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An!international!multidisciplinary!paper!series!devoted!!to!the!study!of!organizational!action,!organizational!change,!and!organization!and!well9being.!Founded!by!Bruno!Maggi.!
TEMPS DE TRAVAIL ET RGULATION SOCIALE
TEMPO DI LAVORO E REGOLAZIONE SOCIALE
EDITED BY JENS THOEMMES
CNRS UNIVERSIT DE TOULOUSE JEAN-JAURS
DBAT /DIBATTITO JENS THOEMMES, BRUNO MAGGI, ANGELO SALENTO,
GIOVANNI MASINO, MATTEO RINALDINI, LEONARDO POMPA, DOMENICO BERDICCHIA, VITTORIO OLGIATI
Abstract Jens Thoemmes research about working time negotiations and his theory on social regulation were discussed in a TAO Research Programs seminar that took place in November 2014, at the University of Milano. This publication includes the invited authors introductory conference, the comments of participating researchers about Thoemmes research and theory, and his replies. Keywords Working time, Social regulation, Social action, Negotiation, Rationality.
Temps&de&travail&et&rgulation&sociale&/&Tempo&di&lavoro&e®olazione&sociale.&Thoemmes&Jens&(Ed.).&Bologna:&TAO&Digital&Library,&2015.& &Propriet&letteraria&riservata&&Copyright&2015°li&autori&Tutti&i&diritti&riservati&&ISBN:&978S88S98626S03S8&&
The&TAO&Digital&Library&is&part&of&the&activities&of&the&Research&Programs&based&on&the&Theory&of&Organizational& Action& proposed& by& Bruno&Maggi,& a& theory& of& the& regulation& of& social& action& that&conceives&organization&as&a&process&of&actions&and&decisions.& Its& research&approach&proposes:&a&view& on& organizational& change& in& enterprises& and& in& work& processes[& an& action& on& relationships&between&work&and&wellSbeing[& the&analysis&and& the& transformation&of& the&socialSaction&processes,¢ered&on&the&subject[&a&focus&on&learning&processes.&&TAO&Digital&Library&welcomes&disciplinary&and&multiS&or&interSdisciplinary&contributions&related&to&the&theoretical&framework&and&the&activities&of&the&TAO&Research&Programs:&S&Innovative&papers&presenting&theoretical&or&empirical&analysis,&selected&after&a&double&peer&review&&&process[&&
S& Contributions& of& particular& relevance& in& the& field& which& are& already& published& but& not& easily&available&to&the&scientific&community.&
&The&submitted&contributions&may&share&or¬&the&theoretical&perspective&proposed&by&the&Theory&of&Organizational&Action,&however&they&should&refer&to&this&theory&in&the&discussion.&&&EDITORIAL&STAFF&!Editor:!Bruno&Maggi&!Co*editors:!Francesco&M.&Barbini,&Giovanni&Masino,&Giovanni&Rulli&!International!Scientific!Committee:!!&JeanSMarie&Barbier&& CNAM,&Paris&& & & Science&of&the&Education&Vittorio&Capecchi&& Universit&di&Bologna& & Methodology&of&the&Social&Sciences&&Yves&Clot&& & CNAM&Paris&& & & Psychology&of&Work&Renato&Di&Ruzza&& Universit&de&Provence&& & Economics&Daniel&Fata&& & Universit&de&Provence&& & Language&Science&Vincenzo&Ferrari&& Universit°li&Studi&di&Milano&& Sociology&of&Law&Armand&Hatchuel&& Ecole&des&Mines&Paris&& & Management&Luigi&Montuschi&& Universit&di&Bologna&& & Labour&Law&Roberto&Scazzieri&& Universit&di&Bologna&& & Economics&Laerte&Sznelwar&& Universidade&de&So&Paulo&& Ergonomics,&Occupational&Medicine&Gilbert&de&Terssac&& CNRS&Toulouse&&& & Sociology&of&Work&&&
ISSN:&2282S1023&[email protected]++
http://amsacta.cib.unibo.it/+
Pubblicato&nel&mese&di&Giugno&2015&&da&TAO&Digital&Library&&Bologna&
TAO DIGITAL LIBRARY - 2015
TEMPS DE TRAVAIL ET RGULATION SOCIALE TEMPO DI LAVORO E REGOLAZIONE SOCIALE
EDITED BY JENS THOEMMES
CNRS UNIVERSIT DE TOULOUSE JEAN-JAURS
DBAT /DIBATTITO JENS THOEMMES, BRUNO MAGGI, ANGELO SALENTO,
GIOVANNI MASINO, MATTEO RINALDINI, LEONARDO POMPA, DOMENICO BERDICCHIA, VITTORIO OLGIATI
Sommaire Prsentation
JENS THOEMMES, Temps, travail et rgulations : en qute du processus daction multi-scalaire
BRUNO MAGGI, Autour de la rgulation sociale
ANGELO SALENTO, Rationalit du processus et temps des marchs
GIOVANNI MASINO, Organisation et temps de travail
MATTEO RINALDINI, Reprsentation syndicale et ngociation du temps de travail
LEONARDO POMPA, Temps de travail et temps sociaux
DOMENICO BERDICCHIA, Rgulation et ngociation du temps de travail
VITTORIO OLGIATI, La ngociation permanente du droit du travail
JENS THOEMMES, Les rgulations du travail et des temps : rponses et perspectives
Rfrences bibliographiques
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Prsentation
Un sminaire des TAO Research Programs, en collaboration avec le
Dpartement de Sciences Juridiques Cesare Beccaria de lUniversit des
Etudes de Milan, a t consacr en novembre 2014 un dbat sur la dmarche
et la thorie portant sur le temps de travail et la rgulation sociale de Jens
Thoemmes, directeur de recherche au CNRS lUniversit de Toulouse Jean-
Jaurs. Le texte de rfrence pour le dbat a t notamment le chapitre La
ngociation du temps de travail (Thoemmes, 2011) dans louvrage collectif
Interprter lagir : un dfi thorique, o lauteur prsente ses programmes de
recherche et sa construction thorique. La discussion sest par ailleurs largie
dautres ouvrages de Thoemmes, nourrie par la participation de plusieurs
chercheurs de diffrentes universits et reprsentants diffrentes disciplines,
qui se sont ensuite engags crire leurs commentaires. Ce travail commun est
lorigine de la ralisation de cette publication.
Ce Cahier souvre par le texte de la confrence introductive au sminaire.
Thoemmes y souligne laspect fondamental de son choix thorique : penser
laction comme un processus, ce qui permet de ltudier simultanment
diffrentes chelles, de saisir les connexions entre niveaux daction qui
traditionnellement sont analyss de manire spare. Le but est donc de
soumettre au dbat une thorie de la rgulation trans-chelle, dont lauteur
trouve les fondements dans les thories de la rgulation de Jean-Daniel
Reynaud et de Gilbert de Terssac. Cette thorie est mobilise autour de deux
sujets de recherche, le premier est le thme majeur de son programme, la
ngociation du temps de travail, le second est la mobilit des travailleurs
lintrieur de lEurope.
