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Premiere Partie La Mise en Concurrence Des Droits Muir Watt Rcadi-2

Date post: 01-Feb-2016
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droit français; international
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36. Cependant, le désintérêt de la doctrine européenne pour cette question comporte de notables exceptions, parmi les économistes, les communautaristes et les comparatistes: voir W. Kerber, «Interjurisdictional Competition within the European Union », précité note 26 ; J. Snell et M. Andenas, « Exploring the Outer Limits : Restrictions on the Free Movement of Goods and Services », dans M. Andenas et W.-H. Roth (dir. publ.), Services and Free Movement in EU Law, OUP, 2002; U. Mattei, Comparative Law and Economics, Mich. Univ. Press, 2000 ; A. Ogus, « Competition between National Legal Systems : A Contribution of Economic Analysis to Comparative Law », ICLQ, vol. 48 (1999), p. 405. Dans la doctrine de droit international privé, voir les importantes études de F. Garcimar- tin Alférez et S. Grundmann, précités; comparer aussi H. Muir Watt et L. G. Radicati di Brozolo, « Party Autonomy and Mandatory Rules in a Global World », Forum de droit international, n o 6, p. 88, mai 2004, et Global Jurist, Berkeley Electronic Press, 2004, http://www.bepress.com/gj/advances/vol4/ iss1/art2. Cependant, le paradigme compétitif qui est désormais à l’œuvre dans la mise en place du marché intérieur explique un nouvel intérêt pour ce phéno- mène dans la doctrine européenne. En particulier, la jurisprudence de la Cour de Luxembourg relative à la liberté d’établissement des sociétés commerciales en droit communautaire, qui est clairement fondée sur une vision compétitive des rapports entre législateurs nationaux, a suscité un nouveau courant comparatif (voir, par exemple, l’étude des auteurs belges Ph. Malherbe et J. M. Jonet, « Concurrence entre juridictions en droit américain des sociétés : un regard euro- péen sur le syndrome du Delaware », RDIDC, 2003, p. 141 ; D. Charny, « Com- petition among Jurisdictions in Formulating Corporate Law Rules : An American Perspective on the “Race to the Bottom” in the European Communities », Harv. Int. LJ, vol. 32 (1991), p. 423 ; C. Holst, « European Company Law after Cen- tros : Is the EU on the Road to Delaware ? » ; R. Drury, « The Registration and Recognition of Foreign Corporations : Responses to the Delaware Syndrome », Cambridge Law Journal, vol. 57, p. 165 ; R. Gilson, « Globalizing Corporate Governance : Convergence of Form or Function », Am. J. Comp. L., vol. 49 (2001), p. 329 ; K. Engsig Sorenson et M. Neville, « Corporate Migration in the European Union », Colum. J. Eur. L., vol. 6 (2000), p. 181 ; C. Stith, « Federa- lism and Company Law : A “Race to the Bottom” in the European Community », Geo. LJ, vol. 79 (1991), p. 1581. Adde, infra note 202, les nombreuses études consacrées à la jurisprudence Centros de la Cour de Luxembourg. En dehors de cette problématique particulière, la doctrine francophone reste très rare (voir cependant Y. Lequette, «Vers un code civil européen?», Pouvoirs, 2003, p. 105 ; M. Favero, « La standardisation contractuelle, enjeu de pouvoir entre les parties et de compétition des systèmes juridiques », RTD com., 2003, p. 429). PREMIÈRE PARTIE LA MISE EN CONCURRENCE DES DROITS (Droit international privé et pouvoir d’arbitrage des opérateurs économiques) 9. Si la doctrine européenne a montré jusqu’ici un intérêt assez relatif pour la notion de concurrence législative 36 , il est aujourd’hui incontestable que ce concept, central à l’analyse économique du 51
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Page 1: Premiere Partie La Mise en Concurrence Des Droits Muir Watt Rcadi-2

36. Cependant, le désintérêt de la doctrine européenne pour cette questioncomporte de notables exceptions, parmi les économistes, les communautaristeset les comparatistes : voir W. Kerber, « Interjurisdictional Competition within theEuropean Union », précité note 26 ; J. Snell et M. Andenas, « Exploring theOuter Limits : Restrictions on the Free Movement of Goods and Services », dansM. Andenas et W.-H. Roth (dir. publ.), Services and Free Movement in EU Law,OUP, 2002 ; U. Mattei, Comparative Law and Economics, Mich. Univ. Press,2000 ; A. Ogus, « Competition between National Legal Systems : A Contributionof Economic Analysis to Comparative Law», ICLQ, vol. 48 (1999), p. 405. Dans ladoctrine de droit international privé, voir les importantes études de F. Garcimar-tin Alférez et S. Grundmann, précités ; comparer aussi H. Muir Watt et L. G.Radicati di Brozolo, « Party Autonomy and Mandatory Rules in a GlobalWorld », Forum de droit international, no 6, p. 88, mai 2004, et Global Jurist,Berkeley Electronic Press, 2004, http://www.bepress.com/gj/advances/vol4/iss1/art2. Cependant, le paradigme compétitif qui est désormais à l’œuvre dansla mise en place du marché intérieur explique un nouvel intérêt pour ce phéno-mène dans la doctrine européenne. En particulier, la jurisprudence de la Cour deLuxembourg relative à la liberté d’établissement des sociétés commerciales endroit communautaire, qui est clairement fondée sur une vision compétitive desrapports entre législateurs nationaux, a suscité un nouveau courant comparatif(voir, par exemple, l’étude des auteurs belges Ph. Malherbe et J. M. Jonet,« Concurrence entre juridictions en droit américain des sociétés : un regard euro-péen sur le syndrome du Delaware », RDIDC, 2003, p. 141 ; D. Charny, « Com-petition among Jurisdictions in Formulating Corporate Law Rules : An AmericanPerspective on the “Race to the Bottom” in the European Communities », Harv.Int. LJ, vol. 32 (1991), p. 423 ; C. Holst, « European Company Law after Cen-tros : Is the EU on the Road to Delaware ? » ; R. Drury, « The Registration andRecognition of Foreign Corporations : Responses to the Delaware Syndrome »,Cambridge Law Journal, vol. 57, p. 165 ; R. Gilson, « Globalizing CorporateGovernance : Convergence of Form or Function », Am. J. Comp. L., vol. 49(2001), p. 329 ; K. Engsig Sorenson et M. Neville, « Corporate Migration in theEuropean Union », Colum. J. Eur. L., vol. 6 (2000), p. 181 ; C. Stith, « Federa-lism and Company Law : A “Race to the Bottom” in the European Community »,Geo. LJ, vol. 79 (1991), p. 1581. Adde, infra note 202, les nombreuses étudesconsacrées à la jurisprudence Centros de la Cour de Luxembourg. En dehors decette problématique particulière, la doctrine francophone reste très rare (voircependant Y. Lequette, « Vers un code civil européen ? », Pouvoirs, 2003, p. 105 ;M. Favero, « La standardisation contractuelle, enjeu de pouvoir entre les partieset de compétition des systèmes juridiques », RTD com., 2003, p. 429).

PREMIÈRE PARTIE

LA MISE EN CONCURRENCE DES DROITS

(Droit international privé et pouvoir d’arbitragedes opérateurs économiques)

9. Si la doctrine européenne a montré jusqu’ici un intérêt assezrelatif pour la notion de concurrence législative 36, il est aujourd’huiincontestable que ce concept, central à l’analyse économique du

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37. A travers le principe de reconnaissance mutuelle, qui met en concurrenceles législations nationales dans le cas de fourniture transfrontière des biens etdes services, la compétition législative est devenue une pièce essentielle dufonctionnement du marché intérieur ; la diversité des choix sociaux et éco-nomiques des Etats membres, loin de constituer un obstacle à l’intégration dumarché intérieur, est perçue désormais comme étant le moteur même de celle-ci. Voir, par exemple, Kerber, précité note 26. Comparer J. Snell, Goods andServices in EC Law, Oxford, 2002; A. Breton, A. Cassone, et A. Fraschini, «Decen-tralisation and Subsidiarity : Towards a Theoretical Reconciliation », U. Penn.Journ. Int. Econ. Law, 1998, p. 21 ; R. van den Bergh, « Economic Criteria forApplying the Subsidiarity Principle in the European Community : The Case ofCompetition Policy », Int. Rev. Law and Econ., 1996, p. 363. Le jeu conjugué duprincipe de subsidiarité, d’une part, et de la mobilité des entreprises et des fac-teurs de production, d’autre part, ne peut que déboucher sur la compétition desdroits. Sur ce point, voir infra nos 134 ss.

38. On trouve l’expression éloquente « global federalism » sous la plume deE. Fox, « Global Markets, National Law and the Regulation of Business — AView from the Top », dans M. Likoksy (dir. publ.), Transnational Legal Pro-cesses, précité note 17, p. 135. L’émergence du concept de fédéralisme écono-mique d’ordre mondial montre que le modèle fédéral compétitif corresponddavantage à une certaine conceptualisation des rapports entre systèmes juri-diques qu’à l’existence d’une structure politique formelle. Selon le modèle, ilsuffit, pour que la diversité des droits soit problématisée comme un marchécompétitif entre législateurs, qu’il y ait une mobilité des citoyens, des entre-prises et des facteurs de production. Ainsi, sur le marché global des facteurs deproduction, la mobilité des investisseurs incite les Etats à rendre attractive lalégislation pouvant influer sur leur choix, tandis que la mobilité des entreprisesgénère pareillement une compétition entre lieux d’accueil.

39. Pour l’apparition de ces conceptions dans le droit du GATT/OMC, voirD. Carreau et P. Juillard, Droit international économique, Dalloz, 2003, 1re éd.,par. 301 s. ; A. Lowenfeld, International Economic Law, OUP, 2002, pp. 3 ss.

fédéralisme aux Etats-Unis, est très largement à l’œuvre dans la miseen place du marché intérieur européen, où il résulte de l’effet conju-gué de la subsidiarité et des libertés économiques 37. Au-delà deséconomies intégrées, la référence croissante dans les débats relatifsau commerce mondial à des concepts tels le « nivellement du terrainde jeu » (level playing field), de « fédéralisme global » 38, ou, à conso-nance plus inquiétante, la « course vers la déréglementation » (raceto the bottom), témoigne pareillement de l’emprise du paradigmecompétitif à travers la libéralisation des échanges commerciaux etl’interconnexion croissante des économies 39 — en même tempsqu’elle en souligne les dérives possibles.

10. Conçu au sein du débat relatif au mode décentralisé de four-niture des biens publics, le modèle économique du fédéralisme a étéétendu par analogie aux produits normatifs, et utilisé ensuite pourexpliquer les rapports horizontaux entre lois nationales en l’absencede toute autorité centrale. Ce modèle repose essentiellement surl’idée que les diverses lois étatiques sont mises en concurrence du

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40. Sur les études empiriques démontrant l’impact des politiques législatives,notamment redistributives, sur les migrations de population, voir J. Leboeuf,« The Economics of Federalism and the Proper Scope of the Federal CommercePower », San Diego Law Rev., vol. 31 (1994), p. 555, spéc. p. 561, et les réfé-rences citées note 22. Voir également infra note 56.

41. R. Romano, « Law as Product : Some Pieces of the Incorporation Puzzle »,Journ. of Law, Econ. and Org., vol. 1, p. 225.

42. Sur la tendance à la dilution des impérativités des lois nationales, voir L. G. Radicati di Brozolo, « Mondialisation, juridiction, arbitrage : vers desrègles d’application semi-nécessaires ? », Rev. crit. dr. int. pr., 2003, p. 1.

43. W. Bratton et J. McCahery, « The New Economics of Jurisdictional Com-petition : Devolutionary Federalism in a Second Best World », Georgetown LawJournal, vol. 86 (1997), p. 201, spéc. p. 217 :

« The jurisdictional competition paradigm crosses the barrier that sepa-rates the public and private spheres to recast the public sector in privatesector terms. The legal federalism debate over the paradigm focuses on thelegitimacy of this barrier-crossing. »

Voir aussi W. Kerber, « Interjurisdictional Competition... », précité note 36.

fait de la mobilité de leurs destinataires, qui disposent du pouvoir dese soustraire à l’une pour se soumettre à l’autre au moyen d’unsimple déplacement 40. Au rebours de la perspective traditionnelleselon laquelle le marché est subordonné au droit, ce sont désormaisles droits nationaux qui seraient soumis à l’arbitrage des opérateursprivés et des facteurs de production, investis, du fait de leur nouvellemobilité, du pouvoir de mettre en compétition les décisions deslégislateurs étatiques (regulatory arbitrage). Le paradigme compéti-tif conduit à problématiser le conflit de lois comme un choix de pro-duits législatifs disponibles sur un marché concurrentiel 41. C’estdonc vers une privatisation des lois que tend ce modèle 42, de mêmequ’au brouillage des frontières entre droit public et droit privé 43.

11. Pareille perception a clairement d’importantes implicationspour la théorie du conflit de lois. On le voit tout d’abord lorsqu’onexamine le fonctionnement du modèle originaire, qui repose sur lamobilité des citoyens, des entreprises et des capitaux. Or, si la mobi-lité y est présentée essentiellement comme un fait, elle suppose enréalité que la liberté de circulation à travers les frontières soit garan-tie et surtout que le déplacement des entreprises soit facilité, ce quirelève du jeu des rattachements en droit international privé (I). Maissi les parties peuvent se déplacer matériellement pour échapper àl’emprise d’une loi donnée, il ne semble y avoir aucune raison de nepas leur donner le même pouvoir par d’autres biais. C’est pourquoila volonté privée connaît un essor sans précédent dans la doctrineéconomique de droit international privé. De même, l’ouverture des

Aspects économiques du droit international privé 53

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frontières permet de suppléer à la passivité des consommateurs parla liberté de circulation des produits et des services qui sert d’équi-valent fonctionnel à la mobilité des premiers en facilitant l’exercicede leur pouvoir d’arbitrage. Ainsi, des biens publics au sens étroit àla législation, de la mobilité physique à la volonté, du déplacementdes consommateurs à la libre circulation des produits, le succès dumodèle du fédéralisme fiscal est tributaire de la puissance des méta-phores qui en assurent l’extension par analogie (II).

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I. LE MODÈLE ÉCONOMIQUE : LA CONDITION DE MOBILITÉ

12. L’étude du modèle économique du fédéralisme fiscal permet-tra de comprendre le rôle essentiel qu’y occupe le pouvoir d’arbi-trage des opérateurs économiques. Dotés de mobilité, ces derniersdéclenchent la concurrence entre régimes juridiques plus ou moinsattractifs en votant « par les pieds » (chapitre I). La traduction la pluslittérale de ce modèle en droit international privé positif peut êtretrouvée dans le domaine du rattachement des sociétés commerciales,où le « syndrome du Delaware », devenu également, désormais, uneréalité en droit communautaire, permet d’illustrer la dynamique de lacompétition législative, de même que les principales interrogationsqu’elle soulève (chapitre II).

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44. Aujourd’hui, à défaut d’être directement consacré par la Constitutionfédérale, le respect dû au pluralisme compétitif a acquis droit de cité dans lajurisprudence de la Cour suprême. Les juges Brandeis (New Ice State Co. v.Liebman, 285 US 262, 1932) et O’Connor (New York v. United States, 505 US144, 1992) ont été les deux promoteurs les plus éloquents des vertus de la com-pétition dans la jurisprudence de la Cour suprême. Comparer aussi les référencesdans la jurisprudence de celle-ci à « notre fédéralisme » : Younger v. Harris, 401US 37, 44 (1970) ; voir M. McManamon, « Felix Frankfurter : The Architect of“Our Federalism” », Ga. L. Rev., vol. 27, p. 697. Voir aussi R. Posner, « TheConstitution as an Economic Document », Geo. Washington LR, vol. 56 (1987),p. 4 ; R. Inman et D. Rubinfeld, « Federalism », Encycl. Law and Econ., 2000,p. 661.

45. Pour un échantillon non exhaustif de la littérature sur cette question,matière par matière, voir, outre les très nombreux écrits cités ci-après dans letexte : dans le domaine des conflits de lois, L. Ribstein, « Delaware, Lawyers,and Contractual Choice of Law », Del. J. Corp. L., vol. 19 (1994), p. 999, et, dumême auteur, « From Efficiency to Politics in Contractual Choice of Law », Ga.L. Rev., vol. 37 (2003), p. 363 ; des sociétés à responsabilité limitée, C. Goforth,« The Rise of the Limited Liability Company : Evidence of a Race between theStates, but Heading Where? », Syracuse L. Rev., vol. 45 (1995), p. 1193 ; L. Rib-stein, « Statutory Forms for Closely-Held Firms : Theories and Evidence fromLLCs », Wash. ULQ, vol. 73 (1995), p. 369 ; pour les très nombreuses référencessur la compétition législative dans le domaine des sociétés commerciales engénéral, voir infra, chapitre 2 ; des valeurs mobilières, M. Steinberg, « TheEmergence of State Securities Laws : Partly Sunny Skies for Investors », U. Cin.L. Rev., vol. 62 (1993), p. 395 ; S. Choi et A. Guzman, « Portable Recognition :Rethinking the International Reach of Securities Regulation », S. Cal. L. Rev.,vol. 71 (1998), p. 903 ; des mêmes auteurs, « National Laws, InternationalMoney : Regulation in a Global Capital Market », Fordham Law Rev., 1997,p. 1855 ; « The Dangerous Extraterritoriality of American Securities Laws », Nw.J. Int. L. and Bus, vol. 17 (1996), p. 207 ; R. Romano, « Empowering Investors :A Market Approach to Securities Regulation », Yale LJ, vol. 107 (1998),p. 2359 ; des sûretés, E. Janger, « Predicting When the Uniform Law ProcessWill Fail : Article 9, Capture, and the Race to the Bottom », Iowa L. Rev.,vol. 83 (1998), p. 569 ; du droit de la concurrence, F. Easterbrook, « Antitrustand the Economics of Federalism », JL and Econ., vol. 83 (1983), p. 23 ; de lafaillite, W. Engledow, « Cleaning Up the Pigsty : Approaching a Consensus onExemption Laws », Am. Bankr. LJ, vol. 74 (2000), p. 275 ; L. Lopucki etS. Kalin, « The Failure of Public Company Bankruptcies in Delaware and NewYork : Empirical Evidence of a Race to the Bottom », Vand. L. Rev., vol. 54(2001), p. 231 ; R. Rasmussen, « A New Approach to Transnational Insolvencies,Mich. J. Int. L., vol. 19 (1997), p. 1, et, du même auteur, « Resolving Transna-tional Insolvencies through Private Ordering », Mich. L. Rev., vol. 98 (2000),p. 2252 ; R. Rasmussen et R. Thomas, « Timing Matters : Promoting Forum

CHAPITRE I

FÉDÉRALISME ET CONCURRENCE LÉGISLATIVE

13. Dominant la scène politique aux Etats-Unis 44, où elle doitune grande partie de son succès contemporain 45 au soutien qu’elle

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Shopping by Insolvent Corporations », Nw. UL Rev., vol. 68 (2000), p. 1357 ;D. Skeel, Jr., « Lockups and Delaware Venue in Corporate Law andBankruptcy », U. Cin. L. Rev., vol. 68 (2000), p. 1243 ; de la fiscalité, P. Enrich,« Saving the States from Themselves : Commerce Clause Constraints on StateTax Incentives for Business », Harv. L. Rev., vol. 110 (1996), p. 377 ; du com-merce électronique, B. McDonald, « The Uniform Computer Information Tran-sactions Act », Berkeley Tech. LJ, vol. 16 (2001), p. 461 ; de l’aide sociale,Sheryll D. Cashin, « Federalism, Welfare Reform, and the Minority Poor :Accounting for the Tyranny of State Majorities », Colum. L. Rev., vol. 99 (1999),pp. 552, 557, n. 14 ; des trusts, S. Sterk, « Asset Protection Trusts : Trust Law’sRace to the Bottom ? », Cornell L. Rev., vol. 85 (2000), p. 1035 ; du droit del’environnement, R. Revesz, « Rehabilitating Interstate Competition : Rethinkingthe “Race-to-the-Bottom” Rationale for Federal Environmental Regulation »,NYUL Rev., vol. 67 (1992), p. 1210 ; D. Esty, « Revitalizing EnvironmentalFederalism », Mich. L. Rev., vol. 95 (1996), p. 570 ; et même du financement descampagnes électorales, R. Sitkoff, « Corporate Political Speech, Political Extor-tion, and the Competition for Corporate Charters », U. Chi. L. Rev., vol. 69(2002), p. 1103 ; ou encore de l’éthique, H. Moulton, « Federalism and Choice ofLaw in the Regulation of Legal Ethics », Minn. L. Rev., vol. 82 (1997), p. 73.

46. P. Schuck, « Introduction : Some Reflections on the Federalism Debate »,Yale J. on Reg., vol. 14 (1996), pp. 1, 5-9, soulignant que le fédéralisme peutopérer un phénomène dévolutif dans deux directions différentes, en transférantle pouvoir législatif aux unités politiques hiérarchiquement inférieures, et enconfiant le pouvoir de décision public aux acteurs privés : « Downward devolu-tion and outward privatization are not sharply distinct categories. » Ce constat estimportant, car, comme il a déjà été souligné, l’un des effets de la théorie écono-mique du fédéralisme est précisément de brouiller les frontières qui séparent lessphères publique et privée.

47. La question qui sera envisagée dans le texte est celle de savoir s’il peut yavoir une concurrence législative effective dans le champ du droit privé. Mais leproblème de l’étendue de l’emprise du modèle compétitif comporte aussid’autres dimensions. Ainsi, certaines structures politiques fédérales ne sont pasnécessairement construites sur une idéologie compétitive. Pour la situation del’Australie, voir M. Whincop et M. Keyes, Policy and Pragmatism in the

apporte à l’évolution « dévolutionniste » du fédéralisme 46, la théorieéconomique du fédéralisme est née du débat spécifique à la divisionverticale des compétences fiscales et normatives dans le systèmefédéral américain. Elle consiste à voir dans le pluralisme des droitsle lieu d’une saine concurrence entre législateurs étatiques, généra-trice de nombreuses vertus tant économiques que politiques. Danscette perspective, la compétition normative est elle-même perçuecomme un mode de régulation décentralisé, présumé mieux répondreaux préférences des justiciables que la centralisation et l’uniformité.La diversité des droits y revêt ainsi une signification politique etéconomique fondamentale, car elle déclenche la dynamique de laconcurrence entre législateurs à travers l’arbitrage des opérateursmobiles. L’apparente simplicité du modèle (section I) ne doit pascependant occulter le fait que toutes les situations de diversité nor-mative ne revêtent pas nécessairement une dimension compétitive 47.

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Conflict of Laws, préf. R. Posner, Ashgate, 2001, p. 190 ; sur la situation noncompétitive du Canada, du moins dans le domaine du droit des sociétés, voirR. Romano, « Explaining American Exceptionalism in Corporate Law », dansMcCahery, Bratton, Picciotto et Scott, International Regulatory Competition,précité note 23, p. 127 ; comparer aussi sur le fédéralisme canadien, J. Swan,« Federalism and the Conflict of Laws : The Curious Position of the SupremeCourt of Canada », South Carolina L. Rev., vol. 46 (1995), p. 923.

48. Celui, imparfait ou second best, où les prédictions du modèle ne se réali-sent pas toujours, voir W. Bratton et J. McCahery, « The New Economics… »,précité note 43.

49. La théorie pure des biens publics est l’œuvre de Charles Tiebout, « A PureTheory of Local Expenditures », Journ. Pol. Econ., vol. 64 (1956), p. 416.

50. On peut se demander si des facteurs autres que financiers, tel un enjeu deprestige, peuvent constituer seuls des moteurs de la compétition. Ce serait géné-ralement le cas en droit privé : voir sur ce point, infra nos 34 ss.

A cet égard, la question de l’incidence potentielle de ce modèle surle conflit de lois oblige à s’interroger sur l’effectivité d’une concur-rence législative dans le domaine du droit privé (section II).

Section I. Les éléments du modèle économique

14. Le modèle économique postule que la mobilité des citoyenset des entreprises, migrant librement entre ressorts territoriaux diversen fonction de leurs préférences, donnera lieu à un phénomèned’émulation entre régimes juridiques désireux de se rendre attractifs.Ce sont les acteurs privés qui détiennent un pouvoir d’arbitrage entreles divers régimes juridiques compétiteurs (par. 1). Les contraintesdu monde réel 48 obligent cependant à apporter d’importants ajuste-ments aux conditions de fonctionnement du modèle (par. 2).

Par. 1. Le pouvoir d’arbitrage des acteurs privés

15. Empruntée au débat économique relatif à la production desbiens publics 49, la concurrence législative repose sur l’idée appa-remment simple que la mobilité interétatique des destinataires d’uneréglementation destinée à générer des revenus pour l’Etat — parexemple, celle des contribuables, destinataires de la législation fis-cale 50 — constitue la condition nécessaire et suffisante d’une saineémulation entre législateurs, qui s’efforcent ainsi d’améliorer l’at-tractivité de leurs ressorts respectifs (A). Du point de vue du droitinternational privé, pareille idée implique le développement de ratta-chements favorisant le déplacement physique des acteurs, ou facili-tant le libre choix de la loi applicable (B).

Aspects économiques du droit international privé 59

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51. Le problème dit de la révélation des préférences a été développé parSamuelson et Musgrave (R. Musgrave, « The Volontary Exchange Theory ofPublic Economy », QJ Econ., vol. 52 (1939), p. 213 ; P. Samuelson, « The PureTheory of Public Expenditure », Rev. Econ. and Stat., vol. 36 (1954), p. 387).Selon cette théorie, tandis que, sur le marché traditionnnel des produits, lesconsommateurs révèlent leurs préférences en acceptant ou refusant de payer leprix, il n’existerait aucun mécanisme analogue pour les biens publics, dont ilserait par conséquent quasiment impossible pour un législateur donné d’endéterminer le niveau efficient.

L’apport de Tiebout a consisté à faire apparaître la compétition législativecomme remplissant cette fonction.

52. L’une des difficultés de la transposition du modèle de Tiebout dans lemonde réel est qu’il suppose un équilibre stable en dépit des changements éco-nomiques qu’impliqueront nécessairement les migrations de populations, notam-ment lorsque celles-ci sont motivées par des politiques sociales redistributives :voir W. Bratton et J. McCahery, « The New Economics… », précité note 43,pp. 225 ss.

53. Voir Kenneth Arrow, Social Choice and Individual Values, 1951, démon-trant qu’en raison des paradoxes affectant les processus électoraux aucunepréférence publique n’émerge. La législation n’incarne pas ainsi un « intérêtpublic » correspondant aux préférences agréées des citoyens. Selon P. Samuelson(« The Pure Theory of Public Expenditure », précité note 51), les électeurs aurontde toute façon tendance à présenter une version distordue de leurs préférencesdans un discours démocratique.

54. Selon la théorie de public choice, le contenu substantiel de la législationn’est pas le reflet d’une volonté abstraite « du législateur », mais celui des inté-rêts des divers groupes de pression qui s’expriment à l’occasion du processuspolitique. Elle rend ainsi compte des résultats des processus décisionnels endémontrant que les législateurs sont en réalité capturés par des groupes d’inté-rêts privés ; la législation ne tend pas par conséquent à promouvoir l’intérêtgénéral (voir M. Olson, The Logic of Public Goods and the Theory of the Group,2e éd., 1971 ; G. Stigler, « The Theory of Economic Regulation », Bell J. Econ.and Mgmt Sci, vol. 2 (1971), p. 3 ; D. Farber et Ph. Frickey, Law and PublicChoice : A Critical Introduction, 1991 ; M. Levine et J. Forrence, « Regulatory

A. Mobilité et exit

16. Le modèle économique originaire, proposé par CharlesTiebout en 1956, a été voulu comme une réponse au problème quepose, en l’absence de marché, la détermination des préférences descitoyens pour les biens publics 51 : la concurrence entre municipalitésa été perçue comme remplissant une fonction de révélation des pré-férences équivalente à celle du marché, à travers les choix descontribuables mobiles (regulatory arbitrage). Ces derniers se par-tageraient ainsi naturellement entre les ressorts législatifs offrantles ensembles de biens publics qui correspondent à leurs goûts, sup-posés hétérogènes 52.

17. Cette vision concurrentielle des rapports entre législateurss’est révélée riche d’implications pour les théories politiques dusocial choice 53 et du public choice 54, confrontées à la même époque

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Capture, Public Intereta and the Public Agenda », JL Econ. and Org., vol. 6(1990), numéro special p. 167). Selon cette théorie, les consommateurs sontgénéralement perdants dans les processus décisionnels, car moins organisés etplus dispersés. Cette dernière réflexion montre à quel point elle est culturelle-ment biaisée, et décrit sans doute une réalité différente de celle qui existe parexemple en Europe (comparer la réaction très négative de V. Heuzé, « De lacompétence de la loi du pays d’origine en matière contractuelle ou l’anti-droiteuropéen », Mélanges en l’honneur de Paul Lagarde, à paraître). Il n’en restepas moins qu’il est peu réaliste de concevoir le législateur comme le représen-tant neutre d’un intérêt général en quelque sorte désincarné. L’analyse des pro-cessus décisionnels au sein des institutions européennes tend aujourd’hui àrejoindre très sensiblement les conclusions du public choice (voir pour une ana-lyse de ces processus au regard des exigences de démocratie, de transparence etde responsabilité, C. Harlow, Accountability in the European Union, Oxford,2002). Pour une tentative d’application des théories de public choice auxconflits de lois, voir E. O’Hara, « Opting Out of Regulation : A Public ChoiceAnalysis of Contractual Choice of Law », Vand. L. Rev., vol. 53 (2000), p. 1551.

55. L’effet agrégé de ces décisions serait donc de parvenir globalement (c’est-à-dire, en tenant compte de l’ensemble des ressorts législatifs différents) à unniveau efficient de régulation par le marché — ni trop, ni trop peu, puisquetoutes les préférences seront satisfaites.

56. Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline of Firms, Organisationsand States, Harv. Univ. Press, 1971. Les exemples de « vote par les pieds » sonttrès nombreux (comparer aussi supra note 40). Pour des illustrations dans ledomaine des assurances, voir R. Epstein, « Exit Rights and Insurance Regula-tion : From Federalism to Takings », Geo. Mason. L. Rev., vol. 7 (1999), p. 293 ;comparer aussi les illustrations données par S. Woolcock, « Competition AmongRules in the Single European Market », Regulatory Competition and Coopera-tion, précité note 23, p. 289, entre autres celle du lobby des employeurs alle-mands, qui a réussi à éviter l’imposition d’une taxe sur les sociétés, en menaçantde partir ailleurs.

au développement de la bureaucratie centrale et au problème de lacaptation du processus législatif fédéral par les groupes de pression.La défaillance des processus démocratiques conduisait en effet àdouter des bienfaits des tendances centralisatrices engagées depuis leNew Deal, dont on soulignait l’inaptitude à assurer l’adéquationentre la teneur de la législation et les préférences des citoyens.Résolvant tout à la fois le problème d’agence dû à la distance entrele législateur central et l’électorat, et le risque de la captation dulégislateur, le modèle de Tiebout relie la mobilité des citoyens à larévélation de leurs préférences. Leurs décisions individuelles des’implanter en un lieu plutôt qu’un autre permettent en effet dedéterminer le niveau optimal des biens publics à fournir locale-ment 55. La discipline s’exerce en effet sur les législateurs autant« par les pieds » des citoyens mobiles qu’à travers le droit de vote :c’est la fameuse alternative « voix ou exit » de A. Hirschmann 56.

18. Du champ des biens publics matériels, la découverte de l’im-portance de la compétition a été étendue à la production normative.

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57. Les biens publics sont des biens à consommation collective ou invisible,qui, du point de vue de leurs destinataires, ne peuvent faire l’objet de rivalité oud’exclusion et échappent donc au mécanisme des prix (comparer les analyses deSamuelson et de Musgrave, précités note 51). L’exemple classique est le phare(le bénéfice qu’en retire un bateau n’enlève rien aux autres, tandis que le coût nepeut en être réparti en fonction de son utilisation). Voir G. Abraham-Frois,G. Caire, Ph. Hugon, P. Llau et F. Renversez, Dictionnaire d’économie, Sirey,2e éd., 2002, vo « Biens publics », p. 36.

58. Comme l’explique W. Kerber, l’effet du paradigme compétitif est de bou-leverser la conception de l’Etat comme fournisseur exclusif des biens publics(« the monopoly paradigm of economic policy »), pour admettre qu’il est luiaussi soumis à la concurrence dans cette fonction (voir « Interjurisictional Com-petition… », précité note 26, p. 248.

59. Ces différentes illustrations (voir les références citées supra no 45) serontreprises infra nos 115 ss.

60. Voir les références citées supra note 44. En 1932, dans New State IceCo. v. Libeman (285 US 262, 1932), le juge Brandeis écrivait ainsi :

« To stay experimentation in things social and economic is a grave res-ponsiblity. Denial of the right to experiment may be fraught with seriousconsequences to the Nation. It is one of the happy incidents of the federalsystem that a single courageous State may, if its citizens choose, serve as alaboratory and try novel social and economic experiments without risk tothe rest of the country. »

Sur la concurrence législative comme procédure de découverte (discoveryprocedure), voir J. Knight, « A Pragmatist Approach to the Proper Scope ofGovernment », J. Inst. and Theoretical Econ., vol. 157 (2001), p. 28 ;M. Vihanto, « Competition between Local Governments as a Discovery Pro-cedure », J. Inst. and Theoretical Econ., vol. 148 (1992), p. 411 ; A. Alchian,« Uncertainty, Evolution, and Economic Theory », J. Pol. Econ., vol. 58 (1950),p. 211.

La législation est elle-même perçue comme un bien public 57, sus-ceptible d’influer sur les décisions des investisseurs et des entre-prises au même titre que les avantages comparatifs naturels (climat,situation géographique) ou construits (infrastructures, éducation, dis-ponibilité de main-d’œuvre qualifiée, etc.) 58. La réflexion doctrinalea étendu rapidement le modèle compétitif à des domaines très divers,tels le droit des sociétés, le droit bancaire, le droit de l’environne-ment ou de la concurrence, la responsabilité du fait des produits, lesprocédures d’insolvabilité ou encore le droit boursier 59. La théoriedu fédéralisme s’en est trouvée transformée : la diversité des loislocales génératrice de compétition législative est devenue une valeurfondamentale du système fédéral. L’idée selon laquelle la concur-rence entre législateurs locaux stimulerait l’expérimentation locale,de sorte que chaque Etat aurait vocation à servir de « laboratoire »normatif pour les autres, a désormais droit de cité parmi les méta-phores fondatrices du fédéralisme 60. Une préférence analogue enfaveur de la décentralisation des centres de décision trouve son

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61. Voir A. Breton, A. Cassone et A. Fraschini, « Decentralisation and Subsi-diarity », précité note 37. Sur l’histoire comparée des deux modèles, voir Capel-letti, Seecombe et Weiler, Integration through Law : Europe and the AmericainFederal Experience, A General Introduction, vol. 1 (Methods, Tools and Institu-tions), Berlin, de Gruyter, 1986, opposant le concept de démocratie territorialequi caractérise la structure fédérale américaine aux nombreux autres clivages ettraditions qui apparaissent en Europe ; G. Vause, « The Subsidiarity Principle inEuropean Union Law — American Federalism Compared », Case WesternReserve Journal of International Law 1995, p. 61 ; soulignant le caractère émi-nemment évolutif du fédéralisme américain, de la période sombre où les « droitsdes Etats fédérés » ont été prétextes à des politiques discriminatoires jusqu’àaujourd’hui, où le fédéralisme est devenu un instrument privilégié de gestion del’Etat moderne, P. Schuck, « Introduction », précité note 46. Il ne s’agit aucune-ment ici de se prononcer sur le débat politique qui oppose les partisans d’uneconfédération (Staatenverbund) à ceux d’une véritable fédération d’Etats. Pourles besoins de la présente réflexion, il suffit de constater la répartition verticalede pouvoirs résultant d’un ordre constitutionnel d’Etats. Sur les différentessignifications du fédéralisme, voir O. Beaud, vo « Fédération et Etat fédéral »,Dictionnaire de la culture juridique, D. Alland et S. Rials (dir. publ.), Lamy,PUF, 2003.

62. Voir infra nos 42 ss.

expression, dans le droit de l’Union européenne, dans le principe desubsidiarité 61.

19. On voit donc que le pouvoir d’arbitrage des citoyens et desentreprises, s’exprimant à travers leurs décisions d’implantation géo-graphique, est central à la dynamique de la compétition. Or, il n’estpas inutile à ce stade de souligner l’incidence potentielle de cettevision pour le droit international privé, qui tend à son tour à confé-rer à la mobilité une signification métaphorique, en l’assimilant auchoix de la loi applicable.

B. Mobilité et droit international privé

20. L’impact le plus visible du modèle économique sur le conflitde lois consiste en la libéralisation des contraintes affectant la mobi-lité des entreprises et des facteurs de production, afin que ceux-cichoisissent librement leur lieu d’implantation. En facilitant le dépla-cement des sociétés par l’intermédiaire du critère de l’incorporation,le marché américain des corporate charters reproduit le plus fidèle-ment les caractéristiques de ce modèle 62. Mais, de là, on conçoitaisément que le pouvoir d’arbitrage des opérateurs économiquespuisse également prendre la forme d’une fiction juridique. En effet,le rattachement des entreprises à la loi du lieu de leur incorporationn’impliquant aucun lien économique avec l’Etat qui leur confère lapersonnalité juridique, il est aisé ensuite de franchir le pas qui

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63. Le lien entre compétition et volonté a été mis en relief par L. Bebchuk,« Federalism and the Corporation : The Desirable Limits on State Competition inCorporate Law », Harv. L. Rev., vol. 105 (1992), p. 1437. Ainsi, pour cet auteur,ceux qui préconisent des limites au pouvoir des parties de modifier un corporatecharter doivent logiquement favoriser une législation fédérale sur les mêmesquestions car, laisser faire la compétition législative, c’est donner libre cours à lavolonté des parties.

64. Selon une approche sophistiquée fondée sur le public choice et proposéepar E. O’Hara, la possibilité d’exit qu’offre le choix de la loi applicable facilite-rait en plus le passage de lois inefficientes à l’initiative des lobbies, en neutrali-sant l’opposition potentielle des entreprises à rattachement multiple (voir« Opting Out of Regulation : A Public Choice Analysis… », précité note 53 ; com-parer L. Ribstein, « From Efficiency to Politics... », précité note 45, pp. 394 ss.).

65. Voir infra nos 94 ss.66. J. Snell, Goods and Services, précité note 37, pp. 35 ss.67. Voir infra nos 134 ss.

consiste à se contenter, pour permettre aux parties de s’affranchird’une législation, d’une simple expression de volonté. L’accès aubénéfice d’un régime juridique devient alors tributaire du seul choixdes parties, perçu comme le mode d’exit le moins coûteux du ressortdu législateur. On voit alors émerger une perception nouvelle de lafonction de la loi d’autonomie, que l’on associe désormais directe-ment au processus compétitif 63. La liberté des parties aurait doncune justification à la fois politique, puisque participant directement,par la concurrence qu’elle déclenche, à la discipline des législateurs,et économique, puisque contribuant à l’efficience de la régulation deleurs opérations et de leurs échanges 64.

21. A son tour, le choix des parties peut lui-même assumer desformes diversifiées. Si le choix de la loi applicable au contrat repré-sente très clairement une forme d’arbitrage entre les différentsrégimes juridiques disponibles, il en va de même de la libre déter-mination du for compétent, surtout lorsqu’elle s’accompagne de lalibéralisation du régime de circulation des décisions et des sentencesarbitrales 65. De façon peut-être moins visible à première vue, l’offresur un marché intégré de produits concurrents constitués sous desrégimes juridiques différents représente à son tour un succédané de lamobilité des consommateurs 66. La mécanique de la compétition légis-lative est ainsi clairement à l’œuvre dans le fonctionnement du marchéintérieur, où elle revêt cependant des configurations variables selonles diverses catégories de règles en compétition et selon les diffé-rents types d’arbitrage auxquelles celles-ci donnent lieu 67.

22. Le modèle économique tend ainsi à accréditer l’idée selonlaquelle la diversité des législateurs et la mobilité réelle ou méta-

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68. Voir M. Whincop et M. Keyes, « Putting the “Private” Back into PrivateInternational Law : Default Rules and the Proper Law of Contract », MelbourneUniv. Law Review, vol. 21 (1997), p. 515.

69. Sur ces idées, voir infra nos 115 ss.70. Voir infra nos 93 ss.71. Voir supra les références citées note 25. Comparer, illustrant ce propos

dans un domaine généralement perçu comme régi par des réglementations depolice, Bagheri et Nakajima, « International Securities Markets, the Diversity ofNational Regulations and the Relevance of the Public/Private Distinction », Int.Comp. Corp. Law Jour., vol. 3 (2001), p. 49.

72. Selon W. Bratton et J. McCahery, la reprise du modèle économique parles juristes dans le cadre de la théorie juridique du fédéralisme est à la sourced’une lecture erronée de celui-ci (« The New Economics… », précité note 43,p. 205).

73. Le modèle suppose : 1) qu’il existe un grand nombre de communautés ter-ritoriales offrant des biens publics différents et correspondant à tous les choixpossibles ; 2) le libre déplacement, sans coût, des opérateurs ; 3) leur informationcomplète ; 4) la taille optimale de chaque unité territoriale, permettant de pro-duire les biens publics au moindre coût ; 5) un équilibre stable en dépit desmigrations de population ; 6) l’absence d’externalités transfrontières — c’est surce point qu’il s’agira de revenir dans la suite de ce cours.

phorique des destinataires des règles juridiques suffiraient à garantirles bienfaits attribués à la concurrence législative. Dans le domainedu droit international privé, comme on le verra, on doit à cetteconviction un nouvel essor de l’autonomie des parties et la dilutiondes conditions de l’exequatur. A cet égard, l’ambition de « réinjecterle privé dans le droit international privé » 68 est partagée par nombred’auteurs qui proposent de soumettre certains domaines régis par deslois internationalement impératives au jeu de la volonté 69. Audemeurant, souhaitable ou non, une telle évolution s’exprime à plu-sieurs égards en droit positif comparé 70. Elle exprime incontestable-ment, à travers l’inversion des rapports entre droit et marché, lesmutations que subit la distinction entre les sphères publique et privéesous la pression de la globalisation économique 71. Il n’en reste pasmoins que l’engouement qu’a suscité le modèle entre les mains desjuristes a conduit certains économistes à attirer l’attention sur lesprésupposés du modèle économique 72, dont certains sont difficile-ment réalisables dans le monde réel 73.

Par. 2. Les contraintes du monde réel

23. L’application du modèle économique dans le monde réel sou-lève deux séries de difficultés, qui revêtent une signification particu-lière dès lors que la concurrence est étendue des biens publics ausens étroit aux produits législatifs. Ses limites essentielles apparais-

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74. On doit le terme « course vers le bas » à la plume de W. Cary, qui a le pre-mier alerté du risque de distortion de la compétition législative au sein du mar-ché des corporate charters aux Etats-Unis (« Federalism and Corporate Law :Reflections upon Delaware », Yale LJ, vol. 83 (1974), p. 663).

75. Cette situation est classiquement illustrée par un exemple. Dans uncontexte de plea-bargaining, deux prévenus complices interrogés séparémentpar le procureur ou district attorney se voient proposer un deal, de sorte que, siaucun d’eux ne parle, chacun s’en sortira avec une condamnation légère ; si lesdeux parlent, chacun dénonçant l’autre, ils auront tous deux une sentence modé-rément sévère ; si l’un parle tandis que l’autre reste silencieux, le premier estlibéré tandis que le second aura une sentence très sévère. Chacun est donc incitéà parler, même s’ils seraient tous deux bénéficiaires s’ils restaient silencieux.Autrement dit, aucun n’a intérêt à opter pour la solution coopérative, de peurque l’autre n’en profite à ses dépens. L’invention de cette hypothèse est attri-buée à A. W. Tucker. Elle fut développée aux alentours des années cinquante parM. Flood et M. Dresher, puis raffinée par M. Olson et R. Hardin (voirM. Olson, The Logic of Collective Action : Public Goods and the Theory ofGroups, 1965 ; R. Hardin, Collective Action, 1982). Sur la théorie des jeux,développée par J. von Neumann et O. Morgenstern, voir D. Baird, R. Gertner etR. Picker, Game Theory and the Law, 1994. Sur l’existence de vrais et fauxdilemmes du prisonnier, le concept étant fréquemment utilisé à tort pour décriredes situations où le véritable problème est d’ordre purement redistributif, voirJ. Leboeuf, « The Economics of Federalism… », précité note 40, pp. 583 ss.

76. Voir infra no 51.

sent en présence de distorsions du processus compétitif, qui justifientau regard du modèle que la législation soit édictée au niveau centralet non plus local (A). L’éclairage spécifique que donne le droit inter-national privé à la compréhension du modèle économique consisteaussi à démontrer que le fonctionnement de celui-ci devient plusproblématique dans le cas où les lois s’attribuent un domaine quin’est pas purement territorial (B).

A. Les distorsions de la compétition

24. L’un des spectres les plus redoutés que génère la compétitionlégislative est celui de la course à la déréglementation ou « vers lebas », tel le « syndrome du Delaware » en droit des sociétés 74. Ilévoque une spirale descendante — désignée en termes de théorie desjeux comme le « dilemme du prisonnier » 75 — qu’aucun Etat n’auraitintérêt à briser le premier et qui conduirait les législateurs à se livrerune compétition sans frein, dans le sens d’une libéralisation crois-sante de leurs législations, au détriment de certaines valeurs ou decertaines catégories d’intérêts. Par exemple, dans le cas duDelaware, on souligne que le succès de cet Etat en tant que vendeurde personnalités morales est directement lié au soin qu’il met à libé-rer les dirigeants du contrôle des actionnaires 76. Mais le caractère

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77. Voir déjà, mettant en garde de ne pas confondre la course vers le bas et lalibéralisation des législations, qui peut représenter une évolution « vers le haut »dès lors qu’aucun intérêt n’est lésé, P. Swire, « The Race to Laxity and the Raceto Undesirability : Explaining Failures in Competition among Jurisdictions inEnvironmental Law », Yale J. on Reg., vol. 14 (1996), pp. 67, 74-75.

78. J. Leboeuf, « The Economics of Federalism... », précité note 40, p. 578.79. Sur ces idées, dans le contexte de l’économie du commerce mondial, voir

infra no 232.

extrêmement controversé de ce dernier exemple montre qu’il fautaborder le concept de course vers le bas avec la même circonspec-tion que celle qui s’impose en ce qui concerne la notion de compéti-tion législative elle-même. Ce n’est pas à dire que le dilemme du pri-sonnier n’existe pas — tout au moins le droit positif fournit desexemples significatifs des effets délétères de la concurrence législa-tive — mais que les réalités que recouvre le concept de course versle bas, souvent trop facilement invoqué, sont extrêmement com-plexes 77. A cet égard, on peut distinguer deux problèmes distincts.Le premier concerne l’impact néfaste de la course vers le bas sur lespropres populations des Etats compétiteurs (a)), le second la façondont cette course affecte des intérêts extérieurs au ressort du législa-teur (b)).

a) Course vers le bas et justice distributive

25. On a notamment fait valoir que très souvent, lorsqu’une dis-torsion de la compétition est invoquée, le véritable problème qui sepose n’est pas économique mais purement politique 78. Dès lors eneffet que la modification d’une législation, fût-ce dans un sens libé-ral, génère un gain global pour l’Etat, il suffirait d’une politiqueredistributive pour en compenser les effets néfastes et empêcher lesfuites redoutées de populations. Cependant, la difficulté peut venirdu fait que la modification de la législation dans un sens plus libéralse produit alors que les catégories de population qui en pâtissent nebénéficient pas d’un pouvoir d’arbitrage effectif. Par exemple, ladégradation des conditions de protection sociale, environnementaleou des droits de l’homme dans les pays en voie de développementdu fait de la globalisation économique tient au fait que, si les capi-taux sont mobiles, la force de travail ne l’est pas. La modification dela législation n’est donc obtenue qu’au prix du sacrifice des intérêtsd’une partie de la population 79. A priori, pour dramatiques qu’ensoient les conséquences, le problème n’intéresse pas directement les

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80. Cet exemple sera développé infra nos 241 ss.81. Essentiellement par les pays développés, qui aggravent ainsi le dilemme

du prisonnier dans lequel se trouvent enfermés les pays en développement. Cesdomaines sont également l’objet de problèmes d’« action collective » des Etatsdans l’ordre international (voir infra nos 218 ss.). Le problème de l’action col-lective, au regard duquel aucun n’a intérêt à agir dans le sens du bien commun,a été identifié par M. Olson, The Logic of Public Goods and the Theory of theGroup, précité note 54.

82. Voir W. Bratton et J. McCahery, « The New Economics... », préciténote 43.

83. Le modèle n’intègre pas non plus le risque de comportements protection-nistes des Etats destinés à créer des avantages pour leurs propres industries.

rapports transfrontières ; si l’on conçoit en effet qu’elle mette en jeudes droits fondamentaux à l’échelle collective, le lien avec le droitinternational privé paraît ténu. A regarder de plus près, cependant, onrelève que la teneur des règles de conflit de lois et de juridictionsd’Etats qui restent extérieurs à la spirale délétère de la compétitionlégislative peut néanmoins contribuer dans une mesure importante àcréer, ou à corriger, ces distorsions. L’exemple le plus discuté àl’heure actuelle est l’utilisation par les pays de common law de l’ex-ception de forum non conveniens pour mettre des entreprises relevantéconomiquement de l’Etat du for à l’abri de responsabilités engagéesà l’occasion d’activités délocalisées. Cette pratique contribue direc-tement au dilemme dont sont prisonniers les Etats d’accueil, enpermettant aux entreprises qui exercent leur pouvoir d’arbitrageen vue de tirer profit de la course vers le bas entre pays en voie dedéveloppement, d’exporter vers ces derniers le coût de leurs activitéséconomiques 80.

b) Course vers le bas et externalités transfrontières

26. Par ailleurs, la complexité particulière des situations impli-quant une course législative vers le bas tient au fait qu’elle concernesouvent des domaines, tel l’environnement, qui font également l’ob-jet d’un phénomène de dumping économique ou d’exportation descoûts 81. C’est l’hypothèse des « externalités transfrontières » qui estau cœur du débat sur les limites du modèle du fédéralisme écono-mique comme mode de régulation des rapports économiques dans lemonde réel 82. Le modèle du fédéralisme fiscal de Tiebout postule eneffet que chaque unité territoriale est autosuffisante et qu’elle inter-nalise ses propres coûts 83. La structure fédérale y pourvoirait, neserait-ce qu’en raison de la menace de préemption fédérale qui incite

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84. Sur la compétition verticale dans une structure fédérale, voir A. Breton etP. Salmon, « External Effects of Domestic Regulations : Comparing Internal andInternational Barriers to Trade », Int. Rev. L. and Econ., vol. 21, p. 135 ; W. Brat-ton et J. McCahery, « The New Economics... », précité note 43. L’idée de com-pétition peut aussi être appliquée aux rapports entre toutes les sources du droit(par exemple, la lex mercatoria par rapport aux lois nationales, le droit judiciai-rement créé par rapport au droit légiféré, etc. : voir U. Mattei et F. Pulitini, « ACompetitive Model of Legal Rules », dans A. Breton et al. (dir. publ.), The Com-petitive State. Villa Colombella Papers on Competitive Politics (1991), p. 207 ;U. Mattei, Comparative Law and Economics, précité note 36, pp. 101 ss.).Pareille vision s’oppose à la conception kelsénienne, statique, de la hiérarchiedes sources.

85. La littérature économique présente souvent les Etats comme poursuivantdes stratégies opportunistes, transposant ainsi à ces derniers le modèle écono-mique de l’agent maximisateur de ses propres intérêts. La même idée est inhé-rente à l’idée d’overreaching ou d’abus de souveraineté qui informe les outils dediscipline des Etats contenus dans la Constitution fédérale (sur lesquels, voirinfra nos 185 ss.).

86. On conçoit aussi que la tentation est exacerbée en l’absence de toute dis-cipline exercée par la présence d’une autorité centrale : c’est pourquoi les rap-ports entre Etats dans un contexte de l’économie globale sont le lieu de pro-blèmes très difficiles d’« action collective » (voir supra note 82), aucun Etatn’ayant intérêt à agir dans le sens du bien commun.

87. H. Butler et J. Macey, « Externalities and the Matching Principle : TheCase for Reallocating Environmental Regulatory Authority », Yale L. and Pol.Rev., vol. 14 (1996), p. 23, spéc. p. 29. Comme le marché suppose que les indi-vidus ne répondent qu’aux coûts et aux bénéfices qu’ils subissent ou reçoiventeffectivement, il peut être inapte à traiter les externalités. Les dysfonctionne-ments qui résultent du fait que les acteurs n’internalisent pas les coûts de leursactivités conduit à une mauvaise allocation de ressources. Ceux qui fabriquentdes produits générant des externalités n’assument pas le coût entier des res-sources consommées au cours du processus de production. Mais parce que lesfabricants vont produire la quantité de biens qui reflètent leurs coûts privés, lesexternalités vont conduire à une situation de surproduction.

les Etats à tout faire pour conserver leur souveraineté législative —c’est là l’effet de la compétition verticale 84. Il en irait pareillementde la tentation de capter des ressources revenant naturellement auxcommunautés voisines 85. Cependant, la réalité montre que les gou-vernements en concurrence peuvent avoir une incitation à exporterles coûts de leur législation 86.

27. Le concept économique d’externalités vise les effets d’uneactivité dont le coût n’est pas assumé par celui qui l’exerce et quine font donc pas l’objet du mécanisme des prix 87. Selon la défini-tion classique de Pigou, les externalités apparaissent chaque foisque les coûts privés d’une activité ne correspondent pas aux coûtssociaux ; c’est dire que les coûts d’une activité sont supportés parceux qui n’en bénéficient pas. Telle que formulée par Demetsz, lafonction essentielle des droits subjectifs, notamment celle du droitde propriété, consiste à améliorer l’internationalisation des coûts

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88. « Towards a Theory of Property Rights », Am. Econ. Rev. Papers and Pro-ceedings, vol. 57 (1967), p. 347. Il s’agit pour l’ordre juridique de concevoir lastructure incitative des règles de façon à ce que chacun assume les coûts de l’ac-tivité dont il tire profit. Sur la structure incitative de la propriété privée, voirégalement infra no 224.

89. Voir J. Trachtman, « International Regulatory Competition, Externaliza-tion and Jurisdiction », précité note 32 ; «Conflict of Laws and Accuracy in theAllocation of Governement Responsibility », Vand. Journ. Transnat. L., p. 26 ;F. Easterbrook, «Federalism and European Business Law », Int. Rev. L. and Econ.,vol. 14 (1994), pp. 125, 127, 129 ; T. Merrill, « Chief Justice Rehnquist, PluralistTheory, and the Interpretation of Statutes », Rutgers LJ, vol. 25 (1994), pp. 621,640 ; J. Leboeuf, « The Economics of Federalism… », précité note 75, p. 567.

90. Le cas échéant, au moyen de sa règle de conflit de lois. Sur cette ques-tion, voir infra no 219. Dans un domaine différent, les lois qui confèrent uneimmunité aux cartels à l’exportation au regard du droit de la concurrence relè-vent d’un phénomène identique : voir infra no 226.

91. H. Butler et J. Macey, « Externalities and the Matching Principle », préciténote 87. Selon ces auteurs, le principe de la correspondance (matching principle)implique qu’en général l’autorité pour régler une externalité devrait appartenir

privés 88. Bien que cette définition suppose que les activités produi-sant des coûts soient celles des personnes privées, le concept peut êtreétendu aux Etats, qui peuvent imposer des coûts aux autres, y comprisdans l’exercice de leur activité législative 89. Un exemple classiqued’externalité transfrontière est celui de l’exemption consentie par unlégislateur par rapport à sa législation protectrice de l’environnementà un certain type de pollution provoquée par la fumée toxique desusines situées sur son territoire, sachant que celle-ci est toujoursrepoussée par le vent vers le territoire de l’Etat voisin 90.

28. Dans ce type de cas, la distorsion que subit la concurrencelégislative tient au fait que ceux qui sont affectés par l’externalitén’ont aucune voix dans la détermination de la sanction des effets enquestion et n’ont pas non plus accepté de subir ces derniers moyen-nant un droit à compensation ou sous la forme des revenus plus éle-vés qu’apporte par exemple l’activité polluante à la population del’Etat dont elle provient. Dans ce cas, la compétition, s’exerçant dansle seul but de s’approprier des ressources ou d’exporter des coûtsplutôt que de répondre aux préférences des citoyens, n’exerce plus safonction régulatrice ou disciplinaire.

29. Selon le modèle compétitif, le marché ne pouvant pourvoirseul à ses propres défaillances, la présence de telles externalités dis-tordant le processus compétitif justifie alors une initiative fédéralepour réguler l’activité en question. A cet égard, la théorie écono-mique veut que la police des externalités soit exercée de façon à ceque le domaine de la loi soit ajusté à leur étendue géographique 91.

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au législateur dont le ressort correspond à l’étendue géographique de celle-ci.Par exemple, si la pollution est transfrontière, le législateur national, et non celuide l’Etat fédéré, est plus approprié. Pour la même idée appliquée à la compé-tence pour traiter les externalités transfrontières en droit de la concurrence, voirF. Easterbrooke, « Federalism and European Business Law », précité note 89.Pareille idée semble conforme en tout cas à la répartition verticale des compé-tences au sein de la Constitution fédérale et pourrait bien, au sein de l’Unioneuropéenne, expliquer de façon convaincante la portée du principe de subsidia-rité.

92. Cette perspective globale, qui est en quelque sorte inhérente au conceptmême d’externalité, a donné lieu à une théorie économique du droit internatio-nal privé, fondée sur la poursuite de l’efficience globale : voir infra no 286.

93. Cette question sera envisagée en détail, dans le contexte d’une économieintégrée, infra nos 206 ss.

94. J. Trachtman, « Conflicts of Laws and Accuracy… », précité note 32,p. 341.

Le niveau de régulation approprié est celui où il est possible de tenircompte de tous les coûts — y compris ceux qui se réalisent à l’exté-rieur des ressorts des législateurs locaux 92. La question qu’il impor-tera de déterminer est celle de savoir si l’intervention du législateurcentral pour régler le cas d’externalités dépassant le territoire d’unseul Etat, qui est généralement assimilée dans l’esprit des écono-mistes à une législation unifiée, laisse une place au droit internatio-nal privé 93. Par analogie avec la théorie économique de la propriétéprivée, Joel Trachtman a suggéré que la fonction essentielle desrègles répartitrices des compétences étatiques serait d’inciter lesEtats à internaliser les coûts de leurs législations 94. L’examen del’autre limite du modèle économique, qui concerne plus directementla question de la portée des lois dans l’espace, permettra de contri-buer à cette réflexion.

