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REVUE PROGRESSISTE N∞8-DEF progressistes...en chef adjoints: Aurélie Biancarelli-Lopes,...

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N o 8 AVRIL-MAI-JUIN 2015 7DOSSIER x AGRICULTURE S DANS CE NUMÉRO Parti communiste français 10tarif de soutien – 5tarif étudiant, chômeur, faibles revenus - 7tarif normal SCIENCE x DU «DEVOIR DE MAUVAISE HUMEUR» À LA «DÉFENSE DU BIEN PUBLIC» Par Yves Bréchet TRAVAIL x « BIG PHARMA » ET LOGIQUES FINANCIÈRES Par Sandrine Caristan, Michel Ré gent, Anne Rivière ENVIRONNEMENT ET SOCIÉTÉ x POUR UNE POLITIQUE INDUSTRIELLE EUROPÉENNE, LE CAS DE L’ÉNERGIE Par Marie-Claire Cailletaud
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No 8 AVRIL-MAI-JUIN 2015 7€

DOSSIER x

AGRICULTURESDANS CE NUMÉRO

Parti communiste français

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SCIENCE xDU «DEVOIR DE MAUVAISEHUMEUR» À LA «DÉFENSE DU BIEN PUBLIC» Par Yves Bréchet

TRAVAIL x« BIG PHARMA » ET LOGIQUES FINANCIÈRESPar Sandrine Caristan, Michel Regent, Anne Rivière

ENVIRONNEMENTET SOCIÉTÉ xPOUR UNE POLITIQUEINDUSTRIELLE EUROPÉENNE, LE CAS DE L’ÉNERGIEPar Marie-Claire Cailletaud

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SOMMAIRE2 AVRIL-MAI-JUIN 2015

Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

ÉDITO Diffuser et faire connaître l’outil Progressistes Hugo Pompougnac .......................................................................... 3

DOSSIER : AGRICULTURESAgricultures agriculteurs Jean-Claude Cheinet ............................................................................................................................ 5

I. Agriculture d’hier, d’aujourd’hui et de demain Michel Griffon ............................................................................................. 6

II. L’agriculture au cœur de la question écologique Michel Griffon ...................................................................................... 7

Défis écologiques et sécurité alimentaire : l’urgence François Ramade ............................................................................ 10

Nourrir l’humanité ou accepter l’ultralibéralisme : l’heure des choix Aurélie Trouvé ........................................................ 12

Breveter le vivant ? Guy Kastler ................................................................................................................................................ 14

Agricultures de firme : l’offensive Pierre Lenormand ............................................................................................................... 16

Union européenne et viandes transformées : un scandale peut en cacher d’autres Anne Rivière .............................. 18

1957-2015 : l’évolution de la politique agricole commune Jean-Pierre Boinon ................................................................. 20

La fin des quotas laitiers Marie-Noëlle Bertrand ......................................................................................................................... 22

Endettement, hypothèques, prix… Où va l’agriculture française ? Alain Lebeau ............................................................. 24

Ne mettons pas d’eau dans notre vin ! Cécile Cukierman ..................................................................................................... 25

Les agricultures de montagne dans l’étau libéral Julien Brugerolles ................................................................................... 26

Une crise durable frappe le productivisme breton Gérard Le Puill ..................................................................................... 28

La recherche agronomique est-elle en mesure de répondre aux défis posés à l’agriculture ? Hendrik Davi ............ 29

Perspectives en france et en europe Xavier Compain ........................................................................................................... 31

BRÈVES................................................................................................................................................................................... 32

SCIENCE ET TECHNOLOGIETRIBUNE Du « devoir de mauvaise humeur » à la « défense du bien public » Yves Bréchet ............................................ 34

GENRE Place et représentation des femmes en sciences à travers l’histoire Adeline Gargam ......................................... 40

TRAVAIL, ENTREPRISE & INDUSTRIESANTÉ « Big pharma » et logiques financières Michel Régent, Sandrine Caristan et Anne Rivière .............................................. 42

INDUSTRIE La crise Areva et la politique du pouvoir Louis Mazuy ........................................................................................ 44

INDUSTRIE Rebâtir une politique industrielle au service de la nation Martine Carteau Daugay ........................................... 46

ENVIRONNEMENT & SOCIÉTÉÉNERGIE Réglementation thermique : la RT 2012 contre-productive ? Marcel Vittonato ......................................................48

ÉNERGIE Pour une politique industrielle européenne, le cas de l’énergie Marie-Claire Cailletaud .....................................50

LIVRES...................................................................................................................................................................................... 52

POLITIQUE Du côté du PCF et des progressistes... ................................................................................................................ 54

ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET RECHERCHESe débarrasser du sexisme dans toute la société Nicolas Kieffer, Jeanne Péchon et Élyse Godin ...........................................55

PHOTOS : P. 25 en haut Copyright © 2006 Free Software Foundation, Inc p.25 Vignerons en Champagne Copyright © 2006 Free Software Foundation,Inc p. 28 Touristes au milieu des algues vertes. Copyrigut : Katja. Bretagne. 2010. https://www.flickr.com/photos/katjato/4934949216 p. 32 imagepneu-Tire tread Author[http://www.flickr.com/photos/clearlyambiguous/168573447/ Ambiguous @ Flickr] {{cc-by-2.0}} Category:Tires p. 45 English:Flamanville NPP, France-schoella p. 51 English: Toronto skyline during the 2003 Northeast blackout. Photographer: Camerafiend-GFDL-WITH-DISCLAI-MERS; Released under the GNU Free Documentation License.

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AVRIL-MAI-JUIN 2015 Progressistes

ÉDITORIAL

artout, le pays déborde de compétences, desavoir-faire, de projets, de recherches capa-bles de conduire le développement de notre

pays et de répondre aux besoins de ceux qui y viventet y travaillent. Mais toute cette énergie est gâchéepar les forces de la finance, dont l’horizon court-termiste n’est pas compatible avec le progrès humain.

C’est vrai, évidemment, de l’industrie. Ici, c’est l’an-nonce d’une délocalisation ; là, d’une fermetured’usine. C’est vrai de l’environnement, quand lacourse imbécile au profit détruit les conditionsenvironnementales qui rendent possible la réponseaux besoins – alors même que les solutions tech-niques et scientifiques existent pour satisfaire l’hu-manité sans la condamner.

C’est vrai de l’enseignement, à l’heure où les uni-versités et les écoles qui forment les techniciens,les cadres et les ingénieurs de demain naviguententre les menaces de faillite, le manque d’ensei-gnants et les équipements vétustes. C’est vrai de larecherche, qui a dû, elle aussi, se mettre à la pagedu grand gâchis néolibéral, généraliser les finan-cements par projet et marginaliser tout ce qui a faitl’excellence du CNRS.

C’est vrai, aussi, de la vie au travail. On sait com-bien les protections collectives ont longtemps per-mis aux salariés de mobiliser des forces insoup-çonnées pour faire avancer leur métier, pour améliorerle collectif de travail, les instruments utilisés, lesprocessus de production dans leur ensemble ; àprésent qu’on les démantèle, que les hiérarchiess’en donnent à cœur joie pour pressurer ceux qu’ellesrecrutent dans les pires conditions de précarité,qu’on vogue de burn en bore out…

Évidemment, les choix ne manquent pas pourbalayer les entraves qui empêchent le libre déve-loppement des sciences, de l’industrie et du tra-vail. Mais encore faut-il les mettre largement endébat, les faire connaître, les diffuser, dissiper lespréjugés qui peuvent en restreindre l’accès. C’esttout le sens de la bataille de l’abonnement àProgressistes : dans les entreprises, à l’université,dans les services publics, nous voulons que la revuepuisse accompagner tous les acteurs du progrèshumain dans leurs exigences et dans leurs réflexions.Proposer l’abonnement, c’est l’affaire de chacund’entre nous : la diffusion la plus large et la plusrégulière de la revue est la meilleure garantie, demain,pour un débat public utile et fécond, pour des solu-tions nouvelles répondant aux questions tellesqu’elles se posent aujourd’hui. n

HUGO POMPOUGNACEN CHARGE DE LA DIFFUSION ET DU

DÉVELOPPEMENT DEPROGRESSISTES

Diffuser et faire connaître l’outilPROGRESSISTES

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

Pour s’abonner envoyer un chèque à l’ordre du -PCF- adressé à : Parti communiste français, Revue Progressistes,

2, place du Colonel-Fabien 75019 Parisindiquez sur papier libre : votre nom, prénom, adresse et le type d’abonnement ou la nature de la commande(voir tarifs ci-dessous).Plus de renseignements ou commande groupée(associations, sections, fédérations)au 01 40 40 11 59 ou en écrivant à [email protected] les revues sont également téléchargeables gratuitement sur www.progressistes.pcf.fr

Tarif normal Étudiant, chômeur, faibles revenus, Tarif de soutienabonnés à une revue du PCF*

COMMANDE À L’UNITÉ 9 € (7+2€ frais port) 7 € (5+2€ frais port) 12 € (10+2€ frais port)

ABONNEMENT POUR4 NUMÉROS PAR AN 36 € 28 € 44 €

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PROGRESSISTES, ABONNEZ-VOUS !4

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TARIFSLes N° 2, 3, 4, 5 et 6sont toujours disponibles

Progressistes • Tél. 01 40 40 11 59 • Directeurs de la publication : Jean-François Bolzinger, Jean-Pierre Kahane • Rédacteur en chef : Amar Bellal • Rédacteursen chef adjoints : Aurélie Biancarelli-Lopes, Sébastien Elka • Secrétariat de rédaction : Lise Toussaint • Responsable des rubriques : Ivan Lavallée, Anne Rivière, Jean-Claude Cheinet, Malou Jacob • Diffusion et développement : Hugo Pompougnac • Comptabilité et abonnements : Françoise Varoucas • Rédacteur-réviseur : JaimePrat-Corona • Comité de rédaction : Jean-Noël Aqua, Geoffrey Bodenhausen, Jean-Claude Cauvin, Marie-Françoise Courel, Marion Fontaine, Luc Foulquier, Michel Limousin,George Matti, Simone Mazauric, Hugo Pompougnac, Pierre Serra, Françoise Varoucas • Conception graphique et maquette : Frédo Coyère.

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5DOSSIER

AVRIL-MAI-JUIN 2015 Progressistes

n pluriel qui souligne la diversité et la difficulté du sujet. Et pourtant, quelle importance !

Les agricultures seront au menu de la COP 21 en décembre 2015 :Le réchauffement climatique va-t-il accroître la faim dans le monde?Quelle contribution au captage du carbone ?

La France elle-même, dont « labourage et pâturage sont (étaient)les deux mamelles », a bénéficié jusqu’au siècle dernier d’une fortepaysannerie qui, disposant de moyens techniques limités, a façonnédes paysages riants, divers, adaptés à une agriculture pénible maisassez proche d’une durabilité que l’on cherche à retrouver.

Depuis, l’agriculture a connu une révolution scientifique et tech-nique (semences, engrais, machinisme…) qui l’a placée au cœurd’une filière alimentaire en n’en faisant qu’un maillon : le progrèsa été détourné au profit des firmes industrielles, de la grande distribution et des banques.

Qu’est devenue la coopération agricole en France ? Que devien-nent les coopératives grandes ou petites, les CUMA, les GAEC etautres structures créées à l’issue de décennies de luttes paysannes?Rachetées par les milieux financiers ? la grande distribution ?

L’Union européenne, jadis présentée comme la grande chanced’exportation pour l’agriculture française, a-t-elle protégé l’agriculture ou l’a-t-elle livré à la concurrence mondiale dans une course à la productivité qui néglige les pollutions des nappesphréatiques et l’empoisonnement des insectes et des hommes par les pesticides ?

La France rurale a changé : la population active agricole de nom-breux villages est dérisoire ; les fermes sont devenues résidencessecondaires quand elles ne sont pas occupées par d’anciens pay-sans à la retraite. Derrière l’uniformisation paysagère demeurentpourtant de grandes diversités. Il était difficile en un tel dossier detraiter tous les aspects de l’agriculture française. En particulier,nous avons conscience des manques sur la petite agriculture légumière et fruitière, notamment avec ses emplois d’immigrésplus ou moins clandestins.

Le malaise paysan est perceptible. Alors que les moyens agrono-miques et techniques actuels permettent de nourrir la planète, quel’agriculture française est exportatrice en blé, vins, etc., la mal nutri-tion demeure. Les paysans, qui étaient plus de 6 millions naguère,ne sont plus que quelques centaines de milliers en France ; lescontrats avec la grande distribution et les dettes les étranglent sou-vent, et les consommateurs voient les prix de détail augmenter…

L’histoire française a été marquée, de jacqueries en Grande Peur,par le rôle des luttes paysannes, et ce depuis des siècles. Jacquoule Croquant s’est-il laissé berner ?

Depuis toujours la réflexion communiste a cherché à éviter le « solofunèbre » d’une classe ouvrière isolée. En mariant faucille et mar-teau, l’Internationale montrait l’importance de cette « alliance »,appellation ancienne du rassemblement que nous cherchons àconstruire. Raison de plus pour y réfléchir de façon ouverte dansnotre époque. Les intervenants de ce dossier sont divers mais onttous cette préoccupation. Pour l’agriculture, les agriculteurs etl’équilibre écologique des espaces où nous vivons tous. n

JEAN-CLAUDE CHEINETMEMBRE DU COMITÉ DE RÉDACTION

DE PROGRESSISTES

AGRICULTURESAGRICULTURES, AGRICULTEURS

U

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

Après la chasse, l’agriculture est la plus ancienne activité humaine. Au coursdes millénaires, elle a structuré la vie de nos ancêtres, remodelé les pay-sages et modifié l’écosystème. Aujourd’hui, le réchauffement climatique luipose de nouveaux problèmes.

I. AGRICULTURE D’HIER, D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN

PAR MICHEL GRIFFON*,

LA PLUS VIEILLE ACTIVITÉ HUMAINEET SIX « RÉVOLUTIONS »L’agriculture a plus de 12 000 ans !En France, elle ne représente plusque 3 % de l’emploi. Mais l’impor-tance en est tout autre : près de1 emploi sur 5 se situe dans le domainequi, au-delà de l’agriculture, englobetoute l’activité liée à l’agroalimen-taire ; c’est un secteur à gros volumed’exportation, auquel on a donné le nom de « bioéconomie1 » ; dans lemonde, 1 personne sur 2 dépend dece secteur. L’agriculture s’inscrit dansun cadre large, celui de l’utilisationdes écosystèmes pour se nourrir, sevêtir, se loger, se chauffer et se soi-gner, et toutes les transformationsafférentes de produits primaires.Six révolutions techniques se sontenchaînées à travers l’histoire. Lessociétés humaines ont d’abord étédes sociétés de chasseurs-cueilleursvivant de techniques de chasse augros gibier et qui ont étendu leur territoire à très longue distance.Aujourd’hui, les populations de chas-seurs-cueilleurs ont presque disparu.La première révolution a été celle del’agriculture, principalement enMésopotamie. La génétique a per-mis après plusieurs millénaires d’in-vestissement de simplifier l’alimen-tation humaine autour d’un petitnombre de plantes. L’irrigation restela pratique la plus efficace pour accroî-tre les rendements. Le défrichage parle feu reste le moyen principal d’ex-tension des surfaces cultivées dansles régions tropicales. Une grandepartie de l’agriculture des pays pau-vres reste fondée sur une technologie manuelle néolithique faisantsuite à la déforestation.La deuxième est la révolution antique,fondée sur l’araire et la traction atte-lée de manière à préparer les solspour les semis plus efficacementqu’avec un bâton fouisseur. C’estencore aujourd’hui la pratique de

la majorité des agricultures pauvresdu monde.La troisième est médiévale et reposesur la charrue attelée, capable d’éli-miner la strate des herbes qui s’étaitdéveloppée avec le temps en rem-placement de la forêt et qui concur-rençait dangereusement les céréalescultivées.La quatrième est la révolution four-ragère. Le labour demandait beau-coup d’énergie de la part des ani-

maux (bœufs et chevaux), doncbeaucoup d’alimentation énergé-tique et d’espace productif destinéà ces animaux de traction, ce quientrait en concurrence avec l’ali-mentation humaine. La culture deslégumineuses a permis à la fois defournir des nutriments aux sols etd’accroître le rendement des four-rages, et partant de diminuer l’es-pace consacré à l’alimentation desanimaux.La cinquième est la mécanisation,d’abord animale puis couplée auxtracteurs. La longue durée du travailagricole devenant une limitation àla production, la mécanisation a levéce verrou (semis, binage, fauchage).Lorsque le pétrole a remplacé les animaux, il a été possible de récu-pérer la surface destinée à alimen-ter les animaux de traction. La moto-risation s’est d’abord développéedans les pays ayant de très grandesexploitations.La sixième est la « révolution verte »,qui est apparue à partir des années

1930 dans les pays techniquementavancés. Elle combine les variétéssélectionnées, les engrais chimiques,les produits phytosanitaires et lamotorisation. Les hausses de rende-ment ont été importantes.Les différentes techniques qui carac-térisent ces révolutions sont encoreutilisées, en fonction du degré derichesse des agricultures. Ce qui faitque se côtoient dans le même monde,dans une gamme étendue, de trèspetites exploitations peu produc-tives utilisant des technologies néo-lithiques, ou antiques, ou médié-vales… jusqu’à celles à hauteproductivité.

L’AGRICULTURE ET LA PAUVRETÉEn parallèle s’est déroulée une his-toire économique marquée par deuxprogressions : le passage de la pro-priété commune à la propriété pri-vée du sol et la progression géogra-phique de l’économie de marchéjusqu’à la mondialisation d’au-jourd’hui. Entre le XVIe et le XIXe siè-

Scène agricoleà l’époquenéolithique

(Égypteancienne).

Six révolutions techniques se sontenchaînées à travers l’histoire. Les sociétéshumaines ont d’abord été des sociétés de chasseurs-cueilleurs vivant de techniques de chasse au gros gibier et qui ont étendu leur territoire à très longue distance. Aujourd’hui, les populations de chasseurs-cueilleurs ont presque disparu.

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Selon les projections des Nations uniessur l’évolution démographique, la populationmondiale devrait atteindre un effectif de9,7 milliards d’habitants en 2050, et peut-être11 milliards avant 2100, avec la plus fortecroissance en Afrique subsaharienne. Cecontinent va donc voir sa densité de populationaugmenter fortement, ce qui pourrait provoquerdes migrations internes et internationales plusimportantes qu’aujourd’hui.

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AVRIL-MAI-JUIN 2015 Progressistes

cle, l’excédent démographique de l’Europe s’est déversé sur lesAmériques, l’Afrique du Nord et duSud et l’Australie, créant des colo-nies où se sont constituées de trèsgrandes exploitations au détrimentdes droits des autochtones. Aujourd’hui, ces très grandes exploi-tations héritières de la colonisationsont celles qui ont les niveaux deproductivité les plus élevés à coûtsde production les plus bas (Brésil,Argentine, États-Unis…), et donc lesplus compétitives ; elles concurren-cent les exploitations de producti-vité beaucoup moins élevée. Celaincite les pays aux agricultures noncompétitives à importer des alimentsvenant des pays aux agriculturescompétitives, ce qui aboutit à main-tenir dans la marginalité les petitesunités agricoles locales.Selon les projections des Nationsunies sur l’évolution démographique,la population mondiale devrait attein-dre un effectif de 9,7 milliards d’ha-bitants en 2050, et peut-être 11 mil-liards avant 2100, avec la plus fortecroissance en Afrique subsaharienne.Ce continent va donc voir sa densitéde population augmenter fortement,ce qui pourrait provoquer des migra-tions internes et internationales plusimportantes qu’aujourd’hui. Le déve-loppement économique en courscrée des emplois, et la mondialisa-tion devrait permettre de délocali-ser d’autres emplois au bénéfice del’Afrique, où les salaires sont bas. Ilreste que les emplois délocalisésseront vraisemblablement de plusen plus productifs, ce qui pourraiten limiter le nombre. Se pose ainsiune série de questions : Quelles acti-vités économiques permettront defaire vivre une population qui pour-rait atteindre plus de 3 milliardsd’habitants dans ce continent ?L’agriculture devra-t-elle accueillircette population ? Quelles en seraientles conséquences ?

LA DÉTÉRIORATION DE LA BIOSPHÈREL’agriculture et les écocultures actuellesexploitent la biosphère en la trans-formant, ce qui est le cas depuisquelque12 000 ans. Cette exploita-tion a provoqué des détériorations :la déforestation et ses conséquencesen matière d’érosion, déjà dénoncéespar Platon, existent depuis que lespopulations orientales ont pénétréen Europe ; la perte de biodiversitéva de pair avec l’extension de la mono-culture dans presque toutes les grandesplaines ; l’utilisation intensive de l’eaucrée des pénuries régionales et entraînela salinisation des sols ; la surutilisa-tion des sols réduit leur fertilité ; lagénéralisation du labour amplifie lesémissions de gaz à effet de serre etprovoque une dégradation de la struc-

ture ; la généralisation des insecti-cides, fongicides et herbicides créedes problèmes de santé publique,tout comme la surutilisation d’anti-biotiques dans l’élevage…L’accumulation des dégradations dela biosphère tout entière devient unepréoccupation grave pour le futurdes sociétés. À tel point que la pla-nète devrait être tellement transfor-mée que l’on considère de plus enplus que nous sommes entrés dansune nouvelle ère géologique : l’an-thropocène, en raison de la marquede l’homme.n

1. Terme inventé par la Commissioneuropéenne pour englober l’ensemble desactivités liées au domaine vivant : agriculture,élevage, aquaculture et pêche, forêt et foresterie, industries de transformation,production alimentaire, énergétique et de matériaux.

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L’ÉQUATION À RÉSOUDRELa question à résoudre est celle dela viabilité des sociétés et de la bio-sphère. La viabilité doit être écolo-gique, économique et sociale. Comptetenu de l’évolution démographiquedes différentes grandes régions dumonde et de la nécessité pour tousd’accéder aux biens et services néces-saires pour mener une vie accepta-ble, il conviendra de produire :– des aliments en quantité suffisante ;– des biomatériaux en substitutiondes matériaux dérivés du pétrole

lorsque celui-ci aura disparu leslimites étant atteintes ;– des biocarburants, pour les mêmesraisons mais dans des quantités limitées, le temps nécessaire pourque des substituts du pétrole soient disponibles.Ces trois objectifs étant définis commeceux de la « bioéconomie » du futur.Et il faut les atteindre :– en respectant l’environnement,c’est-à-dire en faisant disparaître les pollutions, en réduisant le pluspossible les émissions de gaz à effet

II. L’AGRICULTURE AU CŒUR DE LA QUESTION ÉCOLOGIQUEL’agriculture, dont dépendent l’alimentation humaine et touteune partie de l’activité industrielle, est directement concernéepar le réchauffement climatique. Les hommes doivent repenserleurs pratiques agricoles et développer les outils technologiquespour résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés, mais,in fine, c’est la politique qui aura le dernier mot.

Des niveaux de technologies très différents façonnent les paysages du monde. Tous ces agriculteurs sont placés en concurrence directe entre eux.

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

de serre et en améliorant la biodiversité ;– en économisant et recyclant lesressources nécessaires à la produc-tion (phosphate, potasse, eau, pétrole),qui sont limitées ;– en assurant les autres services écologiques nécessaires aux socié-tés (filtration des eaux, régulationdes circuits hydriques, beauté despaysages…) ;– enfin, au coût le plus faible possi-ble ; les agriculteurs concernés sontdans leur très grande majorité despauvres (de l’ordre de 3 milliards,contre 30 millions d’exploitationsmodernes à haut degré de capital).Cette situation actuelle est histori-quement inédite. Rappelons qu’ausortir de la Seconde Guerre mon-diale l’équation était simplement deproduire plus de biens alimentairespour subvenir aux besoins. On mesurele changement de complexité dansles objectifs et les contraintes.

LES VOIES DE SORTIE TECHNOLOGIQUESLa dernière révolution agricole étaitfondée sur le « forçage » de la pro-duction par le recours intensif à desintrants pour plus de rendement.

Elle était aussi fondée sur la simpli-fication des processus productifsainsi que sur la grande taille – grandesparcelles, grandes exploitations… –pour bénéficier des effets d’échelle.Elle n’intégrait pas les limites desressources et permettait le gaspil-lage : excès d’engrais et d’irrigation,entre autres. Enfin, elle n’était passoucieuse des pollutions dues auxnouvelles molécules de protectiondes cultures.La révolution actuelle doit changercomplètement ces éléments. Beau -coup d’agriculteurs en sont conscientsdepuis longtemps, et il y a eu de nom-breuses tentatives, dont certainesréussies, pour changer de logique.Citons-les : l’agriculture biologique,l’écoagriculture, la biodynamie, lapermaculture, l’agriculture raison-née, l’agriculture de conservation,

la protection intégrée, l’agricultureintégrée, enfin l’agroécologie et l’agri-culture écologiquement intensive.Le principe unificateur de ces diffé-rentes solutions est de recourir auxpropriétés productives de la natureelle-même et à une imitation de cespropriétés comme source d’inspira-tion technique. On distingue cinqgrandes orientations :

1. Intensifier l’usage des fonction-nalités écologiques naturelles. Parexemple : utiliser plus la photosyn-thèse (la fonctionnalité qui crée lessucres – amidon des grains et racines– dans les plantes à partir du soleil,de l’eau et des nutriments du sol) enfaisant en sorte que les sols soientcouverts en permanence de culturesutiles pour maximiser la productionde biomasse, ce qui conduit à desassociations de cultures. Encore :recycler les résidus de culture dansles sols pour accroître la matière orga-nique, fertiliser et améliorer la struc-ture, ce qui diminue les frais de labouren le rendant plus facile. Il y a denombreuses fonctionnalités à inten-sifier « écologiquement ». On utiliseici le mot « intensification » à sonsens propre, c’est-à-dire augmenta-tion de ce qui entre dans le circuit

biologique pour augmenter ce quien sort naturellement.

2. Assurer l’équilibre entre les fonc-tionnalités pour ne pas entraîner dedésordres productifs, et obtenir dessynergies. Il s’agit de jouer sur ladiversité et la complexité des sys-tèmes productifs pour améliorer leurrésilience et faire fonctionner lanature à plein rendement écologiqueet biologique.

3. Limiter les quantités de ressourcesqui deviennent rares et les recyclersystématiquement : réduire le recoursà des carburants, donc le labour,recycler le phosphore…

4. Jouer sur la précision écologiqueet biologique. Chaque parcelle esthétérogène. Un traitement homo-gène débouche systématiquementsur des excès et des déficits. La révo-lution numérique, dans les agricul-tures modernes, permettra d’amé-liorer cette précision. Faute detechnique numérique, l’œil de l’agri-culteur et de l’éleveur peut dans beau-coup de cas être efficace.

5.Enfin, la bio-inspiration, qui consisteà imiter la nature et qui devrait per-mettre de créer de nouvelles molé-cules moins dangereuses, dans lamesure où elles y existent déjà etpeuvent y être contrôlées par desmécanismes naturels. Par exemple,utiliser des molécules imitant celles

Les politiques réelles 2000 sont allées plus loin en matière de déprotection sous l’influence de la Banque mondiale et du FMIdes années 1990.“

“Faute desurfacesagricolessuffisantes pournourrir unepopulationcroissante, des pays commel’Inde ou laChine vontdevoir importertoujours plus de productionsagricoles. Et ilscomptent bienfaire jouer la concurrenceinternationale à plein !

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qui fonctionnent comme signauxd’alerte des plantes lorsque certainesd’entre elles sont attaquées par desravageurs.L’inspiration fournie par la nature etqui nous est accessible par l’éco logiescientifique et la biologie devientainsi la base de la nouvelle révolu-tion agricole.

LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE N’EST ASSURÉE NULLE PARTÀ l’échelle mondiale, l’économie del’agriculture se caractérise par l’ex-tension de l’espace du marché et labaisse des barrières douanières. Lesaccords de Marrakech limitent laconcurrence afin de protéger les paysayant une agriculture peu compéti-tive, mais les politiques réelles 2000sont allées plus loin en matière dedéprotection sous l’influence de laBanque mondiale et du FMI desannées 1990. La crise de 2008, alorsque les prix mondiaux des céréalesflambaient comme conséquenced’une soudaine insuffisance de l’of-fre, a mis un coup d’arrêt aux poli-tiques de libéralisation commerciale.Cette crise a été la première crise agri-cole mondiale. Les pays importateursont pris conscience de la nécessitéd’avoir des politiques allant vers unesécurité alimentaire assise sur la pro-duction nationale plutôt que fondéesur le marché international.

À long terme, plusieurs grands payscomme la Chine et l’Inde ou desensembles régionaux comme l’Afri -que du Nord, le Moyen-Orient oul’Amérique centrale sont vraisem-blablement condamnés à importerune partie importante de leur ali-mentation faute de disposer d’es-pace productif suffisant : leur inté-rêt est de faire jouer la concurrence.Mais la pression sur les prix condamnebeaucoup des petites agriculturespauvres à de faibles revenus, et doncà une stagnation productive.Par ailleurs, la concurrence sur lesexportations entre le Brésil, l’Argentine,l’Australie, les États-Unis et l’Europeest vive. Aussi les agricultures

C’est une politique de conservation de la biosphère qui est nécessaire. Sa basetechnique étant l’écologie scientifique.“

“ modernes souffrent-elles également.Cette situation est d’autant moinssatisfaisante qu’elle n’assure pas àlong terme les sociétés d’une par-faite sécurité alimentaire. L’accroissement de la consomma-tion de viande issue de productionsanimales utilisant du grain risqued’accélérer la course à la terre ara-ble, et donc la déforestation. Ce méca-nisme constitue donc une menacepotentielle pour la biosphère, touten maintenant une bonne partie despaysans pauvres et des paysans sansterre, donc de la population mon-diale, dans la pauvreté. C’est la ten-dance principale actuelle.

UNE NOUVELLE ÉCONOMIE POLITIQUE DE L’AGRICULTUREIl est donc nécessaire de changer depolitique afin de constituer un méca-nisme permettant à la fois d’assurerune sécurité alimentaire à long termepour tous les pays ou ensembles

géographiques ayant des politiquescommunes, d’augmenter les reve-nus agricoles afin de permettre lesinvestissements de productiviténécessaires, mais aussi de maîtriserles prix alimentaires pour les popu-lations urbaines pauvres.Cela implique de limiter la concur-rence sur les marchés des pays quisont dépendants pour leur alimen-tation afin qu’ils bénéficient d’unniveau de protection permettant ledéveloppement de leur agriculture.Cela implique aussi de nouvellesrègles pour que la concurrence n’en-traîne pas du dumping économique(subventions favorisant les exporta-tions), social (main-d’œuvre trèssous-payée) et environnemental(déforestation et désertificationdécoulant de l’utilisation de tech-niques destructrices du capital natu-rel). Les instances internationalesdevraient en permanence entrete-nir une réflexion prospective demanière à anticiper les risques depénurie et à en avertir les gouverne-ments. Ceux-ci devraient se doterpar ailleurs de politiques limitant la consommation de viande issue de grains (qui met en concurrenceles animaux et les humains) et lesgaspillages alimentaires.Ces orientations sont d’autant plusnécessaires que le changement cli-matique pourrait évoluer vers dessituations très aléatoires : réductiondu potentiel de l’Amérique latine,aridification plus prononcée enAfrique subsaharienne, incertitudeen Chine et en Inde.Enfin, en plus d’une politique agri-cole et alimentaire, c’est une poli-tique de conservation de la biosphèrequi est nécessaire. Sa base techniqueétant l’écologie scientifique, elle devraavant tout trouver les moyens definancer les investissements néces-saires à stopper la dégradation puisà en améliorer le fonctionnementpour les générations futures. n

*MICHEL GRIFFON est chercheuragronome et économiste, ancien directeurscientifique du CIRAD (Centre decoopération en recherche agronomique pourle développement), directeur de l’Agencenationale de la recherche.

Le progrès, y compris numérique, est un allié de poids dans le développement d’une agriculture plus écologique. Ici, trois vues satellites d’un même champ détaillentprécisément les particularités des terrains.

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DÉFIS ÉCOLOGIQUES ET SÉCURITÉ ALIMENTAIRE : L’URGENCE

PAR FRANÇOIS RAMADE*,

LE PLAFONNEMENT DES RENDEMENTS: UN DÉFICOLOSSAL POUR L’HUMANITÉBien que la production des princi-pales cultures vivrières et de l’éle-vage ait augmenté, depuis les années1990, la production alimentaire partête plafonne, et a diminué mêmedans certains pays du tiers mondedu fait de l’accroissement démogra-phique persistant qui contrebalanceles gains obtenus par l’expansion decette agriculture industrielle, ou« conventionnelle ».À terme, la situation des prochainesdécennies sera pire que l’on ne pour-rait l’imaginer. Les données démo-graphiques montrent que la popu-lation mondiale va croître : elle passerade 7,238 milliards d’hommes en 2014

Les données les plus récentes des institutions internationales en charge de l’alimentation et/ou de la santé (OMS, FAO) montrent que 1 milliardd’hommes souffre de sous-alimentation pour l’apport calorique et protéiquequotidien, et en réalité 2 milliards de plus pour les insuffisances qualitativesen micronutriments essentiels : oligoéléments et vitamines…

à 9,7 milliards en 2050, soit de prèsde 2,5 milliards d’individus. C’est undéfi colossal, à la fois technique etsociologique, parce que cet accrois-sement concernera essentiellementdes pays en voie de développement,où la persistance d’une forte nata-lité se traduit aujourd’hui encore pardes temps de doublement de l’effec-tif de leur population inférieurs àtrente-cinq ans : il faudrait d’ici à 2050 doubler la production des cultures et de l’élevage simplementpour maintenir leur situation ali-mentaire déjà déficiente, car c’estdans ces pays que les populations sontaffectées par la sous-alimentation!

