Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 1
Quand la définition de la propriété était un enjeu fort de la définition de
Kanaky : retour sur les perspectives nationalistes kanakes des années 1980.
DEMMER Christine, CREDO (CNRS, Marseille)
Résumé
Durant les années 1980, les indépendantistes avaient fait des récupérations de terres spoliées
leur principal combat pour la reconnaissance de leur souveraineté. Aujourd’hui, le texte des Accords
de Nouméa entérine leur légitimité de premiers occupants et propose un nouveau statut pour les terres
kanakes, comprenant trois formes de propriétés. Si l’enjeu politique initial autour du foncier s’estompe
quelque peu du même coup, un autre surgit : les nationalistes kanaks sont invités, par les Accords de
Nouméa, à produire du droit foncier pour l’avenir (la question des modalités d’attribution des terres et
celle de la détermination des ayant droits n’étant pas résolue par le texte).
Afin de pointer les tensions et les contradictions qui peuvent persister, du point de vue kanak,
dans la définition de la propriété actuelle - et, peut-être, dans leurs conceptions de la construction
citoyenne ? -, je me propose de revenir sur des perspectives plus anciennes. Les années 1980 sont une
période de réflexions et d’actions intenses en faveur de l’indépendance, avec au cœur des débats la
question foncière. A cette époque, les deux principaux partis d’aujourd’hui s’affrontaient sur la
manière d’envisager les restitutions de terres. Ces désaccords exprimaient des conceptions divergentes
de la propriété pour l’indépendance ; elles-mêmes dessinaient deux modèles différents de société
(hiérarchisé versus égalitaire). Parce que le statut des Régions (1985-88) permit de tenter de mettre en
œuvre ces deux visions de Kanaky, il est tout particulièrement intéressant de rappeler ce qui s’y joua.
Abstract
During the eighty's, the independence movement made their main battle to get back their land
and to reconquer their sovereignty. Today, the text of Nouméa's agreements ratifies their legitimate
first ownership, and offers a new status for the "kanak's" land, including three sorts of ownerships. If
the first political stake is becoming blurred, in the same time, an other one is beginning: Nouméa’s
Agreements invited the nationalists to produce landed law for the future. (The questions about the
form of the allocation and the eligible party’s choice aren’t solved by the text).
Now, in order to underline the kanak's contradictions about the ownerships definition - and perhaps
their citizenship conception - I propose to come back to the past. In 198O, it was an intense action and
reflection time about the independence. The confrontation about the land restitutions was very hard,
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between the two main parties. It indicates different ownerships conceptions and two Society models:
hierarchy or egalitarianism. The status of “Regions “(1985-88) allowed to implement these two visions
of Kanaky, that’s why it is interesting to remember what happened......
Mots-clés
Nationalisme – revendications de terres -– socialisme kanak – réformes foncières – projets de société –
formes de propriété - statut des Régions - hiérarchie – égalitarisme.
I LE TRAITEMENT DU FONCIER EN NOUVELLE CALEDONIE. DU CANTONNEMENT AUX
ACCORDS DE NOUMEA
Le problème foncier
Le cantonnement
La Nouvelle-Calédonie est une terre française depuis 1853. Pensée comme une colonie de
peuplement, près de 90% du sol de la Grande Terre a été confisqué au profit des grands et petits
colons. Les Kanaks ont alors été cantonnés dans des réserves (les îles Loyautés devenant, pour leur
part, intégralement territoire de réserves). A l’intérieur de ces espaces, appelés encore « tribus » dans
le jargon colonial local, les terres furent considérées comme collectives, inaliénables, incommutables,
insaisissables et incessibles. Les ressortissants des réserves furent affublés d’un statut de droit
particulier (régime foncier, successoral, d’adoption - et matrimonial jusqu’en 1967) différent de celui
du citoyen français de droit commun. Leurs habitants n’eurent plus le droit de circuler, pas plus qu’ils
ne purent travailler librement. Bien qu’en 1946, les Kanaks passèrent du statut de sujet à celui de
citoyen, en même temps que fut aboli le régime de l’Indigénat auquel ils avaient été soumis jusque là
(qui les privait de liberté et les soumettait à un impôt de capitation et à des travaux forcés), la réserve
demeura le cadre légal dans lequel s’inscrivait les villages kanaks. Un système politique original (la
chefferie), modifié par le cantonnement et la « pacification », y subsista, mais sans reconnaissance
officielle de la part de l’Etat.
La terre au cœur du nationalisme
Lorsque le mouvement de libération nationale naquit dans les années 1970, il fit très vite une
priorité politique de la revendication des terres spoliées. Les indépendantistes s’accordèrent sur le fait
que ces revendications devaient aussi servir leur objectif politique : il s’agissait de faire valoir leur
antériorité sur le sol néo-calédonien afin d’affirmer leur droit au contrôle du pays et à leur
souveraineté. Pour tous les partis politiques, de l'Union Calédonienne (UC) au Palika, de l'Union
Progressiste Mélanésienne (UPM) à l'Union Multiraciale (UMNC/FULK), la question de la terre fut
fédératrice du combat pour l’indépendance.