B. Le problème de l’extraterritorialité

30. Les pressions de la compétition conduisant les législateurs àse différencier pour séduire une clientèle d’acteurs économiques, lesconflits de lois que départagent les choix de ces derniers sont de« vrais » conflits, en ce qu’ils impliquent précisément la diversité decontenu des lois en compétition et l’existence d’un enjeu écono-mique réel. Néanmoins, la conceptualisation de ces conflits se diffé-rencie par rapport tant à la doctrine néostatutaire américaine qu’à latradition savignienne en ce sens qu’ils ne tiennent ni à l’affrontementde volontés législatives revendiquant chacune un champ d’applica-tion différent, ni à la vocation abstraite de plusieurs lois à régir simul-tanément un même rapport économique. Renversant ces perspectives

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95. En ce qui concerne l’impact du modèle territorial sur la conception del’entrave aux libertés économiques en droit communautaire ou en droit fédéralaméricain, voir infra nos 147 et 193.

96. Voir infra nos 84 ss. Le rattachement de l’article 4 de la Convention deRome sur la loi applicable aux obligations contractuelles est différent en ce sensqu’il ne commande pas l’efficacité du choix des parties mais ne joue qu’à défautde celui-ci.

traditionnelles, le paradigme compétitif relie ces conflits à la mobi-lité internationale des personnes, des facteurs de production et desproduits, qui évoluent dans un monde organisé selon un mode stric-tement territorial. Ce sont les acteurs économiques qui décident aussibien de l’existence du conflit de lois en traversant, ne fût-ce quesymboliquement, les frontières étatiques, que de leur règlement, quia lieu par la même occasion. Le modèle économique des bienspublics suppose en effet que les lois étatiques soient territorialementcompartimentées 95. Lorsque les vannes de la compétition législativesont ouvertes, l’arbitrage des acteurs privés est lié alors à la libertéde ces derniers d’aller librement de l’une à l’autre, soit par le dépla-cement, soit par le seul exercice de la volonté. La pression exercée àla marge entraîne ainsi tous les effets bénéfiques de la concurrence.

31. Mais on conçoit que, lorsqu’il est transposé des biens publicsaux produits normatifs, le jeu de la compétition présente des dangerspour la cohérence ou l’effectivité d’une politique législative donnée,si la mobilité des acteurs privés leur permet trop facilement des’échapper à l’autorité des lois : le « shopping » législatif frôle alorsla fraude (evasion), dont il faut bien admettre que la place concep-tuelle au sein d’un modèle fondé délibérément sur le pouvoir d’arbi-trage des opérateurs économiques est difficile à définir. Deuxmoyens s’offrent alors à l’Etat pour réguler les effets de la compéti-tion. D’une part, le législateur peut subordonner le bénéfice de sa loià l’exigence d’une certaine intégration à son ressort des opérateursprivés, à travers des critères sociaux ou économiques. D’autre part,il peut rendre divers régimes indissociables, qui ne seront livrées à lacompétition qu’en bloc.

32. Repérée récemment dans la pratique judiciaire américaine enmatière contractuelle, qui semble subordonner le bénéfice de la loichoisie à la résidence de l’une des parties dans son ressort 96, lamême technique fonde le choix de facteurs de rattachement perma-nents, tel le domicile, dans des domaines qui impliquent des choixsociaux fondamentaux. On s’éloigne alors du modèle économiqueoriginaire, non seulement en augmentant les contraintes liées à la

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97. D. Laycock, « Equal Citizens of Equal and Territorial States : The Consti-tutional Foundations of Conflicts of Law », Colum. LR, vol. 92 (1992), p. 249.C’est pourquoi toute réglementation extraterritoriale destinée à assujettir lescitoyens d’un Etat à certaines valeurs de société (interdiction de l’euthanasie,par exemple), en dépit des possibilités qui s’offrent à eux dans l’Etat voisin, estsouvent suspecte pour des raisons constitutionnelles. Sur l’analyse des difficul-tés de l’extraterritorialité dans le système fédéral, voir M. Rosen, « Extraterrito-riality and Political Heterogenity in American Federalism », Univ. Penn. LR,2002, p. 855 ; J. Goldmsith et A. Sykes, « The Internet and the Dormant Com-merce Clause », Yale LJ, vol. 110 (2001), p. 785.

98. S’agissant d’un droit général à la mobilité des personnes (right to travel),le droit des Etats-Unis va bien plus loin que celui de l’Union européenne : voirM. Poiares Maduro, « Striking the Elusive Balance between Economic Freedomand Social Rights in the EU », dans P. Alston (dir. publ.), The EU and HumanRights, Oxford, 1999, p. 462.

99. A. Kjellgren, « On the Border of Abuse : the Jurisprudence of the Euro-pean Court of Justice on Circumvention, Fraud and Abuses of CommunityLaw », dans W. H. Roth et M. Andenas (dir. publ.), Services and Free Movementin EU Law, précité note 36, p. 245. Outre que dans le cas du rattachement dessociétés en droit communautaire, où les arrêts Centros-Uberseering-Inspire Artconstituent des illustrations frappantes de la difficulté visée au texte (voir infranos 60 ss.), le droit positif offre d’autres exemples. Ainsi, dans un champ très dif-férent, on sait que, au regard de la jurisprudence française en matière d’effets desjugements relative à la compétence du juge étranger, le critère de la fraude aujugement était devenu introuvable depuis que cette compétence était appréciéeau regard du critère libéral du « lien caractérisé ». La fraude est à nouveau iden-tifiable en matière de répudiation unilatérale depuis que la Cour de cassation aréinstitué l’exclusivité de la compétence du juge du domicile du défendeur (voirsur cette jurisprudence, P. Courbe, « Le rejet des répudiations musulmanes », D.,2004, chr. 815).

mobilité, mais aussi en modifiant le champ d’application de la loi,qui revêt ainsi une portée extraterritoriale. Cette extraterritorialitésied mal avec le schéma fédéral, qui repose pareillement sur la divi-sion territoriale des compétences législatives 97. Notamment, l’extra-territorialité « défensive », destinée à protéger la politique d’un Etatcontre l’effet subversif de législations voisines plus libérales, est dif-ficile à concilier avec le droit fondamental à la mobilité ou à la librecirculation des entreprises 98. En droit communautaire, la Cour deLuxembourg a été elle-même confrontée à cette difficulté dans ledomaine de la liberté d’établissement des sociétés commerciales ; defaçon intéressante, elle ne s’est jamais aventurée à définir la fraudeou l’abus de droit communautaire 99. Mais, dans le cadre fédéralaméricain, on a fait valoir au moyen d’arguments convaincants quel’extraterritorialité est le seul moyen de maintenir la diversité siprisée par le fédéralisme ; en effet, à défaut de reconnaître aux Etatsles moyens de protéger leurs positions parfois minoritaires contrel’arbitrage interétatique des citoyens mobiles, l’effet de la compé-tition risque d’aligner les divers droits sur le plus libéral d’entre

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100. M. Rosen, «Extraterritoriality and Political Heterogenity...», précité note 97.101. A cet égard, le principe d’origine, véhicule de la compétition au sein du

marché intérieur, renvoie à l’Etat de l’établissement du vendeur ou du prestatairede services. Sur les mécanismes de la compétition législative au sein du marchéintérieur, voir infra nos 141 ss.

102. A défaut de disposer de l’instrument d’analyse qu’est la qualification(voir, sur cette équivalence fonctionnelle des deux méthodologies, B. Audit, « Lecaractère fonctionnel de la règle de conflit », Recueil des cours, tome 186(1984), pp. 219 ss.).

103. Voir l’affaire très controversée Schultz v. Boy Scouts of America, NE 2d679 (NY 1985) et, plus récemment, Gilbert v. Seton Hall University, 332 F. 3d105 (2nd Cir., 2003) (voir, sur cette dernière, S. Symeonides, « Choice of Law inthe American Courts in 2003 : Seventeenth Annual Survey », Association ofAmerican Law Schools, Newsletter 2003, p. 22).

104. L. Brilmayer, «Rights, Fairness and Choice of Law», Yale LJ, vol. 98, p. 127.105. R. Mendales, « We Can Work It Out : The Interaction of Bankruptcy and

Securities Regulation in the Workout Context », Rutgers L. Rev., vol. 46 (1994),p. 1211.

eux 100. L’intensité de la concurrence législative mérite donc d’êtrerégulée, ce que permet l’introduction d’éléments non volontairesdans le choix des rattachements 101.

33. A cette technique s’ajoute une idée complémentaire, venue dela mise en œuvre judiciaire de la méthode des intérêts gouvernemen-taux. De celle-ci s’induit progressivement l’intérêt de l’Etat dudomicile à régir des questions de famille et de société concernant sescitoyens. Or, pour déterminer le champ exact de cet intérêt 102, lesjuges rappellent qu’en choisissant son domicile l’individu accepte àla fois les bénéfices et les charges corrélatives de l’appartenance à lacommunauté locale. Un exemple récurrent concerne la mise enœuvre de l’immunité des associations charitables en cas de dom-mages liés aux activités — notamment éducatives — de celles-ci 103.La victime n’est pas fondée à se plaindre du régime d’irresponsabi-lité qui les protège, dès lors qu’elle fait partie de la communauté quibénéficie des prestations offertes par ces associations. L’arbitragedes citoyens porte ainsi sur des paquets indépeçables (bundles), pouréviter l’abus ou les choix opportunistes. En même temps, la théoriedu libéralisme vient conforter cette orientation en la rattachant àl’idée de liberté négative : un Etat ne peut légitimement imposer defardeau à celui qui n’en perçoit pas les bénéfices corrélatifs104. Ondécèle ici la vision éminemment politique du conflit de lois qui ins-pire la théorie dominante aux Etats-Unis. Mais, dans les matièresmêmes qui semblent se prêter au libre choix des parties, l’existencede liens systématiques entre différentes parties du droit — entre lessecurities et le régime de la faillite, par exemple 105 — et la détermi-

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106. Voir sur ce point notre contribution, « The Challenge of Market Integra-tion for European Conflicts Theory », Vers un Code civil européen, 3e éd.(chap. 10, p. 191), Kluwer, 2004.

107. Dès lors, il est paradoxal que le droit des sociétés constitue l’illustrationparadigmatique de la compétition législative. En réalité, on peut se demanderdans quelle mesure les règles relatives à la constitution des sociétés répondentbien à l’étiquette du droit privé, la création de la personnalité morale étant entout cas un acte d’autorité de l’Etat. Cependant, la véritable raison de la placecentrale de la compétition en droit des sociétés réside dans les revenus liés àl’incorporation et non à l’étiquette théorique des règles en jeu.

108. Comme la théorie continentale des lois de police ou la doctrine améri-caine des intérêts gouvernementaux.

nation de l’objet précis de la compétition soulèvent pareillement leproblème du dépeçage ou du bundling. Plus les règles sont solidaires,moins la compétition autorisée est intense. Pareil constat ouvre ainsides perspectives importantes en ce qui concerne le rôle régulateur dudroit international privé au sein du modèle compétitif. Encore faut-ilcependant, pour que ce rôle soit une réalité, s’interroger sur l’effecti-vité de la concurrence législative dans le domaine du droit privé.

Section II. La relevance du modèle pour le droit privé

34. Au regard du modèle du fédéralisme économique, le marchédes produits législatifs, délimité par l’effet de la mobilité descitoyens et des entreprises investis d’un pouvoir d’arbitrage,concerne l’ensemble des règles de droit — la fiscalité en tête — sus-ceptibles d’influer sur les choix des consommateurs ou sur les déci-sions des entreprises ou des investisseurs. Sont donc visées les loistraditionnellement soustraites au champ de la méthode conflictuelle.A l’égard de ces dernières, l’impact du modèle est spectaculaire : lanouvelle extraterritorialité du droit public au sein de l’Union euro-péenne en est un excellent exemple 106. En revanche, on relève que ledroit privé est rarement dans le débat 107. Que ce soit dans le contextedes échanges mondiaux ou du droit fédéral ou communautaire, lacompétition de législateurs est généralement perçue comme portantsur le droit interventionniste, de police ou « régulatoire » (regula-tory). Ainsi, en dehors du droit fiscal, la protection de l’environne-ment ou le droit social est souvent au centre de la discussion. Cesont des domaines, en somme, où l’on perçoit facilement la présenced’intérêts étatiques, justiciables d’une méthodologie fonctionnelle ounéostatutaire 108. Or, la doctrine européenne considère généralementque le droit privé ne recouvre pas des intérêts étatiques susceptibles

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109. Voir G. Kegel, The Crisis of the Conflict of Laws, précité note 14.L’opinion contraire, plus proche de la démonstration proposée ici, est cependantsoutenue par Andreas Bucher, « L’ordre public et le but social des lois en droitinternational privé », précité note 14. Comparer aussi la perspective américainede S. Symeonides, « The American Choice of Law Revolution in the Courts : To-day and Tomorrow », Recueil des cours, tome 298 (2003), p. 13, spéc. p. 361 ;R. Sedler, « American Federalism, State Sovereignty and the Interest AnalysisApproach to Choice of Law », Law and Justice in a Multistate World, Essays inHonour of Arthur T. von Mehren, Nazfiger et Symeonides (dir. publ.), Transnat.Publishers., Inc., 2002, p. 369, spéc. p. 377.

110. A. Ogus, « Competition between National Legal Systems… », préciténote 36 ; comparer aussi J. Leboeuf, « The Economics of Federalism… », préciténote 40, suggérant que le modèle concurrentiel fonctionne essentiellement enprésence de politiques redistributives des Etats.

111. Le seul examen des données empiriques ne livre qu’une réponse incer-taine. D’un côté, la circulation de modèles au moyen d’« emprunts » aux sys-tèmes étrangers (legal borrowing) semble attester l’existence d’une émulationentre ordres juridiques qui n’exclut aucunement le droit privé. De même, le phé-nomène de l’exportation du droit, qu’il s’agisse de codes entiers, de valeursnationales, ou seulement de segments du droit privé tels le droit des contrats ouencore le droit de la procédure, démontre que la constitution de zones d’in-fluence juridique comporte un enjeu économique ou politique qui n’est que trèspartiellement capté par le seul concept de prestige. A l’inverse, la résistance déli-bérée de la part d’un Etat à l’importation de certaines solutions ou à certainsmodes de pensée peut signaler sa volonté de maintenir l’intégrité de ses valeurssociétales ou de ses choix économiques face à la pression à l’alignement. Danstous ces cas, la comparaison des droits semble entretenir un jeu compétitif, qu’ilsuscite l’émulation ou la résistance. Le rapport de la Banque mondiale n’hésitepas à présenter les relations entre traditions juridiques de common law et dedroit civil en termes de concurrence (« Doing Business in 2004 : UnderstandingRegulation », Document Date : 2003/10/01, 2004, The World Bank, Oxford Uni-versity Press. Auteurs : S. Djankov et C. McLiesh. Document Type : Publication,Report No. 2714). Cependant, d’un autre côté, l’attention prêtée aux pratiquesétrangères de droit privé n’est clairement pas systématique ; le fût-elle, la réacti-vité du législateur peut se trouver largement émoussée par le poids des traditionsou par le coût du changement. Lorsqu’on passe du droit comparé au conflit delois, il est difficile de déceler les signes d’une compétition dans l’indifférenceaffichée, du moins par la méthode bilatéraliste, à l’égard de la loi applicable.Importe-t-il à l’ordre juridique français que sa loi soit appliquée ou non par unjuge étranger dans un contentieux d’intérêt privé ou qu’elle soit choisie pourrégir un contrat ?

de donner prise à une telle méthodologie. 109 La vision compétitivedes conflits de lois serait-elle donc cantonnée, elle aussi, à l’un oul’autre côté de la division public-privé ? A cet égard, il a précisémentété soutenu que la neutralité du droit privé, dépourvu de toute fina-lité interventionniste ou « re-distributive », a pour effet de soustrairece droit à l’emprise d’une compétition effective 110. Il nous semblecependant que la disqualification du droit privé à ce dernier égardn’est pas à l’abri de toute discussion. Comme les données empi-riques sont peu probantes sur ce point 111, un examen plus approfondidu mécanisme de la compétition s’impose, pour comprendre l’objec-

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112. « Competition between National Legal Systems... », précité note 36.113. Supra no 17.114. W. Bratton et J. McCahery, « The New Economics... », précité note 43.

tion selon laquelle le droit privé pourrait ne pas y donner prise. A cetégard, il semble que la compétition ne s’engage de façon effectiveque lorsque la loi constitue un produit « hétérogène », en ce sensqu’elle comporterait un élément interventionniste (par. 1). La dis-qualification du droit privé à ce dernier égard paraît toutefois contes-table (par. 2).

Par. 1. La mécanique de la compétition et la distinctiondes produits homogènes et hétérogènes

35. La mécanique de la compétition est étroitement liée à la réac-tivité du législateur à l’égard des exigences des diverses catégoriesd’opérateurs économiques disposant d’un pouvoir d’arbitrage. Laquestion, soulevée par Anthony Ogus dans un article remarqué 112, sepose alors de savoir si le droit privé génère des catégories d’intérêtssuffisamment hétérogènes pour stimuler la chaîne de réactionsnécessaire au processus compétitif.

36. On sait que la théorie économique du fédéralisme s’est déve-loppée en partie en réponse au problème, identifié par l’analyse dupublic choice, du dévoiement du processus législatif en raison de lacaptation du législateur par des lobbies 113. Elle repose fondamenta-lement sur la dynamique de l’arbitrage des citoyens et des entre-prises, et suppose qu’il ne peut donc exister de compétition effectiveque si le processus décisionnel au sein de l’Etat est susceptible d’êtreinfluencé par la perspective d’une perte de ressources liée au départdes contribuables, des entreprises ou du capital, soit qu’il s’agit deretenir ceux qui menacent de partir, soit qu’il s’agit d’attirer des can-didats nouveaux. Aussi, le jeu de la compétition suppose-t-il unminimum de responsabilité politique — d’accountability — deslégislateurs, présumés réceptifs aux évaluations des citoyens fondéessur la comparaison des droits. A leur tour, celle-ci suppose que lesacteurs privés aient un pouvoir crédible d’exit et qu’ils soient parfai-tement informés des différences entre les divers systèmes juridiques.Comme on l’a vu, il est admis par les économistes que le modèleoriginaire du fédéralisme fiscal ne fonctionne que dans des condi-tions imparfaites dans le monde réel 114.

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115. Sur l’équivalence entre la mobilité et la volonté, voir infra nos 72 ss.116. Par exemple, la perspective d’un afflux important de contribuables sou-

cieux de la propreté de l’environnement incitera le législateur à renforcer sesnormes antipollution ; les entreprises à activité polluante qui s’estiment per-dantes du fait de ce changement se protégeront alors en partant vers un ressortplus favorable, et ainsi de suite (contrairement à l’un des postulats du modèle deTiebout, l’équilibre ne peut jamais être stable). Toutes les préférences sont doncsatisfaites et l’efficience est atteinte.

117. Sur ce problème, endémique, de la globalisation économique, voir infranos 224 ss.

37. Etant donné une réactivité suffisante du législateur, le modèlepostule que, si les préférences des acteurs privés sont diverses, le jeude la compétition conduit naturellement à une spécialisation salutairedes diverses législations, analogue à celle qui caractérise le marchédes produits ; chaque législateur s’efforcerait de répondre au plusprès aux besoins des catégories qui se regroupent dans son ressort ouqui choisissent de se soumettre à sa loi 115. Les opérateurs écono-miques se répartissent ainsi selon leurs préférences, maintenant lamultiplicité des régimes juridiques et stimulant la recherche d’amé-liorations qualitatives 116. En même temps, les forces du marchédétermineraient l’intensité optimale de réglementation applicable,apportant une solution spontanée au problème récurrent de la sous-réglementation ou la surréglementation en ce domaine 117.

38. Or, selon l’analyse proposée par Anthony Ogus, la dynamiquede la compétition législative va dépendre du point de savoir si la loiconstitue un produit « homogène » ou, au contraire, « hétérogène ».Dans ce dernier cas, seul conforme aux prémisses du modèle origi-naire, l’adoption d’une législation donnée crée des « gagnants » etdes « perdants ». Ces derniers, qui s’estiment lésés par la nouvelleloi, seront incités à se déplacer — matériellement ou métaphorique-ment — en vue d’échapper à son emprise, dès lors que le coût de cedéplacement est moindre que la perte subie. A son tour, le législateurréagira à ce départ en fonction de l’importance politique du groupeperdant. Les produits législatifs « hétérogènes » sont ainsi composés,selon l’auteur, de lois interventionnistes, qui poursuivent très claire-ment un but « re-distributif », c’est-à-dire une finalité de transfert derichesses d’une catégorie de la population à l’autre, tels la protectionlégislative des consommateurs, le droit social ou la réglementationde l’environnement. En revanche, lorsque la législation est un pro-duit homogène, en ce sens qu’il ne crée pas de perdants, aucungroupe n’a de raison soit de partir, soit de se mobiliser pour promou-voir une réforme. Ce serait le cas de pans importants du droit privé,

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118. L’auteur classe le droit de la responsabilité dans la catégorie interven-tionniste ou régulatoire. Comparer pour une analyse analogue, H. D. Tebbens,« Les conflits de lois en matière de publicité déloyale à l’épreuve du droit com-munautaire », Rev. crit. dr. int. pr., 1995, p. 451, spéc. p. 459, faisant valoir à trèsjuste titre qu’en matière de concurrence la responsabilité civile peut remplacerdans un système ce qui est accompli dans un autre au moyen de règles adminis-tratives ou pénales. Plus généralement, cependant, on peut dire que la techniquecontractuelle peut également constituer le substitut de techniques de droit public(voir les références citées infra note 122).

119. Sauf ceux des juristes, dont le fonds de commerce est précisément lacomplexité du droit.

120. P. Legrand, « Legal Systems Are Not Converging », International andComparative Law Quarterly, vol. 45 (1996), p. 52 ; « Against a European CivilCode », Modern Law Review, vol. 60 (1997), p. 44.

121. Un excellent exemple est la résistance opposée par la Law Society del’Angleterre et du Pays de Galles à ce que le Royaume-Uni ratifie la Conventionde Vienne sur la vente internationale de marchandises, par crainte de la compé-tition qu’elle ferait subir au droit national : voir R. Lee, « UN Convention onSale of Goods : OK for the UK ? », J. Bus. Law (1993), p. 131 ; A. Ogus, « Com-petition between National Legal Systems… », précité note 36, p. 412.

notamment du droit des contrats 118, en raison du caractère non inter-ventionniste ou « facilitatif » de celui-ci. Dans ce domaine, les préfé-rences de tous les opérateurs 119 convergent en faveur de la réductiondes coûts des règles juridiques, à savoir celles qui imposent le moinsde contraintes à la fluidité des transactions. Leur contenu substantielserait en somme indifférent. Par conséquent, la différenciation desrégimes juridiques, qui se produit sous la pression de la compétitionen cas d’intérêts hétérogènes, n’a plus lieu. Le résultat serait doncune certaine convergence spontanée des lois de droit privé, conformeaux enseignements les plus orthodoxes en droit comparé. Mais onsait que cette dernière thèse n’est pas elle-même à l’abri de lacontroverse 120. Aussi, convient-il de s’interroger sur la place réelledu droit privé dans le schéma ainsi décrit.

Par. 2. L’hétérogénéité des préférences et la prétendue neutralitédu droit privé

39. La thèse selon laquelle les conditions d’une compétitioneffective manqueraient en droit privé soulève deux sortes d’objec-tions. La première, qui a sans doute plus de poids dans les systèmesanglo-américains, concerne l’existence de puissants groupes de pres-sion — composés notamment des professionnels du droit — dontl’intérêt n’est pas nécessairement à la simplification des règles appli-cables 121. Mais l’argument essentiel concerne l’absence de neutralitédu droit privé à l’égard de finalités interventionnistes ou « régula-

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122. H. Collins, « Regulating Contracts for Fairness in Europe », Round Tableon Distributive Justice in Contracts, Université de Pérouse, 2003 ; « RegulatingContract Law », précité note 21 ; aussi, D. Campbell, H. Collins et J. Wightman(dir. publ.), Implict Dimensions of Contract, European Private Law Theory, HartPublishing, 2003. Voir aussi, les analyses similaires de B. Reiter, « The Controlof Contract Power », Ox. J. Legal Studies, vol. 1, p. 347 ; D. Kennedy, « ThePolitical Stakes in “Merely Technical” Issues of Contract Law », Eur. Rev. Priv.L., 2001, p. 7 ; A. Gkoutsinis, « Free Movement of Services in the EC Treaty andthe Law of Contractual Obligations relating to Banking and Financial Services »,Common Market Law Rev., vol. 41, p. 119, spéc. p. 167 ; F. Cafaggi, « Unagovernanza per il diritto europeo dei contratti ? », dans F. Cafaggi (dir. publ.),Quale armonizzazione per il diritto europeo dei contratti ?, Cedam, 2002 ;A. Jeammaud, « Introduction à la sémantique de la régulation juridique », Lestransformations de la régulation juridique, Clam et Martin (dir. publ.), Collec-tion Droit et société, Recherche et travaux, Paris, LGDJ, 1998, p. 70 ; E. Loquinet L. Ravillon, « La volonté des opérateurs vecteur d’un droit mondialisé », Lamondialisation du droit, précité note 21, p. 91. Comparer aussi, plus générale-ment, les références citées supra aux notes 21 et 23.

123. En droit anglais, lorsqu’un marchand d’art professionnel achète uneœuvre d’art à un acheteur profane à un prix beaucoup plus bas que le prix dumarché, il a le droit de profiter de son expertise, sauf en cas de fraude manifeste.

124. B. Rudden, « Le juste et l’inefficace : pour un non-devoir de renseigne-ments », Rev. trim. dr. civ., 1985, p. 91.

125. Ainsi,« the English rule permits those with better information to take advantage ofit without restriction in order to obtain more favourable contracts. Incontrast, the French rule inhibits the extent to which expertise can be used

toires ». Il a été développé par Hugh Collins en matière de droit descontrats, le plus récemment en rapport avec les projets d’unificationpréparés par la Commission en ce domaine 122.

40. La démonstration proposée consiste à établir que le droitprivé traditionnel des contrats, prétendument neutre en ce sens qu’ilserait purement « facilitatif », contient en réalité des schémas cachésà caractère interventionniste ou « régulatoire ». Rapporté à la clas-sification proposée par Anthony Ogus, on peut dire qu’il est denature à créer des gagnants et des perdants, à l’instar des réglemen-tations modernes à caractère plus franchement protectionniste, tel ledroit de la consommation. Un excellent exemple est emprunté aurégime comparé de l’erreur sur l’authenticité d’une œuvre d’art endroit français et en droit anglais. La différence qui sépare ces deuxdroits, relativement aux conséquences qu’emportent les asymétriesd’information des contractants sur la validité de la vente, est bienconnue 123. Dans une analyse comparative restée trop peu citée,Bernard Rudden en a excellemment signalé les implications écono-miques 124. A son tour, Hugh Collins reprend cet exemple pour mon-trer comment les deux systèmes créent des incitations très différentesà investir dans la création d’expertise 125. Dans les deux cas, la règle

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in situations of information asymmetry in order to obtain advantagesthrough contract » (« Regulating Contracts for Fairness in Europe », préciténote 122, p. 7 (comparer aussi du même auteur, sur le contrat comme méca-nisme de « pilotage » du marché, « Regulating Contract Law », préciténo 23).

126. Cet exemple fait réfléchir très sérieusement au caractère crédible durécent « plan d’action » de la Commission en matière de contrats, qui se propose,à défaut de codification à proprement parler, de faire apparaître « un cadre com-mun de référence » composé de concepts contractuels communs et supposésneutres (COM/2003/0068, 12 février 2003, JOUE, 2003, no C063). Délibérémentou non, le « cadre commun de référence » ainsi préconisé occulte l’existence deces importantes différences de substance, que seul un travail comparatif appro-fondi est de nature à dégager. Il faudrait en tout cas réfléchir à deux fois avantde supprimer cette diversité au nom de la prétendue convergence spontanée desprincipes de droit privé (sur ce point, voir notre article, « Expériences fromEurope : Legal Diversity and the Internal Market », Tex. Int. LJ, vol. 39 (2004),p. 429).

127. Pour d’autres conséquences possibles sur la méthodologie du conflit delois, comp. A. Bucher, « L’ordre public et le but social des lois », précité supranote 14. De même, le caractère neutre ou indistinctement applicable des règlesde droit privé est parfois considéré comme les disqualifiant au regard du conceptd’entrave aux libertés économiques (voir M. Wilderspin et X. Lewis, « Les rela-tions entre le droit communautaire et les règles de conflit de lois des Etatsmembres », Rev. crit. dr. int. pr., 2002, p. 1, spéc. pp. 31 ss.).

128. S. Grundmann, « The Structure of European Contract Law », préciténote 32.

applicable est incontestablement un produit hétérogène, en ce sensqu’elle tranche entre des catégories d’intérêts clairement opposés,selon des paramètres qui ne peuvent guère être dissociés d’une cer-taine conception de la régulation du marché 126.

41. La conclusion de Hugh Collins pourrait impliquer d’autresconséquences, peut-être plus surprenantes 127. N’est-ce pas en effeten raison du caractère neutre, « facilitatif » ou homogène tradition-nellement reconnu au droit des contrats que le principe d’autonomiea pu s’épanouir en droit international privé ? Aussi, l’apparition dudroit économique interventionniste a-t-elle annoncé les limites del’emprise de la volonté des parties sur le régime applicable auxcontrats internationaux. La distinction entre règles interventionnisteset celles qui ne le sont pas sous-tend aujourd’hui la structure de laConvention de Rome sur la loi applicable aux obligations contrac-tuelles, et, au-delà, l’ensemble du droit européen des contrats 128.Pour l’essentiel, seules les règles nationales tendant à protéger lesparties faibles font l’objet de mesures d’harmonisation, car leurapplication impérative aux échanges intracommunautaires par lesjuges des Etats membres pourrait créer des inégalités de nature àcompartimenter le marché. En revanche, le droit neutre, soumis

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129. CJCE, 24 janvier 1991, aff. C-339/89, Rec., I-107.130. Voir les références citées supra note 25.

selon la Convention de Rome au principe d’autonomie, échappe dece fait à l’unification ; pouvant être écarté par la volonté des parties,il n’est pas, selon l’arrêt Alsthom, susceptible d’entraver leséchanges 129. Mais dans quelle mesure la découverte du caractèreinterventionniste ou « régulatoire » du droit privé est-elle de nature àremettre en cause cette analyse ? Elle invite à tout le moins à renou-veler la réflexion sur deux thèmes essentiels. D’une part, sur lateneur de la catégorie « droit privé », qui connaît aujourd’hui desbouleversements significatifs du fait de la modification du rôle del’Etat lui-même dans l’économie 130. D’autre part, sur le fondementet la fonction de la volonté des parties dans le règlement du conflitde lois. Or, sur ce point, le paradigme compétitif offre une lecturealternative qu’il est intéressant d’explorer. Le lieu le plus évidentpour commencer est celui où la transposition du modèle est la pluslittérale, à savoir le cas du rattachement des sociétés.

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131. C’est-à-dire, en dehors de la politique fiscale.132. La littérature relative à ce marché, ainsi que sur les débats qu’il soulève, est

trop abondante pour être répertoriée ici. On consultera, par exemple,D. Charny, «Competition among Jurisdictions...», précité note 36 ; L. Bebchuk,«Federalism and the Corporation…», précité note 63 ; R. Romano, «Explain-ing American Exceptionalism in Corporate Law », dans McCahery, Bratton,Picciotto et Scott, International Regulatory Competition, précité note 23,p. 127 ; R. Romano, « The Genius of American Corporate Law » (1993),pp. 37-44 ; E. Kamar, « A Regulatory Competition Theory of Indeterminacyin Corporate Law», Colum. L. Rev., vol. 98 (1998), p. 1908; J. Macey et G. Mil-ler, « Toward an Interest-Group Theory of Delaware Corporate Law », TexasL. Rev., vol. 65 (1987), p. 469 ; W. Carney, «Federalism and Corporate Law:A Non-Delaware View of the Results of the Competition », dans McCahery,Bratton, Picciotto et Scott, International Regulatory Competition, précité note 23,p. 153.

133. Techniquement, la réincorporation se fait par la fusion avec une sociétécréée spécialement à cet effet sous l’empire de la loi nouvellement choisie : voirL. Bebchuk, ibid., p. 1458.

CHAPITRE II

MOBILITÉ INTERNATIONALE DES SOCIÉTÉSET MARCHÉ DES DROITS

42. Le modèle du fédéralisme économique trouve sa plus impor-tante application pratique en matière juridique 131 dans le domaine dudroit des sociétés, à travers le marché des corporate charters quis’est constitué aux Etats-Unis dès la fin du XIXe siècle 132. Les fon-dateurs — et, au cours de la vie de la société, les dirigeants — sontainsi parfaitement libres de choisir le régime juridique gouvernant laconstitution et le fonctionnement de leur société, en choisissantl’Etat d’incorporation de celle-ci ; la loi de cet Etat s’appliqueraindépendamment des lieux d’implantation de l’administration cen-trale ou d’exercice de l’activité sociale, et pourra se voir substituer àtout moment une loi concurrente, par simplement décision de réin-corporation sous l’empire d’une loi différente, sans qu’un tel chan-gement affecte la continuité de la personnalité morale 133. Outre lesconséquences fondamentales qu’il implique pour les règles de consti-tution et de fonctionnement des sociétés, le critère de l’incorpora-tion favorise également la mobilité interétatique des entreprises, ence qu’elles peuvent se redéployer géographiquement sans modi-fier le droit qui leur est applicable. Si les Etats de tradition euro-

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134. Sur l’histoire du principe de l’incorporation en Europe, voir H. Butler,« General Incorporation in Nineteenth Century England : Interaction of CommonLaw and Legislative Proceses », Int. Rev. of Law and Econ., vol. 6 (1986),p. 169. Le principe de l’incorporation semble avoir été appliqué pour la pre-mière fois par la Haute Cour d’Angleterre en 1724 (Dutch West India Co. v.Henriques van Moses, 1 Strange 612, 93 ER 733).

135. L. Bebchuk, « Federalism and the Corporation », précité note 63,p. 1443 : « Corporations can shop around for attractive corporate domiciles bycomparing legal régimes… »

136. L’optimalité, comme on le verra, est cependant étroitement tributaire dela conception que l’on a de la firme. Dans une conception qui voit dans lasociété commerciale un réseau de contrats (nexus of contracts theory), l’optima-lité est liée à la valorisation des actions. Une vision plus institutionnelle de lasociété privilégie en revanche l’idée selon laquelle elle aurait une responsabilitéà exercer en vue de la protection des intérêts d’autres parties prenantes tels lessalariés ou les créanciers, voire la communauté étatique dans son ensemble(stakeholder interest theory) : voir sur cette opposition, C. Stith, « Federalismand Company Law », précité note 36. A son tour, ces conceptions commanderontla position que l’on prendra à l’égard du critère de l’incorporation et par làmême de la concurrence législative, perçue comme valorisante car canalisée parla discipline du marché lui-même, ou alors subversive des politiques protectricespoursuivies.

137. L’expression est de W. Cary, « Federalism and Corporate Law... », préciténote 74.

péenne sont restés bien plus partagés sur les vertus de ce modèle 134,le droit communautaire s’engage désormais dans une voie analogue.A défaut d’harmonisation à ce jour des droits substantiels des socié-tés des Etats membres, une lecture extensive par la Cour de justicedes exigences de la liberté d’établissement tend progressivement àdissocier la détermination du régime juridique applicable à la sociétéde toute condition relative à l’intégration réelle de celle-ci dansl’économie de l’Etat qui lui confère la personnalité morale.

43. Le caractère volontaire du rattachement des sociétés confère àcelles-ci un pouvoir d’arbitrage entre les régimes juridiques offertspar les divers législateurs 135. La théorie économique du fédéralismeexplique alors que l’émulation entre ces derniers, qui se font concur-rence pour attirer le plus grand nombre de sociétés en raison desrevenus fiscaux qui sont attachés à l’incorporation, stimule la créati-vité, assure la loyauté du processus législatif et conduit au seuil éco-nomiquement optimal de réglementation 136. Cependant, la réalité desbienfaits ainsi attribués à la compétition législative en matière dedroit des sociétés, comme au demeurant son effectivité même, sontâprement discutées. Le débat porte pour l’essentiel sur l’existenced’un risque de voir cette compétition se muer en une course législa-tive « vers le bas » 137, conduisant à l’alignement de l’ensemble desdroits sur le régime juridique le plus laxiste. En effet, si le Delaware

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138. Le potentiel du droit international privé comme instrument de canalisa-tion des effets néfastes de la compétition législative est sous-estimé au sein dece modèle. Voir sur ce point, infra nos 206 ss.

139. Sur l’état de ces projets, voir V. Magnier, « La société européenne enquestion », Rev. crit. dr. int. pr., 2004, p. 555.

140. Sur le marché comme mode de régulation dans le modèle économique,voir Frank H. Easterbrook, « Antitrust and the Economics of Federalism », pré-cité note 45.

est incontestablement le gagnant de la course, attirant à lui seul unetrès vaste proportion des incorporations, son avance tient-elle à laqualité supérieure du régime juridique qu’il propose ou plutôt àl’instrumentalisation de ce dernier au profit des intérêts des diri-geants ? Par ailleurs, les termes de cette discussion se compliquentdu fait que les données économiques sont constamment contestées :l’« effet Delaware », qui désigne la valorisation des actions dessociétés incorporées dans cet Etat, existe-t-il réellement ? D’autresEtats que lui participent-ils réellement à la course ? Purement doctri-nal aux Etats-Unis, où la pratique généralisée du critère de l’incor-poration est acquise, ce débat explique en revanche l’attachementtraditionnel de plusieurs Etats d’Europe au critère du siège socialréel pour déterminer la loi applicable à la société, lequel joue préci-sément comme un frein à l’égard d’une concurrence législative per-çue comme indésirable, en limitant le champ laissé à la volonté etdonc au libre arbitrage des opérateurs économiques. De façon inté-ressante, on relève que la modification du rattachement, de façon àcanaliser la compétition législative, est rarement présentée aux Etats-Unis comme un correctif viable des distorsions de celle-ci, lesquellessont plutôt perçues en revanche comme justifiant une unification dudroit substantiel au plan fédéral 138.

44. L’évaluation des arguments échangés dans ce débat a beau-coup à gagner de l’éclairage du droit comparé. En effet, le récentlibéralisme de la Cour de justice des Communautés européennes, quiaccueille le modèle compétitif en droit communautaire par le biaisde la liberté d’établissement, s’explique, en grande partie, parl’échec des projets de rapprochement du droit des sociétés enEurope 139. Désormais, pour suppléer à la volonté politiquedéfaillante, le marché est appelé à déterminer seul le seuil optimaldes contraintes imposées à la liberté des parties 140. Or, il existe uneprofonde diversité de vues entre les Etats membres sur la teneur durégime applicable ; l’homogénéité qui existe sur ce point aux Etats-Unis, où règne un consensus sur les finalités du droit des sociétés,

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141. Dans une certaine mesure, il existe un équilibre au sein des diverseslégislations entre les droits des actionnaires et ceux des salariés, en ce sens queles pays qui consacrent des droits de regard plus importants au profit des action-naires tendent à diminuer la participation des travailleurs et vice versa. Parexemple, le Royaume-Uni a un droit protecteur des actionnaires, mais néglige laparticipation des travailleurs à la gestion sociale, tandis que l’Allemagne ou lesPays-Bas adoptent l’équilibre contraire (C. Stith, « Federalism and CompanyLaw… », précité note 36). C’est aussi le respect du caractère systématique desdivers droits qui est en jeu dans le débat relatif à la concurrence législative, laprivatisation du droit applicable s’accompagnant d’un risque de dépeçage (voirsupra no 33).

142. L. Bebchuk, « Federalism and the Corporation… », précité note 63,p. 1456, observant le consensus qui existe aux Etats-Unis sur le fait que lesrègles socialement désirables — les plus efficientes — sont celles qui maximi-sent la valeur des actions. Sur la valeur de ce critère, au regard même du para-mètre de l’efficience, voir H. W. De Jong, « European Capitalism : BetweenFreedom and Social Justice », dans McCahery, Bratton, Picciotto et Scott, Inter-national Regulatory Competition, précité note 23, p. 185.

fait défaut. Dans ce dernier contexte, la concurrence législative estappelée à jouer sur un fond de communauté de droit ; en Europe, enrevanche, elle prend place au sein de visions politiques très diffé-rentes de ce que doit être la société commerciale. Notamment, leslégislations divergent profondément sur la conception des relationsentre actionnaires et dirigeants et sur la participation de salariés auxmécanismes de gouvernance sociale 141. Dans ces conditions, l’évo-cation de la course vers le bas recouvre des craintes très différentesdans les deux contextes. La doctrine américaine dénonce principale-ment le risque que les dirigeants ne détournent à des fins purementpersonnelles, au détriment de la valeur des actions de la société, lafaculté offerte à celle-ci de choisir son Etat d’incorporation ; la com-pétition législative trouve donc ses limites dans la nécessité d’empê-cher le dévoiement du règlement de conflit de lois au détriment desintérêts des actionnaires. A aucun moment, cependant, n’est remiseen cause l’idée selon laquelle le droit des sociétés, avec la place plusou moins grande qu’il réserve à la volonté des parties dans le choixde la loi applicable, doit servir avant tout à accroître l’efficience éco-nomique de l’entreprise 142 à travers la valorisation des actions (sec-tion I). Dans le contexte européen, en revanche, où les profondesoppositions procèdent de conceptions très différentes de la firme, ondemande désormais à la concurrence des législateurs de déterminerl’orientation même du droit substantiel des sociétés en Europe. Onconçoit ainsi que l’introduction d’un critère de rattachement d’ordrevolontariste revêt une signification très différente dans les deuxcontextes (section II).

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143. La conception de la société comme un réseau de contrats portant sur lacorporate governance (comparer supra note 136) a également contribué àétendre le rayonnement de la volonté des parties vers la matière contractuelle (etnon l’inverse), voir L. Ribstein, « From Efficiency to Politics… », préciténote 45, p. 386, et infra nos 74 ss.

144. Il est également intéressant que la solution consacrée se présente commeune règle de conflit bilatérale, qui se fonde sur des considérations tout autres quel’importance de l’intérêt de l’Etat d’incorporation à régir les affaires internesd’une société qui n’est pas intégrée à son économie locale : pour une analyse cri-tique de ce rattachement au regard de l’analyse des intérêts gouvernementaux,voir J. Goldsmith, « Interest Analysis Applied to a Corporation », Yale LJ,vol. 98 (1989), p. 597. Toutefois, on peut se demander si, même au regard de latradition savignienne, le critère de rattachement des sociétés est réellement unerègle de conflit de lois, et si l’acte par lequel un Etat confère sa personnalitémorale n’est pas une décision redevable de règles de compétence d’autorités etde reconnaissance des actes publics (P. Mayer et V. Heuzé, Droit internationalprivé, Montchrestien, 7e éd., 2001, par. 1034 et les références doctrinales). Selonles classifications de la tradition civiliste, le droit des sociétés relève plutôtd’une qualification de droit privé — quoique la matière soit assortie de nom-breuses lois de police. En droit américain, il n’est pas traité non plus de la mêmefaçon que les contrats et les torts au regard des méthodes de conflits de lois dedroit privé, car ceux-ci ne sont pas justiciables de la Commerce Clause fédérale(voir infra note 587).

Section I. Concurrence et communauté de finalités :l’exemple américain

45. Le marché américain des corporate charters apparaît commel’illustration paradigmatique du modèle du fédéralisme économique.La conception contractualiste de la société qui y prédomine fournit àcet égard un terrain propice à la privatisation du droit applicable 143.Ainsi, la consécration du critère de l’incorporation traduit tout à la foisl’enracinement de la concurrence législative parmi les valeurs fédé-rales et le profond consensus politique qui règne quant aux valeurspoursuivies par le droit des sociétés (par. 1). Il ne faut pas perdrede vue cette dimension axiologique lorsqu’il s’agit d’évaluer les argu-ments échangés au titre du débat sur la course vers le bas (par. 2).

Par. 1. L’émergence du critère d’incorporation

46. Il est remarquable que le refus de la Cour suprême fédéralede constitutionnaliser une solution ou une méthodologie particulièrede règlement du conflit de lois connaît sa seule véritable entorse enmatière de droit des sociétés 144. C’est là sans aucun doute le signe del’importance fondamentale que confère l’économie libérale améri-caine tant à la création d’entreprises, perçue comme allant de pairavec la liberté de choix du régime juridique applicable, qu’à leur

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145. Cette nature spécifiquement ancillaire ou « ouvrière » du rattachementdes sociétés trouve une illustration intéressante en droit des contrats (voir L.Ribstein, « From Efficiency to Politics… », cité supra note 45, et voir infranos 83 ss.).

146. Order of United Commercial Travellers v. Wolfe, 331 US 586 (1947), futla dernière décision de la Cour suprême à exiger de la part des juges d’un Etatqu’ils appliquent la loi d’un autre (en l’occurrence celui de l’incorporation d’ungroupement de personnes) au nom des exigences de Full Faith and Credit(J. Kosyris, « Some Observations on State Regulation of Multistate Takeovers :Controlling Choice of Law through the Commerce Clause », Del. Journ.Corp. Law, vol. 14 (1989), p. 499, spéc. p. 512). Sur les exigences de la Consti-tution en matière de conflit de lois, voir infra nos 185 ss.

147. Voir J. Kosyris, ibid., spéc., pp. 505 ss. Cependant, la jurisprudence del’Etat de Delaware (notamment, McDermott Inc. v. Lewis, 531 A. 2d 206, 215-217, Del. 1987) continue à fonder la constitutionnalité du rattachement des so-ciétés au lieu d’incorporation sur les clauses de Due Process et Full Faith andCredit, qui confèrent à ce rattachement une autorité plus grande que le simplebalancing test mis en œuvre au regard de la Commerce Clause.

148. Order of United Commercial Travellers v. Wolfe, précité note 146.

aptitude à circuler dans un cadre fédéral, générant ainsi la concur-rence législative dans tous les autres champs du droit économiquedont l’applicabilité est liée soit à la qualité de « résident » soit au lieude l’activité sociale 145. Dans un premier temps, la Cour avait imposéle respect de la loi de l’incorporation au nom de la clause de FullFaith and Credit, qui fonde une obligation de reconnaissancemutuelle des « actes publics » étatiques 146. Si cette jurisprudence estconsidérée aujourd’hui comme abandonnée 147, c’est désormais aunom des intérêts du commerce interétatique pris en charge par laCommerce Clause qu’est protégée l’intégrité du titre d’applicationde la loi de l’incorporation. Ce changement d’orientation est intéres-sant sous l’angle d’une comparaison avec l’approche désormaisadoptée par le droit communautaire, qui parvient à un résultat ana-logue sur le fondement similaire de l’exercice transfrontière deslibertés économiques. Pareil rapprochement permet aussi de souli-gner qu’à la différence de la clause de Full Faith and Credit, dontl’intervention conférait une valeur constitutionnelle indiscutable aurattachement 148, le mode d’intervention de la Commerce Clause est— à l’image de celui des libertés communautaires — à la fois néga-tif et relatif, en ce sens qu’elle se borne à empêcher l’applicationd’une loi étatique donnée à un rapport transfrontière au terme d’unemise en balance des intérêts dans une espèce donnée, sans pourautant énoncer de règlement positif de conflit de lois. Cette diffé-rence quant à la portée des divers outils constitutionnels conduit unauteur à observer que le critère de l’incorporation des sociétés a fait

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149. J. Kosyris, « Some Observations on State Regulation of MultistateTakeovers », précité note 147, p. 508.

150. Sur ce que ces rapports entre dirigeants et actionnaires seraient le prin-cipal enjeu de la compétition législative, voir, M. Kahan et E. Kamar, « The Mythof State Competition in Corporate Law », Stanford LR, vol. 55 (2002), p. 679.

151. Comme l’explique J. Kosyris, « Some Observations on State Regulationof Multistate Takeovers », précité note 146, initialement, le Williams Act tendaitexclusivement à empêcher les abus de la part des raiders et à protéger ainsi lemanagement en place. Mais le texte final, substantiellement modifié sous lapression du Security and Exchange Commission, a réduit les contraintes s’impo-sant aux offrants et a ajouté plutôt un éventail considérable de mécanismes des-tinés au contraire à empêcher la résistance abusive des dirigeants en place. Lafinalité essentielle de cette loi, telle du moins que comprise par la Cour suprêmefédérale (Rondeau v. Mosinee Paper Corp., 422 US 49, 58-59, 1975), était d’en-courager l’autonomie des investisseurs au titre des exigences de la gestion démo-cratique des sociétés commerciales tout en augmentant l’efficacité et la respon-sabilité des sociétés en préservant le mécanisme des offres publiques d’achat.

152. Pour une présentation synthétique du contenu de ces obligations, voirJ. Kosyris, ibid., n. 1.

153. Ce postulat explique l’énigme que représente, pour les partisans de laconcurrence législative, l’adoption généralisée par les Etats de législations éco-nomiquement inefficientes car protectrices de dirigeants le cas échéant incompé-tents. La concurrence ne devrait-elle pas conduire à la solution la plus efficiente,

l’objet d’une « quasi-canonisation » par la Cour suprême 149. Le faitest qu’en pratique aucun Etat auteur d’une législation disqualifiée aunom de la Commerce Clause ne remet jamais en cause le rattache-ment de principe des sociétés à la loi de l’Etat de leur incorporation ;plutôt, le problème soulevé au regard de la Constitution a toujoursété de déterminer le domaine de cette loi, par rapport notamment àcelui de diverses lois de police émanant d’Etats tiers.

47. La consécration indirecte du principe de la compétence de laloi de l’incorporation pour régir la constitution et les « affairesinternes » de la société — essentiellement les obligations fiduciairesdes dirigeants à l’égard des actionnaires 150 — a eu lieu à l’occasionde l’adoption par un certain nombre d’Etats de lois anti-prise decontrôle (anti-takeover statutes) dans le sillage du Williams Act fédé-ral de 1968. Cette disposition fédérale avait été conçue pour contenirles raids sociaux qui se faisaient jour à l’occasion de la multipli-cation des prises de contrôle transfrontières dans les annéessoixante 151. Cependant, son contenu est resté très libéral, se bornantpour l’essentiel à imposer à la société auteur de l’offre d’achat desobligations préalables d’information et d’égalité de traitement 152. Laprise de contrôle étant perçue comme l’expression de la discipline dumarché à l’encontre d’une gestion inefficace, il importait, selon laSecurity and Exchange Commission, d’éviter de conférer une primeindue à la direction en place de la société cible 153. Jugeant toutefois

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fût-ce en évinçant une direction locale insuffisamment performante ? La solutionde l’énigme réside dans les distorsions que subit le jeu de la discipline du mar-ché dans ce cas : infra no 56.

154. Ces lois tendaient toutes à assujettir les offres publiques d’achat à descontraintes procédurales souvent dissuasives.

155. Cette loi se voulait applicable à toute offre d’achat, faite en quelque lieuque ce soit, de toute société dont dix pour cent au moins du capital était détenupar des résidents de l’Illinois, ou qui avait l’un des trois contacts avec cet Etat(incorporation, lieu d’administration ou localisation dans cet Etat de dix pourcent des avoirs).

156. 457 US 624 (1982). La société cible, incorporée dans le Delaware maisentretenant divers liens avec l’économie de l’Illinois, dont la présence d’action-naires résidents locaux, cherchait à s’opposer sur le fondement de cette législa-tion protectrice à une opération de prise de contrôle lancée à son encontre parune société étrangère.

157. L’opinion majoritaire (écrite par le juge White, rejoint par les jugesBurger, Powell, Stevens et O’Connor) estimait la loi invalide au regard de laCommerce Clause parce qu’elle imposait aux échanges interétatiques une chargeexcédant ses bénéfices locaux présumés. Les mêmes juges (sauf le juge Powell)ont également trouvé un motif d’inconstitutionnalité dans le fait que cette loiprétendait réguler le commerce interétatique « directement » — c’est là l’argu-ment de l’extraterritorialité, qui serait interdite par la Commerce Clause. Lesjuges White, Burger et Blackmun ont également trouvé que la loi violait leWilliams Act, mais les autres étaient soit en désaccord sur ce point soit n’ont pasenvisagé cette question !

158. La formule consacrée, également en voie d’être abandonnée, est qu’unEtat ne peut valablement réglementer le commerce interétatique « directement ».Sur la question de l’extraterritorialité, voir infra no 193.

159. J. Kosyris, « Some Observations on State Regulation of MultistateTakeovers », précité note 146, p. 502. Certains Etats ont adopté des lois dont ledomaine était expressément limité aux prises de contrôle internes, pour contour-

les intérêts de cette dernière insuffisamment protégés, plusieurs Etatsont adopté unilatéralement des régimes plus restrictifs, dans le butavoué de mettre les intérêts locaux à l’abri de raids initiés à l’exté-rieur 154. C’est une mesure de ce type, prise en l’occurrence parl’Illinois 155, dont la légitimité a été contestée dans l’affaire Edgarv. MITE Corp. 156 en 1982. Si la législation de l’Illinois a été dis-qualifiée par la Cour suprême sur le fondement de la CommerceClause, il est difficile à vrai dire d’identifier la raison précise quila condamne à ce titre, en raison des opinions variées des juges à cetégard 157. Le motif prédominant réside dans les charges dispropor-tionnées que la loi de la société cible imposait au commerce inter-étatique, mais la portée de ce motif est obscurcie par la convictionpartagée par certains juges selon laquelle l’extraterritorialité d’unelégislation serait en elle-même un motif d’inconstitutionnalité auregard de la Commerce Clause 158. Quoi qu’il en soit, l’arrêt fut suivipar une nouvelle génération de législations étatiques conçues pourcontourner l’interdit 159.

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ner le problème de l’extraterritorialité. D’autres, comme l’Etat de New York etle Delaware, ont adopté des techniques plus indirectes pour neutraliser les prisesde contrôle externes. Divers droits tendent en outre à alléger la responsabilitédes dirigeants qui prennent des mesures pour empêcher les prises de contrôle, etélargissent les armes à la disposition de ces derniers en adoptant un seuil trèsflexible de contrôle judiciaire des décisions intéressant la gestion de la société(business judgement rule). J. Kosyris fait ainsi remarquer que la résistance oppo-sée par les Etats contre la libéralisation des prises de contrôle a été complète.

160. CTS Corp. v. Dynamics Corp. of America, 481 US 69, 81 n. 6 (1987).Sur ce très important arrêt, voir Buxbaum, « The Threatened Constitutionaliza-tion of the Internal Affairs Doctrine in Corporation Law », Calif. L. Rev., vol. 75(1987), p. 29 ; P. Cox, « The Constitutional “Dynamics” of the Internal AffairsRule — A Comment on CTS Corporation », J. Corp. L., vol. 13 (1988), p. 317 ;D. Langevoort, « The Supreme Court and the Politics of Corporate Takeover : AComment on CTS Corp. v. Dynamics Corp. of America », Harv. L. Rev., vol. 101(1987), p. 96 ; D. Oesterle, « Delaware’s Takeover Statute : Of Chills, Pills,Standstills, and Who Gets Iced », Del. J. Corp. L., vol. 13 (1988), p. 879 ;A. Pinto, « The Constitution and the Market for Corporate Control : State Take-over Statutes after CTS Corp. », Wm. and ML Rev., vol. 29 (1988), p. 699 ;D. Regan, « Siamese Essays : (I) CTS Corp. voir Dynamics Corp. of America andDormant Commerce Clause Doctrine ; (II) Extraterritorial State Legislation »,Mich. L. Rev., vol. 85 (1987), p. 1865.

161. Cette fois-ci, la loi portait sur les conditions du droit de vote de certainescatégories d’actionnaires.

162. Voir sur ce point J. Kosyris, « Some Observations on State Regulation ofMultistate Takeovers », précité note 146, p. 525.

163. Plus précisément, l’intervention de la Cour suprême protège bien plusl’exclusivité de la loi applicable que l’intégrité du rattachement lui-même (sur lavaleur constitutionnelle duquel elle ne se prononce pas directement — sauf àconstater le caractère ancien et général de son adoption par les divers Etats).

48. C’est l’une de ces nouvelles tentatives qui a été débattue dansl’affaire CTS Corp. v. Dynamics Corp. of America, en 1987 160, ausujet d’un statut de l’Indiana, contesté à l’occasion de la prise decontrôle d’une société incorporée dans ce même Etat 161. Cette fois-ci, la loi litigieuse a échappé à la censure constitutionnelle, au motifqu’elle n’entravait pas de façon excessive le commerce extra-éta-tique. Or, il semble bien que, au-delà des différences qui pouvaientséparer ce cas du précédent du point de vue du domaine d’applica-tion de la loi dans l’espace 162, la conformité de la loi de l’Indianaaux exigences de la Commerce Clause tient plutôt au fait qu’elleémanait de l’Etat de l’incorporation de la société cible. Cette juris-prudence signifie donc bien moins une condamnation de l’extraterri-torialité en soi que la consécration de l’exclusivité de la loi de l’in-corporation pour déterminer le régime juridique de la société, ycompris à l’occasion des opérations d’acquisition 163. Le lien entrecette exclusivité et les besoins du commerce interétatique peut êtretrouvé dans l’idée, à nouveau évocatrice des exigences des libertéscommunautaires, selon laquelle l’exercice des activités transfron-

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164. J. Kosyris, « Some Observations on State Regulation of MultistateTakeovers », précité note 146, p. 510 :

« Internal corporate affairs should be subjected to a unitary, cohesive,consistent, predictable, equal, and continuous regime of regulation. Therights, powers and obligations of many persons in many capacities overlong periods of time are so delicately intertwined, connected and balancedwithin the corporation that any interference in any part is bound to haverepercussions elsewhere and to affect the complexion of the whole. Givingpreference to the law of incorporation as the single law not only increasescertainty and facilitates planning but also gives effect to the mutual, volun-tary compact made between the state and the organizers of the corporationand their successors. »

Voir déjà dans le même sens, H. Horowitz, « The Commerce Clause as a Limi-tation on State Choice-of-Law Doctrine », Harv. L. Rev., vol. 84 (1971), p. 806,817-823 ; cependant, M. Sargent, « Do the Second-Generation State TakeoverStatutes Violate the Commerce Clause ? », Corp. L. Rev., vol. 8 (1985), p. 3,spéc. pp. 19-20, contestant l’argument selon lequel la doctrine des affairesinternes serait justifiée par des considérations d’efficience et de prévisibilité.