ACCROÎTRE LA PRODUCTIONMONDIALE : LES LIMITESQuelles mesures mettre en œuvrepour accroître la production alimen-taire mondiale ? Cela implique unemodernisation de l’agriculture là oùelle se pratique encore selon desméthodes « traditionnelles ».L’étude critique des diverses solu-tions proposées par la FAO et autresAgences responsables du dévelop-pement agricole montre que cha-cune présente au plan écologiquede sérieuses limitations à terme plusou moins proche.

UN MANQUE DE NOUVELLESTERRES RÉELLEMENT CULTIVABLESLa première proposition est de défri-cher de nouvelles terres cultivables.« Seulement » 15,72 millions de kilo-mètres carrés de terres sont cultivés,alors qu’à l’échelle globale les terresémergées dépourvues de glace occu-pent 131 millions de kilomètres car-rés, soit environ 12 % de la surfacedes continents. La proposition reposesur des estimations irréalistes de laFAO, d’après lesquelles un gain desurfaces de terres actuellement inex-

ploitées serait possible. En réalité,une analyse de ces surfaces dispo-nibles montre qu’elles correspon-dent soit à des forêts tropicales, soità des pâturages extensifs. Or ces typesd’écosystèmes présentent une vul-nérabilité climatique et/ou une fra-gilité des sols ainsi récupérés. Enaucun cas ces terres ne devraient êtredéfrichées, par suite des dégrada-tions physico-chimiques que subi-raient rapidement leurs sols après ladéfriche, et s’y ajouterait une aridi-

fication climatique induite par la dis-parition de leur couvert végétal natu-rel. D’ailleurs, divers experts ontrécemment conclu que l’accroisse-ment de la production alimentairetient en une augmentation de ren-dements dans les terres en culture.À ce problème critique des terresagricoles disponibles s’ajoutent leseffets de décisions socio-écono-miques calamiteuses, telles les poli-tiques publiques de divers pays, passeulement développés, favorisant la production de biocarburants. Ces choix détournent de la produc-tion alimentaire des surfaces consi-dérables et croissantes de terres cultivées !

L’ACCÈS À L’EAU : UNE CRISE MONDIALEUne limitation majeure à l’augmen-tation de la production agricole tientdans la disponibilité en eau pour l’ir-rigation. Là encore la situation est

Les besoins en eau del’agriculture sont considérables :plus de 70 % de laconsommation mondiale d’eau.Amplifiée par les chan ge mentsclimatiques […], la situation del’agriculture est devenuecalamiteuse au point que dansplus de cinquante pays […] iln’est plus possible de produirela nourriture de tout hommevenant s’ajouter à la populationdéjà existante.

““

Pour lespopulations déjàaffectées par lasous-alimentation,l’affectationcroissante deterres cultivées àla production de«biocarburants»est calamiteuse. Ci-dessous :cameline.

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plus tendue qu’on ne l’imagine, carparmi les diverses ressources natu-relles critiques l’eau vient au pre-mier plan. En réalité, à la différenced’autres ressources indispensablesaux hommes, la crise de l’eau sévitdéjà dans bien des pays, même parmiles plus développés. Les besoins eneau de l’agriculture sont considéra-bles : plus de 70 % de la consomma-tion mondiale d’eau. Amplifiée parles changements climatiques actuelsqui s’accompagnent d’une augmen-tation de l’aridité dans diverses régionsdu monde, la situation de l’agricul-ture est devenue calamiteuse au pointque dans plus de cinquante pays –parmi ceux où la population conti-nue à croître – il n’est plus possiblede produire la nourriture de touthomme venant s’ajouter à la popu-lation déjà existante.

DESTRUCTION DES SOLS ET POLLUTIONSÀ long terme, l’agriculture « conven-tionnelle » ne peut être durable parles effets négatifs qu’elle provoquesur les terres arables. La rechercheinconditionnelle des rendements, etdonc des profits maximaux, a conduità une « rationalisation » se tradui-sant par une augmentation consi-dérable de la surface des parcelles –certaines, même en France, pouvantatteindre 100 ha d’un seul tenant,s’accompagnant de la pratique d’unequasi-monoculture intensive parrecours à des quantités croissantesd’intrants (engrais chimiques et pes-ticides). Dans le même temps, cetteagriculture industrielle s’est accom-pagnée d’une réduction maximaledes emplois associés, par un recoursmassif à d’énormes machines agri-

coles. Leur utilisation provoque àlong terme un effet négatif sur la fer-tilité des sols et une dégradation deleur structure physique (tassement)et perturbe la circulation de l’eaudans les zones occupées par le sys-tème racinaire des végétaux.Ce type d’agriculture, fondé aussisur un usage massif des herbicides,présente un risque considérabled’érosion des sols. Ainsi, le taux d’éro-sion moyen des sols en culture demaïs, supérieur à 20 t/ha/an est com-parable à celui observé aux États-Unis, dans l’Iowa… Rien d’étonnantpuisque le type d’agriculture prati-quée est calqué sur le modèle misen œuvre dans ce pays !La fertilisation minérale systéma-tique par engrais chimiques pro-voque à long terme une perte de lafertilité intrinsèque des terres culti-vées. Les sols ne recevant que desfertilisants minéraux perdent leurteneur en matière organique, dontdépend la formation du complexeargile-humus, agent de leur fertilité.L’usage d’engrais phosphatés accu-mule dans les sols des quantités crois-santes d’éléments toxiques (arsenic,cadmium, mercure, chrome, molyb-dène, etc.) dont le temps moyen derésidence se compte en milliers d’an-

nées. Il s’agit d’impuretés qui conta-minent les superphosphates utiliséscomme fertilisants, se concentrantinsidieusement dans les sols au fildu temps, d’où un risque sanitairepour les productions agricoles.Ultérieurement, par suite de leurphytotoxicité, ils contribuent à réduirela fertilité des terres cultivables conta-minées.Enfin, l’emploi systématique de pes-ticides a provoqué une pollutiongénérale de l’espace rural… et denotre alimentation, car le type deculture « conventionnel » fondé surle recours à un tout petit nombre deplantes cultivées sur de vastes par-celles provoque la prolifération desprédateurs et des maladies phyto-pathogènes. Ainsi, 280 substanceschimiques pesticides sont autori-sées dans l’Union européenne, dontune proportion importante est can-cérogène. Certaines peuvent connaî-tre un processus de bioamplifica-tion dans les chaînes alimentairesde l’homme et susciter des concen-trations importantes dans l’alimen-tation humaine.De nouvelles familles chimiques depesticides, plus efficaces, ont étérécemment commercialisées avecdes effets collatéraux calamiteux.Pour mémoire, les insecticides néo-nicotinoïdes ont déclenché le déclincatastrophique non seulement desabeilles, mais également de la tota-lité des espèces d’insectes pollinisa-teurs de cultures, qui sont en trèsgrande majorité des espèces sau-vages. La disparition estimée des pol-linisateurs des cultures causerait uneperte annuelle à l’agriculture mon-diale supérieure à 150 milliards dedollars par an.

VERS UNE AGRICULTUREDURABLE, CRÉATRICE DENOUVELLES QUALIFICATIONSLe maintien du modèle de l’agricul-ture « conventionnelle », largementdominant au niveau global, ne per-mettra pas de résoudre le problèmede la faim dans le monde, en raisonde ses limitations et effets pernicieux.Un changement radical des moda-lités actuelles de production tantvégétale qu’animale s’impose.Les agronomes ont proposé depuisquelque temps la solution d’une agri-culture écologiquement intensive,

s

Le type de culture «conventionnel» fondésur le recours à un tout petit nombre de plantescultivées sur de vastes parcelles provoque la prolifération des prédateurs et des maladiesphytopathogènes. Ainsi, 280 substanceschimiques pesticides sont autorisées dans l’Union européenne, dont une proportionimportante est cancérogène.

“ “La populationmondiale devraitpasser de 7,238milliards d’êtreshumains en 2014à 9,7 en 2050.Notre système deproduction agricoleest placé devantd’importants défispour réussir ànourrir tout lemonde dans desconditions sociales,environnementaleset sanitairesacceptables.

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PAR AURÉLIE TROUVÉ*,

L’ACCAPAREMENT DES TERRESCertes, dans l’histoire, les paysansont souvent été privés de leurs terres.Soumis à la colonisation ou à la col-lectivisation, ils en ont été dépossé-

dés dans de nombreux pays. Or lasituation prend un nouveau tour-nant, avec un accaparement desterres à très grande échelle depuisquelques années. Il s’agit d’abord defonds souverains appartenant à despays qui ont des liquidités moné-taires importantes, comme l’Arabiesaoudite. Ces pays achètent des sur-faces immenses hors de leurs fron-tières pour faire fructifier leur argent,ou encore pour sécuriser leur appro-visionnement alimentaire, ou éner-gétique par la culture d’agrocarbu-rants ; il s’agit aussi de grandsentrepreneurs et de fonds financiersprofitant de la hausse des prix ali-mentaires et de la demande en agro-carburants pour investir dans lesterres. Les rendements financiers,véritable objectif de cet accapare-ment des terres, peuvent alors faci-lement atteindre 10 à 20 %1.

Olivier De Schutter, rapporteur desNations unies pour le droit à l’ali-mentation, estime qu’en trois ansseulement (de 2006 à 2009) 15 à 20mil-lions d’hectares ont été accaparésde cette façon, soit l’équivalent dela surface agricole de la France. Lespays touchés sont avant tout pau-vres ou émergents, en Afrique sub-saharienne, mais aussi en Asie, enAmérique latine et en Europe de l’Est.Leurs gouvernements recherchentde l’argent frais, et se rendent ainsicomplices de cette nouvelle occu-pation des terres.Que se passe-t-il quand les grandsinvestisseurs mettent la main sur cesterres ? Pour maximiser les rende-ments financiers, il faut que les loyers,les impôts fonciers versés et la redis-tribution des gains vers l’État et lapopulation locale soient les plus fai-bles possibles. Les habitants y gagnentdonc peu. Et surtout cet accapare-ment est une lourde menace pourleur sécurité alimentaire : les pro-ductions sont essentiellement diri-gées vers les exportations, et nonvers les populations locales. Les pay-sans sont souvent chassés de leursterres ancestrales, car ils ne dispo-sent que de titres de propriété infor-mels. Enfin, en cas de résistance, lesnouveaux propriétaires ou les Étatsn’hésitent pas à utiliser la violencephysique.Les paysans chassés sont alors obli-gés de travailler dans ces méga -exploitations, dans des conditionsen général très dures, sans droitssociaux et pour des salaires de misère.Quant à ceux qui réussissent à sau-vegarder des lopins de terre, ils ris-quent de subir le détournement deseaux souterraines, leur pollution et

s NOURRIR L’HUMANITÉ OU ACCEPTER L’ULTRALIBÉRALISME :L’HEURE DES CHOIXDepuis le début des années 2000, l’agriculture subit une nouvelle financiari-sation : arrivée massive de capitaux extérieurs au monde agricole, dévelop-pement des spéculations financières sur le prix des matières premières,accaparement à grande échelle de terres par des investisseurs privés… La finance mondialisée fait de l’agriculture et de l’alimentation des objets deprofits, avec de graves retombées.

fondée sur les modèles de fonction-nement des écosystèmes, qui per-mettrait d’obtenir des rendementsanalogues à ceux obtenus par l’agri-culture « conventionnelle », avec lesavantages de l’agriculture biologique– sans engrais chimiques ni pesti-cides, mais avec recours à des varié-tés naturellement résistantes auxmaladies, et élevage en plein air fondésur une alimentation du cheptel d’ori-gine locale. En outre, cette agricul-ture se fonde sur une diminution dela taille des parcelles et un accrois-sement de la biodiversité de l’espacerural, en pratiquant des assolementscomptant un plus grand nombred’espèces cultivées simultanément.Ce type d’agriculture imposerait desbouleversements socio-économiques,car il implique l’existence d’exploi-tations plus nombreuses et de plusfaible taille que celles de l’agricul-ture « conventionnelle », une plusgrande attention et une expertisesupérieure dans le suivi des culturesou des animaux d’élevage, donc unpersonnel plus nombreux et plusqualifié que celui que comptent denos jours les exploitations agricoles.Cela mettrait aussi un terme à la« désertification » des campagnes etcréerait de nombreux emplois en destemps où ils font tant défaut…Toutefois, le développement rapided’une telle agriculture et son exten-sion à l’ensemble du monde, bienqu’il soit garant d’une durabilité dela production agricole, ne permet-tra en aucun cas, dans le long terme,d’assurer la sécurité alimentaire mon-diale si l’effectif total de l’humaniténe se stabilise pas rapidement aucours du présent siècle.

*FRANÇOIS RAMADE est professeurémérite d’écologie à la faculté des sciencesd’Orsay, université de Paris-Sud XI.

À LIRE : François Ramade, Un monde sansfamine? Vers une agriculture durable, Dunod,coll. « Université-Sciences », 2014, 332 p.

Dans les payspauvres ouémergents, lesterrains agricolessont accaparés par les grandsgroupes étrangers,chassant parfoisavec violence lespaysans locaux,avec la complicitéde leurgouvernement. Les productionssont ensuiteexportées,achevant ladépossession des populationslocales.

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celle des sols : les terres accaparéesservent à des productions agro-indus-trielles vouées à procurer le maximumde rendements en un temps record.En monoculture, ces terres peuvents’étendre sur des milliers d’hectares,et condamnent alors les ressourcesnaturelles et la biodiversité.

UNE MISE EN CONCURRENCE PAR UNE LIBÉRALISATION DES ÉCHANGES (TAFTA)Le plus important des accords bila-téraux de libéralisation des échanges– le TAFTA – est maintenant sur latable. Le 8 juillet 2013, l’Union euro-péenne et les États-Unis ont entaméles négociations de l’accord trans-atlantique. Le grand marché trans-atlantique représente la moitié duPIB mondial. Pour la Commissioneuropéenne, il s’agit d’aligner l’ac-cord sur « le plus haut niveau de libé-ralisation » qui soit. Elle souhaitel’ériger en modèle, avec des consé-quences pour tous les pays du monde.Les multinationales européennesont déployé un lobbying intense dansla perspective de l’ouverture desnégociations et ont eu de multiplescontacts, que ce soit avec le gouver-nement français ou la Commission.Bien des domaines sont concernéspar cet accord transatlantique, lesservices publics, l’environnement,la finance, les logiciels libres ou encorel’agriculture et l’alimentation ; cettedernière représente un morceau dechoix pour illustrer ce qu’il peut biencontenir. Commençons par les pro-tections aux frontières. Le mandatdonné à la Commission européennepar le Conseil des ministres euro-péens du Commerce du 14 juin 2013appelle à une « réduction substan-tielle des tarifs douaniers ». Or cesdroits de douane restent élevés dansun secteur comme l’agriculture etsont souvent nettement plus impor-tants côté européen. Ils permettentde se protéger vis-à-vis d’une agri-culture états-unienne plus indus-trielle et plus « compétitive », du faitde la médiocrité de certaines pro-tections sociales et environnemen-tales et d’une restructuration agri-cole plus importante outre-Atlantique.La terre et, surtout, la main-d’œu-vre sont souvent bien moins chèresoutre-Atlantique, où on a su profi-ter des économies d’échelle et, dans

certaines régions, de travailleursimmigrés à très bas salaires. Certainesrégions « profitent » de très grandesexploitations ultramécanisées, etprésentent des rendements et desavantages comparatifs qui défienttoute concurrence.Que se passerait-il si ces droits dedouane étaient démantelés ? Faceaux produits agricoles états-uniens,notre propre agriculture n’aurait d’au-tre possibilité que de s’engouffrerencore davantage dans un modèleagro-exportateur néfaste pour l’environnement et l’emploi. LaCommission européenne reconnaîtelle-même que les États-Unis sou-haitent écouler une plus grande par-tie de produits alimentaires de base,comme le blé et le soja. Cela accen-tuerait encore les déséquilibres com-merciaux et le renforcement en Europedu modèle d’alimentation animalemaïs-soja, au détriment des prairieset protéines européennes. Les pers-pectives de promotion des circuitscourts, de la relocalisation des acti-vités agricoles et de l’agriculture pay-sanne seraient considérablementmenacées. Un tel accord rendraitcaduques les maigres efforts menéspar l’Union européenne pour légi-timer sa politique agricole communeautour de pratiques plus écologiqueset de produits de qualité.

La Commission souhaite surtout éli-miner les «autres restrictions au com-merce des biens », autrement dit lesrègles ou normes sanitaires, envi-ronnementales ou sociales qui pré-valent pour la production ou l’échanged’un produit et que la puissancepublique a instituées pour protégerles citoyens. De nombreuses pres-sions sont déjà exercées par les mul-

tinationales, notamment états-uniennes, auprès des décideurspublics dans le cadre des négocia-tions transatlantiques.

DES CONSÉQUENCES SUR LA SANTÉ ET L’ENVIRONNEMENTL’Union européenne et les États-Unisprésentent en effet de fortes diffé-rences de normes sanitaires, envi-ronnementales et de bien-être ani-mal. Et le risque est grand d’uneharmonisation vers le bas. Ainsi enest-il des OGM : en Europe, ils sontsoumis à une procédure d’autorisa-tion, avec une évaluation des risquesobligatoire réalisée par la puissancepublique ; aux États-Unis, les pro-duits OGM sont considérés comme«substantiellement équivalents » auxproduits non OGM et ne requièrentpas d’évaluation de ce type. La listedes OGM autorisés à la culture, à l’éle-vage et à la consommation animaleet humaine est ainsi sans communemesure avec celle de l’Union euro-péenne. Il existe dans le cadre duTAFTA d’inquiétantes perspectivesd’affaiblissement des procéduresd’autorisation des OGM exportés versl’Europe : la liste des OGM autorisésà la consommation – une cinquan-taine actuellement, essentiellementmaïs, coton, soja, colza – pourraitêtre considérablement élargie. Desrisques pèsent également sur les varié-tés autorisées à la culture sur le soleuropéen – pour l’heure, uniquementle maïs MON 810 – et sur les inter-dictions pures et simples des culturesd’OGM émises par certains Étatsmembres, dont la France. Tous cesrisques sont d’autant plus impor-tants que les industries de biotech-nologie américaines en ont fait clai-rement leur objectif numéro un dansles négociations : la BiotechnologyIndustry Organization proteste ainsivigoureusement contre les différencesde normes qui persistent entre lesÉtats-Unis et l’Union européenne etexige «l’élimination des retards injus-tifiés dans le traitement de [ses]demandes pour introduire de nou-veaux produits biotechnologiques ».De façon générale, le gouvernementétats-unien souhaite abaisser le seuilde tolérance de traces d’OGM dansles aliments. Enfin, les lobbys indus-triels comptent affaiblir l’obligationeuropéenne d’étiqueter tout produit

Aux États-Unis, les produits OGM sont considérés comme « substantiellementéquivalents » aux produits non OGM […] Il existe dans le cadre du TAFTAd’inquiétantes perspectives d’affaiblissement des procédures d’autorisation des OGM exportés vers l’Europe.

“ “Remettant en cause les droitsde douanes, le TAFTA menace la promotion descircuits courts, de proximité, la recherche de qualité de l’alimentationanimale… Au contraire, c’est le dumpingenvironnemental,social et sanitairequi est organisé.

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VPAR GUY KASTLER*,

D’après la directive euro-péenne 98/44 (juillet1998), la simple décou-

verte d’un lien entre une séquencegénétique et un caractère d’intérêtest qualifiée d’« invention breveta-ble » ; ce faisant, elle permet derevendiquer un titre de propriété surtoutes les plantes qui expriment cecaractère et contiennent la séquencegénétique associée, y compris si ellespréexistent à l’état naturel. Certes, en1998 la transgénèse était le seul outilauquel on pensait, parce qu’il étaitalors le plus utilisé. Mais seulPolichinelle pouvait croire que lesmarqueurs génétiques ne permet-traient pas rapidement d’identifierpuis de breveter directement lestraits « natifs » des plantes en applica-tion de cette directive.Quelques jours plus tard, Monsantodévoilait son ambition d’acquérir leSyngenta afin de réunir dans sesseules mains la majorité des brevetset le contrôle de plus du tiers du mar-ché mondial des semences et despesticides associés. De 1997 à 2013,on est passé de 7 000 entreprisessemencières, dont aucune ne déte-nait plus de 1 % du marché, à 10 quien contrôlent 75 %. Où est la souve-raineté d’un pays si une seule entre-

BREVETER LE VIVANT?Le 25 mars 2015, la Grande Chambre derecours de l’Office européen des brevets aconfirmé que des plantes issues de procédés«essentiellement biologiques » peuvent êtrebrevetées. Les conséquences de cette déci-sion sont dramatiques.

non OGM, mais également annihilerles progrès réalisés en la matière dansune trentaine d’États américains.La volaille désinfectée avec des solu-tions chlorées fait également partiedes quelques sujets majeurs de préoc-cupation dans une étude réalisée parle Parlement européen. Les États-Unis tentent en effet depuis long-temps d’obtenir la possibilité d’enexporter vers l’Union : tandis quecelle-ci n’accepte que l’eau pour laverles carcasses de volailles pour desraisons sanitaires, les États-Unis auto-risent différents produits de traite-ment contre les pathogènes. LesÉtats-Unis ont déjà contesté cetteinterdiction d’exportation, qui leura coûté des centaines de millions de

dollars de manque à gagner. Ils comp-tent sur l’accord en cours pour faireavancer le sujet.De nombreux autres exemples pour-raient être développés. Mais qu’onne s’y trompe pas, les multinatio-nales européennes ont elles aussides intérêts dans cet accord. Le TAFTAn’est pas l’histoire de gentils Européensqui se feraient dominer par deméchants États-Uniens. Il s’agit bienplus d’une offensive conjointe desmultinationales des deux côtés del’Atlantique pour faire valoir leursintérêts.

DES DÉCISIONS POLITIQUES SUR LESQUELLES ON PEUT PESERL’accord transatlantique sera votéin fine à la fois par le Conseil et leParlement européen, ainsi que parles Parlements nationaux si certainschamps des négociations échappentaux compétences exclusives del’Union. Au Parlement européen, leslignes bougent grâce aux mobilisa-tions citoyennes: peu à peu, de nom-breux mouvements écologistes, pay-sans, syndicaux, de consommateurs,de la santé ou encore de lutte contrela financiarisation s’organisent, enFrance, dans les autres pays euro-péens et aux États-Unis, pour contrerl’accord et son contenu. Ils ont réussi

à dévoiler auprès d’une partie de lapopulation le contenu de l’accordqui est sur la table et tentent d’enfaire un débat de société. Ils ontobtenu de premières victoires, par-tielles mais concrètes, en termes detransparence des informations oude remise en cause de certains aspects.Les mouvements citoyens font le parique, comme l’accord anti-contrefa-çon (ACTA) il y a quelques annéesou l’Accord multilatéral sur l’inves-tissement (AMI) à la fin des années1990, il est possible de faire bascu-ler le rapport de forces au détrimentdu libre-échange et en faveur d’uncommerce plus régulé, fondé sur lacoopération et le progrès social etécologique.

La mainmise de marchés n’est pasune fatalité. Retours aux circuitscourts et au bio, signes de qualité,luttes contre les expropriations despaysans et pour la réappropriationcollective des terres, contre la bre-vetabilité des semences et contre lesOGM, forums pour la souverainetéalimentaire : les luttes et pratiqueslocales se multiplient, au Sud commeau Nord, comme autant d’alterna-tives concrètes à la mainmise desmarchés. Pour qu’elles puissent ser-vir à transformer l’ensemble de nosfaçons de produire, de consommeret d’échanger, il faut qu’elles s’ac-compagnent de politiques en leurfaveur et que cesse la libéralisationdes échanges.

*AURÉLIE TROUVÉ est ingénieur agronome et maître de conférence en économie..

Dernière publication : Le business est dans lepré. Les dérives de l’agro-industrie,éditions Fayard

1. Hubert Cochet et Michel Merlet, « Landgrabbing and share of the value added inagricultural processes. A new look at thedistribution of land revenues »,communication à la conference internationaleGlobal Land Grabbing, Brighton, Royaume-Uni, 6-8 avril 2011.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, […] le TAFTA n’est pas l’histoirede gentils Européens qui se feraient dominer par de méchants États-Uniens. Il s’agit bien plus d’une offensive conjointe des multinationalesdes deux côtés de l’Atlantique pour faire valoir leurs intérêts.“ “

Les États-Unisfont pression pourque les normeseuropéennesd’étiquetage de l’utilisationd’OGM soientremises en cause.

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prise a le pouvoir de décider s’il peutou non produire sa nourriture ?Comment en est-on arrivé là ?

DE LA SÉLECTION PAYSANNE…Toutes les espèces cultivées sontissues de plusieurs millénaires desélections paysannes. En semant denouveau chaque année une partiede la récolte précédente, réguliè -rement enrichie d’échanges desemences venant d’autres champs,les communautés paysannes nousont légué plusieurs millions de popu-lations de plantes, toutes différentesles unes des autres et toutes suscep-tibles d’évolution pour s’adapter sanspesticides chimiques à l’immensediversité et variabilité des terroirs,des climats, des besoins alimentaireset des aspirations culturelles.Au siècle dernier, la sélection sortdes champs et standardise les plantesafin de les adapter au paquet tech-nologique (mécanisation, engrais etpesticides chimiques, irrigation)offert par l’exploitation des énergiesfossiles qui dérèglent le climat. Lesnormes du catalogue accordent auxvariétés distinctes, homogènes etstables issues de cette « améliora-tion des plantes » un monopole absolud’accès au marché. Elles définissentaussi la « propriété intellectuelle »de l’obtenteur, qui peut ainsi inter-dire toute reproduction des semencesde sa variété sans son autorisation.

Les semences paysannes diversifiéeset variables sont exclues du marché.

… À LA CAPTATION DU PHÉNOTYPAGE PAR QUELQUES FIRMESLes premiers OGM, apparus dans lesannées 1980, révèlent un nouveaudroit de propriété intellectuelle sur« le gène et sa fonction ». La direc-tive de 1998 prétendait le cantonneraux OGM. C’était sans compter avecles contaminations génétiques quienvahissent peu à peu toutes les cultures non OGM, ni surtout avecl’évolution du séquençage génétique.Après sept années de travail, unconsortium de laboratoires publics

de dix pays, l’IRGSP (InternationalRice Genome Sequencing Project),a séquencé en 2004 le génome duriz. Entre 2007 et 2008, dix nouvellesespèces ont été séquencées ; depuis2008, cinquante autres. Toutes cesséquences sont enregistrées dansdes bases de données numériques. Dans le même temps, le phénoty-

page à haut débit permet de numé-riser aussi les caractères phéno -typiques des plantes, auxquels sontrajoutés leurs caractères d’intérêt(résistances à un herbicide, à unpathogène, à la sécheresse ; carac-tère nutritionnel ou susceptible d’ali-menter l’industrie de la biomasse…).Les technologies numériques per-mettent dès lors aux multinationales,qui peuvent financer des moteursde recherche informatiques d’unepuissance statistique suffisante, debreveter l’information génétique liantdes séquences génétiques et descaractères phénotypiques d’intérêt.

VERS DES MONOPOLES PRIVÉS DE L’AGRICULTURE MONDIALE?Ces séquences génétiques sont faci-lement traçables dans les variétésconcurrentes, dans les champs, dansles récoltes et les produits qui en sontissus. Le détenteur du brevet peutainsi revendiquer la propriété desvariétés de ses concurrents et desrécoltes des paysans qui contien-nent cette information génétique,même si elle est naturelle et sansaucun recours au produit breveté.Tous les caractères d’intérêt essen-tiels des principales cultures agri-coles sont peu à peu brevetés. Unepart croissante de ces brevets n’estpas développée, mais sert à rançon-ner les paysans ou à absorber lesentreprises concurrentes qui utili-sent ces informations génétiques,souvent sans même savoir qu’ellessont brevetées.Il est temps que le ministre del’Agriculture, qui a déclaré être opposéà ces brevets sur les traits natifs desplantes, passe aux actes : la loi-cadresur la biodiversité – le projet en a étéapprouvé par le Parlement enmars 2015 – doit interdire la breve-tabilité du vivant et garantir le res-pect absolu des droits des paysansd’utiliser, d’échanger et de vendreleurs semences et de les protéger dela biopiraterie.

*GUY KASTLER est délégué général du réseau Semences paysannes.

POUR ALLER PLUS LOIN:www.semencespaysannes.orgwww.semonslabiodiversite.comhttp://no-patents-on-seeds.org/fr/activites-recentes/pas-de-brevets-sur-les-plantes-et-les-animaux

Monsanto estvivement critiquépar ses opposants.La multinationalesymbolise toutesles dérives et les aberrationsdu brevetage du vivant.

Le détenteur du brevet peut revendiquerla propriété des variétés de ses concurrents et des récoltes des paysans qui contiennentcette information génétique, même si elle est naturelle et sans aucun recours au produitbreveté.

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PAR PIERRE LENORMAND*,

L’Assemblée générale desNations unies a fait de 2014l’année internationale de

l’agriculture familiale. Les agricul-tures paysannes (ou familiales) « seulesà même de répondre aux trois défismajeurs de l’alimentation, de l’em-ploi et de l’environnement »(Alternatives économiques, décem-bre 2014) auraient donc de beauxjours devant elles. Mais c’est oublierque cette proclamation n’est que laréplique à la naissance en 2012, ausommet du G8 à Camp David, de laNouvelle Alliance pour la sécuritéalimentaire et la nutrition, au seinde laquelle une dizaine d’États enappellent aux investissements desmultinationales de l’agro-industrie(Cargill, Monsanto, Nestlé) : couron-nement d’un quart de siècle marquépar la percée de très grandes exploi-tations agricoles associées aux trans-nationales agro-industrielles et auxinvestisseurs internationaux.En consacrant deux numéros spé-ciaux à ce qu’il est désormais convenud’appeler les « agricultures de firme »,la revue Études rurales, à laquellecette contribution doit beaucoup, aouvert la réflexion sur cette nouvellecomposante lourde de l’agriculturemondiale.

UNE OFFENSIVE PLANÉTAIREMULTIFORMEIl y a d’abord les héritiers des plan-tations de l’époque coloniale, expor-tatrices de divers produits tropicaux(canne à sucre, hévéa, bananes, pal-miers à huile) et qui perdurentaujourd’hui en s’ouvrant à de nou-velles spéculations (agrocarburants),comme les établissements Bolloréen Afrique noire.En Afrique, en Indonésie et dans lesÉtats peu peuplés d’Asie, une nou-velle génération de grandes exploi-tations s’est développée sur la basedu vaste mouvement d’accapare-ment des terres, où plusieurs dizainesde millions d’hectares ont été arra-

AGRICULTURES DE FIRME : L’OFFENSIVELes grandes firmes agricoles sont lancées dans la course au gigantisme. Face aux modèles socialement etécologiquement désastreux qu’elles développent, des paysans proposent parades et choix différents.

chés aux exploitations paysannespréexistantes, avec la complicité desgouvernements en place, par achatsou le plus souvent par baux à longterme : firmes privées et sociétésd’État rivalisent dans cette courseaux terres fertiles.En Amérique du Nord, l’existence degrandes exploitations de culture etd’élevage est connue depuis long-temps. Dans l’Amérique du Sud tempérée, en Amazonie, d’immensesfeedlots (« parcs d’engraissement »)destinés à l’élevage du bétail voisinent avec de très vastes exploi-tations pratiquant la monoculturemotorisée du soja ou du maïs pourl’exportation.Sur notre continent, de très grandesexploitations sont aussi présentes ;trouvant leurs racines dans la der-nière phase de l’industrialisation desagricultures socialistes, elles occu-pent une place parfois prépondé-rante en Europe orientale. Un exem-ple éclatant en est donné par l’Ukraine,où dix-sept exploitations agro-indus-trielles géantes, de plus de 100000 ha,coexistent avec la myriade de petitesexploitations de subsistance héri-tées des lopins de la période socia-liste. Oligarques ukrainiens, russeset européens y sont à la tête de puis-sants agroholdings, répartis en divers

clusters de plusieurs milliers oudizaines de milliers d’hectares.Au sein même de l’Union européenne,les agrifirmes de plusieurs milliersd’hectares, économiquement domi-nantes en République tchèque et enHongrie, sont aussi bien représen-tées dans l’est de l’Allemagne.En France, la campagne récentemenée contre les vingt-neuf fermes-usines, sans doute moins gigantesquesque d’autres, atteste la percée desagrifirmes dans un pays jusque-làrelativement protégé des formes lesplus poussées de concentration agraire.

QUATRE CARACTÈRESEN COMMUNUne taille hors norme est sans douteleur premier critère distinctif, maiséminemment relatif car dépendant

des structures d’exploitation propresà un espace donné : on sait à quelpoint elles peuvent, à l’intérieur d’unmême pays, être diverses, suivant lesrégions ou l’orientation technico-

Accordant la préférence aux exportations,les firmes entrent en contradiction avec le principede souveraineté alimentaire qui permettrait auxpeuples de se nourrir eux-mêmes.“ “

Entre océans de soja sanshommes etexploitation hors-solrobotisée,l’agriculture de firmeest en recherchepermanente de réduction de l’emploi et des hausses deproductivité, et peu importent les conséquences.