TEMPS DE TRAVAIL ET RGULATION SOCIALE PRSENTATION
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Le chapitre suivant du Cahier est consacr une lecture critique des
thories de la rgulation de Reynaud, Terssac et Thoemmes. Bruno Maggi,
fondateur des TAO Research Programs, Universit de Bologne, met ainsi en
perspective les thories de trois gnrations de chercheurs, en ajoutant en
amont lenseignement de Georges Friedmann ; ce qui permet aussi desquisser
une rflexion sur la rgulation sociale. Angelo Salento, de lUniversit du
Salento, dveloppe sa contribution avant tout sur le positionnement
pistmologique de Thoemmes, qui lui permet dviter toute opposition entre
acteur et structure et de mettre en vidence la transformation continue de
laction sociale ; puis sur la rationalit reconnaissable dans le processus
daction ; et enfin sur le changement de cette rationalit au cours des processus
de ngociation collective tudis par Thoemmes.
Giovanni Masino, professeur lUniversit de Ferrare, met dabord
laccent sur limportance cruciale du temps pour les tudes de lorganisation,
ds Taylor jusquaux transformations rcentes du travail et des entreprises. Ce
qui lamne, dans la seconde partie de son commentaire, discuter du
changement de rationalit du processus de ngociation du temps de travail mis
en vidence par Thoemmes, par rapport aux caractristique du fordisme et du
discutable passage au post-fordisme. Matteo Rinaldini, de lUniversit de
Modne et Reggio en Emilie, sinterroge sur lactivit de reprsentation
syndicale : elle est videmment ncessaire pour la ngociation mais peut-on la
considrer comme un travail dorganisation, suivant les thories de Terssac et
de Thoemmes ? Il sinterroge, en outre, sur les possibilits de dplacer la focale
de lanalyse, des accords sur le temps de travail aux processus de ngociation
qui produisent ces accords.
Leonardo Pompa, Universit de Ferrare, revient sur les changements de
la rationalit des processus de ngociation du temps de travail, pour aborder
notamment le rapport entre temps sociaux et temps de travail : ces derniers
sont-ils des temps de la vie ou bien des temps dtachs delle ? La ngociation
peut-elle concerner non seulement la question du temps de travail mais aussi la
manire de lentendre ? Dautres interrogations, renvoyant la perspective
TEMPS DE TRAVAIL ET RGULATION SOCIALE PRSENTATION
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thorique de Thoemmes, sont proposes par Domenico Berdicchia, Universit
de Ferrare. Dune part, comment concilier lattention porte aux acteurs des
ngociations avec laccent mis sur la rationalit du processus daction ? Dautre
part, comment distinguer lapprentissage organisationnel du parcours de
changement de la ngociation dentreprise et une approche subjectiviste de
lapprentissage par la pratique ?
Le dernier commentaire est de Vittorio Olgiati, professeur lUniversit
de Macerata. Dun point de vue de la sociologie du droit, il critique avant tout
le choix de Thoemmes de se rfrer la rationalit du processus daction, ce qui
impliquerait un refoulement de la rationalit des sujets. Il reproche ensuite
Thoemmes dexclure de son analyse, par consquence, les marges dautonomie
et de contrle la fois des sujets directement engags dans les ngociations et
du lgislateur. Enfin, il souligne limportance de la production normative
inter/supra/trans-nationale sur le travail, qui ne serait pas suffisamment
considre dans ltude du changement de rationalit de la ngociation du
temps du travail dont on discute.
Dans le chapitre final du Cahier, Jens Thoemmes rpond aux
commentaires des participants au sminaire. Il dveloppe cinq thmes : la
distinction entre la composante organisationnelle et productive du travail ; les
relations ou oppositions entre diffrentes orientations de la rationalit des
processus daction ; lespace danalyse incluant les institutions europennes,
nationales et locales, ainsi que les dynamiques de ngociation ; la notion de
rationalit mobilise ; lvolution du capitalisme la lecture des rgulations
temporelles. Il conclut en soulignant lintrt de ce dbat, qui a permis de
prolonger la rflexion sur linterprtation de lagir, ici en particulier sur le
temps de travail et la rgulation sociale, promue depuis longue date par les
TAO Research Programs.
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Jens Thoemmes (Dsseldorf, 1966) a fait des tudes de sciences
conomiques Berlin avant dentamer un cursus de sociologie Toulouse. Il a
soutenu une thse de sociologie en 1997 sur le temps de travail en France, en
Allemagne, aux tats-Unis et en Russie. Depuis 1992, il a chemin avec le
sociologue Gilbert de Terssac et notamment sur son approche autour du travail
dorganisation. Dans une perspective sociologique proche de la thorie de la
rgulation sociale de Jean-Daniel Reynaud, il a men ses recherches sur le
temps de travail, sa ngociation et ses usages. Son recrutement en tant que
chercheur au CNRS en 1998 lui a permis de mettre en uvre de nombreux
projets de recherche sur ces questions. Aprs avoir conclu la mise en cause du
temps de travail comme norme de protection des travailleurs, il a montr, par
une analyse des rgles et des rgulations sociales, la mise en place dune
logique substitutive de la ngociation qui sinscrit dsormais dans le champ des
marchs, laissant de ct la finalit initiale autour de la sant des salaris.
Ses recherches actuelles sintressent aux conditions de travail dans cet
univers du temps des marchs. Les tendances du march du travail depuis une
quinzaine dannes sont analyses autour de la capitalisation des temps de
travail, par les conditions de travail dans les industries de lenvironnement et
autour des mobilits intra-europennes : le travail dtach dans une perspective
franco-portugaise. Ces changements montrent les dimensions plurielles -
relations professionnelles, action publique, organisation du travail - de la mise
en march du travail. Des enjeux multiples sy rattachent : reconnaissance du
travail effectu, prservation de la sant et du bien-tre, compatibilit des temps
sociaux, conflits entre travail et environnement, conflits de rgles sur le travail
et sur lemploi. Ses travaux ont t diffuss en franais, anglais, allemand et
italien. Il est actuellement directeur de recherche au CNRS, au CERTOP,
laboratoire lUniversit de Toulouse Jean-Jaurs, quil a dirig entre 2007 et
2010.
Parmi les publications majeures de Jens Thoemmes on rappelle : Vers la
fin du temps de travail ? (Paris, 2000) ; La ngociation du temps de travail : une
comparaison France - Allemagne (Paris, 2010) ; Organizations and Working Time
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Standards: a Comparison of Negotiations in Europe (New York London, 2013) ;
avec Claire Thbault, Lindustrie la campagne. 50 ans de mmoire ouvrire dune
usine de pte papier dans les Pyrnes (Toulouse, 2014) ; Lvolution dune rgle
dorganisation sur 10 ans : laccord collectif chez un constructeur dautomobiles
en Allemagne (Sociologie du Travail, 2008) ; Ngociation et rgulation
intermdiaire : le cas du mandatement syndical (Revue Franaise de Sociologie,
2009) ; La ngociation du temps de travail, in B. Maggi (d.), Interprter lagir :
un dfi thorique (Paris, 2011 ; d.it. Rome, 2011).