165. Voir Air Lines, Inc. v. Sobieski, 12 Cal. Rptr. 719, 726 (Cal. Ct.App. 1961).

166. Voir United Air Lines, Inc. v. Illinois Commerce Commission, 32 Ill. 2d516, 207 NE 2d 433 (1965), où la Cour suprême de l’Illinois tient pour attenta-toire à la Commerce Clause une loi de cet Etat qui soumettait à un contrôle desautorités locales l’émission de valeurs d’une société de Delaware exerçant sesactivités localement. Comparer, dans le même sens, United Air Lines, Inc. v.Nebraska State Regulation Comm’n, 172 Neb. 784, 112 NW 2d 414 (1961) ;State ex rel. Utils. Comm’n v. Southern Bell Tel. & Tel. Co., 228 NC 201, 217SE 2d 543 (1975) ; Panhandle E. Pipe Line Co. v. Public Utils. Comm’n, 56Ohio St. 2d 334, 383 NE 2d 1163 (1978).

tières de la société commerciale serait entravée si elle devait êtreassujettie à des obligations contradictoires. A cet égard, les « affairesinternes » de la société représentent une catégorie nécessairementunitaire ; leur dépeçage entre des lois différentes risquerait dedétruire un équilibre complexe et imbriqué de droits et d’obligations,conçu pour fonctionner comme un tout 164.

49. La question se pose alors de savoir quelles situations échap-pent encore à la loi de l’incorporation. Il est clair notamment que lesEtats restent libres de réglementer le marché local des valeurs mobi-lières (blue sky laws), indépendamment de la loi d’incorporation dessociétés dont les titres sont en cause. On l’explique par le fait que lesopérations concernant les valeurs mobilières seraient des ventes etnon des affaires internes 165 ; il résulte cependant de la jurisprudencequ’une telle réglementation ne heurte le domaine de la lex societatisqu’à la condition qu’elle reste d’application purement interne 166. Parailleurs, si les relations de la société avec les tiers relèvent ainsi enprincipe de catégories propres, on a pu également observer une ten-dance à l’expansion de la loi de l’incorporation aux contrats liant la

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167. Sur ce point L. Ribstein, « From Efficiency to Politics... », préciténote 45, et voir infra nos 84 ss.

168. Sur la propension de l’Etat de New York à étendre le champ de sa légis-lation aux sociétés incorporées ailleurs mais ayant un certain seuil de présencelocale, voir J. Kosyris, « Corporate Wars and Choice of Law », Duke LJ, vol. 14(1985), p. 1, spéc. pp. 66-67. Le Second Restatement of Conflicts of Laws (com-mentaire sous par. 302-2) indique cependant que de telles entorses à la primautéde la loi de l’incorporation sont « extrêmement rares ».

169. J. Kosyris, « Some Observations on State Regulation of MultistateTakeovers », précité note 146, p. 519. Sur la position plus rigoureuse adoptée parla Cour de justice des Communautés européennes à l’égard de ce type de légis-lation dans l’affaire Inspire Art, voir infra no 63.

170. Evoquant la possible inconstitutionnalité de ces lois (tout en les estimantconformes à une approche du règlement de conflit de lois fondée sur l’effi-cience), voir E. O’Hara et L. Ribstein, « From Politics to Efficiency in Choice ofLaw », U. Chi. L. Rev., vol. 67 (2000), p. 1151, p. 1205.

171. Voir notamment la décision Palmer v. Arden Mayfair Inc., reproduitedans Del. Journ. Corp. Law., vol. 20 (1979, p. 617.

172. Cependant, certains auteurs estiment que l’arbitrage n’est pas effective-ment exercé et dénoncent la compétition comme un mythe, voir M. Kahan etE. Kamar, « The Myth of State Competition… », précité note 150 ; G. Subrama-

société ; le choix du Delaware comme lieu d’incorporation s’expli-querait ainsi, du moins en partie, par la volonté de bénéficier du droitdes contrats du même Etat, la pratique des tribunaux encourageant àcet égard la mise en paquet (bundling) des lois 167. Plus difficilecependant est le cas des lois, telle la section 2005 du Code califor-nien des sociétés ou le paragraphe 1320 de la loi de New York sur lessociétés, qui étendent le droit local des sociétés aux sociétés «pseudo-étrangères » 168 ; on considère généralement que le risque que lesarrêts MITE et CTS tendaient à prévenir, à savoir la soumission del’opérateur transfrontière à des obligations contradictoires, n’existepas dans le cas d’une société opérant exclusivement dans le cadre del’économie locale 169. Il faut reconnaître cependant que le parcoursde la loi californienne n’a pas été sans difficultés au regard des exi-gences de la Constitution fédérale 170, qui lui a été opposée entreautres — sans que cela soit très surprenant — dans le Delaware 171.

50. Solidifiée sinon sanctifiée par cette jurisprudence, la doctrinedes internal affairs autorise donc, de fait, le libre choix de la loiapplicable à travers le critère de l’incorporation, et lui garantitensuite une compétence très large pour régler, outre les conditions dela constitution de la société, l’ensemble des aspects de la gouver-nance de celle-ci, notamment les obligations fiduciaires de la direc-tion à l’égard des actionnaires. A travers le choix des parties, la com-pétition peut s’engager ainsi entre l’ensemble des régimes offerts parles Etats 172, qui s’efforceraient de s’attirer les sociétés incorporantes

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nian, « The Disappearing Delaware Effect », Journ. Law Econ. and Org., vol. 20(2004), p. 32 ; L. Bebchuk et A. Hamdani, « Vigorous Race or Leisurely Walk :Reconsidering the Debate on State Competition over Corporate Charters », YaleLJ, vol. 112 (2002), p. 553.

173. Voir L. Bebchuk, « Federalism and the Corporation… », précité note 63,expliquant qu’il y a plus de réincorporations que d’incorporations. Le conceptde « defensive competitiveness » consiste donc à garder les sociétés déjà ac-quises.

174. Le premier gagnant de cette compétition était l’Etat de New Jersey, dontla loi de 1896, la première des grandes législations libérales en matière de socié-tés, favorisait la constitution des « trusts ». Cet Etat a tiré des revenus fiscauxconsidérables de la première vague d’incorporations. Sa doctrine sur ce point futclairement influencée par les liens étroits entre les milieux législatifs et d’affaires (les « robber barons »). Toutefois, une tendance moins libérale ayantété imposée dans les premières décennies du XXe siècle sous l’égide du gou-vernement plus progressiste de Woodrow Wilson, les sociétés se sont tour-nées vers le Delaware, qui avait entre-temps aligné sa législation sur celle duNew Jersey (sous l’influence de la famille Dupont, qui cherchait à promouvoirses propres intérêts directoriaux au moyen d’un régime favorable aux diri-geants). Depuis cette date, le Delaware n’a jamais perdu sa place dominante,conjuguant son avantage de first mover et les atouts décrits dans le texte. Voirsur ces aspects historiques, D. Charny, « Competition Among Jurisdictions… »,précité note 36, pp. 427 ss.

175. Il est naturel qu’un petit Etat comme le Delaware soit le gagnant de cettecourse, en raison de l’importance relative de l’enjeu que représentent les revenusfiscaux liés aux incorporations (environ 500 millions de dollars par an). Enoutre, les actionnaires des sociétés qui sont incorporées dans un petit Etat serontmajoritairement étrangers, de sorte que cet Etat n’a aucun intérêt particulier à lesprotéger et peut ainsi poursuivre sans scrupules une politique favorisant les diri-geants. Sur ce point, L. Bebchuk, « Federalism and the Corporation... », préciténote 63, p. 1452.

et surtout réincorporantes en raison des revenus liés à la taxation desincorporations 173.

Le Delaware est le gagnant indiscutable de cette compétitiondepuis le début du XXe siècle 174. Aujourd’hui, la loi de cet Etat régitprès de la moitié des sociétés cotées au New York Stock Exchange,comme des « Fortune 500 », en contrepartie de quoi il tire une parttrès substantielle de ses ressources de l’industrie d’incorporation 175.Outre le caractère notoirement libéral de sa législation, sur lequelon reviendra, ses attraits incluent aussi des juridictions spécialisées,un barreau puissant, et une jurisprudence abondante et prévi-sible. Le fait que les innovations initiées dans cet Etat se répandentrapidement et largement, et que la valeur des actions des sociétésincorporées dans cet Etat tendrait à accroître, semblerait confir-mer non seulement l’intensité de la compétition législative en cedomaine, mais aussi son caractère bénéfique. A bien des égards, laréalité serait ainsi parfaitement conforme aux prévisions du modèleéconomique.

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176. Sur la dépendance de l’optimalité par rapport aux conceptions que l’ona de la finalité du droit des sociétés, voir supra note 136.

177. Sur la concurrence comme source d’information et mécanisme de feed-back en droit des sociétés, voir L. Bebchuk, « Federalism and the Corpora-tion… », précité note 63, p. 1457. Plus généralement sur la concurrence législa-tive comme mécanisme de découverte, voir supra note 60.

178. Sur les origines de la société à responsabilité limitée et la convictionqu’elles sont attribuables à la concurrence législative, voir W. Carney, « LimitedLiability Companies : Origins and Antecedents », U. Colo. L. Rev., vol. 66(1995), pp. 855, 857-859 ; C. Goforth, « The Rise of the Limited Liability Com-pany… », précité note 45 ; S. Hamill, « The Origins Behind the Limited LiabilityCompany», Ohio St. LJ, vol. 59 (1998), pp. 1459, 1463-1469 ; L. Ribstein, «FromEfficiency to Politics… », précité note 45, p. 405, faisant valoir que, sans ce pro-cessus d’expérimentation, même les législateurs les plus sophistiqués n’auraientpas pu savoir si cette nouvelle forme sociale répondraient aux besoins des firmes.

179. Les lois du Delaware qui ont été reprises ensuite par les autres Etatsconcernent, par exemple, l’élection des directeurs, les conditions de modifica-tions des statuts, la tenue des assemblées d’actionnaires, les droits de regard des

Par. 2. La valeur de la compétition : le problème de la coursevers le bas

51. Selon ce modèle, la concurrence qui s’instaure ainsi entre lesEtats, le Delaware en tête, grâce au rattachement des sociétés à la loide l’Etat de leur d’incorporation, est de nature a assurer que les dif-férents régimes juridiques offerts tendent constamment vers l’opti-malité, c’est-à-dire, au regard d’une conception contractualiste de lasociété, vers la maximisation de la valeur des actions 176. Le carac-tère décentralisé du processus compétitif assure en effet, plus que nepourrait le faire une réglementation centralisée, des opportunités per-manentes d’exploration, d’innovation et de découverte des règles lesplus adéquates 177. En dehors des nombreuses réformes initiées par leDelaware et subséquemment adoptées par d’autres Etats, une illus-tration intéressante concerne la rapide propagation du modèle de lasociété à responsabilité limitée (LLC), après sa création presqueaccidentelle dans le Wyoming, à la demande d’une puissante firmelocale 178. Mais, surtout, l’existence d’une concurrence entre Etatsinciterait très fortement les législateurs à rechercher les solutions lesplus efficientes — celles qui tendent à valoriser au maximum lesactions — et à résister par là même aux sirènes de groupes de pres-sion cherchant à faire adopter des législations protectionnistescontraires à l’intérêt général. Ici encore, l’incorporation dans leDelaware semblerait perçue favorablement par le marché, le mimé-tisme dont font preuve les autres Etats à son égard confirmant audemeurant la conviction que les solutions qu’il adopte sont écono-miquement optimales 179.

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actionnaires, la politique des dividendes, les fusions, les salaires et indemnitésdes dirigeants, et les défenses anti-prises de contrôle : voir L. Bebchuk, « Fede-ralism and the Corporation… », précité note 63, p. 1444.

180. W. Cary, « Federalism and Corporate Law... », précité note 74.181. Il n’est pas indifférent de relever que cette distorsion est le fruit de la

dispersion de l’actionnariat, elle-même conforme au modèle social du Delaware.Comparer sur ce point, D. Charny, « Competition among Jurisdictions… », pré-cité note 36, relevant qu’en Europe les différences relatives à la structure dumarché (par exemple, le contrôle effectif exercé par les créanciers ou les action-naires majoritaires) obligent à adapter les termes du débat relatif aux distorsionsde la concurrence législative.

182. Voir, dénonçant la confusion fréquente entre la course vers le bas et lacourse vers l’allégement des contraintes, qui peut aller dans le sens de l’optima-lité (selon la définition que l’on retient de celle-ci), P. Swire, « The Race toLaxity and the Race to Undesirability… », précité note 77.

183. R. Winter, «State Law, Shareholder Protection, and the Theory of theCorporation», Journ. Legal Stud., vol. 6 (1977), p. 251 ; M. Eisenberg, «TheModernization of Corporate Law: An Essay for Bill Cary», U. Miami L. Rev.,vol. 37, p. 187; R. Winter, «The Race to the Top Revisited: A Comment on Eisen-berg», Colum. LR, vol. 89 (1989), p. 1526; D. Fischel, «The “Race to the Bottom”Revisited : Reflections on Recent Developments in Delaware’s Corporate Law»,

52. Les premières ombres au tableau sont venues d’une étude deWilliam Cary, dénonçant le déséquilibre structurel qui transforme leprocessus compétitif en une course vers le bas, au profit des intérêtsdes seuls dirigeants 180. Le succès de la loi du Delaware ne tient-ilpas directement à son contenu promanagerial, allégeant les obliga-tions fiduciaires qui incombent aux dirigeants ? Les Etats cherchantavant tout à séduire ceux qui prennent les décisions de s’incorporerou de se réincorporer, et celles-ci appartenant très généralement auxseuls dirigeants en raison de la dispersion et de la sous-informationde l’actionnariat, il est naturel que les législations étatiques enconcurrence s’orientent en permanence dans le sens d’un relâche-ment des contraintes imposées aux dirigeants dans la conduite desaffaires sociales. Pareille distorsion 181 justifierait une législationfédérale des sociétés.

53. Le débat s’est alors engagé non pas sur la réalité de cetteorientation libérale du droit des sociétés, mais sur son caractère effi-cient : la tendance dérégulatoire du droit des sociétés qui résulte dela compétition législative est-elle nécessairement socialement indési-rable ? 182 Divers auteurs, parmi lesquels Ralph Winter, le jugeEasterbrooke et Daniel Fischel, répliquèrent que si le choix du lieud’incorporation appartient bien aux dirigeants, ceux-ci ne sont paslibres pour autant de sélectionner une loi qui favoriserait leurs inté-rêts propres au détriment de ceux des actionnaires, en raison despressions exercées par le marché lui-même sur leur décision 183. La

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Northwestern Univ. L. Rev., vol. 76, p. 913, spéc. pp. 919 ss. ; F. Easterbrook,« Federalism and European Business Law », précité note 45 ; F. Easterbrook etD. Fischel, The Economic Structure of Corporate Law, Harv. Univ. Press, 1991.Ces pressions sont imbriquées à celles, déjà évoquées, qui incitent les Etats eux-mêmes à favoriser l’intérêt général. L’idée est qu’à supposer même qu’un Etatadopterait une législation sous-optimale dans la croyance fût-elle erronée qu’ilattirerait par là même des dirigeants opportunistes, les dirigeants n’auraientaucun intérêt à la choisir.

184. La modération du Delaware sur ce point, qui a fini par adopter une loianti-prise de contrôle (inefficiente mais protectrice de la direction en place),bien après les autres Etats, alors qu’il aurait pu, pour plaire aux dirigeants,s’engouffrer dans cette voie de façon plus rapide et plus radicale, est source debeaucoup de spéculations. Les auteurs M. Kahan et E. Kamar, « The Myth ofState Competition in Corporate Law », précité note 150, p. 740, proposent d’ex-pliquer les solutions souvent médianes (middle ground) du Delaware par sonsouci de se positionner par rapport aux autres législateurs, en essayant de séduireaussi bien les dirigeants que les actionnaires. Comme beaucoup d’autres Etatss’étaient engagés dans cette voie, il fallait qu’il suive la tendance pour ne pasdéplaire aux dirigeants ; mais il avait également le souci de ne pas contrarier desactionnaires potentiels en provenance d’autres Etats…

faille de la thèse de la course vers le bas serait de méconnaître le faitque le droit n’est pas la seule source de discipline à l’égard des déci-sions des dirigeants, l’opportunisme managérial étant largementcanalisé par les forces du marché. En effet, toute décision de s’in-corporer sous l’égide d’un régime qui permette d’exploiter la qualitéde dirigeant à des fins personnelles au détriment de l’intérêt généraldes actionnaires sera sanctionnée par la fuite de ces derniers, eux-mêmes fortement mobiles. La perte de valeur subie en conséquencepar la société la rendra par là même plus vulnérable aux prises decontrôle, compromettra la situation actuelle des dirigeants et leurschances de s’employer ailleurs et, dès lors que les salaires et indem-nités de ces derniers sont reliés à la rentabilité des actions, dimi-nuera leurs propres gains... Selon les mêmes auteurs, la disciplineainsi exercée par le marché serait donc plutôt de nature à garantirque la concurrence s’engage « vers le haut », fût-ce dans le sensd’une libéralisation constante du droit applicable. Au demeurant,l’effet de la compétition verticale n’est pas à négliger. Ainsi, si leDelaware pratique parfois une certaine autocensure, comme il l’a faitpar exemple dans le domaine important des lois anti-prise de contrôle(anti-takeover statutes) 184, c’est précisément en raison du risquequ’une libéralisation excessive — inefficiente — de sa législationprovoquerait l’interférence du législateur fédéral. Par conséquent,l’état du droit issu de la concurrence entre les Etats peut être pré-sumé efficient.

54. La progression de ce débat s’est heurtée à la difficulté d’ob-

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185. Ainsi, G. Subramanian, « The Disappearing Delaware Effect », préciténote 172 ; comparer aussi, du même auteur, « The Influence of Antitakeover Sta-tutes on Incorporation Choice : Evidence on the “Race” Debate and Antitake-over Overreaching », U. Pa. L. Rev., vol. 150 (2002), p. 1795, qui conteste lesrésultats d’études empiriques tendant à démontrer la hausse de la valeur desactions des sociétés incorporées dans le Delaware (voir R. Daines, « Does Dela-ware Law Improve Firm Value ? », Journal of Financial Economics, vol. 62(2001), p. 525, démontrant que les sociétés du Delaware valent plus que lesautres pour douze des seize années entre 1981 et 1996). Selon cet auteur, la tra-jectoire de l’« effet Delaware », qui démontre une « disparition » de la valeur desfirmes dans le temps, suggère qu’il ne peut y avoir une course vers le haut, etqu’il y a peut-être même une course vers le bas. Il suggère diverses raisons, liéesà la teneur de la loi substantielle de cet Etat au milieu des années quatre-vingt-dix, pour expliquer pourquoi on a pu relever alors une augmentation éphémère dela valeur des sociétés. D’autres auteurs (L. Bebchuk et A. Hamdani, « VigorousRace or Leisurely Walk… », précité note 172 ; M. Kahan et E. Kamar, « TheMyth of State Competition in Corporate Law », précité note 150) contestent laparticipation même des Etats autres que le Delaware dans la course, suggérantqu’en raison de l’importance que revêt les revenus liés aux incorporations pourle Delaware, et de la relative indifférence de ce même élément pour les autresEtats, celui-ci serait en réalité le seul ou du moins le principal compétiteur. Tou-tefois, il est difficile d’ignorer l’attitude compétitive d’un Etat comme leNevada, qui perçoit 20 millions de dollars par an de revenus fiscaux liés auxincorporations, révise fréquemment son droit des sociétés, et se présente, pourattirer une clientèle potentielle, comme « l’Etat où il est le plus difficile de per-cer le voile de la personnalité morale », « le seul Etat du pays qui n’échangeaucune information avec le fisc », etc. (voir L. Bebchuk et A. Hamdani, précitésp. 717). S’il est vrai que de tels efforts publicitaires cibleraient principalementles petites sociétés non cotées (ibid.), ils semblent attester d’un effet de spécia-lisation induit par la compétition en fonction des préférences diverses des opé-rateurs plutôt que l’absence de celle-ci.

186. Parmi les nombreuses publications de cet auteur sur ce thème, voirR. Romano, « Law as Product : Some Pieces of the Incorporation Puzzle », pré-cité supra note 41 ; « Explaining American Exceptionalism in Corporate Law »,précité note 47.

187. Ce qui peut signifier qu’ils se bornent passivement à imiter les innova-tions du Delaware, sans entrer en compétition avec lui : voir les références citéessupra note 185.

tenir des preuves empiriques convaincantes en faveur de l’une oul’autre thèse. Aujourd’hui, l’« effet Delaware » lui-même, à savoir lavalorisation des sociétés réincorporées dans le Delaware, est contes-tée 185. C’est alors que les travaux de Roberta Romano ouvrent uneperspective intéressante en proposant une voie moyenne 186. La pri-mauté que conserve le Delaware dans la course aux incorporations,en dépit du fait que d’autres Etats, suivant ses évolutions de trèsprès, ont ainsi une législation quasiment identique 187, et que lacharge fiscale associée à l’incorporation dans le Delaware est parti-culièrement onéreuse, s’expliquerait ainsi bien moins par la teneurde sa loi substantielle que par les autres atouts d’ordre institutionnelqu’il a développés en parallèle. En particulier, l’importance que

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188. Le concept de pacte relationnel est emprunté à un important courant depensée américaine en matière de droit des contrats (pour des références et uneprésentation en langue française, voir notre contribution, « Du contrat « relation-nel ». Réponse à François Ost », La relativité du contrat, Travaux de l’Associa-tion Henri Capitant, 1999, t. IV, p. 169. Une analyse récente éclaire cependantles aspects négatifs de ce pacte. En effet, selon M. Kahan et E. Rock (« Our Cor-porate Federalism and the Shape of Corporate Law » (30 June 2004), Universityof Pennsylvania Law School, Scholarship at Penn. Law, Working Paper 50, http://lsr.nellco.org/upenn/wps/papers/50), le modèle du Delaware, né au XIXe siècle,repose précisément sur la création judiciaire du droit des sociétés : aucun chan-gement ne se produit tant qu’un litige n’est pas soumis à ses juges. Or, la lenteurde ce processus expliquerait pourquoi le Delaware est remarquablement absentdu grand débat national, déclenché par l’affaire Enron, relatif à la gouvernancedes sociétés.

189. Sur ce point, au demeurant, l’exemple européen, qui semble attesterd’un risque réel de course vers le bas depuis la libéralisation par la Cour de jus-tice des contraintes sur la mobilité intracommunautaire des sociétés, est précisé-ment de nature à le relancer ! Voir infra nos 60 ss.

190. D. Charny, « Competition among Jurisdictions... », précité note 36 ;L. Bebchuk, « Federalism and the Corporation... », précité note 63.

revêt pour son économie la part de revenus provenant des incorpora-tions représente à elle seule une garantie de prévisibilité et de stabi-lité de son droit, qui ferait ainsi l’objet d’une sorte de pacte relation-nel entre cet Etat et les sociétés qu’il accueille 188. Pareille analyseest sans doute juste. Il n’empêche que, pour prévisible qu’elle soit, lateneur très libérale de la loi offerte n’est certainement pas indiffé-rente aux choix du lieu d’incorporation, de sorte que le débat sur lapositivité d’une course vers le bas n’est toujours pas tranché 189.

55. En réalité, comme l’ont fait valoir les auteurs Daniel Charnyet Lucian Bebchuk, il est assez probable que le sens de la course deslégislateurs — vers le haut ou vers le bas — n’est pas univoque 190.Le risque de distorsion est fonction de la teneur des dispositions encause ou, plus précisément, de leur fonction au regard de la dyna-mique de la compétition elle-même. En effet, dans certains cas, ilsemble assez clair que l’émulation entre législateurs a conduit audéveloppement et à la diffusion de règles améliorées ; l’affinementconstant des normes comptables en constitue un bon exemple. Dansde tels cas, on peut dire que les intérêts des dirigeants et ceux desactionnaires sont parfaitement alignés dans le sens de la diminutiondes coûts et l’amélioration de l’efficacité du droit applicable ; aucuneexploitation des intérêts des actionnaires n’est à craindre et l’évolu-tion des régimes juridiques dans le sens de l’efficience sembleconfirmée. Cette situation confirme également l’analyse économiqueavancée par Anthony Ogus en matière contractuelle, selon laquelle,lorsque les intérêts des parties sont identiques en ce sens que la règle

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191. Sur cette thèse, voir supra nos 35 ss.192. Sur l’évolution de certains aspects du droit des sociétés vers l’efficience,

L. Ribstein et B. Kobayashi, « Uniform Laws, Model Laws and Limited Liabi-lity Companies », U. Colo. L. Rev., vol. 66 (1995), p. 947.

193. Voir supra no 47. Pour des études récentes invoquant des données empi-riques qui confirment que les dirigeants tendent à migrer vers des Etats leuroffrant une protection contre les prises de contrôle hostiles, voir L. Bebchuck etA. Farrell, « On Takeover Law and Regulatory Competition », Bus. Law., vol. 57(2002), p. 1047 ; G. Subramanian, « The Influence of Antitakeover Statutes onIncorporation Choice : Evidence on the “Race” Debate and Antitakeover Over-reaching », U. Pa. L. Rev., vol. 150 (2002), p. 1795.

194. Amanda Acquisition Corp. v. Universal Foods Corp, 877 F. 2d 496(7th Cir., 1989) : il est difficile en effet de concilier la multiplication des antitake-over statutes avec l’idée simple selon laquelle « States that enact laws that areharmful to investors will cause entrepreneurs to incorporate elsewhere ».

de droit ne crée ni gagnant ni perdant, il faut s’attendre à ce que lessystèmes nationaux convergent dans le sens de la réduction descoûts 191. La compétition législative joue alors un rôle salutaire demodernisation du droit en fonction de l’évolution des techniques,d’allégement du formalisme onéreux, etc. 192

56. Mais dans les cas où les intérêts des parties ne sont pas ali-gnés, il y a lieu d’être plus circonspect sur les effets de la compéti-tion législative. En effet, si cette concurrence est tributaire des forcesdu marché, les vraies difficultés apparaissent lorsque la règle juridiqueest elle-même de nature à les neutraliser. Il y a alors une distorsiond’ordre structurel qui peut affecter la dynamique même de la concur-rence législative. Un excellent exemple est fourni par la proliférationdes lois anti-takeover dans le sillage du Williams Act 193. Dès lors eneffet que l’on présume efficient l’état du droit issu d’une telleconcurrence législative, on s’explique difficilement l’acharnementmis par les Etats à adopter des législations restrictives, protectricesdes intérêts acquis, qui empêchent le marché de sanctionner effecti-vement les défaillances d’une direction incompétente. Un tel protec-tionnisme ne va certainement pas dans le sens de la maximisation dela valeur des actions ; le juge Easterbrooke a exprimé sa perplexitésur ce point dans l’arrêt Amanda Acquisitions 194. Mais ce résultat n’arien de surprenant lorsqu’on tient compte du fait que toute restrictionà la prise de contrôle est de nature à mettre la direction en place àl’abri de la discipline du marché. Les intérêts des parties divergentici clairement. Bien entendu, ce fait n’est pas à lui seul de nature àtransformer la compétition en course vers le bas ; les forces du mar-ché, comme on l’a vu, servent en principe de contrepoids au pouvoirexclusif de décision dont sont investis les dirigeants sociaux et

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195. Essentiellement L. Bebchuk, « Federalism and the Corporation… », pré-cité note 63 ; également, pour une approche sélective de la fédéralisation dudroit des sociétés, D. Charny, « Competition among Jurisdictions… », préciténote 36.

196. Sur la problématique des rapports entre volonté et impérativité, infranos 115 ss.

197. F. Easterbrook et D. Fischel, « The Corporate Contract », Colum. L. Rev.,vol. 89, pp. 1416, 1437.

découragent par là même tant les comportements opportunistes deleur part que les efforts des Etats de les séduire en offrant un régimeexcessivement laxiste. Cependant, lorsque la détermination de larègle applicable est de nature à affecter directement le jeu même desforces du marché, il devient évident non seulement que les dirigeantsont intérêt à la choisir la plus interférente possible, mais qu’une foischoisie et applicable elle sert précisément à contrecarrer la pressionque le marché pourrait exercer en son absence. Si cette analyserésout bien l’énigme des statuts anti-takeover, elle s’applique égale-ment aux autres règles qui sont de nature soit à relayer soit à freinerl’action du marché, telles celles relatives à la rémunération des diri-geants, laquelle peut être reliée ou non à la rentabilité des actions. Laprolifération de régimes favorisant les intérêts de ces derniers, sur l’ini-tiative notamment du Delaware, devient alors quelque peu suspecte...

57. Certains auteurs proposent en conséquence qu’il y ait unerègle de droit uniforme fédérale sur les points sur lesquels le choixdu régime juridique est de nature à contribuer à la distorsion du pro-cessus compétitif, laissant jouer la diversité en revanche là où l’in-novation a des chances de jouer dans le seul sens de l’optimalité 195.La problématique de la compétition est reliée à cet égard à celle del’intangibilité du corporate charter, c’est-à-dire, du caractère impé-ratif des lois étatiques sous l’égide desquelles les sociétés choisissentde s’incorporer 196. En effet, un consensus semble exister — partagémême par le courant très libéral d’auteurs comme Easterbrooke etFischel 197 — sur le caractère impératif de la charte ; la société qui achoisi de s’incorporer sous l’égide d’un régime déterminé ne devraitpas pouvoir modifier à son gré les droits et obligations qui en sontissus. La crainte est autant celle de l’abus de pouvoir contractuel àl’égard des actionnaires que de la subversion de l’équilibre établi parle législateur entre les diverses parties d’un ensemble complexeet fortement imbriqué. Or, il semble difficile de concilier de tellespréoccupations avec la mansuétude avec laquelle est accueillie parailleurs la concurrence législative. En effet, la pratique révèle que le

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198. L. Bebchuk, « Federalism and the Corporation... », précité note 63,p. 1496.

199. Ibid.200. Voir supra no 38.

changement du lieu d’incorporation s’intègre très souvent dans unestratégie relative à une opération donnée. Par exemple, avant de pro-céder à une augmentation de capital, un emprunt, etc., les dirigeantschoisiront de réincorporer la société sous l’égide du régime qui favo-rise le plus ses chances de succès. Pareille stratégie s’apparented’autant plus à un dépeçage ou à un opting-out qu’un nouveau chan-gement de loi applicable reste théoriquement possible à toutmoment ; l’avantage escompté ne s’accompagne pas nécessairementde contraintes corrélatives. Or, selon L. Bebchuk, si on rapproche lesdeux questions — opt-out et compétition législative — on doitadmettre que cette dernière est inadmissible sur les points mêmes oùla liberté des parties est par ailleurs exclue 198. Pareille conclusionconduit l’auteur à proposer une réglementation fédérale uniforme,exclusive du jeu de la concurrence législative, sur les aspects indé-rogeables des chartes offertes par les Etats 199.

58. L’exemple du marché américain des corporate chartersmontre ainsi que la compétition entre législateurs risque d’être dis-tordue, et la liberté des parties subvertie, dès lors que les Etats pour-suivent des politiques impératives d’ordre interventionniste — pourreprendre la définition d’Anthony Ogus, il s’agit des politiques quisont de nature à créer des gagnants et des perdants, les intérêts desparties n’étant pas alignés 200 —, et que les forces du marché, natu-rellement absentes ou spontanément neutralisées, ne sont pas àmême de rétablir l’équilibre. Dans ce cas, on ne saurait demander àla concurrence législative elle-même de déterminer le niveau optimalde protection dont doivent bénéficier les uns ou les autres ; le marchéne peut corriger ses propres défaillances. Dans un cadre fédéral, uneintervention correctrice est perçue alors comme nécessaire pour éli-miner les distorsions. C’est très précisément la voie empruntée endroit communautaire, par exemple, dans le domaine des contrats deconsommation, où la défaillance du marché, sous forme d’inégalitésd’accès à l’information, fait l’objet d’une législation harmonisée ; onne demande pas en revanche à l’arbitrage des parties — qui seraitnécessairement distordu — de déterminer le seuil désirable d’inter-ventionnisme étatique.

59. Toutefois, éliminer les distorsions de la concurrence législa-

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201. C. Stith, « Federalism and Company Law… », précité note 36.

tive qui risquent de jouer contre les intérêts des actionnaires — parexemple, en fédéralisant le régime applicable sur les points sur les-quels on estime que le corporate charter doit être impératif sur leplan interne — n’épuise pas le problème de la course vers le basdans le domaine du droit des sociétés. Car la valorisation des actionsn’est pas nécessairement l’intérêt exclusif poursuivi par le droit dessociétés, qui peut être appelé à promouvoir d’autres valeurs, dont laprotection des tiers, créanciers ou salariés. C’est là précisément ladifficulté que soulève en droit communautaire la divergence desdroits substantiels des Etats membres, qui ne souscrivent pas tous àune vision du droit des sociétés réduite à la recherche de l’efficienceéconomique. Plus précisément, on l’a vu, c’est en fonction deconceptions très différentes de la fonction même de la société com-merciale que les différents législateurs se positionnent sur un éven-tail de questions incluant le capital minimum, la participation dessalariés ou les droits des actionnaires 201. L’homogénéité axiologiqueentre les différentes législations, qui explique que tous les Etats amé-ricains participent au marché du corporate charter même si lesrégimes juridiques qu’ils proposent ne sont pas identiques, fait lar-gement défaut en Europe. Dès lors, le choix du critère de rattache-ment ne peut être anodin. Si certains Etats expriment effectivementune vision libérale de la matière en s’ouvrant à la concurrence légis-lative au moyen du critère de l’incorporation, d’autres sont précisé-ment hostiles à ce critère en ce qu’il permet de contourner le régimeplus rigoureux qu’ils imposent dans la poursuite de politiques jugéesfondamentales. La difficulté n’est pas seulement alors de purger deses vices la compétition législative, jugée a priori désirable, mais dedécider si celle-ci a bien un rôle à jouer. Etendre la place donnée àla volonté des parties dans la détermination de la loi applicable à lasociété, comme l’a fait récemment la Cour de justice des Com-munautés européennes, c’est donc trancher entre deux conceptionsprofondément opposées de la régulation du marché.

Section II. Concurrence législative et finalités discordantes :l’exemple du droit communautaire

60. Quoique indirect, l’impact de la jurisprudence de la Cour dejustice sur le droit international privé des sociétés des Etats membres

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202. Centros, aff. C-212/97, Rec., 1999, I-1459, concl. La Pergola. On se bor-nera ici à se référer à la bibliographie massive recueillie par S. Grundmann,European Company Law (2004), par. 835, 839-846, en ajoutant, en langue fran-çaise, T. Ballarino, « Les règles de conflit sur les sociétés commerciales àl’épreuve du droit d’établissement. Remarques sur deux arrêts récents de la Courde justice des Communautés européennes », Rev. crit. dr. int. pr., 2003, p. 373.Sur le thème particulier de la concurrence législative et la course vers le bas,voir C. Holst, « European Company Law after Centros : Is the EU on the Roadto Delaware ? » ; R. Drury, « The Registration and Recognition of Foreign Corpo-rations : Responses to the Delaware Syndrome », Cambridge Law Journal,vol. 57, p. 165. Sur la transformation qu’atteste cet arrêt des rapports entrecitoyens ou agents économiques et Etats membres sous la pression du droit com-munautaire, voir Ch. Joerges, « On the Legitimacy of Europeanising PrivateLaw : Considerations on a Law of Justi(ce)fication Justum Facere for the EUMulti-Level System », Towards a European Civil Code, précité note 106,chap. 9, p. 159.

203. Überseering, affaire C-208/00 du 9 novembre 2002, Rec., I-9919, voir,en langue française, les notes de P. Lagarde, Rev. crit. dr. int. pr., 2003, p. 508 ;M. Menjucq, JCP, 2003, II, 10032 ; M. Luby, Bull. Joly, 2003, p. 464 ;J.-Ph. Dom, Rev. soc., 2003, p. 315, et la chronique précitée de T. Ballarino.

204. Inspire Art, affaire C-167/01 du 30 septembre 2003, voir, en langue fran-çaise, les commentaires de V. Magnier, JCP, 2004, p. 251, de E. Pataut, D.,2004, p. 491, de M. Luby, JCP, 2004, II, 10002, et de H. Muir Watt, Rev. crit.dr. int. pr., 2004, p. 151. La difficulté posée par les « pseudo-foreign compa-nies », au centre de cette affaire, avait d’ailleurs été largement anticipée par lescommentateurs, qui y voyaient une limite possible à l’emprise de la libertéd’établissement (voir, par exemple, M. Menjucq, note précitée p. 365 ; comparerJ. Dammann, « The Future of Co-determination after Centros : Will German Cor-porate Law Move Closer to the United States Model ? », Ford. Journ. Corp. Fin.Law, vol. 8 (2003), p. 607.

est incontestable. Aux termes de trois grands arrêts rendus sur le fon-dement de la liberté d’établissement, une société constituée valable-ment selon la loi d’un Etat membre doit pouvoir créer dans un autreEtat membre une « succursale » destinée en réalité à exercer la tota-lité de ses activités (Centros) 202 ; transférer son siège social dans unautre Etat membre sans s’y voir opposer la perte de sa personnalitémorale en application du critère du siège réel (Überseering) 203 ; ouexercer son activité à titre exclusif dans un autre Etat membre enéludant le droit local relatif à la constitution des sociétés, qui ne peutlui être appliqué en tant que loi de police (Inspire Art) 204. Ensomme, les exigences de la liberté d’établissement affectent lafaculté de l’Etat membre d’accueil de mettre en œuvre ses règles dedroit international privé relatives soit à la reconnaissance des socié-tés étrangères, notamment à travers le critère du siège social réel,soit au régime de celles-ci, à travers l’application de ses lois depolice (par. 1). La signification économique de la liberté d’établisse-ment est liée au rôle qui revient désormais à la concurrence législa-tive (par. 2).

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205. Daily Mail, du 27 septembre 1988, Rec., 1988, p. 5483, dont la portée setrouve par ailleurs sensiblement diminuée par la jurisprudence plus récente,notamment en ce qu’il avait laissé entendre que les lois de police nationales sontde nature à prévaloir sur les libertés communautaires : sur ce point, T. Ballarino,« Les règles de conflit sur les sociétés commerciales à l’épreuve du droit d’éta-blissement », précité note 202, pp. 382 ss.

206. Sur cette dichotomie des exigences du droit communautaire selon quel’on se place du point de vue de l’Etat de constitution ou de celui de l’Etat d’ac-cueil, voir P. Lagarde, note précitée ; sur ce que le libre établissement contientune obligation de reconnaissance mutuelle implicite, voir V. Magnier, préciténote 204.

207. Du point de vue des Etats pratiquant le critère du siège réel, une telledissociation était de nature à entraîner la nullité de la société, comme l’illustre laposition du droit allemand dans l’affaire Uberseering.

208. « Travesties » (selon l’expression de T. Ballarino, « Les règles de conflitsur les sociétés commerciales… », précité note 202, p. 386), car ces succursalespeuvent être en réalité des établissements principaux, exerçant la totalité de l’ac-tivité sociale, comme dans l’affaire Centros.

209. Selon l’arrêt Inspire Art, la société constituée selon la loi d’un Etatmembre qui prétend exercer ses activités dans un autre jouit bien de la protec-tion du droit communautaire alors même qu’elle n’aurait aucun lien réel avec lepremier et serait exclusivement intégrée au second ; à cet égard, les motifs deson choix de la loi d’un autre Etat membre n’ont pas à être pris en considérationet la seule volonté de profiter des largesses d’une loi voisine plus libérale ne suf-fit pas à constituer la fraude ; la liberté d’établissement de cette société s’opposeà la loi de police locale qui l’empêche de profiter du régime plus libéral de son

Par. 1. Les exigences de la liberté d’établissement

61. La Cour ne statue pas directement sur le rattachement dessociétés, à l’égard duquel l’article 48 laisse toute liberté aux Etatsmembres de choisir entre la théorie de l’incorporation ou celle dusiège réel 205. Mais si elle n’empêche aucunement un Etat membre decontinuer à exiger des sociétés auxquelles il confère la personnalitémorale qu’elles fixent leur siège réel sur son propre territoire et bienentendu qu’elles respectent le cas échéant toutes les conditions rele-vant du droit interne des sociétés destinées à la protection dediverses catégories d’intérêts (créanciers locaux, actionnaires ousalariés), il est désormais parfaitement clair qu’en tant qu’Etat d’ac-cueil sa liberté est désormais sévèrement limitée 206.

62. Cet Etat est tenu de reconnaître sans réserve les sociétésconstituées valablement dans un autre Etat membre en cas de disso-ciation des sièges réel et statutaire 207, de les autoriser à créer dessuccursales « travesties » 208, ou encore de laisser se déployer libre-ment leurs activités sur son territoire, alors même qu’elles sont étroi-tement intégrées à sa propre économie et que leur constitution sousl’égide d’une autre loi a pour but avoué de contourner son droit dessociétés 209. Or, dans la mesure où la liberté d’établissement peut être

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Etat d’incorporation, alors même qu’elle ne serait pas privée de sa personnalitéjuridique et que la création d’un établissement secondaire ne lui serait pas refu-sée ; si la protection des créanciers peut constituer le cas échéant une raisonimpérieuse justificative, la mesure consistant à exiger le respect par les sociétés« pseudo-étrangères » de certaines conditions impératives relatives au capitalminimal et à la responsabilité des administrateurs n’est ni proportionnée (carinapte à réaliser la protection voulue des créanciers et excessive au regard desautres moyens disponibles pour réaliser un but analogue ), ni réellement non dis-criminatoire, les dirigeants de société de droit néerlandais n’encourant pas uneresponsabilité personnelle et solidaire analogue en cas de non-respect du capitalminimal requis après la constitution de la société (voir sur ce point, les conclu-sions de l’avocat général Alber, points 129 et suivants, relevant que la différen-ciation s’explique par le fait que, une décision de justice néerlandaise ne pou-vant dissoudre une société constituée à l’étranger, la responsabilité desadministrateurs tient lieu de « solution de rechange appropriée »). A vrai dire, dèslors que l’Etat d’accueil ne peut ni s’opposer à l’enregistrement de la « pseudo-succursale » ou « succursale travestie » d’une société incorporée selon une loiplus libérale, ni refuser de reconnaître la personnalité de celle qui transfère sonsiège réel sur son propre territoire, il ne serait guère compréhensible qu’il puisseaboutir à un résultat analogue par le biais de l’application impérative de sesrègles de fond relatives à la constitution des sociétés. Ainsi que le relève la Cour(point no100), au-delà des modalités différentes par lesquelles s’exprime le refusdu pays d’accueil de laisser se déployer sur son territoire l’activité d’une sociétévalablement constituée dans un autre Etat membre, il s’agit dans tous les cas desubordonner l’exercice de la liberté d’établissement au respect du droit local dessociétés. Or, une telle situation constitue, comme l’avait déjà souligné l’arrêtCentros, la négation même de la liberté d’établissement. Celle-ci, faut-il com-prendre, suppose qu’une société valablement constituée selon la loi d’un Etatmembre puisse accéder sans entrave au statut d’opérateur dans le marché desautres en conservant son avantage comparatif ; elle n’a donc pas à subir dansl’Etat d’accueil d’exigence supplémentaire relative à son aptitude même à yexercer des activités commerciales en tant que société.

210. Qu’il s’agisse des conditions relatives au capital social ou du régime dela cogestion : voir sur ces points les études comparatives de V. Magnier, Rap-prochement des droits dans l’Union européenne et viabilité d’un droit commundes sociétés, préf. P. Didier, LGDJ, 1999 ; K. Peglow, Le contrat de société endroit allemand et en droit français comparés, LGDJ, 2003, préf. J.-B. Blaise.

exercée par une société ayant choisi de s’incorporer dans un Etatoffrant un régime juridique moins contraignant, afin d’opérer dansun Etat qui impose des obligations plus rigoureuses, on voit bienqu’elle a vocation, à terme, en droit international privé, à priver d’in-térêt l’exigence du siège réel, et, en droit interne comparé, à alignerles droits substantiels sur le régime le plus libéral. Ces deux dimen-sions, de droit international privé et de droit substantiel, sont claire-ment liées. Une société désireuse de pénétrer le marché allemand,par exemple, évitera de se faire constituer dans cet Etat, où les règlesde fond applicables sont notoirement rigoureuses 210 et où, au regarddu droit international privé local, elle est tenue de fixer son siègesocial réel. Il lui suffira de s’incorporer en Angleterre ou en Irlandeet d’exercer ensuite son droit d’établissement en installant une suc-

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211. Le renvoi a ainsi été utilisé par la Cour de Paris pour éviter d’avoir àrefuser de reconnaître l’existence de la Banque ottomane (Paris, 3 octobre 1984,Rev. crit. dr. int. pr., 1985, p. 526, note Synvet ; JDI, 1986, p. 156, note Gold-man).

212. Pour des critiques analogues de la neue Sitztheorie récemment apparuedans la jurisprudence allemande, voir T. Ballarino, « Les règles de conflit sur lessociétés commerciales… », précité note 202, p. 395, et P. Lagarde, note précitée,Rev. crit. dr. int. pr., 2003, p. 531.

213. Sur le problème de savoir si l’Etat d’accueil peut néanmoins mettre enœuvre sa règle de conflit pour déterminer l’étendue de la capacité qu’il ne peutpar ailleurs refuser, voir T. Ballarino, « Les règles de conflit sur les sociétéscommerciales … », précité note 202, p. 396.

cursale (même « travestie », c’est-à-dire tenant lieu d’établissementprincipal) sur le territoire allemand, sans que cet Etat puisse exigerd’elle qu’elle se soumette à des conditions de fond relevant de sondroit des sociétés. Le critère de rattachement plus rigoureux, commele régime de fond plus contraignant, est donc soumis à la concur-rence de solutions plus libérales. Autrement dit, à travers les exi-gences de la liberté d’établissement, la solution consacrée par la tri-logie Centros-Uberseering-Inspire Art prépare la victoire à terme ducritère de l’incorporation et encourage par là même une course desrégimes juridiques vers le régime le plus permissif — ou « vers lebas », selon le jugement de valeur que l’on porte sur une telleconvergence.

63. En soi, la neutralisation du critère du siège réel au stade de lareconnaissance des sociétés étrangères est une excellente chose ;l’expérience française montre bien que, sans la soupape du renvoi 211,la solution condamne à refuser de reconnaître l’existence de sociétéséconomiquement actives, auxquelles un Etat étranger a conféré lapersonnalité juridique 212. Désormais, on le sait, l’Etat où est invo-quée la liberté d’établissement doit reconnaître une société valable-ment constituée dans un Etat voisin, même si ce dernier a mis enœuvre le seul critère de l’incorporation, sans exiger de coïncidenceentre les sièges réel et statutaire 213. Mais tant dans l’arrêt Centrosque dans l’arrêt Inspire Art, on voit que la reconnaissance d’unesociété étrangère valablement constituée selon la loi d’un autre Etatmembre s’impose alors même que le choix par les fondateurs de cedernier Etat a été motivé par la seule recherche d’un régime pluslibéral et que les règles de fond de l’Etat d’accueil ont été délibéré-ment contournées, dans une situation où, en l’absence d’un tel choix,elles auraient un titre exclusif à s’appliquer. Refusant de considérerqu’une telle construction « U-turn » constitue à elle seule une fraude

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214. Ce concept a des contours incertains : voir, sur ce point, A. Kjellgren,« On the Border of Abuse : the Jurisprudence of the European Court of Justice onCircumvention, Fraud and Abuses of Community Law », précité note 99.

215. Ainsi, l’argument invoqué en l’espèce par l’Etat néerlandais en défensede sa loi de police consistait en somme à faire valoir le caractère interne de lasociété « pseudo-étrangère », dont le seul élément étranger à l’ordre juridique dufor est précisément son incorporation dans un autre Etat membre. Il n’est doncnullement surprenant que l’argument fût associé à la nécessité de limiter lafraude à la loi, qui suppose que les droits acquis à l’étranger soient exercés dansle ressort de la loi évincée (voir, sur ce point, B. Audit, La fraude à la loi, Paris,Dalloz, 1974, nos 129 ss.). L’action sanctionnée consiste de la part de l’opérateuréconomique à créer un « faux conflit » ou à « injecter » artificiellement unedimension intracommunautaire dans une situation qui n’en comporte pas pourpouvoir profiter des libertés économiques et contourner par là même des règlesinternes.

216. Voir supra no 49 : une loi telle la section 2005 du Corporation Code cali-fornien sur les « pseudo-sociétés étrangères », qui tend pareillement à atténuerles effets de la liberté de choix d’une loi étrangère par le biais d’une incorpora-tion dans un Etat plus permissif lorsque la société est essentiellement intégrée àl’économie locale, survit à l’épreuve du marché commun américain, alors mêmeque celui-ci favorise plus franchement le critère de l’incorporation.

217. Il faut reconnaître cependant que le parcours de la loi californienne pré-citée n’a pas été sans difficultés au regard des exigences de la Constitution fédé-rale qui lui a été opposée entre autres dans le Delaware, voir notamment la déci-sion Palmer v. Arden Mayfair Inc., citée supra note 171.

à la loi de l’Etat d’accueil ou un abus de droit communautaire 214, laCour permet donc aux fondateurs de société de transformer unesituation purement interne en situation intracommunautaire, et d’in-voquer ensuite la liberté d’établissement pour neutraliser les dispari-tés de législation entre l’Etat d’incorporation (plus libéral) et l’Etatd’accueil (qui, en l’absence de choix du lieu étranger de constitution,aurait imposé certaines obligations de fond contraignantes) 215. Onvoit donc que la liberté de choix des fondateurs de société est plusétendue que celle dont disposent les contractants « ordinaires » rele-vant de la Convention de Rome, dont l’article 3, paragraphe 3, n’in-terdit pas le choix de loi dans une situation interne, mais en limiteles effets en autorisant la loi évincée à réaffirmer ses exigencesimpératives internes. Elle est plus étendue aussi que celle qu’imposela Commerce Clause de la Constitution américaine 216. Celle-ci, onl’a vu, tend à éviter qu’une entreprise exerçant une activité trans-frontière soit soumise simultanément à des lois contradictoires.Toutefois, il est généralement admis que les lois sur les sociétés« pseudo-étrangères » échappent à cette interdiction précisémentparce que le risque de cumul n’existe pas dans une situation qui esteffectivement interne à un seul Etat 217. Il n’y a pas alors une juxta-position interdite de législations applicables à la même société, mais

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218. J. Kosyris, « Some Observations on State Regulation of MultistateTakeovers », précité note 146, p. 519.

219. Voir les conclusions de l’avocat général Mayras sous CJCE, Van Bins-bergen, 3 décembre 1974, Rec., p. 1299.

220. Affaire C-23/93, 5 octobre 1994, Rec., I- 4795.

simplement une substitution de législation interne normalementapplicable à celle qui a été choisie 218.

64. Qu’il s’agisse de contrats ordinaires, au regard de laConvention de Rome, ou du contrat de société, dans le contexte dela Commerce Clause, l’applicabilité des dispositions de droit interneimpératives de l’Etat avec lequel la situation entretient par ailleursdes rapports exclusifs ne remet aucunement en cause la liberté desparties de choisir la loi applicable (directement, comme en matièrede contrats, ou indirectement, par le choix de l’Etat d’incorporationde la société) dans les cas où cette situation (contrat ou société) com-porte objectivement d’authentiques éléments interétatiques. Pourreprendre le cas des sociétés pseudo-étrangères débattu dans l’arrêtInspire Art, l’Etat néerlandais acceptait parfaitement qu’une sociétéconstituée selon une loi plus libérale mais exerçant une activité com-merciale sur plusieurs marchés, dont le marché néerlandais, puisseprofiter de sa liberté d’établissement pour éviter d’être soumise aurégime juridique local en matière de constitution des sociétés. Laseule limite qu’il opposait, à l’instar de la Convention de Rome enmatière de contrats, ou encore de la Commerce Clause, concerne lasociété qui ne déploie pas réellement une activité intracommunau-taire ; de son point de vue, la société Inspire Art invoque ainsi artifi-ciellement une protection destinée aux opérateurs qui profitent acti-vement des possibilités économiques qu’offre le marché unique etméritent pour cette raison d’être affranchis des contraintes des loisnationales qui le cloisonnent. En somme, on ne peut à la fois profi-ter de la disparition des frontières nationales et les invoquer au gréde ses intérêts. Evocatrice du mécanisme de l’estoppel, cette propo-sition a conduit, en matière de libre prestation de services, àcondamner les tentatives d’un opérateur pour contourner les règlesplus restrictives de son Etat d’établissement 219. En matière de libertéd’établissement, l’arrêt TV-10, invoqué en l’occurrence par leGouvernement néerlandais, semble pareillement condamner laconstruction « U-turn » d’une entreprise qui s’est établie dans un Etatmembre en vue d’échapper à la réglementation plus rigoureuse del’Etat membre vers lequel elle dirigeait en réalité ses activités 220.

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65. C’est ce raisonnement que, dans l’arrêt Inspire Art, la Courrefuse d’étendre au cas où la liberté d’établissement est invoquéepour faire échec à l’application des règles de constitution des socié-tés de l’Etat d’accueil. Il faut bien admettre, tout d’abord, que la dif-férenciation des situations internes et internationales qu’opère enl’occurrence la loi néerlandaise manque singulièrement de force auregard des justifications invoquées, notamment celle de la protectiondes tiers. S’il suffit pour échapper à l’application de la loi sur lessociétés pseudo-étrangères, et donc à ces dernières considérations,que la société incorporée en Angleterre exerce une activité quel-conque en dehors des Pays-Bas, tout en y maintenant une partimportante de son activité, on ne voit guère en quoi les tiers seraient(plus) protégés. La loi néerlandaise échoue sur ce point au test deproportionnalité, au regard de l’adéquation de moyens adoptés pouratteindre le but de protection désiré ; les créanciers de la société res-tent vulnérables dans de très nombreux cas. Cependant, la comparai-son entre cette espèce et la condamnation des montages « U-turn »dans la jurisprudence Van Binsbergen laisse de prime abord per-plexe ; l’arrêt TV-10 semble au demeurant venir à l’appui de l’argu-ment, souvent souligné, selon lequel l’établissement, qui supposeque l’opérateur s’intègre de façon plus durable à l’économie del’Etat d’accueil, justifie que cet Etat le soumette à des restrictionsplus importantes qu’en cas de simple prestation de services, qui sup-pose, au plus, une présence passagère.

66. Mais cette comparaison fait précisément apparaître que lanature des règles imposées au titre de police du marché local estdéterminante. En effet, il importe de souligner que les exigences del’Etat d’accueil qui ont été disqualifiées dans l’arrêt Inspire Art auregard de la liberté d’établissement ne concernent pas seulement lesconditions d’accès des sociétés étrangères aux activités du marchélocal — comme dans l’affaire TV-10, où l’entrave opposée par l’Etatd’accueil consistait à refuser l’accès aux activités de radiodiffusiond’une société qui s’est établie au Luxembourg aux seules finsd’échapper à la réglementation applicable dans le premier Etat, verslequel elle dirigeait ensuite ses activités — mais les conditionsmêmes de leur constitution. Exiger que la société créée selon la loid’un autre Etat membre se conforme au droit des sociétés de l’Etatd’accueil, c’est réserver la liberté d’établissement aux seules sociétésconformes à ce droit. C’est pourquoi la Cour a indiqué que de tellesexigences atteignent l’essence même de la liberté d’établissement, et

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221. Voir, en ce sens, l’argument du Gouvernement britannique, examiné aupoint 92 des conclusions de l’avocat général Alber.

222. Sur la disqualification du critère d’application retenu par la loi de policenéerlandaise, en raison de sa systématicité, voir les développements de l’avocatgénéral Alber, points 118 et suivants, rejetant l’autorité de l’arrêt TV-10 au motifque la fraude y était caractérisée au vu des seules circonstances d’espèce.

223. Voir les conclusions de l’avocat général Alber, point 150.224. On voit qu’envisagée comme une entrave aux libertés communautaires

la loi de police nationale ne présente aucune spécificité méthodologique. Géné-ralement porteuse d’une impérieuse raison d’intérêt général, elle est soumise,comme toute autre mesure nationale potentiellement entravante, au test habituelde proportionnalité et de non-duplication. La seule raison pour laquelle les loisde police tendent à être invoquées très souvent dans ce contexte réside dans leurapplication impérative dans les échanges intracommunautaires. L’impérativitéest inhérente en effet à la définition même de l’entrave (voir, sur ce point, infrano 171). L’affaire Inspire Art mettait en jeu non seulement les règles néerlan-daises relatives au capital minimal mais aussi les règles de responsabilité desadministrateurs. La difficulté que posaient ces dernières en l’espèce provenait dufait que les administrateurs n’encouraient pas une telle sanction dans l’Etatd’origine de la société en cas d’insolvabilité de celle-ci. L’entrave ne provenaitdonc pas d’une disparité affectant le régime de la responsabilité respectivementappliqué aux administrateurs de sociétés dans les Etats d’origine et d’accueil.On frôle cependant avec cet arrêt la question, beaucoup plus difficile que cellede la canalisation des lois de police de l’Etat d’accueil, de l’impact potentiel dudroit communautaire sur l’application du droit privé relevant de la méthode duconflit de lois (sur ce point, voir infra no 163).

qu’elle n’a pas été prête à admettre que la réserve de fraude — qui ajoué dans l’affaire TV-10 — puisse justifier que l’Etat d’accueilapplique systématiquement son droit interne en tant que loi du lieude l’activité sociale effective 221, dès lors que la société jouit de lapersonnalité conférée par un autre Etat membre 222. Pour que laliberté d’établissement ait une véritable signification, l’équivalencedes droits nationaux relatifs aux conditions de constitution des socié-tés doit être mutuellement admise ; les politiques impérieuses pour-suivies par un Etat donné à travers la teneur spécifique de son droitdes sociétés doivent par conséquent être réalisées par d’autresmoyens qui n’atteignent pas le cœur de la liberté d’établissement,comme le recours à des exigences de publicité pour avertir les tiersdu risque de divergences des règles relatives au capital minimal, ouencore par la constitution de diverses garanties 223. Sur ce point, laloi néerlandaise dans l’affaire Inspire Art, tout comme la loi danoisedans l’affaire Centros, échoue de nouveau au test de proportionna-lité, cette fois-ci sur le plan du choix des moyens les moins restric-tifs 224. Les divergences de fond sont-elles trop importantes, créant lerisque d’une course vers le régime le plus libéral que des mesuresmoins radicales que l’applicabilité des exigences du droit interne dessociétés ne suffiraient pas à empêcher ? La Cour n’en a cure. Les

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225. Voir les conclusions de l’avocat général Alber, point 139.226. Comparer l’appel à la notion de concurrence entre ordres juridiques qui

figure expressément dans les conclusions de l’avocat général Alber dans l’affaireInspire Art.