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Certains - l’UC surtout, le premier parti kanak très attaché à valoriser l’originalité du mode de
vie kanak -, insistaient aussi sur la spécificité du rapport des autochtones à la terre. L’UC rappelait que
les tertres d’anciens et nouveaux habitats sont un support d’identification politique propre au système
kanak. L’histoire de l’implantation dans un terroir fonctionne, en effet, comme modèle classificatoire
du groupe le plus anciennement au plus récemment arrivé. De plus, au sein d’une unité segmentaire, le
vocabulaire de la consanguinité recouvre les liens forgés en réalité par une proximité résidentielle qui
renvoie, elle aussi, à l’histoire de l’implantation territoriale de ses membres. Ainsi, les groupes de
filiation, en même temps qu’ils s'enracinent dans un espace qui leur confère leur nom, font valoir leur
degré d’ancienneté et, partant, un titre et un rang au sein d’une hiérarchie statutaire spécifique. En ce
sens, pour les nationalistes, les revendications de terres s’apparentaient à double titre à une volonté
d’affirmer une antériorité dans le pays : dans le jeu politique interne comme face à l’Etat français.
Le traitement étatique du problème
20 ans de réformes foncières
La lutte pour la récupération des terres spoliées fut menée aussi bien sur le plan institutionnel
que contestataire. A la fin des années 70, toute opération foncière générait de plus en plus de tensions
avec les colons. Les occupations de terre se multipliaient. Les Kanaks parvinrent ainsi à susciter des
mouvements de solidarité à l'extérieur du pays ; ils obtinrent notamment le soutien des paysans du
Larzac1.
Tout ceci incita l’Etat français, à prendre enfin cette revendication en compte. En 1978, le
«Plan Dijoud » (du nom du secrétaire d’Etat aux DOM-TOM de l’époque) s’apparenta au lancement
d’une réforme foncière assurée par les institutions territoriales. Un Office Foncier (et de
développement) se chargea d’entamer les premières restitutions foncières, soumises à condition de
développement agricole. Pour l’Etat, la signification politique des revendications kanakes était claire,
mais il fallait tout faire pour la détourner.
Au début des années 1980, l’Office Foncier, épaulé par les commissions foncières municipales
assuma les redistributions foncières. L’Office Culturel qui fut créé dans le même temps visait à tenir
compte de la dimension identitaire des restitutions de terres, sur le mode réclamé par l’UC (restitution
clanique, sur la base de cartographies élaborées par les intéressés).
En 1986, Bernard Pons créa un nouvel organisme, l’ADRAF (Agence de Développement
Rural et d’Aménagement Foncier) dite “ territoriale ”. Cet organisme, loin de poursuivre l’effort
accompli par l’Office Foncier, attribua des terres aux Européens sous la seule forme de la propriété
privée.
1 Tjibaou (1996 : 214) se rapprochait d’eux par des propos comme celui-ci : "Nous avons comme point
commun la lutte pour la liberté liée à la terre; nous sommes, comme eux des paysans et comprenons bien leur
lutte, liée à l'occupation de la terre, d'abord comme possibilité de survivre, de vivre."
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En 1989, en vertu de l’Accord de Matignon signé l’année précédente, l’ADRAF “ Etat ” prit le
relais des réattributions foncières, tenant compte de trois grandes catégories kanakes de titulaires
potentiels (le clan, la tribu – attribution en « agrandissement de réserve » - et le GDPL – structure
créée quelques années plus tôt pour élargir les personnalités morales reconnues par l’Etat, pouvant
regrouper plusieurs clans ou des membres de différents clans).
En 1995, plus de quinze ans après le début de la réforme foncière, les Kanaks possédaient
dorénavant 16 % de la Grande Terre au lieu des 7% à 8% laissés après la fin du cantonnement. Deux
tiers de ces terres ont été restituées durant les Accords de Matignon. En 1998, les nouveaux Accords –
ceux de Nouméa, prolongeant les précédents - marquent encore une nouvelle avancée, sur le plan de la
reconnaissance du caractère politique des revendications foncières et sur celui de la définition du statut
foncier kanak.
L’étape des Accords de Nouméa
Les Accords de Nouméa édictent les principes de l’organisation politique et sociale de la
Nouvelle-Calédonie pour les vingt prochaines années. Ils affichent clairement l’intention de l’Etat
français de replacer les Kanaks au cœur de l’évolution qu’ils définissent pour le Territoire2. Pour cela,
ils commencent par reconnaître la violence du fait colonial en insistant sur les spoliations foncières et
les ruptures sociales qui les accompagnent : « des clans ont été privés de leur nom en même temps que
de leur terre. Une importante colonisation foncière a entraîné des déplacements considérables de
population dans lesquels des clans kanaks ont vu leurs moyens de subsistance réduits et leurs lieux de
mémoire perdus ». Cette reconnaissance permet à l’Etat de prendre acte de la revendication
fondamentale des Kanaks, de leur droit à recouvrer leur souveraineté sur le Territoire en tant que
premiers occupants. Le texte dit « Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de
reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à
une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d’une nouvelle souveraineté,
partagée dans un destin commun». Cette dernière affirmation jette les bases d’une redéfinition de la
citoyenneté pour le futur qui place effectivement les Kanaks au centre de ce dispositif. C’est dans cette
logique que leur statut civil passe de « particulier » à « coutumier ». L’emploi de ce dernier terme
n’est pas anodin ; il signale le décentrage qui s’opère : le passage de l’appartenance – particulière - à la
République à celui de l’appartenance à une entité territoriale nouvelle où les références sociopolitiques
kanakes - « la coutume » - sont reconnues pleinement.
