ni par ses
semblables en général. Il veut avoir une vie simple où les contacts avec les autres se
limitent au strict minimum. Pourtant sa belle indifférence finit par s'écrouler et cela
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permet de découvrir une réalité bien différente de celle qui est présentée en premier
lieu. Sous son masque se cache un homme bien plus perméable qu'il ne veut
l'admettre. Nous verrons ici comment Jodoin se laisse emporter pas une passion
apparemment éteinte et comment, presque malgré lui, il donne à lire le « Livre ».
Le lecteur fait la connaissance de ce libraire lorsque ce dernier arrive dans la
petite ville de Saint-Joachin. De prime abord, aucun indice ne permet de comprendre
qu'il s'agit d'un personnage un peu particulier, en marge de la société dans laquelle
il évolue. Jacques Allard le décrit comme suit :
Il s'appelle Hervé Jodoin. II a quarante ou cinquante ans. Profession: enseignant. Plus exactement, il a été répétiteur dans une institution de charité, au Collège SaintÉtienne. À Montréal sans doute. Il vient à Saint-Joachin remplir un poste de commis de librairie. Il séjournera trois mois dans la petite ville, partageant ses vingt-quatre heures en trois parties: à la librairie, à la taverne, au lit. Sauf le dimanche, car la taverne et la librairie sont fermées. Voilà pourquoi il écrit son journal, passant en revue la semaine écoulée. La chronique va du ] 0 mars au 10 mai et donne forme au Libraire ( ... ) (LL, p. 284).
Il est presque impossible de savoir ce qu'a réellement été la vie de cet homme
avant son arrivée à Saint-Joachin. li est aussi difficile de connaître les raisons du
désabusement qu'il affiche pendant son séjour. li a peut-être été amèrement déçu par
la vie et il n'en attend tout simplement rien. En effet, lors d'une discussion avec son
patron, Jodoin explique qu'il n'espère plus rien d'une existence dépourvue
d'intérêt:
Toutefois, pour ce qui était de la notion d'homme fini, je ne me croyais pas tout à fait dépourvu de lumières à ce sujet: je me considérais moi-même comme plutôt fini en ce sens que je n'espérais plus atteindre à une quelconque réussite intellectuelle, sociale, pécuniaire ou simplement matrimoniale (LL, p. 127).
Pourquoi Jodoin a-t-il quitté Montréal? Tout simplement parce qu'il n'y a pas
trouvé un emploi qui lui convienne. Il a déjà été répétiteur dans un établissement
d'enseignement mais son expérience ne semble pas être en demande. Par ailleurs,
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les postes affichés dans la métropole ne l'intéressent pas: « On demandait plusieurs
bûcherons, des commis-voyageurs, deux mécaniciens, trois tourneurs, une demi-
douzaine de comptables, des laveurs de vaisselle et des manœuvres» (LL, p. 15).
lodoin ne tient pas non plus à trouver un emploi similaire à l'ancien. Plus
précisément, le type de travail lui importe peu en autant qu'il ne requière pas trop
d'efforts.
L'ancien collègue rencontré au bureau de placement lui suggère un poste de
libraire. «Tu aimes toujours les livres ?» (LL, p. 21), demande Nault. La question
laisse entendre que lodoin les a effectivement déjà « aimés ». Toutefois, si tel était
le cas auparavant, ses dispositions actuelles semblent bien différentes. À la question
qui lui est posée, il répond d'une manière plutôt désinvolte: «Esquissant une moue
d'indifférence, je lui déclarai que les livres brûlaient moins longtemps que le
charbon, mais que, faute d'autre combustible, il m'arrivait de m'en servir» (LL, p.
21). D'emblée, il se présente comme quelqu'un qui n'accorde aucune importance
aux livres. Dès lors, ils semblent être des objets dépourvus de leur contenu, de leur
portée, de leur signification. À ce sujet, Louise Frappier écrit: «Notre libraire
affecte maintenant une attitude blasée et se targue de ne plus s'intéresser à la
littérature. Tous ses gestes, toutes ses paroles se veulent des actes d'indifférence
envers le livre1 ». La réduction du livre à sa dimension purement matérielle est
interprétée par l'auteure comme « ( ... ) une tentative de la part de lodoin de faire du
livre un objet sans contenu, un simple « combustible» de mauvaise qualité. Le livre
est ainsi réduit à sa substance première, la feuille, le papier, l'arbre dont il est issu.
1 FRAPPIER, Louise, «Le livre en mouvement: du Libraire au Semestre », Étudesfrançaises, no. 29, 1996, p. 63.
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Représenté et conçu comme «matière », privé de texte, il n'est alors qu'un objet
négligeable et inutile2 ». lodoin partage donc l'opinion de son patron décrite dans le
chapitre précédent. Cette attitude fait du libraire un homme qui a plus en commun
avec le petit commerçant de province avide de gains faciles qu'avec un intellectuel.
Bien qu'il ait été lui-même professeur, il veut paraître grossier et ignorant.
Ce manque d'intérêt envers les livres surprend dans la mesure où, en fin de
parcours, il devient évident que le libraire a entretenu des relations étroites avec
l'univers littéraire. En effet, lodoin a fait partie d'une société des amis du livre et
cela indique à la fois son intérêt pour la littérature et une certaine connaissance du
milieu intellectuel. Le libraire connaît donc bien ce monde qu'il renie. Un élément
en particulier confirme cette hypothèse: il parle avec beaucoup d'aisance de L'essai
sur les mœurs. Il semble l'avoir lu et il en comprend les enjeux. Par ailleurs, il
n'utilise pas le nom de plume de l'auteur, Voltaire, mais son nom réel, Arouet. Il
possède donc les connaissances d'un homme éduqué et non pas d'un médiocre
commis de province. Malgré tout cela, l'amour de la littérature semble être bel et
bien chose du passé.
Son nouvel emploi ne l'émeut guère. Toutefois, il se félicite d'avoir trouvé
une place où il pourra paresser à loisir. Ses considérations ne concernent que son
confort. En faisant référence au rayon dont il est responsable, il écrit:
Celui des livres profanes, «aux destinées duquel je préside» comme me l'a expliqué M. Chicoine, est le plus confortable des quatre. Loin de la porte d'entrée, il possède le double avantage de se trouver à l'abri des courants d'air et d'attirer moins de clients que les autres (LL, p. 24).
2 Ibid., p. 63.
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Alors que les libraires décrits dans les romans de 1 acques Poulin font
l'impossible afin de bien servir les clients, 10doin fait tout pour les éviter. Il
s'estimerait heureux s'il pouvait les ignorer complètement:
Et quels clients! Les Joachinois sont des gaillards aux poumons solides. On jurerait qu'ils s'adressent à des sourds. Les campagnards surtout. Car il en vient de la campagne quelquefois pour acheter des statues ou des chapelets. Est-ce l'habitude de parler aux bêtes ou simple stupidité? - Je l'ignore et n'ai pas réfléchi à la question. Les entendre me suffit (LL, p. 26).
Selon 10doin, il y a deux catégories de clients: ceux qui se présentent à la
librairie pour acheter toutes sortes d'articles de piété, des jouets ou du papier et ceux
qui veulent acheter des livres. Ces derniers lui semblent un peu moins répugnants
non pas à cause de leur intelligence supérieure mais simplement parce qu'ils sont
moins bruyants: « Mes clients à moi, tout 10achinois qu'ils soient, sont en général
plus évolués, moins tonitruants. Si bien que je réussis tout de même à roupiller
quelques heures par jour» (LL, p. 26). Le libraire éprouve une relative sympathie
pour ces derniers parce qu'ils ne lui demandent pas de sortir de sa léthargie. Il arrive
donc à les supporter: « La preuve, c'est que certains clients ne me portent pas sur
les nerfs. Quand ils savent ce qu'ils veulent et le disent tout de suite, je le leur
donne, je prends leur argent, je le mets dans le tiroir-caisse, puis je me rassieds; ou
bien je leur dis que nous ne l'avons pas» (LL, p. 29). La tolérance disparaît dès que
les lecteurs osent s'attarder. Le commis évite alors leur contact de façon évidente:
Même quand des bouquineurs traînassent le long des rayons, ouvrent et ferment tranquillement des livres - pourvu qu'ils restent silencieux, je ne m'y oppose pas non plus. Je me contente de ne pas les regarder - ce qui est facile grâce à une visière opaque que je me rabats sur le nez. Je me dis qu'ils finiront bien par fixer leur choix ou ficheront le camp sans m'adresser la parole (LL, p. 29).