227. Conclusions, point 138.228. Point 135. Sur cette fonction de marque ou brand function d’une loi plus

rigoureuse, voir infra nos 116 ss.

Etats ont toujours la possibilité d’harmoniser leurs droits de sociétésen imposant des conditions minimales pour empêcher les distorsionsde concurrence 225. En l’absence de volonté politique en ce sens, leslégislations nationales doivent être tenues pour interchangeables et laconcurrence encouragée. C’est celle-ci qui tranchera seule désormaisles choix politiques qui divisent les Etats membres.

Par. 2. L’économie de la liberté d’établissement

67. C’est clairement une conception libérale analogue à celle quifonde le marché des corporate charters aux Etats-Unis que tend àasseoir en droit communautaire la position de la Cour deLuxembourg 226. Aucun Etat n’est donc admis à défendre ses concep-tions de fond en matière de constitution des sociétés par voie autori-taire, que ce soit à travers des lois de police ou au moyen d’un ratta-chement tel le siège réel qui réduit le champ de la compétition ; c’estle marché qui décidera de la survie des modes de constitution dessociétés plus contraignantes. Comme le souligne l’avocat généralAlber dans l’affaire Inspire Art 227, l’application impérative du droitnéerlandais à toutes les sociétés exerçant entièrement ou presqueentièrement leurs activités aux Pays-Bas est de nature à supprimer lacompétition entre les différents régimes juridiques nationaux. A cetégard, comme le laissait entendre déjà l’arrêt Centros, il n’est pasexclu que le choix d’une loi plus rigoureuse assume par là même unefonction de marque 228. Une entreprise peut donc préférer se consti-tuer sous l’égide d’une loi plus exigeante, sachant que ce choixsignalera son engagement en faveur du haut niveau d’exigence etl’existence de garanties de solvabilité. L’essentiel, comme le rappellela Cour, c’est que le choix des tiers soit informé ; c’est ce quiexplique l’importance qu’elle accorde aux règles d’information, per-çues comme offrant une protection plus proportionnée des tiers quel’imposition autoritaire d’une loi de police de fond. Ce principedomine déjà le marché intracommunautaire des produits et des ser-

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229. Voir S. Grundmann, « The Structure of European Contract Law », préciténote 32.

230. C. Witz, « L’internationalité et le contrat », L’internationalité, bilan etperspectives, Lamy, Droit des affaires, 2002, no 46. Comme le soulignent lesauteurs Weatherill et Beaumont, « au fur et à mesure que l’intégration du marchés’accélère, et que les frontières nationales perdent leur signification économique,la logique de la situation purement interne diminue » (EU Law, Penguin Books,3e éd., 1999, p. 714).

vices 229. Dans un marché compétitif de droits des sociétés, le mêmemécanisme est à l’œuvre : les lois nationales exigeant la constitutiond’un capital minimal, mais aussi celles qui prévoient une cogestionpar les salariés, ou d’autres mesures encore qui imposent un coûtlors de la constitution de la société, seront soumises au jugement desopérateurs. C’est faire confiance à la compétition législative pourréguler le marché.

68. Pour cette raison la Cour de Luxembourg va jusqu’à imposerle jeu de la compétition législative, par le biais du libre choix de laloi applicable, dans les situations économiquement internes à un Etatmembre. Au vu de la diversité des lois nationales relatives à laconstitution des sociétés, le choix de loi confère à la société consti-tuée conformément à la loi d’un autre Etat membre un avantagecompétitif, que la Cour entend sauvegarder au nom de la libertéd’établissement, en toute hypothèse, en vue d’encourager la concur-rence des droits nationaux et d’accélérer par la même l’intégrationdu marché intérieur. Cet apparent paradoxe, qui postule l’intégrationpar la concurrence et donc la diversité, s’explique par l’idée mêmede la reconnaissance mutuelle des sociétés, implicite dans l’article 48du traité CE ; elle signifie que chaque Etat membre accepte de tenirle droit des autres comme étant parfaitement équivalents au sien, defaçon à créer ce que Claude Witz a appelé une « fongibilité desimpérativités » intracommunautaire 230. Si, en l’absence d’harmoni-sation, d’impérieuses raisons d’intérêt général peuvent justifier queles Etats membres continuent à poser certaines exigences, elles nepeuvent pas porter sur les conditions mêmes de constitution dessociétés, qui doivent rester soumises au jeu de la compétition légis-lative.

69. Néanmoins, cette vision libérale, parfaitement conforme aumodèle compétitif du fédéralisme économique, soulève un certainnombre de questions. Les commentateurs ont déjà souligné que lesorientations du droit dérivé, notamment en ce qui concerne le statutde la société européenne, vont au rebours de celles de la jurispru-

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231. Voir M. Menjucq, « Rattachement de la société européenne et jurispru-dence communautaire sur la liberté d’établissement », D. aff., 2003, p. 2874 ;V. Magnier, « La société européenne en question », précité note 139, soulignanttrès justement que l’arrêt Inspire Art instaure une concurrence autant horizon-tale, entre ordres juridiques nationaux, que verticale, entre ces derniers et le sta-tut de société européenne, puisqu’une société peut préférer ne pas adopter cedernier mais rester soumise à une loi nationale plus libérale.

232. Conclusions, point 139.233. C. Stith, « Federalism and Company Law... », précité note 36.234. D. Charny, « Competition Among Jurisdictions... », précité note 36.

dence de la Cour de justice, dans le sens tant de la restriction de lacompétition au moyen de la théorie du siège réel que de son corol-laire, la protection du capital social et la participation des salariés 231.Il ressort clairement des conclusions de l’avocat général Alber dansl’affaire Inspire Art que la solution consacrée dans cet arrêt est étroi-tement liée au fait que les Etats ne sont pas parvenus à s’entendresur des règles harmonisées, les difficultés auxquelles la loi de policenéerlandaise entend s’attaquer trouvant précisément leur source dansla diversité des législations ; par conséquent, faut-il comprendre, lesEtats ne peuvent se soustraire aux exigences du marché intérieur ens’abritant derrière leur insuffisance de volonté politique à cet égard.En effet,

« tant que les législations restent en l’état, il n’y a aucune rai-son de restreindre la concurrence entre les différents régimes eninterprétant à cette fin les règles du traité relatives à la libertéd’établissement » 232.

Or, ces législations sont précisément divisées, on le sait, sur despoints essentiels qui engagent la notion même de société commer-ciale 233.

70. Toutefois, confier la détermination des choix politiques, tellela participation des salariés, à la compétition législative, c’est à lafois considérer que de tels choix sont des outils à la disposition desparties et préjuger dans une certaine mesure du modèle qui va pré-valoir. Certes, il est possible qu’en Europe des différences d’ordrestructurel tenant à la composition de l’actionnariat soient de nature àréduire le risque de distorsion qui affecte les processus de décisionau sein des sociétés aux Etats-Unis, au détriment des actionnaires 234.Mais, en l’absence d’homogénéité culturelle quant aux finalitéspoursuivies à travers le droit des sociétés, le spectre de la course versle bas y prend un relief tout différent. On demande en effet au mar-ché de trancher un débat qui oppose précisément les tenants et les

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235. Voir supra no 27 et infra nos 176 ss.236. Voir, sur ce point, L. Bebchuk, « Federalism and the Corporation… »,

précité note 63, envisageant les externalités comme limite de la compétitionlégislative.

opposants d’une conception libérale. Pour ces derniers, la protectiondes tiers, qui restent exclus du processus décisionnel, appelle uneintervention législative impérative. Soumettre cette conception à lacompétition législative, c’est permettre aux organes sociaux quidétiennent le pouvoir de décision de déroger à un régime qui n’y estpas perçu comme étant à leur libre disposition, puisqu’il met en jeudes intérêts qu’ils n’ont aucune incitation à intégrer parmi les para-mètres de leur choix. On voit ainsi apparaître la question des exter-nalités, effets attachés aux décisions des parties qui sont involontai-rement assumées par les tiers 235, que le modèle du fédéralismeéconomique réserve expressément comme n’étant pas du ressort dela concurrence législative 236. On retrouvera cette idée plus loin.Mais la situation des Etats européens à cet égard fait apparaître lesdifficultés qui surgissent relativement à l’admission même de cettelimite. Pour que la protection des intérêts des tiers justifient de déro-ger aux mécanismes de la concurrence législative, il faut que tous leslégislateurs participants partagent la même conviction que de telsintérêts sont réellement en jeu et risquent de souffrir effectivementdu jeu de la compétition. Quand une telle communauté de vision faitdéfaut, se remettre à la concurrence législative, c’est autant trancherle débat au détriment de tels intérêts que d’imposer un régime pro-tecteur uniforme. Comme le conflit de lois dans la conception savi-gnienne, le jeu de la compétition législative n’a de sens que sur fondd’un minimum d’homogénéité d’ordre axiologique. Les « vrais »conflits ne sont solubles qu’au prix d’une distorsion dans leurstermes. L’étude des autres cas où les acteurs économiques disposentd’un pouvoir d’arbitrage tend à confirmer cette conclusion.

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II. LE RAYONNEMENT DU MODÈLE : LES AVATARS

DE LA MOBILITÉ

71. Si le pouvoir d’arbitrage interétatique des opérateurs écono-miques est lié, dans le modèle originaire du fédéralisme fiscal, à leurmobilité physique, il s’exprime aussi, par analogie ou par extension,dans d’autres situations où les individus et les entreprises disposentd’une faculté d’exit. Or, l’étude des deux principaux avatars de lamobilité confirme que le jeu de la concurrence législative dans desconditions qui ne sont pas celles du modèle met à l’épreuve la pré-tention de ce dernier à fournir un règlement alternatif satisfaisant desrapports économiques transfrontières. En effet, bien que la théorieéconomique ne formule pas explicitement de telles exigences, l’ex-tension du modèle fiscal aux produits législatifs suppose à la foisque la diversité des lois en compétition n’entame pas la communautéd’objectifs qu’elles poursuivent, et qu’elle prenne place dans unmonde territorialement compartimenté, où le seul déplacement géo-graphique vaut changement de régime juridique. Les difficultésapparaissent par conséquent lorsque la communauté de droit faitdéfaut, ou que les lois en compétition prétendent régir des situationsqui se trouvent en dehors de leur ressort. La concurrence ne peutalors jouer sans distorsion. Il en est ainsi, tout d’abord, dans le casoù la mobilité est représentée de façon métaphorique par la seulevolonté des parties (chapitre I). Il en va de même lorsque, dans uncontexte de libéralisation des échanges, la mobilité des consomma-teurs trouve un équivalent fonctionnel dans la libre circulation desproduits et des services (chapitre II).

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237. F. Easterbrook, « Federalism and European Business Law », préciténo 89 : « Subsidiarity is, or can be, all about how markets replace regulation withcompetition... » (p. 126).

238. Sur le retrait de l’Etat, voir les références citées supra note 21.239. W. Bratton et J. McCahery, « The New Economics of Jurisdictional

Competition », précité no 43.240. Sur l’extension du champ du contrat, qui tend à devenir l’outil privilégié

de l’Etat « post-interventionniste », voir les références supra note 122.

CHAPITRE I

LA MÉTAPHORE JURIDIQUE : L’ESSOR DE LA VOLONTÉ

72. L’exemple du droit des sociétés démontre comment, dès lorsque la mobilité des acteurs est acquise, la concurrence législativetend à se substituer aux modes plus autoritaires de régulation dumarché dans un contexte de diversité juridique 237. L’extensioncontemporaine du champ de la volonté tend à confirmer cette hypo-thèse. C’est en avatar de la mobilité que le choix des parties tenddésormais à porter sur des domaines régis par des réglementationsimpératives et exclus jusqu’ici du champ du contrat. Il en résulte unemodification graduelle des rapports entre la volonté privée et l’auto-rité de la loi, induite par le marché lui-même, avec la bénédictiondes Etats 238. Comme l’écrivent Bratton et McCahery, le paradigmeconcurrentiel met en présence d’un phénomène de brouillage desfrontières entre les sphères publique et privée dans les rapportstransfrontières, pour focaliser le débat sur la question de la légitimitéde cette « traversée des barrières » (barrier-crossing) 239. Or, l’inver-sion des rapports entre droit et marché implique un réaménagementfondamental de la relation entre la volonté privée et les impérativitésétatiques, qui mérite d’être exploré avant que l’on puisse en mesurerla légitimité 240.

73. En effet, les bouleversements qu’entraîne le modèle compéti-tif impliquent des conséquences théoriques considérables, du moinspar rapport à la tradition continentale, au regard desquelles la dis-tinction entre la sphère des intérêts impératifs des Etats et celledes intérêts purement privés revêt un caractère consubstantiel.Longtemps, le champ même du conflit de lois était cantonné auxrapports de pur droit privé et l’applicabilité du droit public étrangerproscrit. La période contemporaine a assoupli ce double postulat,

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241. S. Grundmann, « The Structure of European Contract Law », préciténote 32, montrant la valeur structurante de cette distinction, en ce que les champsqui font l’objet de lois de police nationales (protection du consommateur, parexemple) sont précisément ceux qui font l’objet d’une harmonisation destinée àéliminer les entraves que pourraient constituer ces dernières pour la libre circu-lation, alors que les règles qui relèvent du champ de l’autonomie sont laisséesaux compétences des Etats membres.

242. Voir R. Romano, « Corporate Law as the Paradigm of ContractualChoice of Law », dans F. H. Buckley, The Fall and Rise of Freedom of Contract,Duke Univ. Press, 1999.

notamment en admettant l’applicabilité, en matière contractuelle, deslois de police étrangères. Toutefois, le droit européen des contratsdemeure tout de même clairement structuré autour de la séparationentre le champ de l’autonomie des parties et celui des lois interna-tionalement impératives 241. C’est donc au brouillage des frontièresdisciplinaires lié au paradigme compétitif qu’il importe maintenantde s’intéresser, à travers son impact sur le droit international privé.Celui-ci est témoin en effet d’une double transformation. Car dèslors que la concurrence législative est perçue comme un mode derégulation alternatif des échanges internationaux, l’autonomie desparties, réservée jusqu’alors au champ des intérêts privés, se voitinvestie d’une fonction de régulation du marché (section I). Inver-sement, l’expansion nouvelle de la volonté dans des domaines oùl’Etat poursuit des finalités interventionnistes, représente une privati-sation symétrique des choix politiques (section II).

Section I. La fonction économique du principe d’autonomie

74. Paradoxalement, lorsqu’on sait que la tradition européenne aemprunté le chemin inverse, le droit américain a admis beaucoupplus facilement la migration interétatique des sociétés que le jeu dela volonté dans les contrats commerciaux transfrontières. C’est eneffet le règlement du conflit de lois en matière de sociétés qui a servide modèle au régime du contrat international ; le marché des corpo-rate charters est présenté comme le paradigme du principe d’auto-nomie, dont ce dernier ne serait que le prolongement 242. Le rappelde ces parcours divers, qui révèlent que le principe d’autonomierepose de part et d’autre de l’Atlantique sur des prémisses culturellestrès différentes (par. 1), permettra de mieux comprendre commentune certaine doctrine américaine parvient aujourd’hui à théoriser lafaculté des parties de choisir la loi applicable comme un pouvoird’arbitrage générateur de concurrence législative (par. 2).

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243. Voir supra nos 45 ss.244. Joseph H. Beale, A Treatise on the Conflict of Laws, t. II, par. 332.2,

p. 1079 (Baker, Vorhis, 1935). On est frappé par la similitude des termes danslesquels Beale condamne l’autonomie comme un « bootstrap argument » (com-ment les parties peuvent-elles exercer un choix juridiquement obligatoire, sinonà la faveur de l’autorité de la loi elle-même ?) et ceux dans lesquels, au mêmemoment, Niboyet condamnait l’autonomie comme impliquant une disqualifica-tion de la loi, dans le cours qu’il a professé à l’Académie de La Haye en 1927(« La théorie de l’autonomie de la volonté », Recueil des cours, tome 16 (1927),pp. 55-57). Sur ce rapprochement, voir aussi A. Lowenfeld, International Liti-gation and the Quest for Reasonableness, Clarendon Press, Oxford, 1996,p. 200.

245. Aux termes de la section 187 (1), les parties peuvent choisir en touteliberté la loi applicable à l’interprétation de leur contrat, c’est-à-dire, à des ques-tions qu’elles pourraient régler en rédigeant plus explictement celui-ci (sur l’im-portance de la distinction entre la simple interprétation du contrat et sa validité,pour déterminer la portée du choix des parties, voir Weintraub, Commentary onthe Conflict of Laws, Foundation Press, 4e éd., 2001, par. 7.2). Elles sont donclibres d’écarter les dispositions qui sont supplétives selon la loi du for. Pour lesautres questions, y compris celle de la validité du contrat, le choix des parties estinefficace si la loi choisie n’a pas un lien significatif avec les parties ou leurcontrat et que leur choix n’a aucun autre fondement raisonnable (alinéa 2 a)).Toutefois, ce « fondement raisonnable » pouvant être trouvé, selon le commen-taire du Restatement, dans toutes sortes de considérations de commodité, commel’adéquation substantielle entre la loi choisie et les besoins des parties (voirL. Ribstein, « From Efficiency to Politics… », précité note 45, p. 373), la limiteessentielle réside dans l’alinéa b) du même paragraphe, qui exclut pareillement

Par. 1. Les prémisses culturelles

75. La comparaison des deux traditions révèle que la place trèsévolutive faite à l’autonomie des parties est tributaire de considéra-tions tant méthodologiques (A) qu’idéologiques (B).

A. Aspects méthodologiques

76. Alors que le marché des corporate charters florissait déjà auxEtats-Unis 243, le premier Restatement de 1935 sur les conflits de loisrejeta le libre choix des parties de la loi applicable en matière decontrats, Beale voyant dans le principe d’autonomie une expressioninadmissible de législation privée 244. La formulation qu’en donne en1971 le deuxième Restatement, près de quatre décennies plus tard,reste prudente, subordonnant l’efficacité du choix des parties tant àl’existence d’un lien substantiel entre la loi désignée et le contrat, outout au moins d’un fondement raisonnable à ce choix, qu’à l’absencede contrariété de la loi désignée à une politique fondamentale del’Etat ayant les liens les plus étroits avec le contrat et dont la loiserait applicable à défaut de stipulation contractuelle 245. Pareil-

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le choix des parties s’il avait pour effet de contrarier une politique fondamentaled’un autre Etat ayant un intérêt substantiellement plus grand à trancher la ques-tion de droit posée (ce droit est celui qui serait applicable à défaut de choix,c’est-à-dire, aux termes de la section 188, celui qui entretient la relation la plussignificative avec les parties et le contrat). L’exigence d’un « lien raisonnable »figure également dans l’Uniform Commercial Code, par. 1-105 (1).

246. Voir par exemple, Scherk v. Alberto-Culver Co., 417 US 506, 516 ; 94S. Ct 2449, 2455 ; 41 L. Ed. 2d 270, 279 (1974) : la faculté de choix de la loi etdu for est « an almost indispensable precondition to the achievement of the order-liness and predictablity essential to any international business transaction ».

247. Voir Ribstein, « From Efficiency to Politics », précité note 45, n. 35.Pour des cas refusant de valider des choix contractuels de la loi applicable enraison de l’insuffisance de liens, voir, par exemple, LaGuardia Assocs. v. Holi-day Hospitality Franchising, Inc., 92 F. Supp. 2d 119 (EDNY, 2000) (désignantla loi du centre antérieur de décision) ; CCR Data Sys., Inc. v. Panasonic Com-munications & Sys. Co., no CIV.94-546-M, 1995 WL 54380 (D.N.H. Jan. 31,1995) (désignant la loi de New York en tant que loi appropriée en matière com-merciale) ; Fuller Co. v. Compagnie des bauxites de Guinée, 421 F. Supp. 938(WD Pa., 1976) (désignant la loi du lieu d’établissement de l’avocat de l’une desparties).

248. Voir les nombreuses décisions citées par R. Weintraub, Commentaryprécité note 245, p. 453, n. 39. Cette loi est déterminée selon les facteurs énu-mérés à la section 188. Voir également, R. Greenstein, « Is the Proposed UCCChoice of Law Provision Unconstitutional ? », Temple L. Rev., vol. 73 (2000),pp. 1159, 1179. En particulier, les juges refusent de faire application de la loichoisie dans les contrats de franchisage lorsqu’elle prive le franchisé de la pro-tection de sa propre loi (Weintraub, Commentary, loc. cit.). Ils adoptent la mêmeattitude à l’égard de la clause de non-concurrence souscrite par le salarié dansun contrat de travail (voir, pour les statistiques des décisions invalidant lesclauses de choix dans ces cas, L. Ribstein, « From Efficiency to Politics… », pré-cité note 45, p. 376). Par exemple, dans Curtis 1000 Inc. v. Suess, 24 F 3d 941,7th Cir., 1994, le juge Posner a invalidé le choix contractuel de la loi duDelaware, loi du lieu d’incorporation de la société employeur, pour régir unengagement de non-concurrence souscrit par un salarié, au motif que le contratn’avait pas de liens suffisants avec cette loi.

249. R. Weintraub (Commentary, précité note 245, p. 442) répond à l’éven-tuelle objection que pourrait soulever l’idée de rechercher des intérêts étatiquesen matière de droit privé contractuel, en rappelant que le concept d’intérêt éta-tique est un « term of art ». Celui-ci prend place dans une méthodologie quiinvite simplement à rechercher si les politiques législatives poursuivies parl’Etat dont émane la norme potentiellement applicable seraient avancées si ellesétaient appliquées en l’espèce, au vu des contacts que celle-ci présente avec cetEtat. Seulement, pareille conception suppose que de telles politiques puissent

lement, si la jurisprudence semble bien consacrer, en principe, laliberté des parties au nom des besoins du commerce interétatique 246,la désignation d’une loi sans lien avec le contrat continue à susciterune forte méfiance 247, tandis que sont fréquemment neutralisés leschoix qui auraient pour effet de contrarier une politique impérativede l’Etat ayant un lien plus étroit avec le contrat 248. Le principed’autonomie est également contesté en doctrine comme n’étant pasnécessairement ajusté à la réalisation des politiques étatiques appli-cables en matière contractuelle 249 — même s’il est concédé que les

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être identifiées en matière de droit privé. L’auteur admet l’objection maisconstate cependant que, généralement, il est possible de déterminer de façon réa-liste les politiques qui sous-tendent les règles qui valident ou invalident lescontrats (pour une démonstration très convaincante que de tels intérêts y sontbien présents, voir S. Symeonides, « The American Choice-of-Law Revolutionin the Courts... », précité note 109, pp. 361 ss. ; R. Sedler, « American Federa-lism... », précité note 109).

250. R. Weintraub (Commentary, précité note 245, par. 7.2, p. 449). L’auteuradmet également que l’annulation du contrat en vertu de la loi choisie n’a pas desens. Le commentaire e) sous l’article 187 du Restatement suggère dans ce casde substituer une autre loi car le choix d’une loi qui annule ne peut être qu’uneerreur. L’incohérence qui apparaît alors est bien soulignée par R. Weintraub,p. 452 : « ce faisant, le Restatement signifie que le choix de loi par les partiessera efficace s’il sélectionne une loi validante, mais non dans le cas inverse ».Comparer dans un sens similaire, dénonçant l’illogisme de la nullité fondée surla loi choisie, V. Heuzé, La réglementation française des contrats internatio-naux, Joly, 1990, no 277.

251. Toutefois, la seule présence d’un rapport d’adhésion n’est pas perçuecomme invalidant le choix de la loi applicable dès lors que celui-ci n’a pas étéobtenu par surprise et n’impose pas des conditions excessivement oppressives.Par exemple, dans Hill v. Gateway 2000 et Inc. et Brower v. Gateway 2000 (105F 3d 1147, 7th Cir., 1997, et 676 NYS 2d 569, NY App. Div., 1998), les jugesont validé la clause de choix de loi enfermée dans l’ordinateur litigieux que leconsommateur avait acheté par correspondance, dès lors que le consommateuravait disposé d’un délai raisonnable pour examiner et renvoyer le bien. Selon L.Ribstein, cette solution est parfaitement juste au vu de la faculté d’exit desconsommateurs. Ces derniers achètent des « paquets » de conditions contrac-tuelles et non telle clause individuelle. Autrement dit, l’exit en faveur d’un pro-duit différent remplace la « voix » qui aurait permis de négocier chaque clause(« From Efficiency to Politics », précité note 45, p. 407).

252. R. Weintraub, Commentary, précité note 245, par. 7.5.253. UCC §1-105 (1), 2002 : Pour les contrats de consommation, la liberté de

choix ne peut réduire la protection offerte par la loi de la résidence habituelle duconsommateur. Pour les contrats entre professionnels, le choix est neutralisé s’ilest de nature à porter atteinte à une politique fondamentale de l’Etat dont la loiserait applicable en l’absence de choix.

besoins du commerce interétatique commandent sans aucun doutede favoriser la validité du contrat lorsqu’il est raisonnable de lefaire 250. C’est ainsi qu’à la place de toute référence au choix desparties il est proposé que les « vrais conflits » relatifs à l’efficacitéde l’accord des parties, dans lesquels deux Etats font valoir un intérêtrespectivement à maintenir et à annuler le contrat, soient résolusen fonction d’une présomption réfragable de validité, qui ne seraitécartée, pratiquement, que si le contrat est un contrat d’adhésion 251

et que la loi invalidante vise à protéger à ce titre une partie rési-dente ou établie dans son ressort 252. Dans un sens analogue, denouvelles dispositions de l’Uniform Commercial Code modèrentsensiblement la liberté de choix dans le cas des contrats de consom-mation 253.

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254. On sait que ni l’Allemagne ni le Royaume-Uni n’appliquent l’article 7,paragraphe 1, de la Convention de Rome. Toutefois, dans les (seules) relationsintracommunautaires, la prise en compte des lois impératives des autres Etatsmembres est devenue une nécessité, soit indirectement, lorsqu’il s’agit de véri-fier que l’application de la loi du for ne constituerait pas une entrave à la librecirculation (voir sur ce point les modifications proposées en conséquence autexte de l’article 7 par le Groupe européen de droit international privé, dans uneperspective communautaire, « Proposition de modification des articles 3,5 et 7de la Convention de Rome », Rev. crit. dr. int. pr., 2000, p. 929, et la présenta-tion de Paul Lagarde), soit directement, pour respecter la répartition des compé-tences établies dans de nombreux domaines par le droit dérivé, qui peut obligerles autorités de l’Etat membre d’accueil d’un bien ou d’un service à faire appli-cation de la loi de police d’un autre Etat membre (voir infra nos 134 ss.).

255. Certains systèmes vont plus loin : ainsi, les articles 120 et 121 de la loifédérale suisse de droit international privé élimine jusqu’à la référence esthé-tique à l’autonomie pour les contrats de consommation et de travail.

256. La question de savoir si la Convention de Rome autorise ou non le choixd’une norme non étatique reste controversée. Sur ce que le refus serait contraireaux libertés économiques des opérateurs communautaires, voir S. Grundmann,« The Structure of European Contract Law », précité note 32, p. 517.

257. Sur la dichotomie des catégories de lois de police, selon leur finalité deprotection du marché ou d’une partie faible, leur champ d’application diversdans l’espace et leur emprise variable sur le contrat, voir A. Nuyts, « L’applica-tion des lois de police dans l’espace (réflexions au départ du droit belge de ladistribution commerciale et du droit communautaire) », Rev. crit. dr. int. pr.,1999, p. 31.

258. Sur laquelle voir V. Heuzé, La réglementation française des contratsinternationaux, précité note 250.

77. Comme le suggère cette dernière orientation, le résultatatteint en définitive aux Etats-Unis en l’état actuel des sources posi-tives et des positions doctrinales n’est pas très éloigné de celui queconsacre, en Europe, la Convention de Rome sur la loi applicableaux obligations contractuelles, compte tenu des dispositions protec-trices des articles 5 et 6, et à condition d’intégrer les deux branchesde l’article 7 dans la formulation de la règle de conflit applicable 254.Pratiquement, aujourd’hui, les sources positives européennes fontplace à un régime dualiste, conférant à la volonté une portée pure-ment esthétique en matière de contrats impliquant une partiefaible 255 et réservant le jeu effectif de la liberté des parties 256 auxseuls rapports entre professionnels — sous réserve, même dans cecas, de l’interférence croissante des lois de police du marché 257.

78. Il n’en reste pas moins que pareille convergence des deuxtraditions autour d’une version étroitement canalisée du principed’autonomie s’est faite à partir de points de départ très différents,qui expliquent encore de fondamentales différences d’approche.L’histoire récente de ce principe en Europe 258 est essentiellementcelle de la réappropriation du domaine des contrats par les politiques

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259. Sur le dogme de l’autonomie et le contrat sans loi, voir V. Heuzé, ibid.,nos 120 ss. et nos 199 ss.

260. Comme le montre la formulation même de l’article 3, paragraphe 1 de laConvention de Rome, l’autonomie conserve un statut de principe ; l’applicationdes lois de police étant présentée comme revêtant un caractère dérogatoire.Aujourd’hui, le paradoxe européen réside sans doute dans l’infiltration de lavolonté dans des matières relevant traditionnellement de rattachements objectifs,tel le droit des successions (voir par exemple D. Bureau, « L’influence de lavolonté individuelle sur le conflits de lois », L’avenir du droit, Mélanges enl’honneur de François Terré, p. 285).

261. On sait que la Convention de Rome a renoncé à la définir. Sur le diffi-cile concept d’internationalité, V. Heuzé, La réglementation française descontrats internationaux, précité note 250, no 256, qui relève que le principed’autonomie est bien la seule règle de conflit à exiger que la situation soit inter-nationale avant de s’y appliquer ; C. Witz, « L’internationalité et le contrat », pré-cité note 230, p. 59, ajoutant aussi la complexité qui accompagne à cet égard lafongibilité des impérativités étatiques sur le plan intracommunautaire.

262. Voir, menant toute sa réflexion de ce point de vue, L. Ribstein, « FromEfficiency to Politics », précité note 45.

étatiques impératives. Le libéralisme économique du début duXXe siècle, largement légitimé par le dogme de l’autonomie de lavolonté, avait hissé la volonté des parties au-dessus de l’autorité deslois étatiques, jusqu’à consacrer le contrat sans loi 259. L’apparitionde lois de police économiques revendiquant leur application auxcontrats internationaux, puis le déclin de la liberté des parties dansles droits internes, modifièrent la donne et enclenchèrent progressi-vement le mouvement inverse — sans pour autant atteindre laconviction selon laquelle la loi normalement applicable au contratest celle que les parties ont choisie 260. C’est ce qui explique que ladistinction des situations internes et internationales, qui avait marquédans un premier temps les limites mêmes de l’autorité des lois éta-tiques, soit restée essentielle. En dépit des difficultés extrêmes quesoulève la définition du domaine de la liberté des parties par la seuleréférence à l’internationalité du contrat 261, cette distinction sert tou-jours en effet à légitimer, une fois franchies les frontières de l’Etatdu for, la faculté des parties de mettre à l’écart des dispositions dontl’impérativité ne se justifierait que dans des situations totalementintégrées à la sphère de compétence de celui-ci. L’argument relèveplus du dogme que du raisonnement.

79. Inversement, le débat américain fait une large place à larecherche des raisons pour lesquelles les Etats seraient conduits àadmettre que les politiques impératives qu’ils poursuivent en matièrecontractuelle soient mises à l’écart dans certains cas, du seul fait queles parties souhaiteraient y échapper 262. En effet, les méthodologies

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263. V. Heuzé démontre notamment que la loi d’autonomie ne peut être unerègle de conflit de lois et relève son incapacité à expliquer la « soumission » ducontrat à la loi (La réglementation française des contrats internationaux, préciténote 250, nos 94 ss.).

contemporaines tendant pour la plupart à favoriser la réalisationrationnelle des politiques publiques, la réflexion est centrée, à l’op-posé de l’approche européenne, sur l’intensité des intérêts des Etatsà étendre leur législation au contrat. Au regard d’une telle analyse,aucune distinction dogmatique entre les situations internes, viséestout entières par les politiques du for, et interétatiques, redevables dela catégorie plus restreinte des lois de police, ne permet de fairel’économie d’une réflexion dans chaque cas relative au poids res-pectif à accorder aux politiques en présence. Dans une telle perspec-tive, l’internationalité du contrat perd tant son caractère prédéfinique sa fonction départitrice des régimes applicables. La présenced’éléments d’extranéité révélera tout au plus une gradation dans l’in-tensité de l’intérêt respectif des Etats à régir la situation litigieuse.La loi de police ne se signalera pas parmi les autres dispositions dudroit des contrats par le caractère dérogatoire de sa prétention à s’ap-pliquer, car la loi normalement applicable est précisément celle dontl’intérêt à cet égard est le plus fort. Ainsi, comme le démontreR. Weintraub, soit aucune des lois en présence n’a de politique inva-lidante à faire valoir, et l’autonomie peut trouver sa place ; soit lespolitiques étatiques divergent ; l’autonomie ne peut servir alors qu’àchoisir la loi validante, puisque le choix de la loi invalidante estréputé en toute hypothèse inefficace ; en somme, l’autonomie desparties n’a guère pour fonction que de valider ce qui l’est déjà par laloi la plus intéressée. Sur ce point, on ne peut manquer de releverque l’analyse ainsi proposée aux Etats-Unis se rapproche de l’assautdoctrinal le plus convaincant porté au principe d’autonomie au seinde la tradition européenne, d’après lequel la liberté des parties neserait pas de nature à écarter la loi objectivement applicable 263.

B. Facteurs idéologiques

80. C’est pourtant aux Etats-Unis, dans un contexte méthodolo-gique apparemment peu propice à l’épanouissement de l’autonomie,que celle-ci vient de connaître une nouvelle impulsion doctrinale, àla faveur de l’analyse économique du droit. Plusieurs étudesrécentes, explorant les implications de cette analyse pour le droit

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264. E. O’Hara et L. Ribstein, « From Politics to Efficiency... », préciténote 170 ; des mêmes auteurs, « Interest Groups, Contracts and InterestsAnalysis », Mercer. L. Rev., 1997, p. 765 ; E. O’Hara, « Economics, PublicChoice and the Perennial Conflict of Laws », Geo. LJ, vol. 90 (2002), p. 941 ;M. Whincop et M. Keyes, Policy and Pragmatism in the Conflict of Laws,précité note 47 ; des mêmes auteurs, « The Market Tort in Private Interna-tional Law », Nw. J. Int. L. and Bus., vol. 19 (1999), p. 215, et « Putting the“Private” Back into Private International Law... », précité note 68 ; M. Solomine,« An Economic and Empirical Analysis of Choice of Law », Ga. LR, vol. 24(1989), p. 49 ; A. Guzman, « Choice of Law : New Foundations », Geo. LJ,vol. 90 (2002), p. 333 ; pour une réaction nuancée, approuvant cependantl’orientation méthodologique générale, P. Stephan, « The Political Economy ofChoice of Law », précité note 30.

265. M. Whincop et M. Keyes, « Putting the “Private” Back into PrivateInternational Law... », précité.

Le jeu de mots dans ce titre suppose évidemment que le terme de « droit inter-national privé » soit utilisé. Inventé pourtant par Story, il a été remplacé dansl’usage américain par celui de « conflits de lois » — qui sont en effet pour la plu-part intrafédéraux. Les contentieux proprement internationaux relèvent de ladiscipline des relations extérieures des Etats-Unis (qui en est à l’heure actuelle àson troisième Restatement), le critère de départition de deux domaines étant lamise en cause ou non d’une loi fédérale délimitant unilatéralement son champd’application dans l’espace (voir, sur ce point, L. Brilmayer et Ch. Norchi,« Federal Extraterritoriality and Fifth Amendment Due Process », Harv. LawRev., vol. 105 (1992), p. 1217).

266. E. O’Hara et L. Ribstein, « From Politics to Efficiency... », préciténote 170.

267. La dérive dénoncée, consistant à « publiciser » la problématique desconflits de lois en la présentant comme celle de la réalisation d’intérêts éta-tiques, est évidemment due à la doctrine des intérêts gouvernementaux deCurrie. L’influence de cette doctrine a été telle que le fait que la nouvelleméthodologie proposée soit centrée sur l’individu, conformément aux prémissesde l’analyse économique du droit d’obéissance posnérienne, est perçu comme untournant (voir par exemple l’analyse de P. Stephan, précité note 30 et infrano 278). Il importe cependant de souligner que Currie n’était nullement indiffé-rent aux intérêts privés en jeu dans les situations de conflits de lois ; seulement,il estimait que ceux-ci étaient subsumés dans ceux des Etats. Autrement dit, unbon règlement du conflit des lois du point de vue des politiques étatiques, quireprésentent chacune un arbitrage spécifique à chaque Etat entre diverses caté-gories d’intérêts privés, impliquaient en quelque sorte naturellement que lemême règlement était satisfaisant du point de vue des intérêts individuels

international privé, s’interrogent ainsi sur la place qu’il conviendraitde reconnaître, au regard de l’efficience économique dans le règle-ment des conflits de lois, à la liberté des parties 264. Privilégiant l’in-dividualisme méthodologique propre à la théorie économiqued’obéissance néolibérale, ce courant d’idées se donne pour objectifde « réinjecter le « privé » dans le droit international privé » 265, etd’aller de la « politique vers l’efficience » 266, en vue d’en refocaliserles méthodes sur l’individu et des valeurs de droit privé, telle notam-ment la prévisibilité du droit applicable, plutôt que sur les intérêtsdes Etats 267, dont il dénonce le caractère à la fois fictif et introu-

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concernés. Sur cette subsomption des intérêts privés par les intérêts étatiques,voir B. Currie, Selected Essays, p. 610 :

« there is no place in conflict of laws analysis for a calculus of private inter-ests as by the time the interstate plane is reached the resolution of con-flicting private interests has been achieved ; it is subsumed in the statementof the laws of the respective states ».

268. P. Stefan, « The Political Economy of Choice of Law », précité note 30.269. Voir notamment E. O’Hara et L. Ribstein, « Interest Groups, Contracts

and Interests Analysis », précité note 264.270. Voir infra no 195.271. R. Posner critique la doctrine des intérêts gouvernementaux, au motif

que « the issue ought not to be interests ; it ought to be which state’s law makesthe best “fit ” with the circumstances of the dispute » (Economic Analysis ofLaw, 5e éd., Aspen, p. 646). Or, à cet égard, si la loi territoriale a généralementle meilleur avantage comparatif, l’auteur se dit convaincu par l’idée, « fraîche,simple et profondément économique », selon laquelle la loi applicable auxcontentieux contractuels est à déterminer tout simplement comme s’il s’agissaitde l’extension de la décision des parties d’inclure telle ou telle clause dans leurcontrat (préface à l’ouvrage de M. Whincop et M. Keyes, Policy and Pragma-tism in the Conflict of Laws, précité note 47). On reconnaîtra que l’éclairageapporté n’est pas considérable.

272. Sur ce point, E. O’Hara et L. Ribstein, « From Politics to Efficiency… »,précité note 170.

273. M. Whincop et M. Keyes, « The Market Tort in Private InternationalLaw », précité note 264, p. 238 ; Policy and Pragmatism in the Conflict of Laws,précité note 47, p. 71. Le marché est efficient si les prix reflètent le coût réel de

vable 268. Sur ce dernier point, il s’appuie très largement sur lesapports de la théorie de public choice 269, qui avait déjà alimenté lescritiques sévères de Lea Brilmayer à l’encontre de l’analyse des inté-rêts gouvernementaux, sans pour autant la conduire à rejeter uneconception politique des conflits de lois 270. La nouvelle vague éco-nomique, qui a reçu une impulsion importante de la préférencemanifestée par le juge Posner pour des solutions simples et prévi-sibles 271, creuse plus profondément l’écart avec les méthodologiesexistantes, jusqu’à faire l’apologie sinon des fondements, du moinsde la teneur du premier Restatement, jugée plus en phase avec lesbesoins de sécurité juridique de la vie des affaires 272. Mais en subs-tituant à l’ancienne idée du respect des droits acquis les besoins del’efficience économique en tant que fondement des solutions desconflits de lois, elle rétablit, dans une perspective plus délibérémentlibérale, les titres de la volonté des parties à en commander le règle-ment. En même temps, elle propose l’extension de cette volonté àtoutes les situations non spécifiquement contractuelles qui survien-nent dans le contexte d’un marché efficient, telle la responsabilité dufait des produits ou des délits de concurrence —, commodémentregroupées sous la rubrique « market torts » 273.

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la responsabilité encourue. Plus le marché est efficient, plus la lex loci delictisemble devoir céder sa place à la loi convenue.

274. Inversion soulignée par le parallélisme des deux intitulés des articlesrespectivement cosigné puis signé par L. Ribstein, « From Politics to Effi-ciency… », puis « From Efficiency to Politics… » (précités notes 45 et 170).

275. Voir E. O’Hara et L. Ribstein, « Interest Groups, Contracts and InterestsAnalysis », précité note 264.

276. Voir supra nos 16 ss.277. L. Ribstein, « From Efficiency to Politics... », précité note 45, pp. 385 ss.278. Selon un courant d’idées un peu différent, on envisage aussi d’étendre le

champ de la loi de l’incorporation. Ainsi, Larry Ribstein s’interroge sur la raisond’être de la distinction que fait la jurisprudence entre l’application de la loi de lasociété aux affaires internes de celle-ci, y compris aux rapports fiduciaires entreles organes sociaux et les actionnaires, et les rapports externes de la société, parexemple avec ses salariés (« From Efficiency to Politics... », précité note 45,p. 389, à l’occasion de la décision du juge Posner, précitée, Curtis 1000 Inc. v.Suess, 24 F 3d 941, 7th Cir., 1994, invalidant le choix contractuel de la loi duDelaware, loi du lieu d’incorporation de la société employeur, pour régir unengagement de non-concurrence souscrit par un salarié, au motif que le contratn’avait pas de liens suffisants avec cette loi. L’employeur avait son centre dedécision en Géorgie et le lieu d’exercice de ses activités, comme le lieu du tra-vail du salarié demandeur, était l’Illinois, dont le juge Posner relève qu’il avaitun intérêt prépondérant, du moins par rapport au Delaware — il y aurait eu enrevanche un vrai conflit si la clause avait désigné la loi de la Géorgie). Pourquoi

81. De façon paradoxale, ce renouveau de l’autonomie a conduittrès récemment le même courant de pensée économique à emprunterle chemin en quelque sorte inverse, de « l’efficience vers la poli-tique » 274. Non pas qu’il s’agisse de réinstituer la théorie des intérêtsgouvernementaux avec son indifférence à l’égard des intérêts privés,mais plutôt de consolider les assises du principe de la liberté dechoix en faisant appel à la théorie économique du fédéralisme.L’intérêt suscité par les analyses de public choice, nouvellement mobi-lisées à l’encontre des méthodologies fondées sur la méthode des inté-rêts gouvernementaux 275, est certainement pour beaucoup dans cetteréorientation. En effet, de telles analyses avaient déjà montré que lamobilité des citoyens et des opérateurs économiques est de nature àexercer une discipline salutaire sur les processus décisionnels desgouvernements, en les mettant en concurrence 276. Or, dès lors quel’exercice de la volonté est perçu comme un simple avatar, moins coû-teux, de la mobilité physique, l’opportunité de concéder aux contrac-tants la faculté de choisir la loi applicable peut être reliée à sonaptitude à déclencher une compétition analogue. Dans ces conditions,il est peu surprenant de voir invoqué, comme modèle, l’exemplefamilier du marché des corporate charters 277, dont il s’agiraitd’étendre la dynamique à d’autres champs de la vie économiquetransfrontière 278. Sans que soit perdu de vue pour autant l’intérêt des

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la loi de l’incorporation devrait-elle primer sur la loi protectrice de la résidencede l’actionnaire, par exemple, et non celle, pareillement protectrice, de la rési-dence du salarié ?

279. Voir par exemple l’article de R. Romano, intitulé « Empowering Inves-tors : A Market Approach to Securities Regulation », précité note 45.

280. Sur l’extension que cette conception induit du domaine de la loi d’auto-nomie, voir infra no 115.

281. C’est-à-dire, davantage que comme la projection dans les situationsinternationales d’une philosophie contractuelle du droit interne.

282. Sur ce postulat, voir supra no 30.

individus, qu’il s’agirait plutôt d’investir de nouveaux pouvoirs 279,le principe de l’autonomie trouve désormais sa justification dans lafonction politique que lui confère la concurrence législative 280.

Par. 2. Faculté de choix et pouvoir d’arbitrage

82. L’analogie ainsi établie entre la mobilité des sociétés et lelibre choix de la loi du contrat pourrait paraître, de prime abord,purement anecdotique ; des facteurs contingents ayant conduit àl’essor du marché des droits des sociétés aux Etats-Unis avant celuides droits des contrats, il était naturel que le premier y soit invoquéen vue de consolider le statut vacillant du second. Symétriquement,c’est le principe d’autonomie qui tendrait au contraire à justifier, enEurope, l’injection d’une plus forte dose de libéralisme dans lerégime international des sociétés. Cependant, cette différence deperspective a une importance considérable. Dès lors en effet que lavolonté est perçue comme un avatar de la mobilité 281, on postule, enarrière-plan, le schéma territorial de répartition des compétenceslégislatives qui fonde le modèle économique du fédéralisme fis-cal 282. Selon ce modèle, comme on le sait, les opérateurs écono-miques peuvent changer de lieu pour échapper à la loi qui y est envigueur ; puisque cette mobilité y est perçue comme un bienfait en cequ’il met en concurrence les législateurs, autant donner aux premiersla possibilité de sortir métaphoriquement du ressort de la loi àmoindres frais, par une simple expression de volonté. Une telleconception entraîne un certain nombre de conséquences importantesen ce qui concerne la portée reconnue à la volonté privée ; celle-ciétant investie d’une fonction d’arbitrage entre les lois des Etats, quine sont plus les véritables maîtres du jeu, on est conduit à reconsi-dérer les contours de l’autorité des lois en adoptant une perspectiveen quelque sorte externe à celles-ci. On rappellera ainsi brièvementles éléments du droit positif perçus comme induisant un marché du

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283. En matière contractuelle, le choix d’une loi par les parties est présuméefficient, même selon les paramètres plus exigeants de l’efficience parétienne,parce que conforme à leurs intérêts réciproques. Sur le concept d’efficience, lasignification qu’il revêt et les difficultés qu’il soulève, lorsqu’il est appliqué aurèglement du conflit de lois, voir infra nos 222 ss. et 276 ss.

284. Tant du moins que ne sont pas en jeu des politiques interventionnistes…285. L. Ribstein, « From Efficiency to Politics... », précité note 45.286. Les tribunaux de cet Etat se reconnaîtront compétents dans ce cas. Le

« doing business », chef de compétence reconnu par tous les Etats concernés,suppose que le défendeur entretienne un courant d’affaires continu et substantielavec l’Etat du for.

droit des contrats (A), avant d’examiner les implications théoriquesd’une telle perspective (B).

A. Le marché fédéral du droit des contrats

83. Au regard du modèle économique du fédéralisme, la facultéde choix de la loi applicable concédée aux parties à un contrat trans-frontière, envisagée comme un succédané de la mobilité, apparaîtcomme un facteur de mise en concurrence des législateurs.Autrement dit, les Etats qui affichent leur intention de donner effetau choix des parties révéleraient par là même leur volonté d’entrerdans le jeu compétitif et de laisser les parties mettre de côté leur loiinterne en faveur d’une autre, perçue comme plus efficiente 283. Si lecaractère salutaire de la compétition qui en résulte n’est pascontesté 284, la question se pose cependant des raisons qui peuventpousser un Etat donné à renoncer à imposer ses propres lois danscertains cas. Quoique fréquemment invoqué, le besoin supposé uni-versel de promouvoir les relations transfrontières n’est peut-être paspartagé par tous ; en tout cas, une étude portant sur les droits desconflits de lois des Etats fédérés américains 285 montre que l’exis-tence d’un consensus sur ce point est démentie tout à la fois par lenombre limité des Etats « compétiteurs » prêts à admettre l’efficacitédes clauses contractuelles d’electio juris, par les restrictions aux-quelles ils soumettent l’exercice du libre choix, et par leur propen-sion à proposer la loi des contrats du for en « paquet-cadeau » condi-tionné à l’application d’autres pans de législation, notamment dudroit des sociétés.

84. Selon l’analyse proposée par Larry Ribstein, la faculté dechoix de la loi applicable serait essentiellement un avantage compé-titif conféré aux entreprises en vue de les convaincre de maintenirleurs liens économiques — que ceux-ci s’expriment par l’incorpora-tion locale ou par la présence commerciale 286 — avec le territoire du

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287. L. Ribstein, «From Efficiency to Politics…», précité note 45, pp. 412 ss.288. En effet, il n’est pas sans intérêt de noter que parmi les six Etats améri-

cains qui acceptent le choix contractuel de la loi applicable figurent, outre leDelaware, les quatre grands Etats commerciaux que sont l’Etat de New York, laCalifornie, l’Illinois et le Texas (la Floride étant le sixième). Selon les statis-tiques fournies par L. Ribstein (op. cit., p. 433), soixante-douze pour cent deschoix contractuels portent sur la loi des quatre plus grands Etats, le Delaware enattirant par ailleurs à lui seul vingt-six pour cent. La liberté contractuelle seraitofferte en quelque sorte comme un bénéfice accessoire au maintien de liens éco-nomiques avec ces Etats. Le fait que les mêmes Etats lient la faculté de choix àla présence d’un enjeu économique important tendrait à conforter cette analyse :seuls valent la peine d’être activement encouragés les liens contractuels impli-quant de « gros dollars » ! Ainsi, le Texas applique son statute validant les choixcontractuels aux contrats comportant un montant de 1 000 000 de dollars, lesautres Etats se contentant d’un seuil de 250 000 dollars, sauf le Delaware, quin’exige que 100 000 dollars.

289. Voir également ses études cosignées avec E. O’Hara, précitées note 264.290. Ce sont celles pour qui la mobilité est la moins coûteuse, et dont la

menace d’exit est la plus importante, et qui sont aussi en même temps les plusexposées à l’adoption de législations leur imposant des coûts, puisque leurs res-sources sont dispersées de sorte qu’elles n’ont pas toujours une voix organiséedans le processus électoral.

291. Pour L. Ribstein, ces groupes d’intérêts intra-étatiques seraient le « chaî-non manquant » dans l’histoire de la compétition législative (« From Efficiencyto Politics… », précité note 45, p. 417).

for 287. La règle de conflit de lois, validant les choix contractuels enfaveur de lois étrangères, serait ainsi destinée à peser sur les déci-sions stratégiques des entreprises, elles-mêmes à la recherche du lieule plus attractif pour fixer leur domicile social et exercer leurs acti-vités ; imposer systématiquement l’application de la loi du for seraiten effet un facteur dissuasif, qui pourrait inciter les entreprises àrechercher un environnement juridique plus souple. Concédée encontrepartie du maintien de liens économiques avec l’Etat du for,cette faculté apparaît alors, peut-on penser, essentiellement commeun moyen de compenser les inconvénients que représente pour lesEtats l’extrême mobilité des entreprises, dont on sait qu’elles n’ontpas forcément de lien économique avec leur Etat d’incorporation, etqui peuvent par ailleurs à tout moment modifier ce rattachement, ouencore redéployer géographiquement leurs activités et leur centresdécisionnels 288.

85. Pareille perspective s’appuierait, selon le même auteur, surles apports de la théorie de public choice 289. D’abord, la présenceéconomique des entreprises déployant une (substantielle) activitéintraétatique 290, qui représente une importante sources de revenuspour divers groupes d’intérêts agissant à l’intérieur de l’Etat —notamment le barreau 291 —, pousserait ces derniers à militer pour

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292. Sur la perspective de public choice selon laquelle chaque loi, exprimantle rapport de forces entre divers groupes d’intérêts, créerait des gagnants et desperdants, voir supra no 38.

293. Voir aussi sur ce point l’étude de E. O’Hara sur les concessions consen-ties à l’occasion d’adoption de lois sur le franchisage, « Economics, PublicChoice and the Perennial Conflict of Laws », précité note 264 ; « Opting Out ofLegislation… », précité note 64.

294. Selon L. Ribstein, ce constat expliquerait pourquoi la formule du librechoix de la loi applicable est préférée à la transformation de l’ensemble du droitinterne des contrats en droit « facultatif ». La liberté concernerait les seulesentreprises transfrontières, dont la faculté d’exit est aussi la moins coûteuse(« From Efficiency to Politics… », précité note 45, p. 417).

295. La pratique judiciaire semble donc aller au-delà de l’exigence d’un fon-dement raisonnable du choix, posée par l’article 187, paragraphe 2, du deuxièmeRestatement.

296. L. Ribstein, « From Efficiency to Politics… », précité note 45,pp. 435 ss.

l’adoption d’une faculté de choix de la loi applicable perçue commeattractive pour ces entreprises. Bien évidemment, on pourrait sedemander alors pourquoi les catégories d’intérêts « gagnantes » auregard d’une législation interne donnée 292 ne s’emploieraient pasaussi activement à s’assurer qu’aucune dérogation ne soit admise àson application. Il est proposé sur ce point une analyse subtile, selonlaquelle il peut être de l’intérêt de ces lobbies de faciliter le passaged’une législation qui les favorise en cédant sur le champ d’applica-tion de la norme, dont pourraient ainsi échapper les entreprises exer-çant des activités transfrontières 293. A ce dernier égard, ajoute-t-on,c’est précisément à l’égard de ces entreprises exerçant une activitétransfrontière que la possibilité de déroger à l’application de la normesera la plus efficiente. Ce sont elles en effet qui risquent de souffrirle plus d’éventuels effets néfastes (spillovers) de la législationinterne, ayant sans doute, du fait de la dispersion de leurs ressources,une moindre capacité à se mobiliser dans le processus décisionnelinterne 294.

86. La présentation du principe d’autonomie comme facteur d’at-tractivité de l’environnement juridique offert par un Etat aux entre-prises mobiles semble cependant difficile à concilier, de prime abord,avec un second constat selon lequel, saisis d’un choix contestéde loi, les juges des Etats « compétiteurs » relèvent presque systé-matiquement l’existence de liens substantiels entre le contrat ou lesparties et la loi choisie, notamment à travers la résidence de l’un descontractants dans l’Etat dont la loi a été désignée 295. Bien quecette exigence soit bilatéralisée dans l’espoir de réciprocité 296, la« fonction normative » de cette exigence d’une connexion serait sur-

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297. L’existence de contacts est souvent relevée de façon incidente, sans que lacondition de lien soit expressément formulée (voir L. Ribstein, ibid., pp. 376, 377).

298. Pourquoi en effet un Etat tolérerait-il que son droit des contrats soit ins-trumentalisé par des parties ayant une présence économique dans d’autres pays,procurant par conséquent un avantage sans contrepartie aux législateurs voisins ?Sur le risque de free-riding qui prive un Etat de l’incitation à améliorer sa légis-lation, voir L. Ribstein, ibid., pp. 435 ss. Voir également M. Abramowicz,« Speeding Up the Crawl to the Top », Yale LJ, vol. 20 (2003), p. 139, montrantpareillement que la concurrence risque de stagner dès lors que le bénéfice desinnovations législatives n’est pas internalisé (c’est-à-dire, qu’il ne profite pasexclusivement ou principalement à l’Etat qui les introduit). L’auteur suggère queles innovations puissent faire l’objet de droits de propriété intellectuelle, à l’ins-tar des business methods. Ces conclusions sont convaincantes, sauf à tenircompte de l’avantage du « first mover » que peut retirer un Etat d’être le premierà innover (voir, sur les relations très complexes entre Etats compétiteurs, I. Ayres, « Supply Side Inefficiencies and Competitive Federalism : Lessons fromPatents, Yachting, and Bluebooks », International Regulatory Competition andCoordination, précité note 23, p. 239).

tout destinée à faire apparaître la possibilité de choisir la loi subs-tantielle du for comme un avantage compétitif conféré aux seulesentreprises qui, en contrepartie, maintiendraient leur présence danscet Etat. Ainsi, l’incorporation dans le Delaware semblerait perçuepar les entreprises comme ouvrant accès au droit des contrats decet Etat ; la loi substantielle du Delaware emporterait en effet vingt-cinq pour cent du marché des choix contractuels. Il en résulte uneinteraction complexe entre les intérêts des Etats (ou plutôt, dans uneperspective de public choice, des groupes de pression qui agissentsur le processus législatif) et les incitations données aux entreprisesqu’ils cherchent à attirer. La faculté de choisir la loi applicableoctroyée à ces dernières les inciterait à multiplier leurs contacts éco-nomiques avec l’Etat du for, l’accès à cet avantage commercial sup-posant, au minimum, qu’elles aient avec cet Etat les liens nécessairesà l’exercice de la compétence juridictionnelle. En même temps, cepen-dant, lorsque les juges sont appelés à donner effet au choix contractuelde la loi substantielle du for, le message — souvent subliminal 297 —qu’ils laissent transparaître est que l’efficacité de ce choix est préci-sément tributaire de connexions significatives entre le contrat ou lesparties et cet Etat. C’est à ce stade qu’entre en ligne de compte lateneur du droit substantiel des contrats du for, qui sera conçue à sontour pour attirer les opérateurs, le cas échéant au sein d’un « paquet »composé également du droit des sociétés. On parvient ainsi à unphénomène à la fois de conditionnement de la liberté de choix et de«mise en paquet» (bundling) des lois applicables, dont on ne manquepas de souligner le caractère économiquement rationnel 298.

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299. Voir supra no 79.300. Pour un développement plus approfondi de cette analyse, voir infra

nos 198 ss.

