+ All Categories
Home > Documents > Sobel 2014 Marx Althusser Ideologie

Sobel 2014 Marx Althusser Ideologie

Date post: 10-Jan-2016
Category:
Upload: charles-quevedo
View: 219 times
Download: 0 times
Share this document with a friend
Description:
Althusser_Ideologie

of 43

Transcript
  • IDOLOGIE, SUJET ET SUBJECTIVIT EN THORIE MARXISTE :MARX ET ALTHUSSER

    Richard Sobel

    Vrin | Revue de philosophie conomique

    2013/2 - Vol. 14pages 151 192

    ISSN 1376-0971

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-de-philosophie-economique-2013-2-page-151.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Sobel Richard, Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste : Marx et Althusser , Revue de philosophie conomique, 2013/2 Vol. 14, p. 151-192. DOI : 10.3917/rpec.142.0151--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution lectronique Cairn.info pour Vrin. Vrin. Tous droits rservs pour tous pays.

    La reproduction ou reprsentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorise que dans les limites desconditions gnrales d'utilisation du site ou, le cas chant, des conditions gnrales de la licence souscrite par votretablissement. Toute autre reproduction ou reprsentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manire quece soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueur enFrance. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.

    1 / 1

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    Idologie, sujet et subjectiviten thorie Marxiste : Marx et Althusser

    Richard SOBEL *

    RsumCet article examine comment lapproche structuraliste dAlthussertransforme le concept didologie chez Marx. Ce dernier distinguedeux fonctions : lidologie-description/distorsion et lidologie-lgitimation/reproduction, mais larticulation quil propose nesemble pas aboutie car elle maintient en arrire-plan une anthro-pologie phnomnologique des individus vivants . En faisant du sujet la production de lidologie par le mcanisme dinterpel-lation des individus, Althusser propose de dconstruire cet im-pens marxien du sujet constituant pour lui substituer une tho-rie gnrale du sujet constitu , thorie plus en phase avec laScience de lHistoire que Marx a inaugur. Reste savoir si le sujet puise toutes les dimensions de la subjectivit , cest--dire si la lecture structuraliste peut se passer de la lecture phnomnologique de Marx.Mots clef : Idologie, sujet, interpellation, Marx, Althusser

    AbstractThis article examines how Althusser's structuralist approachtransforms the marxian concept of ideology. Marx distinguishestwo functions : The ideology description/distortion and theideology legitimization/reproduction. But the articulation which heproposes does not seem succeeded because it maintains inbackground a phenomenological anthropology. By making of the

    * CLERSE (UMR 8019 CNRS), Facult des Sciences Economiques et Sociales de

    lUniversit Lille 1 [email protected]. Une premire version de cet article abnfici des remarques et critiques de deux rapporteurs anonymes que je remercie. Jereste cependant le seul responsable des lacunes et limites de cette nouvelle version.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 152 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    subject the production of the ideology by the mechanism ofinterpellation, Althusser suggests to deconstruct the Marxianapproach of the constituent subject to substitute for it a generaltheory of the constituted subject, a theory more in accor-dance with the science of history which Marx inaugurated. Itremains to be seen whether the subject exhausts all the dimen-sions of the subjectivity, that is to say, whether the structu-ralist approach can do without the phenomenological approachof Marx or not.Key words : Ideology, subject, interpellation, Marx, Althusser

    Classification JEL : B 14 ; B 24 ; B 51

    Lhomme, quil soit syndicaliste ou analyste, est par nature un animalidologique. (Althusser 1993, p. 278)

    INTRODUCTION

    Dans lhistoire intellectuelle du marxisme, Louis Althusser 1marque une rupture profonde que lon repre communment enqualifiant son intervention dinterprtation structuraliste de Marx.Celle-ci opre pour lessentiel deux niveaux, pistmologique etthorique. lintrieur de luvre de Marx, Louis Althusser (1965a)a identifi une rupture pistmologique entre, dune part, les uvresde jeunesse, notamment Les manuscrits de 1844 et Lidologie allemande(1845), dans lesquelles la thorie conomique mergente se mlangeencore des considrations danthropologie gnrale, et, dautrepart, les uvres de maturit, notamment Le Capital (1867), danslesquelles la thorie conomique se purifie de tout discours prscientifique pour devenir enfin une vritable science histo-rique des modes de production. Mais Louis Althusser ne sest passimplement content dintervenir sur le plan pistmologique (Dews1994) en inaugurant une lecture structuraliste de Marx et entraant une ligne de dmarcation entre cette lecture et la lectureprscientifique quil qualifie d humaniste et que Raymond Aron

    1. Sagissant des aspects biographiques, on pourra se reporter lautobiographie

    dAlthusser (1992) et sa biographie par Yann Moulier Boutang (1992). Pour une mise enperspective de luvre dAlthusser dans lhistoire du marxisme, voir Constenzo Preve(2011), et dans lhistoire intellectuelle contemporaine, voir Gregory Eliott (1987, 1994).

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 153

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    (1970) qualifie de lecture phnomnologique de Marx. Il estaussi lauteur dune contribution positive la thorie socialemarxiste, une thorie de lidologie, cest--dire, comme nous ledvelopperons, une thorie des formes de conscience du monde etdes formes dindividuation rflexive des humains en socit. Cest cette thorie althussrienne de lidologie quest consacr cet article,et en particulier au lien problmatique quelle entretient avec ce surquoi elle fait fond, linterprtation structuraliste de Marx.

    La forme la plus aboutie de cette thorie est expose dans unclbre article dabord publi en 1970 dans la revue La Pense, Idologie et appareil idologique dtat puis repris dans unrecueil darticles (Althusser 1976, p. 79-137). Cet article est composde fragments de textes dont lensemble compte prs de 300 pages eta t publi de faon posthume et linitiative de Jacques Bidet, sousle titre Sur la reproduction (Althusser 1995). On peut sinterroger sur lestatut exact de cette contribution althussrienne, au regard mmedes critres althussriens de lecture de luvre de Marx. La notiondidologie est introduite par Marx dans Lidologie allemande (critavec Engels) et, comme le remarque Etienne Balibar,

    bien quil nait cess de dcrire et de critiquer des idologiesparticulires, Marx, aprs 1846 et en tout cas aprs 1852, na plusjamais employ ce terme []. Ce nest pas dire que les problmesdcouverts sous le nom didologie aient purement et simplementdisparu : ils seront repris sous le nom de ftichisme [] Il ne sagitpas dune pure variante de terminologie, mais bien dune alternativethorique []. (Balibar 1993, p. 42)

    Il y a pour le moins un paradoxe vouloir contribuer la science marxiste en dveloppant un concept issu de lanthro-pologie marxiste, domaine prscientifique que lon a prcismentcart pour purifier le dveloppement thorique. Nous voudrions icirisquer notre tour une lecture symptmale dAlthusser enmontrant que sa thorie de lidologie tmoigne de lambigut de salecture structuraliste vis--vis de la question du sujet, mieux mme :vis--vis de la question de la subjectivit. Pour linterprtation struc-turaliste, le recours explicatif aux catgories danthropologie gnraleest inutile, voire nuisible, car il conduit adopter le point de vueillusoire de lindividu, ou plus prcisment du sujet constituant, alorsmme quil conviendrait de construire une thorie sociale des modes

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 154 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    de subjectivation propres la superstructure, cest--dire du sujetconstitu comme effet-support de linfrastructure, notamment desrapports sociaux de production 2. Ce nest pas que la perspectivestructuraliste nglige ou invalide la dimension pratique de lexistencehumaine ; mais sa rupture pistmologique avec la perspectivephnomnologique la conduit paradoxalement formuler unethorie gnrale de la pratique en dehors de toute anthropologiecentre sur les individus vivants (ce quAlthusser appellera le procs sans sujet ). On peut alors se demander si cette perspectiveest compltement tenable ou, au contraire, si elle nindique pas unelimite au projet structuraliste de relecture intgrale de Marx. Mmesi, dans le cadre dun article dhistoire de la pense marxiste, nousallons nous attacher essentiellement la gense, la construction etlexplicitation interne de la position dAlthusser, nous nous permet-trons en conclusion de formuler quelques remarques concernant lesapports et limites, en thorie sociale, de son approche de lasubjectivation.