S'il arrive à tolérer plus ou moins la présence des clients silencieux, il en va
autrement de ceux qui osent lui adresser la parole. Ceux qui lui demandent des
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renseignements, des conseils ou ce qu'il appelle des «consultations littéraires»
l'énervent au plus haut point. Il ne croit pas être là pour discuter littérature et se
retient pour ne pas être grossier:
Seule la pensée que je serai obligé de déménager si je les rudoie trop m'empêche de les foutre à la porte. « Que pensez-vous de tel auteur? A vez-vous lu tel livre? Ce roman contient-il assez d'amour? Croyez-vous que celui-ci soit plus intéressant que celui-là?» À ces dégoûtants questionneurs, malgré l'effort plutôt vigoureux que l'opération exige, je serais tenté de mettre mon pied au cul. Mais je ne peux m' y risquer (LL, p. 29).
Le libraire passe amsi sa journée à refuser tout contact et à se cacher
littéralement derrière une visière et un livre qu'il ne lit pas:
Grâce à ma visière, on croit maintenant que je lis. Il n'y a que Mlle Placide qui ne soit pas dupe. Elle a remarqué que je ne tourne jamais les pages de mon bouquin. (Ce qu'elle ignore, c'est que même éveillé, je ne les tourne pas davantage. Peu importe) (LL, p. 64).
Son refus de toute communication, qu'elle soit verbale ou littéraire, s'exprime
donc très concrètement. Jodoin est ainsi tout le contraire du libraire idéal qui met ses
connaissances au service des lecteurs, qui cherche leur compagnie, aime leur
proposer des livres qu'il a lus et qu'il aime et qui assure la circulation des livres.
Lorsqu'il s'agit d'exécuter une tâche aussi simple que le rangement de ses
rayons, le libraire de Saint-Joachin fait preuve de la même léthargie qu'envers ses
clients. Il ne fait que le strict nécessaire afin de ne pas être en reste par rapport à ses
collègues de travail:
Les trois vieilles filles en tout cas manifestent un esprit d'émulation exceptionnel. C'est à qui aura le rayon le mieux tenu, l'étalage le plus attrayant, la plus nombreuse clientèle, etc. ( ... ) C'est plutôt emmerdant pour moi. Ça m'oblige à tenir mon rayon, je ne dirai pas en ordre - ce serait exagéré - mais dans une confusion ne dépassant pas certaines limites (LL, p. 27).
Les rares fois où il doit communiquer avec ces pauvres filles, il le fait d'une
manière désagréable. Lorsqu'il cite leur nom, il y ajoute toujours celui du rayon où
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elles travaillent comme si c'était là le seul détail qui les caractérise. Il fait aussi le
nécessaire pour que les demoiselles Morin « (papeterie) », Galarneau « (piété) » et
Placide « (jouets) » le laissent en paix. Lorsque la préposée aux articles religieux lui
demande de l'aide, il lui refuse ce service de façon telle qu'elle ne lui adresse plus la
parole: « Un jour elle a voulu que je l'aide à placer des jouets. l'ai répondu que ce
n'était pas de mes oignons. Ça l'a froissée. Je n'y peux rien. Qu'elle se débrouille.
Ce n'est pas sa bouderie qui m'empêche de dormir. .. » (LL., p. 25)
D'autre part, Jodoin est très méticuleux en ce qui concerne l'organisation
matérielle de sa vie. S'il ne se soucie pas outre mesure de son confort, il n'en est pas
moins intéressé à avoir un emploi du temps agréable. Après le travail, il s'accorde
un long moment de repos chez Trefflé, suivi du sommeil dans la chambre louée à
Rose Bouthiller. Ces activités bien planifiées et répétitives dénotent un certain désir
d'ordre et de sécurité. À cela s'ajoute bien sûr son exigence d'être laissé en paix. La
même logique opère lorsque Jodoin tente de trouver un logement à louer. Par
exemple, il trouve des chambres convenables à deux reprises mais il décide de ne
pas les prendre tout simplement parce que les propriétaires essayent d'en savoir trop
à son sujet. Il finit donc par louer une chambre chez Rose Bouthiller, femme entre
deux âges à l'honneur compromis qui ne l'assaille pas de questions dès leur
première rencontre.
Malgré la discrétion dont elle fait preuve au début, Rose finit par étouffer son
locataire. Elle lui raconte tous ses déboires malgré le fait qu'il exprime clairement
son manque d'intérêt. Lorsqu'elle lui demande ce qu'il pense de l'accent des
Joachinois, il lui répond avec un manque d'égards évident: «Un Français s'en
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trouverait peut-être dérouté, mais je n'éprouvais, moi, nulle difficulté à comprendre.
l'ajoutai toutefois que j'étais fort mauvais juge en cette matière, attendu que
j'écoutais toujours le moins possible ce que les gens me disaient» (LL, p., 55).
Malgré tout, Rose ne réalise pas qu'elle est loin d'avoir trouvé un ami, un
compagnon ou du moins un interlocuteur. Ils deviennent amants sans que lodoin le
désire vraiment et cela lui cause beaucoup d'ennuis. Il doit d'une part supporter sa
présence et, en plus, l'écouter en faisant semblant d'être intéressé par ce qu'elle dit.
Cela est trop pour le libraire qui essaie de fuir le plus souvent possible. Il ne désire
pas la présence d'une femme mais seulement un peu de quiétude.
Cette recherche du confort et de la solitude pousse lodoin à choisir le coin le
plus nauséabond de Chez Trefflé, taverne où il passe ses soirées:
Je m'installe d'ordinaire dans un coin, contre une bouche d'air chaud, près des latrines. Il y flotte naturellement une odeur douteuse quand la porte s'ouvre; mais c'est l'endroit le plus chaud et celui qui me demande le moins de déplacement quand je dois aller me soulager. D'ailleurs je commence à m'habituer à cette odeur. Je fume un peu plus de cigares, voilà tout (LL, p. 24).
À ses yeux, il est bien plus important d'être au chaud dans la taverne que de
rencontrer des loachinois. Il n'est donc pas surprenant que le seul personnage qui lui
semble quelque peu sympathique soit le Père Manseau, habitué de la taverne qui a la
bonne habitude de le saluer par un grognement et de retourner à sa séance de
beuverie solitaire.
lodoin n'est donc pas un ami, ni un amant, ni un libraire. Est-il toutefois un
écrivain? André Belleau répond par l'affirmative puisque, selon lui, le libraire n'est
pas «seulement un narrateur dans le récit mais aussi et surtout UN ÉCRIVAIN AU
98
TRA V AIL 3». Pourtant, même s'il écrit, cette activité ne relève pas chez lui d'une
préoccupation intense. Il écrit un simple journal le dimanche, pour passer le temps.
Les soirs de semaine, il préfère fréquenter la taverne. Rappelons ici Jacques Allard
qui souligne le fait que le libraire écrit seulement le dimanche parce que la taverne
est fermée. Dans cette perspective, l'écriture présente moins d'intérêt que ses
séances de « biberonnage ».
Par ailleurs, Jodoin affirme n'avoir rien à «dire ». Il ne sait pas trop quoi
écrire et il est même inquiet de ne pas avoir d'idées. Cela n'est toutefois pas dû au
désir de créer quelque chose d'intéressant mais simplement par peur de s'ennuyer.