B. Implications théoriques

87. Indépendamment du point de savoir si une telle analyse desmotivations et incitations en jeu est réellement de nature à emporterla conviction, il est intéressant de relever qu’elle aboutit sur bien despoints à consolider des résultats acquis en droit positif comparéselon des voies de raisonnement très différentes. Sous la forme moinsfamilière du souci de limiter les effets néfastes des lois internes(spillovers) affectant les entreprises à rattachement transfrontière, oude l’analyse du droit des contrats comme un avantage comparatifjustifiant une contrepartie économique, ou encore de la rationalitééconomique de la mise en paquet (bundling) des lois applicables,elle projette un éclairage économique sur trois questions classiquesdu droit international privé des contrats, à savoir la distinction descontrats internes et internationaux (a)), la fonction normative desconnexions entre la loi et le contrat (b)), et la solidarité entre diffé-rentes séries de règles de droit susbtantiel, qui autorise une certainerégulation de la compétition législative (c)).

a) La distinction des contrats internes/internationaux

88. Ainsi, en premier lieu, la distinction des contrats internes,soumis intégralement à la loi locale, des contrats internationaux,seuls redevables du libre choix de la loi applicable, dont on a vuqu’elle ne manque pas de soulever des difficultés de définitioncomme de fondement conceptuel au regard de la doctrine tradition-nelle 299, trouve une nouvelle justification dans l’idée d’economicdue process, qui signale une distorsion structurelle du processuslégislatif 300. En effet, les intérêts des sociétés transfontières, dontl’influence politique diminue à proportion de la dispersion de leursressources dans plusieurs Etats, seront probablement moins repré-sentés dans le processus politique à l’intérieur d’un Etat donné queceux des entreprises purement internes ; elles risquent donc de subirles spillovers ou coûts indus des législations adoptées dans l’intérêtde ces dernières, ce qui justifient de leur restituer une voie (voix) desortie par le biais du choix de la loi applicable. Il est économique-

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301. Voir infra no 206.

ment rationnel de leur donner la possibilité d’écarter les lois quis’avèrent inefficientes à leur égard, car elles disposent également dela possibilité de retirer leur présence commerciale de l’Etat. La dis-tinction, purement fonctionnelle, entre les sphères interne et interéta-tique, est ainsi tributaire de la vocation de la législation à affecterdes intérêts qui ne sont pas purement internes à l’Etat — et doncincomplètement représentés sur le plan politique. Il est vrai que laconsidération, plus traditionnelle, de la relativité des titres des loisinternes à régir les situations rattachées à plusieurs Etats permetd’expliquer, pareillement, pourquoi ces lois s’appliquent avec uneintensité plus sélective aux contrats qui leur échappent en partie.Mais l’analyse qui sous-tend le concept d’economic due process sou-ligne le fait que toute législation peut être génératrice d’externalitéspour ceux qui se trouvent en dehors de la communauté politiquenationale, et qu’il revient au droit international privé d’y remédierdans la mesure du possible 301.

b) Le rôle normatif des connexions entre la loi choisie et le contrat

89. En deuxième lieu, la réintroduction d’une exigence deconnexion conditionnant l’application du droit des contrats du forn’étonne qu’à moitié. Voir, dans le droit substantiel des contrats dufor, un avantage compétitif conféré aux entreprises qui entretiennenten contrepartie un lien avec l’économie de cet Etat n’est qu’uneautre manière d’exprimer l’idée, qui est à la base tant de la théorieeuropéenne des lois de police que de la doctrine américaine des inté-rêts gouvernementaux, selon laquelle l’intérêt du for à faire valoirses propres politiques est fonction des rattachements qui en rendentl’application rationnelle en l’espèce — c’est-à-dire, dont la mise enœuvre serait cohérente en termes des finalités législatives poursui-vies. Evidemment, la perspective adoptée ici est inversée. Il ne s’agitpas de dire que l’Etat du for dépasserait sa sphère de compétencelégitime en prétendant régir des contrats ou des activités qui n’entre-tiennent pas de lien suffisant avec lui, mais de montrer qu’il n’a pré-cisément aucun intérêt à étendre le bénéfice de sa loi à des situationsqui ne comportent pour lui aucune contrepartie économique. Il n’enreste pas moins que, dans l’un et l’autre cas, l’accent est mis sur leslimites qui s’imposent aux lois impératives et, par là même, à l’éten-

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302. Certes, aucune distinction n’est faite ici entre le droit interne non impé-ratif, qui peut être écarté par la volonté des parties, et le droit internationalementimpératif, qui s’impose en toute hypothèse dans le domaine qu’il s’assigne. Il enrésulte que le critère utilisé exprime en réalité un critère de rattachement objec-tif pour tout le droit des contrats, qui ne nécessite aucun détour par la distinctionentre l’interne et l’international.

303. Le concept de règles « facilitatives » recouvre en réalité celles qui sontconformes à une conception libérale du droit des contrats et dont la seule fonc-tion serait de soutenir et d’encadrer l’accord des parties. Il s’oppose donc audroit interventionniste (regulatory), porteur de politiques étatiques tendant à for-mer le rapport contractuel ou à réguler le marché. Sur cette distinction et sesimplications méthodologiques, voir supra no 40.

304. Voir supra no 76.305. Sur ce point, les assauts contemporains adressés au principe d’autono-

mie des deux côtés de l’Atlantique trouvent une confirmation importante (voirsupra no 79).

306. Sur la difficulté de conserver l’autorité des lois dans un contexte demobilité des acteurs et de concurrence législative, voir M. Rosen, « Extraterrito-riality and Political Heterogenity… », précité note 97.

due de la liberté qu’il convient de reconnaître aux parties 302. Parailleurs, il est vrai qu’en envisageant l’ensemble du droit descontrats du for comme un avantage compétitif accordé en échanged’une contrepartie aucune distinction n’est faite, a priori, entre lesdispositions internationalement impératives, porteuses de politiquesfondamentales, et les règles purement « facilitatives » 303 du droit descontrats qui ne seraient impératives que sur le plan interne.Toutefois, on a vu que dans la pratique judiciaire américaine l’exi-gence d’un lien économique n’a d’utilité véritable qu’en cas de« vrai conflit », dans les cas où il faut déterminer si la validité ducontrat doit ou non être maintenue en présence d’une loi restrictivequi revendique son application à l’espèce. Par exemple, une loi pro-tectrice prétendant régir un contrat de franchise ou une clause denon-concurrence dans un contrat de travail sera appliquée nonobs-tant le choix contraire des parties si elle émane de l’Etat où est éta-blie la partie protégée 304. En partant du rôle du principe d’autonomiedans la mise en œuvre de la concurrence législative, « activée » par lechoix des parties, la perspective économique parvient ainsi, para-doxalement, à une reformulation objectiviste du rattachement descontrats 305. Quoi qu’il en soit, cette vision canalisée de la concur-rence législative traduit l’idée selon laquelle, dans certains cas, le jeude la compétition peut présenter des dangers pour la cohérence oul’effectivité d’une politique législative donnée, si la mobilité desacteurs privés leur permet trop facilement d’échapper à l’autorité deslois (evasion) 306. C’est alors qu’entre en jeu la technique de la miseen paquet (bundling).

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307. A défaut de disposer de l’instrument d’analyse qu’est la qualificationdans la tradition savignienne. Sur le caractère fonctionnel des analyses que pos-tule cette dernière, voir B. Audit, « Le caractère fonctionnel de la règle deconflit », précité note 102.

308. Sur l’exemple récurrent concernant la mise en œuvre de l’immunité desassociations charitables en cas de dommages liés aux activités — notammentéducatives — de celles-ci, voir supra no 33.

309. Pour un exemple de la solidarité entre le régime des valeurs mobilièreset celui de la faillite, voir R. Mendales, « We Can Work It Out… », préciténote 105.

310. On y reconnaît la formulation de catégories et de rattachements d’ordrepersonnel. A cet égard, le prisme de la compétition ne conduit pas à des résultats

c) La solidarité des règles et la régulation de la compétition

90. En effet, en troisième lieu, la représentation du marché desdroits des contrats à travers le prisme de public choice présente uneversion modérée de la compétition législative, aux termes de laquellela mobilité pure des opérateurs économiques — le zapping législatif— est limitée par le caractère indissociable reconnu à certains corpsde règles, qui ne seront livrés à la compétition qu’en bloc. On a vuque l’incorporation dans un Etat est présentée comme ouvrant droitau bénéfice du droit des sociétés de cet Etat, mais aussi à l’accès deson droit des contrats. Cependant, inversement, on peut dire que lesliens établis au moyen de l’incorporation dans un Etat vont justifierl’application de certaines exigences perçues comme le prolongementou la contrepartie des bienfaits conférés. La « domiciliation » de lasociété dans un Etat va emporter pour elle des avantages, mais aussides devoirs corrélatifs à l’égard de l’Etat qui les lui procure. Cetteidée, déjà largement présente dans la mise en œuvre judiciaire de laméthode des intérêts gouvernementaux, permet d’établir un parallèleà cet égard entre la loi d’incorporation, a priori davantage apparen-tée au principe d’autonomie, et loi du domicile des individus. Eneffet, pour déterminer le champ exact de l’intérêt de l’Etat du domi-cile 307, les juges rappellent qu’en choisissant son domicile l’individuaccepte à la fois les bénéfices et les charges corrélatives de l’appar-tenance à la communauté locale 308. Même dans les matières quisemblent se prêter au libre choix des parties, l’existence de liens sys-tématiques entre différents aspects du droit vient limiter les condi-tions dans lesquelles les parties sont admises à dépecer des corps derègles solidaires, c’est-à-dire à « zapper » librement en entrant ou ensortant de leur champ 309. Plus les règles sont solidaires, moins le jeuautorisé de la compétition législative est intense : l’internationalistese trouve alors en terrain familier 310.

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très différents à cet égard de ceux de l’analyse des intérêts gouvernementaux ; laméthodologie fonctionnaliste finit en effet par reconnaître la typicité de certainsintérêts étatiques. La contribution essentielle de ces divers courants est sansdoute d’inviter à repenser constamment les contours précis des catégories etl’adéquation des rattachements retenus.

311. Seule l’existence de facteurs de coordination des systèmes tels que lerenvoi, ou les questions préalables, rappelle cette perspective externe.

312. Sur l’opposition des perspectives moniste et pluraliste en droit interna-tional privé et leur relation avec les méthodes bilatéraliste et unilatéraliste, voirD. Boden, L’ordre public : limite et condition de la tolérance (Essai sur le plu-ralisme juridique), thèse de doctorat, Paris I, 2002.

313. A cet égard, un parallèle utile peut être fait entre le changement de pers-pective qu’induit le paradigme compétitif en matière de conflit de lois et lesdeux attitudes possibles qui peuvent commander le traitement des conflits dejuridictions, selon que leur règlement intègre ou non le point de vue des forumshoppeurs, plaideurs mobiles. En effet, un règlement pratiquement satisfaisantdes conflits de procédures suppose de tenir compte dans une certaine mesure dela pluralité des fors disponibles dans une situation donnée et des comportementsstratégiques des justiciables qui exercent pareillement à leur égard leur pouvoird’arbitrage. Un point de vue interne ou moniste, qui ne règle le conflit quedu seul point de vue du for saisi, s’oppose à la prise en compte simultanée desfors parallèlement compétents. La perspective pluraliste ou multidimensionnelleest plus caractéristique de la tradition de common law, qui a développé desmécanismes de gestion de la pluralité de procédures en raison du caractèreindéterminé de la compétence juridictionnelle (voir Ch. Chalas, L’exercice dis-crétionnaire de la compétence juridictionnelle en droit international privé,

91. On pourrait être tenté de conclure que l’apport de la lectureéconomique du principe de l’autonomie reste d’ordre purementesthétique. Mais, si elle confirme plutôt qu’elle ne modifie les orien-tations contemporaines de la réflexion relative au régime descontrats transfrontières, le changement de perspective qu’elleapporte est loin d’être indifférent pour autant. Car, en présentant leprincipe d’autonomie comme un avatar de la mobilité des parties,elle oblige à raisonner en quelque sorte d’un point de vue extérieur àcelui d’un Etat donné. La perspective traditionnelle est précisémentcelle du seul Etat du for, qui décide souverainement — à l’abri despressions extérieures — des limites qu’il admettra ou non à la libertédes parties. Le règlement de droit international privé est conçu, ensomme, comme si tout se passait de son seul point de vue 311. C’estune perspective moniste 312. La perspective est tout autre dès lors quel’on intègre la donne de la mobilité des opérateurs, qui, disposant dupouvoir d’arbitrage, ne sont pas fixés a priori dans un ressort déter-miné. On constate alors que c’est toute l’interaction complexe despressions, des incitations et des conséquences influant sur les déci-sions des opérateurs mobiles qui commandent la définition cohérentedu champ des lois dans l’espace, dans une perspective en quelquesorte externe à un Etat donné 313.

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PUAM, 2000 ; A. Nuyts, L’exception de forum non conveniens (Etude de droitinternational privé comparé), préface de A. T. von Mehren, Bruylant, LGDJ,2003 ; P. Schlosser, « Jurisdiction and International Judicial and AdministrativeCo-operation », Recueil des cours, tome 284 (2000), pp. 9 ss.).

92. Or c’est précisément ce point de vue externe qu’induit lemodèle du fédéralisme économique, obligeant l’Etat auteur denormes, ou le for saisi d’une contestation à leur sujet, à sortir enquelque sorte de lui-même pour se représenter comme un rouagedans un plus vaste ensemble. Qu’il n’est pas indifférent d’envisagerla volonté des parties comme un avatar de la mobilité qui s’imposedans une certaine mesure aux Etats, et non comme une dérogationconcédée souverainement par ceux-ci, se confirme lorsque lavolonté, dont l’utilisation en matière contractuelle envisagée jus-qu’ici est des plus classiques, se voit reconnaître un rôle dans desdomaines traditionnellement soustraits à la disposition des parties.On arrive alors à un intéressant paradoxe, car on sent bien qu’auregard de la perspective ainsi adoptée il n’y a aucune raison de res-treindre le champ du pouvoir d’arbitrage des parties au domaine dudroit purement « facilitatif », mais que ce pouvoir pourrait aussi biens’exercer à l’égard des réglementations économiquement impéra-tives. Après la lecture politique de la faculté de choix de la loi appli-cable, il s’agira donc à présent de rechercher dans quelle mesurel’exercice de ce choix est de nature à disqualifier l’impérativité deslois de police en les privatisant.

Section II. La privatisation du champ des politiques impératives

93. La première cause de la transformation contemporaine desrapports entre impérativité étatique et volonté privée réside dans lanouvelle mobilité juridictionnelle des parties, qui leur permet, aumoyen du choix d’un for autre que celui dont émane la loi de police,d’influer indirectement sur la portée de celle-ci (par. 1). La seconde,qui est la conséquence plus controversée de cette libéralisation duconflit de juridictions, consiste à admettre directement le choix de laloi applicable, même dans des domaines régis par des dispositionsinternationalement impératives (par. 2).

Par. 1. La libéralisation des conflits de juridictions

94. Le développement des clauses de choix de for — étatique ouarbitral — dans des domaines régis par des lois de police, joint à un

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314. Voir, sur ce point, O. Lando, «Mandatory Rules and Ordre Public», Har-monisation of Substantive and International Private Law, O. Lando, U. Magnis,Monika Novak-Stief et Peter Lang (dir. publ.), 2003, p. 99 ; L. G. Radicati diBrozolo, «Antitrust : A Paradigm of the Relations between Mandatory Rules andArbitration : A Fresh Look at the “Second Look”», Int. Arb. Law Rev., vol. 1(2004), p. 23 ; du même auteur, «Mondialisation, juridiction, arbitrage : vers deslois «semi-nécessaires», précité note 42 ; H. Muir Watt et L. G. Radicati di Bro-zolo, «Party Autonomy, Mandatory Rules and Globalization», précité note 36 ; voirégalement nos observations, «Globalisation des marchés et économie politiquedu droit international privé», Archives de philosophie du droit, 2003, p. 243.Sur la dimension économique de la liberté de choix de for, voir F. GarcimartinAlferez, « Regulatory Competition : A Private International Law Approach »,précité note 32 ; voir également, proposant une explication en termes écono-miques de la prévalence des clauses de choix de for et de loi sur les lois de policedu for, Larry Ribstein, «From Efficiency to Politics…», précité note 45.

315. Cf. L. Radicati di Brozolo, « Mondialisation, juridiction, arbitrage : versdes lois « semi-nécessaires », précité note 42.

316. Sur l’extension progressive de l’arbitrabilité des contentieux de droitéconomique, voir Ph. Fouchard, E. Gaillard et B. Goldman, Traité de l’arbitragecommercial international, nos 559 ss. ; B. Hanotiau, « L’arbitrabilité », Recueildes cours, tome 296 (2002), p. 29 ; L. G. Radicati di Brozolo, « Antitrust andArbitration », précité ; voir aussi son cours professé à l’Académie de La Haye en2003 [à paraître dans le Recueil des cours].

317. A cet égard, il est clair que la marge de manœuvre stratégique des par-ties est d’autant plus importante que la compétence juridictionnelle est indéter-minée. C’est précisément ce qui explique la place du forum shopping dans laculture contentieuse anglo-américaine.

318. Sur cette notion, voir P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé,précité note 144, no 393. La volonté de contourner une loi internationalementimpérative semble fournir un critère de distinction entre le simple forum shop-ping et la fraude. Voir J. Fawcett, « Evasion of Law and Mandatory Rules in Pri-vate International Law », Cambr. Law Journ., 1990, p. 44 ; P. de Vareilles-Som-mières, Rép. Dalloz droit international, vo « Fraude à la loi », no 21.

régime progressivement plus libéral de circulation des décisions,tend aujourd’hui à modifier en profondeur les rapports entre la volontédes parties et les lois internationalement impératives 314. De l’évolu-tion récente du droit positif comparé semble émerger, au momentmême où le contentieux international privé met de plus en plus fré-quemment en jeu des conflits de réglementations économiques, unphénomène de dilution de l’impérativité de ces dernières — devenues,selon le terme heureux d’un auteur, d’application seulement «semi-nécessaire» 315. Succédant à la libéralisation du régime des clausesattributives de juridiction, l’arbitrabilité de contentieux relevant deréglementations économiques a été l’impulsion décisive de cette évo-lution, en affranchissant la mobilité juridictionnelle des parties deslimites tenant à l’impérativité des règles applicables au fond 316. Bienentendu, la possibilité d’éluder une loi impérative en changeant defor n’a rien de nouveau; c’est l’un des moteurs essentiels du forumshopping 317 et l’impulsion centrale de la fraude au jugement 318.

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319. La rapide généralisation de la faculté de choix de for des parties, unefois adoptée par un Etat économiquement puissant, est très clairement le résultatd’un phénomène compétitif. Sur ce point, Michael Reisman suggère que la libé-ralisation du régime de l’arbitrage international tient bien davantage à la volontédes Etats d’attirer l’industrie de l’arbitrage qu’à une conviction profonde relativeaux bienfaits de celui-ci (Systems of Control in International Adjudication andArbitration : Breakdown and Repair, Durham (NC), Duke University Press,1992, pp. 109-115). Cette analyse est corroborée par celle de Y. Dezalay etB. Garth relative au rôle des groupes d’intérêts dans ce domaine (Dealing in Vir-tue : International Commercial Arbitration and the Construction of a Transna-tional Legal Order, 1996). Voir également sur ce point, Robert Wai, « Transna-tional Liftoff and Juridical Touchdown », précité note 35, p. 257. L’explicationproposée par L. Ribstein du principe d’autonomie — qui consiste pour les Etatsà libéraliser les contraintes pour retenir une clientèle — convient bien égalementdans ce contexte (voir supra nos 84 ss.).

320. C’est pourquoi on peut considérer que la compétition législativedemeure faisable dans le domaine des réglementations économiques tel le droitde la concurrence, alors même que les législations nationales revendiquent deplus en plus un domaine extraterritorial (voir, concluant au contraire à l’absencede compétition en raison du déclin de la territorialité en ce domaine, J. Basedow,« International Antitrust : From Extraterritorial Application to Harmonization »,La. L. Rev., vol. 60 (2000), p. 1037.

95. Mais la libéralisation récente du régime des clauses de choixdu for — elle-même le fruit d’un phénomène concurrentiel 319 —intègre plus délibérément la donne compétitive, en légitimant la dis-qualification des lois de police qui auraient pu s’appliquer devant lefor évincé. En effet, dès lors que la présence de réglementationsimpératives ne fait plus obstacle à l’efficacité du choix d’un forétranger ou arbitral, et que la méconnaissance de la loi de police dufor n’entrave pas systématiquement la circulation de la décision dujuge choisi, on relève une réduction significative de l’impact effectifde certaines règles de droit économique pourtant réputées indéro-geables lorsqu’elles sont mises en œuvre directement par les autori-tés du for. Il importe de souligner que le passage par la clause de forpermet le jeu de la compétition entre ces réglementations écono-miques impératives, alors même que celles-ci ne s’attribuent pas undomaine purement territorial et qu’elles tendraient autrement à neu-traliser l’effet d’arbitrage de la mobilité physique des individus 320.En somme, les Etats semblent se soumettre à une forme spontanéed’autorégulation — un ajustement du niveau de contraintes aux-quelles sont soumis les rapports économiques à la faveur du marché,activé par le jeu de la volonté privée, le tout conformément aux pré-visions du modèle économique. Comme l’enseigne ce dernier, la cléde ce phénomène d’autorégulation réside dans la discipline exercéesur les Etats du fait de la faculté d’exit des parties, qui disposent de

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321. Le libéralisme des juges anglais dès le XVIIIe siècle est remarquable. Unexemple très ancien de validation judiciaire d’une clause attributive peut êtretrouvé dans Gienar v. Meyer (1792), 2 Hy. Bl. 603. Trois décennies plus tôt, en1760, Lord Mansfield avait consacré le libre choix de la loi applicable dans legrand arrêt Robinson v. Bland, 2 Burr. 1077 ; 1 Wm. Bl. 256.

322. Cass. civ., 19 février 1930, Mardelé, et 27 janvier 1931, Dambricourt,Rev. crit. dr. int. pr., 1931, p. 514, S., 1933, 1, 41, note Niboyet. Le principe devalidité a été réaffirmé, après le débat provoqué par l’entrée en vigueur du Nou-

la faculté d’éluder des régimes de police en se déplaçant, sinon phy-siquement du moins métaphoriquement, en dehors de leur champd’application. La détermination de l’intensité des contraintes appli-cables revient ainsi au seul marché, qui sert en quelque sorte de filtreau conflit de lois économiques. C’est en ce sens que peuvent êtrelues les évolutions les plus récentes du droit positif comparé, quitendent à alléger le contrôle exercé par l’Etat ayant renoncé à exer-cer sa compétence directe, sur la décision rendue par le juge élu (A).De ce fait, les parties jouissent d’une liberté nouvelle sur le plan dela compétence juridictionnelle, qui leur confie une certaine maîtrisedu champ d’application des lois de police dans l’espace (B).

A. La portée de la liberté de choix du for :le sort du « second regard »

96. L’allégement progressif du contrôle exercé par l’Etat, tant surla licéité des clauses de choix de for qu’à l’occasion de l’accueil dedécisions émanant de juridictions étrangères ou arbitrales, a eu lieuselon une géométrie complexe. Initiée du côté des prorogations defor en Europe (a)), l’évolution libérale s’est poursuivie essentielle-ment au sein de l’arbitrage international, avant de trouver son pointculminant aujourd’hui, aux Etats-Unis, dans le régime de la circula-tion des jugements (b)).

a) La position européenne : la réserve de l’exclusivité

97. En Europe, où le terrain avait déjà été balisé par l’affirmationdu principe d’autonomie en matière de loi applicable dès le début duXXe siècle, la validité de principe des clauses attributives de juridic-tion a été admise, sinon sans débat, du moins très tôt et avec unerelative facilité 321. Ainsi, en France, la Cour de cassation a affirmédès 1930 la validité de principe des clauses dérogeant aux règlesordinaires de compétence directe 322. Mais leur validité acquise en

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veau Code de procédure civile, par Cass. civ. 1re, 17 décembre 1985, Compagniedes signaux, Rev. crit. dr. int. pr., 1986, p. 537, note Gaudemet-Tallon, D., 1986,Inf. rap., p. 265, obs. Audit, Les grands arrêts jurispr. dr. int. pr., par B. Ancelet Y. Lequette, 4e éd., 2001, no 72. Pour les divers débats doctrinaux entourantce libéralisme jurisprudentiel, tenant notamment à la nature juridique attribuéeaux règles de compétence internationale, voir B. Ancel et Y. Lequette, op. et loc.cit. Pour une vision comparative, voir G. Kaufmann-Kohler, La clause d’élec-tion de for dans les contrats internationaux, Bâle, 1990 ; N. Coipel-Cordonnier,Essai sur la spécificité des conventions d‘arbitrage et d’élection de for en droitinternational privé, LGDJ, 1999.

323. Voir sur la distinction entre la question de l’admissibilité même de laprorogation de juridiction, et leur licéité dans tel ou tel domaine en raison deconsidérations spécifiques aux intérêts en jeu dans le contentieux, P. Mayer etV. Heuzé, Droit international privé, précité note 144, nos 300 ss., auxquels estempruntée la formule de l’arrêt Compagnie des signaux.

324. Voir sur ce point B. Ancel et Y. Lequette, Les grands arrêts…, préciténote 322, pp. 669 ss.

325. Cette solidarité entre le for et la loi applicable (sur laquelle voirB. Ancel, « Loi appliquée et effets en France des décisions étrangères », Comitéfr. dr. int. pr., 1986-1988, p. 25) se retrouve au demeurant dans l’identificationdes compétences exclusives, dont l’effet est d’interdire la reconnaissance dujugement d’un autre Etat dans le domaine considéré, quel que soit le fondementsur lequel ses juges ont assumé leur compétence. Le fait que les deux conceptssont liés à l’impérativité de la loi applicable au fond explique que très souventune compétence impérative sur le plan direct est également exclusive sur le plande la circulation des jugements.

326. Les compétences exclusives de l’article 22 du Règlement Bruxelles Irépondent, à l’exception de la compétence en matière réelle immobilière qui yfait figure d’intruse, au cas où le contentieux met directement en cause le fonc-tionnement d’un service public et relèvent de ce fait d’une compétence exclusivede l’Etat au regard du droit international public (sur ce cas, voir P. Mayer,

principe, la licéité de telles clauses a toujours été étroitement cir-conscrite par l’interdiction de déroger à une compétence impérativedu for 323. Si l’identification précise des matières ainsi exclues duchamp de la liberté des parties a pu soulever des difficultés considé-rables 324, les cas concernés semblent généralement avoir pour carac-téristique fonctionnelle la coïncidence des compétences juridiction-nelle et législative 325. En matière patrimoniale, l’hypothèse est soitcelle des compétences exclusives, qui existent en présence d’unenjeu de souveraineté de l’Etat justifiant l’applicabilité du droitpublic du for, soit celle des compétences protectrices des partiesfaibles, qui s’expliquent autant par le souci d’assurer l’applicabilitéau fond d’une loi de police que par la volonté de lutter contre desabus spécifiquement juridictionnels. Ce schéma, qui est reproduit ausein de l’espace judiciaire européen, signifie que l’impérativité inter-nationale du droit applicable au fond est de nature à exercer uneincidence importante sur le caractère indérogeable de la compétencejuridictionnelle 326.

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« Droit international privé et droit international public sous l’angle de la notionde compétence », Rev. crit. dr. int. pr., 1979, pp. 1 ss.). En revanche, les compé-tences de protection des nouvelles sections 3, 4 et 5 du Règlement (dont seule lasection 5 ne bénéficie pas d’une exclusivité au plan indirect, au regard de l’ar-ticle 35, paragraphe 1) correspondent à des domaines relevant de réglementa-tions de police protectrices des parties faibles (respectivement, les assurés, lesconsommateurs et les travailleurs). Dans ces cas, on pourrait se demander pour-quoi le jeu soit des règles de conflit spéciales de la Convention de Rome, soit dudroit dérivé, ne suffirait pas à assurer la protection de ces catégories de plai-deurs. La réponse réside certainement dans le fait que, dans leur cas, la proxi-mité du juge compétent est considérée en soi comme un élément de la protectionqui leur est due, indépendamment même de la garantie d’obtenir l’application dela loi la plus protectrice au fond.

327. Dans les rapports intracommunautaires, on assiste cependant à uneréduction sensible de la portée de l’ordre public de fond, ne serait-ce qu’en rai-son de la modification de la fonction du juge de l’exequatur de première ins-tance par le Règlement Bruxelles I (dont l’article 45 exclut l’examen des condi-tions de régularité à ce stade de la procédure). Par ailleurs, toute loi de police(du for ou tierce) opposée à ce titre subirait en toute hypothèse le contrôle com-munautaire de proportionnalité, au titre de l’élimination des entraves à la librecirculation (voir supra note 255).

98. Mais en dehors des cas où la prorogation de for est proscriteen raison soit d’un enjeu de souveraineté étatique soit d’une poli-tique protectrice, on peut se demander quelle est l’incidence, sur lalicéité des clauses attributives, de la présence de lois de police ayantvocation à s’appliquer au contrat principal. La question semble àvrai dire peu problématique, sans doute parce que les cas les plussensibles sont précisément soustraits à la volonté des parties. Ainsi,une fois sa compétence acquise sur le fondement d’une clause dechoix de for, le juge élu ne se trouve pas dans une situation spéci-fique — c’est-à-dire, par rapport à celle de tout autre juge qui retientsa compétence internationale sur un fondement objectif — sousl’angle de l’applicabilité des lois des police du for ou étrangères,qu’il mettra en œuvre le cas échéant, notamment sur le fondement del’article 7 de la Convention de Rome. Tout au plus, le contrôle de larégularité de son jugement au regard de la conformité à l’ordrepublic des autres Etats concernés permettra de neutraliser les effetsd’une désignation qui tendait à contourner les dispositions d’une loide police nationale par le choix d’un juge étranger moins enclin quele for évincé à leur donner effet 327.

99. La situation des clauses d’arbitrage contenues dans descontrats internationaux est analogue, même si le parcours du droitpositif en ce qui les concerne a été différent. Une fois leur validitéadmise, bien plus tardivement, elles ont bénéficié d’un statut privilé-gié dont le libéralisme a rapidement dépassé celui des clauses attri-

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328. Sur l’affirmation et le sens de ces deux principes complémentaires, voirP. Mayer, « Les limites de la séparabilité de la clause compromissoire », Rev.arb., 1998, p. 359 ; A. Rau, « Everything You Need to Know About “Separabi-lity” in Seventeen Simple Propositions », Am. Rev. Int. Arb., vol. 14 (2003), p. 1,et la réponse de J. Barcelo III, « Who Decides the Arbitrator’s Jurisdiction ?Separability and Compétence-Compétence in Transnational Perspective », Vand.J. Transnat. L., vol. 36 (2003), p. 115. Pour une perspective comparative, voirPh. Boulanger, « L’arbitrage des litiges relatifs aux opérations sur les marchésfinanciers », Souveraineté étatique et marchés internationaux à la fin duXXe siècle, Mélanges en l’honneur de Ph. Kahn, p. 545.

329. Sur les trois façons dont cette condition a été successivement comprisedans la jurisprudence française, de l’inarbitrabilité de certaines matières, en pas-sant par l’exclusion des cas où l’ordre public a été méconnu par les parties, jus-qu’à l’admission contemporaine, sous l’impulsion d’une importante jurispru-dence de la cour d’appel de Paris, de l’arbitrabilité des litiges mettant en jeul’ordre public, sous réserve d’un contrôle de la régularité internationale de lasentence, voir Ph. Fouchard, B. Goldman et E. Gaillard, Traité de l’arbitragecommercial international, Litec, 1996, nos 566 ss.

330. Pour l’examen de la jurisprudence étatique et arbitrale sur ce point,matière par matière, voir Ph. Fouchard, B. Goldman et E. Gaillard, op. cit.,nos 574 ss. ; B. Hanotiau, « L’arbitrabilité », Recueil des cours, tome 296 (2002),p. 29. A ce jour, l’étendue de l’emprise des lois de police du for au stade de lacirculation des sentences reste controversée (voir infra no 111).

331. W. M. Reismann, Systems of Control in International Adjudication andArbitration : Breakdown and Repair, Durham (NC), Duke University Press,1992.

332. Ce décalage est illustré de façon frappante par le récent arrêt Gasser du9 décembre 2003 de la CJCE (C116-02), qui refuse de reconnaître la priorité dujeu de l’article 17 de la Convention de Bruxelles (article 23 du Règlement) surcelui de l’article 21 (27 du Règlement). En effet, l’autonomie de la clause attri-butive a été consacrée dans l’espace judiciaire européen par l’arrêt Benincasa,qui a décidé que le juge élu est exclusivement compétent pour statuer sur la nul-lité du contrat qui contient la clause (CJCE, 3 juillet 1997, aff. 269/95, Rec., I,3767, JDI, 1998, p. 581, note Bischoff, Cahiers dr. eur., 1999, p. 219, note Taga-ras). Aux termes de cet arrêt,

« la sécurité juridique voulue par cette disposition [l’article 17] pourrait êtreaisément compromise s’il était reconnu à une partie contractante la faculté

butives. Tant leur autonomie que le principe de la compétence-com-pétence ont contribué largement à assurer leur essor 328. Sans doutede façon corrélée, le champ des litiges arbitrables est resté enrevanche longtemps très restreint, le domaine du monopole de la jus-tice étatique ayant été défini par référence à l’implication de l’ordrepublic au fond : l’arbitrage international a ainsi mis du temps à s’af-franchir de l’idée selon laquelle le juge privé ne pouvait exercer sacompétence pour mettre en œuvre une règle de police 329. La libéra-lisation récente sur ce plan, sous la forme d’une extension de l’arbi-trabilité aux matières régies par des lois internationalement impéra-tives 330, est venue de la concurrence internationale entre les grandesplaces d’arbitrage 331 et non du rayonnement du régime des clausesattributives, désormais à leur tour quelque peu en retrait 332.

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de déjouer cette règle de la Convention par la seule allégation de la nullitéde l’ensemble du contrat pour des raisons tirées du droit matériel appli-cable » (point 29).

Il est donc curieux de voir l’arrêt Gasser affaiblir la protection des clauses attri-butives en les exposant au risque de forum shopping stratégique que cherchaitprécisément à éviter l’arrêt Benincasa, en refusant de compléter l’autonomie dela clause attributive par une règle de priorité. Pratiquement, désormais, la solu-tion sera variable selon que la partie qui ne souhaite pas se soumettre à uneclause se borne à en contester la validité pour des raisons tirées du contrat prin-cipal en vue d’obtenir une déclaration d’incompétence, auquel cas le juge éludemeure compétent pour statuer sur sa propre compétence, ou qu’elle saisit anté-rieurement, voire par anticipation, un autre for, opposant alors devant le juge élula situation de litispendance pour obtenir de sa part un sursis à statuer.

333. The Bremen et al. v. Zapata Offshore Co., Cour suprême des Etats-Unis,1972, 407 US 1, 92 S. Ct. 1907, 32 L. Ed. 2d 513. Selon cet arrêt, une clauseattributive dans un contrat international est en principe efficace, sauf si elle a étéobtenue par fraude, ou au moyen d’un déséquilibre manifeste du pouvoir denégociation des parties (overweening bargaining power), ou encore si elle heurtel’ordre public du for (strong public policy).

334. La Cour suprême fédérale a maintenu la validité d’une clause conclue(en petits caractères au dos du billet) entre l’organisateur d’une croisière et unpassager victime d’un accident à bord du navire, attribuant compétence aux juri-dictions de Floride, très éloignées du domicile de la victime à Washington (Car-naval Cruise Lines Inc v. Shute, 499 US 585, 111 S. Ct. 1522, 113 L. Ed. 2d622, 1991). La doctrine en est dans l’ensemble très critique : voir, par exemple,P. Borchers, « Forum Selection Agreements in the Federal Courts after CarnavalCruise : A Proposal for Congressional Reform », Wash L. Rev., vol. 67 (1992),p. 55 ; L. Mullenix, « Another Easy Case, Some More Bad Law, CarnavalCruise Lines and Contractual Personal Jurisdiction », Tex. Int. LJ, vol. 27 (1992),p. 323 ; W. Richman, « Carnaval Cruise Lines : Forum Selection Clauses inAdhesion Contracts », Am. J. Comp. L., vol. 40 (1992), p. 977 ; mais pour uneapproche économique, plus nuancée, des clauses de choix de for dans lescontrats avec les consommateurs, voir J. Braucher, « The Afterlife of Contract »,

b) La position américaine : le déclin de l’impérativité

100. Par contraste, la position américaine, initialement bien plusrétive à admettre que la volonté privée puisse influer sur la compé-tence des juges, a connu récemment une évolution accélérée qui laplace au centre de la réflexion sur les rapports entre la volonté pri-vée et les impérativités étatiques. Ce n’est en effet qu’en 1972, dansle célèbre cas The Bremen, que les juridictions américaines ontrompu avec une tradition de méfiance à l’égard des clauses attribu-tives de juridiction en matière internationale, pour dessiner une poli-tique libérale, soucieuse pour la première fois des besoins du com-merce privé transfrontière 333. La place qu’il convient désormaisd’aménager à la protection des parties faibles sur le plan juridiction-nel, notamment au regard des exigences de due process, reste bienplus controversée qu’en Europe et l’état du droit positif sur ce pointest incertain 334. En revanche, la discussion doctrinale relative aux

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Northwestern ULR, 1995, p. 49 ; E. O’Hara, « The Jurisprudence and Politics ofForum-Selection Clauses », Chi. J. Int. L., vol. 3 (2002), p. 301. Les législationsdes Etats sont parfois plus protectrices, de même que les juges : voir les nom-breuses références législatives et jurisprudentielles citées par R. Weintraub, pré-cité note 245, par. 4.12, p. 207, spéc. note 548. L’auteur invoque la Convention deBruxelles à l’appui de sa propre position, clairement favorable à une restrictionde la liberté contractuelle en cas de contrats d’adhésion impliquant un rapport deforces très déséquilibré. Comparer, constatant l’accroissement du recours del’arbitrage dans les contrats d’adhésion et ouvrant également le débat sur cepoint, A. Rau et C. Pedamon, « La contractualisation de l’arbitrage : le modèleaméricain », Rev. arb., 2001, p. 451.

335. Voir par exemple, en réaction notamment à la jurisprudence Lloyd’s quisera examinée dans le texte, infra, W. Dodge, « Extraterritoriality and Conflict-of-Laws Theory : An Argument for Judicial Unilateralism », Harv. Int. LJ,vol. 39 (1998), p. 101 ; Ph. McConnaughay, « Reviving the Public Law Taboo inInternational Conflict of Laws », Stan. J. Int. L., vol. 35, p. 255 ; comparer aussi,pour une critique de l’arrêt Mitsubishi, Carbonneau, « Mitsubishi : The Folly ofQuixotic Internationalism », Arbitration International, 1986, p. 116. Pour uneanalyse économique de l’opportunité d’admettre la licéité des clauses de choixde for en présence de réglementations de police, selon qu’elles ajoutent ou nonà la valeur du contrat pour les parties, voir E. O’Hara, « The Jurisprudence andPolitics of Forum-Selection Clauses », U. Chi. J. Int. L., vol. 3 (2002), p. 3101.

336. Voir A. Lowenfeld, International Litigation and the Quest for Reason-ableness, précité note 244, p. 227 ; L. Radicati di Brozolo, « Antitrust : A Para-digm... », précité note 314.

337. Scherk v. Alberto-Culver Co., 417 US 506, 94 S. Ct. 2449, 41 L. Ed. 2d270 (1974). Plus tard, l’arrêt Shearson/American Express Inc. v. Mac Mahon(618 F. Supp. 384 SDNY et 788 F. 2d 94 2d Cir., 1986) confirmait cette solutiondans les litiges internes.

338. Mitsubishi Motors Corp. v. Soler Chrysler-Plymouth, Inc., 473 US 614,637 n19, 105 S. Ct. 334446, 87 L. Ed. 2d 444 (1985) ; Rev. arb., 1986, p. 273,obs. J. Robert. On rappellera que ce cas concerne la mise en œuvre de l’actiondu private attorney general en dommages-intérêts punitifs sur le fondement dudroit fédéral de la concurrence et pas seulement l’incidence d’un droit impératif

limites de la licéité internationale des clauses attributives en pré-sence d’une loi de police fédérale a été plus vive 335. La position desjuges, également très libérale, atteste l’attraction du régime de l’ar-bitrage international, confirmant l’hypothèse selon laquelle ce der-nier aurait très largement contribué à briser le « tabou » du droitpublic étranger 336. Ainsi, deux ans après The Bremen, la Coursuprême fédérale délaissait la politique restrictive développée jus-que-là dans des situations purement internes pour admettre, dans sonarrêt Alberto-Culver, l’arbitrabilité d’un contentieux internationalrelevant des Securities Acts 337. En 1985, dans l’affaire Mitsubishi,elle a étendu cette solution en matière d’antitrust, les juridictionsaméricaines devant alors décliner leur compétence au profit d’unarbitre siégeant au Japon alors même que le contentieux relevait aufond du Sherman Act 338. Cette tendance a été suivie rapidement dansd’autres pays ayant des places d’arbitrage importantes, dont la France.

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sur la validité d’un contrat. Sur les différents contextes procéduraux dans les-quels le droit fédéral de la concurrence peut être appliqué et leur incidence surles critères de délimitation de celui-ci dans l’espace — et par conséquent sur ladéfinition de la compétence ratione materiae des juridictions fédérales, voirH. Buxbaum, « The Private Attorney General in a Global Age : Public Interestsin Private International Litigation », Yale J. Int. L., vol. 26 (2001), p. 219.

339. La cour d’appel du dixième circuit, dans Riley, précité, a estimé qu’ily avait là une simple « phrase isolée dans une note en bas de page ». PourH. Buxbaum, en revanche, la lecture de l’arrêt suggère fortement qu’une clausequi permettrait d’écarter la loi de police du for ou d’en subvertir les finalités est« automatiquement nulle » (« The Role of Public Policy in InternationalContracts : Reflections on the US Litigation Concerning Lloyd’s of London »,Iprax, 2002, no 3, p. 232, p. 233, première col.), tandis que D. Hall estime queles cours de circuit « ont méconnu un avertissement explicite de la Cour suprêmede ne pas permettre aux parties de contourner les remèdes juridiques au moyende clauses de choix de la loi applicable » (« No Way Out : An Argument AgainstPermitting Parties to Opt Out of US Securities Law In International Legal Trans-actions », Colum. LR, 1997, p. 57, spéc. p. 79).

340. Ainsi, lit-on que :« Having permitted the arbitration to go forward, the Courts of the United

States will have the opportunity at the award enforcement stage to ensurethat the legitimate interest in the enforcement of the antitrust laws has beenaddressed. »

341. De la même façon, l’arrêt Alberto-Culver avait relevé que les Blue SkyLaws de l’Illinois, qui reprennent la substance des lois fédérales, étaient appli-cables selon le contrat. Pour une perspective critique sur le « second regard »,voir L. G. Radicati di Brozolo, « Antitrust : A Paradigm… », précité note 314.

101. Cependant, pareille libéralisation ne fut pas admise sansréserve. En effet, d’une part, dans l’affaire Mitsubishi, il était admisentre les parties devant les juridictions américaines que le droit fédé-ral américain de la concurrence devait bien être appliqué au fond parl’arbitre ; d’autre part, la Cour a, dans un dictum dont l’importanceest tour à tour soulignée ou minimisée selon l’idéologie de l’inter-prète, précisé que

« dans le cas où les clauses de choix du juge et de la loi opére-raient ensemble comme une renonciation de l’une des partiesà son droit d’obtenir le bénéfice des remèdes prévus en casde violation de la loi antitrust, nous n’aurions guère d’hésita-tion à condamner leur accord comme étant contraire à l’ordrepublic » 339.

L’arrêt peut être lu comme réservant la possibilité, en cas de non-res-pect avéré des finalités de la loi antitrust, que le juge requis refuseensuite la reconnaissance et l’exécution de la décision obtenue sur lefondement de la clause 340. C’est le célèbre « second look » sur lasentence étrangère 341. Il a été souligné au demeurant que l’un des

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342. H. Buxbaum, « The Role of Public Policy... », précité note 339, p. 246.On peut se demander s’il convient alors de distinguer le sort des clauses d’arbi-trage et des clauses attributives de juridiction, le libéralisme à l’égard des pre-mières s’expliquant par le fait qu’elles n’ont pas pour effet de soustraire totale-ment le litige au contrôle des autorités du for (voir en ce sens E. O’Hara, « TheJurisprudence and Politics of Forum-Selection Clauses », précité note 335). Maisce contrôle est probablement en grande partie illusoire (voir L. G. Radicati diBrozolo, « Antitrust : A Paradigm… », précité note 314) ; par ailleurs, la jurispru-dence Lloyd’s ne semble pas faire de distinction entre les deux catégories declauses.

343. Pour les nombreuses références des décisions rendues dans cette affairetrès complexe, voir notre article « L’affaire Lloyd’s : globalisation des marchés etcontentieux contractuel », Rev. crit. dr. int. pr., 2002, p. 509 ; pour des commen-taires de doctrine, voir H. Buxbaum, « The Role of Public Policy… », préciténote 339 ; D. Hall, « No Way Out... », précité note 339 ; C. Petersen, « Choice ofLaw and Forum Clauses and the Recognition of Foreign Country JudgementsRevisited through the Lloyd’s of London Cases », La. LR, vol. 60, p. 1259. Unrésumé des deux décisions les plus significatives des deux étapes successives ducontentieux, rendues par les juridictions fédérales américaines, l’une sur l’oppo-sabilité des clauses de règlement des différends, l’autre sur les conditions dereconnaissance et d’exécution des décisions anglaises rendues sur le fondementde ces clauses, peut être trouvé dans Rev. crit. dr. int. pr., 2002, p. 531.

344. Sur cette qualification, R. Hillman, « Cross-Border Investment, Conflictof Laws and the Privatization of Securities Law », Law and Contemp. Prob.,1992, pp. 331, spéc. pp. 346 ss. ; H. Kronke, « Capital Markets and Conflicts ofLaws », Recueil des cours, tome 286 (2000), pp. 276 ss.

facteurs qui ont favorisé la libéralisation de la politique des juges àl’égard de l’arbitrabilité des contentieux mettant en cause des opéra-tions sur les marchés financiers réside dans le fait que la Securitiesand Exchange Commission exerce un contrôle sur les divers orga-nismes sous les auspices desquels l’arbitrage aurait lieu ; l’arbitrabi-lité des différends relevant du champ des Securities Acts n’exclutdonc pas une vérification, menée sous une forme ou une autre, durespect des finalités de ceux-ci 342.

102. L’étape suivante dans le bouleversement des rapports entrevolonté et impérativité est illustré par la retentissante affaireLloyd’s 343, qui semble accomplir un pas plus loin qu’en Europe dansle processus graduel de libéralisation des conflits de juridictions.Dans cette affaire, des investisseurs américains s’estimant victimesd’un dol de la part de Lloyd’s, ont cru pouvoir se prévaloir de la pro-tection offerte par l’article 10, alinéa b), du Securities Act de 1933,considéré traditionnellement comme une loi de police 344, à l’en-contre soit des clauses attributives de juridiction (ou d’arbitrage)insérées dans les contrats d’investissement au profit de juges anglais,accompagnées de clauses de choix de la loi anglaise, soit des déci-sions anglaises (ou des sentences arbitrales) rendues sur le fonde-

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345. Dixième circuit : Riley v. Kingsley Underwriting Agencies Ltd., 969 F.2d 953 (10th Cir., 1992) ; deuxième circuit : Roby v. Corporation of Lloyd’s, 996F. 2d 1353 (2d Cir., 1993) ; sixième circuit : Shell v. R. W. Sturge, Ltd, 55 F. 3d1227 (6th Cir., 1995) ; quatrième circuit, Allen v. Lloyd’s of London, 94 F. 3d923 (4th Cir., 1996) ; onzième circuit : Lipcon v. Underwriters at Lloyd’s, 148 F3d. 1285 (11th Cir., 1998) ; septième circuit : Bonny v. Society of Lloyd’s (3 F. 3d156, 7th Cir., 1993).

346. Ce refus ne conduit pas à un résultat différent de celui que consacreraitvraisemblablement un juge européen dans des circonstances analogues ; en effet,comme on l’a vu, en dehors du cas spécifique des compétences impératives pro-tectrices des parties réputées faibles, la circonstance qu’un rapport contractuel setrouve affecté par une loi de police du for n’est pas une cause d’inefficacitéd’une clause attributive de compétence au profit d’un juge étranger. Cependant,en l’absence d’une véritable conceptualisation du problème des lois de policetelle qu’elle s’est développée en Europe, le raisonnement judiciaire américainrepose plutôt sur une analyse de la politique de la compétence juridictionnelle,ou, si l’on veut, des intérêts que l’on cherche à sauvegarder à travers l’impérati-vité de celle-ci. A cet égard, la comparaison est, comme toujours, éclairante, entant qu’elle offre des « insights » croisés sur les deux systèmes de la part des...« outsiders » ! (L’expression Outsider’s Insights, utilisée pour décrire le regardcritique sur soi-même que développe le droit comparé, est de B. Markesinis,« The Comparatist », Yearbook of European Law, Oxford, 1995, p. 263. « Insi-ders » est le nom donné aux Noms, membres des syndicats Lloyd’s).

347. L’applicabilité du droit anglais entraînait celle du Lloyd’s Act, 1982, quidéroge au Misrepresentation Act, 1967, c’est-à-dire aux exigences du droit com-mun des contrats en matière de dol.

ment de ces clauses, en application de la loi anglaise, peu protectricedes intérêts des investisseurs. Ces derniers ont échoué sur ces deuxterrains devant les juridictions fédérales.

103. Dans un premier temps, le caractère indérogeable que sereconnaît le Securities Act a été jugé ne pas faire obstacle au jeu desclauses de règlement de différends qui tendaient à le contourner —nonobstant le célèbre dictum en sens apparemment contraire de l’ar-rêt Mitsubishi. Ainsi, les cours fédérales d’appel de six circuits dif-férents 345 se sont déclarées incompétentes pour connaître au fonddes rapports entre les Noms américains et Lloyd’s, en raison de laprésence dans le General Undertaking de la clause attributive dejuridiction au profit des tribunaux anglais. Les juridictions fédéralesont donc refusé de suivre l’argumentation des Noms, selon laquellel’existence d’une réglementation fédérale indérogeable ferait obs-tacle à l’efficacité de l’élection du for et imposerait la compétenceaméricaine pour en assurer l’application 346.

104. La clause attributive de compétence au profit des juridic-tions anglaises avait été insérée dans le General Undertaking, à l’ini-tiative du comité de direction de Lloyd’s, avec une clause de choixde la loi anglaise, dans le but essentiel de conserver tout contentieuxsous l’emprise des dispositions dérogatoires du Lloyd’s Act 347. La

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348. L’adhésion à un syndicat d’assurance est considérée comme étant unesecurity au sens des Acts. Ces derniers sanctionnent le dol, y compris par omis-sion, de celui qui « makes an untrue statement of a material fact or omits to statea material fact ».

349. Pareille argumentation présupposait, d’une part, que les deux Actsétaient bien d’application immédiate, d’autre part, dans l’affirmative, que desopérations sur le marché britannique rentraient dans leur champ d’application.Cependant, ni l’impérativité internationale, ni le domaine dans l’espace des Actsen cause n’ont été longuement débattus. En effet, sur le premier point, la dis-cussion concernait essentiellement la portée de la disposition anti-waiver conte-nue dans ces lois, qui interdit aux parties d’y déroger ; plus précisément, la ques-tion était de savoir si une telle interdiction de clauses contraires, d’ordre publicinterne, s’étend implicitement à une clause attributive de juridiction contenuedans un contrat international. Or, la réponse négative apportée par les coursfédérales, qui ont refusé ainsi de confiner les intérêts du commerce internationaldans les limites d’une domestic policy (sur le fondement de l’arrêt The Bremenprécité) ne permet pas de conclure que la réglementation fédérale n’est pas depolice ; notamment, la licéité de la clause attributive ne préjuge pas de l’impéra-tivité internationale des lois fédérales dans l’hypothèse où un juge fédéral auraitété compétemment saisi d’un contentieux relevant de leur champ d’application.D’autre part, sur ce dernier point, il semble acquis que le domaine des Acts n’estpas limité aux échanges effectués sur le marché américain (sauf pour la courd’appel du quatrième circuit, dans Allens v. Lloyd’s of London, précité, affirmantque : « US disclosure requirements do not apply when membership in a foreignmarket, as opposed to investement in particular securities, is solicited in theUnited States »). Au demeurant, en 1996, alertées par les Noms américains nonconsentants, les autorités américaines ont recherché et obtenu contre Lloyd’s desordres de « cease and desist » dans treize Etats américains, sur le fondement desSecurities Acts, démontrant que ceux-ci se voulaient bien applicables. D’ailleurs,dans une des rares affaires débattues sur le fondement d’une loi de police d’Etatfédéré, la cour d’appel de Californie a déclaré la clause d’élection du for nulleau regard de la réglementation de police californienne des marchés financiers(West v. Lloyd’s, no B095440, 1997, WL 1114662 (Cal. App. 2d Dist. Oct. 23,1997)).

raison d’être de l’élection de for était par conséquent de garantirl’applicabilité du droit choisi au fond. Aussi est-ce sur ce dernier ter-rain que les Noms américains développaient leur argumentation, fai-sant valoir que la mise en œuvre de la clause conduirait à éluder lesdispositions impératives de la loi fédérale, qui impose de rigoureusesobligations d’information relatives aux risques liés à l’acquisition devaleurs mobilières sur les marchés financiers 348, et dont il y avaittout lieu de croire en l’espèce qu’elles n’avaient pas été respec-tées 349. Il fallait ainsi déterminer si l’applicabilité de la législationfédérale justifiait de faire échec à une élection de for qui n’en garan-tissait pas l’application effective. La question de l’efficacité de laclause attributive a donc été envisagée, essentiellement, à traversl’impact qu’elle pouvait avoir sur le droit applicable : la compétencedu juge anglais, tenu de mettre en œuvre le Lloyd’s Act, ne risquait-elle pas de priver les investisseurs américains de la protection que

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350. Bonny v. Society of Lloyd’s et Lipcon v. Underwriters at Lloyd’s, pré-cités.

351. Comme le relève C. Petersen (« Choice of Law and Forum Clauses... »,précité note 343, n. 64), les cours semblent avoir été convaincues que le droitanglais est moins exigeant que le droit américain quant à l’objet de la preuve,une désinformation non délibérée pouvant engager la responsabilité du vendeurselon la Misrepresentation Act. Mais celui-ci est précisément inapplicable àLloyd’s ! La cour du deuxième circuit estime par ailleurs que le caractère auto-régulé de Lloyd’s est une garantie d’honnêteté et de transparence (Roby v.Corp. of Lloyd’s, précité) !

leur assurait la loi de police fédérale ? Pour rester dans la ligne de lajurisprudence Alberto Culver et Mitsubishi, il aurait fallu, ici, soitque la loi américaine fédérale ait été désignée au fond, soit que la loichoisie offrît une protection substantiellement équivalente, de sorteque la clause attributive de juridiction n’apparût pas comme unmoyen d’éluder la loi de police. La réponse supposait une vérifi-cation de l’équivalence de la protection assurée au fond par la loichoisie par les parties.

105. Pourtant, dans l’affaire Lloyd’s, les cours fédérales semblentréduire très sensiblement la rigueur du contrôle. Ainsi, tout enadmettant que la clause heurterait l’ordre public si le droit applicableau fond n’offrait pas une protection substantiellement équivalente àcelle des lois de police américaines, les cours d’appel des septièmeet onzième circuits s’affirment « confiantes » que la loi anglaiseconsacrait bien des voies de droit appropriées pour sanctionner lafraude du négociant de valeurs mobilières 350. Les juges avaient néan-moins connaissance du fait que Lloyd’s, exemptée en principe dudevoir précontractuel d’information, avait vocation, dans le pire descas, à récupérer au profit d’Equitas les sommes qu’elle serait le caséchéant condamnée à payer 351. Par ailleurs, opérée par anticipation,l’appréciation de l’équivalence semblait valoir une fois par toutes,de façon à exclure le second look lors de l’instance en exécution desjugements anglais effectivement obtenus en application des clauses.

106. En effet, les juridictions fédérales ayant refusé d’interférerdans le fonctionnement de la clause attributive de juridiction au pro-fit des tribunaux anglais, Lloyd’s a pu saisir ces derniers du conten-tieux l’opposant aux Noms non consentants sans crainte d’une pro-cédure parallèle américaine et surtout de décisions contradictoires denature à compromettre les chances d’exécution aux Etats-Unis desjugements anglais à venir — dont il n’était pas difficile de prévoir,compte tenu à la fois du contenu des stipulations du contrat Equitaset de l’applicabilité du Lloyd’s Act au fond, qu’ils feraient droit à

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352. En effet, les juges anglais ont condamné les Noms américains à verserles primes de réassurance déterminées par Lloyd’s, déclarant en même tempsirrecevables, en application de la clause « Pay Now, Sue Later », les demandesreconventionnelles par lesquelles les Noms entendaient démontrer que leurconsentement avait été obtenu par dol. Il est vrai que ce dernier refus ne lesempêcha pas de se regrouper pour présenter une action délictuelle « consolidée »pour manœuvres frauduleuses de la part de Lloyd’s, en 2000 ; mais celle-ciéchoua (ainsi, The Society of Lloyd’s v. Sir William Otho Jaffray, précité). LesNoms prétendaient s’être fiés aux informations contenues dans les documentspublicitaires distribués par Lloyd’s selon lesquels le marché était financièrementsolide, alors même que les risques liés à l’amiante s’étaient déjà réalisés. L’ac-tion délictuelle exigeait d’apporter la preuve, très difficile, de l’existence d’unefraude, sur la base de l’un de trois éléments : une fausse représentation (1), quidoit avoir été faite sciemment ou sans croire à sa vérité (2), ou de façon négli-gente, sans se soucier si elle est vraie ou fausse (3). La Commercial Court aestimé que les représentations faites par Lloyd’s, examinées au regard de diverséléments contextuels (structure administrative, audit et comptabilité, rôle desdivers agents et underwriters, etc.), ne répondaient à aucun de ces critères.

353. Selon les termes de la loi de l’Illinois applicable devant le juge fédéral,qui transpose le contenu de l’Uniform Foreign Money Judgments RecognitionAct, le jugement étranger ne peut être refusé que s’il émane d’un « système » quine garantit pas le respect du due process (comparer les termes analogues duparagraphe 482 1-A du troisième Restatement des relations extérieures). Or,demande le juge Posner, comment disqualifier à ce dernier égard le système juri-dique de l’Angleterre, berceau de l’équité procédurale ?