    Dans une premire partie, nous exposerons la position deMarx concernant la question de lidologie, afin de comprendre dequoi Althusser hrite prcisment et partir de quoi il travaille.La position de Marx nest certes pas compltement homogne,ni mme compltement aboutie ; mais il est selon nous possible, partir de quelques grands textes, den dgager les traits saillants,ceux dont Althusser se ressaisira un sicle plus tard en court-circuitant la sdimentation des diverses interprtations des marxistesqui sont pour lui autant dobstacles quil faut franchir pour oprerun retour Marx . Ces traits saillants sont, dune part, lidentifi-cation dune fonction anthropologique transhistorique de lido-logie (idologie-description/distorsion), et dautre part, lidentifi-cation dune fonction sociopolitique de lidologie (lidologie-lgiti-mation/reproduction). A ce niveau, notre analyse reprend, exploreet approfondit ce quon appelle le paradoxe de Mannheim . DansIdologie et utopie (1922), ce sociologue allemand remarque que le sujethumain entretient un rapport problmatique avec le rel, via le rle

    2. En cela, et plus largement, ce marxisme entendait sinscrire pleinement dans le

    projet structuraliste tel quil domine la pense franaise des annes 1960-1970 (Dosse1992).

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 155

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    de distorsion alinante que joue toujours dj limagination commefacult de son esprit. Il nous faut nous confronter ce paradoxe queRicur (1997) dans son commentaire de Mannheim reformule danstoute la radicalit du vertige auquel il conduit : Si tout ce que nousdisons est biais, si tout ce que nous disons reprsente des intrtsque nous ne connaissons pas, comment avoir une thorie de lido-logie qui ne soit pas elle-mme idologique (p. 26). Chez Ricur, ledpassement de ce paradoxe sopre suivant deux perspectives :dune part, celle, pistmologique, dans la veine de Bachelard (1938)ou Canguilhem (1986), de lopposition entre idologie et science ;dautre part celle, pragmatique, de lopposition entre idologie etpraxis, ou pour employer la terminologie de Ricur, activit symbo-lique et thorie de laction. Cest une autre perspective que nousnous proposons dexplorer ici, celle, transversale, de la constitutiondu sujet dont la problmaticit est selon nous au cur de linter-vention dAlthusser. Dans une deuxime partie, nous examinerons laquestion de savoir si cette intervention est une simple reformulation,un approfondissement consquent ou bien un dplacement radicalde la conception de Marx. Pour ce faire, nous serons amens dconstruire son intervention et nous montrerons notamment quelapport essentiel dAlthusser consiste dans larticulation entre, dunepart, son interprtation de la psychanalyse de Lacan et, dautre part,son interprtation structurale du matrialisme historique de Marx.A linterface de ces deux interprtations jaillit loriginalit de cequi peut se prsenter comme une sorte de bricolage thorique.Nous expliciterons cette originalit en commentant sa clbre thse : Lidologie interpelle lindividu en tant que sujet , thse danslaquelle lidologie-description et lidologie-lgitimation sont arti-cules intimement alors que chez Marx elles semblent juxtaposes. Sicette articulation dynamise lapproche de Marx, elle npuise pascompltement la question du sujet, et peut-tre mme perd quelquechose dessentiel qui sous-tendait la position de Marx. Nous verronsque lune des limites de la thorie althussrienne est sa reprisepartielle de la conception lacanienne du sujet : l o Lacan, mobi-lisant la phnomnologie hglienne quil reoit de Kojve, laborela perspective dun sujet toujours problmatique dont la compr-hension ne spuise jamais dans le seul moment structural, Althussersemble quant lui se focaliser sur cette seule dimension dextrioritdu processus de subjectivation. En nous appuyant sur des travaux

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 156 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    post-althussriens rcents (ceux de Judith Butler, notamment),nous dfendrons en conclusion lide quune part du sujet, dansla construction dAlthusser, chappe malgr tout au mcanismedinterpellation et que dune certaine manire, Althusser est, dans cepoint aveugle de sa pense, moins structuraliste et plus phno-mnologue quon ne le pense.

    1. LA POSITION DE LA QUESTION DE LIDOLOGIECHEZ MARX : IDOLOGIE-DESCRIPTIONET IDOLOGIE-LGITIMATION

    Dans la perspective ouverte par les travaux de Condillac, cestDestutt de Tracy (1801) qui introduit les termes idologie et idologiste en vue de construire une science des ides , elle-mme intgre comme partie et dpendance de la physiologie .Marx et Engels reprennent ce terme didologie, avec le souci gna-logique dassigner aux ides leur origine et leur reprise de ce termeest une tape structurante dans lhistoire de la notion didologie(Labica 1985). Marx a lu Destutt de Tracy, comme on peut leconstater dans Les manuscrits de 1844 (3 e manuscrit). Dans LesManuscrits, lidologie nest pas le thme central (mais le processusdalination) et reste pense pour lessentiel dans la perspective deFeuerbach (la critique de la religion), comme la bien montrer PaulRicur (1997, p. 41-102). Pour nous, suivant en cela Georges Labica(1985) et Paul Ricur (1997, p. 103-147), cest dans LIdologieallemande (avec Engels) que la notion didologie est vraimentdveloppe pour elle-mme et que se noue lessentiel de la probl-matique marxienne de lidologie. Cest cette problmatique quenous allons dtailler dans cette premire section puisque cest sur cefond que se construit, se dveloppe et se spcifie la propre probl-matique dAlthusser. Afin de lever toute ambigut, prcisons quilne sagit pas ici de faire lhistoire gnrale de la notion didologie,tant sur le plan pistmologique (idologies/sciences) que pratique(idologies politique et utopie) ; il ne sagit pas non plus den faire

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 157

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    lhistoire dans la tradition marxiste depuis Marx et Engels 3. Du reste,puisque LIdologie allemande na t dite que de faon posthume,cette histoire est complique reconstruire. Notre ambition est pluslimite sous langle de lhistoire des ides et plus resserre sur le planphilosophique : reconstruire le dialogue quAlthusser entreprend directement avec Marx, suivant son injonction du retour Marx, en court-circuitant le marxisme . Cette reconstruction passepar lidentification des deux dimensions de lidologie chez Marx, ceque nous proposons dappeler lidologie-description/distorsion etlidologie-lgitimation/reproduction.

    La nature de lidologie dun point de vue danthropologie gnrale :lidologie-description/distorsion

    La notion didologie se prsente dabord comme une notioncritique pour une thorie de la connaissance des humains vivant ensocit. Lennemi vis est le point de vue spculatif ou idaliste quicroit que les ides mnent le monde ; il faut renverser ce point devue pour retrouver un mode plus pertinent dexplication desphnomnes sociaux, cest--dire un mode raliste ou matrialiste.Citons un passage clbre :

    La production des ides, des reprsentations et de la conscience estdabord directement et intimement mle lactivit matrielle et aucommerce matriel des hommes, elle est le langage de la vie relle.[] Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs repr-sentations, de leurs ides, etc., mais les hommes rels, agissants, telsquils sont conditionns par un dveloppement dtermin de leursforces productives et du mode de relation qui y correspond, ycompris les formes les plus larges que celles-ci peuvent prendre.(Marx et Engels 1982, p. 77-78)

    La premire caractristique de lidologie est donc que sondomaine, celui de lidalit, de limaginaire, de la reprsentation quiaccompagne la vie humaine en socit nest pas autonome, mais est

    3. Pour commencer sorienter dans ces questions sur ce point, nous nous permettons

    de renvoyer par exemple (Capdevila 2004) qui contient une bibliographie importante surle sujet. Sagissant des liens entre idologie et doctrines conomiques, nous nous permet-tons de renvoyer Leroux, Quiquerez et Tosi (2002), et sur lutilisation de la perspectivealthussienne en thorie conomique radicale, Foley (1975).

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 158 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    toujours dj dpendant de la vie relle. Cette premire caractrisa-tion reste gnrale, aussi est-elle complte, dans LIdologie allemande,par quatre autres caractristiques qui la prcisent. La deuximecaractristique est que lidologie est constitue de reflets oud chos du processus de vie relle.