Grâce à son journal, le libraire a trouvé un passe-temps pour cette longue journée du
dimanche. Faisant référence à son logis et à Rose Bouthiller, il écrit:
Tous ces détails, je m'en rends compte, n'offrent aucun intérêt. Peu importe. Autant d'écrit, autant de pris. Ça passe le temps. Et ce que ça peut être long un dimanche! D'autant plus que, ce jour-là, je me réveille à la même heure que d'habitude, quelque fois même un peu plus tôt, puisque les tavernes doivent fermer à minuit exactement le samedi. Une fois expédié mon petit déjeuner (bromo-seltzer, sel Safe-AII, jus de tomate et deux bananes que je prends dans ma chambre), je n'ai plus rien à faire. Alors je rédige ce journal. Dire qu'il m'a fallu quatre dimanches d'un ennui nauséeux avant d'y penser. Enfin, c'est passé. Inutile d'y revenir. Jusqu'à présent, ce journal a été efficace. Pourvu que ça continue; que je trouve quelque chose à dire ... (LL, p. 52)
Malgré le manque d'imagination de Jodoin, son journal n'en est pas moins
écrit avec soin. Par contre, écrit Jacques Allard, si le libraire construit
soigneusement son récit, il ne le fait pas tant par souci du lecteur potentiel que parce
qu'il ne peut s'empêcher d'agir avec sa rigueur habituelle:
Ainsi, le « discours» de Hervé Jodoin est parfaitement construit et peut se ramener aux divisions classiques du récit: « exposition », « développement », « dénouement» que nous avons appelées celle de l'établissement, de 1'« événement» et du
3 BELLEAU, André, Le romancier fictif, Québec, Éditions Nota Bene, 1999, p, 121.
99
« voyage ». Mais la perfection de la construction n'est pas à prendre dans le fait qu'elle correspond à l'architecture classique du récit. Elle tient plutôt de la coïncidence rigoureuse du découpage général avec le rythme propre à celui qui se raconte. Jodoin distribue sa «matière» selon la même rigueur qu'il met dans l'organisation de sa «journée », dans ce souci qu'il a de «mesurer» son temps comme son espace. Voilà pourquoi son journal nous atteint: il devient un roman en dépit de l'allure anarchique qu'il affecte dans son écriture et malgré cette attitude de désœuvrement4
.
Comme c'est le cas en ce qui concerne toutes ses autres activités, le libraire
ne cherche pas à établir le contact avec l'autre, en l'occurrence un lecteur potentiel.
Après tout, il s'agit d'un journal intime, donc d'un travail effectué sans le désir
implicite de l'autre. Cet état de fermeture se manifeste ainsi dans le type même de
texte choisi par Jodoin.
Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que les lieux choisis par Jodoin
pour l'écriture du journal reflètent aussi son repli sur soi. En effet, il écrit d'abord
dans l'intimité de sa chambre et, par la suite, dans la gare qu'il décrit comme un lieu
« sympathique, à la fois intime et personnel ». Sa chambre, dont les dimensions (10
pieds par 8 pieds et demi «exactement ») sont censées rappeler celle d'une feuille
de papier, offre à Jodoin la tranquillité qu'il aime pour un court moment. Le charme
est toutefois rompu lorsque Rose lui impose sa présence. Ce n'est qu'alors qu'il
échoue à la gare où il peut recréer l'atmosphère calme que sa chambre ne lui offre
plus. li est à remarquer que cette écriture du repli sur soi Uournal intime) faite en des
lieux du repli sur soi (chambre et gare) est aussi une façon de refuser concrètement
la présence de l'autre, en l'occurrence Rose Bouthiller, le dialogue et l'intimité.
Le libraire peut-il être perçu comme un artiste, un intellectuel, un écrivain?
L'indifférence qu'il affiche par rapport à l'univers de la littérature, que ce soit la
4 ALLARD, Jacques, Le roman du Québec. Histoire. Perspectives .Lectures, Montréal, Québec Amérique, 2000, p. 289.
100
lecture, l'écriture, la discussion autour des textes qu'il vend nous invite à ne pas le
percevoir comme tel. Pourtant son passage à Saint-Joachin crée tout un émoi et il est
forcé de fuir comme un malfaiteur. Serait-il possible de voir en lui un «artiste
maudit»? Pierre Bourdieu écrit à ce sujet:
Et la mystique christique de l' «artiste maudit », sacrifié en ce monde et consacré dans l'au-delà, n'est sans doute que la transfiguration en idéal ou en idéologie professionnelle, de la contradiction spécifique du mode de production que l'artiste pur vise à instaurer. On est en effet dans un monde économique à l'envers: l'artiste ne peut triompher sur le terrain symbolique qu'en perdant sur le terrain économique5
.
Peut-on voir en Jodoin un tel être? Un homme qui écrit son journal pour tuer
le temps le dimanche alors que la taverne est fermée peut difficilement être vu
comme un artiste «pur ». De plus, le libraire est loin d'être dans une logique
« mystique christique» de l'écrivain maudit dans la mesure où il ne s'appauvrit pas
sur le plan matériel afin de s'enrichir sur le symbolique. C'est plutôt l'inverse qui se
produit en fin de parcours alors qu'il récolte une somme rondelette grâce aux livres
de Léon Chicoine.
Ce personnage cynique qui n'hésite pas à voler son patron, semble être tout à
fait indifférent à tout ce qui l'entoure. Mais est-il réellement aussi insensible qu'il
veut paraître? De prime abord, il semblerait que oui. Pourtant, il arrive que son
armure d'indifférence tombe et ce qu'il éprouve est plutôt surprenant:
Une fois dehors, je m'aperçus qu'il faisait beau. Je fus surpris de m'en rendre compte. D'habitude je ne porte nulle attention à la température, à moins qu'elle ne soit extrême et qu'elle ne m'incommode. Et, même alors, c'est une pure sensation. Ça ne pénètre pas ma conscience. Peu importe. Le soleil, ce matin-là, prenait la rue en enfilade et incendiait les façades. C'est peut-être une réverbération éblouissante qui me fit sortir de ma coquille, qui me permit de constater que le ciel était d'un bleu intense, lisse comme de la soie, avec de petits nuages rondelets comme des bouffées
5 BOURDIEU, Pierre, Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1998, p.141.
101
de pipe. La sensation était si nouvelle, si puissante, que je m'arrêtai un moment pour admirer. Ceux que ça touche régulièrement ont de la chance. Du moins je le suppose. Mais la laideur doit les faire souffrir aussi (LL, p. 116).
Même s'il n'est pas habitué à ressentir toutes ces choses, lodoin n'en est pas
moins charmé. Il n'est pas dépourvu de sensibilité; il ne s'accorde tout simplement
pas le droit d'être sentimental. Toutefois il n'est pas dupe de cet éblouissement
passager. Il réalise que tout cela a un prix : percevoir ce qui est merveilleux autour
de soi implique aussi d'être sensible à la laideur. Ce prix, lodoin n'est pas prêt à le
payer.
De façon similaire, le libraire se laisse émouvoir brièvement par la présence
des livres du capharnaüm de Léon Chicoine. Louise Frappier écrit: «Lorsque
Chicoine lui confie la vente des livres du capharnaüm, lodoin, de son propre aveu,
perd pied: il s'émeut et se lance dans une triade exaltée qui se termine par une
poignée de mam solennelle avec le sieur Chicoine 6». Cette perte passagère de
contrôle indique chez lodoin un amour des livres qUI rompt avec l'image
monolithique d'indifférence totale qu'il désire afficher. Il n'est donc pas surprenant
qu'il se sente si bien après cet entretien avec son patron:
L'air du dehors m'a fait du bien, m'a ragaillardi. Pour la première fois depuis des mois, à moins que ce ne fût des années, j'éprouvais la naïve impression que je pouvais encore servir à quelque chose; remplir un rôle utile. Ce n'était pas raisonné, évidemment. Mais j'avais beau me dire que c'était le scotch, un reflux de mon exaltation de tout à l'heure; me répéter qu'il fallait tuer cette illusion dans l' œuf, rien n'y faisait (LL., p. 46).