354. H. Buxbaum est de cet avis : la première série d’arrêts rendus sur lalicéité de la clause attributive aurait, selon cet auteur, rendu irrecevable touteconsidération ultérieure relative aux politiques impératives (« The Role of PublicPolicy in International Contracts… », précité note 339, p. 236).

l’action de Lloyd’s 352. Ainsi, de toute évidence, l’obligation d’infor-mation prévue par la loi de police américaine n’avait trouvé aucunesanction par équivalent.

107. Mais ce n’est pas sur ce dernier terrain que, lors de laseconde phase de l’exécution des jugements aux Etats-Unis, lesNoms défendeurs contestèrent, aux Etats-Unis, la régularité interna-tionale des jugements anglais rendus à leur encontre. En tout cas,l’argumentation opposée à la reconnaissance des jugements anglais,lors de cette seconde phase du contentieux devant les tribunauxfédéraux, groupé devant les juridictions du septième circuit, s’estconcentrée sur les exigences de l’équité procédurale (due process).Elle échoua cependant, elle aussi, en appel, le juge Posner estimantque la condition de due process justifiait une appréciation globale dela loyauté de l’administration de la justice dans l’Etat dont émane lejugement contesté, laquelle appréciation ne pouvant guère être néga-tive dans le cas de l’Angleterre 353. Sans doute faut-il comprendreque l’argument de l’applicabilité de la loi fédérale se trouvait dis-qualifié d’avance en l’occurrence 354 ; comme on l’a vu, les juges

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355. Ainsi qu’au monopole de la justice étatique. Les contentieux soumis àl’arbitrage à Londres dans les mêmes conditions risquent de connaître un sortidentique.

356. Voir les études de W. Dodge, « Extraterritorality and Conflicts of LawTheory... », et de J. McConnaughy, « The Public Law Taboo... », citées supranote 335 ; J. Cox, « Choice of Law Rules for International Securities Regula-tion », U. Cinn. LR, vol. 66 (1998), p. 1179 ; D. Hall, « No Way Out... », préciténote 339.

d’appel des divers circuits saisis de la licéité de la clause attributivede juridiction avaient déclaré d’emblée suffisantes les voies de droitque mettait la justice anglaise à la dispositions des parties. Cetteposition signifie-t-elle que la condition résolutoire du second look,compris comme le contrôle de la sentence par les tribunaux dont laloi de police est évincée, est désormais en déclin ?

B. La signification de ce régime libéral au regard de la vocationdes lois de police

108. L’exécution des jugements britanniques dans l’affaireLloyd’s, en dépit de l’absence manifeste d’équivalence entre la pro-tection offerte respectivement par l’article 10, alinéa b), duSecurities Act et par la loi anglaise, paraît bien donner une portéenouvelle à l’efficacité des clauses de choix de for. La pleine mobilitéjuridictionnelle des parties est consacrée, semble-t-il, alors mêmequ’une politique fondamentale du for, qualifiée de police, a été —prévisiblement — méconnue. La renonciation par les juges améri-cains à l’exclusivité de la compétence nationale 355 n’est plus vérita-blement soumise à la condition du second look. Elle implique doncque les intérêts en jeu puissent être confiés à un juge étranger, sansaucune garantie réelle qu’ils soient traités comme ils l’auraient étédevant le for évincé.

109. Le sacrifice qu’une telle position semble impliquer pour lesintérêts nationaux a soulevé l’opposition véhémente de certainsauteurs, favorables à la réactivation du « tabou » du droit public,entendu comme l’exclusivité et l’impérativité internationales de laloi du for — et impliquant au minimum un « second regard » sur desdécisions étrangères rendues dans des domaines où les intérêts éco-nomiques de l’Etat du for sont impliqués 356. Le droit positif comparéfournit aussi des exemples de cette méfiance à l’égard des excès dulibéralisme. Ainsi, dans le sens de cette suggestion, une décision aus-tralienne a refusé de reconnaître effet à une clause attributive de juri-

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357. Akai Pty Ltd v. The People’s Insurance Co., Ltd (1996, 188 CLR 418) ausujet de l’Insurance Contracts Act, 1984. Mais l’instance engagée dans ce paysau mépris de la clause a subi très rapidement les effets d’une injonction anti-suitde la part du for anglais évincé (comp. M. Tilbury, G. Davis et B. Opeskin,Conflict of Laws in Australia, OUP, p. 110).

358. L. G. Radicati di Brozolo, « Antitrust : A Paradigm… », précité note 314.359. Il en va particulièrement ainsi dans le domaine du droit de la concur-

rence, envisagé par l’auteur, en tant que ce droit implique des appréciationsd’ordre économique dont le caractère aléatoire n’est plus à souligner, à la foissur le fond et quant à son champ d’application dans l’espace (sur lequel, voirinfra no 260).

360. Ibid.

diction en faveur du juge anglais contenue dans une police d’assu-rance, au motif que la clause reviendrait à évincer la loi de policeaustralienne en matière d’assurance 357. Mais le libéralisme dont lejuge Posner a fait preuve devant des décisions étrangères rendues enviolation des exigences de la loi fédérale semble bien trouver saconfirmation dans le domaine parallèle de l’arbitrage international. Avrai dire, rien dans le traitement, soit des clauses de choix de for,soit des décisions rendues sur leur fondement, ne permet de penserque les termes de la problématique — autoriser ou non un « secondregard » au nom d’une loi de police du for — seraient spécifiques aucas où celle-ci aurait été éludée au moyen d’une clause attributive dejuridiction.

110. Ainsi, une opinion opposée a fortement dénoncé la doctrinedu second look, comme reposant sur des fondements erronés 358. Endépit du dictum contraire de l’arrêt Mitsubishi, l’arbitrabilité descontentieux soumis aux lois de police économique semble bienacquise alors même qu’il n’y a aucune certitude, ni que l’arbitreappliquera la loi du for évincé, ni que ce dernier aura l’occasioneffective de porter un « second regard » sur la sentence. De surcroît,rien ne garantit que la propre appréciation des juges requis, tant desexigences du droit économique 359 que des titres respectifs d’applica-tion de deux droits concurremment applicables, soit plus juste quecelle de l’arbitre. Le second look serait plutôt une invitation à invo-quer des moyens dilatoires au stade de l’exécution des sentences 360.Au demeurant, la jurisprudence américaine semble confirmer que,contrairement à la lecture la plus répandue de l’arrêt Mitsubishi,l’admission de l’arbitrabilité n’implique pas de façon nécessaire lapossibilité conférée aux juges de remettre en question la décision del’arbitre sur le fondement de la loi qu’ils auraient appliquée s’ilsavaient été directement saisis. C’est ainsi qu’à nouveau, maintenant

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361. « Mitsubishi did not contemplate that once arbitration was over, thefederal courts would throw the result in the waste basket and litigate theissues anew. That would be just a way of saying that antitrust matters are notarbitrable. » (Baxter International v. Abbott Laboratoires, 315 F. 3d 829,7th Circuit, 2003.)

362. Voir pour un examen minutieux de la jurisprudence, C. Seraglini, « L’in-tensité du contrôle du respect par l’arbitre de l’ordre public », note sous Paris14 juin 2001, Rev. arb., 2001, p. 765. Comparer aussi, du même auteur, Lois depolice et justice arbitrale internationale, Dalloz, 2001, spéc. nos 320 ss.

363. L. G. Radicati di Brozolo, « Antitrust : A Paradigm… », précité note 314.364. CJCE, 1er juin 1999, C 126/97, Rec., I-3055, Eco Suisse China Time Ltd

c. Benetton International (Rev. arb., 1999, p. 631, note L. Idot, et la chroniquede S. Poillot-Peruzzetto, « L’ordre public international en droit communautaire.A propos de l’arrêt Eco Swiss China Time Ltd), JDI, 2000, p. 299) :

« une juridiction nationale saisie d’une demande d’annulation d’une sen-tence arbitrale doit faire droit à une telle demande lorsqu’elle estime quecette sentence est effectivement contraire à l’article 81 CE dès lors qu’elledoit, selon ses règles de procédure internes, faire droit à une demande enannulation fondée sur la méconnaissance des règles nationales d’ordrepublic ».

Pour une bibliographie relative à l’abondante littérature sur le thème des rap-ports entre arbitrage et droit communautaire, voir Ch. Jarrosson et L. Idot,vo « Arbitrage », Enc. Dalloz droit communautaire ; comparer aussi W. Abdel-gawad, « L’arbitrage international et le nouveau règlement d’application desarticles 81 et 82 CE », Rev. arb., 2004, p. 253, avec à la note 24 de nombreusesréférences doctrinales sur la question de la portée de l’arrêt Eco Suisse pour l’ar-bitre international.

sa politique très libérale, la cour d’appel du septième circuit a pré-cisé que

« l’arrêt Mitsubishi n’entendait pas qu’une fois l’arbitrage ter-miné, les juridictions fédérales mettraient la sentence à la pou-belle en vue de recommencer la procédure. Cela constitueraitune autre façon de dire que le domaine de l’antitrust n’est pasarbitrable. » 361

111. Les incertitudes existent aussi en Europe quant à la portéedu contrôle étatique exercé sur les sentences arbitrales au nom deslois de police. En France, la jurisprudence semble suggérer que cecontrôle se limite à la vérification de ce que le résultat concrètementconsacré par l’arbitre ne subvertit pas les finalités de la loi de policeévincée 362. Mais, même ainsi circonscrite, son étendue est débattue ;on a notamment fait valoir qu’intégré à l’exception d’ordre public iln’engloberait que les politiques les plus fondamentales du for, desorte que l’interférence des lois de police au stade de l’exécution dessentences devrait rester exceptionnelle 363. A ce stade, l’importantarrêt Eco suisse 364 de la Cour de Luxembourg vient brouiller

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365. Pour une lecture critique, L. G. Radicati di Brozolo, « Arbitrato, dirittodella concorrenza, diritto comunitario e regole di procedura nazionali », Rivistadell’arbitrato, 1999, p. 665, et A. Kominos, « New Prospects for PrivateEnforcement of EC Competition Law : Courage v. Crehan and the CommunityRight to Damages », CML Rev. (2002), no 39, pp. 447-487, 459, proposant unelecture alternative.

366. Il n’indique pas si la violation consiste seulement à ne pas en tenircompte, auquel cas la solution se rapproche de celle de l’arrêt Mitsubishi, ou sile contrôle porte aussi sur la bonne application du droit communautaire. Sur cepoint, comme le rappelle L. G. Radicati di Brozolo, il n’y a pas de raison defaire plus confiance au juge qu’à l’arbitre (« Antitrust : A Paradigm… », préciténote 314).

367. Sur les difficultés qu’avait créées à cet égard l’arrêt Van Schhijndel du14 décembre 1995 (aff. C-430/93 et C-431/93) et plus généralement sur la déli-cate articulation entre l’autonomie procédurale des Etats membres et le caractèrefondamental de la politique de la concurrence dans la construction communau-taire, voir L. Idot, note précitée, pp. 641-642.

368. Dans le sens d’un raisonnement… raisonnable, L. G. Radicati di Bro-zolo, « Antitrust : A Paradigm… », précité note 314.

quelque peu les pistes 365. Cet arrêt impose aux juges des Etatsmembres saisis d’une demande d’annulation d’une sentence arbitraled’y faire droit en cas de violation du droit communautaire de laconcurrence 366. Il en résulte une obligation induite pour l’arbitre defaire respecter ce droit, indépendamment des limitations de sonoffice venues de la loi de procédure 367. Faut-il en déduire une orien-tation divergente du droit communautaire, qui démentirait l’évolu-tion libérale engagée aux Etats-Unis d’Amérique, dans le sens del’affermissement du régime des lois de police devant l’arbitre ? Lafinalité poursuivie par la Cour de justice est bien plutôt d’assurerl’uniformité d’application du droit communautaire devant les juri-dictions des Etats membres, saisis soit directement soit par une voiede recours contre une sentence arbitrale, que de définir l’impact deslois de police lors de la circulation des sentences et des jugements.Au demeurant, l’arrêt ne précise pas comment il convient d’identi-fier la violation de la loi de police communautaire, ni l’intensité ducontrôle à mettre en œuvre. A cet égard, il est suggéré qu’une moti-vation d’ordre raisonnable menée par l’arbitre sur le fondement dudroit communautaire de la concurrence devrait mettre la sentence àl’abri de l’annulation 368. Le second look du juge requis n’est doncqu’un contrôle du noyau dur de la loi de police, destiné à resterexceptionnel.

112. Les diverses hésitations qui s’évincent du droit positif quantau degré d’interférence des lois de police, soit au stade de l’efficacitédes clauses de choix de for, soit à celui du contrôle des sentences,

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369. Sur cette typicité, voir H. Kronke, « Capital Markets and Choice ofLaw », précité note 28.

370. Sur cette typicité, voir R. Hillman, « Cross Border Investment... », pré-cité note 344.

371. L. G. Radicati di Brozolo, « Mondialisation, Juridiction, Arbitrage… »,précité note 36.

372. M. Fox, « Securities Disclosure in a Globalizing Market : Who ShouldRegulate Whom ? », Mich. Law Rev., vol. 95 (1997), p. 2498 ; et, du mêmeauteur, « Retaining Mandatory Securities Disclosure : Why Issuer Choice Is NotInvestor Empowerment », Va. LR, vol. 85 (1999), p. 1335.

373. R. Hillman, « Cross Border Investment... », précité note 344, p. 344 ;H. Kronke, « Capital Markets and Choice of Law », précité note 28, p. 281.

n’empêchent pas par conséquent de tenter de resituer l’évolutionlibérale que semble signaler l’affaire Lloyd’s, au regard de la concur-rence législative qu’induit l’interconnexion des marchés. En effet,l’explication la plus convaincante de ces changements réside dans lecaractère évolutif de l’étiquette « lois de police » appliquée à cer-taines réglementations économiques, en raison de la typicité pro-gressivement acquise des intérêts qu’elles prennent en charge 369.Ainsi, s’agissant plus particulièrement de la police du marché descapitaux, il a été suggéré qu’en participant au marché global lesEtats renoncent par là même, en contrepartie, à imposer unilatérale-mement des réglementations impératives qui seraient de nature à lecompartimenter 370. En récoltant les bienfaits de l’interconnexion, ilsassumeraient en quelque sorte une obligation de reconnaissancemutuelle 371, que viendrait renforcer la prise de conscience de la rela-tivité du titre de chacun d’eux à régir exclusivement des rapports quileur échappent en partie.

113. Comme le montre l’analyse de l’article 10, alinéa b), ilen résulte que la justification de l’impérativité internationale est àla fois évolutive et relative. Ainsi, il a été proposé de voir dansce texte, dont l’application a été refusée dans l’affaire Lloyd’s, unerègle d’information de droit privé, dont les finalités sont au demeu-rant poursuivies dans d’autres systèmes à travers le droit civil desobligations. Les objectifs de la loi fédérale se seraient transfor-més en fonction du contexte international et notamment de l’émer-gence parallèle d’autres réglementations nationales similaires 372.Désormais, la protection de l’article 10, alinéa b), ne serait impérati-vement applicable qu’en cas d’émission publique de valeurs 373.Autrement dit, il importait de lever l’étiquette du droit public oude police conférée traditionnellement « en bloc » au Securities Actpour vérifier concrètement s’il existait vraiment des intérêts collec-

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374. Voir supra note 373.375. On le constate de façon spectaculaire en droit communautaire, où la

communauté est pour une grande partie induite. Le parallèle avec l’évolution duconflit de lois en matière de droit privé est frappant. C’est l’apparition de lacommunauté de droit qui a permis l’évacuation de la dimension politique desconflits de lois (voir R. Michaels, « Globalizing Savigny… », précité note 2).Certes, la privatisation n’implique pas nécessairement de faire place à la volontédes parties. La communauté juridique chez Savigny fonde l’atténuation de l’uni-latéralisme et la dissociation des compétences judiciaire et législative, mais neprésuppose pas que la détermination de cette dernière soit confiée systématique-ment à la volonté privée. La différence la plus frappante avec le phénomène deprivatisation induit par la globalisation des marchés est que l’unilatéralisme éta-tique cède la place directement à la volonté privée, sans passer par la voie enquelque sorte intermédiaire de règles de conflits de lois.

tifs à protéger au moyen de la compétence exclusive des tribunauxdu for 374. La disqualification de la règle traditionnellement pré-sentée comme étant de police au regard de l’évolution tant des objec-tifs de la réglementation qui le contient que de l’environnementjuridique dans lequel il est appelé à s’appliquer est aussi tributairede l’admission que seuls étaient en jeu les intérêts des parties aucontrat.

114. En somme, la coexistence, dans le monde, de réglementa-tions économiques à finalités similaires tendrait à recréer une com-munauté juridique qui autorise une certaine « privatisation » de cesdomaines : les finalités partagées opéreraient une sorte de disqualifi-cation du caractère impératif des lois qui y participent 375. L’inté-gration par les Etats de la donne de la mobilité des parties dans ladétermination de leurs politiques à l’égard des clauses de choix defor qui conduit à une forme de filtre à travers lequel chaque Etatréduirait ses prétentions à s’appliquer à la portion congrue. C’estcomme si la pression du marché favorisait une certaine autocensureau stade de la reconnaissance des décisions. La question se posealors de la mesure dans laquelle l’on peut attendre du seul marchéune discipline non distordue alors que la réglementation en cause estperçue comme régissant des intérêts suffisamment sensibles pour luireconnaître un caractère indérogeable, du moins lorsqu’elle est appli-cable devant le juge du for dans l’instance directe. Ce n’est que si lemarché est réellement apte à se substituer aux modes de régulationplus autoritaires des rapports économiques internationaux qu’onadmettra que la mobilité des parties ainsi consacrée sur le terrain desconflits de juridictions justifie d’aller plus loin, au profit de l’exten-sion pure et simple du principe d’autonomie aux domaines régis pardes lois de police économiques.

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376. Comme on l’a vu, les fondements politiques des conflits de lois, liés auxexigences de la souveraineté ou des intérêts gouvernementaux, s’y voient rejetésen faveur d’une méthodologie fondée sur la recherche de l’efficience (voir suprano 80).

377. Sur cette thèse, H. Butler et J. Macey, « The Myth of Competition in theDual Banking System », Cornell LR, vol. 73 (1988), p. 677.

378. R. Rasmussen, « A New Approach to Transnational Insolvencies », et, dumême auteur, « Resolving Transnational Insolvencies through Private Order-ing », précités note 45.

379. Voir le numéro spécial du Journal of International Economic Law(2000), republié dans Regulatory Competition and Economic Integration,D. Esty et D. Gerardin (dir. publ.), OUP, 2000, consacré à « Regulatory Compe-tition in Focus », avec des contributions recouvrant des domaines très variés deD. Esty, R. Revesz, D. Gerardin, J. Macey, A. Sykes et J. Trachtman.

380. F. Easterbrook, « Antitrust and the Economics of Federalism », préciténote 45, et, du même auteur, « Federalism and European Business Law », préciténote 89. En Europe, voir R. Van den Bergh, « Economic Criteria… », pré-cité note 37, et, pour une discussion de cette thèse, voir J. Basedow, « Internatio-nal Antitrust : From Extraterritorial Application to Harmonization », préciténote 320, et les références à la doctrine allemande sur ce point aux notes 10et 11.

Par. 2. L’expansion de l’autonomie et la mise en concurrencedes lois de police

115. L’analyse économique des conflits de lois cautionne assezlargement une augmentation de la part de l’autonomie de la volontédans le règlement des conflits de droits, redécouvrant les vertus duchoix contractuel de la loi applicable au nom de l’efficience écono-mique 376. Mais certains auteurs sont allés plus loin encore dans la« re-privatisation du droit international privé » : plusieurs études pro-posent ainsi de permettre à l’entreprise débitrice de choisir le régimejuridique applicable en matière bancaire 377, d’émission de valeursmobilières ou de faillite 378, tandis que d’autres proposent de leverles contraintes étatiques qui freinent le jeu de la compétition enmatière de protection de l’environnement 379 ou régulation de laconcurrence 380. Pareille approche peut être analysée comme offrantune confirmation des tendances déjà relevées en matière de conflitsde juridictions ; l’extension du principe d’autonomie à ces domainesdéjà reconnus arbitrables ou justiciables de compétences étrangèrespeut sembler en effet en constituer le prolongement logique. Pour-suivant l’inversion des rapports entre la volonté privée et l’impéra-tivité des lois étatiques, ce courant doctrinal repose essentiellementsur la conviction, empruntée à l’analyse économique du fédéralisme,des bienfaits de la concurrence entre les différents législateurslocaux, que l’exercice par les parties de leur faculté de libre choix

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381. Voir S. Choi et A. Guzman, « Portable Recognition... », « National Laws,International Money... », et « The Dangerous Extraterritoriality... », précitésnote 45 ; R. Romano, « Empowering Investors... », précité note 45.

mettrait en compétition. L’intérêt principal de ces thèses réside dansla réponse qu’elles tentent d’apporter au problème de la «course versle bas », qui leur est immanquablement opposé, dans des domainesoù les législateurs poursuivent des politiques interventionnistes. Paranalogie avec le marché des produits, ils invoquent la « fonctionde marque » que rempliraient les lois plus sévères, évitant ainsi à laconcurrence législative de basculer dans la course vers le laxisme (A).Cependant, en l’absence de la soupape que représente le contrôlemême atténué de la décision étrangère ou arbitrale, l’efficacité desvertus régulatrices du marché suppose que les lois en cause présententune réelle fongibilité (B).

A. La fonction de marque de la loi la plus sévère

116. Les deux expressions les plus abouties de ce courant de pen-sée économique sont celles qui proposent aujourd’hui d’étendre lechamp de la volonté au choix de la loi applicable, d’une part, auxémissions de valeurs mobilières, traditionnellement soumises aurégime indérogeable des Securities Acts (a)), d’autre part, à la déter-mination de la loi applicable à la faillite, où la très forte emprise dela dimension juridictionnelle va de pair avec la présence de poli-tiques économiques et sociales particulièrement sensibles (b)). Dansles deux cas, à l’objection de la course vers le bas, on oppose la spé-cialisation salutaire des législations qui résulterait d’une expansiondu domaine de l’autonomie. Répondant aux différentes préférencesdes acteurs économiques, les législations laxistes pourraient côtoyerdes régimes plus rigoureux, sans que les unes ne déteignent néces-sairement sur les autres. Plutôt qu’une spirale délétère vers le relâ-chement des contraintes, c’est une diversification de l’offre des pro-duits législatifs qui accompagnerait la liberté accrue des parties.

a) Les valeurs mobilières

117. Ainsi, en matière de régulation boursière, Stephen Choi etAndrew Guzman 381 partent de l’observation du principe de recon-naissance mutuelle telle qu’il est pratiqué dans ce même domainedans le cadre de diverses conventions bilatérales, notamment entre

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382. Il s’agit du Multijurisdictional Disclosure System, établi en 1991, selonlequel une société canadienne peut émettre des valeurs aux Etats-Unis en seconformant à la législation canadienne en matière d’information des investis-seurs. Sur ce système, voir S. Choi et A. Guzman, op. cit., p. 918 ; X. Boucobza,L’acquisition internationale de société, LGDJ, 1998, préface de Ph. Fouchard,no 546. La reconnaissance mutuelle en œuvre au sein de l’Union européennerepose évidemment sur un mécanisme similaire (voir, en dernier lieu, la direc-tive CE 2004/39 du 21 avril 2004 sur les marchés d’intruments financiers, et, surl’ensemble, S. Moloney, EC Securities Regulation, Oxford EC Law Library,2002).

383. S. Choi et A. Guzman, « The Dangerous Extraterritoriality… », précitésnote 45. Constatant le même phénomène, X. Boucobza, « L’acquisition interna-tionale de société », précité note 382, no 519.

384. Voir déjà M. Fox, « Securities Disclosure in a Globalizing Market... » et« Retaining Mandatory Securities Disclosure... », précités note 372.

385. Cette fonction figure aussi parmi les arguments en faveur de l’existenced’une course vers le haut en matière de sociétés, voir supra no 53. Voiraussi J. Snell et M. Andenas, « Exploring the Outer Limits… », précité note 36,p. 89.

les Etats-Unis et le Canada, chaque Etat acceptant de tenir la légis-lation de l’autre comme équivalente à la sienne propre dans le casd’opérations transfrontières intéressant les deux pays 382. La proposi-tion des auteurs consiste à généraliser cette réciprocité au plan glo-bal : la société émettrice de valeurs en bourse choisirait librement lalégislation devant régir l’émission. La reconnaissance serait « por-table », car la loi initialement choisie accompagnerait ensuite lesvaleurs émises dans tous leurs « déplacements », ce choix étantreconnu par l’ensemble des autorités de marché des divers lieux oùdes opérations interviendraient ultérieurement. L’ensemble reposesur la dissociation entre la loi applicable tant par rapport à la loi dela société que par rapport au marché sur lesquels les titres seraientéchangés 383.

118. Pressentant l’objection de la course vers le bas qui risqued’être opposée à une telle proposition 384, les auteurs s’emploient àdémontrer que l’introduction du choix des parties ne conduirait pas àune diminution uniforme de la protection des investisseurs à lafaveur d’un alignement sur les régimes les plus laxistes, mais seraitplutôt de nature à engendrer une spécialisation législative, faisantapparaître sur l’échiquier global des offres de législations plus oumoins protectrices, qui attireraient ainsi des catégories différentesd’opérateurs en fonction de préférences très variables. En somme,les auteurs mettent en valeur la fonction de marque 385 des législa-tions en concurrence, celles-ci signalant au marché, à travers lemécanisme du prix, le caractère plus ou moins élevé de la protection

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386. Pour le marché américain, ajoutent les auteurs, le bénéfice serait égale-ment incontestable, neutralisant l’effet dissuasif qu’exerce à l’heure actuelle lecontenu excessivement rigoureux de la loi fédérale à l’égard des entreprisesétrangères qui, en évitant délibérément ce marché en raison du caractère élevédes coûts de soumission à cette législation, prive les investisseurs américains dubénéfice de certaines émissions de valeurs.

387. Cette conception semble appelée en effet à exercer une certaineinfluence au sein de l’Union européenne. Voir S. Moloney, EC Securities Regu-lation, précité note 382, p. 12, n. 28, se référant directement à la thèse « déré-gulatoire » de S. Choi et A. Guzman.

388. Ibid., pp. 3 ss.389. H. Jackson et E. Pan, « Regulatory Competition in International Securi-

ties Markets : Evidence from Europe in 1999 », Business Lawyer, février 2001,p. 653.

offerte. Le marché global deviendrait plus efficient, maximisant lesbienfaits de la compétition 386.

119. Indéniablement séduisante 387, cette thèse « dérégulatoire »postule cependant une certaine fongibilité des législations des Etatsparticipant au jeu de la compétition et de la reconnaissance « déraci-née ». Elle suppose en effet que tous les Etats dont les autorités ris-quent d’être saisies d’un contentieux impliquant les droits des inves-tisseurs acceptent de reconnaître effet au choix par la sociétéémettrice de la loi applicable ; or, cette « réciprocité portable » estdifficile à faire fonctionner en dehors d’un milieu homogène, où cha-cun accepte que la loi des autres réalise de façon suffisante les fina-lités sociales ou économiques qu’il estime essentielles. On sait quepareille conviction quant à une telle équivalence des droits, liée à laneutralité traditionnellement attribuée au droit privé, expliquel’adoption généralisée du principe d’autonomie en matière contrac-tuelle, du moins dans les limites tracées par la police du contrat. Ellen’est pas pour autant nécessairement exclue dans les domaines où ledroit se fait interventionniste. Seulement, il faut, là encore, que lesfinalités poursuivies soient substantiellement les mêmes pour que lareconnaissance mutuelle soit effective. A ce dernier égard, le modèlecompétitif adopté en matière de valeurs mobilières par l’Union euro-péenne, où la concurrence législative est introduite par le biais dela liberté de prestation de services financiers 388, est fondé sur laconviction selon laquelle un certain degré d’harmonisation desrégimes juridiques est nécessaire pour éviter les distorsions liées auniveau inégal de protection des investisseurs. De façon intéressante,les études empiriques semblent montrer qu’à partir de ce seuil har-monisé l’effet de marque fonctionne effectivement, entraînant plutôtune course vers le haut que vers le bas 389.

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390. Il ne faut pas oublier, non plus, que le régime américain des securitiesest également un régime fédéral uniforme (c’est l’existence de ce régime qui asans doute libéré le marché de corporate charter : voir sur ce point W. Ebke,« The “Real Seat” Doctrine in the Conflict of Corporate Laws », Int. Law,vol. 36 (2001), p. 1015, ce qui tend à laisser penser que l’harmonisation a éga-lement ses vertus en ce domaine.

391. R. Hillman, « Cross Border Investment... », précité note 344, p. 344 ;H. Kronke, « Capital Markets and Choice of Law », précité note 28. Compa-rer aussi Bagheri et Nakajima, « International Securities Markets... », préciténote 71.

392. Voir supra nos 102 ss.393. R. Hillman, « Cross Border Investment... », précité note 344.394. Voir S. Choi et A. Guzman, « Portable Reciprocity », précité note 45,

p. 945.

120. Peut-on considérer que cette harmonie est atteinte sur le planglobal ? Comme on l’a vu, d’importantes analyses ont montré l’évo-lution des objectifs du droit fédéral américain des securities 390, quiest passé de la protection des intérêts publics représentés par le mar-ché à celle des investisseurs, dont la sophistication et l’institutionna-lisation croissantes justifient sans doute de relâcher quelque peu lescontraintes 391. C’est cette même évolution qui peut expliquerla mansuétude des tribunaux fédéraux à l’égard de Lloyd’s 392. Iln’est pas certain cependant que tous les droits aient emprunté à cejour le même chemin, ni qu’il ne faille pas distinguer à tout le moinsselon les dispositions en cause 393. L’introduction d’un principe desolution volontariste postule en tout cas que les Etats compétiteursne voient pas dans le choix de la loi applicable le moyen d’éluderdes politiques impératives. A ce jour, en tout cas, si l’on exceptele phénomène de l’autorégulation des bourses dont les rapportsmutuels relèvent de la compétition 394, la proposition ne sembleguère trouver d’écho encore en droit positif comparé. Pareille conclu-sion trouve sa confirmation en matière de procédures internationalesd’insolvabilité, où l’on propose également d’introduire l’autonomiede la volonté afin de surmonter certains dérèglements du droitpositif.

b) La faillite internationale

121. La faillite internationale a donné lieu à une réflexion appro-fondie au sein de la doctrine économique concernant l’aptitude res-pective de l’universalité et de la territorialité à parvenir à un règle-ment efficient des intérêts tant des entreprises débitrices à activitétransfrontière que des créanciers, dispersés sur le territoire de

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395. L. Bebchuck et A. Guzman, « An Economic Analysis of TransnationalBankruptcies », Journ. Law and Econ., vol. 42 (1995), p. 775 ; L. Lopucki,« Cooperation in International Bankruptcy : A Post-Universalist Approach », Cor-nell L. Rev., vol. 84 (1999), p. 696, et, du même auteur, « The Case for Co-operative Territoriality in International Bankruptcy », Mich. L. Rev., vol. 98(2000), p. 2216 ; R. Rasmussen, « A New Approach to Transnational Insolven-cies », et, du même auteur, « Resolving Transnational Insolvencies... », précitésnote 45 ; J. Westbrook, « The Global Solution to Multinational Default », Mich.L. Rev., vol. 98 (2000), p. 2276, et, du même auteur, « Theory and Pragmatismin Global Insolvencies : Choice of Law and Choice of Forums », Am. Bankr. LJ,vol. 65 (1991), p. 457, et « Choice of Avoidance Law in Global Insolvencies »,Brook. J. Int. L., vol. 17 (1991), pp. 499, 516 ; A. Guzman, « In Defense ofUniversalism in Cross-Border Insolvencies », Mich. L. Rev., vol. 98 (2000),p. 2177.

396. J. P. Rémery, « La faillite internationale », PUF, coll. Que sais-je ?, 1996 ;J. Béguin, « Un îlot de résistance à l’internationalisation : le droit internationaldes procédures collectives », L’internationalisation du droit, Mélanges en l’hon-neur d’Yvon Loussouarn, Dalloz, 1994, p. 31.

397. Sur ce système, qui conjugue univeralité et territorialité, voir D. Bureau,« La fin d’un îlot de résistance. Le règlement du Conseil relatif aux procéduresd’insolvabilité », Rev. crit. dr. int. pr., 2002, p. 613, et les très nombreuses réfé-rences citées.

398. La jurisprudence française démontre cependant que le principe de l’uni-versalité peut pareillement être instrumentalisé au service des intérêts locaux(voir Cass. com., 19 janvier 1988, BCT Computers, Rev. crit. dr. int. pr., 1990,p. 527, et 11 avril 1995, BCCI Overseas, Rev. crit. dr. int. pr., 1995, p. 742, noteOppetit, dont il ressort que le juge français est internationalement compétentpour ouvrir une faillite à vocation universelle sur le fondement d’un établisse-ment secondaire).

plusieurs Etats 395. Si la même problématique a également été lar-gement débattue dans la doctrine européenne 396, où l’adoption durèglement CE no 1346/2000 a pu confirmer l’intérêt des solutionscoopératives 397, l’apport spécifique de l’analyse économique con-siste à y injecter une perspective ex ante, pour essayer de com-prendre l’impact du choix de l’une ou l’autre approche sur la distri-bution des ressources, indépendamment de la survenance effectivede l’insolvabilité et de l’ouverture d’une procédure dans un ouplusieurs Etats. En effet, si les inconvénients de la territorialité —plus crûment désignée sous le nom de grab rule — sont fréquem-ment dénoncés en tant qu’elle serait inévitablement associée à laprotection prioritaire des intérêts locaux dans les procédures encours 398, les distorsions qu’entraîne la préférence locale sur le coûtdu crédit en général, et par là même sur l’efficience des choix desentreprises en matière d’investissement, sont moins courammentétudiées.

122. Soulignant cette carence dans les analyses traditionnelles,les auteurs Bebchuck et Guzman proposent donc d’analyser l’écono-

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399. Voir L. Bebchuck et A. Guzman, « An Economic Analysis... », préciténote 395. En résumé, la thèse de ces auteurs est que

« rules designed to protect the interests of local creditors in the adjudicationof bankruptcies may have harmful results on the allocation of capital acrosscountries by causing suboptimal investment by multinational firms ».

400. Sur le dilemme du prisonnier, voir supra no 24.401. Ainsi, lorsqu’on raisonne dans le cadre d’un système territorialiste et du

point de vue des créanciers, le coût du crédit va dépendre de la répartition dansl’espace des avoirs et des dettes de l’entreprise insolvable, puisque c’est cettemême répartition qui commande le sort des créances dans la procédure locale.

402. Voir supra nos 24 ss.

mie politique du principe de territorialité 399, pour conclure à l’exis-tence en ce domaine d’un « dilemme du prisonnier » — aucun Etatn’ayant intérêt, individuellement, à renoncer au protectionnisme, quiest pourtant la solution la plus néfaste au regard de la répartition glo-bale des ressources 400. D’une part, selon cette analyse, l’existenced’une préférence locale dans un Etat donné va inciter les entreprisesdébitrices à rechercher du crédit dans cet Etat, indépendamment del’efficience de cette décision. En effet, en empruntant de façon stra-tégique — c’est-à-dire, en exploitant les possibilités de gain offertespar le protectionnisme des systèmes territorialistes — les entreprisesdébitrices peuvent conférer un statut privilégié aux nouveaux créan-ciers, qui abaisseront alors le taux des intérêts, au détriment des plusanciens 401. Etant donné cette incitation à emprunter dans les Etatsles plus protectionnistes, les entreprises s’abstiendront d’investirdans les pays où le déploiement de leurs ressources serait par ailleursle plus rentable, préférant un retour sur investissement plus maigreen échange d’un taux d’intérêt moins élevé sur les prêts. De tellesstratégies d’investissement sont de nature à créer des pertes impor-tantes de ressources, pour peu qu’on en dresse un bilan global.

123. D’autre part — élément essentiel pour conclure à l’existenced’une spirale non coopérative qu’aucun Etat ne voudra briser le pre-mier 402 —, le coût de cette distorsion sera supporté par des commu-nautés étrangères. Contrairement aux idées reçues, la territorialité nefavorise pas nécessairement les créanciers locaux ex ante, dans lamesure où, dans le contexte de marchés compétitifs du crédit, tousles créanciers, locaux ou non, sont en mesure d’ajuster le coût deleurs prêts en fonction du sort qui est réservé à leurs créances à l’oc-casion de la procédure d’insolvabilité. Toutefois, l’Etat qui attireainsi l’investissement des firmes étrangères en raison du coût allégédu crédit local va néanmoins profiter des effets positifs de l’investis-

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403. On reconnaît ici la perspective globale de l’efficience qui va, plus tard,inspirer la nouvelle vision des conflits de lois dans une économie globalisée,présentée par A. Guzman (« Choice of Law : New Foundations », préciténote 264, et voir infra no 286).

404. Les auteurs reconnaissent ainsi que la voie idéale pour y parvenir seraitcelle des conventions internationales et de la réciprocité (« An Economic Analy-sis... », précité note 395, p. 780).

405. Selon un auteur (D. Boshkoff, « Some Gloomy Thoughts concerningCross-Border Insolvencies », Wash. ULQ, vol. 72 (1994), p. 931, le droit desEtats-Unis serait celui qui, du monde entier, offrirait le plus de solutions d’ordrecoopératif. Cependant, les tribunaux ne se montrent pas toujours prêts à laisserun adminsitrateur étranger se saisir des avoirs locaux avant le règlement descréances locales (voir In Re Lineas Areas de Nicaragua, 10 BR 790 (SD Fla.,1981) et In Re Cunard, où le second circuit a refusé de mettre en œuvre lecomity à l’égard d’un Etat étranger s’il devait en résulter un préjudice pour desressortissants des Etats-Unis (773 F. 2d 452 (2d Cir., 1985)).

406. Voir E. Posner, « The Political Economy of the Bankruptcy Reform Actof 1978 », Mich. L. Rev., vol. 96 (1994), p. 47 ; D. Skeel, « Bankruptcy Lawyersand the Shape of American Bankruptcy Law », Fordham L. Rev., vol. 67 (1998),p. 497 ; D. Skeel., « An Evolutionary Theory of Corporate Law and CorporateBankruptcy », Vand. L. Rev., vol. 51 (1998), pp. 1323, 1350-1379 ; D. Baird etB. Adler, « Financial and Political Theories of American Corporate Bank-ruptcy », Stan. L. Rev., vol. 45 (1993), p. 311 ; R. Rasmussen, « Debtor’sChoice : A Menu Approach to Corporate Bankruptcy », Texas L. Rev., vol. 71(1992), p. 51 ; A. Schwartz, « A Contract Theory Approach to Business Bank-ruptcy », Yale LJ, vol. 107 (1998), p. 1807 ; F. H. Buckley, « Free Contractingin Bankruptcy », dans F. H. Buckley (dir. publ.), The Fall and Rise of Freedomof Contract (1999), p. 301.

407. R. Rasmussen, « A New Approach to Transnational Insolvencies » et« Resolving Transnational Insolvencies through Private Ordering », précitésnote 45.

sement (positive spillovers) sur le plan de l’emploi, de la technolo-gie, de la fiscalité, etc. Les perdants — ceux qui supportent le coûtde ces transferts de richesse — sont donc essentiellement des entre-prises étrangères. Il en résulte une appropriation inefficiente de res-sources au détriment de firmes étrangères que seul le principe del’universalité serait en mesure d’empêcher 403. Les auteurs reconnais-sent cependant que le réalisme d’une solution universaliste est sujetà caution 404. Les tribunaux américains, qui entretiennent pourtantune rhétorique de coopération internationale, ne sont pas eux-mêmesà l’abri de rechutes dans un protectionnisme de mauvais aloi 405.

124. C’est à ce stade que, prolongeant le courant contractualistequi tend à émerger fortement aujourd’hui dans le droit interne desprocédures collectives 406, un auteur, Robert Ramussen, suggère queles distorsions liées à la pratique de solutions protectionnistesseraient neutralisées si l’on étendait au domaine de la faillite inter-nationale le jeu de la volonté privée 407. L’insertion dans les statutsde la société débitrice d’une « bankruptcy selection clause » permet-

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408. Les autres idées invoquées concernent la possibilité de protéger lescréanciers victimes de distorsions par des mécanismes de droit interne descontrats (par exemple, la possibilité pour les créanciers plus anciens de stipulerun negative pledge pour prévenir contre des comportements opportunistes de lapart du débiteur). L’auteur répond également à la critique selon laquelle un sys-tème de règlement du conflit de lois reposant sur le choix des parties implique-rait des coûts d’information prohibitifs. Il fait valoir à cet égard que de tels coûtsne seraient pas plus élevés que dans d’autres hypothèses de choix de la loi appli-cable, et que, en toute hypothèse, le jeu de la concurrence législative pourraitconduire à isoler quelques législations types qui mèneraient le jeu (comme celledu Delaware en droit des sociétés) et dont il serait facile de connaître le contenu.

409. D. Skeel, « An Evolutionary Theory of Corporate Law and CorporateBankruptcy », précité note 406.

410. Cet argument est également central au débat de ce côté-ci de l’Atlan-tique : voir P. Didier, « La problématique du droit de la faillite internationale »,Rev. dr. aff. int., 1989, p. 201 ; D. Bureau, « La fin d’un îlot de résistance… »,précité note 397, p. 615. Dans les systèmes qui pratiquent le rattachement dessociétés par le siège social, la coïncidence entre la loi de la société et la loi de lafaillite est garantie, dès lors du moins que la compétence pour ouvrir la procé-dure d’insolvabilité appartient à l’Etat du siège, comme au regard du Règlementcommunautaire. En revanche, aux termes du Bankruptcy Code des Etats-Unis, lacompétence fédérale existe en matière de faillite dès lors que le débiteur y a sondomicle, sa résidence, son centre d’affaires ou des biens (11 USC § 109-a). Lacoïncidence n’est donc pas assurée avec la loi d’incorporation.

411. Il s’agit précisément de l’argument avancé par les auteurs S. Choi etA. Guzman en matière de valeurs mobilières (voir supra no 116).

trait une solution non seulement plus réaliste que le recours à l’uni-versalité, mais également préférable. A ce dernier égard, parmi lesarguments avancés à l’appui de cette thèse volontariste, on en retien-dra deux 408, qui intéressent plus particulièrement les bienfaits quirésulteraient de l’injection d’une forte dose d’autonomie pour lacohérence du règlement du conflit de lois. Le premier réside dans lesliens systématiques qui rendent le droit des procédures d’insolva-bilité solidaire d’autres aspects du droit des sociétés, voire mêmedu droit des obligations, au sein d’un ordre juridique donné 409. Lapratique de l’universalité serait, selon Robert Ramussen, de nature àbriser ces liens 410, alors que la consécration d’un règlement d’ordrevolontariste permettrait, sinon de parvenir systématiquement à lacoïncidence entre la lex societatis et la loi de la faillite, du moins des’assurer que la loi choisie est à tout le moins compatible avec lespolitiques poursuivies par la loi régissant la société.

125. Le second argument, emprunté à l’économie du fédéralisme,fait appel à la spécialisation naturelle des régimes juridiques qu’in-duirait l’ouverture d’un marché des régimes de la faillite à traversle libre choix des parties 411. Selon l’auteur, le règlement global ouuniversel de la faillite d’une firme transnationale n’est pas néces-sairement toujours le plus satisfaisant ; la structure de l’entreprise,

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412. L’auteur raisonne en termes de préférences des firmes pour une solutionde réorganisation globale par rapport à un règlement compartimenté. Il écritainsi (« Resolving Transnational Insolvencies... », précité supra note 45,p. 2254) :

« the transnational firm under a bankruptcy selection regime could thus optfor a universalist approach — by having all of its constituent entities selectthe same jurisdiction to govern bankruptcy proceedings — or for a territo-rialist approach — by having all of its entities select the jurisdiction inwhich they are incorporated. It could even adopt a mixed approach underwhich a subset of the firm’s entities would be administered in one jurisdic-tion while the remainder would be handled where they were incorporated. »

Il n’est pas très clair dans ce qui suit si le choix portant sur une loi substantielledonnée implique que l’entreprise se soumette également à l’administration de laprocédure par les autorités de cet Etat, ou s’il faut supposer que le choix d’unrégime substantiel pourrait être mis en œuvre par le juge d’un autre Etat.

413. Voi supra nos 116 ss.414. « Resolving Transnational Insolvencies... », précité note 45, p. 2274.415. L. Lopucki, « Cooperation in International Bankruptcy... » et « The Case

for Cooperative Territoriality… », précités note 395. Les termes dans lesquelss’engage le débat relatif à la course vers le bas suggèrent que le choix du débi-teur qui est envisagé ici est celui qui portera sur un droit substantiel donné, enfonction de la teneur de celui-ci.

notamment au vu du degré d’intégration de ses différentes compo-santes, peut favoriser d’autres solutions, et notamment la mise en œuvred’un régime compartimenté. Il n’est pas clair, à vrai dire, à la lecturede l’étude de M. Ramussen, si le choix envisagé porterait sur le droitsubstantiel d’un Etat ou plutôt sur un régime international à traversla sélection d’un for 412 ; il n’en reste pas moins que l’inspiration debase est désormais familière 413. Le recours à l’autonomie permettraitaux entreprises de se répartir parmi différents régimes juridiques enfonction de leurs besoins particuliers, les législateurs étant incités deleur côté à se spécialiser pour y répondre. Le marché offrirait ainsiun éventail de régimes différents, assurant l’ajustement optimal ducontenu des législations aux préférences des entreprises. Il existeraitau demeurant certaines preuves empiriques de l’existence d’un phé-nomène compétitif salutaire qui ne demanderait qu’à s’épanouir, parexemple, entre les Etats-Unis et le Canada 414.126. Mais il a fallu alors répondre à l’argument de la course vers lebas, selon lequel la concurrence législative, tributaire de la seulevolonté des entreprises à la recherche de crédit à bas coût, risqueraitde conduire à la création de ressorts-paradis des débiteurs 415. Laréponse a obligé à considérer deux séries de distorsions possibles :les unes, dans la ligne de l’analyse de Bebchuck et Guzman sur lesrisques de la territorialité, concernent l’appropriation de ressourcesque la concurrence législative pourrait cautionner au détriment de

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416. L’argument de L. Bebchuck et A. Guzman, relatif au transfert indu deressources au profit de la population de l’Etat protectionniste (distincte des seulscréanciers de l’entreprise débitrice), n’est pas en revanche envisagé.

417. « Resolving Transnational Insolvencies... », précité note 45, pp. 2264 ss.418. L’on s’accorde à admettre que le droit fédéral protège déjà insuffisam-

ment les victimes des dommages délictuels en cas de faillite de l’auteur du res-ponsable : L. Lopucki, « The Unsecured Creditor’s Bargain », Va. L. Rev., vol. 80(1994), p. 1887 ; L. Bebchuk et J. Fried, « The Uneasy Case for the Priority ofSecured Claims in Bankruptcy », Yale LJ, vol. 105 (1996), p. 857.

419. « Resolving Transnational Insolvencies... », précité note 45, p. 2274.Selon l’auteur, la simple possibilité que l’entreprise engage sa responsabilité etque la loi choisie confère une priorité insuffisante aux créances délictuelles nefait pas apparaître un substantiel bénéfice ex ante, de nature à influer sur la déci-sion de la firme quant au choix de la loi applicable.

420. « Resolving Transnational Insolvencies... », précité note 45, p. 2275.

catégories données de créanciers 416 ; les autres sont relatives aucontournement éventuel de certaines politiques législatives redistri-butives ou interventionnistes au profit de catégories protégées, telsles salariés. Sur le premier point, Robert Ramussen n’a guère de dif-ficulté à démontrer que la condition de la création d’un havre desdébiteurs (debtor haven) serait la capacité du débiteur à extraire desressources, ou à imposer des coûts, à certaines catégories de créan-ciers, sans contrepartie pour ces derniers 417. Or, l’analyse effectuéepar Bebchuck et Guzman avait déjà révélé l’existence de plusieurstypes de créanciers, selon leur capacité d’ajustement aux effets anti-cipés d’une faillite. Etant donné le caractère de plus en plus compé-titif des marchés du crédit, les prêteurs sont en général pleinementflexibles, en ce qu’ils exigent un taux d’intérêt plus élevé en fonc-tion des déboires qui les attendent en cas de faillite de leur débiteur.Les vraies victimes d’un choix défavorable de régime applicableseraient donc les créanciers extracontractuels, les seuls à ne pas pou-voir procéder à ce type d’ajustement 418. R. Ramussen doute cepen-dant que la recherche d’une loi accordant une moindre priorité auxvictimes délictuelles ex post l’emporte véritablement sur le souci dediminuer le coût du crédit ex ante 419.

127. S’agissant, en revanche, du danger de contournement despolitiques gouvernementales de type interventionniste, la réponse del’auteur à l’objection de la course vers le bas est plus embarrassée. Ilplace alors sa confiance dans le développement par chaque législa-teur de garanties relevant du droit commun des sûretés ou des obli-gations, sur lesquelles la procédure d’insolvabilité n’aurait pas d’em-prise 420. Le problème ne serait plus, en somme, de droit internationalprivé, mais de pur droit interne. Mais la faille du raisonnement est

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421. La conclusion de l’auteur sur ce point est surprenante, car elle montreprécisément que le système contractualiste qu’il propose est impuissant àrésoudre la difficulté fondamentale. Ainsi (p. 2275) :

« On reflection, however, once a government has made a choice to favora certain claimant, neither universalism nor contractual choice should standas a barrier to that choice. To see why, it is important to recognize that bank-ruptcy regimes generally recognize property interests created by nonbank-ruptcy law . . . Thus, if a government believes that a certain creditor shouldbe paid before all others, it can accomplish this goal by granting that credi-tor a valid security interest in the domestic assets of the firm. Failure torecognize such property rights would be grounds for a domestic court toignore the edicts of a foreign jurisdiction under either a universalist or bank-ruptcy selection clause approach. »

précisément là, puisque ce sont les solutions de conflits de lois quiassureront — ou non — l’efficacité des choix consacrés au titre dudroit matériel applicable dans les différents ressorts où le débiteur ades biens ou déploie ses activités. En effet, la priorité des garantiesacquises sous l’empire du droit applicable lorsque le débiteur est inbonis n’est effective que dans la mesure où le for de la faillite estprêt à en reconnaître l’opposabilité. Au demeurant, l’auteur finit paradmettre que le non-respect par la loi choisie par l’entreprise débi-trice d’une politique fondamentale poursuivie par un autre Etat seraitun motif pour celui-ci de refuser toute efficacité à ce choix 421. Il estdonc difficile de ne pas conclure que le risque de distorsion du jeucompétitif demeure tant que les priorités des divers législateurs diver-gent, et que la protection qu’offre la circulation des décisions estperçue de nouveau ici comme une soupape importante pour éviterque des politiques essentielles ne soient contournées. Voici de nou-veau la preuve que la thèse dérégulatoire suppose une certaine har-monie axiologique entre les lois en présence, dont le défaut laisseentrevoir le risque de la course vers le bas et fait douter de la crédi-bilité d’un règlement purement volontariste des conflits de loislorsque des intérêts sensibles des Etats sont en cause.

B. Les limites des vertus régulatrices du marché

128. La principale difficulté que soulève le libre cours de laconcurrence législative dans les domaines envisagés concerne eneffet la divergence des finalités mêmes des législations en compéti-tion. Ainsi, en matière de faillite, les divers droits sont profondémentdivisés quant aux objectifs à atteindre. Aux oppositions relatives autraitement même des difficultés financières des entreprises, qui

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422. Pour un aperçu de ces profondes divergences en droit comparé, voirPh. Wood., Principles of International Insolvency, Sweet & Maxwell, 1995.

423. N. Watté, « L’opposabilité des sûretés dans le nouveau règlement euro-péen des procédures d’insolvabilité », Rev. fac. dr. ULB, vol. 24, 2001, p. 7,spéc. p. 18. D. Bureau préfère évoquer à ce sujet une règle matérielle correctricein favorem (« La fin d’un îlot de résistance », précité note 397, p. 656).

424. Considérants 11 et 25.425. Voir, pour le marché boursier, nos 117 ss.426. D. Bureau, « La fin d’un îlot de résistance », précité note 397, p. 657 ;

B. Ancel, « Le droit français et les situations d’insolvabilité internationale. Lesréponses du droit international privé français », Gaz. pal., 1999, deuxième sem.,doctr., p. 1394, spéc, p. 1399.

expliquent la mesure très variable des ressources consacrées à leurredressement, s’ajoutent les conceptions très différentes des catégo-ries d’intérêts sociaux et économiques à privilégier en cas de liqui-dation 422. A cet égard, l’équilibre complexe du système mis en placepar le règlement communautaire atteste suffisamment que la parentéapproximative des cultures juridiques et économiques qui existeentre les Etats membres ne suffit pas pour autant à aplanir les diffi-cultés nées de conceptions très différentes quant à la fonction écono-mique de la procédure d’insolvabilité. Par exemple, la curieuse« règle de conflit négative » 423 de l’article 5, qui soustrait à la com-pétence de la lex concursus certaines catégories de droits et decréances, dont les droits réels et les clauses de réserve de propriété,est justifiée par l’existence de « sûretés très différenciées » au sein dela Communauté, et à « l’importance considérable qu’elles revêtentpour l’octroi du crédit » 424. On ne saurait mieux dire qu’en l’absencede communauté de vue relative à la conception du droit des sûretéset du crédit il a fallu sacrifier les exigences de la discipline collectiveet de l’uniformité au profit de la protection du crédit et des particu-larismes des droits nationaux 425. L’équivalence requise pour faireaccepter par les différents Etats membres que chaque entreprisecommunautaire fasse le libre choix du régime applicable fait claire-ment défaut.

129. Une démonstration analogue relative aux finalités variablesdes diverses régulations économiques peut être menée dans les nom-breux autres domaines où l’on se propose pourtant de confier larégulation des rapports internationaux au marché 426. La fongibilité,condition de la libre concurrence législative, manque le plus sou-vent, de sorte que tout projet fondé sur la reconnaissance mutuelle— qu’elle soit ou non « portable » — s’avère illusoire. A cet égard,Joel Trachtman a fait valoir que la conviction selon laquelle le seul

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427. J. Trachtman, « Economic Analysis of Prescriptive Jurisdiction, » préciténote 34, p. 26. L’auteur rappelle que la présence même d’une loi impérative est lesigne même que, pour le législateur, il y a des externalités à gérer qui ne peuventêtre confiées à l’autonomie des parties.

428. Voir infra nos 176 ss.429. En faveur d’un dosage équilibré de concurrence législative et d’harmo-

nisation afin d’éviter les distorsions, voir Bratton, MacCahery, Picciotto et Scott,International Regulatory Competition, précité no 23, p. 5, et les diverses contri-butions à « Regulatory Competition in Focus », précité no 379. La même positionest adoptée par la Commission européenne (pour un exemple frappant, voir lesconsidérants de la proposition de directive 2004/0001 sur les services dans lemarché intérieur, qui fait très délibérément appel à une série diverse de tech-niques de régulation, où la compétition législative côtoie l’harmonisation et l’au-torégulation par les groupes professionnels (voir infra no 169)).

430. Voir supra nos 96 ss.431. Sur cette tension, H. Buxbaum, « The Private Attorney General… », pré-

cité no 338.

marché serait apte à se substituer aux mécanismes plus autoritairesde régulation des marchés boursiers est tributaire de l’idée selonlaquelle les droits nationaux qui seraient ainsi soumis au choix desparties ne poursuivent aucun « but social », en ce sens que, du pointde vue de chaque Etat compétiteur, il n’y aurait aucun effet externequi mériterait d’être corrigé 427. Dans la situation contraire, la com-pétition législative appellerait une régulation 428. De façon analogue,réagissant à ces diverses propositions, les auteurs concluent majori-tairement que la solution idéale est plutôt à rechercher dans unecombinaison équilibrée de la compétition et d’autres techniquesd’harmonisation 429.

130. Mais, dans ces conditions, comment concilier le frein ainsiopposé à l’expansion de la concurrence législative et l’évolution dudroit positif dans le sens de la libéralisation du régime de circulationdes décisions, dont l’essor de l’autonomie semblait constituer le pro-longement naturel ? 430 Jusqu’ici, on le sait, l’existence virtuelle d’unsecond look avait fait illusion ; l’Etat semblait encore conserver lamaîtrise de l’efficacité des décisions étrangères rendues en violationde ses lois économiques. Mais les pressions du marché tendentaujourd’hui à en décider autrement. A l’avenir, il est donc prévisibleque le décalage se creusera entre le libéralisme du régime desclauses de choix du for et l’impérativité reconnue aux lois du forlorsque le juge est directement saisi 431. Pareille tension pourrait serésoudre de plusieurs façons.

131. Tout d’abord, on peut sans doute s’attendre progressivementsinon à une expansion de la loi d’autonomie dans les domaines sou-mis à des réglementations de police telle que le préconise le courant

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432. Sur l’idée d’un rééquilibrage de l’ordre public intervenant à l’occasionde la circulation des jugements et des sentences, qui ne sanctionnerait que desatteintes à quelques politiques réellement fondamentales, voir L. G. Radicati diBrozolo, « Arbitrage, mondialisation et juridiction », précité note 314.

433. C’est ce que désigne la très heureuse expression de « fraude à l’intensitéde l’exception d’ordre public » (I. Fadlallah, Rev. crit. dr. int. pr., 1984, p. 325).