    On ne part pas de ce que les hommes disent, simaginent, sereprsentent, ni non plus de ce quils sont dans les paroles, lapense, limagination et la reprsentation dautrui, pour aboutirensuite aux hommes en chair et en os ; non, on part des hommesdans leur activits relle ; cest partir de leur processus de vie relque lon se prsente aussi le dveloppement des reflets et des chosidologiques de ce procs vital. Et mme les fantasmagories dans lecerveau humain sont des sublimations rsultant ncessairement duprocessus de leur vie matrielle que lon peut constaterempiriquement et qui est li des prsuppositions matrielles.(Marx et Engels 1982, p. 78)

    Plus prcisment encore cest la troisime caractristique lidologie est le reflet invers dans limaginaire des rapports relsque les individus entretiennent entre eux dans la ralit, ce que Marx-Engels formulent partir de la mtaphore, devenue depuis clbre,de la camera obscura (Kofman 1973) :

    La conscience ne peut jamais tre autre chose que ltre conscientet ltre des hommes est leur processus de vie rel. Et si, dans touteidologie, les hommes et leurs rapport nous apparaissent placs latte en bas comme dans une camera obscura [chambre noire], cephnomne dcoule de leur processus de vie historique, absolu-ment comme le renversement des objets sur la rtine dcoule deson processus de vie directement physique. (Marx et Engels 1982,p. 78)

    En cela, lidologie ne jouit daucune autonomie, sauf dans ledomaine de lapparence qui sestompe ds lors que lon porte sonattention sur le processus rel qui a prsid son laboration et quicommande son fonctionnement. Ce que lon peut formuler autre-ment en indiquant la cinquime caractristique de lidologie, savoir que lidologie na aucune histoire, au sens dhistoire qui luiserait propre, indpendante de celle des rapports rels dont elle est lereflet.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 159

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    [] La morale, la religion, la mtaphysique et tout le reste delidologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspon-dent, perdent aussitt toute apparence dautonomie. Elles nont pasdhistoire, elles nont pas de dveloppement ; ce sont au contraireles hommes qui, en dveloppant leur production matrielle et leursrapports matriels, transforment, avec cette ralit qui leur estpropre, et leur pense et les produits de leur pense. Ce nest pas laconscience qui dtermine la vie, mais la vie qui dtermine laconscience. (Marx et Engels 1982, p. 78)

    Le concept didologie, ce niveau de gnralit et sous ces cinqcaractristiques, se prsente comme un concept vise trans-historique. Jusqu nous y compris cest--dire nous humainsappartenant des socits sous oppression capitaliste , tous lesindividus vivant dans les formations sociales-historiques sontconcerns par lidologie ou, pour le dire autrement, la vie humaineen socit fonctionne ncessairement lidologie, comme on ditdun moteur quil fonctionne lessence. Ceci se prsente, chezMarx-Engels, comme un constat danthropologie gnrale dontlexplication nest pas donne. Cette anthropologie gnrale mobilisela notion didologie en tant que savoir ordinaire qui serait ncessaireaux individus en socit, ce quEmmanuel Renault (2008) prciseen parlant de description ordinaire du monde des individusvivants , et quil faut bien comprendre comme tant une idologie-description qui est toujours dj distorsion de ce quelle entenddcrire. Dans le sillage de lanalyse de Paul Ricur (1997, p. 17-38),nous proposons de parler didologie-description/distorsion. Nousverrons en section 2 ce quAlthusser apporte de nouveau ce niveauprcis de lanalyse. Pour lheure, si lon en reste aux textes de Marx-Engels, il importe dinsister sur le fait quil ne faut pas confondre ceniveau anthropologique gnral avec lanalyse de lidologie dans lessocits particulires, notamment celles qui sont traverses par uneoppression de classe (esclavagisme, fodalisme, capitalisme). Dansces socits, lidologie possde une fonction spcifique et, concer-nant celle-ci, Marx-Engels, ont produit un clairage nouveau et trsdcapant.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 160 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    La fonction de lidologie dun point de vue sociopolitique :lidologie-lgitimation/reproduction

    Les thses de Marx sur le sujet sont connues. Il faut reconnatrequelles sont souvent galvaudes, que ce soit sur le plan pratique ousur le plan thorique. Sous forme parfois caricaturale, elles ont t etcontinuent dtre mobilises pour servir de point dappui la critiquesociale dans le champ militant ou dans celui de laction politique.Dans le champ acadmique, elles ont donn lieu toute une sriede dclinaisons, de prcisions et de reformulations dans la traditionmarxiste stricto sensu, mais aussi plus largement au sein des sciencessociales critiques (sociologie, sciences politique, histoire) qui seninspirent, voire sen rclament (par exemple, la sociologie de ladomination issue de Pierre Bourdieu (2001) et qui prfre la notionde pouvoir symbolique). Nous nous contentons ici de les rappeler partir des textes mmes dont elles sont issues et, partant, den dli-miter lexacte porte dans ce seul cadre. L encore, nous allons pro-cder par citations, dune part parce que la popularit de ces thses afini par faire en sorte que les textes ne soient plus lus et que lonmanque la vie qui animait le processus de conceptualisation, maisaussi parce que, insistons encore, lintervention dAlthusser sur leproblme de lidologie prend directement appui sur elles.

    Lide centrale peut tre nonce de la faon suivante : lespenses dominantes ne sont que lexpression, la transposition oule reflet, dans lordre (dtermin) de limaginaire humain, dunedomination dans lordre (dterminant) de la ralit sociale.

    Les penses de la classe dominante sont aussi, toutes les poquesles penses dominantes, autrement dit la classe qui est la classedominante de la socit est aussi la puissance dominante spirituelle.La classe qui dispose des moyens de la production matrielle dispo-se, du mme coup, des moyens de la production intellectuelle, sibien que, lun dans lautre, les penses de ceux qui sont refuss lesmoyens de production intellectuelle sont soumises du mme coup cette classe dominante. (Marx et Engels 1982, p. 121)

    Les ides que se fait la classe dominante ont pour fonction de lalgitimer dans son tre, non seulement aux yeux des classes domi-nes, mais ses propres yeux. Une classe domine un momentdonn, dans une situation donne, cest--dire contingente et histori-que. Cest un fait. Mais la reprsentation de cette domination ne va

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 161

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    pas de soi. Lintrt de la classe dominante, pour que celle-ci puisseperdurer en tant que telle, se reproduire dans son tre, doit donc treprsent et, partant, se faire reconnatre comme tant finalement,dune faon ou dune autre, lintrt collectif.

    [] Chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominaitavant elle est oblige, ne ft-ce que pour parvenir ses fins, dereprsenter son intrt comme lintrt commun de tous lesmembres de la socit, ou, pour exprimer les choses sur le plan desides : cette classe est oblige de donner ses penses la forme deluniversalit, de les reprsenter comme tant les seules raison-nables, les seules universellement valables. (Marx et Engels 1982,p. 113) 4

    A ce niveau socio-historique, la notion didologie dsigneprincipalement des lgitimations dont la fonction est de justifierles intrts de la classe dominante en les relayant sous une formesymbolique et donc de reproduire, autrement que par leffet duneforce matrielle explicite (de type militaire ou policire), la domi-nation de classe. Cette lgitimation fonctionne en mobilisant desnormes transcendantes, comme la religion, la morale, les droits delhomme, etc. Elle relve dun effet de structures, au sens o cest enla rapportant aux structures fondamentale de la domination, dans leprocessus rel, que lon peut en rendre compte. Elle est diffrente dela notion didologie en tant que savoir ordinaire qui serait ncessaireaux individus en socit (point 1.1) ou de ce quEmmanuel Renault(2008) appelle la description ordinaire du monde des individusvivants. Nous proposons de parler didologie-lgitimation, et mmeplus prcisment, didologie-lgitimation/reproduction. Bien sr,souligne Emmanuel Renault, il y a une relation entre lidologie-description et lidologie-lgitimation, mme si ce propos lesquelques remarques de Marx-Engels, dans LIdologie allemande nouslaissent sur notre faim 5. Mais cette articulation reste ex post et

    4. Par exemple, au temps o laristocratie rgnait, ctait le rgne des concepts

    dhonneur, de fidlit, etc., au temps o rgnait la bourgeoisie, ctait le rgne des conceptsde libert, dgalit (Marx et Engels 1982, p. 113).

    5. Si les groupes sociaux sont [] en lutte pour imposer leur vision du monde etamliorer leur position dans la socit, comme lont suggr Marx et Weber avant queBourdieu nen fasse un thorie systmatique, on peut comprendre que la vision du mondedevenue dominante tende produire des effets de slection en privilgiant chez ceux qui

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 162 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    quelque peu mcanique. Tout se passe comme si la classe domi-nante reconfigurait lidologie-description/distorsion propre touteformation sociale en gnrale en linvestissant de ses propresressources symboliques en vue de lgitimer et reproduire une domi-nation qui, fondamentalement, reste contingente, toujours contes-table et donc prcaire. Lidologie-description/distorsion est uneforme anthropologique transhistorique (repre mais, comme telle,non explique par Marx-Engels) dont telle ou telle idologie-lgiti-mation/reproduction (repre et explique par Marx-Engels) estle contenu social-historique qui lhabite. Nous verrons, dans laseconde section, en quoi la thorie althussrienne de lidologiepropose une articulation plus forte entre lidologie-description/distorsion et lidologie-lgitimation, et ce dabord et avant toutparce quelle propose un fondement thorique lidologie-description/ distorsion.

    Ce que nous appelons ici idologie-lgitimation/repro-duction se retrouve dans le Livre 1 du Capital (1867). Certes ladiffrence de Lidologie allemande , le terme idologie nest pasexplicitement mobilis, et, de fait, ce terme disparat. Mais, on peutconsidrer que lanalyse du ftichisme de la marchandise est lanalysedune forme de mystification dont leffet est la naturalisation desrapports sociaux de production, et donc la lgitimation et lareproduction dun certain ordre social, celui rgi par la loi de lavaleur et arrim la logique daccumulation infini du capital.Lanalyse du ftichisme est lie lanalyse du mode de productioncapitaliste, et du coup peut tre considre comme une espce(conomique) du genre (socio-historique) idologie . Dans laconstruction de sa propre thorie gnrale de lidologie 6 qui nest

    lont intrioriss les types de descriptions qui permettent de la conforter et en marginalisantcelles qui tendent la dstabiliser (Renault 2008, p. 93).