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Temps, travail et rgulations : en qute du processus daction multi-scalaire
Jens Thoemmes, CNRS, Universit de Toulouse Jean-Jaurs
La question du processus daction a occup de nombreux sociologues.
Partant des fondateurs, ce sont en particulier Karl Marx et Max Weber qui ont
promu des perspectives dynamiques de laction, entendues ici comme un
processus social et historique: pour le premier cest laction des classes sociales
qui se constituent subjectivement et objectivement qui est le moteur de lhistoire
(matrialisme historique), alors que pour le second cest le sujet agissant en un
sens plus gnral (individus, groupes, classes, professions) qui est le moteur de
laction. La diffrence renverrait ici, en dehors de lapproche, des primtres
dactions diffrentes. Pour le premier cela impliquerait lopposition entre
classes sociales, alors que pour le second, les primtres daction pourront tre
dtermins plus librement en fonction du cadre de rfrence concernant le sujet
en question.
Nous voudrions reprendre le primtre de laction comme fil conducteur
pour lanalyse. Cette perspective voudrait mobiliser dautres auteurs qui
permettent de penser laction comme un processus se poursuivant travers les
chelles et niveaux comme Jean-Daniel Reynaud (1997 ; 1999) (thorie de la
rgulation sociale, TRS) et Gilbert de Terssac (2011) (thorie du travail
dorganisation, TTO). Lobjectif est de prolonger la rflexion propose par Bruno
Maggi (2011b) (thorie de lagir organisationnel, TAO) suivant Max Weber en
mettant la focale sur le processus daction et non sur le rsultat. Lun des
obstacles de ce passage de laction lagir concerne lenfermement de lanalyse
de laction dans des chelles particulires. Le point de vue que nous voudrions
dvelopper est que la spcialisation sur un niveau daction, comme par exemple
la situation de travail ou la ngociation collective dentreprise, ne devrait pas
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limiter le regard sur dautres niveaux permettant de comprendre le processus
daction. Bien entendu, les distinctions connues entre micro, mso et macro,
rgulation globale et rgulation locale, ou encore dautres distinctions plus
labores et plus complexes (Grossetti, 2011) provenant des analyses de terrain
ont permis de dcomposer le travail des chercheurs selon les niveaux de laction
et danalyse et davancer vers une connaissance de plus en plus approfondie de
certains champs et objets. Laction lchelle de sous-systme comme chez
Parsons (1951) et chez Luhmann (1987) peuvent en constituer dautres
exemples. Le point de vue que nous voudrions avancer, est nanmoins
diffrent. En mobilisant deux types de recherche, lune sur la ngociation du
temps de travail, lautre sur la mobilit des travailleurs lintrieur de lEurope,
nous voudrions montrer que la recherche a gagn en abordant dans un seul
mouvement (lanalyse du processus) des actions qui se droulent des chelles
diffrentes.
Pour une thorie de la rgulation trans-chelle
Lintrt pour la TRS
La thorie de la rgulation sociale vise saisir les processus daction par
la production et/ou la transformation des rgles. On distingue donc le
processus (la rgulation) de son rsultat provisoire qui sont les rgles. Les
exemples que nous pourrions voquer ici, concernent tout dabord la
ngociation du temps de travail en France qui permet aux organisations
syndicales et aux employeurs de fixer un cadre aux activits professionnelles
sous la forme daccords dentreprise par exemple. Ce niveau daction ou
systme social (pour Jean-Daniel Reynaud) est en effet capable de produire des
accords, ou des conflits, parfois sous la forme de grves. Les acteurs ou sujets
du processus daction sont ici gnralement les reprsentants habilits mener
des ngociations et produire des accords.
Bien que cette ralit soit suffisamment importante, voire centrale, pour
la dfinition du cadre des activits professionnelles, on peut avoir le sentiment
que lanalyse senferme tant dans un niveau daction (lentreprise) que dans un
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champ pluridisciplinaire (les relations professionnelles). Certaines questions
restent sans rponse lorsque nous nous contentons de ce cadre. Quel est le rle
des salaris dans ce processus daction ? Comment qualifier la rencontre entre
dun ct, les rgles politico-juridiques produites par les gouvernements et les
tribunaux et de lautre, les rgles produites par les reprsentants de lentreprise
en vue de parvenir un cadre dactivits professionnelles ? La socit participe-
t-elle plus largement llaboration de ce cadre ? Bien entendu, Reynaud (1997)
a lui-mme uvr sortir la rgulation des relations professionnelles pour en
faire une thorie du social dans toutes ses dimensions (les rgles du jeu).
La question qui nous proccupe est la diffrence dchelles et leur
interaction qui peut tre prise en considration lorsque nous parlons dun
systme qui se produit loccasion dune rencontre dacteurs, et de leurs
projets. Ici Jean-Daniel Reynaud nous revoie principalement la distinction
entre rgulation locale et rgulation globale. La premire cadre bien avec notre
exemple de la ngociation dentreprise qui produit un accord, alors que la
deuxime renverrait davantage aux partis, gouvernements et des institutions
qui cadrent lespace local. Pour illustrer le centre de notre intrt et pour
prolonger la TRS nous avons dabord tent de faire un lien entre le local et le
global (les rgulations intermdiaires). Ensuite nous nous sommes intresss au
rapport entre des niveaux daction trs faiblement formaliss et ceux au
contraire, qui renvoient aux codifications les plus complexes du droit du travail
ou aux directives europennes.
Lide principale serait denvisager le processus daction travers tout
un ensemble dchelles qui ne distinguerait pas pralablement leur hirarchie,
mais qui pourrait envisager que cette dernire soit lun des rsultats de
lanalyse du processus daction lui-mme. Lopposition fondamentale et
pralable entre contrle et autonomie dans la TRS garde ici toute sa valeur, mais
elle nest que le point de dpart dun processus ouvert. Lobjectif sera alors de
parvenir une rflexion qui envisage les rgulations comme trans-chelle et
pouvant se modifier lors de ce processus. Lhistoire du processus rejoint ici les
diffrents niveaux qui permettent de llaborer. Cette posture ne cherche pas
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nier que les actions peuvent se drouler paralllement ou au contraire
senchaner des niveaux diffrents, mais elle voudrait prendre de la distance
avec le niveau daction du premier plan pour dcouvrir le processus dans son
ensemble. Les sujets de laction sont dans cette perspective les porteurs de
dynamiques collectives trs varies. Laction des individus na dintrt que
dans la mesure ou elle claire les dynamiques collectives dans lesquelles elle
sinsre. Dans notre perspective, les rgulations sont collectives demble et les
collectifs constitus par laction, mme les plus rduits, ne sont pas rductibles
la somme et aux actions de leurs participants. De mme, dans notre perspective,
le fait que la hirarchie des niveaux et des rgulations peut tre regarde
comme le rsultat du processus, nempche pas dobserver que la situation de
dpart est presque toujours asymtrique et le conflit proche, loin dun quilibre
des forces en prsence. Le systme est caractris par de la domination, mais
notre perspective refuse denfermer les sujets dans la position de victime, ou
alors dindividus incapables de transgresser les dmarcations pralables des
chelles de laction.