434. Sur les difficultés que pose cette inflation sur le plan mondial, voir infranos 260 ss.

435. Pour un exemple en droit communautaire, voir l’arrêt Ingmar, CJCE,9 novembre 2000, Rec., 2000, I-9305, qualifiant de loi de police la directive du18 décembre 1986 sur les agents commerciaux indépendants, au motif que sonapplication en l’espèce répondrait à une distorsion de concurrence sur le terri-toire communautaire, alors que le risque d’une telle distorsion est bien difficileà identifier et l’interférence avec le jeu de la volonté des parties malaisée à jus-tifier (voir sur ce point S. Francq, L’applicabilité spatiale du droit communau-taire dérivé au regard de la théorie générale du droit international privé, thèse,Louvain-la-Neuve, 2004, dir. M. Fallon, p. 318).

doctrinal analysé ci-dessus, du moins à une restriction de l’impérati-vité internationale dans le domaine économique. A l’image de ladilution de l’ordre public en matière de circulation des décisions 432,la qualification de loi de police n’assortirait à terme que les poli-tiques dont la réalisation ne peut en aucun cas être confiée au mar-ché. Sauf en effet à encourager une fuite permanente vers la justiceprivée ou étrangère de façon à bénéficier d’une conception moinsagressive des exigences de la police économique 433, un certain ajus-tement paraît inévitable. L’injection dans ce domaine d’une impor-tante dose d’autonomie à travers la libéralisation du régime de cir-culation de décisions parviendrait ainsi à contrebalancer l’inflationcontemporaine des lois de police 434 ou, du moins, l’abus de la quali-fication judiciaire 435. Il s’agit là d’une forme d’équilibre ou d’auto-régulation induite par le marché, qui ne ferait pas disparaître lesimpérativités nationales mais en modérerait la prétention à s’appli-quer aux rapports internationaux.

132. A cet égard, l’enseignement le plus important qui sembles’évincer de la confrontation des thèses économiques aux tendancesrécentes du droit positif comparé réside, comme on l’a vu, dans leconstat selon lequel l’état de fongibilité des législations, qui autoriseun recul des impérativités nationales, est lui-même essentiellementévolutif. D’un côté, l’équivalence des législations en matière écono-mique ne doit pas être trop facilement présumée ; si l’engouementdes doctrines économiques en faveur de la vocation de l’autonomiedans des domaines peut paraître excessif, c’est précisément parcequ’il méconnaît l’importance des différences qui séparent les fina-lités économiques et sociales poursuivies par les différentes législa-

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436. Sur les vrais conflits qui peuvent subsister, au sein même d’une commu-nauté d’objectifs, relatifs au choix des techniques de mise en œuvre des poli-tiques partagées, voir infra no 272.

tions nationales dans des domaines qui demeurent le siège d’intérêtséconomiques et sociaux très sensibles. Cependant, d’un autre côté, ilpeut aussi arriver, inversement, que l’étiquette « loi de police », justi-fiée à un moment où l’état d’évolution des diverses législationsnationales accuse un important décalage, ne le soit plus au regard detransformations affectant aussi bien les législations qui l’entourentque des facteurs qui lui sont intrinsèques. Soit en effet les politiquesque visait à protéger une telle étiquette sont désormais suffisammentassumées par les autres Etats, de façon à faire apparaître une certainecommunauté juridique ; c’est progressivement le cas — dans unemesure qui ne dispense pas d’une analyse très nuancée 436 — enmatière de droit de la concurrence. Soit, les objectifs poursuivis parla législation impérative tendent eux-mêmes à changer ou du moinsà admettre des nuances ; le droit américain des securities témoigned’une telle évolution et explique sans doute la mansuétude dontfirent preuve les juridictions fédérales dans l’affaire Lloyd’s.

133. Ainsi, la tension qui oppose, d’une part, les pressions de lacompétition législative en faveur de la libéralisation des contraintesdans le domaine des rapports économiques et, d’autre part, l’attache-ment des Etats à des politiques impératives, semble appelée à serésoudre en l’émergence d’un nouvel équilibre. Celui-ci se situe pré-cisément au point où les vertus régulatrices du marché rencontrentleurs limites dans la présence d’externalités transfrontières. L’étudedu second avatar de la mobilité des parties, à savoir la libre circula-tion des produits et des services, est de nature à confirmer cettemême conclusion, en y apportant en même temps un éclairage trèsdifférent.

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437. Sur la dichotomie du modèle compétitif, voir supra note 23.438. MacCahery, Bratton, Scott, Piciotto, International Regulatory Competi-

tion, précité no 23, p. 38.439. Fût-il le destinataire passif de produits et de services importés. En

matière de services impliquant la présence physique du prestataire et du bénéfi-ciaire, les autorités communautaires cherchent aussi à promouvoir la mobilité dece dernier (voir la proposition de directive 2004/0001 sur les services dans lemarché intérieur, rapport explicatif, par. 2). A cet égard, on peut s’interroger surla compatibilité de la politique de protection du seul consommateur passif, quiinspire l’article 5 de la Convention de Rome sur la loi applicable aux obligationscontractuelles, avec l’encouragement qu’entend donner le marché intérieur auconsommateur actif. Le Groupe européen de droit international privé a ainsicherché, dans une certaine mesure, à dépasser la notion de consommateur passif,en proposant une modification de l’article 5, paragraphe 2 (voir « Propositionélaborée à Rome, 15-17 septembre 2000 », Rev. crit. dr. int. pr., 2000, p. 929, etle commentaire de P. Lagarde). Il n’en reste pas moins qu’aux termes de cette pro-position le consommateur qui se rend dans le pays du fournisseur d’un bien oud’un service est privé de la protection que lui assure, dans d’autres circonstances,l’application impérative de la loi de sa résidence habituelle (voir également,sur ce point, la synthèse des critiques et propositions concernant l’article 5de la Convention de Rome en vue de son reformatage en instrument commu-nautaire, M. Wilderspin, « Les perspectives d’une révision de la Convention deRome sur la loi applicable aux obligations contractuelles », dans Fuchs, MuirWatt et Pataut (dir. publ.), Les conflits de lois et le système juridique commu-nautaire, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2004, p. 173).

CHAPITRE II

L’ÉQUIVALENT FONCTIONNEL : LA LIBRE CIRCULATIONDES BIENS ET DES SERVICES

134. Tandis que le modèle économique du fédéralisme fiscalrepose sur la mobilité des contribuables, citoyens ou entreprises,celui du commerce international, qui repose sur la libéralisation deséchanges, implique la libre circulation des produits et des ser-vices 437. Or, économiquement, la libre accessibilité de ces derniersdans un marché sans frontières tarifaires apparaît comme un substi-tut fonctionnel à la mobilité des consommateurs 438. Devant l’offrede produits ou de services de diverses provenances, fabriqués ou auto-risés dans leurs pays d’origine sous l’empire de régimes juridiquestrès différents, le consommateur vote, sinon avec ses pieds, du moinsavec sa bourse, mettant ainsi en compétition ces régimes. Il importepar conséquent que la circulation des produits et des services nesoit pas entravée, afin de permettre le libre jeu de la concurrencelégislative à travers le pouvoir d’arbitrage du consommateur 439. Ledroit communautaire illustre l’établissement délibéré de ce lien

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440. Ce lien, que l’on retrouve évidemment au sein du marché intérieur amé-ricain, n’est pas le monopole des espaces économiques intégrés, car la libérali-sation des échanges dans le contexte du commerce mondial est également desti-née à permettre aux divers pays participants de tirer profit de l’avantagecomparatif que confère leur législation aux produits et aux services qu’ils expor-tent. Néanmoins, le droit communautaire sera pris comme modèle ici, en raisondu caractère à la fois sophistiqué et délibéré de la construction juridique quirésulte de ce lien.

441. S Weatherill et P. Beaumont, EU Law, précité note 230, p. 594.442. Voir sur ce point, M. Fallon, « Libertés communautaires et règles de

conflit de lois », Fuchs, Muir Watt et Pataut (dir. publ.), Les conflits de lois et lesystème juridique communautaire, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2004, p. 31,par. 9.

443. Voir infra no 145.444. Pour une réflexion récente sur la définition de l’entrave et la recherche

d’une signification non économique des libertés fondamentales, voir E. Spa-venta, « From Gebhard to Carpenter : Towards a (Non)-Economic European

entre la libre circulation et la concurrence législative 440. Le fonde-ment économique des libertés de circulation issues du traité CE,comme du principe d’origine consacré par le droit dérivé, réside ainsidans leur aptitude à stimuler la compétition entre les systèmes juri-diques des Etats membres, incitant à l’innovation et poussant les prixvers le bas 441.

135. Naturellement, la définition de l’entrave est au centre du dis-positif ainsi destiné à niveler le terrain du jeu. Afin que le pouvoird’arbitrage des consommateurs communautaires puisse s’exercerdans des conditions non distordues, il importe que les produits etservices circulent sans rencontrer de barrières protectionnistes. Ainsi,l’entrave aux libertés économiques est le critère d’application dudroit communautaire 442, comme l’est la charge excessive pour lecommerce interétatique au regard de la Commerce Clause de laConstitution fédérale américaine. Si leur identification est faciledans le cas de mesures ouvertement protectionnistes ou discrimina-toires, les difficultés apparaissent naturellement une fois que cesconcepts sont compris comme recouvrant des mesures non formelle-ment discriminatoires ou « indistinctement applicables ». La Cour dejustice des Communautés européennes et la Cour suprême fédéraleaméricaine ont été confrontées à cet égard à des difficultés ana-logues. Le danger, dont témoignent particulièrement les vicissitudesdu droit communautaire sur ce point, est de verser dans un vaste pro-gramme dérégulatoire, qui élimine la diversité et s’aligne sur larégulation la moins contraignante 443. L’équilibre s’avérant fuyant surce point, il devient essentiel de comprendre ce que recouvrel’« entrave » aux libertés économiques 444.

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Constitution », Common Market Law Review, vol. 41 (2004), p. 743. Les enjeuxpolitique et institutionnel de cette définition sont également très importants.

En effet, plus l’entrave est définie de façon extensive, plus le rôle politiquede la Cour de justice devient essentiel, car plus elle est appelée à jauger lesintérêts non économiques des Etats membres au regard de l’exception d’intérêtgénéral (voir sur ce point, M. Poaires Maduro, « Harmony and Dissonancein Free Movement », dans W. H. Roth et M. Andenas (dir. publ.), Services andFree Movement in EC Law, précité note 36, p. 41, et M. Tison, « Unravelling theGeneral Good Exception : The Case of Financial Services », ibid., p. 321).

445. La littérature sur cette question est vaste. Pour un panorama, voir lesdiverses contributions recueillies par W.-H. Roth et M. Andenas (dir. publ.), Ser-vices and Free Movement in EU Law, précité note 36 ; plus particulièrement, surla double lecture des exigences de la libre circulation, « antiprotectionniste »,d’une part, et « libertaire », d’autre part, voir J. Snell, Goods and Services in ECLaw, précité note 66, p. 2.

446. Affaires jointes Keck et Mithouard, C-267/91 et C-268/91, Rec., I-6097.Le schéma de répartition territoriale des compétences qu’établit cette jurispru-dence, avec la distinction entre les règles relatives aux normes de qualité desproduits et les règles de commercialisation, est repris par la communication dela Commission sur « La reconnaissance mutuelle dans le cadre du suivi du pland’action pour le marché intérieur » (COM/99/0299 final) et par la communica-tion interprétative de la Commission « Faciliter l’accès de produits au marchéd’un autre Etat membre : l’application pratique de la reconnaissance mutuelle »(2003/C 265/02).

447. Sur ce point, un rapprochement peut être tenté avec le concept desinconsistent regulatory burdens développé aux Etats-Unis sur le fondement de laCommerce Clause, qui n’interfère avec le pluralisme législatif que lorsqu’il apour conséquence d’assujettir les échanges interétatiques à des contraintes mul-tiples. Sur les cas relevant du « movement of goods », qui concernent égalementle droit des sociétés, voir D. Regan, « Siamese Essays », précité note 160.

136. La juridiction européenne semble en effet partagée entredeux conceptions différentes de l’entrave, définie soit comme lecumul d’exigences juridiques imposées successivement au mêmeproduit ou service du fait du passage de la frontière, soit, plus large-ment, comme toute mesure nationale restrictive de l’accès au marchéintérieur 445. La première conception limite l’action correctrice dudroit communautaire aux seuls cas où la disparité des législationsnationales a pour effet de compartimenter le marché ; elle prévaut,depuis la jurisprudence Keck, en matière de libre circulation desmarchandises 446. La diversité législative n’est pas condamnée en soi,pas plus d’ailleurs que le caractère comparativement plus restrictifd’une loi par rapport à une autre. Seul le cumul est interdit, en tantqu’il implique que le même opérateur économique, déployant sonactivité à travers le marché intérieur, soit soumis à des normes àteneur divergente, l’obligeant à des ajustements qu’il n’aurait pas àsubir sous un régime juridique unifié 447. Le second critère de l’obs-tacle aux échanges, plus intrusif, a été consacré notamment dans le

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448. Celle-ci fait désormais l’objet d’une proposition de directive sur les ser-vices dans le marché intérieur 2004/0001, faisant application du principe d’ori-gine (voir infra no 169). Sur cette proposition, voir V. Heuzé, « De la compé-tence de la loi du pays d’origine en matière contractuelle ou l’anti-droiteuropéen », précité note 54.

449. Le tournant est venu avec l’arrêt Alpine Investments BV v. Minister vanFinanciën, affaire C-384/93 (1995), Rec., I-1141. Pour une analyse de cettejurisprudence comme modifiant le critère de l’entrave pour l’aligner sur la res-triction d’accès au marché en matière de services, voir S. Weatherill, « AfterKeck : Some Thoughts on How to Clarify the Clarification », CML Rev., vol. 33(1996), p. 885 ; J. Snell et M. Andenas, « Exploring the Outer Limits :Restrictions on the Free Movement of Goods and Services », Services and FreeMovement in EU Law, précité note 36, p. 69, spéc. p. 107. Ici encore, une com-paraison avec la jurisprudence américaine développée sur le fondement de laCommerce Clause permet de relever, pareillement, l’interférence d’une concep-tion plus large des exigences du commerce interétatique, où le souci de décloi-sonner les marchés semble céder la place à un projet dérégulatoire plus vaste,qui réduit considérablement le domaine laissé à la diversité législative et, par-tant, à la compétence des Etats par rapport aux exigences du droit fédéral (voirD. Regan, « Siamese Essays… », précité note 160, et infra no 198).

450. Voir, en langue française, M. Fallon, « Les conflits de lois et de juridic-tions dans un espace économique intégré — L’expérience de la Communautéeuropéenne », Recueil des cours, tome 253 (1995), p. 279 ; L. G. Radicati diBrozolo, « Libre circulation dans la CE et règles de conflit », Rev. crit. dr. int.pr., 1993, p. 401 ; H. D. Tebbens, « Les conflits de lois en matière de publicitédéloyale… », précité note 118 ; M. Wilderspin et X. Lewis, « Les relations entrele droit communautaire et les règles de conflits de lois des Etats membres », pré-cité note 127 ; L. Idot, « L’incidence du droit communautaire sur le droit inter-national privé », Le droit international privé communautaire : émergence et inci-dences, Peties Affiches, 2002, no 248, p. 27 ; M.-N. Jobard-Bachellier, « L’acquiscommunautaire du droit international privé des conflits de lois », J.-S. Bergé etM.-L. Niboyet (dir. publ.), La réception du droit communautaire en droit privédes Etats membres, Bruxelles, Bruylant, 2003, pp. 185-206 ; F. Rigaux, « Laméthode des conflits de lois en droit européen », Mélanges Dutoit, Genève,Droz, 2002, pp. 243-256 ; M. Fallon, « Libertés communautaires et règles deconflit de lois », précité note 442, et plus généralement l’ensemble des contribu-tions recueillies dans Les conflits de lois et le système juridique communautaire,

domaine de la prestation transfrontière de services 448. Il tend à dis-qualifier toute législation d’un Etat membre ayant pour effet de res-treindre l’accès au marché, même en l’absence de risque d’unedouble charge législative. C’est alors la diversité juridique au sein dumarché intérieur elle-même qui est en cause 449.

137. Or, ces hésitations relatives à la définition de l’entrave sontà mettre en rapport avec l’intense débat doctrinal qui s’est engagédepuis une dizaine d’années sur les modes d’interférence du droitcommunautaire dans le jeu du droit international privé, et plus préci-sément sur le point de savoir si une règle de rattachement peutconstituer une entrave à la liberté de circulation lorsqu’elle nedésigne pas la loi d’origine du fournisseur d’un produit ou d’un ser-vice 450. En effet, à la différence de la « double charge législative »

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Dalloz, Thèmes et commentaires, 2004 ; M. Fallon et J. Meusen, « Le commerceélectronique, la directive 2000/31 CE et le droit international privé », Rev. crit.dr. int. pr., 2002, p. 435. Voir, parmi la très vaste littérature non francophone,J. Basedow, « Der kollisonrechtlichte Gehalt der produktfreiheiten im europäi-schen Binnemarket : favor offerentis », RabelZ, 1995, p. 1 ; H. Jessurun d’Oli-veira, « The EU and a Metamorphosis of Private International Law », MélangesNorth, Oxford Univ. Press, 2002, pp. 111-136 ; A. Gkoutisinis, « Free Movementof Services », précité note 122 ; T. Kadner Graziano, Gemeineuropäisches Inter-nationales Privatrecht, Tübingen, Mohr, 2002 ; C. Kohler, « Der europäischeJustizraum für Zivilsachen und das Gemeinschaftskollisionsrecht », IPRax,2003, pp. 401-411 ; H. Muir Watt, « Choice of Law in Integrated and Intercon-nected Markets : A Matter of Political Economy », Col. J. Eur. L., 2003, pp. 383-410, et « The Challenge of Market Integration for European Conflicts Theory »,Towards a European Civil Code, 3e éd., 2004, chap. 10, p. 191 ; G. Rossolillo,Mutuo riconoscimento e techniche conflittuali, Padoue, Cedam, 2002 ; G. Spind-ler, « Herkunftslandprinzip und Kollisionsrecht — Binenmarktintegration ohneHarmonisierung ? », RabelsZ, 2002, pp. 633-709 ; Michael Tison, « Unravellingthe General Good Exception : The Case of Financial Services », Services andFree Movement in EC Law, précité note 36, p. 321. Plus récemment encore,P. Picone, Diritto internazionale privato e diritto comunitario, Cedam, 2004 ;V. Heuzé, « De la compétence de la loi du pays d’origine en matière contrac-tuelle ou l’anti-droit européen », précité note 54.

451. Il ne faut pas se méprendre au demeurant sur le sens de cette portéenégative des libertés économiques ; elle est « pro-intégrative » (S. Weatherill etP. Beaumont, EU Law, précité note 230, p. 554 et p. 594) en ce sens précisé-ment que sa finalité essentielle est d’assurer que la diversité des régimes juri-diques simultanément en vigueur au sein du marché unique reste sans incidencesur l’accès aux marchés qu’ils régissent, de sorte que la concurrence législativepuisse avoir lieu.

élaborée en matière de normes de droit public (section I), la « res-triction de l’accès au marché » a vocation à concerner des règles dedroit privé qui visent directement la formation ou la teneur du rap-port transfrontière entre le prestataire et le destinataire d’un service.C’est donc à ce stade que les libertés économiques croisent le feravec les conflits de lois. Or, de cet affrontement, il devient apparentque les conflits de lois de droit privé qui surviennent à l’occasion dela prestation d’un service transfrontière n’épousent pas facilement lemodèle territorial de répartition des compétences que suppose lemodèle économique du fédéralisme compétitif. On peut se demanderalors si l’action aplanissante de la notion d’entrave, appliquée dansle domaine du droit des contrats ou de la responsabilité civile inté-ressant une prestation intracommunautaire de services, n’est pas uneillusion d’optique (section II).

Section I. Le schéma territorial : la double charge de droit public

138. Le mode d’intervention des libertés économiques sur le fon-dement des articles 28 et 49 du traité CE est négatif 451, en ce sens

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452. Bien évidemment, la reconnaissance mutuelle n’a de sens que si l’équi-valence des dispositions est réelle, sous peine de distorsions et de course vers lebas (voir D. Regan, « Siamese Essays… », précité note 160). Ainsi, la proposi-tion de directive 2004/0001 précitée sur les services s’abstient, en raison dudéfaut d’équivalence des législations, d’imposer la reconnaissance mutuelle ence qui concerne la responsabilité civile du prestataire en raison d’un préjudicecorporel, non harmonisée sur le plan communautaire, ou encore dans le domainede la protection du consommateur dans les champs non harmonisés (voir consi-dérant 46, p. 37).

453. Très naturellement, un rapprochement est souvent fait entre la recon-naissance mutuelle et la méthodologie des droits acquis, dont le mode d’inter-vention se présente pareillement de façon négative (voir G. Rossolillo, Mutuoriconoscimento…, précité note 450). En effet, la liberté économique est invoquéealors que le produit ou le service a déjà été mis sur le marché d’origine et se voitopposer une condition supplémentaire à l’occasion de l’accession au marché dupays d’accueil ; celle-ci est écartée au nom de l’intangibilité du droit — celuid’accéder au marché — conféré par la loi d’origine. En même temps, ce rappro-chement permet de souligner que la mise en œuvre de la liberté d’accéder aumarché du pays d’accueil n’en résulte pas moins, nécessairement, de la mise enœuvre d’un critère d’acquisition, qui suppose en outre identifié le champ précisde la loi d’origine ou de référence. C’est à ce stade de détermination des caté-gories qu’apparaissent les véritables difficultés, qui sont inégales pour les mar-chandises et pour les services.

que ces textes commandent de disqualifier toute disposition nationaledont l’application a pour effet de rendre la circulation sur le marchéintérieur d’un produit ou d’un service plus contraignante que sur lemarché interne. En effet, il résulte très clairement de la jurispru-dence de la Cour de justice relative tant aux normes de qualité appli-cables aux marchandises qu’aux autorisations ou qualificationsrequises des prestataires de services que le régime juridique appli-cable dans le pays d’origine sert de référence ; toute disposition dela loi du pays d’accueil dont l’application exigerait une modificationdu produit tel qu’il est disponible sur le marché d’origine, ou quiimposerait une exigence additionnelle au prestataire autorisé ouqualifié dans son pays d’origine, est disqualifiée, sauf pour l’Etatd’accueil à justifier d’un motif impérieux d’intérêt général qui enjustifie l’application. Le pays d’accueil doit donc tenir pour équiva-lentes ses propres exigences, mises à l’écart, et celles de la loi d’ori-gine, déjà respectées 452. A la manière du principe de respect desdroits acquis 453, la reconnaissance mutuelle prolonge dans l’Etatd’importation l’efficacité de la loi d’origine en disqualifiant sespropres dispositions (par. 1). La justification économique de cetterépartition territoriale de compétences réside dans le maintien del’avantage concurrentiel des produits circulant sur le marché intérieur(par. 2).

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454. Affaires jointes Keck et Mithouard, C-267/91 et C-268/91, précitées.455. Procureur du Roi v. Dassonville, affaire 8/74 (1974), Rec., 837 ; Rewe

Zentrale AG v. Bundesmonopolverwaltung für Branntwein, affaire 120/78, Rec.,649.

456. Sur le particularisme de la publicité, tantôt méthode de vente, tantôtservice, voir H. D. Tebbens, « Les conflits de lois en matière de publicitédéloyale... », précité note 118.

457. Voir par exemple, sur les hésitations de la jurisprudence, J. L. da CruzVilaça, « Application of Keck in the Field of Free Provision of Services », Ser-vices and Free Movement in EC Law, précité note 36, p. 37. Les difficultésapparaissent même au sujet de la publicité, tantôt méthode de vente, tantôt ser-vice (voir ibid. et H. D. Tebbens, « Les conflits de lois en matière de publicitédéloyale… », précité note 118.

Par. 1. Répartition territoriale des compétenceset reconnaissance mutuelle

139. Le lien entre le jeu des libertés économiques et la répartitiondes compétences législatives est apparent, en matière de libre circu-lation des marchandises, dans l’arrêt Keck 454, qui fait clairementapparaître que l’équilibre entre le maintien de la diversité et ledécompartimentage du marché suppose de définir les champs res-pectifs d’application des lois de l’Etat d’origine et de l’Etat d’ac-cueil. Réagissant contre une conception trop distendue de l’entraveet donc de l’étendue de la compétence de l’Etat d’origine qu’avaientencouragée les termes de la jurisprudence Dassonville puis Cassis deDijon 455, il distingue ainsi entre les règles qui concernent la compo-sition du produit, relevant en principe de la seule compétence del’Etat d’origine, et les simples « modalités de vente », telles lesméthodes de commercialisation comme la publicité, qu’il est loisibleà l’Etat d’accueil d’imposer 456. Les difficultés qui ont accompagnéla mise en œuvre du critère, notamment dans le cas où des exigencesde l’Etat d’accueil relatives aux méthodes de commercialisation oude publicité du produit affectent la présentation de celui-ci ou encoredéfavorisent en fait la pénétration du marché national par les pro-duits de provenance étrangère, obligent à rechercher le sens de laligne de partage ainsi retenue 457.

140. Les mesures nationales relatives aux « modalités de vente »échappent en principe au contrôle de l’article 28 CE précisémentdans la mesure où elles ne sont pas susceptibles d’affecter les condi-tions dans lesquelles un produit originaire d’un autre Etat membreaccède au marché local. Elles interviennent en effet à un stade suffi-samment avancé du processus de distribution du produit pour quel’origine étrangère de celui-ci soit indifférente ; bien en aval du pas-

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458. Comparer A. Gkoutsinis, « Free Movement of Services... », préciténote 122, p. 129 :

«where a retailer sells both imported and domestic goods, the purely dom-estic nature of the contractual relationship between the seller and buyer drawsthe demarcation line between the law of contracts and free movement».

Le rapport vendeur intermédiaire/acheteur final intervient alors que la frontièrea déjà été franchie.

459. Selon A. Gkoutsinis, « Free Movement of Services », précité note 122,p. 128, le droit privé de la vente relève de cette dernière catégorie. Comparer, surce point difficile, infra nos 155 ss.

460. Voir par exemple toutes les difficultés de délimitation relevées parJ. L. da Cruz Vilaça, « Application of Keck in the Field of Free Provision of Ser-vices », précité note 457, pp. 33 ss.

sage de la frontière, une fois l’accès au marché acquis, elles ne sontdonc plus de nature à compartimenter le marché intérieur 458. Lerisque de double emploi des exigences législatives est écarté alors,privant le principe de reconnaissance de la loi d’origine du produitde toute vocation à s’appliquer à une situation qui est économique-ment interne à l’Etat d’accueil. C’est le cas précisément des règlesfrançaises relatives à la revente à perte dans l’affaire Keck, qui —bien qu’affectant indirectement le volume global des échanges sur lemarché intérieur et justiciables ainsi d’une approche distendue del’entrave — n’étaient applicables qu’au stade de la commercialisa-tion des produits lorsqu’elles avaient déjà accédé au marché français.Fût-elle plus libérale et plus favorable au volume global deséchanges, la loi d’origine relative aux méthodes de commercialisa-tion n’avait plus de raison de s’appliquer. On voit que les deux caté-gories de mesures dégagées par l’arrêt Keck, relatives d’une part à lacomposition du produit, d’autre part à sa commercialisation, sesituent de part et d’autre du passage de la frontière 459. Certes, on nemanque pas de relever que pareil découpage, à la fois territorial etchronologique, des différentes étapes de la fabrication et de la distri-bution d’un produit n’est pas toujours aussi nette 460. Mais la ligne departage entre la loi d’origine et celle du pays d’accueil s’éclaire auregard de sa justification économique, qui réside dans le maintien del’avantage comparatif conféré par la loi d’origine aux produits et auxservices qui circulent sur le marché intérieur.

Par. 2. Rationalité économique de la répartition : le maintiende l’avantage comparatif

141. Indéniables, les difficultés d’identification des mesures quiaffectent l’accès au marché d’un produit ne remettent pas en cause

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461. Torfaen Borough Council v. B & Q PLC (1989) C-145/88 (sur la « saga »du Sunday Trading, voir M. Poiares Maduro, « Harmony and Dissonance in FreeMovement », dans Roth et Andenas (dir. publ.), Services and Free Movement inEC Law, précité note 36, p. 51 ; Stichting Collectieve Antennevorziening Goudaet autres v. Comissariaat voor de Media (1991), C-288/89, Rec., I-4007.

462. Voir J. Snell et M. Andenas, « Exploring the Outer Limits », dans Roth etAndeans (dir. publ.), Services and Free Movement in EC Law, précité note 36,p. 94.

463. Les références récurrentes tant dans la jurisprudence que dans le droitdérivé aux bienfaits de la concurrence entre ordres juridiques confirment lecaractère central de cette justification dans la mise en œuvre de l’ensemble deslibertés économiques ; en même temps, elle souligne le caractère purement ins-trumental de celles-ci et la nécessité d’en interpréter l’étendue au regard desexigences propres de la compétition législative (voir par exemple le considé-rant 3 b) de la proposition de directive 2004/0001 sur les services dans le marchéintérieur, qui explique que le principe d’origine permet d’assurer le libre accèsdes produits au marché intérieur sans exiger l’unification des droits substantielsapplicables).

l’apport fondamental de l’arrêt Keck, qui s’efforce, à travers la limitequ’il oppose à l’emprise du principe d’origine, de protéger la com-pétence — et donc les choix le cas échéant variables de politiquelégislative — des Etats membres dans les cas où le compartimentagedu marché intérieur n’est pas en cause. Divers cas, comme la sagadu Sunday Trading ou encore l’affaire du Gouda 461, illustrent bienles excès auxquels on s’expose en l’absence d’une telle délimitation.Ici, l’Etat d’accueil a été soumis à une obligation de reconnaissancemutuelle des règles de l’Etat d’origine relatives à la commercialisa-tion des produits en question. Or, l’application des règles du paysd’origine — sous la forme d’un droit acquis à vendre ou à faire de lapublicité télévisée le dimanche, nonobstant la réglementationcontraire du pays d’accueil — empiète sur une situation qui relèvede la sphère interne de l’Etat d’importation, sacrifiant inutilement lespréférences de politique législative locales et détruisant ainsi l’avan-tage comparatif qu’offre à son tour celui-ci 462. En effet, l’explicationéconomique de l’entrave, identifiée à l’application cumulative d’exi-gences juridiques, réside dans le souci de sauvegarder l’avantagecomparatif de produits circulant sur le marché intérieur, qui doiventpouvoir accéder aux marchés des autres Etats membres en conser-vant toutes les caractéristiques que leur imprime la loi d’origine etqui sont de nature à générer une concurrence entre les régimes juri-diques sous l’empire desquels le produit a été fabriqué 463.

142. Au regard de cette conception, on voit bien de quelle façonla circulation transfrontière des produits représente un succédané dela mobilité des consommateurs : un produit mis sur le marché dans

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464. J. Snell et M. Andenas, « Exploring the Outer Limits », précité note 462,pp. 93 ss.

465. Le cas C-178/84, Commission c. Allemagne (Rec., 1227, 1988), est illus-tratif. Etait en cause ici une méthode de fabrication traditionnelle de la bière,que le législateur allemand imposait aux producteurs allemands. Cette dernièreobligation est jugée non conforme à l’article 28 (ancien article 30) CE. Bienentendu, ce n’est pas la méthode elle-même qui est condamnée ; seulement, sielle prévaut sur d’autres méthodes de fabrication concurrentes, le choix doitvenir des préférences du consommateur, non de l’action autoritaire de l’Etat. Voirsur ce point, S. Weatherill et P. Beaumont, EU Law, précité note 230, p. 573.

un Etat membre doit être disponible dans un autre comme il le seraitpour un consommateur de celui-ci qui se déplacerait ; ce n’est que sil’Etat d’accueil s’abstient d’imposer des conditions supplémentairesà l’accès du produit au marché que le pouvoir d’arbitrage duconsommateur est à même de s’exercer et, par conséquent, la com-pétition entre les différentes normes nationales de production des’engager. Liée à l’accès des fabricants à l’ensemble du marché inté-rieur, cette compétition est de nature à exercer une pression sur lesprix (à la baisse) et sur la qualité des produits (à la hausse). Elle estneutralisée en revanche si l’Etat d’accueil peut ériger une barrière àl’accès du marché local en exigeant que les produits déjà mis en cir-culation dans le marché intérieur se conforment à celles qu’ilrequiert des produits fabriqués sur son propre territoire.

143. Pour comprendre la ligne de partage que consacre l’arrêtKeck, il faut tenir compte, comme l’ont montré Jukka Snell et MadsAndenas, de la façon dont l’arbitrage des opérateurs économiquesintervient pour les différentes catégories de règles qui influent sur lafabrication et la distribution des marchandises 464. C’est ainsi que,s’agissant des procédés techniques de fabrication et des normes decomposition des produits, le consommateur « vote avec sa bourse » :la concurrence entre les normes nationales s’instaure du fait desdécisions des consommateurs sur le marché des produits. Ici, le jeude la reconnaissance mutuelle des normes du pays d’origine sert delevier pour décompartimenter le marché et empêcher que l’applica-tion des normes de l’Etat d’accueil ne serve à la protection de l’in-dustrie locale 465. S’agissant en revanche des règles de commerciali-sation ou des « modalités de vente », l’arbitrage se fait davantage pardes choix de lieu d’habitation des consommateurs : le fait que lescommerces soient ou non ouverts le dimanche, la façon dont lapublicité est autorisée (à la télévision, par des panneaux d’affichage),etc., influent sur l’environnement et les choix de vie. Il est bien évi-dent que la mobilité des citoyens européens n’est pas encore acquise

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466. Les règles qui ont un impact sur le processus de production (y comprisles normes sociales, environnementales, etc.) sont soumises à la concurrence parles décisions d’installation des entreprises. Sur les dangers particuliers de la compé-tition législative qui s’établit entre ces catégories de normes, voir infra no 224.

467. Comparer les conclusions de l’avocat général Tesauro dans l’affaireHünermund (C-292/92, Rec., I-6787) : le but des libertés n’est pas la plus grandeexpansion possible du commerce, au détriment d’autres valeurs poursuivies àtravers les politiques sociales et économiques des Etats membres.

468. Alsthom Atlantique SA v. Sulzer SA, C-339/89, Rec., I-107, 1991, et infrano 171. Comparer, pour les marchandises, l’article 29 du traité CE.

au point où elle constituerait à cet égard un instrument de pressionefficace ; il est tout aussi incontestable que bien d’autres normescontribuent à créer l’environnement local, de sorte que l’arbitrageexercé à travers les choix de lieu de résidence des consommateursdépend, pour s’en tenir aux préférences des citoyens mobiles, de leurpréférence à l’égard d’un ensemble de biens publics et non desseules méthodes de commercialisation des produits. Il n’en reste pasmoins qu’obliger le pays d’accueil à reconnaître les méthodes decommercialisation prévues par la loi d’origine reviendrait à faire ensorte que le citoyen sensible à ces questions ne trouverait aucun lieuqui soit à l’abri des méthodes pratiquées par la loi la plus libérale.C’est le sens même de l’arrêt Keck, qui en répartissant les compé-tences respectives des Etats d’origine et d’accueil, fait prévaloir lemaintien de la diversité sur une conception plus aplanissante de laliberté de circulation. Une fois assuré le passage de la frontière, rienne justifie que le droit communautaire étende l’obligation de recon-naissance mutuelle dans les situations qui relèvent des politiquesinternes des Etats membres 466.

144. Ainsi, il semble très clair que le mécanisme de la reconnais-sance mutuelle ne signifie pas que les opérateurs ne doivent être sou-mis à aucun régime restrictif, mais seulement qu’il est injuste de leurappliquer deux séries de règles dès lors que les effets en sont équi-valents 467. On comprend donc l’importance dans ce contexte de laquestion de la discrimination à rebours, qui concerne l’emprise dudroit communautaire sur les situations relevant de la sphère internedes Etats. Ainsi, un débat difficile s’est engagé sur l’invocabilité deslibertés économiques par un opérateur à l’encontre des restrictionsimposées par sa loi d’origine, qui représentent pour lui un désavan-tage concurrentiel à l’exportation. L’arrêt Alsthom Atlantique semblebien illustrer l’indifférence du droit communautaire à l’égard dudésavantage comparatif que la loi d’origine impose à ses propresentreprises 468 ; en revanche, à l’occasion d’une prestation transfron-

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469. Alpine Investments BV v. Minister van Financiën, C-384/93, 1995. Surl’affaire en cours Caixa Bank (aujourd’hui pendante devant la CJCE), qui sou-lève des questions analogues, voir A. Gkoutisinis, « Free Movement ofServices… », précité note 450, p. 170.

470. W. H. Roth, « The European Court of Justice’s Case-law on Freedom toProvide Services : Is Keck Relevant ? », Services and Free Movement in EC Law,précité note 36, p. 1, spéc. p. 9. Sur les rapports entre droits fondamentaux etliberté économique fondamentale, qui doivent être distinguées, voir J. BaqueroCruz, Between Competition and Free Movement, Hart Publishing, 2002.

471. Voir encore sur l’absence de limites perceptibles d’une conception del’entrave fondée sur l’accès au marché, dès lors du moins que l’on admet quetoute réglementation est susceptible de recevoir cette qualification, E. Spaventa,« From Gebhard to Carpenter », précité note 445, p. 757.

tière de services, l’arrêt Alpine Investments semble opérer un tour-nant en qualifiant d’entrave la loi nationale du prestataire qui assu-jettissait celui-ci à des restrictions à l’accès du marché qui n’exis-taient pas dans le pays du client 469.

145. Ce débat concerne en réalité la fonction même des libertéséconomiques et, au-delà, la place laissée à la diversité juridique ausein du marché intérieur. Dans la controverse doctrinale concernantla portée de ce dernier arrêt, deux conceptions différentes du champdes libertés économiques, opposables ou non à l’Etat d’origine dansdes situations relevant de sa sphère purement interne, se sont heur-tées. Selon l’une, la liberté économique est un droit fondamental del’opérateur d’accéder au marché intérieur et d’exercer ses activitésdans des conditions égalitaires 470, peu important par conséquent quela source de la restriction soit ou non le pays d’origine ; selon l’autre,le champ d’application des libertés est étroitement lié au mécanismede la compétition législative, laquelle peut s’organiser différemmentselon les catégories des règles en question. Au regard de cette der-nière conception, le respect de la répartition des compétences légis-latives, qui est à l’origine de la définition de l’entrave-cumul, s’im-pose, y compris lorsque la loi du pays d’origine est plus restrictiveque celle du pays d’accueil, sous peine de neutraliser le jeu de lacompétition législative. En effet, l’entrave conçue comme une res-triction à l’accès au marché semble annoncer un programme de déré-glementation qui, en cas de divergence des législations entre le paysd’origine et le pays d’accueil, conduit à disqualifier systématique-ment la moins libérale 471. La diversité juridique n’est donc pascondamnée seulement quand elle entraîne un désavantage pour lesproduits ou services importés lors des échanges transfrontières, maisen quelque sorte pour elle-même ; conformément en effet à une inter-

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472. Il est possible aussi, comme l’a fait l’avocat général Jacobs dans sesconclusions sous cet arrêt, de proposer une lecture d’Alpine Investments qui soitconforme à la répartition des compétences de l’arrêt Keck, dans la mesure où larègle interdite concernait la commercialisation du produit, qui relève de la com-pétence de la loi d’accueil (par exemple voir J. Snell et M. Andenas, « Exploringthe Outer Limits, », précité note 462, p. 108).

473. Sur les raisons de l’adoption tardive de ce critère en matière de services,voir W.-H. Roth, « The European Court of Justice’s Case Law… », préciténote 470, spéc. p. 4.

474. Sur le sens et la portée du critère de la restriction de l’accès au marché,voir S. Weatherill, « After Keck : Some Thought on How to Clarify theClarification », précité note 449 ; Barnard, « Fitting the Remaining Pieces intothe Goods and Services Jigsaw », Euro Law Rev., vol. 26 (2001), p. 35 ; lescontributions précitées de M. Poaires Maduro et de Jukka Snell et MadsAndenas, Services and Free Movement in EU Law, supra notes 461 et 462 ;E. Spaventa, « From Gebhard to Carpenter », précité note 445.

prétation parfois proposée outre-Atlantique de la Commerce Clause,les libertés économiques seraient porteuses d’un impératif libéral quidicterait une vaste entreprise d’aplanissement des restrictions natio-nales à la liberté des échanges. Si l’arrêt Alpine Investments peutsembler accréditer cette dernière thèse en qualifiant d’entrave unerègle restrictive de l’Etat d’origine lui-même, applicable aux entre-prises de cet Etat dans leurs rapports avec des clients dans d’autrespays membres 472, on peut néanmoins se demander si l’explication duchangement qu’il introduit ne réside pas plutôt dans la difficultéqu’il y a à transposer, aux règles de droit privé impliquées par la pres-tation transfrontière de services, un schéma de répartition territorialedes compétences conçu pour les normes techniques de droit public.

Section II. L’entrave au marché des services et le droit privé

146. La jurisprudence Cassis de Dijon a été transposée audomaine des services, notamment par l’arrêt Sager, qui indique ainsique les mesures indistinctement applicables peuvent néanmoins êtreconstitutives d’entrave lorsqu’elles sont « de nature à prohiber, ougêner autrement, les activités du prestataire établi dans un autre Etatmembre, où il fournit des services analogues » 473. Toutefois, c’estaussi en matière de services, dans l’arrêt Alpine Investments, que lajurisprudence s’est montrée encline à délaisser au moins dans cer-tains cas le critère de la « double charge » législative, au profit d’unedéfinition alternative, plus expansive, de l’entrave, fondée sur laseule restriction de l’accès au marché 474. Ce changement a provoquéà son tour un important débat doctrinal relatif à l’unicité ou à la dif-

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475. Voir les diverses contributions à l’ouvrage collectif consacré à cettequestion, Services and Free Movement in EU Law, précité.

476. Généralement, au demeurant, c’est à travers les conditions exigées duprestataire que la qualité du service est assurée ; le service est rarement en lui-même objet de réglementation (voir J. Snell et M. Andenas, « Exploring theOuter Limits… », précité note 462, pp. 75 ss.).

férenciation du régime applicable aux produits et aux services 475.Mais la véritable explication de la présence de ce critère en matièrede services semble résider dans le fait que le schéma de répartitionterritoriale des compétences de l’arrêt Keck trouve ses limiteschaque fois que, conceptuellement, la mise sur le marché du produitest indissociable de sa circulation transfrontière. Comme l’illustreprécisément le cas Alpine Investments, l’entrave en matière de ser-vices résulte de l’applicabilité de normes qui saisissent la totalité durapport économique transfrontière. Celles-ci ne se laissent pas enfer-mer, par nature, dans un schéma territorial (par. 1). On le voit lors-qu’on confronte le concept d’entrave aux différents domaines du doitprivé qui peuvent soulever des conflits de lois dans le marché inté-rieur (par. 2).

Par. 1. Les services et l’extraterritorialité du droit privé

147. Les règles de droit privé applicables aux rapports transfron-tières de service ne s’enfermant pas dans un domaine territorial, lejeu du principe d’origine ne suffit pas à aplanir les conflits de lois ence domaine (A). Il en va ainsi même dans le cas, souvent considérécomme spécifique, des services de masse à contenu juridique (B).

A. Le principe d’origine à l’épreuvede la prestation transfrontière de services

148. La transposition du schéma territorial de la jurisprudenceKeck en matière de services ne pose guère de difficultés dans deuxtypes de situations. La première concerne les réglementations sousforme d’exigences d’autorisation, d’agrément ou encore de qualifi-cations professionnelles, requises pour que le prestataire puisse accé-der au marché local 476. La référence dans l’arrêt Sager au caractèrelégal de l’activité du prestataire dans l’Etat d’origine signifie quel’entrave est constituée par toute mesure qui tendrait à imposer desconditions redondantes à cet égard, conformément à la définition del’entrave-cumul ; ce critère joue ainsi clairement au profit du main-

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477. Affaires C-43/93 (Van der Elst), C-369 et 379/96 (Arblade), C-165/98(Mazzoleni), C-113/89 (Rush Portuguesa). Sur cette jurisprudence, voir EtiennePataut, « Lois de police et ordre juridique communautaire », Les conflits delois et le système juridique communautaire, précité note 450, p. 117, spéc.p. 122.

478. Ou du moins dans les limites de la compétence de l’Etat italien : Peralta,C-379/92 (1994). Dans cet arrêt, un test de minimis justifie le maintien d’une loide police italienne, dont le lien avec la liberté de circulation est jugé trop indi-rect. Sur la signification de cet arrêt, rapproché de celui d’Alpine, voir O.-A.Torgensen, « The Limitations of Free Movement of Goods and the Freedom toProvide Services : In Search of a Common Approach », Euro. Business Law Rev.,1999, p. 371.

479. Ce caractère résulte directement du texte de l’article 49 CE. Voir aussisur ce point les conclusions de l’avocat général Lenz sous l’arrêt Peralta, pré-cité.

tien de l’avantage comparatif du service tel qu’il est accessible dansl’Etat d’origine, lorsqu’il est offert par la suite dans les rapportstransfrontières. Dans une seconde catégorie de situations, il peutarriver que, du fait du changement du lieu de prestation du service,le prestataire soit soumis successivement à deux séries d’exigencesterritoriales différentes à finalité équivalente, notamment en sa qua-lité d’employeur ; il en allait ainsi dans les diverses affaires relativesà l’applicabilité de lois de police sociale en cas de détachement dessalariés, Van der Elst, Arblade, Mazzaoleni, Rush Portuguesa 477.Dans tous ces cas, l’entrave épouse les contours du conflit mobile :le compartimentage du marché tient à la juxtaposition de lois natio-nales différentes à vocation territoriale et à la mobilité du prestataire,alors même que les lois en présence ne poursuivent aucun but pro-tectionniste. En revanche, conformément à la rationale de l’arrêtKeck, une fois l’accès au marché acquis, rien ne justifie de faireéchapper le service aux lois territoriales de droit public indifférem-ment applicables. Par exemple, l’arrêt Peralta illustre la parfaiteconformité au droit communautaire de la prétention d’une loi depolice protectrice de l’environnement à affecter une activité detransport maritime se déroulant dans les confins de l’Etat législa-teur 478. Les politiques non économiques des Etats membres peuventdonc se maintenir dans toute leur diversité lorsqu’elles ne sont pasde nature à compartimenter le marché intérieur.

149. Mais la répartition territoriale des compétences en matièrede services trouve ses limites dans le caractère transfrontière du rap-port de droit qui se noue entre le prestataire et le destinataire du ser-vice 479. C’est précisément dans ce cas que la jurisprudence de laCour de Luxembourg s’est détachée de la définition de l’entrave-

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480. J. Snell et M. Andenas, « Exploring the Outer Limits… », préciténote 462, p. 122.

481. J. Snell et M. Andenas, ibid., pp. 84 ss. ; cette analyse est cependantcontestée par W.-H. Roth, « The European Court of Justice’s Case Law… », pré-cité note 470, p. 9, qui fait valoir que la finalité des libertés économiques est degarantir le caractère non faussé de la concurrence entre les opérateurs privés, etnon de promouvoir celle entre législateurs. Dans la mesure où la protection de laconcurrence législative est le moyen de sauvegarder les avantages comparatifsdes entreprises, l’enjeu de cette distinction n’apparaît véritablement que pourdéterminer le sort de la discrimination à rebours.

cumul, pour se référer directement à l’impact qu’exerce une législa-tion nationale sur l’accès au marché du prestataire. Ainsi, dans l’ar-rêt Alpine Investments, une loi de police du pays d’origine interdi-sant à une entreprise (néerlandaise) de proposer des produitsfinanciers au moyen d’une méthode de commercialisation télépho-nique jugée trop agressive (le cold-calling) est considérée commeétant de nature à restreindre l’accès du prestataire aux marchés desautres Etats membres dès lors qu’elle est applicable lorsque la clien-tèle se trouve à l’étranger et que la méthode utilisée est parfaitementlicite selon le droit du pays d’accueil. Le critère de l’accès au mar-ché a été critiqué comme revêtant une consonance « conclusoire » 480.Par ailleurs, du moins dans l’hypothèse où la règle disqualifiée estcelle de l’Etat d’origine, il soulève la question du statut des règlesrelatives à la commercialisation ou aux « modalités de vente » desproduits financiers, que l’arrêt Keck avait exclues de la définition del’entrave, du moins au regard de l’article 28 du traité CE, et met ànouveau en débat le problème de la discrimination à rebours. Sur cesdeux derniers points, la rationalité économique du principe d’originesemble avoir été perdue de vue. En effet, s’il est vrai que la réparti-tion territoriale des compétences qu’implique ce dernier a pour prin-cipal objet de promouvoir la concurrence législative à travers lesavantages comparatifs des produits en circulation sur le marché inté-rieur 481, l’hypothèse où la loi d’origine serait plus contraignante quela loi d’accueil devrait être indifférente au droit communautaire. Parailleurs, en exemptant les règles de commercialisation des produitsdu champ des libertés économiques, l’arrêt Keck avait cherché préci-sément à limiter l’interférence de ces dernières aux cas où l’applica-bilité de la loi d’un Etat membre était de nature à priver un produitétranger d’un tel avantage comparatif, ce qui ne peut être le caslorsque le régime plus restrictif est celui de la loi d’origine.

150. Il faut dire que l’incertitude qui affecte la portée de l’arrêtAlpine Investments tient au moins en partie au domaine que s’oc-

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482. En l’occurrence, les autorités néerlandaises du pays d’origine refusaientà Alpine Investments la possibilité de commercialiser ses produits financiersselon la méthode cold-calling dans d’autres Etats membres, où pourtant lesconsommateurs n’étaient pas protégés. Sur ce point, on peut penser que l’inter-diction néerlandaise s’est vue reconnaître une portée excessive. Son applicationextraterritoriale était justifiée par référence à l’objectif de sauvegarde de laconfiance dans le marché national. On peut se demander si elle n’était pas plu-tôt une loi de police de protection des consommateurs, dont la finalité ne comman-dait que son application aux consommateurs résidant aux Pays-Bas. Si le domainede la loi avait été ainsi défini, il n’y aurait pas eu de conflit avec la loi du paysd’accueil. Cependant, la Cour de justice n’avait évidemment pas à modifier l’inter-prétation ainsi donnée de la loi néerlandaise. Son rôle était de dire si, étant don-née l’interprétation des autorités nationales, le domaine de la loi était excessif.

483. Il suffit en effet que la vente ne se fasse pas par un intermédiaire dans lepays d’accueil (comparer le texte, infra).

484. Sur cette définition, voir J. Snell et M. Andenas, « Exploring the OuterLimits… », précité note 465, p. 75 ; A. Gkoutzinis, « Free Movement of Ser-vices… », précité note 122, pp. 129 ss., soulignant que le service est le plus sou-vent extrajuridique, en ce sens que le droit ne peut pas dicter comment le servicedoit être exécuté.

485. On a fait valoir, à juste titre, qu’en dehors des services financiers lesvrais services transfrontières, sans déplacement physique de l’une des partiesdans le pays de l’autre, sont rares en pratique (Gkoutinis, précité note précé-dente, p. 131 ; V. Hatsopolous, « Recent Developments of the Case Law of theECJ in the Field of Services », CML Rev., vol. 37, p. 431). Cependant, de tels casconnaissent un renouveau par Internet. Ceux-ci sont désormais régis par la direc-tive 2000/31 sur le commerce électronique (voir infra no 166).

troyait en l’occurrence la loi de police néerlandaise, dont l’applica-bilité aurait sans doute dû se limiter aux cas où les investisseurs àprotéger des méthodes de commercialisation litigieuses résidaientaux Pays-Bas 482. Toutefois, en même temps, cet arrêt illustre la dif-ficulté concrète d’ajuster aux caractéristiques spécifiques des ser-vices le modèle territorial élaboré pour empêcher l’interférence denormes techniques de l’Etat d’accueil en cas de circulation des mar-chandises. Ce modèle est de toute évidence inadéquat en présence delois, telles les lois de police contractuelles de droit privé, qui reven-diquent leur application à l’ensemble d’un rapport transfrontière.Cette difficulté, qui n’est assurément pas inédite en matière de venteinternationale de marchandises 483, se trouve cependant exacerbée enmatière de services transfrontières. En effet, la définition du servicecomme un « processus » 484 explique que celui-ci ne se cristallise leplus souvent que sur sa commercialisation, par le rapport direct quis’établit entre le prestataire et le bénéficiaire. La distinction entre le« produit » lui-même et sa « commercialisation », qui est la clé de larépartition des compétences législatives au regard de la jurispru-dence Keck, n’est guère applicable que dans le cas où la distributiondu produit se fait dans le pays d’accueil par un intermédiaire 485.

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486. Comparer en ce sens, M. Tison, « Unravelling the General Good Excep-tion… », précité note 444, spéc. p. 333.

151. A la différence de la circulation intracommunautaire desmarchandises, dont le support juridique peut consister en un enchaî-nement de rapports relativement faciles à distribuer entre lois territo-riales successivement applicables, la prestation transfrontière de ser-vices implique par essence un rapport juridique international.Corrélativement, les lois qui s’y appliquent ont très souvent unchamp extraterritorial, en ce sens qu’elles saisissent nécessairementl’ensemble du rapport contractuel qui constitue le support juridiquedu service. Qu’il s’agisse de lois de protection des consommateursde services tendant à assurer l’intégrité du consentement de ceux-ci,de lois déterminant impérativement le contenu de certains termescontractuels, ou encore de lois de police du marché réglementant lacommercialisation du service comme dans l’affaire AlpineInvestments, qu’elles émanent du pays d’origine comme dans ce der-nier cas, ou sans doute, plus habituellement, du pays d’accueil, ellesconcernent nécessairement la relation entre le prestataire et le béné-ficiaire dans sa dimension transfrontière. Inversement, on peut direque cette dernière relation met en jeu les compétences concurrentesdes pays d’origine et d’accueil pour régir l’intégralité de ce rapport,qui ne peut être répartie entre elles comme peuvent l’être les diffé-rentes phases de la circulation des marchandises. C’est pourquoi,structurellement, la prestation intracommunautaire de services ne seprête que difficilement au schéma de répartition territoriale et chro-nologique des compétences législatives qui sous-tend le jeu de lareconnaissance mutuelle en matière de circulation des marchan-dises 486. Occultée par le conflit mobile, la difficulté soulevée par laconcurrence des lois applicables — l’hypothèse même du conflit delois du droit privé — resurgit. Du fait que le service transfrontièremet en cause concurremment des normes des pays d’origine et dedestination, qui saisissent l’ensemble du rapport contractuel, les loisd’origine et d’accueil ne peuvent plus être distribuées chronologi-quement dans le temps et dans l’espace. Leur vocation à s’appliquerest simultanée, et exige qu’elles soient départagées selon des critèresappropriés. Or, la mécanique territorialiste déduite de la reconnais-sance mutuelle s’avère très largement insuffisante à cet égard. Lavolonté de respecter l’avantage comparatif du service conduit à don-ner un domaine étendu à la loi d’origine qui a présidé à la concep-

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487. A travers les conclusions de l’avocat général Jacobs, l’arrêt AlpineInvestments attire particulièrement l’attention sur l’hypothèse du conflit de loisde police contractuelles qui peut se produire à l’occasion de services transfron-tières. Dès lors que la diversité des choix de politique législative demeure, detels conflits s’avèrent insolubles (également sur ce point, infra no 197). Tout auplus, l’exercice du contrôle de la proportionnalité des lois de police entravantes— généralement des lois de police protectrices du pays d’accueil — introduit-ilune certaine obligation de modération ou d’autodiscipline dans la mise en œuvredes lois impératives dans les rapports intracommunautaires. Sur ce que la juris-prudence de la Cour définit plus étroitement les raisons d’intérêt général dispo-nibles en matière de réglementation du marché que dans le domaine non écono-mique, où elle se refuse à refaire les préférences politiques des Etats membres,voir S. O’Leary et J.-F. Martin, « Judicially-Created Exceptions to the FreeProvision of Services », dans Roth et Andenas, Services and Free Movement inEU Law, précité note 36, p. 163, spéc. p. 174.

488. Cf. M. Tison, « Unravelling the General Good Exception... », préciténote 444, spéc. p. 364. Les dispositions ainsi applicables comprennent donc lesrègles de droit privé des contrats.

tion initiale du service ; mais le jeu de la loi d’origine se heurteranécessairement à la prétention également légitime de la loi du paysd’accueil, qui sera fréquemment animée du souci de protéger le des-tinataire. Comme l’illustre l’affaire Alpine Investments, la diversitédes lois, source de l’entrave, sera admise le cas échéant à perdurerau nom de raisons impérieuses d’intérêt général 487. Il en va aussimême dans le cas, souvent jugé spécifique, des services transfron-tières à contenu juridique.

B. La spécificité des services à teneur juridique

152. De prime abord, le principe d’origine pourrait conserver sapertinence dans certains cas spécifiques de prestation transfrontièrede services. Il en irait ainsi lorsque le contenu du service est propre-ment juridique, comme en matière d’assurance ou de services finan-ciers, en ce sens que la définition même du « produit » résulte direc-tement de la loi régissant le rapport contractuel entre prestataire etdestinataire 488. L’applicabilité de la loi de ce dernier représenteraitalors nécessairement une entrave à la libre circulation, qui devraitêtre éliminée par application des mêmes principes qui prévalent enmatière de droit public ou de normes techniques. En effet, l’identitédu service étant indissociable de la loi applicable, sa redéfinitiondans le pays d’accueil affecte certainement son accès au marché etrépond à cet égard aux préoccupations de la jurisprudence Cassis deDijon. Le critère de l’entrave-cumul s’appliquerait ainsi à des dispo-sitions intéressant la formation ou le contenu du rapport contractuel

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489. W. H. Roth, « The European Court of Justice’s Case Law… », préciténote 470, p. 18.

490. En toute vraisemblance, cependant, la loi plus restrictive du pays d’ac-cueil se maintiendra pour des raisons d’intérêt général — même si ces raisonsrelèveront plus vraisemblablement ici de l’ordre public ou de la santé publique,plutôt que de la police contractuelle : J. Snell et M. Andenas, « Exploring theOuter Limits… », précité note 462, p. 113).

491. Voir infra nos 165 ss.

de droit privé — essentiellement, des lois internationalement impé-ratives de police contractuelle.