Voilà précisément ce qui surprend lodoin: non seulement il a encore des
sentiments, des émotions, des passions mais il peut être utile, jouer un rôle, faire
quelque chose de valable.
6 FRAPPIER, Louise, « Le livre en mouvement: du Libraire au Semestre », Études françaises, no. 29, 1993, p.64.
102
Cette joie retrouvée s'exprime de deux manières. En premier lieu, il va pour la
première fois à la rencontre de l'autre. Cela se limite à saluer le père Manseau, son
voisin Chez Trefflé qu'il voit quotidiennement « sans jamais lui adresser la parole»
(LL., p. 46), mais cela constitue déjà une grande ouverture de la part de 10doin. Par
la suite, le libraire fait enfin son travail sérieusement: alors que depuis son arrivée à
la librairie, il n'a vendu que des livres censés déplaire aux lecteurs, il décide enfin
de donner à lire un volume qui intéresse réellement l'acheteur. Il s'agit de ce
controversé Essai sur les mœurs demandé par un «collégien au visage criblé
d'acné ». Pour une fois, le libraire fait réellement attention à quelqu'un d'autre qu'à
lui-même et cela lui rappelle qu'il a été, lui aussi, jeune et naïf:
J'ai donc regardé le collégien. Je le connais. Il vient souvent à la librairie. C'est l'un des moins bruyants. Il passe des heures à feuilleter des livres non coupés. J'étais comme ça, un dévoreur, à son âge. Je ne sais combien de quarts, de tiers ou de huitièmes de« nouveautés» j'ai lu de cette façon. Quand le collégien a demandé L'Essai, mon premier mouvement a été de refuser, de dire que nous ne l'avions pas. Car le lui vendre, n'est-ce pas, ça pouvait causer des emmerdements. Puis je me suis ravisé. Curiosité? Sympathie? Souvenirs de jeunesse? - Quoi qu'il en soit, je l'ai prié de m'indiquer le nom de l'auteur. Il me l'a donné. [ ... ] J'ai donc été chercher le livre et je le lui ai donné (LL., p. 65).
10doin avoue alors qu'il peut reconnaître en l'autre quelqu'un qui lui
ressemble et qui est digne d'intérêt. Pour un moment, il réalise qu'il n'est pas seul et
que ça vaut la peine d'aller à la rencontre de ce jeune homme même s'il prend pour
cela des risques. Comme il l'a pressenti dans un moment d'exaltation, 10doin a été
en mesure de se rendre «utile ». Qu'il l'ait désiré ou non, 10doin dérange les
habitudes joachinoises et rend la lecture possible, même si la plupart des gens n'ont
pas la volonté ou les aptitudes d'en profiter. li cause quelques problèmes mais il
arrive tout de même à sortir la ville de sa torpeur, ne serait-ce que pour un court
moment.
103
Les réactions des divers personnages à cette ouverture du capharnaüm nous
renseignent sur la société où ils vivent. En effet, le « motif» des bibliothèques
imaginaires reflète souvent des enjeux sociaux importants~ Micheline Cambron
écrit:
Pourtant, ces bibliothèques ne sont pas de simples représentations du réel: elles composent un horizon cognitif sur le fond duquel se trouvent implicitement définis et la littérature et son statut, d'autant que la bibliothèque, réfractée en images souvent contradictoires, est l'emblème de tous les débats intellectuels importants de la société québécoise de l'époque7
.
Le libraire, personnage marginal dans cette petite ville de Saint-loachin, invite
donc à l'insurrection malgré lui: tout indifférent qu'il soit au monde de la
littérature, il plonge la communauté dans un état d'effervescence peu commun. Il
donne à lire cette littérature considérée subversive à l'époque et choque sa
communauté. Malgré son désabusement, il arrive à percevoir avec une rare acuité
les problèmes de cette société. Il s'emploie un peu malgré lui à révéler aux
loachinois l'hypocrisie dans laquelle ils vivent. Le repli sur soi de lodoin n'est peut-
être ainsi qu'un refus de cette réalité, une façon de fermer les yeux sur ce que les
autres refusent de voir. Lorsqu'il sort enfin de sa carapace, il comprend que le jeu
n'en vaut pas la chandelle. Il s'empresse donc de retrouver son cynisme et repart à
Montréal. Son passage à Saint-loachin ne semble donc pas l'avoir changé, tout
comme il n'a pas changé ses concitoyens. Tous à leur façon continuent à passer sous
silence la médiocrité de leur existence. La majorité des loachinois ne comprend
même pas ce qui se passe alors que lodoin choisit le confort au détriment de la
vérité.
7 CAMBRON, Micheline, « Les bibliothèques de papier d'Antoine Gérin-Lajoie », Études françaises, no. 29, 1993, p. 136.
104
Amour et désir de l'autre ou le libraire dans quelques romans de Jacques
Poulin
Le libraire des romans de Jacques Poulin étudiés ici apparaît comme un être
avide de rencontres. Au contraire de Jodoin, il veut aller à la rencontre des lecteurs
et se fait un plaisir de les aider. li aime la compagnie de ces amateurs de livres mais
aussi de diverses personnes rencontrées au gré de ses promenades dans le Vieux
Québec, de ses tournées de la province, du pays ou du continent. li sait laisser de
côté sa timidité, son confort et ses petites habitudes de vieux célibataire pour
connaître une femme, partir à la recherche d'un frère depuis longtemps disparu ou
découvrir la France. Que ce soit dans sa vie professionnelle ou sa vie personnelle, le
libraire de Jacques Poulin veut entrer en contact avec les gens. Ses façons de faire
sont à la fois très simples et très différentes de celles du libraire de Saint-Joachin.
Au contraire de ce dernier, il est gentil avec les gens et, de façon plus importante, il
s'intéresse à eux.
Nous avons vu dans les chapitres précédents comment ses habitudes de travail
dénotent le plaisir qu'il a à connaître ses semblables, à les aider, à les comprendre.
Par exemple, l'écrivain public de Chat sauvage employait ses connaissances et son
talent pour écrire des lettres belles et touchantes qui avaient pour mission de
permettre au client de retrouver un être aimé, la femme qui l'a quitté ou l'homme
qui tarde à revenir. Par ailleurs, le Chauffeur de La tournée d'automne fait tout ce
105
qui est humainement possible afin que des villageois puissent lire des livres qu'ils
ne trouveraient sans doute pas dans leur bibliothèque locale. Nous avons retrouvé ce
même zèle chez les libraires de Les yeux bleus de Mistassini qui aident les clients
pauvres à les voler afin qu'ils puissent lire les livres qui les intéressent. Les analyses
précédentes ne nous ont toutefois pas permis de découvrir à quel point l'amour est
présent dans la vie du libraire. Nous avons certainement pu constater son amour de
l'autre, du lecteur, de l'ami ou de la compagne de route, mais nous n'avons pas
étudié en profondeur ses relations amoureuses. Nous nous pencherons donc ici sur la
place qu'occupe l'autre, l'amoureuse, l'amante ou la sœur, dans la vie du libraire.
Cet amour constitue sans doute un des éléments les plus importants du caractère de
ce libraire qui centre sa vie autour du don de soi. Comme cela a été le cas dans
l'étude précédente, nous devrons faire référence au livre dans la mesure où la vie du
libraire est indissociable de ce dernier.
Dans La tournée d'automne, la joie se vit dans la proximité des livres. Ainsi,
le Chauffeur aime parfois s'enfermer dans le bibliobus pour ressentir leur
proximité:
Il ouvrit une des portes arrière, abaissa le marchepied et monta à l'intérieur. .. Après toutes ses années, le charme opérait toujours: sitôt la porte refermée, on se trouvait dans un autre monde, un monde silencieux et réconfortant où régnait la chaleur des livres, leur parfum secret et leurs couleurs multiples, parfois vives, parfois douces comme le miel (TA, p. 13).