En matière foncière, ce processus est net. L’importance du lien des Kanaks à la terre est
affirmé, et, partant, la nécessité de poursuivre les restitutions foncières avec l’ADRAF. Par ailleurs, un
nouveau statut juridique fait entrer les terres kanakes (celles appartenant aux personnes ayant le statut
civil coutumier) dans la catégorie de terres « coutumières », à côté des terres du domaine des
2 A savoir : une émancipation progressive de la tutelle française, par transferts des compétences et, au bout de
20 ans, la possibilité d’être un pays indépendant.
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collectivités – Etat, Nouvelle-Calédonie, Provinces, communes - et des propriétés privées. Entrent
dans la première catégorie trois formes de propriété : les réserves, les terres de GDPL et les terres
claniques3. L’ensemble des terres coutumières répond à la règle des « 4 i » (incommutabilité,
incessibilité, inaliénabilité et insaisissabilité), relative à l’ancien statut particulier. Pour poursuivre la
réforme et déterminer les ayants droits sur une propriété de l’une de ces catégories, les Accords de
Nouméa invitent implicitement les intéressés à produire du droit dans la mesure où ce sont les Kanaks
- dont les « règles coutumières » ne sont pas écrites - qui sont invités trancher ces questions. Cette
invitation à produire des normes est d’ailleurs aussi pour une part explicite « les terres coutumières
doivent être cadastrées pour que les droits coutumiers sur une parcelle soient clairement identifiés ».
Ainsi, les Accords affirment la légitimité et la spécificité des droits fonciers autochtones mais laissent
en suspens la définition des procédures (les personnes et les démarches) qui permettront d’identifier
qui a droit à quoi et sous quelle forme aux terres coutumières4.
Vers une évolution des enjeux fonciers kanaks ?
Un enjeu économique
On mesure ici le chemin parcouru en matière foncière depuis la colonisation. Les Accords de
Nouméa reconnaissent les spoliations, inscrivent de ce fait, dans le marbre, le droit à
l’autodétermination des Kanaks et proposent enfin une nouvelle catégorie juridique foncière composés
de trois formes de propriété dont les Kanaks sont les garants.
A mon sens, du fait de ces Accords, les enjeux autour du foncier se sont transformés. Tout se
passe comme si - le lien à la terre étant clairement reconnu aussi bien dans son antériorité que dans sa
spécificité - l’enjeu de la fixation des règles d’attributions foncières était devenu moins politique
qu’autrefois (relatif à une vision sociétale particulière) mais essentiellement économique (en rapport
avec la mises en valeur directe ou indirecte du sol)5. Par ailleurs, la légitimité donnée aux Kanaks à
produire du droit foncier, paraît transformer leurs conceptions de l’attachement à la nation Kanaky, le
pays indépendant imaginé. Le lien à ce pays qui passait un temps par l’identification à un espace local
plus ou moins large selon les conceptions politiques, semble désormais, pour les Kanaks dans leur
3 A noter que, jusque là, les terres de GDPL étaient soumises à un statut juridique peu clair : la propriété était
reconnue à un mandataire dont le statut et les attributions manquaient de précision.
4 Traditionnellement, le “ droit ” kanak correspond soit « à la pratique ancienne indiscutée », soit à “ l’hypostase
des comportements les plus fréquents ” (Naepels, 2006). Ce n’était dans tous les cas pas un droit écrit.
Aujourd’hui, articles et propos kanaks recueillis par écrit favorisent toutefois déjà depuis quelques années le
développement de normes, contradictoires ou non. Le magistrat kanak, Fote Trolue, par exemple, participe de
cette fixation du droit dans nombre de ses interventions. Voir en particulier “ Le développement et le foncier ” in
Colloque ORSTOM (1991 : 30-36).
5 Dans une synthèse d’un séminaire consacré au foncier (2001), le texte débute quasiment sur cette phrase
révélatrice de la centralité des enjeux économiques aujourd’hui : « La question foncière est au fondement des
enjeux de développement en Nouvelle-Calédonie. L’Accord de Nouméa et la loi organique y font référence ».
Mais je renvoie aussi à un article à paraître : Demmer, 2007.
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ensemble, se jouer, en partie, à travers leur appartenance au statut coutumier - en général - et leurs
inscriptions sur des terres coutumières, indifféremment des formes d’appropriations foncières.