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économique – maraîchage ou grandeculture motorisée, par exemple – eta fortiori d’un pays à l’autre. Mêmeen recourant aux conventions sta-tistiques pour comparer les exploi-tations entre elles, le critère de tailleapparaît nécessaire mais insuffisantpour définir l’agriculture de firme.C’est du côté de la forme de produc-tion, c’est-à-dire « la manière donts’articulent les facteurs de produc-tion (la terre, le capital, le travail) »qu’il faut chercher ce qui distingueles agricultures de firme des exploi-tations familiales, « caractérisées parle lien organique entre l’unité de pro-duction et la famille exploitante, paropposition à l’agriculture entrepre-neuriale dont le capital appartient àdes acteurs déconnectés de l’activitéproductive ».La présence dominante de capitauxnon familiaux est le deuxième cri-tère déterminant des agricultures defirme : capitaux issus de l’industrieou du commerce agroalimentaire,voire du BTP ; plus largement, inves-tisseurs privés ou institutionnels,fonds de pension ou d’investisse-ment, fonds souverains. Se dévelop-pant à la faveur des hausses de prixet des spéculations consécutives auxcrises périodiques de pénurie, de telsinvestissements sont très volatils, etsoumis au jeu des désengagements,des rachats, des fusions qui mar-quent déjà, par exemple, la jeunehistoire d’AgroGeneration, l’agro-holding ukrainien créé par CharlesBeigbeder.Le troisième critère, tout aussi déci-sif, est celui d’un apport en travailà dominante non familiale d’em-plois salariés, qui peuvent être trèsqualifiés comme très dévalorisésmais soumis les uns et les autres àla recherche systématique, qui estau cœur de la logique productiviste,de la productivité maximale du tra-vail tendant, entre océans de sojasans hommes et exploitations horssol robotisées, à la réduction sansfin de l’emploi agricole.Sous des statuts et des formes juri-diques variées, y compris associa-tives, ces très grandes exploitationsont en commun un dernier carac-tère, leur intégration – plus ou moinscomplète et de manière diversifiée,il est vrai – avec les industries d’amontet/ou d’aval dans de grands ensem-

bles dont l’activité agricole, simpledépartement parmi d’autres, dépendde choix qui lui sont largement exté-rieurs, à l’opposé de la revendica-tion d’autonomie des exploitationspaysannes.Soumises enfin à une gestion de typemanagérial, les agrifirmes pourraienttout aussi bien se définir commecapitalistes, mais d’un type nouveau,intégrant production primaire, indus-trie, commerce, crédit, conseil, assu-rance : forme de production inédite,cette nouvelle génération serait enpasse de s’imposer et de marquer deson empreinte le devenir des agri-cultures mondiales.

UNE NOUVELLE POUSSÉE DECONCENTRATION AGRAIRELe développement de cette strate detrès grandes exploitations offre denouveaux arguments aux tenantsd’une agriculture où les formes pré-capitalistes de production auraient,enfin, laissé la place à la grande entre-prise. En éliminant de très nom-breuses exploitations, la poussée desagricultures de firme a ouvert unenouvelle phase aiguë de concentra-tion directe et indirecte, par absorp-tion, marginalisation hors du mar-ché et, finalement, expulsion desplus fragiles. Elle aiguise l’esprit decompétition, qui imprègne déjà nom-bre d’exploitations paysannes.L’adhésion de ces puissantes agri-firmes aux règles d’un marché tota-lement dérégulé renforce la concur-rence des producteurs et des territoiresentre eux, et conforte un systèmedes « prix mondiaux » – où prix debraderie voisinent avec prix d’au-baine – qui éloigne toute perspec-tive de voir satisfaite la revendica-

tion de prix à la production stableset rémunérateurs, vitale pour lesexploitations familiales.Accordant la préférence aux expor-tations, elles entrent en contradic-tion avec le principe de souverainetéalimentaire qui permettrait aux peu-ples de se nourrir eux-mêmes, commele préconisent notamment les orga-nisations membres de Via Campesina.Le développement des agrifirmes sefait toutefois sous le feu d’un fais-ceau de critiques, de plus en pluspartagées dans la société, voire dansla profession agricole. C’est pour yrépondre que Mars, Danone etquelques autres ont lancé en France,au printemps 2015, un fonds com-mun d’investissement en soutienaux agricultures familiales africaines,ainsi assujetties à leurs généreuxsponsors.

UN NOUVEAU FRONT CONTRE DESALTERNATIVES DURABLES?Les critiques portent aussi sur le volettechnique du productivisme.Recherchant des rendements phy-siques toujours croissants, poussanttoujours plus avant les spécialisa-tions et les simplifications culturales,les agricultures de firme – et les autresexploitants qu’elles inspirent – enperpétuent les principaux traits: uneorganisation verticale de la produc-tion par filière, commercialementjustifiée mais agronomiquementdésastreuse, tournant le dos à l’ap-proche horizontale que développentles agriculteurs les plus novateurs(rotations longues et diversifiées,association étroite entre culture etélevage).Divers contre-modèles techniquespourtant sont apparus, s’inspirant

Divers acteurss’emploient àdiffuser despratiquesd’agricultureresponsable, denon-labour ouencore de semisdirect souscouvert.

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

ragé un temps la consommation deplats tout préparés, faute d’étique-tage, non obligatoire sur la viandedite « transformée ».

UNE CONCURRENCE VACHELes éleveurs de bovins français, déjàfragilisés, en font les frais malgréleurs efforts de qualité et de respectde règles sévères de traçabilité, moinsévidents ailleurs. Le patrimoine bovinde l’Hexagone, digne d’intérêt poursa qualité gustative, est menacé dedisparition (500 suicides d’éleveursentre 2010 et 2013), et s’installe une« lutte de classe » parmi les vaches,entre les laitières en fin de carrière,enfermées, et les blondes en liberté,nourries à la graine de lin. La poro-

PAR ANNE RIVIÈRE*,

La découverte britannique de lasagnesFindus, puis Picard, à la viande decheval – moins chère que le bœufannoncé sur l’emballage – a focalisél’attention en 2013 sur de longs cir-cuits commerciaux intra-européensignorés du public, ponctués de tra-ders pressés de vendre, de sous-trai-tants et de parcours embrouillés maistrès rémunérateurs. La révélationd’approvisionnements en lots de« minerai » de viande (chutes dedécoupes jamais utilisées avant 1970),conditionnés sous forme de briquessurgelées, retrouvées partout enEurope – et jusqu’à Hong Kong – chezles plus grands distributeurs a décou-

du principe général de l’intensifica-tion écologique (agriculture dura-ble, agriculture biologique, agroé-cologie), autant d’options auxquellesles agrifirmes et autres exploitantsproductivistes se refusent commu-nément à envisager. Il leur faut parconséquent, au-delà du déni, trou-ver des parades, ou des alternatives,dont trois exemples, français, sontdécrits ci-dessous.

DES DÉMARCHES ALTERNATIVES?Une première démarche consiste,sous l’étiquette agriculture écologi-quement intensive, à réduire le contenud’une approche globale touchanttous les compartiments de l’acte pro-ductif à un nombre restreint de bonnespratiques agricoles, utiles mais iso-lées de l’ensemble. C’est, par exem-ple, ce que la firme coopérative Terrenapropose à ses adhérents, qui croientpouvoir ainsi s’affirmer vertueux touten conservant l’essentiel d’uneapproche productiviste.Une deuxième démarche consiste àreconnaître la réalité des problèmeset à leur appliquer des réponses inno-vantes : confrontée aux excédentsd’effluents d’élevage, la ferme des1 000 vaches a mis en place un grosprogramme de méthanisation, auxconséquences discutables : effetsencore mal évalués de la réductiondes retours organiques au sol, pres-sion accrue sur le prix du lait, légi-timation de la fuite en avant dans lataille des élevages.Une troisième démarche consiste àallumer des contre-feux, parfois trèsélaborés, répondant à certaines cri-tiques mais en ignorant d’autres. Ladiffusion du non-labour et semisdirect sous couvert en grande culturemotorisée qu’analysent, en termestrès mesurés, Ève Fouilleux et FrédéricGoulet (2012) est un cas d’école. Cetteincontestable bonne pratique, a priorirespectueuse des sols, s’est diffuséeà partir des États-Unis parmi les agri-firmes brésiliennes ou argentinesspécialisées dans la monoculture dusoja ou du maïs : outils de travail dusol et de semis adaptés, semencestransgéniques Roundup Ready, épan-dage généralisé de glyphosate. Unlabel environnemental « Soja res-ponsable » lui a même été attribué.Sous des appellations variées (tech-niques culturales simplifiées, agri-

culture de conservation), ce nou-veau modèle, présenté comme ver-tueux, est promu en France pardiverses associations d’agriculteurs,dont le réseau BASE (Biodiversité,Agriculture, Sols, Environnement).Notre pays, il est vrai, rejette pourl’instant la généralisation des semencesgénétiquement modifiées. L’Institutde l’agriculture durable, cofondé parLuc Guyau, s’emploie à préparer lesesprits et les agriculteurs – de firmeou familiaux – à l’étape suivante.Après avoir enterré la directive « sols »,pas à pas et pays par pays, l’Unioneuropéenne y travaille.

GAGNER LA BATAILLE DES IDÉESL’argument suprême de cette nou-velle figure du capitalisme mondia-lisé serait son aptitude à nourrir lemonde, encore faudrait-il que lademande soit solvable. Et ce serait

aussi, on croit l’avoir montré, audétriment de l’emploi et de l’envi-ronnement. Au productivisme décom-plexé, il nous faut donc résolumentopposer des systèmes de produc-tion tendant à la satisfaction desbesoins humains, en respectant laterre et le travailleur, par la valori-sation de toutes les ressources desagro-éco-systèmes. Cette interven-tion, éminemment politique, passepar la participation aux luttes, nom-breuses et variées : Journée anti-Monsanto, défense des terres agri-coles et des élevages à taille humaine,soutien aux exploitations qui refu-sent les logiques d’agrandissement.Avec l’objectif de gagner aussi, avantqu’il ne soit trop tard, la bataille desidées.n

*PIERRE LENORMAND est géographeruraliste

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UNION EUROPÉENNE ET VIANDESTRANSFORMÉES : UN SCANDALE PEUTEN CACHER D’AUTRESLa libre circulation des marchandises dans l’UE a conduit à de nouvelles répar-titions de productions complémentaires. Le pays «naisseur » est parfois à descentaines de kilomètres du pays «d’embouche», et peut ainsi tirer profit deréglementations différentes et de contrôles moins serrés pour obtenir, à lavente, sinon une viande de qualité du moins un poids et un profit supérieurs.

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sité due à la fonte des effectifs doua-niers, des contrôles vétérinaires insuf-fisants et la démoralisation des ser-vices supposés contrôler –numériquement – des indicationsvagues, voire inexactes, y ont contri-bué. Qui sait que seul 0,01 % des pro-duits sont vérifiés par les douanes àleur entrée sur le territoire européen,qui ne protège guère son agricul-ture ?

VERS UN « CHEVALGATE »?Le cheval n’est pas une mauvaiseviande, au contraire, mais peut ledevenir par son origine, parfois dou-teuse, ou du fait d’une tricherie dansla fixation de sa provenance: retraitepaisible ou abattage, racheté à 10 €pièce aux États-Unis ou ailleurs (avec,par exemple, présence de phényl-butazone, antidouleur interdit dansla chaîne alimentaire humaine). Lerisque d’un « Chevalgate » interna-tional est permanent, alors que d’an-ciens scandales sont dans lesmémoires : vache folle, farines ani-males (de retour depuis 2013) pournourrir poissons et crevettes.La profession déplore la baisse conti-nue en France de consommation demorceaux dits « nobles » en viandefraîche au profit de steaks hachés,moins chers, de composition mul-tiple. Il y a aussi du porc dans lebœuf… à l’occasion de cette guerredes prix, sans police économiqueeffective.

QUALITÉ OU TRAÇABILITÉ?La Commission européenne n’a pasdit que les provenances diverses dansle matériau usiné rendent difficilel’identification. En revanche, elle s’estémue du souhait des consomma-teurs d’une traçabilité, un peu pluschère, mais n’a rien dit quant au

niveau des salaires et revenus quiexpliquent les choix alimentaires d’ungrand nombre, selon la logique duprix le plus bas. Ne faut-il pas nour-rir le travailleur peu payé ou préca-risé tout en maintenant la profitabi-lité pour les grands distributeurs ?Face à une industrie de la viandemondialisée, deux ans pour accéderà une forme d’étiquetage CEE desviandes transformées est-ce suffi-sant pour rassurer et éliminer lesrisques réels de trafics ? La frontièreentre la tromperie sur la marchan-dise, ayant généré des bénéfices del’ordre de 1 000 %, et un mode deproduction intensif qui fait appel àl’« autocontrôle », tant qu’il n’y a pasde drame sanitaire avéré, sembleassez mince au vu de récidivesrécentes.

D’autres facteurs menacent les pro-ductions de qualité, lesquelles pour-raient néanmoins faire la différence.Parmi ces facteurs, signalons sur-tout le dumping social et ses consé-quences sur le prix et la qualité dubœuf et du porc : par application dela loi du pays d’origine, des salariés

roumains, polonais ou autres tra-vaillent dans les élevages industrielsintensifs d’Allemagne pour 7 €l’heure. En même temps, les terresroumaines sont rachetées par desfinanciers collectant des subven-tions pour le « bio », spoliant lespetites exploitations familiales.

La dérégulation de la production delait va aussi aggraver les risques pournotre filière bovine dans une flam-bée de concurrences déloyales, audétriment des veaux, dont le sortn’est guère enviable.La perspective d’un traité transat-lantique [voir article « Les agricul-teurs de montagnes dans l’étau libé-ral »] et de la subséquente arrivéemassive de viandes provenant desÉtats-Unis – de 300 000 à 600 000 tissues de bêtes nourries dans desstalles sans herbe, les feedlots (« parcsd’engraissement »), hormones etantibiotiques à la clef – est inquié-tante.Les citoyens doivent se préoccuperdu TAFTA [voir Progressistes no 6]pour défendre leur souveraineté ali-mentaire… et leurs paysages. n

*ANNE RIVIÈRE est juriste

La Commissioneuropéenne s’est émue dusouhait des consommateursd’une traçabilité, un peu pluschère, mais n’a rien dit quantau niveau des salaires etrevenus qui expliquent leschoix alimentaires d’un grandnombre, selon la logique du prix le plus bas.

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Qui sait que seul 0,01% des produitssont vérifiés par les douanes à leur entrée surle territoire européen, qui ne protège guèreson agriculture ?“ “

Après lesscandales des

vaches folles, desfarines animales(réautorisées) et

des antibiotiques,la menace d’un

«chevalgate»plane, tant est

mal encadrée etcontrôlée l’origine

de cette viande.

Dans toute la France, c’est avecbeaucoup de fierté et de passion quedes éleveurs protègent et développentles espèces bovines de notre pays. Ici : départ de blondes d’Aquitaine pour le Salon de l’agriculture de Paris.

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1957-2015: L’ÉVOLUTION DE LA POLITIQUE AGRICOLE COMMUNEAu-delà des grands principes, l’Union européenne traduit son existence engrands axes politiques, dont la politique agricole commune (PAC). Mise enplace en 1957 selon des objectifs d’autosuffisance et de protectionnisme,elle s’inscrit aujourd’hui pleinement dans les logiques libérales mondiales.

PAR JEAN-PIERRE BOINON*,

DU BESOIN D’AUTOSUFFISANCEAUX EXCÉDENTS ENCOMBRANTSDans un contexte de guerre froideet de fin de l’empire colonial fran-çais, pour assurer durablement lasécurité alimentaire de l’Europe del’Ouest et encourager la productionagricole, le traité de Rome de 1957jette les bases d’une PAC qui favo-rise l’augmentation de la productivitéde l’agriculture en développant leprogrès technique et qui garantissedes prix raisonnables pour le pro-ducteur comme pour le consomma-teur. La PAC repose ainsi sur troisprincipes :– la liberté complète des échangesentre États membres (prix uniqueeuropéen, réglementation unique) ;– la préférence communautaire, quidonne la priorité à la productiondomestique par rapport aux biensimportés avec la mise en place detarifs douaniers communs ;– la solidarité financière, selon laquelleles dépenses induites par la PAC sontassurées par le budget communau-taire et non pas par le budget dechaque État membre.La Communauté finance l’effort deproduction des agriculteurs en garan-tissant les prix et les débouchés, cequi favorise l’investissement en agri-

européenne propose en 1992 uneréforme de la PAC, qui se traduitpar une baisse des prix d’interven-tion, une réduction des surfacesen production et des compensa-tions de revenus aux agriculteurs.L’accord agricole de l’Uruguay Roundde décembre 1993 est un compro-mis permettant de débloquer lasituation et ouvrant la voie à la créa-tion de l’Organisation mondiale ducommerce (OMC). La principaleconcession européenne est la sup-pression des prix de seuil et leurremplacement par des droits dedouane fixes, qui sont réduits de36 %. Les seuls soutiens à l’agricul-ture tolérés sont ceux qui n’affec-tent ni le fonctionnement des mar-chés ni la détermination des prix,et ils doivent être justifiés par lescontributions non marchandes posi-tives de l’activité agricole.

2003 : INSTAURATION DU DÉCOUPLAGE DES AIDES À LA PRODUCTIONAvec pour objectif de libéraliser com-plètement le commerce mondial deproduits agricoles, en 2003 uneréforme en profondeur de la PACintroduit le découplage des aides dela production : il n’est pas nécessairede produire pour obtenir les aides.Cette réforme, d’inspiration libé - rale, laisse une grande liberté auxÉtats membres dans ses modalitésd’application.Certains pays, comme le Royaume-Uni et l’Allemagne, ont opté pour undécouplage total des aides, avec despaiements uniformes par hectare etun renforcement des transferts favo-risant les fonctions environnemen-tales de l’agriculture et le dévelop-pement des zones rurales ; d’autres,comme la France, l’Espagne ou lePortugal, ont choisi au contraire deréduire au minimum les change-ments pour limiter les effets en matièrede réorientation des productions(maintien du couplage des paiementsà la production) ou de redistributiondes aides (références historiques).Les négociations à l’OMC sont mar-quées par le poids grandissant despays émergents, notamment ceuxqui sont exportateurs de produitsagricoles, qui contestent les poli-tiques protectionnistes des États-Unis et de l’Union européenne. Si la

culture et l’augmentation de la pro-duction. Pour chaque catégorie deproduits est fixé un prix d’interven-tion auquel la puissance publiques’engage à acheter toutes les quan-tités offertes du produit. Pour empê-cher la concurrence des produitsétrangers, un prix de seuil est fixé.C’est un prix minimum en dessousduquel les importations en prove-nance des pays tiers ne peuvent entrersur le marché communautaire. Ceprix de seuil est supérieur aux prixd’intervention.Si, à l’aube de la décennie 1970, lebilan de la PAC apparaît satisfaisant,celle-ci n’est pas exempte de contra-dictions. Le développement de laproduction nécessite de trouver denouveaux débouchés extérieurs àdes prix inférieurs à ceux du marchéintérieur européen. Les excédentsdans plusieurs secteurs (lait, vin,céréales, viande bovine) pèsent deplus en plus lourd dans le budgetcommunautaire (frais de stockageou de destruction, subventions auxexportations). La solution proposéepar les libéraux de la Commissioneuropéenne est une baisse des prixgarantis, une accélération de l’inser-tion de l’agriculture dans une logiquede compétitivité en même tempsqu’une forte diminution de la popu-lation active agricole.

1984 : LES NÉGOCIATIONSINTERNATIONALES CONTRE LA PACÀ partir de 1984, les questions agri-coles sont à l’ordre du jour desnégociations internationales visantà réduire les barrières douanièresqui faisaient obstacle au dévelop-pement du commerce mondial.Les États-Unis demandent uneréforme profonde du mécanismeeuropéen de protection de l’agri-culture communautaire. Dans lecadre de ces négociations, l’Union

À l’origine, la PAC aété mise en place

lors du traité deRome de 1957 pour

permettre à uneEurope dévastée

d’assurer sa propresécurité alimentaire.

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conférence de Hong Kong en décem-bre 2005 admet la suppression totaledes subventions aux exportationsagricoles à l’échéance 2013, aucuncompromis n’a pu être réalisé sur laréduction des droits de douane etdes quotas d’importation, malgréd’importantes concessions faites en2008 par le négociateur européen,le Britannique Peter Mendelson.

LE BOOMERANG DES CRISES ALIMENTAIRES ET DE L’ENVIRONNEMENTDans le contexte de blocage des négo-ciations agricoles à l’OMC, de vola-tilité accrue des prix mondiaux desproduits agricoles, ayant conduit en2008 à des émeutes de la faim, etpour prendre en compte l’élargisse-ment de l’Union européenne auxpays de l’Europe centrale et orien-tale (PECO), le commissaire euro-péen à l’agriculture, le RoumainDacian Ciolos, propose une réformede la PAC pour la période 2013-2020.

Elle a pour objectif d’insérer dura-blement l’agriculture européennedans les échanges internationaux. L’approvisionnement en produitsalimentaires sur le marché mondialau prix le plus bas est définitivementacté. La question de la volatilité desprix agricoles est réglée par « un sou-tien renforcé en faveur des instru-ments d’assurance». Aussi, la gestion

des marchés agricoles sur laquellereposait tout l’édifice de la PACconstruite en 1962 est réduite à unsimple filet de sécurité. La notion de« compétitivité durable » qu’emploiele commissaire traduit la contradic-tion qu’il y a à vouloir insérer l’agri-culture dans une logique de régula-tion internationale par le marché,sous les auspices de l’OMC, et enmême temps de vouloir assurer lasécurité alimentaire à long terme desEuropéens avec de petits produc-teurs contribuant aux équilibres ter-ritoriaux et environnementaux.Les propositions législatives qui résul-tent de ces orientations sont réduitesà un cadre de distribution d’une enve-loppe budgétaire (40 % du budgeteuropéen), sans aucune garantie sursa pérennité. Ces aides doivent êtremieux réparties entre pays membreset entre agriculteurs (20 % des agri-culteurs européens se partagent 80 %des aides), encourager des pratiquesagricoles bénéfiques pour le climatet l’environnement et favoriserl’installation de jeunes agriculteurs.Pour les plus libéraux, cette réformeentrave la compétitivité desagriculteurs européens sur le marchémondial.Au Parlement européen, le groupede la Gauche unitaire européenne(GUE) propose quant à lui desamendements qui vont dans le sensd’une politique agricole plus juste :plafonnement significatif des aides ;convergence rapide et obligatoiredes soutiens ; aide complémentaireaux petites fermes qui fournissentle plus d’emplois ; couplage maxi-mum aux productions fragilisées,dont l’élevage ; obligation de rota-tions incluant des légumineuses ;soutien renforcé au développementrural, en excluant les subventionsaux systèmes d’assurance privée. Cesamendements sont rejetés par lamajorité de droite.

QUI PROFITE DE LA RÉFORME DE LA PAC?Le règlement finalisant la réformede la PAC pour l’après-2013 ne pré-voit que de faibles contraintes pourbénéficier des aides environnemen-tales (seuls 5 % des terres arables ensurfaces d’intérêt écologique). Laproposition de plafonnement desaides est abandonnée, et la réduc-

tion des aides aux plus gros agricul-teurs ne devra pas diminuer leursprimes de plus de 30 %. Le budgetde la PAC est réduit de 11,3 % sur lapériode 2014-2020 par rapport à lapériode 2007-2013.Le développement rural, qui permetde financer des actions environne-mentales et de développement éco-nomique des territoires ruraux, a étésacrifié sur l’autel des négociationsbudgétaires. Il continuera donc à nereprésenter que 1/9 de l’enveloppetotale reçue par la France.L’application des quelques mesurespositives qui ressortent de ce com-promis (surprime aux premiers hec-tares, aides aux petits agriculteursou aux jeunes agriculteurs, défini-tion de l’agriculteur actif à qui lesaides sont réservées) est laissée àl’initiative des États membres. LaFrance ne consacrera que 20 % del’enveloppe nationale (au lieu des30 % que proposait le règlement euro-péen) à la surprime permettantd’augmenter les aides aux petits agri -culteurs, et ne la mettra que progres-sivement en application.

REPENSER LA PACLa PAC devrait d’abord répondre àla satisfaction des besoins alimen-taires de la population, en assurantla souveraineté alimentaire desEuropéens tout en préservant lesagricultures fragilisées des pays duSud. Or les prix des produits agri-coles soumis aux variations spécu-latives des marchés mondiaux, entraî-nent la disparition massived’exploitations et d’emplois sur lesterritoires, au profit de l’agrandisse-ment et de la capitalisation.Les députés GUE au Parlement euro-péen se battent pour le renforcementdes mécanismes de régulation desmarchés agricoles, pour une vraiepolitique agricole et alimentaire quimette l’Union européenne à l’abrides fluctuations spéculatives sur lemarché mondial, qui garantisse lerevenu et l’outil de travail des petitspaysans et qui favorise la transitionvers une agriculture moins pro -ductiviste et plus respectueuse del’environnement. n

*JEAN-PIERRE BOINON est économiste,professeur émérite d’économie agricole àAgrosup Dijon.

La France ne consacrera que 20% del’enveloppe nationale (au lieu des 30% queproposait le règlement européen) à la surprimepermettant d’augmenter les aides aux petitsagriculteurs, et ne la mettra queprogressivement en application.

“ “Comme lesPays-Bas,chaque payseuropéen estdessiné par ses paysagesagricoles.

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

PAR MARIE-NOËLLE BERTRAND*,

es quotas laitiers avaient étécréés afin de juguler une sur-production européenne deve-

nue mortifère: à la sortie de la SecondeGuerre mondiale, les États avaientencouragé la filière à produire pluspour répondre à une demande crianteautant que croissante. La politiqueagricole commune avait pris le relais.Très vite, la demande européennene devait plus suffire à écouler le pro-duit. L’UE, un temps, rachètera lessurplus, écoulés ensuite à bas prixdans les pays pauvres, déstabilisantdu même coup leurs marchés locaux(cette politique d’aide aux exporta-tions durera très longtemps).Mais en 1984 l’UE instaure des quo-tas. Limitant la production laitièreau niveau de la demande (peu ouprou…), ils auront permis, pendantplusieurs années, de garantir un prixstable aux éleveurs et une présencede la production laitière sur tout leterritoire des fermes d’ampleur rai-sonnable : aujourd’hui encore, lataille moyenne des exploitations laitières se limite à 52 bêtes.Programmée depuis 2004, la fin desquotas relance le débat: alors que lescubages promettent de se multipliersur le continent (l’Irlande a d’ores etdéjà annoncé qu’elle comptait aug-menter les siens de 50 % d’ici à 2020),nul ne saurait prédire l’impact quecela aura sur la filière française, 2e pro-ductrice de l’UE, derrière l’Allemagne.Conjoncture à hauts risques, redou-tent certains. Opportunité d’expan-sion, clament d’autres, qui misent surle marché international.

1 MILLIARD D’EUROS POUR CONQUÉRIR LE MONDE« L’équilibre du marché laitier de l’UEest largement influencé par l’offre etla demande au niveau mondial »,relève ainsi le COPA-Cogeca, consor-tium européen regroupant les grandesorganisations agricoles (entre autres

LA FIN DES QUOTAS LAITIERSIls étaient la dernière mamelle de la régulation laitière : vieux de trente et un ans, les quotas laitiers ont prisfin le 31 mars 2015 pour laisser grandes ouvertes les vannes de la production européenne. Les répercussionssont mondiales. Le développement de circuits de proximité, notamment dans les pays émergents, sont, eux,renvoyés aux calendes grecques.

la FNSEA) et leurs coopératives. « Ilest important d’accéder aux marchésémergents et d’améliorer notre accèsaux marchés des pays vers lesquelsnous exportons déjà. » Visés: les États-Unis et le Canada. « Certaines négo-ciations commerciales bilatéralesreprésentent des opportunités stra-tégiques pour les exportateurs euro-péens de produits laitiers », noteencore le COPA-Cogeca, en référenceau TAFTA et au CETA.

Les pays en développement, dont lacroissance, mais aussi la précaritéde production ouvrent des perspec-tives, sont devenus la cible à attein-dre. « Pour gagner 1 000 € avec du

lait, il faut en avoir investi 5 000 enamont », soulignait ainsi AndréBonnard, de la Fédération nationaledes producteurs laitiers (FNPL), syn-dicat affilié à la FNSEA, en avril der-nier, répondant aux questions del’Humanité. « Les pays émergents pré-fèrent investir dans les céréales, quiimpliquent cinq fois moins d’inves-tissements. » Les marchés africainsintéressent à moyen terme. Déjàmûrs, ceux de l’Asie du Sud-Est, etplus encore de la Thaïlande et de laChine, font carrément se lécher lesbabines européennes.De fait, le mouvement est engagé :entre 2013 et 2014, les importationsde lait en provenance du VieuxContinent y ont augmenté de 59 %.Candia, Danone… industriels et grossescoopératives ne sont pas en reste.Sodiaal, qui a signé un accord avecune société chinoise, prévoyant d’écou-ler son lait en poudre produit dansdeux usines fraîchement construitesen Bretagne, a aussi mis les pieds enChine. Au total, le Centre national

Les projets de«ferme-usine» créent devéritablesconfrontationsculturelles etsociétales entreplusieurs modèleséconomiques enFrance. Lespremièrespourraientsérieusementaffaiblir lesdeuxièmes, sanspour autant degarantie de succèséconomique.

Limitant la production laitière au niveau dela demande (peu ou prou…), ils auront permis,pendant plusieurs années, de garantir un prixstable aux éleveurs et une présence de laproduction laitière sur tout le territoire des fermesd’ampleur raisonnable.

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AGRICULTUREFRANÇAISE : REPÈRES GRANDES DATES Une histoire séculaire. Luttes paysannes conti-nues des petits propriétaires et métayers dontles gros propriétaires sont la cible. Au milieudu XXe siècle, la CGA (Confédération généralede l’agriculture) en est le creuset. 1945. La paysannerie, encore nombreuse, ajoué un rôle dans la Résistance. Des réformess’imposent en faveur des petits paysans. 1946-1947. Loi sur les coopératives : héri-tières des fruitières séculaires et de l’entraidepaysanne, les coopératives sont consacréespar la loi de 1947. Elles peuvent se vouer àla production, à la commercialisation ou àl’achat de produits. Statut du fermage qui protège les exploitantsnon propriétaires. Loi sur les CUMA (coopératives d’utilisationdu matériel agricole); qui prennent leur essoraprès 1965. 1962. Parité enseignement agricole-éduca-tion nationale.Codification dans la loi des GAEC (groupe-ments agricoles d’exploitation en commun),qui regroupent principalement des exploitantsfamiliaux.

Les politiques agricoles sont ensuite inspiréespar la démocratie chrétienne puis par des«gaullistes» : est favorisée une évolution tech-nocratique au motif de «moderniser» l’agri-culture, au profit des industries de la filière etdes banques, en occultant l’hémorragie quesubit le monde paysan. Edgar Pisani, minis-tre de l’Agriculture, promoteur de la LOF (loid’orientation foncière) puis responsable de laPAC à Bruxelles incarne des années durantcette politique.

ORGANISATIONS PAYSANNES La FNSEA (Fédération nationale des syndicatsd’exploitants agricoles) hérite dès 1946 d’unsouhait d’«unité paysanne» assez corporatif.Rejointe dès 1956 par le CNJA (Centre natio-nal des jeunes agriculteurs), elle établit sa pré-éminence sur le monde rural dans les années1960, avec le CAF (Conseil de l’agriculturefrançaise) où convergent mutualité, coopéra-tion et crédit. Dans le contexte difficile de l’effondrement dunombre d’exploitants par disparition des pluspetits, les luttes de la paysannerie familialesont portées par le Modef (Mouvement dedéfense de l’agriculture familiale) ou par unenouvelle organisation, la Confédération pay-sanne.

L’AGRICULTURE FRANÇAISE EN 2010 France : 1er pays agricole de l’UE. 27 millions d’hectares cultivés, soit 16% desterres agricoles de l’UE. Moins de 400000 exploitations agricoles réper-toriées (mais près de la moitié, très petites, nesont pas «professionnelles »). Ce sont desexploitations familiales (10 millions en 1918et 6 millions vers 1950). Surface moyenne des exploitations : 53 ha(supérieure à la moyenne de l’UE). 750 000 emplois ruraux (comprenant chasseet sylviculture). Revenu agricole par actif non salarié : stag-nation ou baisse selon les secteurs.

interprofessionnel de l’économie lai-tière (CNIEL) estime que les indus-triels et coopératives français ont investiprès de 1 milliard d’euros pour conqué-rir de nouveaux marchés.

NOUVELLE CONCURRENCE MONDIALELe truc, c’est qu’ils ne sont pas lesseuls. La Nouvelle-Zélande, premièreproductrice laitière mondiale, dontles volumes ont augmenté de 8,4 %en 2014 (avant de stagner sous lecoup d’aléas climatiques), lorgne lesmêmes plates-bandes, ainsi quel’Australie. « La Tasmanie a investiun demi-milliard de dollars pourconvertir ses champs secs en produc-tion laitière et compte sur une demandeasiatique forte », relevait ainsi HelgerMeinke, de l’université de Tasmanie,lors d’un colloque en mars 2015 ;l’État, en outre, vient de s’engagerdans un accord de libre-échangeavec la Chine, accord plus favora-ble encore à l’écoulement de son laitqu’à celui de son charbon, pourlequel la Chine est pourtant son prin-cipal débouché.