Mais le Chauffeur n'est pas prisonnier de ce lieu. Les rares fois où il ferme les
portes de sa bibliothèque ce n'est pas pour rendre la collection inaccessible mais
tout simplement pour s'offrir quelques moments d'intimité. L'émotion qui l'envahit
est fort différente de celle que ressent 10doin lorsqu'il doit se rendre dans le
106
capharnaüm. Alors que le Chauffeur éprouve une grande joie à se retrouver seul
dans ce lieu clos, le libraire de Saint-Joachin est dégoûté par cette arrière-boutique
nauséabonde. Ce qui est pour le libraire présenté par Poulin, un endroit paisible,
agréable et intime devient pour celui du roman de Bessette, un caveau poussiéreux
et « claustrogène ».
Ce bonheur solitaire laisse la place à un sentiment nouveau qui surprend et
charme le Chauffeur. En effet, au fur et à mesure que se déroule la tournée d'été, le
bibliobus devient l'abri de l'amour qui l'unit à Marie. Cette femme rencontrée à
Québec l'accompagne dans son voyage. Leur amitié se développe et leur amour
s'exprime à l'intérieur du bibliobus. C'est là qu'ils partagent leurs souvenirs, leurs
désirs, leurs goûts pour les livres. Ils y dorment, y mangent, y lisent et y font
l'amour. Tout comme le Chauffeur, Marie se sent bien en ce lieu clos mais
chaleureux : «- On se sent bien, chez vous, dit Marie. C'est comme une petite
maison. On est à l'abri, les livres nous protègent... En plus, on a une fenêtre qui
donne sur le ciel » (TA, p. 126). Bien qu'il puisse ressentir une certaine joie
lorsqu'il est seul, le bibliothécaire n'en est pas moins ravi de partager sa vie et ses
habitudes.
Pendant la tournée d'automne, le Chauffeur démontre une fois de plus son
amour de la liberté. Nous avons analysé plus haut sa façon de promouvoir la
circulation des livres qui, « comme les chats », ne peuvent être enfermés ou retenus;
de façon similaire, les êtres aimés ne doivent pas être gardés pour soi. Ils sont libres
d'aller et venir même si cela l'angoisse parfois. Ainsi Marie le quitte à plusieurs
reprises pour retrouver le groupe de Français avec lequel elle voyage. Le Chauffeur
107
ne tente jamais de la retenir et il ne lui pose pas de questions. Il sait qu'elle aime un
des jeunes hommes qui l'accompagnent, mais là aussi, il se fait discret. Il la laisse
faire ce qu'elle veut et Marie revient immanquablement vers lui.
Le libraire décrit dans Les yeux bleus de Mistassini fait preuve de la même
retenue en ce qui concerne Miss, sa sœur qu'il aime d'un amour un peu incestueux.
Il ne l'interroge pas sur ses multiples voyages même si son absence le rend très
malheureux: «Je ne lui posais jamais de questions: elle était libre. On n'a aucun
droit sur les gens qu'on aime» (L YBM, p. 25).
Il n'est pas surprenant que ce libraire soit un admirateur d'Épictète. Il aime
suivre les enseignements du stoïcien même lorsque cela s'avère particulièrement
difficile. Ainsi, lorsque Miss le quitte une fois de plus, il se tourne vers son
philosophe favori:
Mistassini n'était plus sur le lit du haut. Aux toilettes, sa brosse à dents et ses affaires personnelles avaient disparu. Encore à moitié endormi, je fis chauffer de l'eau et alors seulement je notai que son gros sac à dos n'était plus là. Il n'était pas non plus dans la grande pièce. Miss était partie une fois de plus et elle avait respecté nos conventions: pas d'avertissement, pas d'excuses, pas d'au revoir. Je feuilletai le Manuel d'Épictète, à la recherche d'un mot de consolation. Je ne trouvai que cette phrase, soulignée lors d'une première lecture: «Ne cherche pas à faire que les évènements arrivent comme tu veux, mais veuille les évènements comme ils arrivent, et le cours de ta vie en sera heureux» (LYBM., p. 43).
Le libraire sait ainsi faire preuve de retenue même lorsque ses sentiments
l'invitent à faire le contraire. Bien qu'il tienne beaucoup à la présence de sa petite
sœur, il ne peut se permettre de lui refuser sa liberté. Ses sentiments amoureux
n'obscurcissent pas sa raison et ne l'éloignent pas de ses préceptes. Les désirs de sa
sœur sont plus importants que les siens bien que cela l'empêche d'être pleinement
heureux. Ainsi, la liberté de l'autre est plus importante que l'amour qu'il peut offrir.
108
Nous pouvons constater un même altruisme chez le traducteur de bandes
dessinées décrit dans Les grandes marées. Bien qu'il soit constamment entouré de
livres, il ne peut être réellement considéré comme un libraire. Toutefois, ses
attitudes envers l'amour sont très semblables à celles des libraires décrits dans les
romans de Jacques Poulin. Nous nous proposons donc de l'étudier brièvement afin
de découvrir ce qu'il peut nous révéler de pertinent sur le personnage qui nous
occupe. Tout comme le libraire du Vieux-Québec, Teddy n'est pas malheureux dans
sa relative solitude. Ses journées se déroulent paisiblement et il peut se concentrer
sur son travail. Ce n'est toutefois qu'à l'arrivée d'une femme sur l'île qu'il arrive à
ressentir un certain bonheur. Comme c'est le cas dans d'autres romans de Jacques
Poulin, la femme ne dérange pas les habitudes du protagoniste. Tout comme Marie
de La tournée d'automne, Marie de Chat sauvage, Pitsémine de Volkswagen Blues,
et Miss de Les yeux bleus de Mistassini, Marie de Les grandes marées se conforme
au programme de Teddy sans oublie! de s'occuper d'elle-même et de ses propres
projets. Le traducteur continue sa vie comme avant mais il s'habitue peu à peu à la
présence de cette femme qui lui apporte chaleur, douceur et tendresse. Il serait très
difficile de définir leur relation comme fusionnelle; elle est plutôt caractérisée par
l'autonomie et la liberté.
Lorsque les autres personnes viennent habiter sur leur île, Teddy se replie peu
à peu sur lui-même. Il réussit par contre à vivre en compagnie de nouveaux venus
grâce à la présence protectrice de Marie. Elle est ainsi celle qui lui permet de vivre
dans cette communauté et de rester en contact avec des gens qui lui font un peu
peur. Malgré tout, lorsque Marie se prépare à partir, il ne fait rien pour la retenir.
109
Elle est libre de faire ce qu'elle veut et le traducteur n'ose pas lui imposer ses
propres désirs. D'ailleurs, il ne pense sans doute pas qu'il soit possible de faire une
telle chose. IlIa laisse donc quitter l'île et disparaître de sa vie même si cela met son
existence en danger. Lorsque Marie quitte le traducteur, il devient incapable de
communiquer normalement et ses voisins décident de l'expulser du groupe.
Par ailleurs, si Teddy a besoin de cette femme, l'inverse n'est pas
nécessairement vrai; elle est sereine et forte et ne semble avoir besoin de personne:
Chaque roman toutefois est traversé par un personnage qui semble plus doué, instinctivement, pour le bonheur. Ce sont des êtres rares, des femmes exclusivement, qui réunissent confiance en soi, connaissance de soi, chaleur et générosité, mais qui restent farouchement libres et indépendantes: Charlie, Limoilou, Marie, Pitsémine. On les sent habitées d'une sérénité, d'une grâce toute proche du bonheur, qui restera néanmoins inaccessible à leur compagnon mâle parce que le bonheur, comme l'amour, ne se partage pas8
.
Si Marie s'attache au traducteur pendant un certain temps, elle ne s'attarde pas
trop longtemps auprès de lui. Un même scénario se répète dans Chat sauvage: après
avoir passé un moment à s'occuper de l'écrivain public, à lui faire des massages, lui
mitonner des bons petits plats et s'occuper de ses états d'âme, Marie le délaisse au
profit de la jeune Macha. Par la suite, l'homme reste seul sans toutefois lui reprocher
quoi que ce soit.