Un enjeu politique
Comme on va le voir, 15 ans plus tôt, la question de l’exploitation économique du foncier
récupéré était déjà d’actualité, mais elle était reléguée au second plan d’une affirmation politique,
encore loin d’être entendue. L’enjeu des débats fonciers portait moins sur les moyens ou les formes du
développement qui sont associés à la possession foncière que sur la définition même de la société
indépendante. Les différents partis indépendantistes, selon leur obédience, se battaient pour faire valoir
une forme de propriété foncière qui déterminait aussi une forme de citoyenneté différente dans
Kanaky. Au milieu des années 1980, l’alternative « propriété clanique » ou propriété tribale (de
réserve)6 n’était pas neutre – loin s’en faut – comme elle le semble aujourd’hui. La structuration
même de l’espace social envisagée - hiérarchisée ou non – supposait de choisir son camp quant à la
qualité du collectif propriétaire à privilégier. Sur le plan juridique rien de définitif n’était proposé par
l’Etat. Ce sont les Kanaks eux-mêmes, réfléchissant à Kanaky qui élaboraient des normes de
propriété, voire des projets de réformes foncières – en rapport avec leurs conceptions de
l’indépendance. Ce débat, mené entre les deux principaux partis d’aujourd’hui (UC et Palika) débuta
avec les revendications de terre, à travers deux formes de restitutions possibles envisagées,
conditionnant deux formes de propriété et de définition de Kanaky.
II LA QUESTION FONCIERE VUE PAR LES INDEPENDANTISTES DES ANNEES 1980
Deux types de revendications et de « droits » fonciers
Deux modalités de restitutions
Au moment de la mise en place du plan Dijoud, en 1978, ni l’Union Calédonienne, ni le Palika
n’acceptaient le procédé de réattribution soumise à exploitation économique. Tous, était de l’avis
d’Eloi Machoro, leader UC, déclarant à l'Assemblée territoriale du 21 juin 1978 : "la première étape
n'est autre que le retour des terres; la mise en valeur viendra plus tard et les Mélanésiens n'ont besoin
de personne pour la réaliser".
Cet accord originel contre la logique étatique de rétrocessions n’empêcha pas des divergences
profondes entre les deux partis quant aux modalités de la restitution des terres. L’UC - dans la logique
identitaire qui était celle des associations missionnaires accompagnant l’émancipation des Kanaks
6 On ne parlait pas encore – ou très peu - de GDPL.
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après l’abolition du code de l’Indigénat en 1946 dont il était issu - prônait une restitution clanique,
conforme à la réalité du « droit » kanak, tandis que le Palika - parti regroupant à l’origine deux
groupes issus de Mai 68 et très inspiré des théories marxistes - visait à une restitution collectiviste en
agrandissement de réserve, au nom de la chefferie (voire de plusieurs petites chefferies). Dans le
premier cas, il fallait trouver un accord au sein des groupes segmentaires, dans le second le chef et/ou
son conseil des anciens (organisme colonial regroupant chef et représentants des clans de la chefferie)
se présentait comme propriétaire au nom du (ou des) village(s) tout entier. Apparemment, le Palika
adoptait la définition coloniale de la propriété en considérant la terre des réserves comme une et
indivisible7. En réalité, il ne niait pas le lien des clans au sol mais estimait qu’il était très difficile de
faire valoir rapidement, de cette façon, des droits auprès du colonisateur. Le problème d’une telle
revendication se posait, pour lui, en terme d’efficacité de stratégie politique.
Un mode de restitution « efficace » : l’agrandissement de réserve
La propriété est, pour tous, dans le “ droit ” kanak, affaire de groupes segmentaires agnatiques
ayant créé un espace de vie commun. Mais chacun sait aussi que des obstacles aux restitutions
foncières se dressent du fait du problème de définition du groupe pouvant prétendre à une terre
spoliée. Les clans ne restent pas fixés sur une seule et même terre ; ils se scindent et se recomposent ;
ils changent de membres, voire changent de nom. Par ailleurs, les droits des personnes appartenant à
un groupe sont emboîtés en fonction de l’ancienneté (réelle ou fictive) dont ils peuvent se prévaloir sur
une terre où ils sont (ou furent) installées. Les accueillis, bien que jouissant pleinement de leurs terres,
doivent reconnaître le droit des premiers occupants qui ne peuvent pour autant se prévaloir d’un titre
de propriété univoque (privé et collectif) tel que l’établit le droit français. On peut donc parler de
« légitimités » multiples et additionnées, plus que de « droits » fonciers (Naepels, 2006).
C’est fort de ces difficultés à pouvoir identifier les droits et les ayants droits au cours d’une
revendication foncière que, durant les années 1980, les rétrocessions ont majoritairement été
effectuées sur le principe de l’agrandissement de réserve – avec, souvent, dans un deuxième temps,
une répartition des terres entre clans, interne aux chefferies.
Pour autant sur le projet de société indépendante porté par ces deux conceptions du droit
foncier kanak il n’y avait, alors, pas d’accord possible. A l’instar des penseurs marxistes, la question
de la forme de propriété chez les indépendantistes kanaks s’avéra être un des éléments centraux des
débats sur la nation à venir. Comme on va le voir, opter pour l’une ou l’autre forme de propriété
(clanique ou tribale), c’était penser Kanaky comme un monde potentiellement stratifié ou non. A une
époque où on réfléchissait à une société nouvelle mais empreinte de références kanakes, ce débat était
7 Cette notion de la propriété kanake a été défini par le gouverneur Guillain en 1868 et réitérée encore en 1959
par la délibération n°106 de l’Assemblée Territoriale.
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crucial : la construction nationale allait-elle se calquer sur la logique politique inégalitaire qui prévaut
au sein des chefferies ou s’en affranchir ?