    6. Rappelons quil ne faut pas confondre chez Althusser deux types de dveloppe-ments concernant la question de lidologie. Dune part, des dveloppements de nature pistmologiques qui visent dlimiter la nouveaut de Marx (par rapport auxClassiques) et dans lesquels Althusser aborde la thorie du ftichisme pour soulignerquelle permet le dpassement des approches en termes de Robinsonnades (Althusser1965b). Dautre part, des dveloppements de thorie sociale proprement parler, dontlexplicitation est au cur de cet article, et qui se veulent une contribution propre etpositive une thorie gnrale de lidologie. Mais dans les deux cas, cest bel et bien laquestion du sujet qui est transversale.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 163

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    pas, proprement parler, une contribution prcise lanalyseconomique du capitalisme et de sa reproduction, Althusser netravaille pas directement avec les dveloppements marxiens sur leftichisme.

    Idologie, ralit et conscience

    LIdologie allemande ne propose quun concept opratoire delidologie entendu sous ses deux aspects : description/distorsion etlgitimation/reproduction, concept dont on peut faire usage dans lessciences qui concernent le monde social-historique. Mais pourcomprendre le fondement ontologique de cette question, cest--direpour comprendre la faon dont Marx problmatise le lien entreralit et reprsentation, entre tre et conscience, il faut mobiliser untexte antrieur de Marx, les Manuscrits de 1844 et reprendre la thoriede la conscience gnrique que Marx y dveloppe. Nous allonsexaminer dans quelle mesure cette thorie peut servir de fondementau concept didologie.

    Dans sa conscience gnrique, lhomme affirme sa vie socialeconcrte et ne fait que rpter dans la pense son existence relle ;inversement, ltre gnrique saffirme dans la conscience gnriqueet il est, dans son universalit, en tant qutre pensant, ltre poursoi. Par consquent, tout individu particulier quil est sa parti-cularit en fait prcisment un individu et un tre individuel de lacommunaut lhomme nen est pas moins la totalit, la totalitidale, lexistence subjective de la socit pense et sentie pour soi ;de mme, il contemple la fois lexistence sociale concrte, et il enjouit rellement en tant que totalit dnergies humaines. Penser ettre sont certes distincts, mais en mme temps ils sont unis lun lautre. (Marx 1968, p. 82)

    Pour Marx, cest donc une seule et mme chose qui se passe dansla ralit sociale et dans la conscience humaine. Mais cette chose sepasse sous deux dimensions diffrentes, dune part celle de ltre relde la socit et des rapports concrets que les hommes y entretien-nent entre eux et, dautre part, celle de lidalit, de ltre idel de laconscience, cest--dire les reprsentations mentales que les hommes

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 164 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    ont deux-mmes et de leurs rapports aux autres 7. Mme si elle nestjamais compltement homogne, pour lessentiel, la pense de Marxnest ni holistique, ni subjectiviste ; elle est principalement relation-nelle, comme lont trs bien soulign, chacun leur manire, BertelOllman (1993) ou Etienne Balibar (1993) en explicitant la 6 e thsesur Feuerbach : lessence humaine nest pas une abstraction inh-rente un individu singulier. Dans sa ralit effective, elle estlensemble de rapports sociaux (Marx 1982, p. 52). Dans LIdologieallemande sont dcrits les principaux types de rapports 8, dont laconscience :

    Et cest maintenant seulement, aprs avoir dj examin quatremoments, quatre aspects des rapports historiques originels, quenous trouvons que lhomme a aussi de la conscience . [] Mais ilne sagit pas dune conscience pure [] Cest demble unproduit social et le demeure aussi longtemps quil existe deshommes. (p. 89)

    Dans un passage biff, Marx ajoute : Ma conscience, cest monrapport avec ce qui mentoure. L o il existe un rapport, il existepour moi. Lanimal nest en rapport avec rien, ne connat sommetoute aucun rapport. Pour lanimal, ses rapports avec les autresnexistent pas en tant que rapports (p. 89). La naissance de laconscience est contemporaine de celle du langage et le langagenapparat quavec le besoin, la ncessit du commerce avec dautreshommes (p. 89). Comme le remarque fort justement FranckFischbach (2008b) que nous allons suivre ici de prs, lanimal etlhomme sont tous les deux pris dans une activit vitale. Pourautant, entre eux, il y a une diffrence fondamentale. Lanimal est cette activit et ne sen diffrencie pas tandis que lhomme, lui, a cette activit. Autrement dit, le dploiement de cette activit vitalepropre lhomme pour Marx, rappelons-le, il sagit de lactivit

    7. On peut y voir, juste titre, comme le propose Franck Fischbach (2005), un

    paralllisme ontologique la manire de celui que Spinoza a dvelopp dans lEthique(1983).

    8. Les hommes produisent les moyens de satisfaire les besoins (1), ces moyensengendrent leur tour de nouveaux besoins (2) ; les hommes se reproduisent et entrentdans des relations naturelles dans le cadre de la famille et (3) en produisant et reproduisantleur vie, ils entrent dans des rapports sociaux de coopration (division du travail).

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 165

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    productive 9 se redouble dune connaissance dans llment delidalit. La conscience est donc bien plus quune simple facult delhomme. On retrouvera cette ide dans Lidologie allemande :

    Les reprsentations que se font (les) individus sont des ides soitsur leurs rapports avec la nature, soit sur leurs rapports entre eux,soit sur leur propre nature. Il est vident que, dans tous ces cas, cesreprsentations sont lexpression consciente relle ou imaginaire de leurs rapports et de leurs activits rels, de leur production, deleur commerce, de leur (organisation) comportement politique ousocial. Il nest possible dmettre lhypothse inverse que si lonsuppose en dehors de lesprit des individus rels, conditionnsmatriellement, un autre esprit encore, un esprit particulier. (Marxet Engels 1982, note 1, page 77)

    Pour autant, ce langage de la vie rel nest pas, chez Marx,directement assimil comme tel, ni mme, assimilable, lidologie.Comme le remarque Franck Fischbach (2008b), lexpression, mieuxl manation de la vie relle dans la vie idelle peut tre, nous dit letexte, soit relle soit imaginaire . Dans le premier cas, le langageexprime adquatement le contenu de la vie relle tandis que dans lesecond, il lexprime inadquatement en lui faisant subir une dfor-mation. Or, il faut bien comprendre que cette dformation nest pasun mouvement autonome de limaginaire, mais quil est toujours,pour Marx, leffet dune inadquation qui est dj dans la vie relle.

    Si lexpression consciente des conditions de vie relles de cesindividus est imaginaire, si, dans leurs reprsentations, ils mettent laralit en bas, ce phnomne est encore une consquence de leurmode dactivit matriel born et des rapports sociaux triqus quien rsultent. (Marx et Engels 1982, note 1, page 77)

    9. [] La nature telle quelle se prsente immdiatement, soit comme objectivit

    naturelle, soit comme subjectivit humaine, bref la nature prise objectivement aussibien que subjectivement nexiste pas immdiatement dune faon adquate lessencehumaine : la mdiation, la suppression de cette immdiatet, la ngation de cetteinadquation seront luvre du travail. [] Le monde produit par le travail est seul monderel pour lhomme, car cest en lui et partir de lui que surgit et se coordonne tout ce quiest ralit et valeur, tout ce qui ralise et valorise lexistence humaine. [] Lindustrie estla rvlation exotrique des forces essentielles de lhomme [] Ici le travail atteint laplnitude de son tre, parce que la nature toute entire y devient lobjet de la dominationtechnique, le corps inorganique de lhomme (Papaouiannou 1983, p. 89-91).