LES PRODUCTEURS FRANÇAIS S’ENSORTIRONT-ILS DANS CE PÉTRIN?Quand certains veulent y croire, d’au-tres alertent. Les producteurs sontpris entre recherche de laits de qua-lité et de valeur, d’une part, et courseà l’industrialisation pour des prixcompétitifs, d’autre part. « Envoyerles éleveurs européens à la guerre desprix sur le marché mondial sans sesoucier des pertes humaines : voilà levéritable projet des industriels, sou-

tenu par les gouvernements », noteainsi la Confédération paysanne.Sont à redouter la concentration géo-graphique de la production surquelques régions et l’industrialisa-tion des élevages.

Fondée sur un modèle déjà répanduen Allemagne et aux Pays-Bas, ladésormais fameuse ferme des 1 000vaches, installée dans la Somme,laisse craindre, entre autres, unebaisse de l’emploi agricole et unedénaturation du métier. Rien negarantit, en outre, que l’export per-mette de stabiliser quoi que ce soiten termes de revenu agricole.Essentiellement constitué de pro-duits résiduels, tels que le lait enpoudre et le beurre, très mal rému-nérés, le marché mondial « ne repré-sente que 7 % de la production despays exportateurs », reprend ainsila Confédération paysanne. En2014, poursuit-elle, ces derniers« ont augmenté leurs productionsde plus de 10 millions de tonnes,alors que la demande mondiale n’aaugmenté que d’environ 2 millionsde tonnes ». n

*MARIE-NOËLLE BERTRAND estjournaliste, chef de rubrique à l’Humanité.

Les pays en développement, notamment asiatiques et africains, sont les cibles des multinationales pour exporter leurs productions, telles que le lait en poudre breton.

La désormais fameuse ferme des 1000vaches, installée dans la Somme, laisse craindre,entre autres, une baisse de l’emploi agricole etune dénaturation du métier. Rien ne garantit, enoutre, que l’export permette de stabiliser quoi quece soit en termes de revenu agricole.

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

11 septembre 2014 apporte quelquesmodifications intéressantes concer -nant les SAFER (sociétés d’aména-gement foncier et d’établis sementrural). Le dogme du réalisme éco-nomique et financier, qui était pri-vilégié dans la notion d’agrandis -sement des exploitations, est remplacépar la priorité « à la consolidationdes exploitations, afin qu’elles attei-gnent une dimension économiqueviable au regard du schéma régional,et à l’amélioration de la répartitionparcellaire des exploitations exis-tantes », ce qui peut, pour ceux quis’en saisiront, constituer un vérita-ble levier en faveur de l’instal lationd’exploitations à taille humaine,riches en emplois et assurant desproductions diversifiées.

LES MARCHÉS DES MATIÈRES PREMIÈRES AGRICOLESDepuis le début des années 2000, lafinanciarisation des marchés agri-coles s’envole de manière spectacu-laire. Les marchés financiers ne répon-dent plus à leur fonction de formationdes prix. On assiste à une explosiondes prix des produits alimentaires.Les marchés des matières premièresagricoles n’échappent pas à la déré-gulation financière, voire à la spécu-lation pure. Lors de la crise alimen-taire de 2010, les prix alimentairesont brutalement augmenté de 30 %.Cette dérégulation financière pro-fite bien évidemment aux opérateursfinanciers et aux grands groupesagroalimentaires, et dans le mêmetemps fragilise les revenus des agri-culteurs et l’accès aux denrées ali-mentaires pour les plus pauvres. Lesrisques d’une nouvelle flambée desprix sont bien réels.Il devient urgent de développer unerégulation forte au niveau de l’Europe.Il faut préserver la clause desauvegarde, ou la préférence commu -nautaire qui protège la vente deproductions européennes.Nous sommes à la croisée deschemins : ou bien les futures poli-tiques agricoles s’inscrivent dans unerégulation des prix et assurent unemeilleure rémunération des paysans,ou bien elles les laissent aux mainsde la mondialisation financière. n

*ALAIN LEBEAU, ancien syndicaliste CGTau Crédit agricole.

pour les candidats à l’installation.Même si les trois cinquièmes de lasuperficie agricole en 2010 sont louésà des tiers, l’agrandissement desexploitations ou l’installation commeagriculteur passent aussi par l’achatde terres, vendues essentiellementdans le cadre d’héritages.Le marché foncier agricole est ainsipris dans une double dynamique :les terres agricoles sont soumises àconcurrence non seulement entreles usages agricoles et ceux liés à l’ur-banisation, mais aussi, au sein desusages agricoles, entre les candidatsà l’installation et les agriculteurs ins-tallés en recherche d’agran disse-ment. Le fonctionnement des mar-chés fonciers agricoles s’en ressent.Pour répondre à cette probléma-tique, le groupe Cooperl Arc Atlantiquevient de signer un partenariat avecun fonds financier, Labeliance Invest.Celui-ci mise sur un retour de capi-tal sous huit à dix ans ! Autant de pré-lèvements financiers qui grèverontla filière agricole. Ce transfert du fon-cier de l’agriculture vers des fondsfinanciers va engendrer des compé-titions déloyales, et la fonction mêmed’agriculteur sera fragilisée.Non, la course à l’agrandissementn’est pas le seul moyen de garantirla compétitivité de notre agriculture.En ce sens, le projet de loi d’orien-tation pour l’agriculture adopté le

ENDETTEMENT, HYPOTHÈQUES, PRIX… OÙ VA L’AGRICULTURE FRANÇAISE?Course à l’agrandissement de l’exploitation, reprise après héritage, achats denouveaux matériels « performants » et d’intrants sophistiqués, recherche descultures subventionnées pour pouvoir rembourser : les paysans, « jardiniers de la nature », sont pris à la gorge par la finance.

PAR ALAIN LEBEAU*,

endettement moyen en agricul-ture ne fait qu’augmenter, pas-sant de 50 000€ en 1980 à 163 700€

en 2011 ; pour les exploitations dirigéespar un chef d’exploitation de moins de40 ans, l’endettement s’élève en moyenneà près de 200 000€. C’est une des consé-quences de l’agrandissement des exploi-tations, qui s’accompagne d’une aug-mentation des investissements à financer.Cette situation est le résultat du choixd’une agriculture productiviste pilotéepar les seuls critères économiques etfinanciers. Ces objectifs s’accompagnentd’une utilisation toujours en augmen-tation des pesticides (de 5 % en moyennede 2009 à 2013), dont les dégâts pourl’environnement sont déjà très impor-tants dans certains secteurs. À cet égard,le plan Écophyto 2018, publié en sep-tembre 2008, qui se donnait pour but deréduire leur consommation de 50 % endix ans, est un échec cuisant. L’État fran-çais revoit donc ses ambitions à la baisseen reportant l’objectif à 2025. Une mesures’impose pour atteindre cet objectif :séparer la vente du conseil pour les pro-duits phytosanitaires.L’accroissement de la dette des agricul-teurs n’est pas sans inquiéter le mondepaysan. Les créanciers, au-delà du capi-tal, peuvent aussi contrôler l’orientationdes projets et le mode d’existence sur lesterritoires, et ceux qui y vivent. Il est doncindispensable pour notre agriculture dese réapproprier le crédit en en changeantles critères. L’approche économique doitintégrer des dimensions de solidarité,d’autonomie, de proximité, d’environ-nement, de qualité alimentaire…

LE FONCIERL’autre aspect de l’augmentation de l’en-dettement agricole concerne l’acquisi-tion du foncier.Le coût du foncier agricole est de fait unobstacle à la détention des terres pourde nombreux exploitants agricoles comme

Pour réduire l’utilisation de pesticides, il faut différencier etséparer ceux qui conseillent les agriculteurs dans leurchoix et ceux qui leur vendent des pesticides.

Le prix dufoncier desterrainsagricolesaugmente lesdifficultés desagriculteurs.

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PAR CÉCILE CUKIERMAN*,

Des vins d’Alsace aux vins deLanguedoc, de la Bourgogne à la val-lée du Rhône, de la vallée de la Loireà la Gironde et au Sud-Ouest, le vigno-ble est présent dans nombre de nosterritoires. Et si nous avons une pré-férence pour tel ou tel cépage, forceest de reconnaître que la culture dela vigne structure nombre de nospaysages. Un peu plus de 15 % de laproduction agricole française, envaleur, est le fruit de la viticulture.Pourtant, cette même viticulture nereprésente que 3 % des surfaces agri-coles utilisées.

UN SECTEUR SOUS PRESSIONLa vigne apporte des revenus sub -stantiels, plus élevés que d’autrescultures. Cela dit, il y a de grandesinégalités selon les régions, les appel-lations et les crus. L’envolée spécu-lative du prix de certains vignoblesréputés, mise en exergue par les

médias, ne doit pas masquer les ques-tions globales posées à une profes-sion qui compte de nombreux petitsviticulteurs et toute une filière pro-fessionnelle derrière.Ainsi, les surfaces en vigne se rédui-sent d’année en année. D’un vigno-ble à l’autre, la situation varie, maisdes problématiques communes sontposées aux viticultrices et viticul-teurs qui entendent résister à la pres-sion des négociants présents sur lemarché international (16 % du vinde la planète est produit en France)et des tenants du libéralisme. Cesderniers ont appliqué depuis plu-sieurs décennies à la vitivinicultureles critères de gestion des secteursmarchands et industriels qui tirentles prix vers le bas.

LE DROIT DE PLANTATION DE VIGNES SAUVÉCette logique a conduit les ministresde l’agriculture de l’UE, sur propo-sition de la Commission européenne,

AVRIL-MAI-JUIN 2015 Progressistes

NE METTONS PAS D’EAU DANS NOTRE VIN !

Les viticulteurs français ont développé un savoir-faire unique au monde. Faceaux nouveaux enjeux climatiques et à l’industrialisation de leur secteur, c’estdes expérimentations faites par ces paysans que naîtront les solutions de demain. À condition, toutefois, qu’ils soient accompagnés et protégés par les pouvoirs publics face aux appétits libéraux.

« Le vin est ce qu’il y a de plus civilisé au monde », Rabelais.

s

En revenant sur le mécanisme de régulation de plantation de vignes, l’Union européenne voulaitsoumettre la viticulture aux logiques libérales. Elle a été mise en échec… pour l’instant.

à imaginer en 2008 la suppressiondu mécanisme de régulation desplantations de vignes pour 2016.L’objectif apparent de la suppres-sion de ces droits de plantation (auto-risation ou non à planter des vignesà l’installation ou pour étendre sonexploitation) est d’adapter le mar-ché à la demande pour éviter unesurproduction et conserver des vinsde qualité. Mais avec cette proposi-tion la Commission européenne pla-çait la viticulture dans la même logiqueque l’ensemble du secteur agricole :libéralisation de la plantation et, defait, avec la mise en concurrence,obligation pour un certain nombrede producteurs de vendre leur pro-duction à des prix inférieurs à leurcoût de revient.Accepter cette mise en concurrence,c’était nier le fait que la désignation« vin » recouvre des réalités très dif-férentes, tant en termes de terroirque de production potentielle. Celaparticipe à la volonté d’uniformiserle goût, objectif indispensable pourdévelopper une industrialisation.L’accord sur la réforme de la poli-tique agricole commune pour 2014-2020 avait clos le dossier sur l’octroides droits de plantation des vignesjusqu’en 2030. Alors que rien n’étaitgagné, la mobilisation des viticul-trices et viticulteurs, de syndicatsagricoles, d’élus et citoyens a permisde faire reculer la Commission.C’est une victoire contre la volontéde tout libéraliser pour mieux domi-ner les exploitants. Toutefois, si laCommission a été contrainte de qua-lifier ces droits de plantation de néces-sité absolue, dans les faits la situationest un simple maintien de l’existant.Le devenir de nombreuses exploita-tions reste donc bien en suspens.

LA VITICULTURE PAYSANNE EST UNE CHANCEOutre le marqueur culturel et histo-rique qu’est le vin, le défendre c’estaussi défendre les emplois directs etinduits qui en dépendent. Cultureexigeante sur le moyen et long termeet particulièrement exposée aux aléasclimatiques, la viticulture doit

PRIX MOYENS DES VIGNOBLES ENFRANCE EN 2011

85000 €l’hectare de vignes

99400 €l’hectare de vignesen AOC

Environ1000000€l’hectare de vignesen Champagne

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s

30% du lait de montagneest produit sousappellation. Unesituation qui lefragilise fortementface aux politiqueslibérales : cesappellations negarantiront pasforcément saprotection.

PAR JULIEN BRUGEROLLES*,

L’agriculture en zone de montagneet de piémont en France présentede fortes spécificités. Terres d’éle-vage, ces espaces d’altitude font lapart belle aux systèmes herbagers,puisque 8 exploitations sur 10 valo-risent les prairies.L’orientation des productions est enrevanche sensiblement différente enfonction des massifs : élevage laitierdominant pour le Jura, les Alpes duNord, les Vosges ; élevage allaitantpour les Pyrénées, les Alpes du Sud,la Corse ; le Massif central formantun bassin allaitant important tout enconservant des productions laitièresspécifiques. Surtout, ces zones secaractérisent par des structures detaille plus réduite que la moyennenationale, malgré des systèmes d’éle-vage extensifs, un certain renouvel-lement générationnel, un cadre fami-lial, une diminution moins rapide dunombre d’actifs agricoles qu’en zonede plaine, et une pluriactivité desexploitants importante en zone dehaute montagne. Ces caractéristiques

contribuent très souvent à faire del’agriculture de montagne une vitrinede l’agriculture française, contribuantd’ailleurs très fortement aux volumeset à la diversité des produits soussignes de qualité et aux appellationsd’origine (AOC-AOP, IGP).

CONSÉQUENCES SUR L’ÉCONOMIE LAITIÈREL’élevage de montagne, dans sa diver-sité, est aujourd’hui directementmenacé par l’approfondissementdes politiques d’ouverture des mar-chés, avec l’abandon par la politiqueagricole commune des derniers outilsde gestion et d’intervention sur lesvolumes et les prix.On pense spécifiquement à la sor-tie des quotas laitiers, effective depuisle 1er avril 2015 (voir article de Marie-Noëlle Bertrand). Ceux-ci assuraient,malgré des imperfections, une cer-taine équité de traitement dans lesredistributions entre producteurs etune répartition des besoins en laitdes industriels sur l’ensemble du ter-ritoire, protégeant la collecte laitièredans les zones défavorisées et de

LES AGRICULTURES DE MONTAGNE DANS L’ÉTAU LIBÉRALFin des quotas laitiers, traités internationaux de libre-échange, dogme de la concurrence libre et non faus-sée… : en France, l’agriculture de montagne est menacée, et avec elle c’est tout un ensemble de modèleset d’aspirations alimentaires qui est piétiné.

montagne. Si le démantèlement desquotas laitiers contribue à accélérerla concentration territoriale de laproduction laitière, son impact risqued’être encore plus lourd pour leszones de montagne, qui ne pourrontpas faire face, du fait de leurscontraintes spécifiques, à une miseen concurrence accrue et à une pres-sion toujours plus forte à la baissedes prix d’achat.Bien entendu, la valorisation laitièrede montagne par l’intermédiaire desproductions sous AOP-IGP constitue

aujourd’hui être accompagnée pourpermettre une évolution respec-tueuse de l’environnement.Nous ne pouvons que nous félici-ter de la relaxe de ce viticulteurbourguignon poursuivi pour avoirrefusé le recours systématique auxinsecticides. Alors que depuis plusde vingt ans les traitements insec-ticides systématiques n’ont pas faitreculer la cicadelle ni la flavescentedorée, il faut encourager larecherche, les expérimentationsindividuelles et collectives, favo-riser d’autres voies.Comme dans d’autres secteurs, lespouvoirs publics doivent accom-pagner la viticulture paysanne, seuleà même d’apporter satisfaction àune population toujours plus regar-dante. Si cette dernière a fortementréduit sa consommation en volume,elle devient plus exigeante sur la

qualité et les questions environne-mentales comme sur son rapportavec le viticulteur.

L’INDUSTRIALISATION CONTREL’URGENCE CLIMATIQUEQuel que soit le bassin, les « petits »viticulteurs participent au dévelop-pement local (routes du vin, événe-ments festifs, caves ouvertes…). Àl’inverse, une industrialisation dusecteur détruira ce dynamisme, uni-formisera le vin, fera disparaître denombreux cépages de nos territoireset de notre patrimoine agricole alorsmême que devant de l’urgence cli-matique, il est au contraire urgentde rechercher les mieux adaptés.L’industrialisation s’inscrit dans unelogique opposée à celle de la recherchedu bon vin, issu de la volonté d’équi-libre entre sol, climats et cépages:sonseul but est en effet de répondre à

une logique de rentabilité financière.Cela ne peut se traduire que par unealternative inadmissible : ou baissedu coût de production ou mise aupoint de produits de luxe réservés àune élite.En ce moment, les viticulteurs s’ac-tivent sur leurs parcelles pour pro-duire les meilleurs raisins possibles ;ils regardent le ciel, craignant plu-viométrie trop importante et grêle…Alors, poser la question de l’avenirde l’agriculture, c’est poser celle d’unmodèle de production qui garantisseune juste rémunération du travail etla réalisation d’un produit de qua-lité pour garantir sa préservation.Souvenons-nous que deficiente vino,deficit omne (« si le vin manque, ilmanque tout »). n

*CÉCILE CUKIERMAN est sénatrice de la Loire.

LA VIGNE ET LA FILIÈREVITIVINICOLE ENFRANCE, C’EST

558000 emplois directs et indirects

7,6 Md€d’exportations

16% de laproduction de vinsde la planète

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

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un levier pour faire face à ces choixde libéralisation et au maintien d’unecollecte laitière, mais faut-il encorele rappeler ? seuls 30 % du lait pro-duit en zone de montagne est valo-risé sous appellations. Ajoutons que,à l’exception de quelques AOP enpointe dans la structuration de leurfilière, l’immense majorité des exploi-tations laitières de montagne ne livrepas exclusivement du lait valorisésous signe de qualité et/ou d’origine.

Contrairement aux idées reçues, l’éco-nomie laitière de montagne est doncloin d’être à l’abri des choix libéraux.Elle peut en être, au contraire, unedes premières victimes.

ET LA VIANDE?Le secteur de la viande a, quant à lui,une véritable épée de Damoclès au-dessus de la tête du fait de la multi-plication des accords de libre-échangenégociés par les commissaires euro-péens. Nous faisons référence, bienentendu, au projet d’accord trans-atlantique (TIPP, ou TAFTA), maisaussi aux accords ou projets d’ac-cords, moins connus, avec le Canadaet le Mercosur (Argentine, Brésil,Paraguay, Uruguay, Venezuela).Clairement, la viande bovine duMassif central est mise en concur-rence directe avec les productionscanadiennes, sud-américaines etbientôt états-uniennes, alors quetout sépare l’élevage intensif de cespays des conditions de productionde nos zones de montagne.Nous parlons ici de plusieurs dizaines,voire centaines de milliers de tonnesde viande bovine quientreront demainen Europe, sans droits de douane, etexerceront de puissants effets de dé -structuration des marchés et de baissedes prix d’achat. À l’instar de l’effon-drement de la production ovine fran-çaise et de montagne ces trente der-nières années, tout porte à penserque le même cocktail, fait d’ouver-ture des marchés et de mise en concur-rence de systèmes de production très différents, produira les mêmeseffets sur l’élevage bovin allaitant de montagne.

L’AVENIR, C’EST LA MALBOUFFE?Le fait est que, derrière le miroir du« verdissement » de sa politique agri-cole et du soutien spécifique aux

zones défavorisées, l’UE poursuit àmarche forcée la libéralisation deson secteur agricole. Les effets desgrandes orientations politiques dela nouvelle PAC sont bien plus puis-sants sur les agricultures de mon-tagne et de piémont que l’évolutiondes mesures compensatrices cibléessur ces territoires.Quand on connaît la fragilité desstructures concernées de ces zones

et le rôle indispensable de politiquespubliques protectrices pour y main-tenir les exploitations présentes, onne peut qu’être consterné par l’ab-sence de volonté politique de contre-carrer cet abandon programmé desagricultures de montagne. D’autantplus que, dans le même temps, lediscours politique porté en Francene cesse d’afficher les vertus del’agroécologie et du besoin de chan-ger de modèle agricole en favorisantla relocalisation et la qualité des pro-ductions. Comment ne pas y voirune contradiction politique évidente

quand on s’accorde pour transpor-ter sur des milliers de kilomètres desdizaines de milliers de tonnes debœuf, produites dans des parcs d’en-graissement industriels, au détri-ment direct de productions sur dessurfaces herbagères, issues de racesà viande de très grande qualité, defermes familiales, garantes du main-tien d’une économie rurale sur desterritoires fragiles ?Quant au maintien de « lignes rouges »à ne pas dépasser concernant la pro-tection des appellations d’origine etindications géographiques, il est bienloin d’être garanti. Et il ne suffira pas,de toute façon, à protéger la majo-rité des structures agricoles concer-nées en zones défavorisées.

LES DÉFIS D’UN NOUVEAU MODÈLEAGRICOLE ET ALIMENTAIREUn tel suivisme des dogmes libérauxappliqués au secteur agricole n’estpas seulement dangereux pour l’ave-nir de l’élevage de montagne; il prouveaussi combien le défi est grand pourparvenir à une réorientation de notremodèle agricole et alimentaire. Laréponse aux besoins exprimés par500 millions d’Européens passe parune alimentation relocalisée, saine,de qualité, répondant aux exigencesenvironnementales et permettantaux producteurs de vivre de leur acti-vité sur leur territoire avec des prixd’achat garantis.En somme, nous venons d’énoncerles atouts sociaux, économiques etenvironnementaux que porte encorel’agriculture de montagne, véritablemodèle en actes, mais qui ne sem-ble pas intéresser les tenants de l’agro-business et de la financiarisation del’agriculture. n

*JULIEN BRUGEROLLES est assistant parlementaire.

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Plusieurs dizaines, voire centaines demilliers de tonnes de viande bovine qui entrerontdemain en Europe, sans droits de douane, etexerceront de puissants effets de déstructurationdes marchés et de baisse des prix d’achat.“ “

La viande produite dans nos montagnessera désormais en concurrencedirecte avec cellesdu monde entier.

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Dernier ouvrage :L’écologie peut encoresauver l’économie,coédition PascalGalodé/ L’Humanité,mai 2015, 314 p.

PAR GÉRARD LE PUILL*,

es quatre départements bre-tons concentrent environ 55 %de notre production porcine,

40 % de notre production d’œufs,30 % de la volaille de chair, 21 % dela production laitière et 20 % de laproduction de viande bovine sur 7 %du territoire national.En raison du prix mondial relative-ment bas des produits pétroliers, descéréales et du soja, cette concentra-tion des productions animales enBretagne a pu, pendant un certaintemps, donner des avantages de com-pétitivité à la région ; d’autant que,dans l’industrie agroalimentaire, latransformation de gros volumes deviande, de lait et d’œufs bénéficiaitd’économies d’échelle.

ÉLEVAGE HORS-SOL : LE PRIX À PAYERMais la fragilité de la Bretagne agri-cole provient désormais du fait qu’ellecompte beaucoup d’élevages de volailleset de porcs inclus dans un systèmehors sol: les bêtes sont confinées dansdes bâtiments dont elles ne sortentque pour aller à l’abattoir. L’éleveurdispose souvent de quelques hectaresde terres sur lesquelles il cultive descéréales ou fait de la production lai-tière, et il doit souvent passer desaccords avec d’autres paysans capa-bles de lui fournir des hectares pourrecycler en fertilisants les lisiers et lesfumiers de son élevage, sans que l’onparvienne vraiment à faire reculer lespollutions induites par les excès d’azote,dont les algues vertes du littoral sontles plaies les plus visibles.Ce même éleveur hors sol doit aussiacheter les aliments pour son bétailaux industriels. En Bretagne, la partdes aliments du bétail achetée parles éleveurs représente 78 % de lavaleur totale des aliments consom-més par les animaux. Cette partapproche les 100 % dans les élevageshors sol de porcs, de volailles et deveaux de boucherie, ces derniers

consommant surtout du lait préala-blement séché, en poudre, et diluédans de l’eau au moment d’être servià l’auge, ce qui le rend coûteux enénergie. Les achats d’aliments com-posés sont nettement moindres dansles élevages laitiers intensifs qui pro-duisent du maïs et de l’herbe ; néan-moins, on y achète beaucoup de tour-teaux de soja pour équilibrer la rationalimentaire des vaches laitières. Leprix de revient de ce lait est nette-ment plus élevé que celui des vachesnourries à l’herbe avec un mélangejudicieux de graminées et de légu-mineuses produites à la ferme.

QUAND LE MODÈLE SE HEURTE À SES PROPRES LIMITESPremière zone laitière de France, laBretagne transforme 30 % de son laiten fromages d’entrée de gamme àfaible valeur ajoutée, 5 % en lait deconsommation, 8 % en crème condi-tionnée et 1 % en lait fermenté. Mais40 % du lait breton est transforméen beurre et 16 % en poudre, laquelleretourne, en partie, à l’élevage desveaux en batterie. Or, en cas de sur-production laitière, le beurre et lapoudre voient leur production aug-menter comme produits de dégage-ment stockables… et leurs prix bais-sent par la même occasion. À titrede comparaison, la carte laitière dela France entière c’est 41 % de fro-mage, 32 % de beurre et 7 % de pou-dre de lait. Ces proportions mas-quent en partie le fait que beaucoupd’autres régions transforment plusde 50 % de leur lait en fromages soussignes de qualité, c’est notammentle cas en Franche-Comté et, dansune moindre mesure, en Normandieet en Auvergne.

Avec la fin des quotas en Europe etl’augmentation des volumes de pro-duction laitière annoncée par plu-sieurs pays européens, les débou-chés du lait breton seront de plus enplus dépendants des achats de pou-dre et de beurre hors de l’Union euro-péenne, ce qui se traduira par unegrande volatilité du prix du lait pourles éleveurs. Dans la production por-cine, beaucoup d’élevages bretonsperdent de l’argent depuis l’automne2014, sans que la technicité des éle-veurs soit en cause. En effet, les trans-formateurs allemands peuvent mieuxpayer les éleveurs d’outre-Rhin touten concurrençant le porc breton surle marché français, car leurs abat-toirs font travailler 75 % de salariés

« détachés » d’Europe centrale, pourlesquels les entreprises cotisent trèspeu. Quant aux volailles bretonnes,trop de volumes ne s’exportent qu’avecde faibles marges vers l’Arabie saou-dite et quelques pays du Proche-Orient.

INCONTOURNABLE ÉVOLUTIONDe gré ou de force, l’agriculture bre-tonne va devoir évoluer vers moinsde volume et plus de qualité ; elledevra moins viser les marchés inter-nationaux et mieux satisfaire lademande régionale et nationale. C’estune mutation qui prendra du temps,d’autant plus que ni les bâtimentsd’élevage ni les unités de transfor-mation n’ont été conçus pour pren-dre ce virage. Ajoutons que les orien-tations véhiculées par les FDSEA(Fédérations départementales dessyndicats d’exploitants agricoles)bretonnes et la Chambre régionaled’agriculture ne sont pas pour lemoment porteuses de réflexions per-mettant de sortir de l’impasse. n

*GÉRARD LE PUILL est journaliste et essayiste.

De gré ou de force, l’agriculture bretonneva devoir évoluer vers moins de volume et plusde qualité; elle devra moins viser les marchésinternationaux et mieux satisfaire la demanderégionale et nationale.

UNE CRISE DURABLE FRAPPE LE PRODUCTIVISME BRETONLa Bretagne est depuis au moins quatre décennies la région agricole la plusproductive de France. Mais elle connaîtra de grandes difficultés dans les prochaines années du fait des effets pervers du productivisme agricole, qui seront longs à se résorber. Il est urgent de repenser le modèle.

Les algues vertessymbolisent auprèsdu grand public les conséquencesnéfastes dumodèle productifbreton.

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PAR HENDRIK DAVI*,

LOURD BILANAujourd’hui, dans le monde 1 mil-liard de personnes souffrent de lafaim ; l’obésité avec les complica-tions qui lui sont associées – diabèteet maladies cardio-vasculaires –concerne 35 % des adultes ; les sols,les eaux de surface et souterrainessont largement pollués par les nitrateset pesticides du fait de l’usage mas-sif de produits phytosanitaires; l’agri-culture est aussi une très forte consom-matrice d’eau (irrigation) et estresponsable de 12 % des émissionsde gaz à effet de serre1. Le bilan socialn’est guère meilleur : la populationd’agriculteurs ne cesse de diminuer,et ils cultivent des surfaces de plusen plus importantes, souvent audétriment de leur santé, car ils sontplus touchés que d’autres profes-sions par certains cancers, les acci-dents au travail et les suicides. Et toutcela pour de faibles salaires.Dans ce contexte dégradé, les deuxgrands défis auxquels va devoir faireface l’agriculture de demain sontd’assurer la sécurité alimentaire d’unepopulation mondiale en croissance

et d’opérer la nécessaire transitionécologique du système agricole.

L’URGENCE D’UNE AGRICULTUREÉCOLOGIQUEActuellement de 7,3 milliards (Asie60 %, Afrique 16 %, Europe 10 %), lapopulation mondiale sera compriseentre 7 et 16 milliards en 2100 (Asie43 %, Afrique 38 %, Europe 6 %). Orles potentialités de productions pré-sentes et futures sont inégalementréparties et seront conditionnées parle réchauffement climatique et lemanque de terres arables ; de plus,la modification des comportementsalimentaires est une tendance lourdequ’il sera difficile d’inverser.Le coût écologique de notre modèleagricole n’est par ailleurs plus sup-portable. Ce modèle fondé sur lamécanisation, la sélection génétiqueet les intrants a été efficient, car il apermis une augmentation excep-tionnelle des rendements. Mais àlong terme il n’est pas durable, caren plus d’être trop polluant il recourtà l’usage massif des énergies fossiles.Il faut donc le transformer pour allervers une agriculture écologique, quitire parti des ressources génétiques

existantes, des savoirs vernaculairesdes agriculteurs, ainsi que des avan-cées dans les sciences écologiqueset agronomiques.Hélas, nous n’allons pas dans le bonsens : libéralisation des échanges etspéculation des multinationales oumarchandisation du vivant…, ceschoix néolibéraux imprègnent aussiles objectifs dévolus à l’enseigne-ment supérieur et à la recherche agro-nomique, qui subissent eux-mêmesdes mutations.

UNE RECHERCHE ORIENTÉELa science est un champ social par-ticulier dont l’évolution dépend à lafois de facteurs externes (l’organi-sation du champ scientifique et sesrelations avec les autres champs poli-tiques ou économiques) et de sesdynamiques internes (transforma-tion des techniques, révolutionsscientifiques).Le service public de la recherchesubit une remise en cause sans pré-cédent du fait de la stratégie de chocnéolibéral. La quête de financementset leur justification phagocytent letemps qui devrait être consacré à la recherche. La précarité devient le sort d’un nombre grandissant dechercheurs. La mise sous pressiondu personnel par primes individua-lisées et évaluations menace les col-lectifs de travail.Enfin, la course aux publications,qui sert les grands groupes de l’édi-tion, dénature la production scien-tifique et en complique la diffusion.Ces mutations profondes sont laconséquence de trois orientationsdéfinies par l’UE :– gagner la compétition de l’excel-lence2et faire de la science une mar-chandise presque comme les autres;– mettre la science au service del’innovation des entreprises privéesen territorialisant les recherches ; – augmenter la productivité des agentspar des réformes managériales.

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LA RECHERCHE AGRONOMIQUE EST-ELLE EN MESUREDE RÉPONDRE AUX DÉFIS POSÉS À L’AGRICULTURE?Nourrir l’humanité tout en préservant l’environnement et la santé des travailleurs et des êtres humains : voilà unbeau défi pour les chercheurs agronomes. Pourtant, les dispositifs de recherche et d’enseignement supérieur ne semblent pas leur permettre de se consacrer aux nécessaires mutations de l’agriculture.

Le mondescientifique voitdangereusementses recherchestoujours plusorientées, pardivers moyens,vers la recherchede plus de profitspour le privé, au détriment du reste.

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Cela se traduit aussi par des budgetsen berne et une réorientation descrédits vers le privé par le biais ducrédit d’impôt recherche3. À terme,un des objectifs est aussi de fairepayer, par l’endettement des étu-diants4, l’innovation des entreprisesafin d’améliorer leur compétitivité.

RECHERCHE EN DANGERCe contexte se traduit aussi par uneexigence répétée d’impact pour larecherche5. Il est évident qu’un ins-titut de recherche finalisée doit sesoucier du lien avec les acteurs del’agriculture. Mais ce n’est pas en fai-sant entrer des industriels au seindes conseils d’administration desuniversités ou en créant des rappro-chements territorialisés entre entre-prises et enseignement supérieur, ausein des nouvelles COMUE6, que l’ondéveloppera les innovations néces-saires pour la transition écologiquede l’agriculture. Souvent, les parte-naires envisagés sont les multinatio-nales impactées en amont et en avalpar ces recherches, et qui n’ont aucunintérêt à cette transition. Le risque,pour les scientifiques, est d’être ins-trumentalisés par ces grands groupesà leurs seuls profits et de perdre parlà même la confiance des citoyens.Les disciplines agronomiques sontaussi percutées par des dynamiquesinternes. Le développement des tech-niques de séquençage, du génomeou de phénotypage à haut débit, dela molécule (protéomique, analysechimique, isotope) à l’écosystème(mesures intégrées de flux, télédé-tection…), conduit à une explosion

des données. Cet accroissement desdonnées se conjugue avec une aug-mentation des capacités de calcul.Les outils mathématiques et lesmodèles sont de plus en plus com-plexes et connectés dynamiquementaux données. Ces développementsouvrent la porte à la création de nou-veaux outils d’aide à la décision (indi-cateurs, logiciels sur tablettes, modèlesde gestion des écosystèmes) qui peu-

vent être intéressants pour la société,mais qui peuvent aussi être captéspar l’agrobusiness7.