Deux visions de Kanaky
Le socialisme kanak : un concept commun pour penser l’indépendance
La société indépendante voulue par l’ensemble du FLNKS (Front de Libération Kanak et
Socialiste) regroupant tous les partis à partir de 1984 se résumait à travers le concept de « socialisme
kanak ». Ce dernier, à ce moment là, renvoyait en premier lieu au monde des réserves où vivaient
encore la majorité des Mélanésiens. La société future n’était guère envisagée avec la présence des
autres minorités et des colons. Elle était basée sur le développement d’une économie de marché qui
préserverait le mode de production domestique et les échanges non marchands. « Socialisme »
signifiait avant tout « refus du capitalisme »8. L’idéal de justice sociale véhiculé par ce concept été
supposé faire écho aux rapports sociaux existants déjà dans les chefferies. Les indépendantistes
s’accordaient ainsi pour dénoncer une stratification sociale passant par le matériel, mais ils ne
dénonçaient pas tous les inégalités statutaires. Ceci n’était pas sans incidence sur le choix des
principaux opérateurs de ce développement « socialiste kanak » : les uns valorisaient les tribus à
travers leurs conseils et les autres les clans, tout comme ils défendaient deux formes de propriétés.
Un pays hiérarchisé pour l’UC
L’Union Calédonienne transposait le modèle politique local kanak à son modèle politique
national. En 1982, la commission des terres affirmait dans un congrès : “ militer pour l’indépendance
kanak, c’est en même temps situer les clans sur les terres et retrouver les liens entre les clans.
Autrement dit, retrouver le pays, la patrie, c’est en même temps retrouver le tissu social qui fait le
peuple de cette patrie. (…) c’est par les clans que l’on retrouve la terre, le patrimoine du peuple
kanak, ce patrimoine qui doit gérer la nation kanake ». L’appartenance à Kanaky paraît passer ici
d’abord par la reconnaissance du lien à des terres précises. ”. Une telle affirmation tend à définir un
peuple kanak composé de clans plus que d’individus. C’est le lien à la terre qui restitue le « tissu
social » du pays - en donnant son nom à un individu mais au sein d’un groupe de filiation. C’est aussi
lui qui permet de le situer sur un échiquier politique – local ou supra local et, par extension, national.
Pour le dire autrement : le lien personnel à la terre (la fondation d’un tertre ou un accueil), inscrit un
8 « Tjibaou disait au sujet du socialisme kanak dans Les temps modernes (1985 : 179-180) : « Il y a un aspect de
refus. Ce n’est pas un mot d’ordre positif sur la façon d’organiser la société, mais plutôt un refus de la
colonisation ». Il disait encore : « le socialisme kanak c’est l’envers du monde capitaliste ». Ces propos et
nombre d’autres s’apparentent aux utopies qui « remettent à l’endroit un monde renversé » selon Desroche
(1976) au sens où ce socialisme se soustrait plus à la réalité coloniale qu’il ne tente de l’abolir. Ici c’est l’idée de
revenir au monde précolonial qui prime, plus que de penser comment échafauder une société nouvelle à partir de
cette situation de domination.
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individu au sein d’un clan et d’une chefferie ; sans cette inscription, pas de nom – pas d’existence
légale- et donc, par extension toujours, pas d’appartenance possible à Kanaky.
Dans le modèle politique kanak, le lien à la terre, par l’histoire des implantations, conférant
aussi un rang, ces clans demeuraient hiérarchisés dans l’indépendance. Le mythe de Kanaké créé par
Tjibaou en 1976 (J.-M. Tjibaou et P. Missotte, 1986) – cet homme dont procèderaient tous les clans
kanaks du plus ancien au plus récent- explicite cette façon d’unifier la nation, sur le mode d’un
emboîtement de groupes inégaux, englobés dans le plus ancien –et non pas représenté, à égalité, par
lui. Ainsi, un militant UC, au début des années 1980 pouvait exprimer son adhésion à la nation ainsi :
« Je suis de tel lieu ; j’appartiens d’abord au clan qui possède cet endroit avant d’être de Kanaky et je
peux me reconnaître dans la nation parce que mon clan comme tous les clans procèdent du même
homme ».
Un pays égalitaire pour le Palika
Le Palika voyait les choses de manière très différente. Dans le journal Andi ma dho (n°30,
1976), le Groupe 78 - qui fusionnera deux ans plus avec les Foulards Rouges pour former le Palika -
définissait plusieurs statuts fonciers : les terres collectives du clan dites « propriétés mélanésiennes »,
celles des collectivités de production agricole et pastorale dites « propriétés collectives » et les « terres
d’Etat », à savoir toutes les terres non occupées par les tribus potentiellement exploitables. A cela
s’ajoutaient – mais ce n’est pas précisé ici - les terres collectives « en agrandissement de réserve »
revendiquées et récupérées au nom de la tribu à travers son conseil des anciens. Ces définitions de la
propriété – multiples - n’indiquaient pas de préférence nette pour l’un de ces niveaux. L’Etat semblait
toutefois envisagé comme l’ultime garant des légitimités foncières. Il est probable que ce rôle était
conféré aussi à la tribu dans une moindre mesure. Le clan n’avait, quant à lui, pas le pouvoir de
légiférer sur le foncier9. Aussi, le Palika définissait là un tout autre projet de société que celui de l’UC,
où les individus pouvaient se reconnaître en tant que tels dans une nation dont l’unité politique
principale serait l’Etat.