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 166 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    Lidologie au sens de lgitimation/reproduction dun ordresocial-historique alinant est donc le produit dune vie qui prci-sment est vcue dans des conditions ne permettant pas lpanouis-sement individuel. On a l, en fait, une reformulation diffrente, plusquune thorisation nouvelle, de larticulation entre lidologiedescription/distorsion et lidologie lgitimation/reproduction. LesManuscrits de 1844 ne contiennent pas le fondement thorique duconcept opratoire didologie expos dans LIdologie Allemande.Mais il y a plus. La perspective des Manuscrits de 1844 prsuppose uneanthropologie de rfrence, une anthropologie normative . Cetteanthropologie permet de comprendre en quoi et comment, dans laralit vcue, toutes les potentialits contenues dans la praxishumaine ne parviennent pas se dvelopper 10. Mais cette anthro-pologie ne contient pas les lments ncessaires lanalyse de ladformation dont nous parlons et cest du ct de sa thorie sociale(y compris dabord, on le sait, du ct de sa thorie conomique)quil faut aller les chercher. Mme sils creusent un peu la questiondu rapport des individus limaginaire, Les Manuscrits de 1844napportent donc pas vritablement de rponse la question desavoir ce qui fonde anthropologiquement lidologie-description /distorsion. Ce qui semble assez peu labor chez Marx (cestun constat, pas un reproche), cest larticulation entre les deuxniveaux anthropologique et socio-historique en une thorie

    10. Chez Marx, cest du ct de la philosophie du travail quil convient daller chercher

    les ressorts de cette anthropologie. Quelques mots sont ncessaires pour prciser ce point(Pour plus de dveloppement, cf. Berthoud (2002)). On trouve chez Marx une dtermi-nation gnrale du travail, valable pour toutes les priodes de lhistoire humaine, et doncquels que soient les modes de production sous lesquelles se prsente le travail collectif.Certes, la philosophie du travail, comprise comme discours qui explicite une dfinitionunique et universelle du travail, na pas toujours exist comme telle dans lhistoire deshommes. Certes, toutes les socits nont pas explicit cette notion pour elle-mme etseules nos socits modernes, domines par le capitalisme et sa catgorie de travail abstrait,ont mis explicitement le travail au cur du lien social et de la construction identitaire desindividus. Mais il ne saurait y avoir de socit qui nest fait, dune manire ou dune autre,lexprience du travail sous sa forme gnrale. Chez Marx, la notion gnrale de travailcombine deux aspects ; lun est instrumental et productif (chapitre 6 du Livre 1 du Capital),lautre subjectif et cratif (Manuscrits de 1844). Cest prcisment en faonnant le mondedes objets que lhomme commence saffirmer comme tre gnrique. [] Grce cetteproduction, la nature lui apparat comme son uvre et sa ralit. [] Lhomme ne serecre pas seulement dune faon intellectuelle, dans sa conscience, mais activement, relle-ment, et il se contemple lui-mme dans un monde de sa cration (Marx 1968, p. 64).

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 167

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    gnrale de lidologie. Comme nous lexaminerons en dtail dans lasection 2, il semble quAlthusser ait essay de produire une tellethorie, mais en privilgiant le moment structural au dtriment dela dimension anthropologique . Ce qui prsente un double risque :ou bien un risque dincompltude (par rapport quoi la dformationidologique est-elle un problme ?), voire dincohrence (en quoi unethorie de la structure peut-elle tre un point dappui pour unecritique sociale ?) ; ou bien un risque dimpens anthropologique(quelle est donc cette ide non aline de lhumain en socit quelon a malgr tout en arrire-plan de lanalyse socio-historique delidologie ?). Peut-tre la position dAlthusser est-elle (trop) dpen-dante de la faon dont il mobilise les dveloppements plusstructuraux de Marx. Pour comprendre ce dernier point, un dernierdtour par Marx simpose encore, avant de passer lanalysedAlthusser proprement dite.

    Idologie et superstructure

    Dans La critique de lconomie politique (1959), Marx suggre uneperspective causale, qui va installer, de faon assez forte et durable,la tradition marxiste danalyse des phnomnes idologiques sur lavoie dune simple explication en termes de reflet.

    Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouentdes rapports dtermins, ncessaires, indpendants de leur volont ;ces rapports de production correspondent un degr donn dudveloppement de leurs forces productives matrielles. Lensemblede ces rapports forme la structure conomique de la socit, lafondation relle sur laquelle slve un difice juridique et politique,et quoi rpondent des formes dtermines de la consciencesociale. Le mode de production de la vie matrielle domine engnral le dveloppement de la vie sociale, politique et intellectuelle.Ce nest pas la conscience des hommes qui dtermine leurexistence, cest au contraire leur existence sociale qui dtermine leurconscience. (Marx 1963, p. 272-273)

    Dans ce texte, la socit est envisage comme une totalit ayantune certaine autonomie ontologique et articulant, dune part, unebase ou (infra) structure pour lessentiel, le mode de production et, dautre part, ce que lon peut appeler une superstructure juridiqueet politique, y compris les formes de conscience . Sur le fait que

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 168 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    celle-ci (linfrastructure) conditionne celle-l (la superstructure), il nya pas vraiment de dbats chez les marxistes. Le dbat commencelorsquil sagit de savoir si cest une dtermination unilatrale etdirecte ou sil sagit dun conditionnement plus subtil, ce que lonfinira par appeler une dtermination en dernire instance , expres-sion ambigu, dont lune des proprits est de laisser la possibilitde penser quelque chose comme des marges de manuvre auxacteurs dans lhistoire. Le mode de production est dfini comme lacombinaison, toujours historiquement dtermine, dun certainniveau technique de forces productives et dune certaine configura-tion de rapports sociaux de production (Abels 1985). Par forcesproductives, il faut entendre tout ce qui constitue le processus detravail collectif dans une socit donne un moment donn, savoir les objets que le travail modifie, les moyens (notamment laforce de travail, les niveaux de qualification et ltat des techniques)que le travail mobilise, et les rsultats auxquels conduit le processus.Par rapports de production, il faut entendre le type de rapportssociaux qui structurent les relations interindividuelles loccasion dela production, essentiellement les rapports de proprit. Bien sr, cesrapports sociaux de production ont des consquences sur dautresaspects de lconomique comme la distribution des ressources et leurconsommation. Cette articulation constitue la matrice de ce qui vadevenir la conception matrialiste dominante de lidologie dans latradition marxiste jusqu aujourdhui, travers les scienceshumaines et sociales, de la thorie littraire lhistoire en passant parlanthropologie, la smiologie, la psychanalyse, la sociologie etlconomie :

    La ralit des phnomnes idologiques est la ralit objective dessignes sociaux. Les lois de cette ralit sont les lois de la communi-cation smiotique et sont directement dtermines par lensembledes lois sociales et conomiques. La ralit idologique est unesuperstructure situe directement au-dessus de la base conomique.La conscience individuelle nest pas larchitecte de cette superstruc-ture idologique, mais seulement un locataire habitant ldifice socialdes signes idologiques. (Bakhtine 1977, p. 31)

    Aujourdhui, ces dbats et leur formulation peuvent donnerlimpression dappartenir au pass glorieux de la French Theory (Cusset 2003), et donc dtre dpasss. Le retour de lacteur dans les

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 169

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    sciences sociales et ce quon a pu appeler le tournant hermneu-tique (Ricur 1983) ont contribu rquilibrer lanalyse desphnomnes humains en socit du ct hermneutique alors que les annes 1960-1970 avaient semble-t-il vu le triomphe dumoment structural (sous diffrentes formes et notamment :linguistique, anthropologique, psychanalytique, conomique). Pourautant, rquilibrage ne signifie pas disparition comme par magie duproblme de lidologie. Ce nest pas parce quon affaiblit laprgnance structurale et que lon revalorise la dimension herm-neutique que lon limine de cette dernire toute forme dillusionde lacteur sur lui-mme, sur les autres et, plus largement, sur lasocit. Cest dire tout lintrt quil peut y avoir aujourdhui expliciter la position dAlthusser, pour autant quon ne la rduit pas comme cest devenu le cas trs majoritairement au rang davatardu moment structural des annes 1960-70, avant le retourtriomphant de lacteur dans les annes 1980.

    2. LINTERVENTION DALTHUSSER DANS LA THORIE MARXIENNE DE LIDOLOGIE :SIMPLE REFORMULATION, APPROFONDISSEMENTOU DPLACEMENT ?

    Cest dans cette configuration thorique hrite de Marx que sesitue lintervention dAlthusser propos de lidologie. Quapporte-t-il prcisment ? Pour nous, Althusser introduit la catgorie de sujetdans la problmatique de Marx et met laccent sur le lien entrelidologie 11 et lindividu (en tant que son individualisation passe parsa transformation en sujet). Jusqu Althusser et sagissant de laquestion de lidologie, pour le dire vite, on avait, dun ct, les tatsde conscience, les formes imaginaires et, de lautre ct, les indi-vidus, lesquels taient donns dans lanalyse, sans thorie capable derendre compte de leur individualit. Nous allons, dans cette section,expliciter les apports et mais aussi mettre en vidence les ambigutset les limites de cette thorie althussrienne de lidologie. Elle sest

    11. Sous les deux aspects exposs en section 1 : lidologie description/distorsion

    (dsormais idologie au sens 1 dans cette section 2) et lidologie lgitimation/ repro-duction (dsormais idologie au sens 2 dans cette section 2).

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 170 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    labore en plusieurs temps durant les annes 1960, et pour laprsenter nous allons suivre les grandes tapes de son laboration.