CONCLUSIONLa science actuelle dans le contextelibéral n’est pas en mesure de répon-dre aux enjeux, elle est même en dan-ger. Cela dit, des marges de manœu-vre existent, notamment parce quedes pratiques et recherches alterna-tives se développent, mais aussi parceque l’idée d’une transition écolo-gique de l’agriculture fait son che-min chez les politiques et les scien-tifiques, même si nous ne devonspas ignorer le risque de récupéra-tions par l’agrobusiness. Nous devonspar nos luttes et nos pratiques défen-

dre différents axes, qui nous permet-tront d’être utiles à cette transitionde l’agriculture :– défendre le service public, le sta-tut de fonctionnaire, l’intégrité desinstituts de recherche nationaux(CNRS, INRA) et des dotations récur-rentes, pour une recherche indépen-dante des lobbys ;– combattre la marchandisation dusavoir (dans laquelle l’édition scien-tifique joue un rôle important) et duvivant (OGM, brevets) ;– développer une recherche publiqueambitieuse dont les objectifs finalisés– souveraineté alimentaire et transi-tion écologique – ne doivent pas limi-ter la diversité des approches (holismeou réductionnisme, modélisation ouexpérimentation…), seule garantied’une recherche efficace sur le longterme.– développer les recherches en scien -ces sociales pour produire autre-ment, hors du cadre néolibéral, defaçon à être à la fois efficace, écolo-giquement durable et socialementjuste ;– défendre les instituts techniqueset promouvoir une recherche parti-cipative, qui fait le lien avec les citoyenset les acteurs alternatifs qui mettentdéjà en œuvre les objectifs de la sou-veraineté alimentaire: relocalisationde la production, agriculture écolo-gique multiservices, polyculture… ;– mieux associer la recherche, l’en-seignement supérieur et l’enseigne-ment général pour partager les nou-veaux savoirs, tout en respectant les prérogatives de chacun. n

*HENDRIK DAVI est chercheur à l’INRA, syndicaliste CGT.

1. Ce chiffre monte à 20% pour la France.2. Cela se traduit par toutes les initiativesd’excellence mises en place sous lesgouvernements de droite et poursuivies parFrançois Hollande : Labex, Équipex, Idex, Isite…3. Le crédit d’impôt recherche a été critiquépar la Cour des comptes, des parlementaireset des associations.4. Cet endettement dépasse les dettesimmobilières aujourd’hui aux États-Unis(source le Monde, 18 février 2015).5. Le nouveau slogan de l’INRA est « Sciencepour l’impact ».6. Communautés d’université etd’établissement.7. En cours pour une partie de l’agriculturebio dont les produits peuvent venir de loin(pas de relocalisation) et employer de lamain-d’œuvre à bas coût.

Le coût écologique de notre modèleagricole n’est […] plus supportable […]. Il fautdonc le transformer pour aller vers uneagriculture écologique, qui tire parti desressources génétiques existantes, des savoirsvernaculaires des agriculteurs, ainsi que desavancées dans les sciences écologiques etagronomiques.

“ “Les agriculteurssontparticulièrementconcernés parcertains cancers,par les accidentsde travail et lessuicides.

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PAR XAVIER COMPAIN*,

our relever les nombreux défisauxquels elle est confrontée,l’agriculture doit s’affranchir

de l’OMC, des politiques libérales del’Union européenne et des marchésspéculatifs.Avec la nouvelle politique agricolecommune 2014-2020, nous sommesà un tournant de l’histoire : soitl’Europe abandonne notre alimen-tation aux groupes de la grande dis-tribution, soit nous parvenons à faireentendre l’exigence d’une politiquepublique forte alternative au capi-talisme.En France, les revenus agricoles sesont effondrés, éliminant sans cesseles plus fragiles, des filières entièressont menacées par la concurrence,le renouvellement des générationsest compromis, des écosystèmes sontparfois endommagés à jamais…L’Europe a besoin d’une nouvellefeuille de route agricole et alimen-taire prenant en compte l’horizon2050. La France peut en être le moteuret lui apporter une vision novatrice.La gauche doit être audacieuse surle champ de la politique agricole,courageuse face aux seules préten-dues réalités du marché.Face à l’urgence de la crise, desmesures immédiates doivent êtreprises :– engager les pouvoirs publics à pro-téger les prix agricoles plutôt que decontractualiser sur des marchés àterme. Et partant mettre en place desprix garantis rémunérateurs ;– appliquer la préférence commu-nautaire et suspendre les accordsbilatéraux de libre-échange négo-ciés par l’Union européenne (avec

le Mercosur), s’opposer au traitétransatlantique de libre-échange, leTAFTA ;– renforcer la souveraineté alimen-taire par la constitution de stockseuropéens de sécurité.

L’agriculture est un élément déter-minant du projet de société pour lesgénérations futures. Parmi nospropositions, quatre engagementsforts :1. Produire en quantités suffisantesune alimentation saine et accessi-ble. Face au défi alimentaire, la pro-duction agricole doit être soutenuepar de nouvelles politiques publiques.L’indépendance alimentaire doit êtregarantie. La relocalisation des pro-ductions doit privilégier la satisfac-tion des besoins humains.

2. Vivre dignement de son travail.Des paysans justement rémunéréssont la condition d’installation dejeunes. Cette exigence vaut pour lessalariés de l’agroalimentaire. Celapasse par des prix rémunérateurs

garantis, la planification de la pro-duction et la régulation des marchés,la production et la répartition desterres agricoles, le soutien public auxexploitations et aux filières les plusfragiles. La redistribution de la valeurajoutée au bénéfice des producteursest essentielle.

3. Engager la transition écologiquede l’agriculture. À la culpabilisationd’un secteur empêtré dans le pro-ductivisme nous proposons d’en sor-tir par le haut : promotion de bonnespratiques agronomiques, aptes àmaintenir durablement les rende-ments ; diversification des produc-tions ; amélioration de la complé-mentarité entre cultures et élevages.La recherche agronomique doit êtredédiée à la conquête de ce nouveaudéveloppement.

4. Promouvoir un aménagementéquilibré des territoires. Les paysanssont des acteurs économiques etsociaux majeurs des espaces rurauxeuropéens. Le rôle qui est le leur dansl’aménagement des territoires doitêtre reconnu, soutenu et encouragépar une politique de maintien desservices publics.Ces enjeux alimentaires interpellentnos civilisations. Ils appellent unnouveau mode de développement.C’est le sens de la contribution popu-laire à l'écriture du projet d’éman-cipation humaine que vient de for-muler le PCF. Notre croissance estcelle d’un développement en faveurd’une alimentation de qualité, saineet accessible à toutes et tous, assisesur des productions relocalisées.En France, en Europe, pour le deve-nir de la planète, notre détermina-tion à construire une nouvelle ambi-tion agricole et alimentaire est à lahauteur de notre conviction que le capitalisme ne se moralise pas, il se combat. n

*XAVIER COMPAIN est responsable du secteur agriculture du PCF.

Ces enjeux alimentaires interpellent noscivilisations. Ils appellent un nouveau mode dedéveloppement. C’est le sens de la contributionpopulaire à écrire au projet d’émancipationhumaine que vient de formuler le PCF.“ “

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PERSPECTIVES EN FRANCE ET EN EUROPENotre alimentation dépend de l’agriculture au sens large. Xavier Compain pointe ici problèmes et pistes desolutions permettant la pérennisation du secteur hors mainmise des grands groupes capitalistes, dont la viséeest le profit maximal dans le minimum de temps.

Avec la nouvelle politique agricolecommune 2014-2020, nous sommes à untournant de l’histoire: soit l’Europe abandonnenotre alimentation aux groupes de la grandedistribution, soit nous parvenons à faire entendrel’exigence d’une politique publique fortealternative au capitalisme.

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BRÈVES32

n ÉQUATEUR : UN RECORD POUR LAREFORESTATION

L’Équateur a établi un nouveau record du monde,inscrit au Guinness Book, en plantant en unejournée plus de 600000 arbres de 200 espècesdifférentes sur 2000 ha à travers le pays. Prèsde 50000 personnes s’étaient mobilisées pourétablir ce record.Ce projet de reboisement, décrit comme le plusambitieux dans l’histoire du pays, était porté par le gouvernement. En effet, cette perfor-mance collective et populaire s’inscrit dans unlarge plan de reforestation mis en œuvre par le gouvernement.Ce record est donc un symbole pour une poli-tique volontariste : l’objectif visé par les autori-tés équatoriennes est un niveau de déforesta-tion zéro pour 2017, à la fin du troisième man-dat du président Rafael Correa. La déforestationde l’Amazonie a fragilisé son écosystème et sa biodiversité : plus grande forêt tropicale aumonde, son action est essentielle pour l’absorp-tion du CO2 et pour freiner les effets du change-ment climatique. Sa reforestation est donc unenjeu environnemental mondial.

n TRAVAILLEURS DÉTACHÉS : DES SALAIRES DE 2,22 € L’HEURE EN GIRONDE

À l’automne dernier, la préfecture de Gironde asuspendu l’activité d’une société hongroise quitravaillait sur le chantier de la centrale photo -voltaïque d’Arsac, au nord de Bordeaux. Cettesociété employait en effet des ouvriers qui tra-vaillaient 6 jours sur 7 et 11 heures par jour,mais elle ne leur payait que 8 heures, pour2,22 € l’heure ! C’est un contrôle mené parl’URSSAF et l’Inspection du travail qui a permisde découvrir le pot aux roses. Si l’activité ici aété stoppée, l’incident pointe le problème bienplus large des travailleurs étrangers détachés(Polonais, Portugais, Roumains…), notammentdans le bâtiment et les travaux publics, qui sontsoumis à des conditions souvent indignes(niveau de salaire, sécurité…) et tout à faitcontraires aux règles minimales du Code du tra-vail. Plus que jamais, il s’avère nécessaire delimiter au maximum les possibilités de recourirà ce travail détaché, qui constitue un facteuraggravant de l’exploitation des ouvriers.

Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

BILLET D’HUMEUR D’IVAN

À QUI PROFITE LE CIR?Brigitte Gonthier-Maurin, sénatrice communiste, a produit après six moiset une centaine d’auditions un rapport des travaux de la commission d’en-quête sénatoriale intitulé « Le détournement du CIR de son objet et de sesincidences sur la situation de l’emploi et de la recherche dans le pays » .Ce rapport a été rejeté par la commission, et ne sera donc accessible à per-sonne ni publié, alors que tous les membres présents en ont salué la qua-lité et le sérieux lequel, d’après eux, « apportait des réponses étayées » à laquestion « À qui profite le CIR ? ». Pourquoi cette censure sénatoriale ? Lesgroupes de pression patronaux, du CAC 40 ont-ils sifflé aux oreilles deMacron et Valls ? Le gouvernement, engoncé dans sa politique libérale préfère sanctuariser le CIR plutôt que la recherche publique. L’enjeu se situe entre 360 et 600 M€ alors que le point d’indice des fonctionnaires,et donc des chercheurs et enseignants est bloqué depuis cinq ans.Qu’attend notre nouveau sous-ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche Thierry Mendon pour régulariser une situation quidécourage les vocations ? n

IVAN LAVALLÉE

Chercheurs du CNRS et ex-Goodyearsd’Amiens : une coopération exemplaire !Les images de la lutte « des Goodyear » pour sauverleur usine, le mépris auquel ils s’étaient heurtés ouencore l’acharnement judiciaire dont certainssyndicalistes avaient été victimes ont marquéles esprits. Si le géant mondial des pneus a belet bien annoncé la fermeture du site d’Amiens-Nord, licenciant ses 1 200 ouvriers, la CGT n’apas baissé les bras.Ainsi, une société coopérative et participative(Scop) a été créée pour reprendre l’activité de créa-tion de pneus agricoles, qui faisait travailler 400 per-sonnes. Le tribunal d’Amiens, saisi parles ouvriers, a ordonné le 8 juin 2015l’arrêt du démantèlement de ce voletd’activités.Un obstacle cependant se présentaitaux ouvriers dans leur volonté dereprise : pouvoir présenter au tribu-nal des perspectives d’évolution del’activité s’appuyant sur leur propreservice de recherche et développe-ment. Loin de se décourager, les ouvriersont contacté le Conseil scientifique du CNRS. En réponse, non seulement leschercheurs, avec à leur tête Bruno Chaudret, se sont investis dans ce projet,mais ils ont également lancé une pétition de solidarité visant à construire desponts entre recherche publique et industrielle.Le grand public le sait peu, mais le CNRS est de plus en plus coutumier descréations de start-up ou de conseils en entreprise. Pour Bruno Chaudret, laFrance, comme tous les pays, doit développer une science citoyenne : « On abesoin de renouveler nos productions pour faire face aux défis sociétaux qui nousattendent, et cela passe par un développement de la recherche. » Autrement dit,le maintien et le développement des emplois scientifiques et industriels sontinterdépendants. Aujourd’hui, alors que les deux sont menacés, chacun peutsoutenir cette opération inédite.n

Pour signer l’appel des scientifiques à soutenir le projet de Scop d’Amiens Nord :http://www.urgence-emploi-scientifique.org

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Économie et politique « Sauver l’économie grecque»

La Revue du projet (hors série)«Convention industrie du PCF»

L’eau : un besoin, un droit, un combat

Pour une transition énergétique réussie

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CONTRIBUTION AU DÉBATLe roi Nestor, l’exploration de l’univers et la crise grecqueAu large de Pylos, au sud-ouest du Péloponnèse, vers l’île de Sapienza, dans leseaux les plus profondes de la Méditerranée, par plus de 4 000 m de fond, estinstallé depuis plus de vingt ans un télescope géant permettant de capter dansleur course à travers l’Univers les neutrinos. L’existence de ces particules avaitété postulée par le grand astrophysicien Wolfgang Pauli en 1931, et confirméevingt-cinq ans plus tard en laboratoire. Elle fut mise en évidence vers les années1990 par de tels télescopes.Nestor – du nom du roi de Pylos, en fait un acronyme pour Neutrino ExtendedSubmarine Telescope with Oceanographic Research – symbolise la rencontre

du mythe et de lascience.Cet observatoire, quia déjà travaillé trèsactivement dans denombreux domainesde recherche avec leséquipes d’astrophy-siciens et de chimistesgrecs, est un centre

très actif, en relations constantes avec les autres laboratoires d’astrophysiqued’Europe et du monde, sur un programme aux multiples développements déjàtrès bien décrit jusqu’à l’horizon 2020.Les aléas des situations politiques et économiques font sans arrêt craindre lepire pour le devenir de tels projets et des scientifiques qui les portent. n

Pollution : 600000 décès prématurés en EuropeEn Europe, 600 000 décès prématurés et des maladies ont été provoqués par lapollution de l’air en 2010, selon une étude conjointe de l’OMS et l’OCDE. Le coût de ces décès et maladies représente 1 600 milliards de dollars, soit undixième du PIB européen de 2013.Dans les 10 pays les plus pauvres sur les 53 examinés, le coût est même de 20 %du PIB national.Bien plus, 90 % des citoyens d’Europe sont exposés à des niveaux annuels departicules fines supérieurs aux recommandations de l’OMS : maladies car-diaques et respiratoires, AVC et cancers du poumon en sont la conséquence, àtel point qu’une conférence internationale tenue à Haïfa en avril dernier en a fait une des principales priorités politiques, pour préparer une prochaineconférence en Géorgie en 2016. « C’est rentable de s’en occuper », a proclamé ladirectrice du bureau régional de l’OCDE ! En 2012, 7 millions de personnes sontdécédées prématurément à cause de la pollution de l’air, provenant des autos,camions, usines, chauffage et incinération. n

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

PAR YVES BRÉCHET*.

ous vivons une étrangeépoque… Jamais lasociété n’a été autant

imprégnée des applications dessciences: la technologie affleuredans chaque action de notrequotidien, elle a transformé lemonde du travail, elle révolu-tionne la transmission de l’in-formation et transformera pro -bablement en profondeur notre relation au savoir, voirenos modes d’apprentissage. Dans le même temps la relationde la société à la science, quiest la racine de cette techno -logie qui la façonne, est haute-ment schizophrène: tenue pourresponsable de problèmes réelsou imaginaires, la science esttout à la fois accusée commeresponsable et chargée de fairedes miracles pour les résoudre.Tout se passe dans la percep-tion du public, telle au moinsqu’elle est transcrite par lesmédias et qu’elle est perçue parles décideurs, comme si la science était et la cause de nosmaux et la source de nosremèdes, dans les deux cas parla médiation de la technologie.À la racine de cette situation setrouvent un déni d’utilité et undéni d’universalité.

LE DÉNI D’UTILITÉOn assiste donc à une dicho -tomie dans la perception de la science : celle qui découvre leboson de Higgs, les exoplanètes,et qui explore la vie des océansest « bonne », celle qui travailleà mettre la nature au service del’homme serait « mauvaise ».Ce manichéisme, outre qu’il n’aaucun fondement historique,est lui-même schizophrène : sila technologie engendre desconséquences nocives, c’estencore la technologie qui apporteles remèdes. Sauf à considérerque la solution soit dans l’ab-sence de technologie, mais alorsil y a fort à parier qu’il faille aussise passer de science, d’une partparce que la technologie nour-rit la science, d’autre part parceque l’interdiction de réfléchirsur certains domaines, que lascience rend accessibles, est lanégation même de la liberté de réfléchir, qui est pourtantconstitutive de la science.Parallèlement à cette méfianceentretenue, qui succède à l’op-timisme scientiste du XIXe siè-cle, la crise économique endé -mique, qui touche nos sociétésdepuis la crise pétrolière desannées 1970, rend difficilementacceptable par un public touchédans sa vie quotidienne l’idée

d’une science ayant pour seulobjectif la connaissance dumonde qui nous entoure, et ceuniquement en vue de l’ac-croissement du savoir commun.Il l’admet sur ces disciplines quilui offrent une part de rêve,comme l’astronomie ou la zoo -logie. Quand on lui demandes’il aime la recherche, il répondque oui, mais il faut en fait com-prendre qu’il aime la recherchemédicale… La perception positive de la science reposedonc sur un malentendu : onaime la science si elle nous dis-trait ou si elle nous soigne, peunous importe qu’elle nousapprenne à penser, et si ellenous aide à maîtriser et à asservirla nature – le vieux mythe deProméthée n’est pas loin.

Dans les années 1970, les rela-tions entre la science et la tech-nologie étaient assumées : auterme de trente années de

développement du confort quo-tidien et de la richesse nationale,pour la majorité de nos conci-toyens la science était commeconfondue avec ses appli cationstechnologiques.La conquête de l’espace, l’ex-pédition sur la Lune, vue commeune prouesse technologique,étaient emblématiques de cesuccès. L’apparition de la criseéconomique dont nous nesommes jamais vraiment ressor-tis, puisque les seules embel-lies n’ont été que feux de paille(bulle Internet, folie financière…),a conduit tout d’abord à une« exigence de résultats ». Ce quiallait de soi pour de nombreusesdisciplines, l’émergence de pro-grès technologiques à partir deprogrès scientifiques, est devenu

une obligation : il fallait nonseulement que la science porteen soi le progrès technologique,il fallait aussi qu’on puisse le

n TRIBUNE

Du «devoir de mauvaise humeur » à la « défense du bien public »

Cette finalisation de la recherche par les exigencesde la société (réelles ou supposées) n’est pas moinsdommageable au progrès que ne l’était l’idéologie qui voulait la soumettre totalement aux exigences du monde économique.

AVANT-PROPOS. Il est exceptionnel que Progressistespublie un article comme celui-ci. Il est bon d’expli-quer pourquoi nous le faisons.Yves Bréchet est physicien. Son domaine derecherche est la science des matériaux, qui va desmicrostructures au comportement macroscopique,et qui le met au contact de l’industrie et d’autresdomaines scientifiques, dont la biologie. Il a été éluà l’Académie des sciences en 2010, à l’âge dequarante-neuf ans, et c’est depuis lors l’un de sesmembres les plus écoutés.

Connaissant ses idées sur les relations entre science,technologie et société, je lui ai demandé d’en faireun exposé pour Progressistes, et c’est l’article qui suit.Cet article est très personnel, il est long pour notrerevue, et le comité de rédaction a hésité à le publieren une fois. C’est un texte important, mais ce n’estpas un texte lisse, il est plein d’aspérités et il fera grincer des dents, au-delà même du lectorat deProgressistes. Tant mieux s’il provoque des réactions.

JEAN-PIERRE KAHANE, codirecteur de Progressistes

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planifier. Au début, les incita-tions ont été pour favoriser lesinteractions entre le mondeindustriel et le monde scien-tifique, et progressivement lesexigences se sont faites pluspressantes, ciblant des secteursindustriels plus précis (le trans-port, la microélectronique…).Cette finalisation de la sciencepar l’industrie n’a vécu qu’aus-si longtemps que l’industriali-sation a été perçue commesource de richesses plus oumoins partagées. Quand pro-gressivement la performanceindustrielle et la saturation desmarchés d’équipements se sonttraduites par la disparition duplein-emploi, le couplage de lascience avec l’industrie via latechnologie n’est plus apparu

comme un bien incontestable.Alors que la nécessité qui fai-sait penser que la science « devaitservir à quelque chose » étaittoujours présente, l’exutoirenaturel de cette demande, àsavoir la technologie, perdaitde son lustre. Tout cela révélaitpourtant une illusion profondesur la science : la possibilité dedécoupler les applications dessciences de la science même.Une fois la valeur du couplageentre la science et l’industrieentachée de soupçon, c’est lanotion vague d’« exigences socié-tales » comme prérequis aubesoin de connaissance qui apris le relais de la « justificationpar les œuvres » de la connais-sance scientifique. Cette finali -sation de la recherche par les

exigences de la société (réellesou supposées) n’est pas moinsdommageable au progrès quene l’était l’idéologie qui voulaitla soumettre totalement auxexigences du monde écono -mique. Le motif de la finalisa-tion semble plus doux, il n’enest que plus sournois.L’état actuel de la vulgate concernant la science est doncd’une part qu’elle est dangereuseet qu’on doit s’en méfier, etd’autre part qu’elle doit justifi-er son existence en répondant

aux exigences sociétales. Lecorollaire immédiat du secondpoint est que la science ne sauraitrépondre aux exigences socié-tales sans s’associer aux sci-ences sociales, ce qui a conduità l’exigence répétée d’introduireune composante de sciencessociales dans tous les projetsde sciences « dures », conduisantà de surprenants pâtés de chevalet d’alouette.Pendant longtemps, les scien-tifiques ont pensé qu’était super-ficielle cette coexistence d’unedésaffection dans les médiaset la classe politique, cette exi-gence de finalisation vis-à-visdes « exigences sociétales »,avec une croyance que « l’in-tendance suivrait » quel quesoit le côté irréaliste des exi-gences. Ils ont longtemps cruque cela ne valait pas qu’ils s’eninquiètent, et moins encorequ’ils s’en occupent.Le divorce est devenu à ce pointpatent et les conséquences à cepoint désastreuses que le scien -tifique ne peut plus aujourd’huise désintéresser de la question,qu’il a au moins un « devoir demauvaise humeur » vis-à-vis dela dévalorisation des valeursscientifiques et, plus positive-ment, un devoir de « ré-instruc-tion » du public, de ses élites

dirigeantes et des formeursd’opinion, dans un esprit dedéfense du bien commun.La désaffection pour la recherchescientifique et l’exigence definalisation par les exigencessociétales trouve ses racinesdans un déni d’universalité quenous examinerons en premierlieu. Dans ce déni d’universa -lité s’enracinent la disqualifi-cation des experts et la néga-tion même de l’esprit scientifiquequi, précisément, tend à unevérité réfutable mais universelle.

Sur ce terreau prospère unrenouveau des obscurantismesde tout poil qui habillent devert un renoncement de l’êtrehumain à maîtriser la naturequi l’entoure, un refus de la réa -lité du progrès scientifique ettechnique. Sournoisement, cerenoncement s’appuie sur des craintes exacerbées etentretenues, un culte de la pré-caution comme substitut del’action et un oubli des acquisréels pour amplifier les dangerspossibles.

UN DÉNI D’UNIVERSALITÉL’universalité de la science, fonde-ment même de sa valeur, estremise en cause par un courantde pensée «relativiste» qui affirmeque la connaissance scientifiquene serait somme toute qu’unmode parmi d’autres du con-naître et que, le scientifique étantle produit de son temps et de sasociété (ce que l’on ne sauraitnier), l’énoncé scientifique neserait rien d’autre que l’expres-sion du pouvoir qu’une classedominante exerce sur le savoir(ce qui est un saut qualitatif dansle raisonnement pour le moinsaudacieux). Si tel était le cas,reprenant le mot de Pascal, toutela science du monde ne vaudraitpas un quart d’heure d’étude.

Dans ce déni d’universalité s’enracinent la disqualification des experts et la négation même de l’esprit scientifique qui, précisément, tend à une vérité réfutable mais universelle.

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Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

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Cette vision, diamétralementopposée à l’héritage des Lumièreset à sa revendication d’univer-salité du savoir scientifique, apour corollaire la disqualifica-tion des experts, la confusionentre la preuve et le témoignage,l’assujettissement de la démarchescientifique à des motivationsqui lui sont extérieures et, infine, la résurgence d’obscuran-tismes qu’on croyait disparus.La culture du soupçon vis-à-visde la science trouve son pré-texte dans les conséquencesparfois néfastes de la techno -logie, elle a son fondementthéorique dans une vision re -lativiste de la connaissance scientifique, elle s’exprime viales médias par un culte de lapeur et du sensationnel quiprime sur le devoir d’informa-tion, et a pour conséquence un « précautionnisme » frileux et un renoncement au droit desavoir.Cette dérive n’est pas de cellesqu’on corrige à la marge : elleest profonde et grave, elle sapele fondement de notre civilisa-tion et nous condamne à termeà subir l’avenir plutôt qu’à leconstruire. La première condi-tion pour la combattre est d’enprendre conscience et de recon-naître sous les oripeaux du « rel-ativisme » une véritable machinede guerre contre la science etle progrès.

RÉFLEXIONS SUR LE DEVOIRDE MAUVAISE HUMEUR…Il fait gros temps pour la science et la technique de nosjours. À l’espoir du XIXe siècle asuccédé la méfiance. On racon-te qu’une lettre envoyée du finfond des provinces à Parisadressée « à l’homme qui faitdes miracles » fut déposée surle bureau de Pasteur à qui elleétait en effet adressée. Le mêmeFoucauld qui faisait se dépla -cer les foules au Panthéon pourvoir le pendule osciller qui prou-vait la rotation de la Terre tenaitjournellement dans la Revue desdeux Mondes une colonne surles avancées de la science. Quelcontraste avec la maigreur et la

discrétion de la couverture desévénements scientifiques dansles journaux d’aujourd’hui qu’onqualifie de « sérieux » ! En paral -lèle, quel battage fait autour dumoindre soupçon de dangerassocié au progrès! Tout est bon– article, film, livre, interview –pour maximiser la résonanced’une étude sur les OGM avant

même qu’elle soit passée par lefiltre de l’évaluation par les pairs,évaluation qui fera part deréserves fortes sur la qualitéméthodologique de ladite étude,alors que le mal médiatique seradéjà fait.Aujourd’hui, dans l’esprit dugrand public, la physique c’estla bombe atomique, la chimie,

la pollution ; et la biologie, les manipulations génétiques.Victimes de leurs succès, la science et la technique ont sibien réussi à améliorer la viedes hommes que leurs acquissont considérés comme allantde soi. Il est ahurissant qu’onen soit revenu à ce point où ilest du devoir des scientifiques,des ingénieurs, des formateursde redire ce que nous devons àla science. Il faut rappeler quel’état de nature est, pour l’êtrehumain mâle, de mourir à lachasse à trente ans et, pour lafemelle, en couches à vingt-cinq. Seule la science nous asortis de cette situation naturellepeu enviable… idéal d’unrousseauisme mal digéré.

Mais ce désamour pour la science s’accompagne de symp-tômes autrement plus inquié-tants qui s’attaquent à la libertéde savoir. Nous voyons le « retourdu Saint-Office »… Le principede précaution a des allures desyllabus des erreurs de notretemps que n’aurait pas reniéPie X. Les comités de contrôle,de défiance se multiplient.Parallèlement, on constate unequasi-absence de réaction insti-tutionnelle vis-à-vis de cettemontée des dénis de rationa -lité, comme le créationnisme,quand ce n’est pas une com-plicité via les génuflexions devantune lecture très particulière dessciences sociales. Qu’il s’agissedes OGM, des nanotechno logies,

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La culture du soupçonvis-à-vis de la sciencetrouve son prétextedans les conséquencesparfois néfastes de la technologie, […] elle s’exprime via lesmédias par un culte de la peur et dusensationnel qui prime sur le devoird’information.

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Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

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du nucléaire, des gaz de schiste,la crainte de « paraître raide »,de ne pas être « à la mode dansles salons » conduit à une com-plicité objective avec ceux quifont leur miel des craintes apo -calyptiques relayées par desmédias en peine de sensation-nel. Sous couvert de citoyen-neté, on a vu récemment cir-culer, grimé comme undocument de l’Assembléenationale, un certain nombrede propositions visant à soumet-tre la recherche scientifique aujugement de « comités citoyens ».Ces textes pourraient donneren référence le mandement del’archevêque de Paris requérantcontre les jansénistes les billetsde confession… On est à peuprès à ce niveau de rationalité !Remplacez l’évêque par l’élulocal et la volonté divine parl’onction du suffrage universel,et les deux littératures, hélas,coïncident. Notez, et ce n’estpas un hasard, que cette littéra-ture en appelle au peuple et nonà sa représentation légitime,dénie la valeur d’institutionscomme l’Office parlementaired’étude des choix scientifiqueset technologiques (OPECST) et ses études fouillées sur lesquestions techniques, pour faireappel aux vertus du « jurycitoyen » et de la « démocratieparticipative ».Désamour, censure, la situation

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s’est dégradée bien au-delà…Un relativisme obscurantistefleurit et prospère… cela nousvaut le douteux honneur d’avoirvu MmeTeissier passer une thèsede sociologie en Sorbonne faisantl’apologie de l’astrologie. Maisqu’est-ce d’autre que le rela-tivisme de Feyerabend? Ce rela -tivisme paresseux qu’une cer-taine intelligentsia a confonduavec la tolérance, vigoureuse-ment et justement dénoncéepar Sokal1 et par le savoureuxouvrage de Bouveresse2, se nour-rit paradoxalement d’un vernisde vocabulaire scientifique. Onvoit, hélas trop souvent, les textesmêmes où la démarche scien-tifique est bafouée se parer desoripeaux du vocabulaire mathé -matique pour faire prendre leurobscure vacuité pour de la pro-fondeur. La controverse a l’airtellement plus savante ainsitravestie ! Mais on voit aussiparal lèlement, bien caractéris-tiques de l’esprit sectaire, sedévelopper de récurrentesthéories du complot : lobby dunucléaire, collusion des grandesfirmes pharmaceutiques, com-plots des céréaliers. Je ne dés-espère pas d’apprendre que laloi de conservation de la quan-tité de mouvement qui empêched’empiler les éoliennes au-delàd une certaine densité est unemanipulation du lobby nu -cléaire… On peut, sans nier

l’exis tence ni l’influence desgroupes de pression, donner auscientifique le bénéfice du douteet la présomption d’innocence.Croyez-vous que nous tou chionsle fond ? Point donc ! C’est unvéritable fanatisme antiscienceque l’on voit se développer, com-plaisamment relayé par lesmédias. Les technologies, en cequ’elles influent sur notre quo-tidien, en sont la première cible.Et, comme dans toute secte, lesnouveaux convertis sont les plusfanatiques. On voit parfois desscientifiques militer dans cesofficines. Comme Botticellibrûlant, par souci de pureté, sestableaux aux injonctions d’unSavonarole, nous voyons dansces mouvements des scien-tifiques, ou se revendiquantcomme tels, emboîter le pas degroupes d’influence dont lesméthodes rappellent, hélas, desmoments pas si anciens de notrehistoire européenne. Telle orga -nisation, hostile aux nano -technologies, débarque en fouleau conseil municipal de Grenoblepour y vomir – ce n’est pas unefigure de style – sur les élus.L’auteur d’un rapport remar-

quable sur les OGM3, traîné dansla boue par un journaliste inepted’un journal prétendumentsérieux, est menacé de mort pardes fanatiques. Plus récemment,une organisation non gouverne-mentale crée un site, Facenukes,pour dénoncer le lobby nucléaireen mettant sur le réseau lesnoms et adresses de personnesqui avaient le malheur de luidéplaire… et en invitant à ladélation pour clouer au pilorid’autres ! Très récemment, unlivre d’un journaliste nousexplique que nous allons tousmourir (ce qui est certes vrai…)et que la chimie en est la cause.

Cet ouvrage inepte fait les chouxgras d’un hebdomadaire dedroite cette fois, sans doutenavré d’avoir laissé passer l’oc-casion de se ridiculiser dansl’affaire des OGM qui avait étépréemptée par un hebdomadairede gauche… Preuve en tout étatde cause que la sottise et le dénide la valeur de la science sonttrès également partagés.Que des adolescents en mald’autonomie règlent leurs pro -blèmes avec le papa qui tra vailleau CEA et la maman à STMicro -electronics en organisant desmanifestations contre les nan-otechnologies, s’aidant pour cefaire de téléphones portableset d’appareils numériques eux-mêmes truffés de nanotechno -logies, c’est simplement cocasse.Mais que les agissements d’in-timidation de sectes antiscien-tifiques trouvent un écho dansune intelligentsia complaisante,digne héritière des « intellectuelsintellophobes » qui se réjouis-saient de la révolution culturelle,cela passe l’entendement. Il ya un devoir d’indignation, etnon de sympathie, vis-à-vis deces pratiques.