Les niveaux daction de la thorie du travail dorganisation
Lune des manires de transgresser les dmarcations pralables de
lchelle de laction nous est fournie par le cadre thorique labor par Gilbert
de Terssac (2011). En effet, la thorie du travail dorganisation interroge tout
dabord la notion de rgle pralable pour porter davantage le regard sur le
travail qui consiste produire des rgles, les transformer. Lauteur nous dit
que laction et la rgle ne peuvent pas tre spares. Ce serait mme la
caractristique majeure du sujet agissant de produire des rgles sociales et dy
consentir : agir cest construire les rgles permettant de parvenir un but ; le
travail est en ce sens soit une action qui consiste crer des rgles ou bien une
dcision prise par le sujet en toute libert de mobiliser (ou non) des rgles
prexistantes.
Cette thorie va mettre au centre de lanalyse des situations, dans des
entreprises ou autres structures productives, la capacit des salaris dvaluer la
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qualit des rgles pralables et de proposer leur propre point de vue contre
limposition de rgles. Comme cela a t analys pour les activits de
maintenance de la SNCF, ces rgles autonomes peuvent tout fait se
transformer en rgles de contrle ds lors que les agents en font une contrainte
pour les autres ou une condition daccs leur communaut (Terssac, Lalande,
2002). Dans cette perspective les niveaux daction ne se confondent pas avec des
niveaux hirarchiques qui senchaneraient mcaniquement. Partant de
situations concrtes, des problmes observables au sein des organisations et les
interactions entre collectifs constitus ou constituer dfinissent le cadre
pertinent des changes. Le systme se construit en mme temps que les
changes ; il ne les prcde pas. On pourrait dire quil sagit dun processus
intgr qui ne fait pas la diffrence de principe entre des niveaux constitus
pralablement : latelier, le service, lentreprise. La seule condition pralable qui
runit les actions dans un seul processus concerne le contrat de subordination
qui lie lemploy lemployeur, donc le rapport salarial. La thorie du travail
dorganisation permet donc de dcouvrir tous les processus qui sajoutent, ou
sopposent aux rgles formalises par les dynamiques portes par les sujets eux-
mmes.
Les questions ouvertes : les connexions entre rgulation globale et locale, relations
professionnelles et cadre juridique, le territoire et les rgles.
Pour nous quelques questions mergent la lecture de ce double cadre
thorique (TRS, TTO). La thorie du travail dorganisation, mme si elle met en
uvre une approche intgratrice de lanalyse du processus daction, se focalise
volontairement sur les situations de travail, prises ici au sens restreint des
activits salariales et rmunres en tant que telles. Tout ce qui relve de
laction syndicale, de la politique gnrale du management, du cadre juridique
ou de la situation internationale de comptition entre entreprises dans un cadre
mondialis nest pas abord titre principal par cette analyse. De mme, la
formation qui prexiste lentre en entreprise, les actions se droulant en
dehors de lentreprise, ou alors le rle des anciens qui en sont sortis ne font
JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS
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gnralement pas partie de lchelle daction prise en considration.
Limportant est de dire quil sagit ici pour la TTO davantage dune focale sur le
travail salari, mais non dun choix dcarter tout ce qui nest pas de cette
nature ou en dehors des murs de lentreprise : lagir organisationnel est li
une situation et son histoire. Nanmoins, la question reste entire : comment
interagissent le travail dorganisation lintrieur dune entreprise avec son
environnement institutionnel juridique et organisationnel lextrieur ? Selon
nous, pour comprendre le processus daction certains objets de recherche
ncessitent le suivi des rgulations trans-chelle.
En ce qui concerne la thorie de la rgulation sociale le dbat sur les
chelles entre le local et le global est ancien. Les niveaux de rgulation et leur
articulation ont fait lobjet de multiples remarques selon lesquelles la focale de
Jean-Daniel Reynaud serait davantage centre sur des questions locales que sur
les grands enjeux qui proccupent les territoires plus vastes. Rappelons ici que
cest en rfrence une recherche comparative France-Allemagne que lauteur a
esquiss sa thorie de la rgulation sociale la fin des annes 1970. La critique
de la thorie de la rgulation sociale portait sur leffet socital que les travaux
du LEST (Aix-en-Provence)1 avaient mis en vidence autour des diffrences
socitales France-Allemagne portant sur la formation, la production, les
relations professionnelles. Lensemble produit un effet, donc un systme plus
ou moins durable, qui aurait des consquences sur le monde du travail
notamment. Cest cette occasion que la rencontre entre rgulation autonome et
rgulation de contrle a t propose pour opposer cet effet socital durable,
une vision dans laquelle les relations professionnelles produisent des accords et
des conventions permettant dexpliquer les diffrences constates par lquipe
du LEST.
Nous avons alors tent par nos propres recherches non pas de rconcilier
ces deux cadres thoriques, mais de comprendre comment des situations
mergeant du terrain de la ngociation du temps de travail en France et en 1 LEST, Laboratoire dEconomie et de Sociologie du Travail UMR 7317. Voir : Maurice, Sellier, Silvestre, 1979.
JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS
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Allemagne peuvent les interroger. Celles-ci ntaient interprtables, ni avec
leffet socital (LEST), ni avec une articulation classique des rgulations locales
et globales (TRS). Car nous avions constat que les groupes porteurs de projets
ont dbord par laction les catgories des sociologues, et ils ont procd eux-
mmes llaboration des catgories de connexion qui permettaient de relier les
rgulations globales et locales en France et en Allemagne dans un processus qui
dpasse le niveau de ces deux pays: pour lanalyse nous avions appel ces
rgulations intermdiaires (Thoemmes, 2009).
Toujours propos de la ngociation du temps de travail, il nous est
apparu une autre question autour de la notion de territoire et de rgles
pralables. Avec notre enqute chez le constructeur dautomobile VW, nous
avions en effet analys un cas o un territoire tait dcoup lintrieur dun
site de production pour rintroduire un autre rgime en matire de conditions
de travail, moins favorable et destin aux chmeurs de longue dure que
lentreprise a accept dembaucher en contrepartie. Comme il ne sagissait pas
dune mise en sous-traitance par exemple, mais bien un systme en comptition
avec lancien systme dans la mme entreprise et au sein dun mme site de
production, la question du rapport entre rgle et territoire ne pouvait pas
sanalyser avec les termes existants. Nous avons propos la notion de rgulation
extraterritoriale pour indiquer que la cration dun nouveau territoire au
sein dun ancien tait le rsultat de cette dmarche. La double rgulation
(ancienne et nouvelle) cr un conflit entre deux types de rgles qui montre
limportance des rgles pralables et des territoires, mais aussi leur fragilit.