Ces relations amoureuses n'impliquent rien d'officiel, de durable, de sûr. Les
couples restent ensemble pour une durée indéterminée et personne ne peut avoir des
exigences au-delà de ce bonheur passager. Les personnages ne demandent et ne
promettent donc rien de concret:
8 LAPOINTE, Jean-Pierre,« Sur la piste américaine: le statut des références littéraires dans l'œuvre de Jacques Poulin », Voix et images, no. 43, 1989, p. 18.
110
Chaleureuses, compréhensives, maternelles parfois, et à l'occasion spontanément sexuelles, ces femmes-enfants n'exigent rien de l'homme que sa douceur et ne lui offrent aucun attachement en retour. Comme si le prix du bonheur, de la quiétude, de l'harmonie, était le refus de l'amour. Ou peut-être parce l'amour, en définitive, est tout aussi inconnu et insaisissable que le bonheur9
•
Le libraire aime bien être un peu en marge de la société et il tient à sa liberté.
Toutefois, cela ne suffit pas à expliquer son apparent détachement. Son attitude
dénote une certaine vulnérabilité. Il ne craint pas l'autre, mais plutôt la perte de
l'autre. Les relations qu'il entretient avec ses semblables sont donc fort différentes
de celles du libraire de Saint-Joachin. En effet, Jodoin ne voit pas en son prochain
un compagnon ou un ami. Il est complètement désabusé et n'a plus espoir en quoi
que ce soit. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il est désespéré; au contraire, il est
plutôt content de son sort. Par contre, il n'a plus d'intérêt, plus de désir, plus de
quête. Le libraire décrit dans les romans de Poulin est loin d'être aussi indifférent au
monde qui l'entoure. Il est, lui, à la recherche de quelque chose ou de quelqu'un et
la femme est ceBe qui l'aide à mener à bien cette quête.
Dans Volkswagen blues, Jack Waterman veut retrouver son frère disparu
depuis de longues années. Tout comme le traducteur des Grandes marées, il n'est
pas un libraire, même si les bibliothèques qu'il possède à son domicile et dans sa
Volkswagen sont assez importantes. Toutefois, il a en commun avec les libraires des
autres romans de faire un métier de plume, en l'occurrence de correcteur, d'être
plutôt solitaire et d'aimer la présence des femmes et des livres. Sa grande
ressemblance avec les autres libraires décrits dans les romans de Jacques Poulin
nous invite donc à l'étudier.
9 Ibid., p. 18.
III
La grande quête de Jack à travers l'Amérique est faite grâce à une femme. Si
ce n'était de la Grande Sauterelle, ou Pitsémine, Jack n'aurait sans doute même pas
commencé ses recherches. C'est elle qui lui montre où aller, comment chercher,
quoi demander. Elle est désinvolte, aventurière et comme les autres femmes décrites
dans ces romans, plutôt pragmatique malgré son refus des conventions:
Depuis les adolescentes à la sexualité indistincte des premiers récits jusqu'à la Grande Sauterelle qui connaît les secrets de la mécanique automobile et qui se travestit en garçon, les personnages féminins sont caractérisés principalement par leur refus des passions lO
•
La débrouillardise et la désinvolture de la fille permettent à Jack de sortir de
sa léthargie et de chercher concrètement Théo sur les routes des États-Unis. La
chaleur et la gentillesse de sa compagne de route lui permettent aussi de partager ses
souvenirs et ses angoisses. Nous apprenons ainsi que sa lointaine enfance occupe
une place très importante dans son cœur :
C'est de son enfance, et non de son existence adulte, dont Jack parle à Pitsémine pour se révéler pudiquement à elle lors des premières confidences, comme si son identité était restée depuis longtemps à l'état virtuel, ou qu'elle ait été refoulée, sous l'assaut des désillusions de la vie adulte, vers cette seule terre ferme Il.
Pourtant c'est précisément ce passé qui lui pèse. Il a fait de son frère un héros
qui l'empêche de s'accepter tel qu'il est. Théo est ainsi beau, grand, aventurier,
débrouillard et séducteur alors que lui-même est plutôt petit, peureux et sans
charme. Son voyage lui permet ainsi de confronter les images du passé et d'accepter
enfin la réalité et le présent:
10 Ibid., p. 18. Il Ibid., p. 19.
Or c'est en remontant dans les deux sens le cours du temps qui le sépare de l'enfance, c'est-à-dire de son frère, que Jack parviendra à se libérer peut-être du poids de l'enfance. Ayant enfin démythifié Théo, ce personnage moitié vrai, moitié inventé (VB, p. 137), Jack comprend soudainement qu'il ne l'aimait peut-être pas
112
vraiment: Peut-être que j'aimais seulement l'image que je m'étaisfaite de lui (VB, p.289)12.
La quête de Jack est ainsi couronnée de succès. Il n'a pas découvert le frère
qu'il cherchait mais encore mieux: une part de lui-même. Arrivé à bon port, il n'a
plus besoin d'aide et la Grande Sauterelle continue la route sans lui. Après l'avoir
secouru, la femme poursuit sa propre quête sans plus s'inquiéter de lui.
Jack est habité par le désir, par une quête, par un souvenir. Par ailleurs, il a
la force de confronter ses démons. Cela aussi est fort différent de Jodoin, qui semble
à ce point coupé de ses sentiments qu'il ne réalise même pas que son état n'est pas
souhaitable, ni normal. Il est vrai qu'il se laisse aller à une certaine compassion
envers le collégien maladroit qui lui demande le livre interdit, mais là se résume son
courage. Dès qu'il comprend que sa timide tentative est vouée à l'échec, il se replie
sur lui-même et fuit Saint-Joachin.
Cette différence fondamentale entre le caractère de Jodoin, de Jack et des
autres libraires décrits pas Jacques Poulin s'exprime aussi par les activités
intellectuelles auxquelles ils se consacrent et les lieux qu'ils choisissent à cet effet.
Par exemple, si Jodoin n'écrit que des textes du repli sur soi (journal intime) dans
des lieux du repli sur soi (la chambre ou la gare), les libraires, traducteurs et
écrivains publics des romans pouliniens écrivent un peu de tout, un peu partout.
Dans la plupart des cas, il s'agit de textes écrits pour d'autres: des lettres d'amour,
des lettres de présentation et des curriculum vitae dans Chat sauvage, des
traductions dans les Grandes marées et dans Les yeux bleus de Mistassini et des
correction dans Volkswagen Blues. Par ailleurs, bien que cela ne soit pas mis en
12 Ibid., p. 19.
113
scène, il est aussi question d'écriture de romans dans Les yeux bleus de Mistassini.
En effet, Jack, le vieux libraire est un écrivain qui a déjà publié plusieurs romans.
Toutefois, il ne se consacre pas à ce travail à plein temps puisqu'il tient librairie et
qu'il est, lui aussi, traducteur. Dans tous ces cas, le libraire écrit des textes pour les
autres, des textes qui seront lus et qui, dans la plupart des cas, rendront des services
concrets. L'écriture ne se fait pas dans des lieux du repli sur soi. Certes, elle se fait
parfois dans le calme et la solitude mais jamais avec l'intention de se séparer de
l'autre. Ainsi, l'écrivain public écrit même en présence des clients; lorsqu'il est seul,
il travaille dans son bureau aménagé pour le confort des visiteurs et décoré de
l'image d'un scribe accroupi, sensée lui rappeler son désir de servir et d'aider. Le
correcteur de Chat sauvage travaille dans l'intimité de sa Volkswagen, mais celle-ci
est souvent sur la route, dans le Vieux-Québec ou à Acapulco. Le jeune traducteur
de Les yeux bleus de Mistassini travaille avec autant d'aisance dans son camion garé
dans les rues de Paris ou à la bibliothèque. Bref, le libraire présenté dans ces romans
de Jacques Poulin n'a pas besoin de s'isoler pour écrire tout comme il n'a pas besoin
de se fermer complètement aux autres afin de pouvoir survivre. Les relations qu'il
entretient avec l'écriture et avec les autres ne sont certainement pas aussi
problématiques que celles du libraire de Saint-Joachin.