    Les quelques thses parses du Pour Marx

    Avant les travaux sur Marx, dbut des annes 1960, notammentrassembls dans le Pour Marx, la notion didologie nest pasvraiment prsente dans les premires publications dAlthusser,notamment son Montesquieu, la politique et lhistoire (1959). Dans cestravaux sur Marx (Althusser 1965a, 1965b), sa thorie de lidologiereste prise dans la matrice infrastructure-superstructure, Althusserinnovant simplement par sa redfinition de la structure. Ce quil ditde lidologie se prsente sous une forme ramasse dans larticle Marxisme et humanisme (Althusser 1965a, p. 238-243). Il ny arien de neuf dans la dfinition gnrale, sauf peut-tre ceci quimarque lempreinte de la lecture structuraliste quAlthusser est alorsen train dlaborer : lidologie nest pas un attribut dindividusvivants en socit comme cest le cas dans LIdologie allemande deMarx-Engels , mais un attribut des socits elles-mmes. Dans saplus grande gnralit, Althusser dfinit une idologie comme

    un systme (possdant sa logique et sa rigueur propre) dereprsentation (images, mythes, ides ou concepts selon les cas)dou dune existence et dun rle historiques au sein dune socitdonne. Sans entrer dans le problme des rapports dune science son pass idologique, disons que lidologie comme systme dereprsentations se distingue de la science en ce que la fonctionpratico-sociale lemporte en elle sur la fonction thorique (oufonction de connaissance). (Althusser 1965a, p. 238)

    La dimension transhistorique de lidologie (Idologie au sens 1)est souligne clairement, indpendamment de la dimension quellepeut prendre lorsquelle fonctionne, en plus, comme dissimulation-lgitimation dun systme oppressif dans une socit historiquedonne (Idologie au sens 2). Cette dimension transhistorique estsouligne en indiquant que lidologie sera encore prsente dans unesocit libre de toute oppression, comme la socit que vise construire lutopie communiste :

    Lidologie fait donc organiquement partie, comme telle, de toutetotalit sociale. Tout se passe comme si les socits humaines nepouvaient subsister sans ces formations spcifiques, ces systmes de

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 171

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    reprsentations (de niveau divers) que sont les idologies. Lessocits humaines secrtent de lidologie comme llment etlatmosphre mme indispensables leur respiration, leur viehistorique [] Le matrialisme historique ne peut concevoir quunesocit communiste puisse jamais se passer didologie, quil sagissede morale, dart, ou de reprsentation du monde []. (Althusser1965a, p. 238-239)

    La production de lidologie est pense dans le cadre de ladtermination structurale initie par Marx. Cette dterminationest elle-mme coextensive lhistoire, et peut, par surcrot, contenirune forme doppression spcifique, celle dont relve lidologie ausens 2. Celle-ci peut disparatre avec la rvolution proltarienne etlinstauration dune socit communiste, mais lidologie au sens 1ne disparat jamais, mme dans une socit mancipe.

    Les sujets de lhistoire sont des socits humaines donnes. Ellesse prsentent comme des totalits, dont lunit est constitue par uncertain type spcifique de complexit, mettant en jeu des instancesquon peut schmatiquement, la suite dEngels, rduire trois :lconomie, la politique et lidologie. [] Dans ltat actuel de lathorie marxiste, prise dans sa rigueur, il nest pas concevable que lecommunisme, nouveau mode de production, impliquant des forcesde production et des rapports de production dtermins puisse sepasser dune organisation sociale de la production, et de formesidologiques correspondantes. (Althusser 1965a, p. 238-239)

    Les individus et leurs consciences sont des catgories de penseappartenant lanthropologie gnrale et donc, pour Althusser, sontdes catgories prscientifiques qui en restent la surface des phno-mnes sociaux. Pour Althusser, il faut que lanalyse se dplace larrire-plan et montre comment ces individus sont saisis parlidologie, vritable structure qui simpose inconsciemment euxet qui produit leurs formes de conscience. Les individus ne sontdonc pas des sujets constituants, autonomes, rflexifs, transparents eux-mmes et transparents les uns aux autres ; bien au contraire, lesindividus sont des sujets constitus, supports de lidologie globalequi est l pour les intgrer au fonctionnement de la socit

    Lidologie (comme systme de reprsentations de masse) estindispensable toute socit pour former les hommes, les

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 172 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    transformer et les mettre en tat de rpondre aux exigences de leursconditions dexistence. (Althusser 1965a, p. 242)

    Dans une socit de classe, lidologie est le relais par lequel, etllment dans lequel, le rapport des hommes leurs conditionsdexistence se rgle au profit de la classe dominante. Dans la socitsans classe, lidologie est le relais par lequel, et llment danslequel, le rapport des hommes leurs conditions dexistence se vitau profit de tous les hommes. (Althusser 1965a, p. 242-243)

    Les hommes vivent leur rapports au monde travers et parlidologie (p. 240). Comme Marx-Engels le soulignaient sans ledvelopper et en tirer les consquences dans LIdologie allemande, ilsagit dun double rapport, dun rapport complexe, dun rapport quinest jamais direct et purement instrumental (cest--direcompltement matrisable par les individus 12) :

    Dans lidologie, les hommes expriment [] non pas leur rapport leurs conditions dexistence, mais la faon dont ils vivent leurrapport leurs conditions dexistence : ce qui suppose la foisrapport rel et rapport vcu , imaginaire . Lidologie est, alors,lexpression du rapport des hommes leur monde , cest--direlunit (surdtermine) de leur rapport rel et leur rapport imagi-naire leurs conditions dexistence relles. [] Les hommes qui seserviraient dune idologie comme pur moyen daction, dun outil,se trouvent pris en elle, et concerns par elle au moment mme oils sen servent, et sen croient matres sans appel. (p. 240-241)

    Pour bien comprendre le sens de ce double rapport, il fautprciser quAlthusser redfinit prcisment la totalit sociale dontMarx na fait quesquisser la structuration (infrastructure et super-structure). Pour Althusser, toute socit doit tre analyse commeun tout complexe dj donn, articul selon une structure domi-nante . Cette topique sociale est, pour Althusser relisant Marx, pro-fondment diffrente de la totalit hglienne, sous la perspective delaquelle la notion de socit chez Marx est interprte le plussouvent par les commentateurs de la tradition marxiste, selonAlthusser. La conception hglienne fait de la socit une entithomogne et centre sur un seul principe, savoir un noyau dur

    12. Cest dire si lon est loin de la perspective, mme idale, dune entente communica-

    tionnelle comme celle que dveloppe J. Habermas (1981).

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 173

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    central qui concentre la puissance expressive et une priphrie quidploie lexpression 13. Au contraire, pour Althusser, cest lhtro-gnit qui caractrise intrinsquement toute socit. Dans toutesocit, il faut distinguer de multiples instances hirarchises, desniveaux de pratiques 14 organises en infra et superstructure, avec unedomination en dernire instance de celle-l sur celle-ci.

    La pratique sociale , lunit des pratiques existant dans unesocit dtermine, comporte ainsi un nombre lev de pratiquesdistinctes. Cette unit complexe de la pratique sociale est struc-ture [] de sorte que la pratique dterminante en dernier ressort yest la pratique de transformation de la nature (matire premire)donne, en produits dusage par lactivit des hommes existants,travaillant par lemploi mthodiquement rgl de moyens de pro-duction dtermins, dans le cadre de rapports de production dter-mins. Outre la production, la pratique sociale comporte dautresniveaux essentiels : la pratique politique [] qui transforme samatire premire : les rapports sociaux, en un produit dtermin (denouveaux rapports sociaux), la pratique idologique (lidologie,quelle soit religieuse, politique, morale, juridique ou artistique,transforme elle aussi son objet : la conscience des hommes) ; etenfin la pratique thorique. (Althusser 1965a, p. 113)

    Ces diffrentes instances, cest--dire ces diffrents niveaux depratiques, sont relis par des rapports de dtermination rciproque,qui ne sont jamais dfinitifs et compltement univoques. Du coup,les instances sont relativement autonomes ; il ny a pas simplementdtermination, mais pour Althusser qui forge ainsi un nouveau

    13. Pour plus de dveloppement, il faut se reporter un autre texte dAlthusser, dans

    lequel il analyse la diffrence entre la conception du temps chez Hegel et celle de Marx( Le marxisme nest pas un historicisme , in Althusser (1965b)).

    14. Par pratique en gnral, nous entendons tout processus de transformation dunematire premire dtermine, en un produit dtermin, transformation effectue par untravail humain dtermin, utilisant des moyens (de production ) dtermins. Dans toutepratique ainsi conue, le moment (ou llment) dterminant du processus nest ni lamatire premire, ni le produit, mais la pratique au sens troit : le moment du travail detransformation lui-mme, qui met en uvre, dans une structure spcifique, des hommes,des moyens et une mthode technique dutilisation des moyens. Cette dfinition gnralede la pratique inclut en soi la possibilit de la particularit : il existe des pratiquesdiffrentes, rellement distinctes, bien quappartenant organiquement une mme totalitcomplexe (Althusser 1965a, p. 113).