Ces deux exemples illustrent que des cadres thoriques peuvent tres
mis en difficult, face aux exemples des recherches de terrain. Les ngociateurs,
donc le niveau daction concret, peut mettre lpreuve le niveau danalyse du
sociologue. Nous avons fait le choix de faire voluer notre registre conceptuel
pour continuer investir lanalyse du processus daction. Dans les deux cas
suivants, ce sont les niveaux de rgulation et lchelle de laction qui sont la
cible de notre travail. Lide est dintgrer dans un mme processus danalyse
JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS
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des niveaux daction distinctement observables pour comprendre la rationalit
du processus daction.
Le temps des activits professionnelles comme travail dorganisation
lchelle de la socit
En matire de temps de travail, et pour reprendre lexemple de laccord
dentreprise entre organisations syndicales et employeurs, nous avons cherch
ailleurs la rationalit du processus que seulement lintrieur des mur dune
entreprise. Nous avons dabord tent de reconstituer la logique qui avait
prsid linvention du temps de travail comme rgle de protection des
travailleurs. La rduction progressive de la dure journalire du travail partir
de 1830 en France et son dveloppement consquent jusquau dbut des annes
1980 (150 ans), entrecoup de revers, a conduit un cadre du temps de travail et
des temps sociaux autour dune dure journalire de huit heures,
hebdomadaire de 40 heures, dune semaine de travail de cinq jours et dune fin
de semaine libre de deux jours conscutifs ainsi que de cinq semaines de congs
(idaltype). Ensuite nous avons trait la priode conscutive par une recherche
empirique de 2000 accords dentreprise pour montrer que la rgle de protection
et du bien-tre des travailleurs avait t substitue en 20 ans par une autre
tendance oriente vers le march (des produits et du travail), appele le temps
des marchs.
Le recours la thorie de la rgulation sociale et au travail dorganisation
na pu se faire quau prix dajustements de ces deux cadres. La premire
modification concerne le fait denvisager un travail dorganisation non
seulement au sein de lentreprise mais aussi dune socit lchelon national.
Cette dernire tait en plus tributaire de changements de gouvernements au
cours de cette priode de 20 ans qui supposent que des opposants ont tous
contribu au rsultat final, le temps des marchs. Dans ce cas, le travail
dorganisation est un travail lchelle de la socit qui a contribu produire
un certain type de rsultat. Deuximement, ce travail dorganisation na pas eu
de finalit prvisible qui aurait t atteinte au cours dune vingtaine dannes.
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Au contraire, cinq phases ont t ncessaires pour parvenir ce rsultat au bout
de 20 ans (Thoemmes, 2013). Puisque les phases sont aussi caractrises par des
tentatives et checs en matire de temps de travail, le rsultat final est tributaire
de la succession des phases qui se sont enchanes. Seul, le regard densemble
peut permettre de proposer que la rationalit du processus a chang : du bien-
tre vers le march. On pourrait dire que la nature des valeurs quon associe
la logique de la ngociation a chang. Alors que la premire met au centre la
sant et la protection des salaris, la seconde sinscrit davantage dans
lhgmonie des marchs et la prservation de lemploi.
Ce rsultat montre dune part que laction se poursuit sur une longue
priode dans des conditions extrmement changeantes de gouvernement, de
relations professionnelles et de cadre juridique. La rgulation trans-chelle
seffectue ici sur une priode de phases successives qui peuvent se contredire,
mais qui contribuent toutes la lecture finale du rsultat. Ce rsultat montre
dautre part que la nature du travail dorganisation ne peut pas tre considre
comme se droulant uniquement au niveau de lentreprise. Pour notre propos
les frontires de lentreprise apparaissent illusoires, ainsi que le rle des
prescripteurs politiques ou conomiques qui auraient imagin ce type de
rsultat ds le dbut. La mise en place de la nouvelle rgle du temps des
marchs sest faite par ttonnements, par apprentissage dans les entreprises et
au niveau de la lgislation, et de manire peu conscientise. Nanmoins le rle
des politiques publiques et des logiques conomiques lies au march taient
fondamentales et devaient tre intgres dans le travail dorganisation.
La mobilit des travailleurs lintrieur de lEurope analyse par le prisme
des rgulations extraterritoriales
Une autre recherche que nous avons entreprise depuis trois ans concerne
la mobilit des travailleurs lintrieur de lEurope. Depuis 1996, lEurope a
codifi lexistence dun salariat dtach en son sein. En effet la directive 96/71
dfinit le dtachement provisoire dune main-duvre se dplaant entre deux
Etats europens. Cette situation conduit depuis les annes 2000 une mobilit
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importante de travailleurs des pays de lEst et du Sud de lEurope vers le Nord
et son centre. La majorit de ces travailleurs se trouve dans certains secteurs
(btiment, tourisme, agriculture) o les problmes en matire de droits sociaux
sont visibles au point que plusieurs rapports franais et internationaux
indiquent la ncessit de reformer la directive europenne pour mettre un
terme au dumping social . Ces marges du travail en Europe ne sont donc pas
un phnomne marginal , mais deviennent une dynamique centrale du
march du travail europen dans certains secteurs. Le terme de marge
sentend ici comme une manire de rendre compte des rgles du travail
dtach. Le salariat dtach se trouve en marge des rgles en vigueur dans le
pays daccueil en ce sens quil ne bnficie pas des mmes protections que la
main-duvre recrute localement (trangre et autochtone). Il sagit donc bien
dun statut demploi qui comporte des rgles effectives dgrades du travail.
Pour discuter de ces ralits europennes nous avons conu un projet de
recherche sur le travail dtach des Portugais dans le secteur du btiment en
France. Notre recherche en cours depuis 20112 est base, entre autre, sur des
entretiens en France et au Portugal avec les travailleurs portugais dans le
secteur du btiment (n : 40). Toutes les personnes interroges ont signal la
ncessit de gagner un salaire en venant en France. Si avant 2008 des
amliorations de revenus ont t recherches, aujourdhui cest lemploi lui-
mme qui est le premier objectif. La situation du march du travail au Portugal
produit une mobilit qui nest pas ressentie comme choisie , mais comme
subie . Cette premire rupture en entrane dautres : sparation de la famille,
cart avec les conditions de vie des travailleurs des entreprises franaises,
coupure de la vie sociale en France et au Portugal. Trs peu de ces travailleurs
veulent ou peuvent envisager un avenir en France avec leur famille,
contrairement limmigration des annes 70 et 80. Nanmoins, globalement le
travail dtach en France constitue une opportunit que le march du travail
portugais noffre plus.