Mais si l’indignation a le mérited’éviter la collision des timorésavec les incompétents, et d’ap-peler un chat un chat, elle n’estpas pour autant une solutionau problème.

QUELQUES ÉLÉMENTS DE DIAGNOSTIC EXTERNEOn peut bien sûr attribuer cepanorama un peu sombre àl’histoire récente : la sciencepaierait le prix du péché deHiroshima. Ou peut-être que laprésence simultanée de la criseéconomique profonde avecl’omniprésence de la science etde la technologie a fait prendre

Il faut rappeler que l’état de nature est, pour l’êtrehumain mâle, de mourir à la chasse à trente ans et,pour la femelle, en couches à vingt-cinq. Seule la science nous a sortis de cette situation naturellepeu enviable…

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Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

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cette coexistence comme unerelation de cause à effet.On peut aussi penser que la crisede confiance témoigne d’unchangement profond de société:il serait alors le signe d’unesociété vieillissante qui n’a plusconfiance dans son avenir.On peut spéculer que le rejetdu progrès résulte à la fois dela dévalorisation d’une sociétéconsumériste et de la sacrali-sation de la nature. Si la créa-tion de richesse n’est plus unevaleur (indépendamment de la

façon de la distribuer) et que lerespect de la nature soit érigéen exigence quasi religieuse,« comprendre pour compren-dre » devient inutile et « com-prendre pour faire » devienthérétique : ce double mouve-ment conduit au rejet du pro-grès scientifique et du progrèstechnique.On peut essayer de tracer descauses possibles sans invoquerune transformation aussi radi -cale. C’est ce dernier point devue que nous prendrons comme

hypothèse de travail, sans pourautant prétendre que les autresaspects sont inexistants. La mé -fiance vis-à-vis des apports dela science et de la technique n’estpas une nouveauté ; ce qui estnouveau est l’absence de con-fiance dans l’expertise, qui étaitla médiation classique de la scien -ce vers le public et les décideurs.Il nous semble que le statut del’expertise dans une société sa -turée d’information est une desclés de lecture de la situation.Nous laissons ouverte la ques-

tion de la poule et de l’œuf: quelleest la cause et quel est l’effet?Nous vivons une crise de l’ex-pertise. Elle dépasse largementle domaine des sciences et destechniques. Elle traduit l’illu-sion répandue de la connais-sance offerte et non acquise.L’illustration de cette illusionest le développement deWikipédia, où chacun s’impro-vise expert sur tout, où l’erreurest pardonnée puisque poten-tiellement corrigée aussi vitequ’émise… ce qui nous vaut un

corpus statistiquement trufféde sottises à durées de vie diver -ses qui est en passe de rempla -cer la lecture critique des sources4.Cette crise de l’expertise setraduit par la confusion con-stante entre l’avis (instruit parune étude approfondie) et l’opi -nion (qui est une réaction instinc-

tive et superficielle), par laparesseuse « pêche au Web » enguise de recherche d’informa-tion, par le droit revendiquéd’avoir un avis sur tout sans tra-vailler sur rien, par l’illusionqu’il suffit d’être concerné pourêtre compétent. L’expertise devalorisante est devenue discri -minante : chacun a le droitd’avoir et d’exprimer un avissur le nucléaire, sauf les physi-ciens. Tout un chacun a un avissur les OGM, et au besoin letraduit en arrachage de plants,et le seul avis qui ne mérite pasd’être écouté est celui des généti-ciens. La science n’est pas laseule victime, c’est la rationa -lité même qui est en cause :chaque citoyen a un avis sur unjugement qui a un poids en ter-mes de crédibilité qui égale oudépasse l’avis du magistrat encharge du dossier. On a beaudire que les personnes dontl’avis est amplifié par les médiasne connaissent ni les lois, ni lajurisprudence, ni le dossier pré-cis, leur avis est mis en balanceavec celui du magistrat. On se

surprend à trouver partout unprécurseur chez Oscar Wilde,qui assurait ne jamais lire unlivre avant d’en écrire la cri-tique, de crainte d’être biaisé !Nous vivons une crise de l’in-formation. Jean Rostand assu -rait que les médias ne rendaientpas les gens plus sots, mais lasottise plus sonore. On peutlégitimement se demanderpourquoi l’information scien-tifique qui est donnée au pu -blic est aussi pauvre. Certes lesscientifiques sont souvent jargon -nants, et souvent aussi assoientleur expertise et ce qu’ils croientêtre leur pouvoir sous une obscu-rité technique. Mais un exem-ple nous indique que le mal estplus profond. Le problème dela gestion des déchets nucléairesa donné lieu à un rapport abso -lument admirable, le rapportBataille5. Christian Bataille estun député, nullement un sci-entifique, mais il s’est acquis àforce de consulter, d’interrogerdes experts, une expertise uniquedans le domaine. Le rapportqu’il a écrit sur le sujet, aucunscientifique ne l’aurait fait aussibien : il est lisible par tous.Pourquoi un tel document a- t-il aussi peu d’audience ?Pourquoi n’est-ce pas M. Batailleque l’on interroge sur le nucléaire,mais Stéphane Lhomme ?Pourquoi n’est-ce pas RolandDoucé qu’on interroge sur lesOGM, mais José Bové? Pourquoin’était-ce pas à Maurice Tubianamais à J. Belhomme que lesjourna listes demandaient sonavis sur le cancer ? Il n’y a certespas toujours grand talent chezles scienti fiques pour se faireentendre de leurs concitoyens,mais même quand le travail dif-ficile de traduction a été effec-tué, par les groupes de travailde l’OPECST par exemple, ilreste lettre morte. Est-ce unequestion de formation des jour-nalistes ? Est-ce une idéologieimplicite qui rend l’informa-tion aussi pauvre ou bien est-ce simplement la paresse intel-lectuelle ? Étant d’un natureloptimiste, je pense que la ques-tion est en partie aux mains des

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Si la création de richesse n’est plusune valeur(indépendamment de la façon de ladistribuer) et que le respect de la naturesoit érigé en exigencequasi religieuse,«comprendre pourcomprendre» devientinutile et «comprendrepour faire» devienthérétique.

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Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

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formateurs dans les écoles dejournalisme : Comment leurapprendre à questionner uneinformation technique et com-ment interagir avec les scien-tifiques? Comment leur appren-dre la différence fondamentaleentre un témoignage et unraisonnement? Il est sans doutedu devoir de scientifiquescitoyens de s’investir dans cesformations, comme dans lesformations des décideurs poli-tiques. Mais est-ce là qu’il fautfaire porter l’effort ? N’est-cepas directement sur les réseauxsociaux que se forme l’opinion?Nous vivons une crise du posi-tionnement de la science et dela technique par rapport à laculture. La science est devenueun métier, elle a cessé d’êtrecomprise comme une part de

la culture. Pas un intellectuelne se vanterait de ne pas avoirlu Racine, mais combien de foisavons-nous entendu un petit-maître satisfait affirmer commetitre de gloire qu’il n’avait jamaisrien compris aux maths (on a

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même vu un ministre de l’Édu -cation nationale presque fierde ne pas savoir faire une règlede trois…). Mais ce statut de lascience comme composanteessentielle de la culture, les

scienti fiques eux-mêmes l’ontoublié. La spécialisation aidant,combien de physiciens ont seule-ment entendu parler des pério -des géologiques et des grandesextinctions? Il est impératif queles scientifiques revendiquent

la science non seulement commeun métier, mais aussi commeune culture, une culture qui aune place essentielle dans notresociété. La communication surles avancées et les problèmesde la science et de la techno -logie, donc l’information auxcitoyens, qui est un droit incon-testable en démocratie, n’estpossible qu’à ce prix. Si les sci-entifiques ne prennent pas con-science de cela, s’ils ne font pascet effort dans la façon mêmedont ils se forment, ils ne peu-vent attendre que le grand pu -blic se réapproprie le raison-nement scientifique, et ce qu’onappelle le « débat populaire »ne sera jamais rien d’autre quela caisse de résonance de mou-vements sectaires étrangers àtoute forme de rationalité.

CONCLUSIONSLa question « technique etsociété » nous a amenés à tra -cer un panorama assez sombrede l’image projetée de la scienceet de la technique au niveau del’opinion publique. Nous y avons diagnostiqué un déficitde confiance, une crise du positionnement, et un défaut d’information.Comme toutes les maladiesgraves des sociétés, le remèdepotentiel est dans l’éducation.Il faut revoir la formation desscientifiques en leur rappelantque la science est une com-posante de la culture. Il fautreprendre la formation des jour-nalistes et les initier à la critiquedes textes scientifiques, et à dis-tinguer un raisonnement sci-entifique d’un énoncé utilisantdes termes scientifiques. Il fautreprendre la formation desdécideurs politiques : savoirchoisir ses experts est un talentprécieux.La situation est grave. Si devoirde mauvaise humeur il y a, etparfois même exigence d’indig-nation, c’est que la situation dessciences et des techniques vis-à-vis de la société est critique.Peut-être sommes-nous dansla situation de cet empereur de Chine qui avait pouvoir de

continuer à explorer le monde.Il a décidé qu’on en savait assez,a donné ordre de brûler tous lesvaisseaux et de ne plus com-muniquer avec le reste dumonde… et la Chine entra poursept siècles en léthargie. Si nousn’y prenons pas garde, le mou-vement réactionnaire qui rejetteau fond les sciences et les tech-niques au nom d’une Terrenaturelle dont chacun sait« qu’elle ne ment pas » pourraitbien brûler nos vaisseaux. Devantun tel danger, il n’est plus pos-sible de se contenter de « mau-vaise humeur », il faut prendrela défense de la démarche scienti -fique, de la liberté de chercher,de la dignité de comprendre, etrevendiquer la démarche scienti -fique non pas comme l’apanagede quelques savants, maiscomme un bien public au service de tous6. n

*YVES BRÉCHET est physicien,membre de l’Académie des sciences.

1. Alan Sokal, Pseudosciences etPostmodernisme, Odile Jacob, 2005.2. Jacques Bouveresse, Prodiges etVertiges de l’analogie, Raison d’agir,1999.3. Roland Douce, Les Plantesgénétiquement modifiées, rapport del’Académie des sciences no 13, Tec etDoc, 2002.4. Pierre Gourdain, Florence O’Kelly,Béatrice Roman-Amat, DelphineSoulas, Tassili von Droste zu Hülshoff,La Révolution Wikipédia, Mille et unenuits, 2007.5. Christian Bataille, rapport « Lagestion des déchets nucléaires à hauteactivité », Office parlementaire deschoix scientifiques et technologiques,1990.6. Maurice Tubiana, N’oublions pasdemain, De Fallois, 2007.

La science est devenue un métier, elle a cessé d’être comprise comme une part de la culture. Pas un intellectuel ne se vanterait de ne pas avoir luRacine, mais combien de fois avons-nous entendu un petit-maître satisfait affirmer comme titre de gloirequ’il n’avait jamais rien compris aux maths.

Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

Gravure, Maurits Cornelis Escher(1898-1972).

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

SCIENCE ET TECHNOLOGIE40

n GENRE

Aujourd’hui, le combat des femmes pour l’égalité est encore pleinement d’actua lités,comme dans les sphères professionnelles et sociales que sont l’entreprise, la fonctionpublique, l’université. Adeline Gargam nous livre un éclairage historique et socio -logique sur la lente et difficile conquête intellectuelle des femmes pour gagner leurplace dans le monde scientifique.

PAR ADELINE GARGAM*.

FEMMES ET SCIENCES : UNE LONGUE CONQUÊTEL’accession des femmes aumonde scientifique est le fruitd’une longue et difficile conquêteà travers les siècles, pas tout àfait achevée, et qui a connu desphases d’avancées, d’immobi-lismes et de reculs.Dans l’Antiquité gréco-romaine,les femmes avaient accès auxsavoirs, notamment durantl’époque impériale romaine,période de démocratisation dela culture. Néanmoins, les socié-tés grecque et romaine ne les yencourageaient pas, car le rôleprincipal attribué aux femmesétait alors d’enfanter descitoyens ; pour autant, elles neles considéraient pas commeétant inaptes à pratiquer la scien-tia : leurs talents intellectuelsétaient même loués, maiscomme des exceptions remar-quables. Cet état de fait n’étaitpas une question de droit, maisla conséquence d’une normesociale dominée par le mascu-lin. C’est pourquoi toute femmedouée de qualités intellectuellesétait ornée de compliments quil’apparentaient à l’homme.La fermeture de l’accès auxsavoirs, en l’occurrence scien-tifiques, est plus tardive : elledate du Moyen Âge. Au tempsde la création des universitésdans les grandes villes occiden-tales (XIIe-XVe siècle), les sciencessont devenues une affaired’hommes. L’Université, écloseet organisée dans la mouvance

cléricale, se développa en tantque sanctuaire masculin,excluant durablement lesfemmes. Les clercs se récla-maient de la pensée paulinienne,refusant que les femmes ensei-gnent dans les assemblées chré-tiennes, et lisaient encore laGenèse comme une malédic-tion d’Ève. Tout désir de savoirétait fantasmé comme une dés-obéissance à un ordre divin.Il faut attendre les XVIIeet XVIIIesiè-cles pour que les femmes puis-sent participer à la vie scienti-fique et gagner la reconnaissanced’une place légitime sur le ter-rain des sciences. L’Universiténe fut alors plus le sanctuaireprivilégié de la connaissancescientifique. Jusqu’à la Révo -lution, les sciences n’étaient pas

vraiment institutionnalisées ;elles s’étudiaient et se prati-quaient dans un cadre mon-dain ou privé, dans les salonset les cabinets, dans les muséeset les lycées auxquels avaientaccès les femmes de la bonnesociété. Dans certains milieuxaisés et éclairés, les femmespouvaient s’instruire par l’in-termédiaire d’un époux ou deprécepteurs, et elles pouvaientse livrer à une pratique scien-tifique. Les sciences étaient dé -

sormais vulgarisées en françaiset plus en latin, ce qui leur faci-lita l’acquisition d’une culturescientifique.

Ce mouvement d’émancipa-tion intellectuelle a cependantété freiné durant la période 1789-1804 par la professionnalisa-tion autour des grandes écolesd’ingénieurs qui a masculiniséla pratique scientifique et laisséles femmes dans le dilettan-tisme. Les voies royales de laconnaissance ont été réservéesaux hommes jusqu’à la secondemoitié du xxe siècle, de mêmeque la vie professionnelle. Durantle régime bonapartiste, la seule

profession féminine admise futcelle de la maternité. N’ayantpas le droit de travailler dans lemonde bourgeois et aristocra-tique ni de s’instruire dans lesgrandes écoles masculines, lesfemmes se sont donc trouvéesexclues du processus de pro-fessionnalisation.

DES FEMMES D’EXCEPTIONCependant, si les sciences ontconstitué un territoire princi-palement masculin, cela n’a pasempêché les femmes de les cul-tiver et de les pratiquer. Entrel’Antiquité et le XXe siècle,quelques-unes ont participé àla diffusion, la circulation et laproduction des savoirs scienti-

Place et représentation des femmesen sciences à travers l’histoire

Les sciences sont devenues une affaire d’hommes[parce que] l’Université […], dans la mouvancecléricale, se développa en tant que sanctuairemasculin du savoir, excluant durablement les femmes.

Sainte Catherine Hypatie, pard’Onorio Marinari (1627-1715),huile sur toile. Hypatied’Alexandrie, philosophenéoplatonicienne etmathématicienne grecque, mourutassassinée en 415 apr. J.-C.

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fiques. Leur rôle ne fut ni iden-tique ni d’égale influence : sicertaines ont pratiqué lessciences en dilettantes, dansl’anonymat et l’invisibilité, ytenant un rôle mineur, parfoismédiocre, d’autres ont prati-qué une activité scientifique dehaut niveau, à but parfois lucra-tif, qui a grandement contribuéà l’avancement des sciences enOccident.

Dans l’Antiquité gréco-romaineIl y eut des femmes, commeHypatie, à enseigner la philo-sophie, la géométrie et l’astro-nomie ; à pratiquer, commeScribonia Attice, l’obstétrique ;à exercer, comme Mousa deByzance, la médecine ; à écrire,comme Métrodôra, des traitésmédicaux ; et à pratiquer la chi-mie, comme la prophétessed’Alexandrie, Marie la juive.

Au Moyen ÂgeD’importantes figures du savoirféminin ont émergé des monas-tères, telles que Trotula deSalerne, à qui l’on doit deux trai-tés médicaux, et l’abbesse béné-dictine Hildegarde de Bingen,auteure d’une encyclopédiepharmaceutique et d’un livresur les causes des maladies.

Sous l’Ancien RégimeDes femmes se sont investiesdans la fabrication de recettesmédicinales qui, à en croire lesrapports de médecine, se sontmontrées efficaces. Des femmes,comme Angélique du Coudrayau XVIIIe siècle, ont aussi jouéun rôle dynamique dans l’his-toire obstétricale et contribuéà sa diffusion et à sa construc-tion par leurs pratiques et leursproductions. Durant cetteépoque, des femmes ont éga-lement conduit des recherchesastronomiques, collaboré auxtravaux des astronomes, commeJeanne Dumée, connue pourson livre sur Copernic, et, ausiècle des Lumières, ReineLepaute, qui calcula la pério -dicité de la comète de Halley,puis de Marie-Jeanne HarlayLefrançois, qui effectua diffé-

rents calculs pour aider la marineà déterminer l’heure en mer.Des femmes ont aussi parcourules mers pour explorer les fauneset les flores exotiques : MariaSibylla Merian, à la fin du XVIIe,fit un voyage en Amérique duSud et dessina les étapes de lamétamorphose des insectes tro-picaux ; Jeanne Baret, un siècleplus tard, participa, travestie en homme, à l’expédition naturaliste commandée parBougainville ; Jeanne VillepreuxPower, au XIXe, explora les côtessiciliennes et inventa, pourmener ses recherches sur lesanimaux marins, des instru-ments scientifiques d’une grandemodernité. Durant les Lumières,des femmes ont traduit desouvrages fondamentaux ; ainsiÉmilie du Châtelet et ClaudinePicardet, par leurs traductionsde Newton et Werner, ont mis

à disposition des lecteurs fran-çais les enseignements scien-tifiques des savants étrangers.

À l’époque contemporaineDes femmes comme ClémenceRoyer et Nettie Stevens ont éga-lement gagné leur vie en dis-pensant, l’une en Suisse, l’au-tre aux États-Unis, des cours dezoologie, de physiologie et dephilosophie de la nature, commeun siècle auparavant l’avaientfait les anatomistes Marie-Marguerite Bihéron et Anna

Morandi. Certaines ont rédigédes manuels de vulgarisationet de pédagogie qui, longtempsmarginalisés pour leur amateu-risme, ont pourtant contribuéà l’édification et la transmis-sion d’une culture scientifiqueet influé sur les considérationsépistémologiques actuelles dansle domaine des sciences.

LE SAVOIR FÉMININ ENTRE DÉNIGREMENT ET ENCENSEMENTNombreux ont été ceux à avoirregardé leur savoir scientifiqueavec méfiance, mépris et jalou-sie, à avoir critiqué, raillé ouvilipendé ces femmes desciences, dans le goût de Molièreavec ses Précieuses ridicules etses Femmes savantes. Pour refré-ner leurs penchants, les mau-vaises langues ont cherché à lesdiscréditer intellectuellement

en s’attaquant à leur féminitéet à leur vie privée ou en invo-quant leur physiologie osseuse,sexuelle et nerveuse. Sousl’Ancien Régime, des savantsont fait du savoir féminin unnon-droit pour des raisons pré-tendument enracinées dans lanature féminine, et ont édifiéautour de celui-ci toute unemythologie du mal, l’inscrivantdans un processus de patholo-gisation, de dénaturation et deperversion. Certains ont mêmeétabli que le savoir, en particu-

lier scientifique, nuisait à lasanté physique et morale desfemmes, qu’il les vidait de leurféminité et les dénaturait phy-siquement, moralement et socia-lement, que leur cerveau étaitimpropre à l’intelligibilité et lesprédestinait à un rôle génésiqueet domestique.Le savoir scientifique des femmesn’a pas toujours été un épou-vantail. Sous l’Ancien Régime,par exemple, des hommes ontencensé ces femmes scienti-fiques et valorisé l’entrée dessciences dans la féminité. Danscertains cercles domestiquesou de sociabilités savantes etmondaines, les femmes travail-laient de concert avec les savantset discutaient avec eux desciences. Dans l’espace de l’im-primé, des philosophes, des let-trés et des médecins ont défenduleur droit à la culture et à la pra-tique scientifiques, loué les béné-fices que pourrait retirer la sociétéd’un savoir partagé avec lesfemmes, fait des sciences unecomposante essentielle de lafemme idéale.

Si, aujourd’hui, quelques-unesde ces femmes sont sorties del’anonymat, la plupart ont étéoubliées ou laissées pourcompte et attendent que l’his-toire rende justice à leur tra-vail en les réintégrant dans lechamp historique. Mais lestraces de leur présence sonttrès lacunaires et échappentsouvent aux historiens à causenon seulement de leur faiblessenumérique et de leur absencede l’espace public, mais aussid’une histoire des sciences quia longtemps privilégié l’actionet la production des hommes,et du progrès rapide dequelques disciplines scienti-fiques qui a entraîné l’obso-lescence fulgurante de certainstravaux féminins. n

*ADELINE GARGAM est docteure en littérature du XVIIIe siècle. Elle estl’auteure-coordonnatrice du livreFemmes de sciences de l’Antiquité auXIXe siècle – Réalités et représentations,Éditions universitaires de Dijon, 2014.

Si les sciences ont constitué un territoireprincipalement masculin, cela n’a pas empêché lesfemmes de les cultiver et de les pratiquer.

Maryam Mirzakhani, première femme lauréate de la médaille Fields,l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiques, en 2014.

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TRAVAIL ENTREPRISE & INDUSTRIE42

Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

PAR MICHEL RÉGENT, SANDRINE.CARISTAN ET ANNE RIVIÈRE*.

LE MÉDICAMENT: UN « MARCHÉ » À PARTDes règles précises encadrentles activités des industriels dumédicament. Ils doivent négo-cier le prix de leurs produitsavec les pouvoirs publics et lestiers payants. Ce n’est pas unmarché comme les autres: coûtsde recherche très élevés, coûtde production souvent très fai-ble – ce que le développementdes génériques a rendu criant–, mécanismes de fixation deprix opaques.La demande solvable se trouvedans les pays développés et lesbe soins de santé mondiauxsont immenses ; d’où la for-tune des laboratoires, attirantdes actionnaires, tel l’Oréalchez Sanofi. Un parfum de scan-dale aux États-Unis émane dusecteur, avec des drames sani-taires répétés. En France, l’af-faire du Mediator en est justeun exemple. Les causes sontsystémiques: les essais cliniquessont longs, élaborés et finan-cés par l’industrie pressée d’avoirdes résultats positifs, prenantle moins de risque possible ettaisant les échecs, non soumisà publication. Face à notre igno-rance encore grande en biolo-gie, ils freinent les possibilitésde découvertes.On travaille plutôt sur ce qui estdéjà connu, lançant de « nou-veaux » médicaments à grandrenfort de lobbying et de fraisde communication plus impor-tants que ceux de la recherche

et développement (R&D). Desmaladies graves restent sanstraitement efficace, tandis quecertains produits, recondition-nés, pompent les fonds des assu-rés sociaux. On élargit lesdomaines de prescription encréant des syndromes appro-priés au développement desventes, on invente des risquesde santé publique…L’importance des fonds publicsdrainés et du droit à la santé,d’essence constitutionnelle etsupérieure au droit commer-cial, autorise les citoyens et lessalariés à promouvoir l’urgenced’autres critères pour l’exercicede cette activité au service detous.

UN MODÈLE OBSOLÈTE ET RUINEUXCette industrie déploie des stra-tégies n’entamant pas les divi-dendes ; elle réduit en revanchesans cesse les coûts de produc-tion, quitte à ne pas produireassez (100 ruptures de stock en2013). Elle soumet la rechercheà ses propres critères, la restrei-gnant et la mutilant en interne,tout en captant, en plus, larecherche publique. Le systèmedes brevets lui a assuré des quasi-monopoles pour ses blockbus-ters (médicament-vedettes syno-nymes de milliards de bénéfices),censés correspondre aux inves-tissements réalisés. Les brevets se terminent et lesgénériques s’imposent, mêmesi certains aspects de leur pro-duction posent problème(contrôle des matières premières,notamment). Le recours aux

génériques n’est pas un but ensoi. La question doit être cellede l’accès aux médicaments dequalité pour tous les patients,en France et dans le monde.Les facteurs temps et prix blo-quent la création de valeur pourl’actionnaire. Le temps de l’ac-tionnaire n’est pas celui du cher-cheur ni celui du malade.Le boom des biotechnologies,très rentables, vient à point : enintégrant ou en parrainant lesstart-up, des produits tout prêtspour nourrir les profits action-nariaux sont récupérés (et l’onsonge à l’exemple du rachat parSanofi de Genzyme: 20 milliardsde dollars). La vente libre aupublic est également source deprofits, alors que la distributionde médicaments est aussi unenjeu de santé publique.Les « Big Pharma » en sont venues à coopérer au sein deTransCelerate BioPharma Inc.– aux États-Unis – pour conju-guer leurs moyens, le temps defaire de réelles découvertes pourrelancer leur profitabilité et separtager ensuite les parts demarché.

PLANIFICATION D’UN GÂCHISSanofi est issu du pétrole (Elf)et de nombreuses fusions. Sonpalmarès fait tourner la tête :première entreprise pharma-ceutique française (un tiers du potentiel national) et euro-péenne, première mondialepour les vaccins (Sanofi-Pasteur), 23 000 emplois enFrance, 47 sites intégrés.En 2008, le « pipeline » (molé-cules en développement) vide,

les tombées de brevets et l’ar-rivée des génériques portent lefinancier germano-canadienChris Viehbacher à la tête deSanofi. Il déploie un premierplan de restructuration,Transforming 1 : 20 % desemplois détruits, retrait d’axes

de recherche thérapeutique –l’oncologie à Montpellier –, etéconomie de 2 milliards d’eu-ros. 5 000 emplois hautementqualifiés sont supprimés, s’ap-puyant sur la loi dite de « sécu-risation de l’emploi». Cela génère7 à 9 milliards de bénéfices paran pour les actionnaires. Depuis2008, les dividendes ont aug-menté de 133 % et l’action estpassée de 1,2 à 2,8 €. En plus dureste, 50 % des bénéfices sontreversés aux actionnaires.

HARO SUR LA RECHERCHE INTERNEEn juillet 2012, nouveau « plande réorganisation et d’adapta-tion 2012-2015 » :700 suppressions de postes ;1 500 mutations contraintes ;

n SANTÉ

L’industrie pharmaceutique, deuxième industrie mondiale par son chiffre d’affaires,est confrontée à des rendements d’innovation décroissants. Elle impose des choixdrastiques de réduction de sa recherche mondiale pour maintenir une des profitabi-lités les plus élevées au monde : l’exemple de Sanofi.

«Big pharma» et logiques financières

On travaille plutôt surce qui est déjà connu,lançant de «nouveaux»médicaments à grandrenfort de lobbying frais de communicationplus importants queceux consacrés à larecherche et audéveloppement (R&D) !

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désen gagement à Toulouse ;arrêt total du volet recherche àMontpellier ; regroupementd’équipes à Lyon et Paris.Rappelons-le : 8 % du chiffred’affaires est réalisé en Francepar 30 % des salariés. Le tauxde profit – près de 26 % – estconstant depuis 2008. La pro-ductivité industrielle a été mul-tipliée par deux en dix ans, lesaides publiques à Sanofi sontconstantes.En 2013, pendant que Sanofitue des emplois pour les action-naires, 11 millions d’euros ontété perçus par l’entreprise autitre du CICE, censé soutenirl’emploi, et 126 millions d’eu-ros au titre du CIR (crédit d’im-pôt recherche). Cynisme: la partdu chiffre d’affaires consacréeà la R&D est passée sous la barredes 14 %, soit l’une des plus fai-bles au monde. Au Parlement,le rapport de la commissiond’enquête présenté par Mme lasénatrice Gonthier-Maurin (PCF)sur l’usage de ces niches fiscalesa été mis au placard : il ne serapas publié.La difficulté, réelle, pour toutesles Big Pharma, est de trouverde nouvelles molécules utileset d’en assumer les risques surla durée nécessaire – entre septet dix ans – puis d’assurer leursmises sur le marché d’un côtéet la pharmaco-vigilance del’autre, et ce durant vingt ans.« Ce qui sera trouvé en France,sera produit en France », selonune déclaration perverse d’undirecteur déniant les atteintesà la recherche et à l’ensembledes sites de production, eux-mêmes laminés.

PLANS DE LICENCIEMENTS ET FERMETURES EN CASCADERatifié par des syndicats mino-ritaires, le plan de « sauvegarde »de l’emploi est validé par laDireccte de l’Essonne.

Grâce à leur ténacité, les sala-riés avaient fait annuler ce planillicite le 30 septembre 2014.Malheureusement, le ministèredu Travail a soutenu en justicele plan de départs volontaireset les licenciements pour motiféconomique, se soumettantainsi à un vaste chantage à l’em-ploi. Aux côtés de la directionet de syndicats « partenaires »,il entame en décembre 2014 un recours devant le Conseild’État pour d’autres suppres-sions massives.En dépit de l’annulation judi-ciaire du plan pour la recherche,Sanofi poursuit la restructura-tion. Plus de 800 salariés par-tent, « volontairement », avantmême la fin de la procédure.L’hémorragie de départs dépasseles prévisions ! La recherche deSanofi en France est désorga-nisée, les équipes désorientées.En 2014, Phœnix, nouveau plan de restructuration : vente d’environ 200 produits dits« matures », réduction de l’em-preinte production et des sur-capacités en France, libérationdu cash, cession de quatre sitesen France en quatre ans(Compiègne, Marly-la-Ville,Amilly, Quetigny) et de deuxsites en Espagne. 2 600 per-sonnes sont concernées. Sanofidément d’abord ; mais, en sep-tembre 2014 et après huitsemaines de grève, elle cède lesite de Quetigny, puis celui deToulouse en décembre.

BESOINS DES PATIENTS :QUELLES RÉPONSES?Plus de 50 % des maladies n’ontpas de thérapie adaptée. En2004, l’OMS établit une liste debesoins thérapeutiques mon-diaux non satisfaits (Alzheimerplus 17 maladies prioritaires) :c’est un rappel à l’ordre. Sanoficommunique à grands budgets,mais ne convainc pas en interne.

L’existence du virus Ebola étaitconnue dès 1976, mais ce n’estqu’en novembre 2014, lorsquela barre des 5 000 décès a étéfranchie, que Sanofi a annoncéla création d’un groupe de tra-vail pour réfléchir sur les moyensde « contenir » l’épidémie etsans qu’aucune ressource pourdévelopper d’urgence un vac-cin ne soit débloquée.

En Afrique, 200 000 personnespar an meurent en prenant defaux médicaments contre lepaludisme. La question des prixet des marges bénéficiaires estposée en termes scandaleux,intégrant dans son calcul lemanque à gagner théorique dessommes investies en recherche,comme si elles avaient été pla-cées en Bourse !Il ne reste plus qu’un seul siteproducteur de vaccins contrela rougeole, en cas de besoin enInde.

LE POINT DE VUE DES SALARIÉSLes salariés de Sanofi mènentune longue lutte, exemplaire,tous azimuts. Un collectif inter-pelle et alerte sur les dangerssanitaires et sociaux des choiximposés; il propose une concep-tion du médicament soucieusede critères d’efficacité et derecherche axés sur l’intérêt despatients. Ses membres ont, dela recherche à la production,des compétences fortes et recon-nues pour élaborer et mener àbien des solutions. Ils luttentcontre les plans sociaux de -structeurs d’avenir pour la jeu-nesse, alors que plus de 30 %du potentiel de R&D, financépar la collectivité, est supprimé.Ils proposent des mesuresurgentes :– contrôle des fonds publicsoctroyés au titre des CICE et

CIR, et affectation à la recherchepublique, pour des programmesscientifiques clairement posi-tionnés, d’utilité publique ;– opposition des pouvoirspublics, en toutes circonstances,aux suppressions d’emploisdécidées par la direction et findu soutien en justice des plansde restructuration ;– abrogation de la loi dite « de

sécurisation de l’emploi » ;– adoption rapide d’une loi inter-disant les suppressions d’em-plois pour les entreprises béné-ficiaires et les licenciementsboursiers.Cette industrie stratégique etd’avenir ne peut plus être pilo-tée par les intérêts financiersd’une minorité. Reste à bâtir lesformes nouvelles d’une maî-trise publique et sociale effi-cace. Producteurs, chercheurs,médecins, patients, hospitaliersdoivent s’allier, s’appuyant surune Sécurité sociale rénovée etgarantissant l’accès aux soinsde tous. n

*MICHEL RÉGENT et SANDRINE CARISTAN sont tous deux membresdu collectif Antisanofric, ANNERIVIÈRE est juriste.