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 174 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    concept, surdtermination, ce qui se marque notamment par laprsence de contradictions propres la superstructure (p. 112-113).

    Il faut bien dire que la thorie de lefficace spcifique de la super-structure et autres circonstances reste laborer ; et avant lathorie de leur efficace ou en mme temps (car cest par le constatde leur efficace que lon peut atteindre leur essence) la thorie delessence propre des lments spcifiques de la superstructure.(Althusser 1965a, p. 113)

    De ce qui prcde, on peut tirer quatre ides principales.(1) Althusser sappuie sur la dfinition gnrale de lidologie deMarx-Engels, sous ses deux formes (idologie-description/ distor-sion, idologie-lgitimation/reproduction) ; (2) il reprend soncompte, prolonge voire radicalise la critique marxienne de laconscience comme ordre de lillusion, et plus largement la critique delidalisme de la conscience constituante, du sujet autonome et dulibre arbitre ; (3) il sinscrit dans la perspective topologique de Marx(infrastructure-superstructure) et problmatise sur cette base laquestion de lidologie ; mais (4) sa problmatisation de la totalitsociale comme tout social complexe structur dominante ,linsistance sur lautonomie relative de linstance idologique et lathse selon laquelle linstance idologique est une pratique et doncproduit quelque chose de spcifique, tout cela conduit penserquAlthusser sort la thorie de lidologie du cadre dans lequel Marxet Engels lont pose dans LIdologie allemande.

    Ds lors, tout le problme est de comprendre ce que produitexactement comme pratique sociale. Cest la seule faon deconstruire une thorie spcifique de lidologie. Or, pour Althusser,cest prcisment ce que Marx ne fait pas et, dans les catgoriesqui sont les siennes, cest prcisment ce quil ne peut pas faire. Ilfaut donc mobiliser dautres catgories pour le faire. Cest du ctde la psychanalyse lacanienne, qui se dveloppe dans les annes 1960en France, quAlthusser va trouver les moyens conceptuels pourconstruire une thorie marxiste de lidologie, cest--dire commenous allons maintenant le voir, de repenser de fond en comble lacatgorie de sujet en tant que sujet constitu.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 175

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    Le passage par la psychanalyse lacanienneet la problmatique de la construction du sujet

    Dans le Pour Marx, lidologie constitue le milieu ncessaire toute forme humaine de vie sociale. Au dbut des annes 1960, dansdeux articles (Althusser 1964, 1996), Althusser analyse lapport rvo-lutionnaire, pour les sciences sociales, des dcouvertes de Freud etde leur thorisation par Jacques Lacan (1966). Pour Louis Althusser,Lacan a montr que lobjet de la psychanalyse, dans une perspectiveouverte par Freud et sa dcouverte de linconscient, consiste rendre compte du devenir-humain du petit dhomme , cest--dire du devenir humain de cet tre purement biologique questdabord lenfant 15. Or, ce devenir humain nest rien dautre quundevenir-sujet, cest--dire lassujettissement lordre humain en tantquil sagit du positionnement de lenfant dans un ordre symbolique.Pour Lacan 16, cet ordre symbolique est celui du langage, lhommetant un parltre . Ce nologisme est forg par Lacan et signifieque lhomme est pour lessentiel un tre de langage, un tre en proieau langage, cest--dire un tre vivant toujours dj pris dans ll-ment du langage. Althusser va se saisir de cette dimension pourlaborer une thorie marxiste de lidologie, mais au prix dunerduction de lambigut dans laquelle Lacan avait demble penser lacondition humaine.

    Cest l, sans doute, la part la plus originale de luvre de Lacan : sadcouverte. Ce passage de lexistence ( la limite purement) bio-logique, lexistence humaine (enfant dhomme), Lacan a montrquil soprait sous la Loi de lOrdre que jappellerai Loi de la

    15. Bien sr, cette prsentation temporelle ( dabord ) est ici purement

    pdagogique , pour prsenter le processus danthropofacture, puisque, si lon suitAlthusser et Lacan, il ny a pas dextriorit naturelle au monde humain. Nous nediscutons pas ici cette position, nous contentant de renvoyer, pour initier une discussioncritique, aux travaux de Franois Flahault (2007).

    16. Althusser ne dispose pas, au moment o il crit, des textes de Lacan rassemblsdans les Ecrits (1966) et encore moins de la transcription des sminaires de Lacan. Il nedispose que de quelques articles disperss, dont : Le stade du miroir comme formateur dela fonction du je , La parole et le langage en psychanalyse , et Linstance de la lettredans linconscient . Lorigine du concept lacanien de symbolique vient sans doute de salecture de Lanthropologie structurale de Claude Lvi-Strauss (1958), notamment larticle Lefficacit symbolique . Pour plus de dveloppement sur ces liens, voir Roudinesco(1993).

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 176 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    Culture, et que cette Loi de lOrdre se confondait dans son essenceformelle avec lordre du langage. (Althusser 1964, p. 30)

    Ce passage se structure en deux temps 17 : (1) celui de limaginairede la relation prdipienne, o lenfant na affaire qu sa mre, aveclaquelle il se reprsente former un tout fusionnel et vit cette rela-tion duelle sur le mode de la fascination imaginaire de lego, tantlui-mme cet autre, tel autre, tous les autres de lidentification narcis-sique primaire, sans pouvoir jamais prendre vis--vis de lautre ni desoi la distance objectivante du tiers (Althusser 1964, p. 30) et (2)celui de la structure ternaire dipienne , orchestre par la spalt-ung (la csure violente), cest--dire lintroduction de lenfant danslOrdre symbolique par la figure du Pre (rel ou institutionnel).Cette introduction sort lenfant du pige narcissique duel et luidonne accs au langage objectivant, ce langage qui lui permettraenfin de dire : je, tu, il ou elle, qui permettra donc au petit tre de sesituer comme enfant humain dans un monde de tiers adultes (Althusser 1964, p. 31). Cet ordre symbolique, prcise Althusser, estcelui de la norme humaine (les normes de rythmes temporels delalimentation, de lhygine, des comportements, des attitudesconcrtes de la reconnaissance), lacceptation, le refus, le oui et lenon lenfant ntant que la menue monnaie, les modalits empi-riques de cet Ordre constituant, Ordre de la Loi et du Droitdassignation attributoire ou exclusive (Althusser 1964, p. 31).

    On sait que chez Lacan (1966) le stade du miroir constitue lepoint nodal dans la constitution du sujet et de son entre dans lemonde humain. Althusser mobilise ce concept, mais sans sy attarderparticulirement, et surtout, il ne le mobilise que partiellement. Or,comme nous le verrons lorsque nous examinerons les apories etlimites de sa problmatique du sujet, il est clair quAlthusser estpass ct de lambigut inaugurale sous laquelle Lacan sefforcede penser lorigine et la constitution du sujet humain. DansAlthusser (1964), le sujet se constitue uniquement en extriorit,dans un rapport lAutre (l Ordre , la Culture ) et du coup, ilne peut pas tre autre chose quun sujet social, de part en part

    17. Nous ne discutons pas ici lexactitude de la reprise par Althusser des concepts

    dimaginaire et de symbolique de Lacan. Au moment o Althusser le lit, Lacan continue travailler sa triade Rel-Imaginaire-Symbolique.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 177

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    assujetti aux appareils idologiques dtat, comme nous leprciserons plus loin dans lanalyse de Althusser (1976). Or, lapportde Lacan, cest davoir montr que cest dans le rapport intrinsquedu sujet individuel lui-mme comme autre que lon peut alorspens quelque chose comme lavnement dun sujet social . Dansson clairant commentaire sur lequel nous nous appuyons ici,Bertrand Ogilvie (1987) souligne que, chez Lacan,

    le sujet nest si facilement saisi dans la totalit de son tendue parles dterminations de la culture que parce quil porte dj en luicette altrit, qui elle-mme est leffet de la prsence de ce champdans lequel il surgit et qui lenvironne de toute part. [] Si lagense du sujet part du dehors (de la nature ngative et de lasituation [de dpendance] du sujet humain), la question du sujetsinaugure delle-mme. (Ogilvie 1987, p. 96-97)

    Do vient cette altrit ? Rappelons quelques connaissancesempiriques partir desquelles Lacan va construire sa thorie dansles annes 1930. Trs tt, par des cris ou diverses expressions duvisage, lenfant tmoigne dun intrt pour son image, que ce soitdans un miroir ou dans le visage dun autre qui lui renvoie limagedun autre lui-mme. Avant Lacan, la psychologie sintressait laquestion de savoir si lenfant se rend compte quil sagit duneimage (et non pas dune chose) et que cette image est bel et bien lasienne (et non pas limage dune autre chose). Peu importe pourLacan, qui insiste sur une autre observation : quand le chimpanzcesse de sintresser son image une fois comprise son inanit,lenfant lui continue. Lacan y voit le mouvement dune recherchede soi dans llment ou dans un rapport lextriorit.