2 Entre 2011 et 2012 pour la Commission europenne (Clark, 2012), depuis 2013 pour le Labex SMS (ANR), Toulouse.
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Lune des principales raisons qui a provoqu les critiques vis--vis du
travail dtach, est lie la distance que le travail dtach observe vis--vis des
accords locaux en matire de conditions de travail, la diffrence galement des
annes 70 et 80. En effet dans la plupart des pays europens prdomine (malgr
son affaiblissement continu) une hirarchie des rgles qui dfinit un espace avec
ses frontires (Reynaud, 1997). Partant des normes supranationales (BIT) et
europennes, chaque tat europen a dvelopp et adapt une lgislation du
travail. Celle-ci sarticule la ngociation collective par des gomtries
variables, de branche ou dentreprise, tantt en prenant le dessus sur linitiative
lgale, tantt en la compltant ou encore sans contribuer fondamentalement aux
rgles en vigueur. En France la ngociation, y compris au niveau rgional, a
toujours t tributaire dune influence du niveau national plus centralis
(Jobert, 2000 ; 2003).
Le travail dtach se dmarque de cette congruence entre rgle et espace.
Tous les ngociateurs qui ont en charge de rguler un lieu de travail donn, se
trouvent donc confronts une arrive dun autre systme de rgles, qui est un
autre systme social au sens de Reynaud. Le niveau daction inclut ici la France,
le Portugal et lEurope. Le systme ne prcde pas larrive de nouveaux
salaris, il se constitue autour de ces salaris dans une relation triangulaire
runissant aussi employeur portugais et le donneur dordre franais. Mais cette
rencontre soppose un systme plus classique et binaire, galement en vigueur
sur les mmes chantiers. Ce dernier est caractris de manire idal-typique par
des conventions collectives du secteur du btiment. Le type de rgulation
dtache saffranchit donc dun territoire donn. Il le recompose. Le travail
dtach dcrit un systme social diffrent qui coexiste avec des systmes
traditionnels produits par des relations professionnelles en France. Le problme
porte sur des rgles de premire et seconde zone, sur leur caractre lgal
europen, et sur leur concurrence qui sopre au sein dun territoire. La
rgulation extraterritoriale produit ici un autre march du travail. Mais le
caractre extraterritorial ne renvoie pas prioritairement ltranger, la culture
ou la provenance des salaris. Il renvoie au dcouplage entre lespace et des
JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS
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rgles prvalant jusque l. Bien entendu, certaines organisations syndicales
nationales cherchent intgrer ces systmes diffrents pour faire avancer les
conditions de travail, ou agir pour rtablir lquilibre antrieur. Lorigine
communautaire des rgles renvoie alors principalement lEurope ncessitant
de prendre en compte ce niveau daction dans lanalyse. Il nest donc nullement
ncessaire de dfinir le travail dtach en termes dexclusion, mais plutt
comme un autre systme social. Il suffit danalyser les rgles en situation et les
rgulations plus institutionnelles qui les produisent pour comprendre que
durablement un autre systme social est en train de stablir qui dtache les
travailleurs et les normes sociales. Les normes dtaches sont celles que la
politique europenne et les filires conomiques laborent pour tirer un
avantage dans la comptition en matire de cot de la main duvre.
Conclusions : une multitude dchelles daction, mais une seule chelle
danalyse
Ces deux recherches permettent de plaider pour la mise en uvre dun
cadre thorique dans le but dassocier plusieurs chelles ou niveaux daction au
sein dune mme analyse. La distinction habituelle entre macro et
microsociologie, ou encore entre des approches qui sintressent davantage aux
institutions et celles qui sont plus proches des situations de travail paraissent
rductrices dans les deux cas que nous avons exposs. Bien videmment il peut
paratre ambitieux ou prtentieux de vouloir faire des connexions entre des
domaines scientifiques ou des disciplines qui ont leurs propres spcialistes: le
droit, les relations professionnelles, lconomie, les migrations, les temporalits,
lactivit de travail, les marchs, etc. Par ailleurs, on ne peut pas tudier tous les
aspects, connatre toutes les implications, tous les tenants et aboutissants du
processus daction. La science normale et la division du travail scientifique ne
permettent pas facilement de quitter lanalyse de lchelle daction dont on est
lexpert. Notre conviction est nanmoins quil faut inverser la tendance et
sopposer une division du travail scientifique rigide. Nous voudrions insrer
notre dmarche autour des rgulations trans-chelles dans une rflexion
JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS
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permettant dviter les oppositions : objectivisme-subjectivisme, positivisme-
non-positivisme, acteur-systme, etc. (Maggi, 2011a ; Thoemmes, 2011).
Conscutivement au refus de lune et lautre des options pour aller vers une
autre voie, la proccupation de la rgulation trans-chelle voudrait se situer
dans cette perspective en faisant des connexions entre des niveaux daction qui
habituellement sont distingus dans lanalyse.
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Autour de la rgulation sociale
Bruno Maggi, Universit di Bologna
Pour une lecture critique des thories de Reynaud, Terssac et Thoemmes
Prsentant son travail de recherche, Jens Thoemmes (2011) dclare que
pour laborer sa propre thorie il sappuie notamment sur la thorie de la
rgulation sociale de Jean-Daniel Reynaud et sur la thorie du travail dorganisation
de Gilbert de Terssac. Les points de vue de trois gnrations de chercheurs
concernant la rgulation sociale sont ainsi mis en perspective : Thoemmes lve
de Terssac, et ce dernier ayant t llve de Reynaud. Il convient aussi
dajouter, en amont, lenseignement de Georges Friedmann, car Reynaud, son
lve, y reconnat le fondement de sa construction thorique (Reynaud, 1995). Il
apparat donc stimulant, et sans doute fructueux, de regarder de prs le
dveloppement de ces points de vue trs lis entre eux, mais ncessairement
pluriels, nourris des rapports entre matres et lves au cours de plus dun demi
sicle : ce qui pourrait aussi permettre desquisser une rflexion sur la
rgulation sociale.
La thorie de Jean-Daniel Reynaud
J.-D. Reynaud (1995) dit devoir son matre Friedmann la
reconnaissance de la centralit de l autonomie des acteurs dans
lintroduction son ouvrage Le conflit, la ngociation et la rgle, recueil darticles
tmoignant de la construction progressive de sa thorie de la rgulation sociale.
Tout familier que jtais des travaux de Georges Friedmann crit Reynaud
(ivi : 3) je ne suis pas sr que jai vu aussitt cette ide centrale et je suis trs
sr que je nai pas vu quel point elle pouvait tre centrale : cest ltude directe
des conflits et des ngociations qui ma, pas pas, oblig den prendre
BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE
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conscience . Dune part, Reynaud soutient que la reconnaissance de
lautonomie des acteurs sociaux la conduit considrer leurs actes comme
des dcisions , contre la vision fonctionnaliste (notamment due Parsons)
dun systme qui les dterminerait. Ce sont les acteurs qui produisent le
systme social, et la formation des acteurs comme la constitution du systme
reposent sur llaboration dune rgulation (ivi : 6). Dautre part, ce sont les
relations professionnelles qui lui paraissent tre le paradigme du systme
social , de lensemble des interactions sociales, et de leur rgulation (ivi : 7).