À LIRE :Thierry Bodin, Danielle Montel, DanielleVergnaud, Daniel Sanchez, Sanofi-BigPharma - L’urgence de la maîtrise sociale,Éditions Syllepse, 2014.Philippe Pignarre, Le Grand Secret de l’in-dustrie pharmaceutique, La Découverte,2003.Quentin Ravelli, La Stratégie de la bacté-rie : une enquête au cœur de l’industriepharmaceutique, Seuil, 2015.Matthieu Montalban, « La financiarisa-tion des Big Pharma », in Savoir/Agir, no 16, juin 2011.« Quelles ruptures avec l’existant pour lemédicament ? » (débat), les Cahiers desanté publique et de protection sociale,no 16, p. 63 et 71.Conférence nationale du médicament2012, CGT Chimie et le rapport du Cidecos.

En Afrique, 200 000 personnes par an meurent en prenant de faux médicaments contre le paludisme. La question des prix et des marges bénéficiaires est posée en termes scandaleux.

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

PAR LOUIS MAZUY*,

HISTORIQUE JUSQU’À LA CRISEAreva, groupe industriel né enseptembre 2001 de la fusion desentreprises Cogema, Framatome,CEA-Industrie et Technicatome,est devenu le premier acteurmondial dans son secteur. À cejour, il est le seul à intervenirsur l’ensemble de la chaînenucléaire. Ce modèle intégréest remis en cause par les déci-sions récentes du gouverne-ment et du président de laRépublique.Entre 2002 et 2012, la droite aprogressivement transposé lesdirectives européennes visantà déréguler les marchés de l’éner-gie, à créer les conditions d’uneconcurrence et d’un accès pro-gressif du capital privé au pro-fit de cette filière. EDF et GDFont été séparés. L’éclatementd’EDF entre la production et ladistribution de l’électricité estprogrammé. La loi NOME (loide 2010 portant sur l’organisa-tion du marché de l’électricité)pousse à la hausse du prix del’électricité. Cette politique libé-rale comprend aussi la consti-tution de transnationales debase française, à partir d’entre-prises publiques dont les fina-lités de services publics ont étéremises en cause. Pour le mar-ché de l’énergie électrique etgazière, les groupes Areva, EDFet GDF se sont déployés à l’in-ternational de façon indépen-dante, voire concurrentielle. En2010, le rapport Roussely déplo-rait l’absence de coopérationentre Areva et EDF lors des appelsd’offres internationaux pourdes centrales nucléaires.Le rapport Roussely affirmaitaussi : « La filière nucléaire doitatteindre une compétitivité attrac-

tive pour l’investissement privé.»Plusieurs extraits du rapportanticipent les déclarationsrécentes d’Emmanuel Macronse prononçant pour une com-pétitivité d’Areva et de l’élec-tronucléaire français.

« Une centrale nucléaire se prêtea priori de manière idéale à desfinancements longs du fait desa stabilité économique une foisen service […] Une comparai-son avec l’industrie pétrolièremontre bien que ce n’est pas lemontant des investissements, nimême l’inflation rapide de leurscoûts, qui pose un problème auxinvestisseurs privés pour s’en-gager dans le nucléaire. […] S’ilne fait aucun doute que l’ouver-ture au financement privé estune tendance lourde, il n’en restepas moins que le nucléaire dis-pose de caractéristiques propres(risques, règles de sûreté et desécurité, lien avec les questionsde défense…). En outre, l’Étatreste en France, comme dans denombreux pays, le garant dunucléaire. Vouloir créer les condi-

tions économiques d’un finan-cement privé du nucléaire n’estpas un choix idéologique maisun principe de réalité : c’est lamesure la plus sûre de la com-pétitivité de notre industrie. »Si les orientations de principedu pouvoir actuel sont dans lacontinuité des recommanda-tions du rapport Roussely, rap-port établi pendant la prési-dence Sarkozy, l’abandon dumodèle intégré d’Areva est unchoix plus récent.

LE POIDS DES MÉDIASEntre 2010 et 2015, la conjonc-ture a évolué en défaveur del’électronucléaire, en Europe etaux États-Unis. Le capital finan-cier, ayant de plus de plus demal à se valoriser sur l’écono-mie réelle, est peu enclin à desinvestissements à long terme.Aux États-Unis, le boom des gazde schiste remet à plus tard uneéventuelle relance de la construc-tion de centrales nucléaires. Lacatastrophe de Fukushima, lenon-redémarrage de la plupartdes centrales japonaises depuislors et l’arrêt des centrales alle-mandes ont réduit à l’exportl’activité « combustibles et retrai-tement » d’Areva. La construc-tion de nouvelles centrales asurtout lieu en Asie, notammenten Chine. L’industrie russe capteaussi des possibilités de com-mande (Finlande, Vietnam,Afrique du Sud…). Dans cecontexte, Areva a un chiffre d’af-faires en baisse (8,5 milliardsd’euros) et en dessous du mini-mum prévu de 10 milliards.L’enlisement du chantier del’EPR Finlande nuit par ailleursà sa crédibilité de constructeurmondial.Depuis 2013, une campagnemédiatique s’est focalisée sur

l’affaire d’Uramin, le surcoût del’EPR Finlande et le résultatcomptable négatif de 2014. Lefil conducteur de cette cam-pagne est d’expliquer les diffi-cultés d’Areva avant tout commele résultat de l’incompétencede la direction du groupe. Donnerà penser que le groupe Arevaferait n’importe quoi est devenuun axe médiatique, notammentavec la question de la cuve, etplus récemment des soupapesde pressuriseur de Flamanville.Il suffit qu’un examen soit encours entre Areva, EDF et l’ASN(Autorité de sûreté nucléaire),à propos d’un écart technique,pour qu’une médiatisation endonne une vision catastrophiste.En fait, les règles de qualité(directives ESPN) imposées pro-gressivement par l’administra-tion française depuis 2005 sontde loin les plus exigeantes dumonde.

LA POLITIQUE IMMÉDIATE DU POUVOIRDepuis 2010, au sein des direc-tions d’Areva et d’EDF, les orien-tations du rapport Roussely gui-dent les feuilles de route. Arevaa beaucoup investi pour renou-veler ses équipements en amontet en aval du combustible. Lesinvestissements de 2 milliardsd’euros par an entre 2005 et 2012représentaient plus de 20 % duchiffre d’affaires. Il est encoreprévu 1 milliard annuel pen-dant trois ans, soit plus de 10 %du chiffre d’affaires. Ces inves-tissements très lourds vont per-mettre à notre pays de répon-dre à ses besoins de combustiblespendant une cinquantaine d’an-nées et d’être un exportateur.Lorsque la conjoncture sera plusfavorable à l’électronucléaire(hausse du pétrole, réchauffe-

n INDUSTRIE

Donner à penser que le groupe Areva feraitn’importe quoi estdevenu un axemédiatique […]. Ilsuffit qu’un examen soiten cours entre Areva,EDF et l’ASN (Autoritéde sûreté nucléaire), à propos d’un écarttechnique, pour qu’unemédiatisation en donneune visioncatastrophiste.

La crise Areva et la politique du pouvoirDerrière les discours médiatiques, les vraies raisons de la crise d’Areva : le désengage-ment de l’État et une volonté de démantèlement pour livrer le groupe au privé, aumépris de la cohérence des projets industriels et de l’efficacité des collectifs de travail.

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AVRIL-MAI-JUIN 2015 Progressistes

ment climatique…), Areva rede-viendra rentable. Mais l’Étatn’assure pas son rôle d’action-naire, ce qui a conduit Areva àun endettement insupportable.Le pouvoir met à profit le besoinde financement d’Areva pourdémanteler son modèle inté-gré… et offrir au capital privéses activités les plus lucratives.L’ingénierie générale d’Arevaest vouée à s’inclure dans EDF.La prise en main par EDF d’unefiliale issue d’Areva, Areva NP(réacteurs et ingénierie) est unephase transitoire. Comme celaa déjà eu lieu avec Alsthom, laprise de contrôle de certainesactivités industrielles issuesd’Areva par des transnationalesde base étrangère n’est pas exclue.Le groupe Engie (nouveau nomde GDF) est pressenti pouracquérir l’activité services. Sicela se réalise, ce charcutageéclatera des collectifs de travail,en leur imposant de traiter leursrapports dans le cadre contrac-tuel du droit des affaires et dela propriété intellectuelle. Pierre-Franck Chevet, président del’ASN, a déclaré : « La situationd’Areva est préoccupante enmatière de sûreté nucléaire et laphase de transition dans laquellele groupe est engagé présenteaussi des risques. »

LOI DE TRANSITIONÉNERGÉTIQUE ET PROJET LIBÉRALLe pouvoir intervient sur le deve-nir d’Areva au moment où la loide transition énergétique sefinalise. L’objectif de réduire laconsommation d’énergie à basede composants carbonés favo-rise un consensus. La loi se carac-térise par l’intention volonta-riste de développer les énergiesrenouvelables, filière beaucoupplus attractive pour le capitalfinancier avide de placements

avec rentabilité à court terme,et sans contrainte forte en termesde règles de sûreté. Pour les libé-raux, l’électronucléaire a l’in-convénient de nécessiter uneforte implication de l’État, tan-dis que les renouvelables sontbeaucoup plus compatibles avec

la privatisation et la mise enconcurrence.Dans l’immédiat, cette orien-tation bute sur une difficulté, àsavoir que l’électricité éoliennecoûte nettement plus cher quecelle du nucléaire. Le rapportde l’ADEME (Agence de l’envi-ronnement et de la maîtrise del’énergie) d’avril 2015 tombe àpoint nommé dans ce contextepolitique. Son parti pris est demontrer que l’abandon de l’élec-tronucléaire à partir de 2050,par un recours aux renouvela-bles, ne serait pas si probléma-tique que cela. Il se prononceaussi pour la concurrence « libreet non faussée », dans l’objectifd’une libéralisation complètedu marché de l’énergie. Unconsensus se dessine en faveurd’un effort pour que la Franceaccède aux technologies dustockage de l’énergie (rapportdu Conseil économique et social).

L’ALLONGEMENT DE LA DURÉEDE VIE DES CENTRALESUn aspect de la loi de transitionénergétique a donné lieu à unehésitation. Imposer une réduc-tion à 50 % de l’électricité

nucléaire à la date rapprochéede 2025 est une mesure auxconséquences particulièrementlourdes si elle s’applique. Elleconduirait à renoncer au pro-longement à 60 ans de la duréede vie des centrales, alors quel’ASN a défini les mises à niveau

post-Fukushima, qui permet-tent cette prolongation avecune sûreté accrue. Une nou-velle hausse du coût de l’élec-tricité en découlerait. En outre,la construction des EPR modi-fiés (NM), en remplacement desvieux réacteurs, serait repous-sée de 2020 à 2030 au moins.Une telle situation entraîneraitobjectivement un démantèle-ment du potentiel industrielnational. Le Sénat avait voté lereport de l’échéance de 2025.En fait, la politique de libérali-sation du marché de l’énergieavance en se camouflant der-rière un débat sur les techno-logies. Réduire dès 2025 à 50 %le parc nucléaire est en appa-rence de bon sens compte tenude Fukushima, mais la concur-rence sur les prix de marché del’électricité tendra à dégraderla sûreté des centrales.Une politique non libérale del’énergie devrait aborder l’ave-nir en tenant compte des carac-téristiques de notre pays, de sonparc nucléaire et de son indus-trie. L’EPR dans sa version ini-tiale a certes des difficultés demise au point, ce qui est clas-

sique dans une phase proto-type. Une fois l’optimisation del’EPR terminée, la France doitdisposer d’un des modèles decentrales de génération 3 +,parmi les plus sûrs du monde.L’application des préconisa-tions post-Fukushima de l’ASNaux centrales ayant bientôt 40 ans de vie permettrait de pro-longer leur fonctionnementjusqu’à 60 ans. Le prix de l’élec-tricité serait ainsi moins lourdpour les consommateurs. Unegestion vigilante du parcnucléaire n’exclut pas un effortnational pour développer lestechnologies du stockage del’électricité et celles de la régu-lation des mix énergétiques. Àl’opposé de l’approche irréa-liste du rapport de l’ADEME,l’effort national pourrait res-pecter les étapes et le tempsnécessaires à la création d’une industrie nationale.La mise au point d’un systèmede régulation de la fournitured’électricité composée par destechnologies renouvelables com-plémentaires pourrait aussi seréaliser dans les secteurs géo-graphiques éloignés des cen-trales nucléaires.L’expérience plus précoce depays ne bénéficiant pas de l’ac-quis d’un parc nucléaire impor-tant serait aussi utile pour noschoix du futur. Les énergiesrenouvelables peuvent êtreune part significative du mixénergétique, à condition queleurs développements s’ins-crivent dans la reconstructiond’un service public de l’éner-gie. Ce choix se joue notam-ment dans les modalités d’unetransition énergétique, en com-battant son dévoiement par lelibéralisme.n

*LOUIS MAZUY, ingénieur diplôméArts-et-Métiers, est syndicaliste.

Comme cela a déjà eu lieu avec Alsthom, la prise decontrôle de certaines activités industrielles issuesd’Areva par des transnationales de base étrangère n’estpas exclue. [Le] président de l’ASN a déclaré : « Lasituation d’Areva est préoccupante en matière de sûreténucléaire et la phase de transition dans laquelle legroupe est engagé présente aussi des risques. »

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TRAVAIL ENTREPRISE & INDUSTRIE46

Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

PAR MARTINE CARTEAU DAUGAY*.

haque mois, la publi-cation des chiffres duchômage montre une

hausse significative du nom-bre de demandeurs d’emploi.Les personnes exclues de l’em-ploi sont toujours plus nom-breuses. Malgré les prémissesd’une reprise économiqueannoncées par l’INSEE, les des-tructions d’emplois sont tou-jours significatives dans notrepays. Les divers plans de relanceindustrielle qui se sont suc-cédé durant les vingt dernièresannées n’ont pas réussi à pré-server les emplois dans le tissuindustriel. Cette actualité indus-trielle oblige à relativiser lesdiscours gouvernementaux derelance industrielle.En 2013, après quatre décen-nies de régression industrielle,Arnaud Montebourg, alors minis-tre du Redressement produc-tif, avait présenté 34 plans cen-sés inverser la tendance, dontcelui intitulé Usine du futur,avec une promesse de créationde 480 000 emplois sur dix ans– ce qui déjà n’était pas d’uneambition folle. EmmanuelMacron a annoncé vouloir retail-ler ces 34 projets pour n’en gar-der qu’une dizaine en opérantdes regroupements. Parmi cesplans, Usine du futur, qui a étérebaptisé Industrie du futur,apparaît comme un pilier dudispositif, car concernant l’en-semble des branches indus-

trielles. Il s’inspire du plan alle-mand Industrie 4.0, lequel béné-ficie, lui, d’un investissementde 11 milliards d’euros alors quel’Allemagne n’a pas connu dedécrochage comme la France(voir chiffres tableau ci-dessous).

L’objectif est une réorganisa-tion complète du système pro-ductif via le numérique, à tra-vers une convergence entresystèmes de production et TIC(technologies de l’informationet de la communication) et laconstruction de systèmes deproduction cyber-physique oùles automates « dialoguent »entre eux grâce à une mise en réseau. Une cinquantainede projets pilotes ont été décidés, et un « MonsieurNumérique » est ou devraitêtre nommé dans chaquerégion par le gouvernement.

UNE INCITATION FINANCIÈREDE L’ÉTAT POUR MODIFIERLES MODÈLES INDUSTRIELSLa Banque publique d’investis-sements (BPI) doit investir 2 mil-liards sur les 10 prévus, les 8autres relevant des régions –lesquelles sont déjà mises au

régime sec –, des groupes etinvestisseurs financiers. L’opacitéet la non-association des sala-riés sont la règle et vont s’ac-centuer avec la décision prisepar Emmanuel Macron de modi-fier la gouvernance du dispo-

sitif. Une association regrou-pant notamment les grossesfédérations patronales (éditeursde logiciels, secteur de la tech-nologie de production, UIMM,Syntec, CEA, Cetim, ENSAM,

Institut Mines- Télécom) étaiten gestation dans la premièremoitié de 2015. Elle se donnepour rôle d’orienter les aides àl’investissement en proposant

aux entreprises des aides dansle choix des technologies et enaidant la BPI dans le traitementdes dossiers.À l’accompagnement des PMEet PMI, au renforcement de larecherche dans six domainesclés et à la création de vitrinestechnologiques, deux nouveauxaxes sont ajoutés à l’industriedu futur : la formation (s’assu-rer que les cursus de formationprennent bien en compte l’évo-lution des technologies) et lanormalisation internationale.Désormais, donc, l’État orga-nise le pilotage par les plusgrosses fédérations patronalesdes transformations à venir dansl’industrie.

DES TRANSFORMATIONS DU TRAVAIL ET DE L’EMPLOIPILOTÉES PAR L’ÉTATOn comprendra que l’enjeu estde taille dans cette transforma-tion de l’industrie avec des sup-pressions massives d’emplois.En effet, l’intervention des sala-riés et des populations pourraitse traduire par des gains de pro-ductivité dont les salariés pro-fiteraient par le biais des RTT,par un temps de travail hebdo-madaire respecté, par le paie-ment des qualifications, par laformation et par des organisa-tions du travail qui ne soientpas, à la différence de ce quel’on connaît de plus en plusaujourd’hui, enfermantes etpressurisantes des capacitésdes salariés.

n INDUSTRIE

Dans une tribune publiée par le Monde du 24 avril 2015, Emmanuel Macron, minis-tre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique, énonce sa vision de l’avenir indus-triel du pays pour « retrouver l’esprit du capitalisme industriel ». Sa vision repose surdeux axes : un développement du numérique pour l’industrie et une gouvernanceindustrielle renouvelée. Derrière le discours, c’est une logique de financiarisationbasée sur un capitalisme patrimonial qui se dessine.

Rebâtir une politique industrielle au service de la nation

FRANCE ALLEMAGNE

Part industrielle des valeursajoutées 12 % 22 %

Stock de robots industriels installés en 2013 3 300 165 000

Production de machines et d’équipements 49 Md€ 239 Md€

C

La Banque publiqued’investissements (BPI)doit investir 2 milliardssur les 10 prévus, les 8 autres relevantdes régions –lesquelles sont déjàmises au régime sec.

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AVRIL-MAI-JUIN 2015 Progressistes

financier propice, retrouver unsens du long terme, financerl’économie réelle et réindus-trialiser le pays.

« Il ne s’agit pas de se couler dansl’économie de marché. L’économiede marché est un rapport de forcesur lequel nous avons les moyensd’agir », affirme le ministre. Ils’agit, plus précisément, de met-tre sur les marchés financiersbeaucoup plus de richesses –celles des retraites, de la pro-tection sociale, l’épargne desFrançais – pour disputer la guerreéconomique.Le ministre des Finances et de

l’Industrie d’un gouvernementde « gauche » ouvre ainsi uneperspective à la bourgeoisiefrançaise pour pérenniser sesprofits sur le long terme en pro-posant d’aller toujours plus loindans la logique patrimoniale.

POUR UNE NOUVELLEPOLITIQUE INDUSTRIELLECe n’est certainement pas ainsiqu’on ira vers un rééquilibreavec l’Allemagne, qui a su gar-der un socle productif et descapacités d’assemblage, contrai-rement à la France où les spé-cialisations effrénées sur lesmarchés financiers n’ont faitque démanteler la cohérencede l’appareil productif.Rien n’est prévu pour une cohé-

rence des investissements dansnotre pays, pas plus pour larecherche et développement(on attend toujours la publica-

tion de l’évaluation du créditd’impôt recherche) que pour laproduction.Rien n’est prévu pour libérer lacréativité des salariés en leurouvrant des droits et des pou-voirs d’agir sur les finalités, les stratégies et la gestion desentreprises.Rien n’est prévu pour s’attaquerà la financiarisation des entre-prises elles-mêmes, où le WallStreet management casse le tra-vail et les travailleurs, casse lessynergies industrielles.Rien n’est prévu pour revalori-ser les salaires et le paiementdes qualifications.Rien n’est dit sur la corruptionet l’évasion fiscale, qui sont lesrègles de vie de la finance ; seulsles dividendes ont droit de cité.Il faut sans attendre démysti-fier ce type de discours en mon-trant la logique de fuite en avantdans la financiarisation et lecapitalisme patrimonial.On est bien loin des pôles publicsà créer dans les filières straté-giques, de l’entreprise, des col-lectifs de travail en prise dansun territoire, des propositionsdu PCF pour une autre politiquedu crédit, d’une maîtrise par lessalariés et la population de l’in-dustrie numérique du futur.On est bien loin des axes deconstruction d’une nouvellepolitique industrielle, socialeet écologique. Il nous faut savoirsaisir les nombreuses contra-dictions qui vont apparaître dufait de ces orientations gouver-nementales et patronales pournourrir des luttes alternatives.n

*MARTINE CARTEAU DUGAY est ingénieure et syndicaliste.

Il est indispensable que le mondedu travail, toutes catégoriesconfondues, acquière à traversses organisations des moyensde maîtrise de ces évolutionspour nourrir l’intervention poli-tique, tant des salariés que despopulations.

MONTAGES CAPITALISTIQUESET INDUSTRIEC’est dans ce contexte que leministre Em manuel Macronsigne une tribune dans le Monde :« Retrouver l’esprit industrieldu capitalisme ». L’objectif estde transformer l’industrie fran-çaise par une nouvelle démo-cratie actionnariale.À la suite du capitalisme d’Étatd’après-guerre, la période desannées 1990 a été marquée pardes privatisations des grandsgroupes, un désengagement del’État et la formation de noyauxdurs avec participations croi-sées d’investissements institu-

tionnels. « De la fin des années1990 à 2008, le désengagementde ces investisseurs pour caused’une régulation qui pénalisel’investissement en actions n’apas été remplacé par des action-naires individuels ni par des sys-

tèmes de retraites par capitali-sation, d’où un capitalisme naïfde court terme. Il y a donc besoind’un capitalisme de long terme,la création de valeur actionna-riale sur le long terme pouvantretrouver l’intérêt général. »Pour Emmanuel Macron, il n’yaura pas :– de réindustrialisation fran-çaise sans transformation ducapitalisme français,– de renaissance de l’industriesans financement adéquat,– de rebond industriel sans stra-tégie de long terme.D’où trois leviers :– inciter à investir dans les entre-prises : il y a eu création du PEA-PME, l’assurance-vie a été réfor-mée avec Eurocroissance, unprojet de loi est à venir sur l’ac-tionnariat salarié et pour ren-dre la fiscalité des actionnairesplus encourageante ;– mobiliser les investisseurs ins-titutionnels en réorientant lesfonds des caisses de retraitesvers la détention d’actions fran-çaises : intervention au niveaueuropéen sur Solvenay 2 pourque les assureurs puissent pren-dre plus d’actions ;– pour le long terme, favoriseractionnaires familiaux, salariés,publics, de fonds larges.Exemple : les actionnaires quiconservent leurs actions plusde deux ans ont des droits devote double. Ainsi, pour Renault,l’État a acquis 5 % d’actions sup-plémentaires pour constituerla minorité de blocage, actionsqu’il revendra en partie

lorsqu’elles autoriseront desdroits de vote double.Emmanuel Macron conclut enindiquant qu’il s’agit de refa-çonner le capitalisme françaiset, pour cela, de construire unenvironnement économique et

C’est dans ce contexte que le ministre EmmanuelMacron signe une tribune dans le Monde : « Retrouverl’esprit industriel du capitalisme ». L’objectif est de transformer l’industrie française par une nouvelledémocratie actionnariale.

Il s’agit, plus précisément, de mettre sur les marchésfinanciers beaucoup plus de richesses – celles desretraites, de la protection sociale, l’épargne desFrançais – pour disputer la guerre économique.

L’industrie française pilotée par le casino des marchésfinanciers et des actionnaires.

Plan Usine du futur : un « Monsieur Numérique » devraitêtre nommé dans chaque régionpar le gouvernement.

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

PAR MARCEL VITTONATO*,

TROIS PILIERS FONDAMENTAUXDéclinaison française de texteseuropéens, la RT 2012 a pourobjectif affiché de réduire lesdépenses énergétiques et d’in-tégrer au moins un approvision-nement en énergie renouve -lable dans chaque projet deconstruction selon trois axes :1. Le B bio (pour besoin biocli-matique conventionnel), un indi-cateur qui exprime les besoinsdes habitations en chauffage,climatisation et éclairage. Il estdéfini en vue de limiter cesbesoins, grâce à une concep-tion réfléchie :– en travaillant sur l’orientationet la disposition des baies vitréespour favoriser l’apport solaireen hiver et s’en protéger l’été ;– en limitant les déperditionsthermiques grâce à la compa-cité des volumes ;– en prévoyant une bonne iso-lation du bâti et des baies vitrées;– en traitant avec soins les pontsthermiques et les fuites d’air.Autant de dispositions de bonsens auxquelles on ne peutqu’adhérer et qui, depuis long-temps, ont été prises en comptepar les bons architectes.2. Le Cep (coefficient de consom-mation conventionnelle d’éner-gie primaire), qui est lié au modede chauffage, à la productiond’eau chaude sanitaire, à l’éclai-rage, au type de ventilation, àla climatisation éventuelle etaux auxiliaires (pompes…). Ilvise à inciter à une réductionde la consommation d’énergieau quotidien.

3. La Tic (température intérieureconventionnelle), enfin, doitévaluer un bon confort d’étésans climatisation, en prenanten compte la température rele-vée au cours des cinq jours lesplus chauds de la saison.Pour chacun de ces facteurs,une valeur à ne pas dépasserest établie. Dans un projet donné,les calculs doivent être faits parun bureau d’études thermiques,qui doit s’appuyer sur des logi-ciels de calcul agréés, certes,mais qui demeurent très mys-térieux. Le permis de construirene sera accordé que sur la basedu document de synthèse éta-bli par ce bureau et dans lequelon retrouvera les résultats descalculs liés au projet. Ils doiventattester qu’ils sont inférieursaux valeurs réglementaires dela région concernée.

DES CONSÉQUENCESDIFFÉRENTES SELON LES ACTEURSLes grandes entreprises du bâti-ment qui construisent des loge-ments collectifs, des ensemblespavillonnaires, des centres deloisirs ou autres ont des bureauxd’études qui pourront délivrerces attestations.

En revanche, un simple parti-culier qui veut faire construiresa maison devra faire appel quasiobligatoirement non seulementà un architecte, mais égalementà un bureau d’études spécialisé(théoriquement différent decelui qui va faire les vérifica-tions pour délivrer l’attestation).Ces bureaux d’études vont defait imposer aux artisans lestechniques de mise en œuvreet les matériaux à utiliser (iso-lation par l’extérieur ou l’inté-rieur, caractéristiques des baiesvitrées, épaisseur et type d’iso-lant, type de chauffage, de ven-tilation, moyens de productiond’eau chaude…).

ÉNERGIE PRIMAIRE, LES PIÈGES DU CEPPour le « néophyte », le Cep sem-ble le plus accessible. Il doit êtred’environ 50 kWh/m2 par an(modulé en fonction de la zonegéographique et de l’altitude).Mais attention, c’est un maxi-mum, une consommation enénergie primaire à ne pas dépas-ser. Pourquoi le ministère del’Écologie, du Développementdurable et de l’Énergie est-il sidiscret sur ce point ?Précisons que l’énergie primairen’est pas l’énergie consommée,mais celle qui a été nécessaireà la source pour produire cetteénergie ; l’écart entre les deuxest dû aux rendements desmoyens de production, auxpertes liées au transport…Ces écarts correspondent à uneréalité. Ils sont différents selonque l’on utilise du gaz, de l’élec-tricité, du fuel ou du bois pourse chauffer. Ils sont également

plus ou moins importants selonque l’on prenne en compte ounon la « chaîne de production »dans son ensemble.

La décision de raisonner enénergie primaire et d’imposerdes coefficients de conversionentre énergie consommée eténergie primaire correspond,quant à elle, à des choix poli-tiques. En effet, ces coefficientssont différents selon les pays et,en outre, peuvent varier dansle temps. Ils s’éloignent donctrès sensiblement d’une réalitéphysique. Ainsi apparaît le butde la démarche : orienter lesconsommateurs vers tel ou teltype de chauffage et de moyende production d’eau chaude.

OÙ EST L’ÉCOLOGIE DANS TOUT CELA?Pour ce qui est de la France etde la RT 2012, le gaz, le fioul, lecharbon, le bois ont un coeffi-cient de 1, tandis que l’électri-cité a un coefficient de 2.58.Pour l’électricité, le Cep passedonc de 50 kWh/m2 par an à19 kWh/m2, c’est-à-dire qu’il

n ÉNERGIE

La RT 2012 est un ensemble de règles techniques applicable depuis le 1er janvier2013 à tout nouveau projet de construction. Présentée et justifiée par le gouverne-ment comme un outil de lutte contre le réchauffement climatique et la précaritéénergétique, elle semble manquer son but.

Réglementation thermique : la RT 2012 contre-productive ?

La décision deraisonner en énergieprimaire et d’imposerdes coefficients de conversion entreénergie consommée et énergie primairecorrespond à des choixpolitiques.

48 ENVIRONNEMENT & SOCIÉTÉ

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AVRIL-MAI-JUIN 2015 Progressistes

est pratiquement impossible àréaliser sauf à générer des sur-coûts considérables d’isolation,ou à installer des panneauxphoto voltaïques, puisque la production d’électricité de ces derniers est déduite de laconsommation. Sans le dire clairement, on décourage cemode de chauffage, y comprispour des logements correcte-ment isolés.

Pour se chauffer, il faudra donc:– dans le logement neuf, utili-ser principalement le gaz (voireun réseau de chaleur à partirde la géothermie) ;

– dans la maison individuelle,recourir au gaz (si le réseauexiste), au bois (mais les pel-lets, granulés… posent ques-tion), à des pompes à chaleurair/eau ou eau/eau (géother-mie de surface ou de profon-deur) qui ont des coûts d’ins-tallation et d’entretien très élevés.Au moment où l’ensemble despays est sensibilisé, tout aumoins en théorie, aux questions

du réchauffement climatiquelié au rejet des gaz à effet deserre – du CO2 en particulier –,il est assez paradoxal de voirnos gouvernements vouloir rem-

placer l’électricité par des moyensde production d’énergie beau-coup plus polluants. En effet,étant donné la structuration dela production d’électricité denotre parc (90 % à partir dunucléaire et de l’hydraulique),le chauffage électrique est deloin le moins polluant. Non seu-lement il cause peu de gaz àeffet de serre (4 fois moins quele chauffage au gaz, et 6 foismoins que le fioul), mais il émetégalement moins de particulesfines, d’oxyde d’azote…Ce paradoxe ne semble pour-tant guère soucier notre minis-tre de l’Écologie ni notre gou-vernement.

ÉCONOMIE D’ÉNERGIE N’ESTPAS TOUJOURS RÉDUCTIONDE LA DÉPENSE…Répondre à la RT 2012, c’estdevoir faire appel aux bureauxd’études thermiques, aux orga-nismes agréés de contrôle pourappliquer les techniques pro-posées et effectuer les testsd’étanchéité à l’air. Tout celagénère, selon les profession-nels, un surcoût d’investisse-ment de l’ordre de 15 à 20 %.Et qui doit payer ce surcoût ?les maîtres d’ouvrage, c’est-à-dire les particuliers qui achè-tent une maison ou un loge-ment, sans forcément savoir sicette dépense supplémentairesera compensée par les écono-mies promises.Ces investissements sont parailleurs financés par les sub-ventions ou des défiscalisations.Ils représentent donc à la foisun manque à gagner pour lacollectivité et une nouvelledépense pour les usagers. Eneffet, les tarifs de rachat du pho-tovoltaïque (environ 10 foissupérieurs au prix moyen del’électricité !) se répercutent infine sur l’ensemble des ménagesvia la contribution au servicepublic de l’électricité (CSPE),taxe qui figure au bas de chaquefacture d’électricité. Ayant déjàsensiblement augmenté depuisson institution, en 2003, celle-ci va continuer de croître.

… NI DE LA POLLUTIONIl y aura certainement baissede la quantité d’énergie consom-mée, mais, outre l’investisse-ment de départ, il ne faudra pas oublier l’entretien annueldes pompes à chaleur ou duchauffe-eau thermodynamique,l’amortissement du matérielet son remplacement au boutd’un certain nombre d’années(une dizaine). Et quelle sera ladurée, au-delà de la garantiedécennale, des isolations parl’extérieur ?

En résumé la RT 2012 réduiracertainement la consommationénergétique des nouvellesconstructions, mais, contraire-ment à l’objectif affiché, sûre-ment pas les dépenses desménages liées à l’énergie. Ellefait fi des objectifs de réductiondes gaz à effet de serre, du CO2

en particulier. Au contraire, ellefavorise le développement desénergies carbonées (du gaz enparticulier).Les tenants du « capitalismevert », dont certains ont déjàaccumulé des fortunes indé-centes, peuvent être rassurés :ils y trouveront leur compte.n

*MARCEL VITTONATO est retraité,ingénieur EDF.

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RT 2012, un ensemble de règles techniques destinées à diminuer la consommation énergétique dans le secteur du bâtiment. Mais qu’en est il des émissions de CO2?

Il est assez paradoxal de voir nos gouvernementsvouloir remplacer l’électricité par des moyens deproduction d’énergie beaucoup plus polluants.

La RT 2012 réduira certainement la consommationénergétique des nouvellesconstructions, mais ellefait fi des objectifs deréduction des gaz àeffet de serre, du CO2

en particulier. Aucontraire, elle favorisele développement desénergies carbonées (du gaz en particulier).

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n ÉNERGIE

Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

50 ENVIRONNEMENT & SOCIÉTÉ

PAR MARIE-CLAIRE CAILLETAUD*.

a panne généralisée, dite« black out », est une han-tise en Europe, où le scé-

nario est de plus en plus plau-sible : elle pourrait coûterplusieurs points de PIB à l’Europe, avec des consé-quences sanitaires et socialesdramatiques.