En fait, dans le projet sociétal du Palika du début des années 1980, contrairement à ce qui se
jouait dans le projet de l’UC, la forme de la propriété (le type de collectif des ayants droits) ne
déterminaient que peu la forme d’adhésion à Kanaky. Dans le journal du Palika (le Kanak, n°82, 1983)
il était écrit : “ Le Palika a toujours défini la récupération des terres, non comme une fin en soi, mais
comme une stratégie de lutte pour parvenir à l’indépendance kanak socialiste, car il va de soi que
dans le mode de production capitaliste il est impossible que surgissent spontanément des rapports de
production socialiste en l’état actuel des choses. Il faut pour cela s’emparer d’abord de l’appareil
politique pour pouvoir mettre en place de nouvelles structures économiques qui vont déterminer les
9 Le Palika rappelait toujours que les terres claniques devaient être équitablement réparties parce que les intérêts
de la collectivité (tribale) passaient avant ceux des clans.
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rapports de production socialistes». Si l’on suit ces propos, pour le Palika, on devenait citoyen de
Kanaky en adoptant avant tout des rapports de production socialistes – indifféremment au sein de
clans, de tribus, voire au-delà. Au moment des Régions (85-88) cependant, la tribu, parce qu’elle était
le principal lieu de vie des Kanaks et parce que les possibilités d’une indépendance rapide s’éloignait,
devint le lieu par excellence d’expérimentation d’un développement sous sa forme socialiste kanak
utopique (cf infra). Kanaky pu apparaître alors comme une juxtaposition de chefferies, avec des
citoyens collectifs « tribaux » (se sentant avant tout appartenir à une tribu).
Mais, et c’est valable durant toute la décennie, l’espace social du pays imaginé devait se
structurer sur la base d’une égalité économique qui visait aussi les rapports entre les clans comme on
le lit encore dans le journal précédemment cité :“ S’il n’y a pas une définition rapide et claire du type
de société que l’on veut demain et de l’utilisation des terres dans l’indépendance, ainsi que de la place
de la coutume, on risque à coup sûr de voir se développer rapidement au sein des masses kanaks, des
classes bourgeoises qui vont asseoir leur pouvoir sur les structures claniques ”. Il fallait à tout prix
éviter que les inégalités statutaires ne se doublent d’inégalités économiques. Pour cela, il n’était pas
nécessaire de supprimer forcément la forme de propriété clanique mais indispensable de réformer la
nature du lien à la terre. Repenser « l’utilisation des terres dans l’indépendance » c’est instaurer un
rapport nouveau à la terre : un rapport marchand ( ?) ou du moins un rapport qui abolisse le lien
personnel qui unit les individus au sol et donne nom, titre et rang, qui « dépersonnalise » ce lien en
quelque sorte.
Comment – à quelles conditions - un tel programme si révolutionnaire, a pu, ça et là, dans les
tribus être mis en œuvre ? Et sous quelle forme la réforme foncière qu’il supposait a été envisagée,
c’est ce que je vais expliquer à présent.
III LES REGIONS. MISE EN ACTE D’UNE KANAKY UTOPIQUE
Le statut et son interprétation
Le début d’une politique de développement, alternative à l’indépendance
Le FLNKS fut fondé explicitement dans le but « d’entrer dans une phase de lutte pour
l’indépendance kanake », ce qui signifiait agir pour conquérir le pouvoir mais aussi imposer le
socialisme kanak. Le boycott des élections territoriales en novembre 1984 est la première action en ce
sens. Elle s’est soldée par l’assassinat de Machoro, marquant le coup d’arrêt de cette forte mobilisation
à caractère insurrectionnel – mais, on va le voir, sans pour autant dévier les Kanaks de leurs objectifs.
Les « Régions » (1985-88) - du nom donné au découpage du Territoire en quatre parties – était
un cadre politique destiné à répartir les compétences territoriales et à donner, à ces niveaux, des
moyens économiques d’ampleur inégalée jusque là. Parallèlement, le Haut commissariat, représentant
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de l’Etat avait des pouvoirs accrus contre les autorités du Territoire, aux mains de la droite locale.
Possibilité fut donné ainsi aux Kanaks, majoritaires dans trois Régions sur quatre, de contrôler,
notamment l’économie et la réforme foncière. La France optait là, pour la première –mais non la
dernière - fois pour une politique incitative au développement – parce que participative - comme
réponse au problème politique posé par les indépendantistes. Ces derniers étaient incités alors à se
prendre en charge pour trouver des débouchés sur le marché intérieur, principalement concentré à
Nouméa et détenu par les Blancs (Djama, 1999) mais aussi à s’ouvrir sur le marché extérieur.