153. Pour préciser le jeu du principe d’origine à l’égard desrègles qui définissent le contenu du service transfrontière, il a ainsiété proposé de distinguer entre les produits de masse, à teneur juri-dique, comme les services financiers, et les autres, généralement àteneur extrajuridique et fournis sur mesure, pour lesquels un certaindegré d’adaptation à l’environnement d’accueil serait en quelquesorte congénital 489. A la différence des premiers, les services person-nalisés n’auraient pas une existence désincarnée, préalable à laconclusion du contrat de services et tenant à la seule application dela loi d’origine. Dans leur cas, la loi d’accueil pourrait donc s’appli-quer sans constituer une entrave. Toutefois, même lorsque le servicen’est pas un produit purement juridique, l’économie du principed’origine invite a priori à penser qu’il doit être accessible dans lepays d’accueil avec la teneur que lui imprime la loi de l’établisse-ment du prestataire, sous l’empire de laquelle il a été façonné, et quiconstitue précisément son avantage comparatif. Snell et Andenasdonnent l’exemple d’une prestation musicale, par un groupe de rock,dont le principal atout commercial sinon artistique tient au niveauélevé de bruit qu’il produit (« the loudest band in the world »),conformément aux seuils autorisés dans son pays d’origine. Or,puisque la teneur de la prestation comme la nature des équipementsqu’il a acquis sont par conséquent déterminées en fonction du seuilde bruit ainsi fixé, toute réglementation du pays d’accueil qui lesprive de la possibilité d’y fournir la même prestation, dans desconditions sonores identiques, peut être considérée comme entravantleur liberté économique 490. Le droit dérivé relatif aux services dumarché intérieur confirme cette idée, en étendant le jeu du principed’origine aux conditions d’accès mais aussi d’exercice de l’activitédu prestataire 491. La vraie difficulté, on le verra, est de déterminer ceque recouvre précisément cet environnement juridique, notammentlorsqu’on glisse du droit public vers le droit privé. Quoi qu’il en soit,

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492. De telles considérations conduisent dans de nombreux cas à l’harmoni-sation au fond du droit applicable car, en l’absence d’une telle harmonisation, lejeu de la reconnaissance mutuelle laisse subsister des incertitudes quant à l’éten-due de la marge d’interférence de l’Etat d’accueil au nom de raisons impérieusesd’intérêt général. A cet égard, la directive commerce électronique souligne l’in-sécurité juridique que génère ce maintien de la diversité pour les fournisseurs deservices « de masse » en ligne, même lorsque ces derniers, telle la fournitured’accès ou d’hébergement, ne revêtent pas un caractère exclusivement juridique.

493. V. Heuzé, « De la compétence de la loi d’origine en matière contractuelleou l’anti-droit européen », précité note 54.

494. Sur la question controversée de l’opposabilité de règles plus strictesprises sur le fondement d’une directive dans l’Etat d’accueil, voir S. Grund-mann, « Internal Market Conflict of Laws. From Traditional Conflict of Lawsto an Integrated Two Level Order », Les conflits de lois et le système juridiquecommunautaire, précité note 450, p. 5.

si différence il y a entre les services à teneur juridique et les autres,on peut donc penser qu’elle concerne plutôt les économies d’échelleque représente notamment pour les institutions financières la possi-bilité de compter sur l’applicabilité d’un seul droit dans l’exerciced’une activité transfrontière massive 492. Or, l’article 3 de laConvention de Rome y pourvoit 493.

154. Par conséquent, le contenu extrajuridique du « produit » nemodifie pas véritablement la nature du problème soulevé par la pres-tation transfrontière de service, qui réside plutôt dans les vocationsconcurrentes des lois des pays d’origine et d’accueil pour régir lerapport qui se noue entre prestataire et destinataire lorsqu’ils sontétablis tous deux dans des pays différents. En effet, dès lors que ledestinataire du service est un consommateur ou un investisseur, ilarrivera fréquemment que des lois protectrices du pays d’accueildéterminent impérativement le mode de formation ou le contenu durapport qui le lie au fournisseur professionnel. Or, dès lors que leniveau de protection dans les deux pays est inégal, en l’absenced’harmonisation 494, une règle restrictive du pays d’accueil ainsi jus-tifiée, quoique restrictive de la liberté du prestataire et à condition desatisfaire à l’épreuve de proportionnalité, aura aussi des chances dese maintenir au nom de l’exception d’intérêt général. Selon uneconfiguration de fait légèrement différente, c’est précisément ce quis’est passé dans l’affaire Alpine Investments ; la loi de police pluscontraignante du pays d’origine a été disqualifiée dans un premiertemps comme restrictive de l’accès au marché, mais la diversité s’estnéanmoins maintenue au nom des intérêts d’ordre public qu’ellecherchait à protéger. L’identification d’une entrave n’est donc pas àmême d’éliminer le conflit de lois de droit privé qui se noue à l’oc-

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495. S’agissant des assurances et des produits financiers, le problème posépar la diversité des lois applicables aux rapports transfrontières de services a étérésolu par la seule voie possible pour sortir du dilemme décrit au texte, à savoirl’harmonisation des droits substantiels à un niveau jugé suffisant de protectiondu destinataire du service.

496. Bien que l’impact du principe d’origine de l’applicabilité dans l’espacedes règles nationales de droit public soit indubitablement des plus remarquables,notamment en ce qu’il implique que soit donné un effet extraterritorial aux loisde droit public de l’Etat d’origine (voir sur ce point L. Radicati di Brozolo,« Libre circulation dans la CE et règles de conflit », précité note 450), il restemoins controversé, en raison de la territorialité de la plupart de celles quiseraient susceptibles d’affecter la circulation d’un produit ou d’un service. Lareconnaissance mutuelle impose à l’Etat d’accueil une autolimitation dansl’extension de son droit public aux situations conformes à l’Etat d’origine, maisn’en modifie pas autrement le champ d’application. Comme on le verra, il en vaautrement en matière de droit privé.

497. Sur le concept de règle de conflit « cachée », voir J. Basedow, « Derkollisonrechtlichte… », précité note 450.

498. Selon l’expression de O. Cachard, « Le domaine coordonné par la direc-tive sur le commerce électronique et le droit international privé », RDAI, 2004,p. 161, spéc. p. 173. Tel tend à être le cas dans le droit dérivé, comme dans ladirective commerce électronique. Le dernier exemple en date est celui de la pro-position de directive sur les services dans le marché intérieur (voir infra no 169),qui consacre à son article 16 le principe de l’applicabilité générale de la loid’origine.

499. Sur l’idée d’une règle de conflit alternative, voir J. Basedow, « Der kol-lisionrechtlichte… », précité note 450.

500. Selon P. Lagarde, rapport de synthèse, Les conflits de lois et le systèmejuridique communautaire, précité, cette thèse « ne serait plus guère soutenueaujourd’hui » (p. 287) ; comparer McCahery, Bratton, Picciotto, Scott, Interna-tional Regulatory Competition and Co-ordination, précité note 23, p. 37.

casion d’une prestation transfrontière de service 495. Quels sont lesenseignements à en tirer, en ce qui concerne l’impact du droit com-munautaire sur le règlement de tels conflits ?

Par. 2. L’entrave au marché des services et le conflit de loisde droit privé

155. Les libertés économiques auraient-elles pour effet d’infléchirle règlement des conflits de lois de droit privé 496, à l’instar d’une« règle de conflit cachée », au profit de la loi d’origine du fournisseurdu service 497 ? Si l’orientation contemporaine du droit dérivé n’estpas sans accréditer l’idée que le principe d’origine constituerait unevaste règle de conflit de lois 498, la doctrine européenne tend majori-tairement à délaisser la thèse maximaliste de l’applicabilité — systé-matique ou au choix du fournisseur 499 — de la loi d’origine à tousles aspects des activités économiques transfrontières 500, en faveur del’idée selon laquelle l’entrave aux libertés communautaires serait

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501. M. Fallon, « Libertés communautaires et règles de conflit de lois », pré-cité note 442, spéc. p. 76 ; M. Fallon et J. Meusen, « Le commerce électro-nique… », précité note 450, p. 487.

502. En effet, les libertés communautaires semblent indifférentes tant àl’égard du titre auquel la règle disqualifiée est applicable (qui peut avoir étédésignée par une règle de conflit, mais aussi résulter du jeu d’une loi de police,d’une exception d’ordre public, de la vocation subsidiaire de la loi du for), qu’àla provenance de cette règle (au demeurant, on ne voit guère pourquoi il devraits’agir de la règle du droit d’un Etat membre : cependant, en sens contraire sur cepoint, H. D. Tebbens, op. cit., p. 476 ), ou encore à sa nature (la distinction entredroit public et droit privé, étant diversement reçue dans les Etats membres nepouvait servir de paramètre de l’intervention du droit communautaire : Hubbard,C-20/92, Rec., I-3777, 1995), voire même à sa source, communautaire ou natio-nale (une règle résultant de la transposition d’une directive peut être perçuecomme entravante, de même que celle résultant de l’application d’une règle deconflit communautaire).

503. A cette alternative, on peut ajouter la possibilité, évoquée au regard dudroit dérivé, selon laquelle le principe d’origine transformerait en loi d’applica-tion immédiate les dispositions de la loi d’origine devant les juges du pays d’ac-cueil en cas d’entrave (voir M. Hellner, « The Country of Origin Principle in theE-Commerce Directive : A Conflict with the Conflict of Laws ? », dans Fuchs,Muir Watt, Pataut (dir. publ.), Les conflits de lois et le système juridique com-munautaire, précité note 450, p. 205). Elle ne nous paraît pas ajouter véritable-ment à la solution du problème, qui est bien plus de savoir comment reconnaîtrel’entrave constituée par la règle de droit privé que de déterminer selon quelleméthode le principe d’origine intervient.

plutôt à rechercher dans le droit substantiel mis en œuvre par appli-cation des règles de conflit du for — généralement celles du paysd’accueil — qui serait à comparer in concreto et point par point avecles exigences de la loi d’origine. L’idée selon laquelle le principed’origine prendrait plutôt la forme d’une « exception de reconnais-sance mutuelle » 501, visant à écarter les restrictions à la libre circula-tion qui viendraient ponctuellement du droit substantiel applicableplutôt qu’à évincer les rattachements autres que le principe d’ori-gine, semble au demeurant plus conforme au raisonnement mené ence domaine par la Cour de Luxembourg 502.

156. Toutefois, ainsi posé en termes de choix entre les diversmodes d’intervention possibles du principe d’origine (exception denon-conformité ou règle de conflit ? 503), ce débat occulte une étapeessentielle du raisonnement. En effet, l’analyse théorique des modesd’interférence des libertés économiques sur les conflits de loisimporte bien moins que le point de savoir dans quels cas le droitsubstantiel applicable en vertu des règles de conflit du for saisi doitêtre disqualifié comme restrictif des libertés économiques. La dis-tinction entre les deux modes d’intervention du droit communautairen’a de véritable intérêt pratique que si l’entrave ne résulte pas ipsofacto de la différence — par hypothèse défavorable à l’opérateur —

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des résultats obtenus dans le pays d’origine et le pays d’accueil parapplication des règles du droit international privé. En effet, dès lorsque l’on admet que l’application d’une règle de droit privé est sus-ceptible de restreindre la liberté de circulation chaque fois qu’elleimpose à l’opérateur des contraintes qui ne résulteraient pas de sa loid’origine, la distinction entre l’entrave de droit matériel et celletenant au jeu de la règle de conflit per se n’a pas une grande signifi-cation. En effet, accepter que la reconnaissance mutuelle commandede mesurer systématiquement le résultat concret obtenu par applica-tion de la loi désignée à l’aune des exigences de la loi d’origine,c’est admettre que les rattachements de l’Etat d’accueil ne sontadmis à fonctionner qu’en cas de « faux conflit », la divergence entrela loi désignée et la loi d’origine entraînant automatiquement l’évic-tion de la première. Par exemple, à supposer que l’on admette que laliberté économique d’un opérateur puisse se trouver entravée par lacirconstance que sa responsabilité civile du fait d’un produit ou d’unservice est mise en œuvre dans le pays d’accueil en vertu d’unrégime juridique plus onéreux que celui qui est en vigueur dans sonpays d’origine, il importe assez peu de savoir si la disqualificationde la règle applicable dans le pays d’accueil — que ce soit au titred’une loi de police du for, ou sur le fondement d’une solution deconflit de lois désignant une loi autre que la loi d’origine — résulted’une règle de conflit « cachée » désignant la loi du pays d’origine,d’un rattachement alternatif de faveur au fournisseur, ou seulementde la mise en œuvre a posteriori d’une « exception de reconnaissancemutuelle ». Le résultat, qui consistera dans tous les cas à lui conférerle bénéfice de la loi plus libérale, est évocateur de l’effet « dérégle-mentaire » qu’avait entraîné la jurisprudence Dassonville/Cassis deDijon dans le domaine du droit public et des normes techniques,avant que l’arrêt Keck ne vienne rappeler que les libertés écono-miques ne sont impliquées que lorsque l’opérateur est l’objet decontraintes résultant directement de la circulation transfrontière deses produits ou services, et non du seul fait qu’il est assujetti à unrégime comparativement défavorable dans le pays d’accueil.

157. La mise en œuvre de l’exception de reconnaissance mutuelledans les rapports économiques transfrontières oblige ainsi à recher-cher dans quels cas l’application d’une règle de droit privé peut êtreconsidérée comme restreignant l’accès d’un opérateur au marché del’Etat d’accueil. L’interrogation concerne toutes les sources du droitdes obligations, essentiellement, les règles de la responsabilité délic-

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504. Voir M. Wilderspin et X. Lewis, « Les relations entre le droit commu-nautaire et les règles de conflits de lois… », précité note 127. Plus largement,sur la question de l’incidence des libertés économiques sur les conflits de lois engénéral, voir les auteurs cités supra note 450.

505. Les tribunaux de l’Etat d’accueil peuvent être saisis par la victime envertu de l’option de compétence de l’article 5, paragraphe 3, du RèglementBruxelles I, en raison de la réalisation du dommage dans le ressort du for.

tuelle et le droit des contrats. Or, si les premières ont été à l’originemême des débats relatifs à l’impact du droit communautaire sur lesconflits de lois, les hypothèses dans lesquelles une règle relevant du régime de la responsabilité civile pourrait être considérée comme entra-vant l’accès d’un opérateur au marché de l’Etat de destination d’unproduit ou d’un service s’avèrent en réalité très circonscrites (A).Pareillement, dans le domaine des contrats, les dispositions relevantdu champ de la loi d’autonomie semblent devoir être disqualifiées.Restent alors les lois de police contractuelles dans des domaines nonharmonisés, dont l’action entravante est le plus souvent justiciable del’exception d’intérêt général (B).

A. La responsabilité extracontractuelle

158. La question de savoir si la mise en jeu d’une responsabilitéextracontractuelle du fait des dommages causés par un produit ou àl’occasion d’une prestation de service transfrontière peut constituerune entrave à la liberté des opérateurs a fait l’objet, on le sait, de dis-cussions particulièrement vives 504. Dans ce contexte, la question estde savoir si l’Etat d’accueil est dans l’obligation de reconnaître lerégime de responsabilité applicable dans l’Etat de l’établissement duprestataire, qui bénéficierait alors d’une immunité devant toute règleplus sévère. Il faut y répondre par la négative, au regard tant desexigences des libertés économiques contenues dans le traité CE (a))que du principe d’origine consacré par le droit dérivé (b)).

a) Les exigences des libertés fondamentales

159. Si l’entrave à la libre circulation est à rechercher dans ledroit substantiel applicable plutôt que dans le seul rattachement ducontentieux à une loi autre que celle du pays d’origine, la difficultéest d’identifier les cas où le régime de responsabilité applicabledevant le juge de l’Etat d’accueil 505 doit être considéré comme atten-tatoire à la liberté économique du fournisseur. Dire que la loi appli-

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506. L’entrave peut venir de la loi d’origine, mais l’hypothèse est moins fré-quente, tout au moins en ce qui concerne les règles autres que celles de la res-ponsabilité civile (sans doute parce que les opérateurs disposent précisémentd’une faculté de choix du lieu d’installation et ensuite d’exit ?). Le cas le plusvraisemblable est celui où l’opérateur se voit opposer une norme plus restrictivede l’Etat d’accueil devant les tribunaux de ceux-ci, qui appliqueront la loi du foren vertu d’une règle de conflit donnant compétence en cas de délit géographi-quement dissocié de la loi du lieu du dommage (comparer, représentatif de cettetendance, la proposition de Règlement Rome II, art. 3).

cable est entravante du seul fait qu’elle est différente de la loi d’ori-gine revient à enlever tout intérêt de distinguer la règle de conflit etl’exception de reconnaissance mutuelle, car, pratiquement, la diffé-rence ne sera invoquée que si la loi applicable dans le pays d’accueilest plus sévère. Celle-ci, qui sera souvent la loi substantielle de cetEtat en tant que loi du lieu de réalisation du dommage 506, sera alorssystématiquement disqualifiée. En revanche, s’il y a une différencevéritable entre rattachement à la loi d’origine et exception de recon-naissance mutuelle, on ne voit guère comment identifier le caractèreentravant de la loi applicable ailleurs si ce n’est qu’en comparant lasévérité respective de deux droits.

160. A supposer même que ce dernier critère puisse être mis enœuvre sans priver de tout intérêt pratique la distinction entre l’appli-cabilité systématique de la loi d’origine et l’exception de reconnais-sance mutuelle, encore faut-il déterminer la méthode de comparaisonà employer. A cet égard, on peut prendre l’exemple d’une loi, appli-cable devant les juges de l’Etat d’accueil, qui imposerait des condi-tions de responsabilité moins sévères que celles applicables dans lepays d’origine du prestataire, lesquelles seraient cependant assortiesd’un délai de prescription plus long. Si on devait raisonner comme leveut le principe d’origine en matière de droit public, par exempleconcernant une formalité administrative applicable à des marchan-dises importées, la prescription plus longue, isolée des autres élé-ments du régime de la responsabilité selon la loi applicable, seraitconstitutive d’une entrave, dès lors que l’action serait jugée prescritepar les tribunaux du pays d’origine du prestataire. Or, si la recon-naissance mutuelle repose bien, tout comme la méthode conflic-tuelle, sur une présomption d’équivalence des droits d’origine etd’accueil, elle intervient dans les deux cas selon des modalités trèsdifférentes. Ainsi, la fongibilité des législations est présumée règlepar règle pour le droit public ou les normes techniques, tout simple-ment parce qu’il s’agit de déceler les cas de « doubles emplois »

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507. Sur ce point, voir M. Wilderspin et X. Lewis, « Les relations entre ledroit communautaire et les règles de conflits de lois… », précité note 127,p. 35.

508. Dans un marché efficient, le prix sera fonction des garanties offertes(voir M. Whincop et M. Keyes, Policy and Pragmatism…, précité note 47,spéc. p. 81, « Market Torts-Choice of Law Defaults »).

509. La responsabilité du fait des produits tend désormais à bénéficier d’unequalification communautaire (voire même internationaliste) autonome, quiexclut tout au moins son rattachement exclusif au contrat de vente (sur ce point,voir les éléments de discussion relevés par P. Lagarde, note sous Cass. civ. 1re,16 décembre 1997, Rev. crit. dr. int. pr., 1998, p. 300).

510. Comme on le verra, le droit dérivé exclut l’emprise du principe d’ori-gine dans ce cas, précisément.

511. « Der kollisionrechtlichte... », précité note 450, pp. 37 ss. Voir la critiquesur ce point de M. Wilderspin et X. Lewis, « Les relations entre le droit commu-nautaire et les règles de conflits de lois… », précité note 127, p. 11, reprochantà cette thèse une lecture trop restrictive des exigences des libertés fondamen-tales, au motif qu’au regard de la jurisprudence de la Cour de justice le domaine

législatifs. En revanche, en droit privé, une telle présomption opèrede façon globale. Tout au moins, la méthode du conflit de lois tientpour interchangeables des ensembles de règles solidaires, délimitéspar les différentes catégories de rattachement. On ne voit guère cequi justifie donc, au nom des libertés communautaires, de déman-teler le droit applicable, en séparant les divers éléments juridiquesqui composent le régime de la responsabilité 507.

161. Au demeurant, la mise en œuvre d’une responsabilité extra-contractuelle plus sévère pour le prestataire dans le pays d’accueilpeut difficilement être assimilée à une restriction de son accès aumarché. Pour admettre que le régime d’une responsabilité encourueà l’occasion de la prestation transfrontière d’un service entrave laliberté du prestataire, il faudrait concevoir la responsabilité commefaisant en quelque sorte partie intégrante du service fourni, dont elleconstituerait l’accessoire indissociable. Or, si une telle analyse estconcevable, en ce qui concerne les conséquences de l’inexécution ducontrat, à l’égard des consommateurs d’un produit ou d’un service,dès lors que le prix du produit est fonction des garanties offertes 508,elle ne vaut, de toute évidence, ni à l’égard des dommages quiéchappent à une qualification purement contractuelle 509, ni à l’en-droit des tiers subissant un dommage à l’occasion de l’exercice duservice dans le pays d’accueil 510 et dont le droit à réparation ne peutaucunement être assimilé au prix du produit fourni. Autrement dit,selon la formule de Jurgen Basedow, la liberté économique n’im-plique pas celle de faire circuler des produits ou services domma-geables 511.

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des libertés fondamentales s’étend au droit d’accès aux tribunaux. Il noussemble cependant que ces deux questions ne se situent pas sur le même plan. Ilest parfaitement compréhensible que la liberté de circulation comprenne celled’accès non discriminatoire à un for. Cette exigence résulte pareillement, auxEtats-Unis, des clauses de Due Process et de Full Faith and Credit.

512. Voir, sur la mesure de l’ajustement requis du prestataire de services àl’environnement local, voir W. H. Roth, « The European Court of justice’s CaseLaw on Freedom to Provide Services », précité note 470, p. 18.

513. Peralta, C-379/92 (1994), sur lequel voir supra no 60.514. C-167/01, 2003, sur lequel voir supra no 148.

162. Au demeurant, dans le cas d’un dommage se produisantdans le pays d’accueil, on peut considérer soit, dans le cas d’unemarchandise, que la responsabilité est mise en œuvre en aval de l’ac-cès au marché, de sorte que la règle litigieuse est exclue en toutehypothèse du champ du droit communautaire par l’effet de la juris-prudence Keck, soit, dans le cas d’un service, fût-il de masse, que lesconditions et l’étendue de la responsabilité extracontractuelle encou-rue lorsque le dommage se réalise dans le pays d’accueil, même plussévères que celles prévues par le droit du pays d’origine, font plutôtpartie de ces aspects de l’environnement juridique auxquels le four-nisseur ou prestataire est naturellement tenu de s’adapter en casd’activité transfrontière 512. Elles ne font pas partie des règles quifaçonnent le service ou le produit ; il paraît difficile, en effet, deconsidérer que le droit de la responsabilité civile du pays d’originepuisse en lui-même être considéré comme un avantage comparatifdont le respect s’imposerait aux autorités du pays d’accueil. Ensomme, le droit d’accéder au marché de l’Etat d’accueil sans perdreson avantage compétitif n’implique aucunement celui de faire abs-traction par la suite de l’environnement juridique du pays danslequel l’activité s’exerce, entre autres sous l’angle de la responsabi-lité à l’égard des tiers. Raisonner autrement serait exempter le four-nisseur de toute obligation lui incombant au titre du droit du paysd’accueil, une fois l’accès au marché acquis, ce qui est clairement unnon-sens. C’est bien pour cette raison que la Cour de justice a admis,par exemple, dans l’arrêt Peralta 513, que la mise en œuvre d’une loiimpérative de droit public protectrice de l’environnement n’avaitqu’un lien indirect avec la liberté de circulation du prestataire qui setrouvait en infraction avec cette réglementation.

163. Il est vrai qu’en matière de liberté d’établissement l’arrêtInspire Art semble considérer que les règles relatives à la responsa-bilité des administrateurs de sociétés du pays d’accueil étaientconstitutives d’entrave 514. Cependant, ces règles étaient destinées à

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515. Sur l’ensemble de cette question, voir l’étude de H. D. Tebbens, « Lesconflits de lois en matière de publicité déloyale… », précitée note 118.

516. Sur l’importance de cette distinction pour comprendre la portée de lajurisprudence de la Cour de justice, voir J. L. da Cruz Vilaça, « On theApplication of Keck in the Field of Free Provision of Services », précité note457, spéc. p. 37.

517. Une règle restrictive des méthodes de publicité accessibles au fournis-seur de services dans le pays d’accueil peut être considérée comme entravantson accès au marché de ce pays. Cette conclusion s’induit également du droitdérivé (voir H. D. Tebbens, « Les conflits de lois en matière de publicitédéloyale… », précité note 450, p. 469, relevant que les directives de la « nou-velle génération » depuis 1986, par exemple, sur les émissions télévisées trans-frontières, ou en matière de prestation de services financiers, prennent toutescomme point de départ qu’une activité publicitaire qui est admise dans l’Etatmembre d’origine doit être acceptée ailleurs dans la Communauté).

518. Ibid., p. 478.

sanctionner l’exigence du capital minimum imposée aux sociétés« pseudo-étrangères » et elle-même jugée contraire à la liberté d’éta-blissement ; comme on l’a vu, la responsabilité encourue par lesadministrateurs en cas d’insolvabilité de la société n’était en réalitéque le substitut d’une sanction pénale que les autorités du for nepouvaient elles-mêmes imposer. Ce qui était en cause, ce n’étaientdonc pas les modalités de la responsabilité ainsi engagée, mais larègle du droit local des sociétés dont cette responsabilité tendait àassurer la sanction dans une situation transfrontière. Or, cette dis-tinction, entre la norme dont la violation est invoquée et le régime dela responsabilité encourue par l’opérateur économique de ce fait, estfort éclairante. En effet, si l’on examine les exemples évoqués parles auteurs, le jeu du principe d’origine semble concerner les règlesde conduite s’imposant territorialement à un opérateur, et non lerégime de sa responsabilité. Il en va ainsi dans le cas de la publicitéillicite ou déloyale 515, envisagée soit comme service à titre auto-nome, soit en tant que méthode de commercialisation d’un bien oud’un service 516. L’hypothèse est celle de l’« exportation » d’uneméthode de publicité (par exemple, la publicité comparative) licitedans le pays d’origine mais illicite dans le pays d’accueil, étantacquis que les réglementations nationales en matière de publicitépeuvent restreindre l’accès de produits au marché des Etats voi-sins 517. Selon l’analyse de H. T. Tebbens, lors de la mise en œuvrede la règle de conflit du for du délit (généralement celui du paysd’accueil), « la conformité d’un comportement avec la norme de laloi d’origine sert de fait dans la mise en œuvre de la loi du mar-ché » 518. Autrement dit, on retrouve ici la distinction classique entre,

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519. Ce constat est valable, que le respect de la règle restrictive soit exigé parune autorité administrative ou que sa violation soit invoquée à l’appui d’uneaction privée, sur un fondement délictuel (voir sur ce point, H. D. Tebbens,ibid.). C’est bien la raison pour laquelle l’appartenance du droit de la responsa-bilité civile au droit privé, ou du moins la question de savoir qui est partieau contentieux (voir M. Wilderspin et X. Lewis, « Les relations entre le droitcommunautaire et les règles de conflits de lois des Etats membres », préciténote 127, p. 33) est en elle-même insuffisante à exempter a priori les situationsdélictuelles du contrôle du droit communautaire.

520. Voir, par exemple, l’article 13 de la proposition du Règlement Rome II(laquelle prévoit également, sans doute de façon redondante, l’applicabilité deslois de police d’un pays tiers, art. 12), ou les Conventions de La Haye sur lesaccidents de 1971 (art. 7) ou sur la responsabilité du fait des produits de 1973(art. 9).

521. Selon l’analyse de H. D. Tebbens (« Les conflits de lois en matière depublicité déloyale… », précité note 118, p. 459), « un élément cardinal des litigesfondés sur la concurrence déloyale consiste dans l’appréciation de la licéité d’uncomportement, et c’est précisément cette licéité qui est très souvent tributaire del’ordonnancement économique et social d’un Etat ».

522. Voir infra nos 219 ss.

d’une part, le régime de la responsabilité, et, d’autre part, les règlesde comportement et de sécurité, qui doivent être prises en considéra-tion par le juge lorsqu’il met en œuvre une responsabilité fondée surla faute. Par exemple, on peut dire qu’il serait contraire au principed’origine que le comportement de l’opérateur soit apprécié autre-ment que selon des règles en vigueur au lieu où il a mis un produitsur le marché 519. Mais ce principe, qui est en quelque sorte naturel-lement intégré dans le jeu de la règle de conflit en matière de res-ponsabilité 520, n’empêche aucunement le juge statuant sur une actionen responsabilité de mettre en œuvre la loi du dommage en ce quiconcerne le régime de la responsabilité 521. Par ailleurs, en l’absenced’une norme de comportement intrinsèquement entravante, telle larègle restrictive de publicité, rien ne laisse supposer que la faveur àl’opérateur doive systématiquement conduire à évacuer les normesde comportement de la loi reconnue applicable à la responsabilité,qui, pour des raisons aussi impérieuses concernant le bon fonction-nement du marché intérieur, peuvent s’écarter du principe d’origine.C’est le cas de plusieurs rattachements de la proposition de règle-ment Rome II, dont la solidarité avec les objectifs du marché inté-rieur communautaire est très nettement affichée 522.

164. Par ailleurs, en conférant à l’opérateur une immunité civile— ou du moins, un plafond de responsabilité — pour les dommagessurvenus dans le pays d’accueil, pareille solution est de nature àinfluer sur les décisions d’établissement des fournisseurs, attirés versle pays dont le régime de responsabilité est le plus laxiste — ce qui

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523. Voir le scénario décrit par V. Heuzé, «De la compétence de la loi du paysd’origine en matière contractuelle ou l’anti-droit européen», précité note 54.

524. Sur l’impact du lobby des fournisseurs de services en ligne sur le pro-cessus d’élaboration du Règlement Rome II, retardé pour cette raison, voirM. Wilderspin et X. Lewis, « Les relations entre le droit communautaire et lesrègles de conflits de lois des Etats membres », précité note 127, n. 7.

risque, à son tour, de générer une course législative vers le bas 523.Elle est donc contraire au fondement économique du principe d’ori-gine, qui vise seulement à maintenir la concurrence législative enpréservant l’avantage comparatif de chaque produit ou service, maisne tend pas à libérer les opérateurs de toute contrainte qui ne seraitpas liée à la seule nature transfrontière du rapport économique. Ensomme, elle serait de nature à exercer un effet «déréglementaire» quin’est aucunement justifié par les exigences de la libre circulation,introduisant les excès de la jurisprudence Cassis de Dijon dans le do-maine du droit privé au moment où l’arrêt Keck a réussi à les résorberdans le champ du droit public et des normes techniques. Rien ne per-met donc d’affirmer que le droit communautaire requiert de sacrifierles finalités du conflit de lois en matière délictuelle — telles l’élimina-tion des distorsions de concurrence ou l’amélioration de la protectionde l’environnement, etc. — pour faire place à l’application de la loid’origine autrement que dans le cas où celle-ci représente une règleimpérative de comportement. Cette conclusion tient-elle en présencedes incursions récentes du droit dérivé dans le domaine des conflitsde lois relatifs à la responsabilité des prestataires de services ?

b) Les incursions du droit dérivé

165. La clause « marché intérieur » de la directive 2000/31 sur lecommerce électronique semble avoir pour effet d’étendre la com-pétence de la loi d’origine à la responsabilité civile des prestataires.Le texte doit cependant pouvoir se prêter à une lecture plus restric-tive (1), que confirme au demeurant la proposition de direc-tive 2004/0001 sur les services dans le marché intérieur, qui contientpourtant la première consécration explicite du principe d’originedans le domaine du droit privé (2).

166. 1) En matière de commerce électronique, une forte pressiondans le sens de la compétence de la loi d’origine est venue notam-ment des fournisseurs de services en ligne, soucieux de se protégerd’une responsabilité encourue en raison de la loi du lieu — souventimprévisible — des dommages subis 524. A ce problème, réel, de

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525. Sur ce point, voir O. Cachard, La régulation du marché électronique,LGDJ, 2003, préface de Ph. Fouchard, no 356.

526. Le domaine de la directive donne lieu à une difficulté certaine d’inter-prétation, en ce qu’elle englobe, selon son considérant no 18, « un large éven-tail d’activités économiques qui ont lieu en ligne… », y compris la vente desbiens (!) en ligne. Or, la proposition de directive sur les services dans le marchéintérieur 2004/0001 (voir infra no 169) comprend également un éventail trèsvaste de services… y compris ceux qui sont fournis par voie électronique.

527. Sur cette clause, O. Cachard, «Le domaine coordonné…», précité note 498.528. La responsabilité civile des prestataires relève du domaine coordonné

selon article 2 h), et n’est pas mentionnée dans l’annexe des exemptions. Enrevanche, les considérants indiquent clairement que le domaine coordonné par ladirective n’inclut pas la responsabilité du fait des produits (voir l’importantconsidérant 21). Cependant, comme le font remarquer M. Wilderspin etX. Lewis (« Les relations entre le droit communautaire et les règles de conflitsde lois des Etats membres », précité note 127, p. 300, n. 152), la directive nes’applique qu’aux « services de la société de l’information », définis comme des« services fournis à la demande individuelle d’un destinataire de service » (voirconsidérant 17). Le domaine de la directive semble bien être la relation entre lefournisseur d’un service et le destinataire qui l’a demandé. Selon ces auteurs, ilne s’étend donc pas à la responsabilité délictuelle du fait des dommages causésà des tiers par une activité en ligne. Cet argument est cependant très fragile, carla directive s’intéresse bien à la responsabilité à l’égard des tiers des intermé-diaires du commerce électronique en raison d’informations mises en ligne à lademande du destinataire — c’est ce point qu’elle se donne précisément pourobjet d’harmoniser. Selon la directive, en effet, la diversité des législations en cedomaine est une source importante de gêne dans les activités transfrontières enligne (voir considérants 40 ss. et la section 4).

529. Sur la distinction qu’il convient de faire selon que l’on se place du pointde vue des autorités d’origine ou d’accueil, voir M. Fallon et J. Meusen, « Lecommerce électronique… », précité note 450, pp. 480 ss. Le jeu des règles decompétence juridictionnelle en matière délictuelle en vertu de l’article 5, para-graphe 3, du Règlement de Bruxelles-I conduit à ouvrir une option au deman-deur en cas de dissociation des lieux du fait générateur et du dommage (compa-rer supra note 505).

530. La directive évite de définir le lieu de prestation d’un service électro-nique. Sur les problèmes très difficiles que soulève cependant cette définition,

l’ubiquité de la responsabilité, démultipliée par l’ubiquité desréseaux 525, la directive 2000/31 a répondu par un régime de respon-sabilité harmonisée et allégée pour les services spécifiques de lasociété de l’information. Les autres services prestés en ligne 526 relè-vent de la clause « marché intérieur » de l’article 3 527. Versés en vracdans le « domaine coordonné », qui recouvre aussi bien l’accès quel’exercice des activités de service en ligne — y compris à la « res-ponsabilité des prestataires » 528 —, ils relèvent d’un régime dichoto-mique 529. Les juridictions du pays de l’établissement du prestatairedoivent assurer le respect « des dispositions nationales applicablesdans cet Etat membre » (art. 3, par. 1), tandis que celles des autresEtats, des lieux notamment où les destinataires du service électro-nique sont établis 530, sont tenus de s’abstenir de restreindre la libre

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notamment en ce qui concerne la mise en œuvre du droit dérivé en matière deservices financiers, voir M. Tison, « Unravelling the General Good Exception »,précité note 444, p. 362.

531. A cet égard, la directive affirme elle-même à l’article 1, paragraphe 4, nepas créer de règles additionnelles de droit international privé.

532. Voir notamment la démonstration de M. Hellner, « The Country ofOrigin Principle… », précité note 503, p. 205.

533. Au sens où l’entend P. Picone, « La méthode de la référence à l’ordrejuridique compétent en droit international privé », Recueil des cours, tome 197(1986), p. 229. Pour l’application de cette méthodologie au cas considéré, voirla contribution du même auteur à Diritto internazionale privato e diritto comu-nitario, précité note 450.

534. La directive énonçant qu’elle n’apporte pas de « règles additionnelles dedroit international privé », l’interprétation proposée aurait l’avantage d’êtreconforme à la lettre du texte. Il suffirait de comprendre la référence à la loid’origine comme une référence à l’ordre juridique entier de ce pays ; si la mêmeréférence est comprise en revanche comme visant la loi matérielle de l’Etatd’origine, elle impliquerait une modification indiscutable des solutions deconflits de lois, en contradiction avec le texte.

535. Voir sur ce point M. Wilderspin et X. Lewis, « Les relations entre le droitcommunautaire et les règles de conflits de lois des Etats membres », préciténote 127.

circulation du service en provenance de l’Etat membre d’origine(art. 3, par. 2).

Il est cependant loin d’être certain que cette clause « marché inté-rieur » impose ici, davantage qu’en droit commun, de perturber lerèglement du conflit de lois au profit d’une application indifférenciéede la loi du pays d’origine du prestataire, que ce soit du point de vuedes juridictions du pays d’origine ou de celui des tribunaux de l’Etatd’accueil 531.

167. S’agissant des premières, la portée de cette clause reste dis-cutable. Si certains commentateurs y voient une règle d’applicabilitéimmédiate du droit interne de l’Etat d’origine se rapportant audomaine coordonné 532, il ne faut pas exclure que la référence à la« loi d’origine » joue comme une règle de désignation de l’ordre juri-dique compétent 533, de sorte que ce serait le résultat concret consa-cré par les autorités du pays d’origine qui servirait ensuite de seuilde référence pour déterminer l’existence d’une entrave dans le paysd’accueil, plutôt que le seul droit interne substantiel de l’Etat du ford’origine, si ce droit n’est pas applicable selon la règle de conflit dece for 534. On ne voit guère en effet l’intérêt d’imposer à l’Etat d’ori-gine de renoncer ici au jeu de ses propres rattachements en matièredélictuelle dont il n’y a aucun lieu d’exclure qu’ils poursuiventd’autres priorités que la protection du prestataire 535, dès lors dumoins que l’on postule que c’est par rapport à la manière dont un

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536. On peut certes mettre en doute l’idée selon laquelle le régime de la res-ponsabilité civile contribue à façonner la teneur d’un produit ou d’un service —mais alors c’est la place même de la responsabilité civile parmi les matièresrelevant du domaine coordonné qui est en cause !

537. On peut se demander si l’intérêt légitime des opérateurs économiques(qu’ils exercent ou non leurs activités en ligne) à la prévisibilité de la loi appli-cable ne pourrait pas trouver une protection dans le choix judicieux des ratta-chements des délits spéciaux, sans pour autant condamner toute règle de conflitqui conduirait à l’application d’une loi autre que la loi d’origine.

538. M. Fallon et J. Meusen, « Le commerce… », précité note 450, p. 485.

service a été façonné dans son environnement juridique d’originequ’il faudra ensuite déterminer l’existence des restrictions à laliberté de circulation 536. L’inclusion de la responsabilité civile dansle domaine coordonné ne peut que signifier que le régime de res-ponsabilité est perçu comme susceptible de peser sur les décisionsdes entreprises de déployer leur activité dans un environnement juri-dique déterminé ; il n’y a alors aucune raison de ne pas tenir comptede la façon dont cette responsabilité y est mise en œuvre concrè-tement par les juges, selon leurs règles habituelles de droit inter-national privé, elles-mêmes porteuses d’une certaine conceptionde l’équilibre juridique approprié dans le cas d’un délit transfron-tière 537.

168. Par ailleurs, du point de vue du pays d’accueil, il est indis-cutable que la clause « marché intérieur » ne commande pas d’appli-quer systématiquement la loi du pays d’origine, mais sert seulementà écarter la loi normalement applicable en cas d’entrave à la librecirculation du service 538. De nouveau, on retrouve la difficile dis-tinction entre le rattachement de la responsabilité, apparemmentindemne, et la mise en œuvre de la loi applicable, qui sera évincée lecas échéant au nom de l’exception de reconnaissance mutuelle. Or,dès lors que l’on estime que la seule différence entre les dispositionsapplicables devant les tribunaux du pays d’accueil et celles de la loid’origine (largement ou étroitement entendue, peu importe) ne suffitpas à constituer une entrave, il faut passer au tamis de la reconnais-sance mutuelle, au cas par cas, les éléments du régime de la respon-sabilité civile du prestataire qui pourraient légitimement être invo-qués à ce titre. La seule différence qui sépare sur ce point la mise enœuvre des libertés économiques du droit primaire et le principed’origine au regard du droit dérivé concerne les raisons d’intérêtgénéral qui pourraient justifier le maintien d’une éventuelle restric-tion, lesquelles s’avèrent fortement diminuées pour les matières rele-vant du domaine coordonné par rapport à la liste établie par la Cour

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539. Sur ce point, O. Cachard, « Le domaine coordonné », précité note 498,p. 169, qui estime que cette réduction ne peut prévaloir sur le droit primaire, envertu de l’arrêt Motte (C-247/84, Rec., I-3887).

540. Selon le considérant no 14, la directive couvre tous les services fournisaux consommateurs et aux entreprises qu’ils soient fournis en personne ou à dis-tance, notamment via Internet. Elle comprend une large palette d’activités tellesque la distribution, la construction (y compris les services architecturaux), lesservices de loisirs comme les agences de voyages, les services en rapport avecles technologies de l’information, la publicité, la location de voitures, lesagences de placement, les services de sécurité, les services audiovisuels ouencore les services de santé. Entrent également dans son champ d’application lesprofessions réglementées telles que les médecins, les avocats, les conseillers fis-caux.

541. Voir l’article 16, intitulé « Le principe d’origine ». Les directives enmatière de services financiers consacrent déjà, au moins partiellement, l’inci-dence du principe d’origine dans le domaine du droit privé (voir sur ce point,M. Tison, « Unravelling the General Good Exception », précité note 444, p. 364).

542. Le principe d’origine est ainsi présenté comme un outil flexible de gou-vernance du marché intérieur (voir infra no 180).

543. Voir sous la rubrique 6 du rapport explicatif, présentant la proportionna-lité dans les méthodes législatives utilisées. La compétition législative va doncde pair avec d’autres techniques de régulation.

de justice en droit communautaire commun 539. Ainsi, l’impasse déjàrencontrée au regard du droit primaire est la même : sauf à considé-rer que la loi de l’Etat d’accueil est systématiquement disqualifiéedès lors qu’elle est différente — ou à tout le moins plus sévère —que celle mise en œuvre par les juges de l’Etat d’accueil, de sorteque ce serait en réalité le rattachement même de la responsabilitécivile qui serait en cause, l’entrave demeure introuvable. C’est peut-être le signe qu’en réalité la loi applicable à la responsabilité n’estpas affectée par le principe d’origine autrement qu’à travers lesrègles de comportement applicables au lieu où le prestataire agit —conclusion qui serait seule conforme au texte, lequel dit bien ne pascréer de règles nouvelles de droit international privé.

169. 2) Pareille conclusion n’est pas démentie par l’examen dela récente proposition de directive 2004/0001 sur les services dans lemarché intérieur. S’appliquant à tous les services y compris électro-niques (à l’exception des services spécifiques de la société de l’in-formation) 540, ce texte consacre de façon explicite le principe d’ori-gine 541, présenté comme libérant la circulation des services sanssupprimer la diversité législative. A cet égard, il prend place au seind’une panoplie de méthodes diverses de régulation 542, comprenantaussi bien des mesures d’harmonisation du droit substantiel, lacoopération administrative, le recours aux codes de conduite profes-sionnels ainsi que des dérogations au principe d’origine lui-même 543.

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544. Rappelant la définition du domaine coordonné dans la directive com-merce électronique (art. 2, h)), l’article 16.1, alinéa 2, étend le champ de la loid’origine du prestataire à l’accès et à l’exercice des activités de service, y com-pris le comportement du prestataire, la qualité et le contenu du service, la publi-cité, les contrats et la responsabilité du prestataire.

545. Art. 17 (23).

Or, si ce principe se voit concédé un domaine a priori très vaste, ycompris dans les champs du droit privé qui intéressent le rapporttransfrontière de service 544, les dérogations dont il est assorti com-prennent la responsabilité extracontractuelle du prestataire en cas dedommage personnel ou matériel survenu à l’occasion de son dépla-cement dans l’Etat d’accueil 545. Certes, l’exception peut paraîtreétroite de prime abord. En réalité, cependant, au vu du fait que lesservices visés par la directive impliquent des actes matériels, et sup-posent par conséquent un déplacement physique de l’une ou l’autrepartie au contrat, l’exception recouvre pratiquement tous les cas oùla reponsabilité du prestataire pourrait être mise en cause par un tiersà l’occasion de l’exécution d’un service dans le pays d’accueil. Dansce cas, les juges saisis, du pays du prestataire ou de celui de la réa-lisation du dommage, mettront en œuvre le règlement de conflit delois applicable, designerait-il la loi du lieu du dommage. La mêmedirective contenant des exceptions analogues au jeu du principed’origine en matière contractuelle, il est aussi utile de poursuivre laréflexion dans ce dernier domaine.

B. Le droit des contrats

170. S’agissant des aspects du droit des contrats qui relèvent de l’au-tonomie des parties en matière internationale, on peut penser que laplace aménagée à cette dernière est précisément de nature à disqua-lifier le conflit de lois en tant qu’obstacle à la libre circulation (a)).L’entrave semble donc réservée au cas, déjà envisagé à travers l’arrêtAlpine Investments, des dispositions de police contractuelle. Mais ici,en l’absence d’harmonisation du droit substantiel, la disqualificationd’une règle déterminée de l’état d’accueil aura de fortes chances de sevoir neutralisée sur le fondement de l’exception d’intérêt général (b)).

a) La loi d’autonomie

171. Les règles du droit des contrats relevant de l’autonomie desparties peuvent-elles constituer une entrave à la liberté de circula-tion ? La faculté de choix de la loi applicable a été considérée

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546. C-339/89 (1991), Rec., I-107, et supra no 144.547. Voir par exemple A. Gkoutsinis, « Free Movement of Services », précité

note 122, p. 125, soulignant que ce cas était décidé avant Keck. On ne voit guèrecependant ce que ce dernier changerait à la rationalité du dictum.

548. Dans la directive commerce électronique, l’exclusion résulte de l’annexeportant dérogations à la clause « marché intérieur » de l’article 3. Pour la propo-sition de directive sur les services dans le marché intérieur, l’exemption est pré-vue à l’article 17, paragraphe 2.

549. M. Tison, « Unravelling the General Good Exception », précité note 444,p. 373. C’est pourquoi on peut trouver peu convaincantes les tentatives de laCommission de réduire la portée de l’arrêt Althsom dans le cadre de son récent« Plan d’action » en matière contractuelle (Plan d’action de février 2003 « Pourun droit européen des contrats plus cohérent », Com(2003)68 final). La positionde la Commission sur l’arrêt Alsthom est explicitée par D. Staudenmayer, « Uninstrument optionnel en droit européen des contrats ? », RTD Civ., 2003, p. 629.Mais la lecture de cet article ne permet pas de comprendre en quoi une disposi-tion relevant de l’autonomie des parties peut néanmoins constituer une restric-tion à la libre circulation. Cependant, comme elle semble avoir choisi, commefondement d’un éventuel code optionnel du droit des contrats, l’article 95 dutraité CE, il n’est guère surprenant de la voir promouvoir à cet effet une concep-tion élargie de l’entrave (voir notre article « Experiences from Europe : LegalDiversity and the Internal Market », précité note 126).

550. S. Grundmann, The Structure of European Private Law, précité note 32,démontrant de façon très convaincante que toute la structure du droit commu-nautaire des contrats est tributaire de la ligne de partage que tracent les articles 5,6 et 7, d’une part, l’article 3, d’autre part, de la Convention de Rome.

551. Elles plaident aussi pour l’expansion de l’autonomie à des règles nonétatiques (ibid., p. 517).

comme facteur de disqualification d’une règle plus restrictive dudroit des contrats, dans l’arrêt Althsom Atlantique 546. S’il est vraique la Cour de justice ne s’est exprimée sur ce dernier point qu’aumoyen d’un obiter dictum, de sorte que la portée de cette disqualifi-cation a pu être discutée 547, on relève que la loi d’autonomie a éga-lement été exemptée du jeu du principe d’origine par le droit dérivé— aussi bien par la directive commerce électronique que par la pro-position de directive sur les services du marché intérieur 548. Le lienainsi établi entre le jeu de la volonté et la (non)-existence d’uneentrave à la libre circulation est parfaitement justifié. On voit malcomment un opérateur pourrait se plaindre de faire l’objet d’une res-triction résultant d’une loi qu’il a lui-même choisie ou dont il auraitpu tout au moins éviter l’application 549. Par ailleurs, s’il est vrai queles libertés économiques ont pour objet d’assurer l’épanouissementtransfrontière de l’autonomie 550, il serait curieux d’admettre une res-triction de celle-ci au nom de ces mêmes libertés 551.

172. Ce n’est pas à dire qu’il ne faut pas prendre au sérieux laquestion des économies d’échelle qui peuvent justifier, en cas d’ex-portation de services de masse, que l’exportateur puisse compter sur

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552. Sur la question importante des coûts de transaction, voir H. Collins, «Trans-action Costs and Subsidiarity in European Contract Law», dans S. Grundmannet J. Stuyck (dir. publ.), An Academic Green Paper on European Contract Law,Private Law in European Context Series, Kluwer Law International, 2002, p. 269.

553. C-398/95 (1997), Rec., I-3091.554. En ce sens, W. H. Roth, « The European Court of Justice’s Case Law »,

précité note 470, p. 17.555. En ce sens A. Gkoutzinis, « Free Movement of Services », précité

note 122, p. 158 : le vrai problème que posait l’application du droit grec descontrats était qu’elle excluait l’accès au marché grec des guides indépendants.

556. Il a été excellemment démontré, en effet (par A. Gkoutzinis, précité noteprécédente, pp. 167 ss.), que la réglementation des produits financiers peut, defaçon variable, résulter d’une réglementation de police reconnaissable commetelle, mais aussi le cas échéant d’outils contractuels plus classiques, comme desclauses générales de bonne foi, qui sont pour autant indérogeables dans uncontrat international.

l’applicabilité d’une loi unique 552. Mais les articles 3 et 4 de laConvention de Rome pourvoient déjà très largement à ce besoin. Parailleurs, il ne semble pas que la jurisprudence de la Cour de justicefournisse sur ce point des arguments contraires. On a pu cependantinvoquer à cet égard l’arrêt SETTG (guides touristiques) 553, qui qua-lifie d’entrave une disposition du droit grec soumettant impérative-ment les guides touristiques au statut de salarié, régi par la loigrecque. L’arrêt illustrerait le fait que des dispositions du droit descontrats du pays d’accueil puissent restreindre l’accès au marché deservices qui sont fournis sur la base du droit contractuel du paysd’origine 554. En réalité, l’arrêt semble bien plutôt concerner ladéfaillance de la reconnaissance mutuelle des exigences d’agrémentdes guides 555, et ne peut donc être utilisé pour démontrer que le droitdes contrats, lorsqu’il n’est pas internationalement impératif, peutconstituer une entrave. Tout au plus cet exemple incite-t-il à rappelerque la distinction selon qu’une disposition invoquée comme entraverelève ou non de l’autonomie oblige à dépasser la distinction for-melle entre les outils classiques du droit civil et les réglementationsplus ouvertement rattachées à la police du marché 556. Dès lors queles premiers, telles certaines clauses générales, sont soustraits à l’au-tonomie des parties, ils deviennent par là même candidats à la quali-fication d’entrave. Restent donc à examiner les dispositions depolice contractuelles.

b) Les lois de police contractuelles

173. Comme on le voit dans l’affaire Alpine Investments, celles-ci sont très clairement concernées par les exigences du droit com-

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557. Sur la distinction entre les lois impératives de droit privé et de droitpublic, voir P. Mayer, « Les lois de police étrangères », JDI, 1981, p. 277 ; surleurs caractéristiques respectives, notamment du point de vue de leur applicabi-lité dans l’espace, voir A. Nuyts, « L’application des lois de police dans l’es-pace… », précité note 257. Les lois de police dans les affaires Van der Elst,Arblade, Mazzoleni (précitées supra note 477) étaient des lois de police de droitpublic territoriales. Dans Alpine Investments, l’interdiction néerlandaise de cold-calling a été interprétée comme une loi de protection du marché ; elle est plusvraisemblablement protectrice des consommateurs.

558. Pour un autre exemple, relatif à la compatibilité de l’interdiction derémunérer les dépôts « à vue » en droit français avec la liberté d’établissement,objet d’une question préjudicielle du Conseil d’Etat (Caixa Banque France,C-442/02, conclusions de l’avocat général Tizzano déposées le 25 mars 2004),voir A. Gkoutisnis, « Free Movement of Services », précité note 450, p. 170.

559. Tel est le cas au sein même de la directive électronique, car la protectiondes consommateurs et des investisseurs figure à la fois parmi les raisons d’inté-rêt général qui peuvent être invoquées dans le domaine coordonné et parmi lesmatières exclues du jeu de la clause « marché intérieur ».

560. Comparer le considérant 46 de la proposition de directive sur les ser-vices dans le marché intérieur, expliquant que le principe d’origne ne peut jouerque si les lois en présence sont équivalentes, ce qui n’est pas le cas des disposi-tions nationales de protection des consommateurs dans les domaines non har-monisés.

munautaire en matière de libre circulation. A cet égard, il importe derappeler la distinction désormais acquise entre les lois de police dedroit public, dont le champ d’application est généralement territorial,et les lois internationalement impératives de droit contractuel, dontle domaine peut être défini par un critère personnel telle la résidencede la partie protégée 557. Les premières se prêtent parfaitement à larépartition territoriale des compétences que recouvre la définition del’entrave-cumul, tandis que celles qui visent directement le rapporttransfrontière entre les parties sont à l’origine de l’élargissement decette définition pour y inclure les restrictions intrinsèques de l’accèsau marché. C’est le domaine extraterritorial de cette seconde catégo-rie de lois de police, qui ont vocation à affecter l’ensemble du rap-port transfrontière, qui en signale la spécificité. Les lois protectricesdes consommateurs ou des investisseurs sont évidemment toutesdésignées à cet égard, tout au moins dès lors qu’elles n’ont pas faitl’objet d’une harmonisation 558. Dans tous ces cas, cependant,comme le montre encore l’arrêt Alpine Investments, ces lois depolice, porteuses de politiques protectrices, sont également suscep-tibles de bénéficier de l’exception d’intérêt général 559. C’est pour-quoi les lois protectrices des consommateurs, non harmonisées, sontprécisément exemptées du champ du principe d’origine par le droitdérivé ; le jeu de la reconnaissance mutuelle suppose en effet l’équi-valence des niveaux de protection prévus de part et d’autre 560. Tout

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561. Comparer supra no 151.562. Voir We the Court, 1998, ainsi que son article « Harmony and Disson-

ance in Free Movement », précité note 461.

au plus le contrôle de proportionnalité incitera les Etats à l’autocen-sure tant en ce qui concerne le domaine dans l’espace de la loi depolice que relativement aux moyens employés pour réaliser le butd’intérêt général.

174. Ainsi, la définition extensive de l’entrave, assimilée à la res-triction de l’accès du prestataire au marché intérieur, concerne essen-tiellement des lois de police de droit privé contractuelles régissant lerapport transfrontière de service. Ce sont des lois dont la portée n’estpas purement territoriale et qui sont jugées suffisamment imbriquéesdans la configuration même du service pour que leur application àun rapport déjà formé sous l’empire d’une autre loi soit constitutived’une entrave aux échanges. Cependant, comme le montre aussi l’ar-rêt Alpine Investments, l’intérêt général permet de les maintenirmoyennant une vérification de proportionnalité. C’est pourquoi onpeut se demander si le fait de visualiser ces conflits de lois en termesd’entraves à éliminer ne crée pas une fausse perspective 561. En effet,dès lors que le schéma territorial qui sous-tend le principe d’originene fonctionne pas, les aspérités du terrain de jeu créées par la diver-sité des politiques non économiques des Etats ne sont pas éliminéespar une simple redistribution des compétences. La qualificationd’entrave donne lieu non pas à un aplanissement mécanique, mais àune mise en balance des intérêts en jeu.

175. Or, sur ce point, un auteur, Miguel Poiares Maduro, a sug-géré, par référence au jeu de la Commerce Clause de la Constitutiondes Etats-Unis, que le véritable sens de l’intervention du droit com-munautaire au nom des libertés économiques est de permettre lavérification du respect des exigences d’economic due process 562.Selon cette lecture, le repérage d’une entrave aux libertés de circula-tion ou d’une charge excessive pour les échanges interétatiquesdevient le moyen non pas d’opérer une répartition a priori des loisdans l’espace selon un critère territorial, mais de contrôler, au caspar cas, l’existence de certaines formes d’extension abusive de la loides Etats membres à l’égard d’individus qui ne sont pas représentésdans le processus politique interne. En somme, les libertés écono-miques constitueraient un outil de gestion de la cohabitation, au seinde la structure communautaire ou fédérale, de politiques sociales très

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563. E. Spaventa, « From Gebhard to Carpenter », précité note 445, p. 765 :

« The Community right becomes akin to the claim that, in nationalcontemporary liberal democracies, citizens have against their own state notto be unjustly limited in their freedom... »

Elle ajoute que :« this does not mean that the Court is embracing a neo-liberal approach, i.e.hostile to any regulation. Rather, it is embracing a liberal approach, in thesense of protecting the individual from unnecessary regulation. »

564. Comparer, dans le même sens, E. Spaventa, op. et loc. cit. note précé-dente, recommandant de ne pas se cacher derrière le concept d’accès au marché,constitutif d’entrave :

« To hide behind the notion of market access therefore seems an attemptto seek a consistency between the internal market rationale and the inter-pretation given by the Court, which does not in fact exist. In other words,to speak about barriers to market access in these cases might be misleading,in that it covers the real significance of the Gebhard development… »

Les observations de E. Spaventa relatives à l’arrêt Gebhard rejoignent la conclu-sion proposée ici à partir de l’arrêt Alpine Investments, selon laquelle l’entravetelle que définie comme un cumul ou une restriction d’accès au marché est uneillusion d’optique lorsqu’elle est appelée à jouer en dehors de son domaine natu-rel des normes techniques ou de droit public territorial.

diverses. Très récemment, un autre auteur a exprimé une idée simi-laire, selon laquelle le critère de l’accès au marché aurait au fondcomme finalité de protéger les bénéficiaires des libertés fondamen-tales contre des restrictions indues de ces libertés 563. On voit doncémerger l’idée, qui traduit peut-être mieux que ne peut le faire leconcept d’entrave 564, selon laquelle la véritable fonction des libertésde circulation est d’empêcher l’exportation par un Etat des coûts desa législation sur des personnes ou des entreprises qui sont exté-rieures au processus politique interne. Or, au regard du modèle éco-nomique du fédéralisme, la présence de telles externalités, source dedistorsion du jeu compétitif, est précisément la principale limite dela concurrence législative. Généralement, la théorie économique dufédéralisme enseigne dans ce cas que l’unification du droit au niveaufédéral est alors la meilleure réponse possible. Il n’est pas exclucependant que le droit international privé puisse jouer, à son tour, unimportant rôle régulateur. C’est la piste qu’il convient à présentd’explorer.

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