    Or, prcisment, il va problmatiser cette recherche de soi enmobilisant La phnomnologie de lesprit. Fin des annes 1930 LEcole Pratique des Hautes Etudes, Lacan tait un auditeur assidudu sminaire dans lequel Alexandre Kojve (1947) commentait cetexte de Hegel (Auffret 1990, p. 251-263 ; Macherey 1991, p. 315-321 ; Roudinesco 1993, p. 125-150). Il insiste sur lide que laconscience ne parvient jamais se saisir elle-mme, quelle nestquune opration rpte et dsespre pour exister comme singu-larit, et que donc, lors de son surgissement au monde, ltre delhumain est toujours dj divis et ne peut que courir indfinimentderrire cette division davec lui-mme sans jamais la rsorber. Ce

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 178 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    qui nous importe ici, ce nest pas de juger la pertinence de la lecturede Hegel par Kojve, mais dinsister sur le fait que cest bel et bien partir de cette structure tragique de la condition humaine quilimporte de Hegel via Kojve que Lacan bricole sa propre thoriedu sujet pour intervenir dans le champ qui est le sien, celui de lapsychanalyse. Le stade du miroir nest pas un stade du dveloppe-ment du petit dhomme ayant vocation tre dpass, mais unestructure indpassable au cur de la condition-sujet de ltrehumain, savoir ce quHegel relu par Kojve appelle alination ,que Lacan renommera plus tard sparation ou refente , etdont il fera la pierre angulaire de sa propre thorie de lincons-cient 18. Le sujet ne se prexiste jamais lui-mme, mais se prci-pite (mtaphore chimique de Lacan) indfiniment dans llmentdu langage, sans jamais sattraper .

    Lassomption jubilatoire de son image spculaire par ltre encoreplong dans limpuissance motrice et la dpendance du nourrissagequest le petit homme ce stade infans, nous paratra ds lorsmanifester en une situation exemplaire la matrice symbolique o leje se prcipite en une forme primordiale, avant quil ne sobjectivedans la dialectique de lidentification lautre et que le langage ne luirestitue dans luniversel sa fonction de sujet. (Lacan 1966, p. 94)

    On sait que Lacan va mobiliser la linguistique de Saussure et lestructuralisme de Lvi-Strauss pour laborer le second moment de sathorie du sujet 19, savoir linscription de limpossible mouvementde la saisie de soi dans llment du langage (Roudinesco 1993,p. 269-290 ; Dor 2002). Si lon revient Althusser, il faut doncconsidrer que son importation du sujet lacanien est pour le moinsincomplte, puisquil laisse de ct lancrage phnomnologiquepour se centrer sur le seul moment structural. Reprenons laconstruction althussrienne. Une fois toutes ces tapes franchies parle petit dhomme sous la conduite de la Loi rglant lordrehumain de la culture 20, celui-ci devient un homme. En utilisant une

    18. Linstance de la lettre dans linconscient ou la raison depuis Freud (1957), repris

    dans (Lacan 1966, p. 493-528).19. Cf. Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (1953), repris

    dans (Lacan 1966, p. 237-322).20. Cest--dire lordre du code dassignation, de communication et de non commu-

    nication humain, ces satisfactions portent en elles la marque indlbile et constituante de la

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 179

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    formulation lacanienne, Althusser appelle galement ce discours dela Loi : le discours de lAutre . Ce nest pas le lieu ici de dvelopperpour elle-mme linterprtation althussrienne de la psychanalyselacanienne 21. Il nous importe seulement dinsister sur un point : cestdans cette interprtation quAlthusser trouve le moyen de problma-tiser une thorie spcifique de lidologie dans le champ de la sciencesociale marxiste. De mme que, pour la psychanalyse lacanienne,lordre du langage prexiste toujours dj chaque humain que cetordre accueille, saisit, construit et, littralement, fait tre 22, de mme,pour la thorie marxiste, lidologie concerne tout membre dunesocit en lintgrant toujours dj dans un ordre de reprsentation.Bien sr, cette analogie engage un partage des tches thorique : lanotion dinconscient nest pas compltement superposable lanotion didologie, mme si les liens entre les deux sont troits ;ce qui fait, pour Althusser, de larticulation de la psychanalyse aumarxisme un enjeu important au cur des sciences de lhomme et dela socit. En pleine fivre structuraliste, Althusser a, sans doute,un moment caress lambition dune anthropologie gnrale qui int-grerait ensemble les concepts didologie et dinconscient, anthropo-logie dont le centre de gravit pourrait tre une thorie gnrale du signifiant, la thorie de linconscient et celle de lidologie ntantplus que des thories rgionales :

    Il est absolument indispensable de mettre sur pied une thorie desdiscours, pour pouvoir dfinir diffrentiellement les discours spci-fiques que sont [] le discours scientifique, le discours esthtique,le discours idologique, le discours inconscient (je laisse de ct lediscours philosophique quil faut sans doute distinguer du discoursscientifique comme tel). (Althusser 1993, p. 162)

    Loi humaine, qui comme toute loi, nest ignore de personne, surtout de ces ignorants,mais peut tre tourne ou viole par chacun, surtout par ses purs fidles (Althusser 1964,p. 32).

    21. Pour plus de dveloppement sur le rapport dAlthusser la psychanalyse, voir lestextes rassembls dans (Althusser 1993).

    22. En effet pour Lacan et Althusser qui le suit compltement sur ce point, il ne sauraity avoir dtre proprement humain autrement que comme un tre vivant qui est tout lafois parl (on parle de lui, on parlait de lui avant sa naissance, on parlera de lui aprs samort) et parlant (il parle, il parle des autres).

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • 180 Richard Sobel

    Revue de philosophie conomique / volume 14

    Mais ce projet nest pas all au-del des remarques dveloppesdans ce texte de 1966 non publi du vivant dAlthusser. A cela, ily a des raisons de fond et des raisons plus conjoncturelles . Surle plan de la conjoncture intellectuelle , le milieu des annes 1960est certes le moment o Althusser et Lacan entretiennent unecorrespondance (Roudinesco 1993, p. 383-402). Mais, comme lesouligne E. Roudineco, lvidence, Lacan ne sintressait nulle-ment la pense dAlthusser et ne croyait pas son projet de refontedu marxisme. Une seule chose tait en jeu [pour Lacan] les lvesde lENS. Il savait quAlthusser les avait veills sa doctrine etesprait trouver en eux de futurs disciples suffisamment forms laphilosophie pour tre capable non seulement de le lire, mais dedonner sa pense et son mouvement, un nouveau souffle (p. 392). Quant aux raisons de fond, elles sont lies la faon dontAlthusser problmatise cette affaire en continuant rabattre sansplus de procs le sujet social sur le sujet individuel , sanschercher problmatiser davantage cette tension dont nous avonsvu, quinitialement, Lacan avait cherch explorer, dans le sillage deHegel relu par Kojve, toute la profondeur et toute lambigut. Pourautant, cest bel et bien dans ce texte, quAlthusser va sappuyer surson interprtation de la rvolution lacanienne en psychanalyse pournoncer pour la premire fois sa contribution propre la thoriemarxiste de lidologie. Celle-ci se ramne aux ides suivantes : (1)L'paisseur propre et lautonomie relative de lidologie vient de cequ'elle est reprsentation de reprsentation ; (2) A ce niveau, ellefonctionne par leffet-sujet et linterpellation. Nous allons lesexpliciter dans le point suivant, tout en gardant bien lesprit que lafocalisation sur le seul moment structural constitue la principalelimite sur laquelle nous reviendrons en conclusion.

    La formulation radicale des thses althussriennesdans Idologie et appareils idologiques dtat (1970)

    Ce texte est sans doute le texte publi qui est le plus aboutisur la thorie de lidologie. Conformment la faon dont procdeAlthusser, trois thses principales se dgagent, thses dont lembo-tement constitue les temps fort dune thorie positive de lidologie.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Bibl

    ioth

    que

    nat

    iona

    le d

    e Fr

    ance

    - -

    194

    .199

    .4.2

    01 -

    12/0

    7/20

    14 1

    7h31

    . V

    rin

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - Bibliothque nationale de France - - 194.199.4.201 - 12/07/2014 17h31. Vrin

  • Idologie, sujet et subjectivit en thorie marxiste 181

    Revue de philosophie conomique / volume 14, n 2

    Lidologie a une matrialit propre qui consiste dans les appareils idologiques dtatLidologie est une reprsentation du rapport imaginaire des

    individus leurs conditions relles dexistenceLidologie interpelle les individus en tant que sujets

    Premire thse. Lidologie


Recommended