Les objectifs kanaks dans des Régions
Quant à eux, les « avant projets régionaux » réalisés par les élus indépendantistes comportaient
nombre de directives en rapport avec les récentes réflexions indépendantistes menées autour de la
société future. Les Régions furent en effet interprétées comme une opportunité de les mettre en
pratique10. Aussi, plutôt que d’utiliser les fonds publics pour gérer des structures économiques
d’échelle régionale ou communale, ces projets visaient surtout un micro développement agricole
autogéré, en tribu. Selon les obédiences de chacun, un clan ou toute une chefferie devait assumer la
création de coopératives. Comme il avait été rappelé à diverses reprises dans les congrès du FLNKS, il
était important de préserver l’économie vivrière - pour les uns parce qu’elle soutient, dans les
échanges cérémoniels, la hiérarchie, par un système élaboré de redistributions de dons, pour les autres,
parce qu’elle permet tout simplement de garder serrés les liens entre les clans d’une même chefferie,
modèle politique qui forge une identité commune aux Kanaks. Le concept « d’économie mixte »
(c'est-à-dire, en fait, le développement d’une agriculture à la fois vivrière et marchande) soutenait le
modèle de cette Kanaky à l’échelle des réserves.
Opter pour cette coopération « mixte » n’était pas pensé uniquement comme une façon de
conserver un mode de vie emprunt de références kanaks tout en accroissant le niveau de vie des
villageois. Il s’agissait véritablement de se donner les moyens de construire l’indépendance
économique – voire politique - de Kanaky. En un sens pragmatique, cela signifiait former des
entrepreneurs, construire des infrastructures, produire des richesses et être capable de les écouler pour
l’avenir. En sens plus utopiste, les indépendantistes parlaient de « rompre le dialogue économique » ou
« d’autosuffisance », voire « d’instaurer Kanaky dans l’action » par la mise en œuvre des projets de
développement, comme si le pays indépendant pouvait naître dans le contexte de domination qui était
le leur et exister sans les autres composantes ethniques du Territoire.
10 Il était écrit dans Bwenando (n°50,.9), le journal du FLNKS : « Bien que résultant des acquis de la lutte du
FLNKS, le plan Fabius n'est pas celui du peuple kanak. Le FLNKS en rejette la logique néo-coloniale. La
Région, par l'engagement de ses militants sur le terrain et dans une phase transitoire, peut conforter la
construction de l'IKS et concrétiser la revendication du peuple kanak qui n'aura pour garanties que celles qu'il se
donnera pour sa mobilisation. Dans cette perspective le FLNKS est prêt à utiliser l'échéance électorale Régionale
en s'appuyant sur ses propres structures ».
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Un tel glissement de perspectives au sujet de la finalité des Régions, tout comme le passage
d’un combat politique ancré dans l’histoire à un combat placé sous le signe de l’utopie pratiquée et du
millénarisme11 s’explique par les frustrations accumulés, le manque d’écoute de la part de l’Etat des
revendications formulées et par la formidable mobilisation des Kanaks dans le mouvement de
libération nationale à cette époque ; du coup, la croyance en une indépendance proche était très forte.
La façon très démocratique dont s’organisait alors le FLNKS, à l’écoute de sa base engagée dans les
différentes orientations de la lutte (Bensa, 1995 : 163-168), favorisa d’autant l’adhésion des militants
des tribus à cette forme de lutte politique.
Parmi les milliers de microprojets qui virent le jour à cette époque (Leblic, 1993, 226-27 et
Freyss, 1995, 257-359), tous n’étaient pas, loin s’en faut, liés à l’idée d’abolir la hiérarchie. Ceux qui
tentèrent l’expérience en passant par des réformes foncières ont toutefois apporté une réflexion
importante sur la question de la propriété et la façon de penser sinon le pays qui se construit
aujourd’hui, du moins les rapports sociaux au sein des chefferies.
Un exemple de réforme foncière : le cas la grande chefferie Kèrèduru
Une entreprise collectiviste de type tribal
Les petites chefferies d’Emma et Kayu, dans la grande chefferie Kèrèduru à Canala font partie
de ceux là. Elles abritèrent au moment des Régions (et même ensuite) une entreprise spécialisée, d’une
part, dans la production du café et la vente de fruits et légumes, d’autre part, dans le transport scolaire.
Membres actifs du Palika, soucieux d’un développement de type collectiviste au niveau des tribus, les
leaders de la section de base à l’initiative du projet associèrent leurs deux villages (autrefois une seule
et même chefferie) plutôt que de créer plusieurs coopératives claniques. Les deux conseils des anciens
formèrent le conseil d’administration de l’entreprise. Tous les clans, à travers leurs représentants ainsi
que par la présence du chef étaient de facto impliqué dans le processus engagé, destiné à instauration
le socialisme kanak et l’indépendance.
Une réforme foncière pour délier le lien à la terre
Comme les militants Palika de ces chefferies occupaient aussi les postes de conseillers, ils
poussèrent plus loin leur projet de réforme afin que les profits générés ne profitent pas qu’aux clans de
haut rang. En vertu des principes classificatoires kanaks, seule une réforme foncière pouvait les aider à
parvenir à niveler, comme ils le souhaitaient, les différences hiérarchiques. Celle-ci prit la forme d’une
11 J’utilise la notion d’utopie au sens de projet qui ne résout pas une situation réelle mais qui se comporte
comme un refus de cette réalité en proposant un projet de société alternatif, dans un temps et des espaces
circonscrits (cf Desroche, 1976 ; Georges, 1994). Cette utopie est millénariste au sens où elle produit
momentanément un sentiment libérateur.