Est-il alors possible de dire que ce libraire soit heureux? li n'est certes pas
dur, cynique et renfermé comme Jodoin, mais cela ne suffit pas à le définir comme
un être satisfait de lui-même et de la vie. À ce sujet, Jean-Pierre Lapointe écrit:
Le bonheur est donc affaire d'individus. Il se trouve peut-être dans une patiente harmonie de l'individu avec son milieu, et peut-être aussi dans la capacité d'aimer. Au premier abord, le personnage principal chez Poulin n'est pas un homme heureux. Sa quiétude, son apparente disponibilité ne doivent pas nous tromper. Sa passivité, son manque d'agressivité, sa douceur (fausse) sont le signe, nous prévient-il, qu'il a
114
du mal à vivre (VB, p. 211). C'est un inquiet, craintif par sentiment d'infériorité et méticuleux par insécurité. Mais il n'est pas malheureux non plus 13
.
Malgré tout cela, il ne s'apitoie pas sur son sort. Au contraire du libraire de
Saint-Joachin, il ne se déclare pas vaincu devant les difficultés qu'il rencontre. Il est
conscient de ses problèmes mais il sait exprimer son mal de vivre. Il a donc le
courage d'afficher ses faiblesses et de confronter ses démons. Cela lui permet de
découvrir des horizons nouveaux et des façons de faire différentes des siennes.
Malgré sa vulnérabilité, il ne refuse pas d'avoir des relations amoureuses et cela est
une autre occasion de se défaire de ses inquiétudes et d'aller à la rencontre de
l'autre. S'il n'est pas réellement heureux, ce libraire n'affiche pas le pessimisme de
Jodoin. Il se laisse habiter par le désir du bonheur, de l'amour et de l'autre. Au
contraire du libraire de Saint-Joachin, celui des romans pouliniens fait place à
l'espoir.
13 Ibid., p. 17.
115
CONCLUSION
Tous les personnages décrits dans les romans que nous avons étudiés
s'occupent d'une façon ou d'une autre des livres. Certains le font plutôt mal comme
Lagarde qui est trop impliqué dans le drame sentimental vécu par ses amis pour
prêter attention aux volumes qui s'entassent dans la bibliothèque universitaire de
Narcotown. Il y a aussi Jodoin qui maltraite les livres tout autant que ses
concitoyens malgré le fait qu'il soit un homme lettré. À l'opposé, les libraires des
romans pouliniens apprécient les livres et ils sont prêts à faire beaucoup de
sacrifices afin qu'ils soient lus et aimés par le plus grand nombres de gens. Qu'ils
soient blasés, indifférents ou, au contraire, amoureux de leur métier, ils gravitent
autour du monde littéraire.
Cela ne veut pas dire pour autant qu'ils côtoient des gens de ce milieu. Ils ne
sont pas intéressés le moins du monde par les honneurs et les petits snobismes de
cet univers et cela est peut-être un des seuls points qu'ils aient en commun. Ainsi
Jules fréquente plus volontiers les tavernes que les cafés littéraires et Jodoin a
rompu définitivement avec les gens de lettres qu'il fréquentait par le passé. De
manière similaire, Jack, écrivain et libraire décrit dans Les yeux bleus de Mistassini,
préfère la présence de ses clients de tous les jours à celle de son éditeur ou d'un
journaliste voulant écrire un article au sujet de son dernier roman. Cette attitude
suggère une appréciation réelle du livre, au-delà des artifices et de la superficialité,
116
même dans le cas de Jodoin qUI, malgré les apparences, apprécie toujours la
littérature.
Ces personnages gravitent plutôt autour du monde littéraire en ce qu'il a de
plus concret. Ainsi, l'écrivain de Chat sauvage visite sans cesse les librairies afin de
trouver des textes qui l'inspirent pour la rédaction de ses lettres d'amour. Les
libraires du Vieux-Québec aident les clients pauvres à les voler pour qu'ils puissent,
eux aussi, lire. Le Chauffeur de La tournée d'automne passe ses étés sur les routes
du Québec afin que des villageois puissent avoir accès à de nombreux livres. Jules
Lebeuf rêve d'écrire un livre sans pour autant désirer le prestige de l'écrivain ou
même du professeur. Il n'hésite d'ailleurs pas à quitter l'université tout juste avant
d'obtenir la licence qui devait lui permettre d'obtenir un poste d'instituteur. Jodoin
n'est plus intéressé par le milieu littéraire, ni par les conversations à teneur pseudo
philosophique, ni apparemment par les livres. Pourtant, il est ému lorsque son patron
lui confie les volumes du capharnaüm et même par l'adolescent maladroit auquel il
vend L'essai sur les mœurs. Il est lui aussi conscient de la valeur intrinsèque de
certains livres et il n'hésite pas à se mettre dans une situation compromettante pour
en rendre possible la lecture, ne serait-ce qu'une seule fois.
L'amour des livres de la plupart des libraires étudiés ici est donc indéniable.
Pourtant, il ne s'affiche pas toujours de manière concrète, plus particulièrement chez
les personnages bessettiens. Leur attitude semble aller de pair avec celle de la
société dans laquelle ils vivent. Celle-ci s'exprime aussi par la manière dont sont
traités les livres et les bibliothèques. Ces dernières sont parfois complètement
délaissées, comme c'est le cas dans L'incubation, et même reléguées aux oubliettes,
117
tel que décrit dans Le libraire. Par contre, elles sont aussi ouvertes, mobiles et non
conformistes comme dans la plupart des romans pouliniens. Par conséquent, dans
les univers romanesques décrits par Bessette, le livre est caché, maltraité et censuré
même s'il est parfois apprécié, ou encore, il est adoré, lu et échangé librement dans
les romans de Poulin. Toutefois, dans la majorité des cas, les livres et les
bibliothèques ne laissent personne indifférent, mis à part Lagarde et ses collègues de
Narcotown.
Tel que décrit en début d'étude, les bibliothèques ont été au cœur des
préoccupations humaines depuis le début des temps. Ces institutions ont été
constituées à grand-peine, appréciées, utilisées, interdites ou pillées. De manière
similaire, les livres ont été considérés comme des objets de valeur, offerts en cadeau,
lus, aimés, volés ou craints. Dépendamment des époques, les bibliothèques ont été
tour à tour ouvertes ou fermées, appréciées ou craintes, riches ou pauvres.
L'équilibre entre ces deux pôles contraires semble avoir été depuis toujours difficile
à atteindre.
Les œuvres que nous avons étudiées présentent des bibliothèques qui ne font
pas exception à cette « règle» du déséquilibre. Dans les romans de Gérard Bessette,
elles sont craintes et difficiles d'accès ou, au mieux, délaissées. Jacques Poulin les
présente au contraire comme des lieux appréciés au plus haut point, où la circulation
du livre est simplifiée au maximum. Dans le premier cas, les livres sont enfermés et
peu lus alors que dans le deuxième cas, ils sont proposés à de nombreux lecteurs et
ils sont lus souvent et avec plaisir. Il s'agit donc chez Bessette d'une bibliothèque de
la «conservation» et, chez Poulin, d'une bibliothèque de la «diffusion ». Aucun
118
des umvers romanesques étudiés ici n'atteint ce fragile équilibre entre la
conservation et la distribution de livres dans une bibliothèque idéale telle que nous
l'avons définie dans l'introduction. Mais cela n'est sans doute qu'une preuve que
ces bibliothèques imaginaires s'inscrivent dans ce qu'il y a de plus réel et de plus
plausible puisque le déséquilibre et la tension sont au cœur même de cette
institution. En effet, une conservation rigoureuse ne peut se faire qu'au détriment de
la consultation et vice et versa. La bibliothèque idéale n'existe donc peut-être pas.