Rappelons le parcours de la construction thorique de Reynaud, que le
recueil de 1995 aide mettre en vidence. Larticle Conflit et rgulation
sociale. Esquisse dune thorie de la rgulation conjointe (Reynaud, 1979)
nous en montre les origines. Refusant lide de lunit de la socit soutenue par
la tradition fonctionnaliste, lauteur met en avant la pluralit et lopposition des
acteurs sociaux constituant le systme social. La rgulation est donc pour lui
dpendante dun tat des rapports sociaux, elle volue avec eux, est temporaire
et provisoire. Elle concerne des rgles de contenu mais aussi des rgles de
procdure, les rgles du jeu . La rgulation nat dun compromis entre
positions en conflit, un compromis qui nest pas un point intermdiaire mais
une rgulation conjointe . De ce fait ltude du conflit est indispensable :
cest par rapport au conflit que lon voit se produire la rgulation, qui ne sy
oppose pas, mais qui en est la solution, bien que provisoire et variable.
Cette construction dune thorie de la rgulation sociale, vue comme
rgulation conjointe, senrichit dun autre apport fondamental avec larticle
Les rgulations dans les organisations : rgulation de contrle et rgulation
autonome (Reynaud, 1988). La rflexion porte ici sur les sources des rgles.
Reynaud choisit le contexte de lentreprise pour proposer la distinction entre
rgles de contrle , descendant de la direction vers la base, et rgles
autonomes , produites par les groupes dexcutants. Cela lui permet de
dvelopper une critique radicale la distinction trs diffuse entre
organisation formelle et organisation informelle , et notamment aux
logiques opposes qui les caractriseraient, conomique pour la premire et des
BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE
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sentiments pour la seconde. La cible de cette critique est videmment le
fonctionnalisme de lcole des Relation Humaines dElton Mayo et de sa
tradition. Selon Reynaud deux rgulations sont en concurrence, cependant la
logique des sentiments nest pas absente du ct de la direction et, surtout, la
logique du cot et de lefficacit est bien prsente du ct des excutants. La
rgulation des subordonns diffre de celle de la direction non pour son objet,
mais parce quelle essaie daffirmer une autonomie . Lide de l informel
qui soppose au formel se rvle ainsi indfendable, tandis que la
reconnaissance de lautonomie - hritage de Friedmann, que la vision
fonctionnaliste ne peut pas admettre conduit comprendre la rgulation
conjointe comme la rencontre de deux rgulations, concurrentes mais non
opposes. Reynaud se dmarque en outre de la dfinition fonctionnaliste des
acteurs de la rgulation comme prexistants, dfinis a priori : salaris et
direction, dont la rgulation serait une activit possible ; cest la rgulation qui
fonde et constitue un acteur social .
Si la dynamique des relations professionnelles reste un sujet privilgi
pour la thorie de Reynaud, lorganisation de lentreprise devient galement un
sujet part entire. Enfin la rflexion stend la rgulation des systmes
sociaux, considrs au niveau global, avec louvrage Les rgles du jeu. Laction
collective et la rgulation sociale (Reynaud, 1989). Laccent y est mis sur les
processus de rgulation (ivi : 31), et cela permet le dveloppement de deux
arguments capitaux. Dune part concernant laction collective : sa condition
est la rgulation commune produite par le processus de rgulation (ivi : 70).
Dautre part, concernant lacteur collectif : acceptant une rgulation commune il
constitue une communaut (ivi : 78). La thorie de Reynaud devient donc une
thorie gnrale de la rgulation sociale, tout en se proposant aussi comme
thorie de lorganisation, et cela sans nier ses origines comme thorie des
relations professionnelles.
Comme thorie de la rgulation sociale, elle a t apprcie et discute
dans un remarquable ouvrage dirig par Gilbert de Terssac (2003), issu dun
trs riche dbat au cours duquel plusieurs chercheurs (sociologues, juristes,
BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE
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conomistes, gestionnaires) ont confront leurs points de vue en dialoguant
avec Reynaud. Nous partageons largement lapprciation exprime par Terssac
(ivi : 11-27), suivant en mme temps son invitation discuter cette thorie, en
confrontation avec notre point de vue sur la rgulation sociale1.
En tant que thorie de lorganisation, elle a le mrite indniable
daffranchir le domaine dtude concern de la dichotomie trompeuse
formel/informel propose par les Relations Humaines : la rgulation des
processus daction de travail nest pas le produit dune opposition
informelle des prescriptions, mais le rsultat dune rencontre de rgles de
sources diffrentes qui concourent la ralisation dun objectif partag.
Lorganisation apparat alors comme un choix , ressortant de la ngociation
entre contrle et autonomie, nourrie dun change de comptences et fruit dun
apprentissage collectif. Lorganisation implique une finalisation , une
coordination consciente et une ngociation multiforme et permanente
(Reynaud, 1991).
La thorie de Reynaud sapproche ainsi dune manire de voir
lorganisation comme action organisatrice, se dmarquant de la vision dun
systme spar des acteurs. On serait proche des thories de lorganisation de
grands auteurs comme Barnard (1938/1968) ou Simon (1947/1997). Il ny a
pourtant jamais des rfrences ces thories dans les textes de Reynaud. Tandis
que ceux-ci comportent assez souvent la dnotation rifiante de lorganisation
propose par la sociologie fonctionnaliste pour dsigner les entreprises et les
autres systmes sociaux constituant les lments du systme social plus vaste :
les organisations (formal organizations). Il sagit bien de la dnotation propre
au langage courant, partage la fois par les approches dterministes et par les
approches qui se veulent indtermistes, o la ralit organise construite
partir des interactions des acteurs, sobjective, sinstitutionnalise, et simpose
eux. Cette contradiction nest pas rsolue par la thorie de lorganisation de
Reynaud.
1 Cette lecture critique de la thorie de Reynaud a t prcdemment expose en : Maggi, 2003a ; 2003b ; 2011b.
BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE
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En tant que thorie gnrale de la rgulation sociale, la construction de
Reynaud donne un apport fondamental linterprtation des systmes sociaux.
Selon cette thorie, aucun systme social ne prexiste ses rgles, ni ne pose des
rgles auxquelles les sujets doivent sadapter. Au contraire, l acteur social ,
ainsi que le systme social, sont constitus par la production dun processus de
rgulation qui dessine les rgles du jeu de laction. Cest donc la rflexion
sur leur rgulation qui permet de comprendre les systmes sociaux.
Plusieurs apories, toutefois, affectent le parcours indiqu par Reynaud.
En premier lieu, si les rgles ont bien des auteurs, pourquoi ceux-ci ne
devraient-t-ils tre que des acteurs collectifs ? Que dire des rgles du sujet
singulier ? Bien videmment, lide de l acteur social entendu comme
collectif dcoule de lorigine de la thorie, de linterprtation de
laffrontement de groupes sociaux en conflit qui, par une ngociation,
aboutissent un rsultat commun. Mais il ne faut pas confondre le social et
le collectif . La comprhension de la rgulation de laction sociale dun seul
sujet ne peut pas tre exclue dune thorie gnrale de la rgulation, au
contraire elle doit en tre le point de dpart.