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collectivisation de l’espace tribal dont les conseils des anciens (les tribus) devenaient les gestionnaires
en lieu et place des unités claniques. Tout d’abord, les revendications de terres se firent en
agrandissement de réserve - les espaces récupérés devant ensuite d’être redistribués équitablement.
Ensuite, dans la logique définit par l’ancêtre de leur parti en 1976, les militants Palika envisagèrent la
collectivisation des « terres d’utilité collective » (ici une usine de transformation du café et une
ancienne station thermale qu’ils comptaient réhabiliter). Enfin, ils travaillèrent – avec peu de succès - à
une compilation de récits claniques afin de fixer une histoire officielle qui aplanisse les désaccords
fonciers aussi bien que statutaires. L’objectif à long terme était de ne plus tenir compte du tout d’une
hiérarchie ainsi figée. Ce travail devait s’accompagner d’un cadastrage tribal qui ne se fit jamais.
A partir du moment où la terre devenait, du fait du développement agricole un enjeu
économique, toutes ces mesures visaient à contrecarrer les velléités des fondateurs d’espaces de vie de
s’accaparer des droits univoques et d’écarter tout ceux qui pouvaient ensuite, de manière moins forte
prétendre à la jouissance des profits générés par l’exploitation d’une terre. En collectivisant le foncier
au niveau des tribus, il n’était plus tenu compte des « bons » propriétaires – claniques - d’un espace
parce qu’il n’était « simplement » plus fait référence à l’histoire de l’implantation des groupes. Ce
faisant, on tendait là vers l’abolition du lien personnel à la terre et, partant, vers l’occultation des
rangs, faute de support concret pour faire valoir les positions hiérarchiques. Ni droit du fondateur, ni
droits subordonnés n’auraient plus de sens ici face aux droits de propriété de la personne morale de la
tribu. Pour autant, ces terres tribales ne tombaient pas dans l’indistinction comme du point de vue du
droit français puisque la tribu pouvait redistribuer des espaces et reconnaissait toujours les clans,
même sans attache personnelle au sol. Progressivement, par ces procédés, la terre devait être perçue
comme un moyen de production ou un simple espace de résidence.
Ces réformes collectivistes ne furent pas menées dans leur intégralité mais eurent néanmoins
des effets concrets. La logique égalitariste était ici en voie d’assimilation, mais elle trouvait ses limites
avec le chef, toujours placé au sommet de clans égaux.
IV RETOUR SUR LA QUESTION FONCIERE AUJOURD’HUI
Les définitions de la propriété telles qu’elles sont conçues dans les années 1980 sont, riches
pour penser aussi bien la façon dont était envisagé la forme d’adhésion à la nation utopique-
citoyenneté collective à niveau du clan ou de la chefferie - que la façon dont devait se structurer la
société - espace social égalitaire ou hiérarchisé. Fort de la connaissance de tels liens entre notion de
propriété et projet de société, on peut s’interroger sur sa pertinence et sa nature dans le présent. On
peut par exemple se demander si, aujourd’hui, la mise en œuvre d’un cadastre coutumier, assumé par
des instances supérieures aux clans - conseils des anciens ou personnel communal kanak - ne
produirait pas le même résultat qu’à Kèrèduru : plutôt que de reconnaître des rangs en reconnaissant
des droits fonciers à des clans, ce cadastrage pourrait simplifier et figer la hiérarchie au point de la
rendre inefficiente pour l’avenir.
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A un niveau plus global, on voit qu’aujourd’hui, les Kanaks intègrent toutes les minorités dans
leur conception de Kanaky ; les trois formes de la « propriété coutumière » coexistent de façon
pragmatique avec la propriété privée et celle du domaine des collectivités. Elles ne semblent plus du
coup, séparément déterminantes pour favoriser tel ou tel type de sentiment d’appartenance national.
Les Kanaks de tous bords politiques paraissent se reconnaître - avant tout ? En partie ? - par le statut
coutumier qui leur est commun –et donc par leur inscription sur des terres coutumières, quelles
qu’elles soient. A noter que ceci diffère de la manière dont ils appartenaient à la nation française du
temps du statut particulier, puisque ce nouveau statut marque - symboliquement - plus une
reconnaissance de leur spécificité dans la construction d’une nouvelle citoyenneté néo-calédonienne
qu’il n’indique leur marginalisation au sein de la République française.
Même dans ce contexte nouveau, il n’est pas impossible d’imaginer que les débats autour de la
propriété (clanique versus tribale) resurgissent. Il ne sera peut-être plus question de savoir si l’on veut
éviter l’émergence de classes pour Kanaky - superposées ou non aux distinctions claniques - mais
question de déterminer qui – quel collectif – est le plus légitime à tirer profit des terres exploités
directement ou indirectement. A l’image du déplacement de l’enjeu global des indépendantistes sur le
foncier du plan strictement politique au plan économique, ce n’est plus tant la définition du type de
société qui est visée à travers la définition de la propriété que la définition du type d’acteurs principaux
du développement pour une société qui assume son option capitaliste. A ce titre, la formule juridique
GDPL adoptée depuis plusieurs années ouvre encore de nouvelles perspectives.
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