EUROPE ET NATIONSL’Europe de l’énergie est un sujetpolitique : il renvoie à la souve-raineté des nations. La nais-sance de l’Europe s’est faite surune alliance autour du charbonet de l’acier. L’objectif affichéest éminemment politique :empêcher une nouvelle guerreen unissant le charbon et l’acierde la France et de l’Allemagne,base de l’industrie de la guerre ;ce sont les considérations poli-tiques de la guerre froide quiont primé.L’accès aux ressources est à l’ori-gine de la majorité des conflits,tant pour les ressources énergé-tiques fossiles que pour les métaux,en particulier les terres rares. «LeMoyen-Orient a le pétrole, nousavons les terres rares », dit DengXiaoping en 1992.La réduction des inégalitésimplique de revoir ce mode dedéveloppement ; ces ressourcesfossiles génèrent des gaz à effetde serre (GES) et confrontent l’hu-manité à des problèmes inédits.Le GIEC chiffre à 200 millionsde personnes la migration àvenir du fait du réchauffementclimatique. « L’augmentationdes instabilités étatiques ou régio-nales, le développement de pres-

sions migratoires, les rivalitéspour l’accès aux ressources […]pourront conduire à des conflitsaffectant les intérêts nationaux.Face à ce défi, la France devradévelopper, […] une fonction deprotection navale renforcée enMéditerranée pour gérer les fluxmigratoires », lit-on dans un rap-port parlementaire de 2012.Nous devons impérativementenvisager un nouveau mode dedéveloppement pour répondre

aux besoins d’une populationmondiale croissante tout enlimitant les émissions de GES.

ÉTAT DES LIEUXL’UE consomme 20 % de l’éner-gie mondiale, et représente 10 %de la population de la planète.Elle dispose de moins de 1 %des réserves mondiales depétrole, 1,5 % pour le gaz natu-rel et 4 % pour le charbon ; elleimporte plus de 50 % de sonénergie, et cette proportionpourrait passer à 70 ou 75 %d’ici à 2030. Près de 40 % ducharbon, plus de 60 % du gazet plus de 80 % du pétrole sontimportés ; 2/3 de sa consom-mation énergétique reposentsur le pétrole et le gaz.La Russie fournit à l’UE le tiersde ses importations énergé-tiques, et pour le pétrole sesprincipaux fournisseurs sont laRussie, l’OPEP et la Norvège.Pour le gaz, la Russie est en pre-mière position, suivent laNorvège et l’Algérie. Le char-bon provient essentiellementde Russie, de Colombie, d’Afriquedu Sud et des États-Unis.L’UE s’inquiète pour la fourni-ture de gaz russe, ce qui a conduitle Conseil européen du 20 mars2015 à jeter les bases d’une Unioneuropéenne de l’énergie en vued’assurer la sécurité d’approvi-sionnement et la diversificationdes sources d’importation degaz, laissant de côté les GES etl’efficacité énergétique.Les tensions avec la Russie onteu pour conséquence l’aban-don du projet South Stream ; àla place, Gazprom construiraun gazoduc entre la Russie et

la Turquie : c’est là une illustra-tion du caractère stratégique etgéopolitique de l’énergie.Les pays de l’UE ont des mixénergétiques très différents, ainsil’Allemagne est le deuxièmeimportateur mondial de gaz ; laplace du charbon, principale-ment le lignite, dans son mixélectrique est prépondérante(plus de 50 %). Le mix énergé-tique français repose à 40 % surla production nucléaire (75 %pour l’électrique). Le terme « tran-sition énergétique » ne recou-vre pas les mêmes conséquencesdans tous les pays, si on partbien de la réponse aux besoinset de la diminution des GES.

MARCHÉ, « SIGNAL PRIX » ET INTERCONNEXIONPour l’UE, le marché est la solu-tion à tous les problèmes, il fautdonc un marché énergétiqueau plan européen, combattreles monopoles nationaux, lestarifs réglementés, les statutsdes salariés et les services publics.L’Europe s’est bâtie sur la«concurrence libre et non faus-sée », et non sur la solidarité etles services publics.La réalité a démontré, depuisplus de quinze ans de dérégle-mentation du secteur de l’éner-gie, que la concurrence ne faitpas baisser les prix. Il fallaitacheter son énergie comme onachète sa baguette : au nom decela, l’UE, à coup de directivessuccessives, ou « paquets », s’estattaquée au démantèlementdes entreprises de réseau, télé-coms, énergie et ferroviaire.Concernant l’énergie, il est néces-saire d’inverser le modèle qui

Auditionnée par la Fondation Gabriel Péri en avril 2015, lors d’un colloque consacréà l’Europe, Marie-Claire Cailleteaud nous livre ici ses réflexions sur la situation énergé-tique du continent, les dérives du libéralisme et les problèmes graves qu’il pose.

Pour une politique industrielleeuropéenne, le cas de l’énergie

«La hausse des prix de l’électricité estcorrélée à l’ouverture à la concurrencedes marchés de l’électricité.L’ouverture à la concurrence ne s’estpas traduite, dans les faits, par unebaisse des prix. La puissancepublique est le seul recours poursurmonter la crise, et les tarifs le seuloutil dont elle dispose.La libéralisation du marché del’électricité en France est une sourcede complexité sans apporter de bénéfices réels.L’UE a édicté pour elle-même des règles que les autres régions du monde ne s’imposent pas, alors même qu’elle est moins dotéeen ressources naturelles […].La crise du système électriqueeuropéen est désormais avérée […].Une politique “tout-concurrence” nepermet ni le respect de la souverainetéénergétique de chaque État membreni le maintien de l’équilibre électriqueau niveau européen.» In rapportparlementaire du 5 mars 2015 de lacommission d’enquête relative auxtarifs de l’électricité, présidée par undéputé UMP, le rapporteur est unedéputée PS.

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prévalait jusqu’alors. Les moyensde productions (l’offre) étaientcensés s’adapter aux besoins (lademande). Il y aura désormaisune certaine quantité d’énergiedisponible sur le marché, et cesera au consommateur devenuconso’ acteur de s’adapter.Comment? au travers d’un mar-ché de l’effacement et du « signalprix » censé pousser à des com-portements vertueux.Connecter toute l’Europe afinque les capacités des uns puis-sent servir aux autres peut paraî-tre alléchant. Mais le dévelop-pement non maîtrisé d’énergiesintermittentes, en particulieren Allemagne, a perturbé le sys-tème énergétique global. Pourévacuer ces énergies, priori-taires sur les réseaux, il fautconstruire toujours plus d’in-terconnexions. Aucune étudene sous-tend les préconisationsde la Commission demandantaux pays de l’UE d’avoir 10 %d’interconnexions à leurs fron-tières. La question n’est plus

uniquement d’acheminer lesflux mais de les refouler. Lesréseaux ne sont plus dimen-sionnés en fonction des pics deconsommation mais selon lespics de production. Alors qu’onnous rabâche que le modèle dufutur est celui qui, superposantl’énergie et les télécoms, per-mettra à chacun de devenir pro-ducteur et consommateur, laréalité va totalement à l’inverse.Le développement imposé des

interconnexions en Europe, quireprésente plusieurs centainesde milliards d’euros, n’a paspour objet de résoudre la sécu-rité mais bien la question desfinances.Comme l’indique un rapportau président de la Républiquede décembre 2014, « les signauxd’une crise énergétique s’accu-

mulent depuis le début de ladécennie » et le coût d’un black-out se chiffre en plusieurs pointsde PIB: l’UE s’enfonce dans unefuite en avant ; le marché nefonctionne pas parce que… iln’y a pas assez de marché ! Lacomplexification des textes, dumarché, des infrastructures esttelle que seuls quelques tech-nocrates avisés comprennentun morceau du puzzle. Il y a làun réel problème démocratique.Ici se rejoignent les projets libé-raux en matière d’Europe: liqui-der les États-nations, construireune Europe des Länder [régionsallemandes]. Dans ce schéma,un service public national, destarifs réglementés, un statutsont autant de verrous à fairesauter. Le 25 février 2015, l’UEdéclare que la Commission s’ef-forcera de faire disparaître lestarifs réglementés. Ceci à relierau rapport cité supra : « […]. ».L’objectif n’est pas d’instaurerune politique énergétique surcinquante ans, mais bien demettre en place les mécanismesqui permettront une rentabi-lité rapide et élevée.Toutes les préconisations faitesau gouvernement demandentle changement de statut des

entreprises qui gèrent les réseaux,secteur stratégique, et l’ouver-ture de leur capital.D’autres voies sont possibleshors la doxa libérale.

POUR UNE POLITIQUE EUROPÉENNE DE L’ÉNERGIELa politique énergétique eststratégique pour une nation.

Un État doit pouvoir agir surcette politique; c’est ce que per-mettrait le pôle public de l’éner-gie prôné par la CGT avec appro-priation sociale du secteur.Le caractère stratégique et ladisparité des mix énergétiquesdes pays sont deux élémentsqui plaident pour que la poli-tique énergétique ait une basefondamentalement nationale.Les coopérations européennessont indispensables ; sans coo-pérations, le système va se fra-giliser à l’extrême et entraînerl’Europe vers des risques sérieuxde black-out. Il doit exister desexigences communes qui garan-tissent la compatibilité des choixde chaque pays. Ce rôle pour-rait être dévolu à une agenceeuropéenne de l’énergie. Il s’agitde réfléchir à promouvoir unvéritable développement humaindurable, opposé au dumpingsocial et environnemental.Les défis sont immenses: dimi-nution des GES, efficacité éner-gétique, éradication de la précarité énergétique, dévelop-pement de filières industriellesénergétiques au service de laréindustrialisation.La recherche est à la croisée detoutes ces questions. C’est le

premier sujet sur lequel lesEuropéens devraient collabo-rer, avec de réelles coopérationsscientifiques non asservies auxbrevets et aux normes. Entamerces collaborations en identi-fiant les grands sujets priori-taires à traiter, tels le stockagemassif de l’électricité, le cap-tage et stockage de CO2, les pro-cessus réduisant à un minimuml’usage des métaux, les nou-veaux matériaux pour l’effica-cité énergétique…Elle devrait s’attaquer à réduirela consommation en énergiesfossiles, sécuriser l’approvision-nement sur le long terme, réduiremassivement les émissions de GES.Une vraie politique énergétiqueeuropéenne aurait à cœur d’étu-dier l’optimisation sur la plaquecontinentale avec des connexionsrégulées, et non laissées à lamain du marché; de définir dessocles communs de pôle public,des missions de service publictels le droit à l’énergie, larecherche, les garanties des sala-riés, le développement de l’éner-gie décarbonée, l’efficacité éner-gétique ; de construire uneEurope qui donne le mêmeniveau de garanties collectivesà tous les salariés du secteurafin de rendre caduque le déta-chement de travailleurs, la sous-traitance…Avec un projet collectif partagé,on pourrait construire l’Europesur d’autres bases que celles dumarché et de la concurrence,sur les bases opposées de la soli-darité et des services publics.Le défi est donc de construireune Europe à même de comp-ter dans l’objectif prioritaire dediminuer les inégalités entrepeuples et entre citoyens d’unpays, seul garant au fond de lapréservation de la paix ; uneEurope ouverte, solidaire,citoyenne et qui n’aurait pasbesoin de garde-côtes pour seprotéger des réfugiés clima-tiques… N’est-ce pas là le véri-table sens de l’Histoire ? n

*MARIE-CLAIRE CAILLETAUD estporte-parole de la CGT Mines-Énergie.

Il fallait acheter sonénergie comme onachète sa baguette : au nom de cela, l’UE, à coup de directivessuccessives, ou « paquets », s’est attaquée audémantèlement desentreprises de réseau,télécoms, énergie et ferroviaire.

Ici se rejoignent les projets libéraux en matière d’Europe :liquider les États-nations, construire une Europe des Länder [régions allemandes]. Dans ce schéma, un service public national, des tarifs réglementés, un statut sont autant de verrous à faire sauter.

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LIVRES

Science etCulture. Repères pour une culturescientifiquecommuneOUVRAGE COLLECTIFCOORDONNÉ PAR JACQUESHAÏSSINSKI ET HÉLÈNELANGEVIN-JOLIOTApogée, « Espace dessciences », 2015, 160 p.

Voici un livre bienvenu par les temps qui courent, où la spécia -lisation croissante des sciences tend à les transformer en savoirsréservés aux experts. Or rien n’est plus éloigné de cet ésotérismede facto que la vraie science, celle d’une compréhension du mondequi nous entoure, intégrée dans une culture vivante et rationnelle,propre à nous situer dans la société, à nous informer en vue dechoix qui engagent notre futur et celui de nos descendants. Ce livre, fruit d’une réflexion collective au sein de l’Union ratio-naliste, ne constitue nullement une quelconque encyclopédie ;il est plutôt une collection de clés nous aidant à situer, à jauger,à comprendre les relations entre des connaissances ponctuelles,ou leur histoire.L’ouvrage est abondamment illustré. L’introduction, « Pour uneculture générale scientifique », expose constats et objectifs, etprésente les trois parties qui suivent. La première porte sur lesconcepts et les méthodes de la science. La deuxième rassembledes connaissances de base pouvant servir d’ancrage à l’enrichisse-ment ultérieur de la culture scientifique de chacun. Un choix de textes ponctuels constitue la troisième partie, illustrant pardes exemples la façon dont la science se construit et s’insère dansla culture.n

Terres d’ailleurs. À la recherche de la vie dans l’UniversANDRÉ BRAHIC ET BRADFORD SMITHOdile Jacob, 2015, 448 p.

André Brahic est astrophysicien, pro-fesseur à l’université Paris-Diderotet au Commissariat à l’énergie ato -mique et aux énergies alternatives.

Il a découvert les anneaux de Neptune ainsi que les arcs de celle-ci. Il donne à ces arcs les noms de Liberté, Égalité et Fraternité.Il a fait partie des équipes des sondes Cassini et Voyager et est undes spécialistes mondiaux du système solaire.Bradford Smith, lui aussi astrophysicien, a été professeur aux uni-versités de l’Arizona et d’Hawaii. Il a dirigé l’équipe imagerie dela sonde Voyager et est le découvreur du disque autour de BêtaPictoris, apportant la preuve de l’existence de systèmes plané-taires hors de notre système solaire.Il y a quelques siècles, les hommes croyaient qu’ils étaient au cen-

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

tre de l’Univers et que notre monde avait tout juste 6 000 ans. Audébut du XXe siècle, la découverte des galaxies faisait de la Voielactée une galaxie parmi des milliards d’autres. Et aujourd’hui,nous le savons, nous vivons dans un Univers en expansion depuis13,7 milliards d’années, autour d’une petite étoile dans la périphéried’une galaxie standard et sur une petite planète ni trop loin nitrop proche de notre Soleil. Les découvertes les plus récentes lais-sent penser qu’il y a plus de planètes que d’étoiles dans l’Univers.D’où vient la vie sur notre Terre? Sommes-nous seuls dans l’Univers?À l’heure où des sondes parcourent le système solaire pour fournirdes données aidant à mieux en comprendre l’origine et lesdéveloppements fantastique de la biologie moléculaire, les vieillesquestions se posent avec une nouvelle acuité.

À tous ceux qui s’interrogent sur la vie dans l’Univers, les deuxastrophysiciens apportent à travers ce livre merveilleusementillustré les dernières réponses venues de la science.En six chapitres, les deux chercheurs font le point sur les connaissances scientifiques dans le domaine, depuis l’origine de l’Univers jusqu’aux dernières découvertes sur l’origine de lavie. Du mythe à la réalité, on découvre l’histoire de ces questionsqui traversent les siècles et les civilisations.

Présent à l’université d’été du PCF l’an dernier, André Brahic nousa fait part de sa volonté de voir la recherche et la culture scien-tifique redevenir un enjeu majeur pour notre pays. Avec ce dernierlivre, il contribue à diffuser les connaissances les plus récenteset à rappeler avec force l’importance de la recherche. n

La Planète des hommes.Réenchanter le risqueGÉRARD BRONNER, PUF, 2014, 156 p.

Gérald Bronner nous donne de nouveau,après la Démocratie des crédules, un texte àcontre-courant de l’ambiance et du discours

dominants, discours de peur, discours de fin du monde, d’apoc-alypse, principe de précaution aidant. L’auteur s’appuie sur denombreux exemples et analyses. Tout y passe, théories du com-plot, contradiction fondamentale des religions du Livre : « […]question fondamentale : pourquoi notre temps présent est-il si dif-ficile à vivre ? Une autre façon de poser le pro blème est de savoircomment il est possible que Dieu existe et en même temps que lemonde soit si imparfait » (p.18) ; « la langue repasse toujours làoù la dent fait mal, disait Lénine ». Bronner met le doigt sur cequ’il nomme antropophobie : « Il serait passionnant d’explorerl’idée que dans notre civilisation occidentale dominante pour lemoment, la plus haute expression morale consiste à se livrer à unecritique radicale et sans concession aucune de ce qui constituenotre identité » (p. 32). Bronner mène une critique sévère et forte-ment argumentée de l’écologie radicale ; il montre comment cen’est que par la science et la technologie, en acceptant de pren-dre des risques calculés, que l’humanité assure sa pérennité.Enfin il pose la question iconoclaste de savoir, si on refuse lerisque de faire, quel est le risque de ne pas faire ? n

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Environnement Risques & Santé/ERSVol. 14, no 2, mars-avril 2015, Société savante française de santé environnementale

Nous pensons utile de porter à la connaissance des lecteurs cetterevue qui traite d’un sujet devenu essentiel. C’est la revue offi-cielle de la Société savante française de santé environnementale(SFSE) qui traite de ces questions en pleine actualité : l’analysedes risques, l’impact environnemental sur la santé humaine, lesmodifications climatiques et la santé, les effets des antennes detéléphone ou des pesticides, les conditions de travail en lien avecles situations sociales, les polluants chimiques dans l’eau ou lesparticules dans l’air…À travers le nouveau plan national santé environnement, de gravesquestions scientifiques et politiques sont posées.Ce numéro traite à la fois du rôle des lobbies, de l’exposition au bruit, du coût de la pollution atmosphérique pour le systèmede soin français ou encore du sens des mots « pesticides » et « produits phytosanitaires ».C’est une revue scientifique, donc pas toujours simple à lire, maisqui nous donne beaucoup d’informations utiles dans le domaineenvironnemental. Sachons, par exemple, que le coût de la pol-lution de l’air est estimé dans un intervalle de 1 à 2 milliardsd’euros/an, soit autour de 20 % du « déficit » de 2012 pour labranche assurance maladie du régime général de la sécuritésociale. n

Nature à vendre. Les limites des servicesécosystémiquesVIRGINIE MARIS, Quæ, « Sciences en question », 2014. 94 p.

Au moment où tout est transformé en marchandise, y comprisla biodiversité, le travail présenté dans cet ouvrage fait le pointsur les vrais problèmes en débat. Décidemment, ces éditions Quæsont très instructives.Virginie Maris, chercheuse au CNRS, traite lors de conférences-débats des enjeux scientifiques politiques et philosophiques poséspar la biodiversité et les « services écosystémiques ». D’emblée, elle montre les limites de « la nature à vendre ». Elle

Votre revue vous la conseille et vous la recommande !

Les éditions Le Temps des Cerises est une maison d’édition progressiste,qui soutient des auteurs engagés.

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met en perspective historique la conception de la nature et l’écologie politique. Le concept de services écosystémiques, quidate de la fin des années 1970, est loin d’être simple et met en jeude nombreuses contradictions (elles sont très bien présentées).Puis on rentre dans la question de la quantification de la natureet du concept de valeur. Enfin, c’est le bilan de la marchandisa-tion de la nature qui est dressé : le « marché » se rend compte quela biodiversité peut être une opportunité financière, et on passede la logique de consommation de la biodiversité à la gestionmarchande des services écosystémiques !L’exemple des banques de compensation pour les activitésdestructrices de la biodiversité est bienvenu. L’auteure ne manquepas de rappeler Marx pour étayer la mise en cause de cettemarchandisation.C’est un appel à « reconsidérer les relations entre les sociétéshumaines et la nature ». Surtout si on considère, avec l’auteure,que « la marchandisation de la nature accentue les injustices produites par les logiques d’échanges néolibérales fondées sur lapropriété individuelle, les marchés et la financiarisation ».La discussion qui suit à partir de questions comme celles du service public, de l’écologie fonctionnelle, du « compromis » entreanthropocentrisme et écocentrisme, de la valeur intrinsèque ouinstrumentale de la nature… permet « de penser les choses autrementpour essayer de réfléchir aux causes de la crise et pour découvrird’autres trajectoires ».D’où l’intérêt pour les lecteurs de notre revue de prendre connais -sance de ce livre. n

APPEL À SOUSCRIPTION

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Progressistes JUIN-JUILLET-AOÛT 2013

POLITIQUE54

Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015

Pétition à l’initiative du PCFCOP 21 : campagne internationaleet citoyenne pour sauver la planète et l’Humanité (extrait)2014 a été l’année la plus chaude depuis 1880, et les émis-sions de CO2 ont battu un nouveau record. L’urgence est à laréduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) dues àl’utilisation des énergies fossiles (gaz, charbon, pétrole…).Si nous ne sommes pas tous d’accord sur la nature de latransition énergétique à engager, nous savons que les éner-gies fossiles doivent être remplacées par des énergies nonémettrices de CO2.Un accord global est possible lors de la conférence de Paris

en 2015, à conditionde dégager une visionsolidaire du dévelop-pement humain dura-ble à l’échelle dumonde. Les décisionsdoivent être contrai-gnantes pour les États,mais différenciées etfondées sur des prin-cipes de solidarité etd’équité.Nous, citoyens dumonde opposés à lamondialisation capi-

taliste et à la course au profit, en lien avec des partis pro-gressistes du monde, la société civile, les syndicats et asso-ciations, nous exigeons que tous les pays riches et industria-lisés, qui ont la première responsabilité du réchauffement cli-matique, s’engagent, dès le prochain G20, à sortir de leurségoïsmes nationaux et de l’inaction climatique.

Nous voulons faire entendre la voix des peuples afin d’exiger, sous l’égide de l’ONU, un accord internationalcomportant :• Des objectifs chiffrés transparents de réduction des GESpour limiter le réchauffement de la planète à 2 °C dans lesplus brefs délais.• Des engagements financiers précis, à la hauteur desmoyens des pays riches, pour la mise en route effective dufonds vert à hauteur de 100 milliards de dollars par an d’ici à2020, pour la mise en place concrète d’aides à l’adaptation.• Le développement de la recherche et de la coopérationpar le transfert de technologies avec les brevets associésvers les pays en voie de développement et les pays lesmoins avancés.• L’adoption du mécanisme de « pertes et dommages » au profit des pays les plus vulnérables aux catastrophesnaturelles.

Signez la pétition sur : http://www.pcf.fr/71505

La Revue du projetno 47dossier «Musulmans :dépasser les idées reçues »Le no 47 de mai 2015 de la Revue duprojet, revue politique mensuelle duParti communiste français, se distingueune fois encore par sa richesse d’esprit.

Qu’elle fait du bien cette lecture du dossier, fourni, sur lesmusulmans ! Une dizaine d’intellectuels ont contribué à offriraux lecteurs une vision détaillée des enjeux contemporains quitraversent, pêle-mêle, l’islam, la question identitaire en France,la pratique de la religion ou la place de l’islam et des musulmansdans l’espace public et politique.

8e université d’été de Sauvons le climat

La COP 21 se profile, les faits sont là : la Terre se réchauffe et desréponses sérieuses aux enjeux écologiques doivent être misesau-devant du débat public. Pourtant l’écologie souffre toujoursautant de calculs politiciens et d’arguments assenés et nonscientifiquement appuyés.Rassurez-vous, cette édition de l’université d’été de Sauvons leclimat se tiendra du 24 au 26 septembre à Paris. L’objet du débaténergétique est de savoir comment limiter le plus possible l’uti-lisation des combustibles fossiles qui menace notre climat.Sauvons le climat veut remettre à l’endroit le débat écologiqueavec des solutions crédibles et des actions citoyennes, et nondes dogmes se nourrissant des idées reçues.L’avenir climatique inquiète, les débats et propositions pour desavancées écologiques concrètes et réalisables existent. Venez lesdécouvrir, en discuter, les 24, 25 et 26 septembre à Paris.

Inscription et renseignement :http://www.sauvonsleclimat.org

Du côté du PCF et des progressistes...

La prochaine université d’été du PCF se tiendra les 28, 29 et 30 août 2015 aux Karellis. Mêlant les générations et les idées, cetété sera un moment privilégié d’échanges entre progressistes.Qu’ils soient élus ou simples citoyens, acteurs économiques ouscientifiques, intellectuels ou syndicalistes, les personnalitésseront aussi nombreuses que les rencontres.Durant trois jours, ce moment de réflexions suivra deux principauxthèmes : la COP 21 et le projet communiste pour le XXIe siècle.Avec la participation de Aurélie Biancerreli-Lopez (débat surFemmes face au patriarcat à l’Université), Jean-Noel Aqua(science), Jean-Claude Cheinet (finance et ecologie) et Sebas-tien Elka (e conomie circulaire), tous quatre membres du comitede redaction de Progressistes.Inscription et renseignements : http://formation.pcf.fr

Université d’été 2015 aux Karellis

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OCTOBRE-NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2014 Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015 Progressistes

ême si le taux d’em-ploi des femmes pro-gresse, hommes et

femmes ne font pas les mêmesétudes et n’ont pas les mêmesmétiers ; c’est ce qu’on appellel’« orientation genrée » : à l’uni-versité, les filles sont surrepré-sentées dans les filières litté-raires (81 % en lettres et 79 %en langues). Les garçons sontplus nombreux dans les filièresscientifiques (72 %) ou spor-tives (74 %).

LA MARQUE TRÈS FORTE D’UNIMAGINAIRE QUI NE SEMBLEPAS ÉVOLUERL’imaginaire collectif répartitles valeurs et les aptitudes selonle genre, créant ainsi une ségré-gation fondée sur des critèresdouteux : « Les garçons sontconsidérés comme robustes,forts et bien bâtis, les fillescomme fines, délicates etdouces ». Les enfants sontencouragés par l’école et leursparents dans des activités attri-buées à un sexe; ils sont décou-ragés quand ils veulent entre-prendre des activités qui« correspondent à l’autre ». Desactivités « calmes » seront pro-posées aux filles (poupée,dînette) alors que des activitésphysiques seront proposéesaux garçons. Ces différences ne sont pasinnocentes et découlent de l’at-tribution des rôles dans lafamille, préparant ainsi les fil-lettes à leur futur rôle – à lamaison ! – et à la reproductionde ce rôle. La pédagogie est dif-férenciée selon le genre de l’en-fant : les attentes des institu-teurs diffèrent selon les matièreset les stéréotypes de genre.Cette socialisation différenciée

participe aux inégalités d’orien-tation entre les genres.Une des conséquences directesde cette orientation genrée estla sexuation de l’emploi, c’est-à-dire la répartition des pro-fessions et des secteurs d’ac-tivité selon les genres. En France,le triste bilan de l’enseigne-ment supérieur sur cette ques-tion a des répercussions dansle monde du travail, favorisantpar rebond les préjugés sexistesliés aux différentes professions,qui sembleraient « naturelle-ment » réservées aux hommesou aux femmes par les com-pétences genrées qu’elles néces-siteraient. Ainsi, les métiers dits « fémi-nins » ont souvent certainescaractéristiques : ce sont desprofessions d’« assistance », desoin, subalternes, souvent àtemps partiel. Ce sont aussi lesemplois les moins payés. Ilsregroupent un certain nombrede professions jugées « acces-soires » ou « non productives »,tout comme les études qui ymènent (métiers de la culture,sciences hu m ai nes…), majo-ritairement fréquentées pardes femmes et peu valorisées. Derrière cette réalité se cachentdes préjugés éculés sur le tra-vail des femmes, « pas indis-pensable », « revenu de com-plément », surtout en périodede chômage. L’orientation gen-rée fait ainsi apparaître desniches de sexisme, mais aussides pratiques et des raisonne-ments sexistes à grande échelle(harcèlement, plafond de verreen entreprise). C’est le cas dusecteur médical, où les méde-cins, majoritairement deshommes, ont sous leurs ordresune majorité d’infirmières.

Alors qu’il faudrait dépassercette division du travail les poli-tiques menées travaillent encoretrop souvent à la conforter.Sous prétexte d’économies etde « simplification de procé-dure », la lutte pour l’obten-tion réelle de l’égalité profes-sionnelle est ainsi mise endanger dans le cadre du pro-jet de loi Rebsamen. Le travaildes femmes, donc leurs étudeset leur avenir, ne sont pour-tant pas une variable d’ajus-tement pour justifier ces poli-tiques de régression ! Nous pensons que les femmesdoivent être partie intégrantede toutes les sphères de notreéconomie. À l’heure où dessecteurs de métier manquentde travailleurs, comme dansl’ingénierie, et alors qu’on nousparle de « fuite des cerveaux »à l’étranger, que penser de ces52 % de la population consciem-ment écartés de certaines formations ?

DES PROPOSITIONS POURDÉPASSER CES OBSTACLESNous pensons qu’il est néces-saire d’enrayer le sexisme desouvrages éducatifs, dans les-quels les femmes sont absentes.

Toute la sphère culturelle doitêtre revue afin de redonneraux femmes la place qu’ellesméritent et de lutter contre lesstéréotypes réactionnaires. Àl’université, les femmes doi-vent avoir leur juste place dansles programmes. Une LiseMeitner ou une Germaine Tillonont participé comme leurspairs masculins au progrèsscientifique. Plutôt que desunités d’enseignement en« écriture de CV » ou « auto-entrepreneuriat », mettons enplace des moments de forma-tion sur le rôle des femmes àl’université.Il est temps de lever les bar-rières qui freinent l’investis-sement des femmes dans desmétiers auxquels elles n’onttrop souvent pas accès. La divi-sion sexuée du travail ne pro-fite qu’à quelques dominants,qui en font un outil d’exploi-tation rabaissant les droits detous. Le harcèlement sexuel,les salaires inégaux et le pla-fond de verre doivent être sanc-tionnés dans toutes les entre-prises, l’égalité n’est pasnégociable. En 2016, pour la Semaine duféminisme, nous donneronsla parole aux femmes pourqu’elles se réapproprient desespaces dans lesquels ellessont déjà expertes et légi-times, bien que mises de côté.Il s’agira d’en faire un momentde reconnaissance de la vraievaleur des femmes, car ellesdoivent prendre consciencequ’elles représentent une forcerévolutionnaire. n

1. Françoise Héritier, Hommes,femmes : la construction de la diffé-rence, éd. Le Pommier, coll. « Le col-lège de la cité », Paris, 2010, 192 p.

Se débarrasser du sexismedans toute la sociétéUne présentation de réalités toujours à l’œuvre pour maintenir des inégalités tenaces entre hommes et femmes,et donc la répartition inégalitaire des fonctions, malgré les discours sur une démarche vers l’égalité.

M

n LE POINT DE VUE de NICOLAS KIEFFER, JEANNE PÉCHON ET ÉLYSE GODINmembres du groupe Féminisme du Conseil national de l’Union des étudiants communistes

55ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET RECHERCHE

Page 56: REVUE PROGRESSISTE N∞8-DEF progressistes...en chef adjoints: Aurélie Biancarelli-Lopes, Sébastien Elka † Secrétariat de rédaction: Lise Toussaint † Responsable des rubriques:

PROCHAIN DOSSIER (juillet-août septembre) : CLIMAT

Hommage à ces femmes scientifiques privées de prix Nobel

Lise Meitner

Schéma d’une fission nucléaire del’uranium. Une importante quantitéd’énergie est libérée lors de cettefission. La part principale de cetteénergie est constituée par l’énergiecinétique des deux atomes créés. Elles’accompagne en général de l’émis -sion d’un ou de plusieurs neutrons

rapides. Ceux-ci réagissent avec les noyaux qu’ilsrencontrent et sont soit diffusés, c’est-à-dire renvoyésdans une direction différente, soit absorbés.

Lise Meitner en compagnie de Fritz Strassmann (à gauche) et Otto Hahn (à droite), en 1956.

Lise Meitner(novembre 1878 - octobre 1968) est une physi-cienne autrichienne naturalisée suédoise. Elle est par-ticulièrement connue pour ses travaux sur la radioac-tivité et la physique nucléaire. Elle donne la premièreexplication théorique de la fission du noyau d’uraniumen deux noyaux, de baryum et de krypton, accompa-gnée d’éjections de neutrons. Elle correspond alorsavec Otto Hahn et Fritz Strassmann. L’article publié par les deux chercheurs en jan-vier 1939 dans une revue de physique allemande neporte pas le nom de la physicienne, qui avait dû fuirl’Allemagne nazie et ses lois antisémites. C’est OttoHahn qui aura les honneurs : il recevra le prix Nobelde chimie en 1944.

Trois rendez-vous Progressistes à la Fête de l’Humanité 2015 !RENCONTRE AVEC NAO,

le robothumanoïde !Samedi 12 à 15h et 16h30Village du livre

OBSERVATOIRE SOLAIRE !Pendant toutela durée de lafête devant lestand du PCF-Paris.

GRAND REPAS DE SOUTIEN À LA REVUE !Jeudi 10 à 19h, stand de la Haute-GaronneRepas gastronomique du Sud-Ouest. Menu au choix à 12€, 17€ ou 21€. En présence de nombreuses personnalitésdu monde scientifique et du travail et de Pierre Laurent. Inscription : [email protected]


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