Les bibliothèques et les librairies décrites par Gérard Bessette et par Jacques
Poulin s'inscrivent bien dans les époques présentées dans leurs romans. Dans Le
libraire, la fermeture de la librairie est à l'image d'une société puritaine, qui se
cramponne au passé et qui refuse le changement. L'incubation décrit une transition
entre l'obscurantisme de la génération précédente et la liberté quasi totale de la
suivante. Enfin, dans les romans pouliniens, il est question du Québec d'après les
années 1970. Le livre n'est plus tabou, les idées nouvelles ne sont plus craintes et
l'Église n'a plus la puissance qu'elle avait dans les années 1950 et les précédentes.
La société québécoise décrite dans ces romans évolue d'un monde fermé et
imperméable à un monde ouvert à des réalités diverses. Il peut même être question
d'un passage d'un monde qui a peur de ce qui est différent et nouveau à un monde
plus hétérogène, qui ne se sent plus menacé. Cette société québécoise fictive n'est
plus ancrée dans le passé mais elle s'ouvre sur le futur. li n'est donc pas surprenant
que ces bibliothèques ne soient plus traditionnelles, homogènes et fermées mais
ouvertes, diverses et innovatrices.
119
Nous devons noter que si notre travail se veut aussi complet que possible,
nous sommes loin d'avoir épuisé le thème de la représentation de la bibliothèque
dans la fiction contemporaine québécoise. En effet, si dans les époques passées, le
livre était délaissé au profit du «missel », que ce soit dans la réalité ou dans la
fiction, aujourd'hui c'est plutôt le contraire qui est vrai. La littérature occupe une
place importante dans la vie d'un nombre croissant de gens. Elle n'est plus réservée
aux riches, aux princes, aux prêtres ou à une minorité d'intellectuels. Elle est aussi
souvent mise en scène dans divers romans. Ainsi le livre, le libraire, le romancier et
la bibliothèque sont représentés abondamment dans la fiction. Il serait intéressant
d'étendre l'analyse de ces figures dans les romans d'autres auteurs québécois
contemporains. Bien que plusieurs écrivains se soient intéressés de près ou de loin
au sujet qui nous occupe, deux d'entre eux l'ont fait d'une manière plus soutenue. Il
s'agit de Hubert Aquin et de Réjean Ducharme. Chez le premier, la bibliothèque et
le livre sont liés d'une manière ou d'une autre à d'autres figures telles que l'amour
et la mort (L'antiphonaire). Chez le second, les livres sont souvent lus à deux, que
ce soit à la bibliothèque (Le nez qui vaque) ou dans l'appartement (L'hiver de force).
Il serait aussi intéressant d'étudier des œuvres à caractère biographique, telles que
Mes romans et moi de Gérard Bessette ou Blocs erratiques et Journal de Hubert
Aquin pour voir comment se vit dans la réalité cette préoccupation abondamment
décrite dans la fiction. Enfin, une analyse de la bibliothèque telle que représentée
dans la littérature étrangère serait l'occasion de comparer les diverses sociétés
concernées, leurs préoccupations et leurs attitudes envers la bibliothèque, définie en
début de parcours comme un bastion de la démocratie.
120
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RICHTER, Noël, «Les bibliothèques populaires et la lecture ouvrière »,
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ROBERT, Lucie, « Le livre et l'État », Voix et images, vol. 1, no. 3, avril 1976, p. 183-193.
ROBIN, Françoise, « Le luxe des collections au XIVe et XVe siècle », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques médiévales du VIe siècle à 1530, Paris, Promodis - Éditions du Cercle de la Librairie, 1989, p. 193.
VALÉRY, Paul, Notes sur le livre et le manuscrit, Maastricht, 1926.
VARY, Dominique, Introduction au volume Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques de la Révolution et du X/Xe siècle 1789-1914, Paris, Promodis - Éditions du Cercle du la Librairie, 1991, p. 3.
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VERNET, André, «Introduction », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques médiévales du VIe siècle à 1530, Paris, Promo dis - Éditions du Cercle de la Librairie, 1989, p. XXI.
WALL, Anthony John, Entre référence et métaphore, Candiac, Balzac, (coll. «L'univers du discours »), 1991.
Patrimoine des bibliothèques de France. Un guide des régions, vol. 1, Île-deFrance, Payot, 1995.
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3. THÉORIE
ANGENOT, Marc, «Analyse du discours et sociocntIque des textes », Claude Duchet et Stéphane Vachon, (Dir.), La recherche littéraire. Objets et méthodes, Montréal, XYZ, 1993, p. 95-111.
GOMEZ-MORIANA, Antonio, «Sociocritique et analyse du discours », Claude Duchet et Stéphane Vachon (Dir.), La recherche littéraire, op.cit.
PA VEL, Thomas, «Thématique et politique », Jacques Neefs et Marie-Claire Ropars, La politique du texte. Enjeux sociocritiques, Lille, Presses universitaires de Lille, 1992, p.163-175.
ROBIN, Régine, « Pour une socio-poétique de l'imaginaire social », Jacques Neefs, Marie-Claire Ropars, La politique du texte. Enjeux sociocritiques, op.cit.
TODOROV, Tzvetan, «La lecture comme construction », Les genres du discours, Paris, Seuil, 1978, p. 86-98.
4. DIVERS
BEN JELLOUN, Tahar, L'écrivain public, Paris, Seuil, 1983.
BLANCHOT, Maurice, Le livre à venir, Paris Gallimard, 1959.
BLANCHOT, Maurice, L'espace littéraire, Paris, Gallimard, «FoliolEssais », 1988.
BORGÈS, Jorge Luis, Fictions, Paris, Gallimard, 1981.
CAMBRON, Micheline, Une société, un récit: discours culturel au Québec (1967-1976), Montréal, l'Hexagone, (coll. « Essais littéraires », no. 6), 1989.
CHARTIER, Roger, Au bord de lafalaise. L'histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998.
130
ECO, Umberto, Le nom de la rose, Paris, Grasset, 1985.
ESCARPIT, R., L'écrit et la communication, Paris, PUF, 1973.
KWATERKO, J6zef, Le roman québécois de 1960 à 1975. Idéologie et représentation littéraire, Montréal, Le préambule, 1989.
MARCOTTE, Gilles, Le roman à l'imparfait, Montréal, Éditions de l'Hexagone, (coll. «Typo essai »), 1989.
NEPVEU, Pierre, L'écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal, Boréal, 1988.
PÉREC, Georges, Penser/Classer, Paris, Hachette, 1985.
SARTRE, Jean-Paul, Les mots, Paris, Gallimard, 1964.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION 1
Évolution du concept de la bibliothèque 2
Des bibliothèques réelles et des bibliothèques fictives 20
Études québécoises autour de la représentation de la bibliothèque 23
Représentation de la bibliothèque dans quelques romans de 26 Gérard Bessette et de Jacques Poulin
CHAPITRE PREMIER REPRÉSENTATION DE LA BIBLIOTHÈQUE 31
Constitution et utilisation de la bibliothèque dans L'incubation et La bagarre de Gérard Bessette et La tournée d'automne de Jacques Poulin 32
Le hasard comme élément constitutif de la bibliothèque 35
Passion, simplicité et utilité: un camion de laitier 39 transformé en bibliothèque
La bibliothèque stérile 43
La bibliothèque comme lieu du travail, du plaisir et du don de soi 53
131
132
CHAPITRE DEUXIÈME REPRÉSENTATION DU LIVRE 66
Le livre prisonnier d'une société puritaine dans Le libraire de Gérard Bessette 67
Livres et liberté dans La tournée d'automne, Volkswagen blues, Les yeux bleus de Mistassini et Chat sauvage de Jacques Poulin 79
CHAPITRE TROISIÈME REPRÉSENTATION DU LIBRAIRE 89
Le libraire de Saint-Joachin ou le refus de l'autre 90
Amour et désir de l'autre ou le libraire dans quelques romans de Jacques Poulin 104
CONCLUSION 115
BIBLIOGRAPHIE 120
CORPUS PRIMAIRE 120