Penser la rgulation exclusivement en rapport des acteurs collectifs
implique plusieurs limites. La production autonome et htronome des rgles
ne concerne pas seulement le diffrend entre acteurs ; elle concerne plus
gnralement la rgulation entre diffrents processus daction, y compris au
sein dun processus daction dun seul sujet, diffrents niveaux de
dcision . Labsence dune rflexion sur les niveaux de dcision empche, en
outre, la thorie de Reynaud dvaluer distinctement la rgulation au niveau
de la position de rgles , autonome ou htronome, et la rgulation au niveau
de laccomplissement de laction.
A cela se lie linterprtation de lautonomie. Si lon relie Friedmann dans
ses textes fondateurs de la sociologie du travail, on saperoit que lautonomie
dont il parle nest pas celle des acteurs sociaux, comme le dit Reynaud, mais
bien celle du sujet. Friedmann (1946 ; 1950 ; 1956), sopposant la fois au
Scientific Management et au fonctionnalisme des Relations Humaines, ds leur
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origine jusqu celles du systme socio-technique , soutient la ncessit dune
triple valorisation : intellectuelle, morale et sociale du travail humain. Ce qui
nest possible que par la reconqute de lautonomie du sujet agissant, au travail
et hors travail, et de son bien-tre. Ces thmes sont pour Friedmann (1961a ;
1961b) au centre de son dessein dune science du travail globale, rsultant
dune vaste interdisciplinarit, que ses hritiers nont pas ralise.2
En deuxime lieu, la rfrence forte au rapport entre conflit, ngociation
et compromis dans les relations professionnelles, conduit une double impasse
dinterprtation. La thorie affirme que le compromis est une rgulation
(Reynaud, 1979), et que la ngociation elle-mme est encadre par des rgles
(Reynaud, 1991), mais le conflit est vu comme la source du processus de
rgulation, externe celui-ci. Or, on ne peut pas nier que, mme dans ses
formes extrmes, comme le duel ou la bataille, le conflit est rgul. En outre,
pourquoi devrait-on avoir recours une manire dtre de laction sociale (la
manire conflictuelle) pour expliquer lorigine de sa rgulation ?
Linterprtation de la rgulation doit pouvoir concerner toute expression
daction sociale - en tant que telle, forcment rgule - concernant deux ou
plusieurs sujets, soit-elle cooprative, comptitive, ou conflictuelle, ainsi que les
processus daction dun seul sujet, o, bien videmment, la coopration, la
comptition et le conflit sont exclus.
En troisime lieu, on ne trouve pas dans la thorie de Reynaud une
dfinition stipulative du concept de rgle . Une dfinition descriptive est
voque dans Les rgles du jeu (Reynaud, 1989) : la rgle exerce une
contrainte (ivi : 33), ce qui dfinit la rgle, cest bien, comme le dit Emile
Durkheim, la contrainte quelle exerce sur lindividu (ivi : 37) ; ainsi que dans
la prface la deuxime dition : Elle peut prendre la forme dune injonction
ou dune interdiction visant dterminer strictement un comportement. Mais
elle est plus souvent un guide daction (1997 : xvi). Doit-on donc entendre la
2 Le rapport entre lautonomie et le bien-tre dans luvre fondateur de Friedmann, ainsi que lloignement de ces thmes par les lves de Friedmann et par les dveloppements suivants des courants de la sociologie du travail, ont t un des sujets dune longue enqute mene dans ce milieu disciplinaire par B. Maggi (2003a : Partie II, chap. 1).
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rgle de laction sociale, suivant lhritage (fonctionnaliste) de Durkheim,
comme une prescription normative, ou une indication pour laction, et par
consquent la rgulation come plutt une rglementation ou
normalisation ? Cela est surprenant, parce que la rflexion de Reynaud peut
aider comprendre que laction nest jamais directement soumise une
rglementation, impose ou propose par des normes ou des indications : ces
dernires sont toujours interprtes de faon variable par laction, qui peut
aussi sy soustraire, et en tout cas ne concide jamais avec elles.
Ces apories de la thorie de Reynaud sont-elles la consquence de choix
pistmologiques incohrents ? Dune part, on la rappel, elle veut sopposer
frontalement au fonctionnalisme sociologique et socio-psychologique. Mais la
vision fonctionnaliste rapparat plusieurs reprises : par la manire dentendre
la rgle comme imposition sur laction, et donc spare delle et non intrinsque
sa production et son dveloppement ; par la dnotation de lorganisation
comme res prexistante laction et aux sujets agissants ; par linterprtation du
conflit comme externe lquilibre sous-entendu de laction collective ; par la
confusion entre social et collectif. Dautre part, la thorie de Reynaud, en
opposition la vision du systme prdtermin par rapport lacteur social,
attribue celui-ci une finalit, une intention, une orientation dactes
(Reynaud, 1989 : 91), un intrt et une volont (ivi : 275), et reconnat dans
lorganisation la finalisation , la coordination consciente , la ngociation
multiforme et permanente (Reynaud, 1991). Ce qui contraste avec la rfrence
la manire de voir de Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977) souvent
appele en appui. La pense de Reynaud semble plutt voquer la voie
pistmologique qui dpasse la fois la vision du systme prdtermin et la
vision du systme construit, en bref lopposition objectivisme/subjectivisme.
Voici les points forts et les points faibles de la thorie de la rgulation
sociale de Jean-Daniel Reynaud selon notre lecture que, par ailleurs, nous avons
eu le privilge dexpliciter son auteur loccasion de plusieurs rencontres.
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La thorie de Gilbert de Terssac
Un tel exercice de lecture devrait concerner aussi les laborations de cette
thorie de la part dautres auteurs : ses prolongements , selon le mot utilis
par Terssac (2003), lors du dbat quil a promu et ralis. Nous croyons
pourtant que, si la thorie dun auteur est mobilise par un autre auteur dans
ses recherches, on nest plus en prsence de prolongements, mais plutt dun
nouveau cadre thorique qui incorpore et rlabore des lments de la premire
thorie, un diffrent point de vue propre au second auteur. Il nous semble donc
particulirement intressant de poursuivre notre lecture sur la thorie de la
rgulation sociale de Terssac, en la confrontant avec celle de son matre.
Le parcours de recherche de Gilbert de Terssac peut tre divis en deux
temps : le premier programme de recherche, dans les annes 1977-1992, porte
sur le travail ouvrier, tudi dans des secteurs divers, caractriss par des hauts
niveaux dautomatisation ; le second programme, dans les annes 1992-2008,
slargit ltude du travail dans de situations professionnelles trs
diffrencies : de la maintenance la SNCF la supervision des rseaux
tlphoniques, de la gestion des perturbations dans les prisons la gestion de la
scurit dans la chimie. Le thme primordial qui relie ces deux programmes est
la rflexion sur la rgulation du processus de travail, sur les rgles qui le
construisent. Ce qui les diffrencie, plutt que le changement des contextes, est
lvolution du cadre conceptuel, qui aboutit une thorie du travail
dorganisation . La rfrence majeure est toujours la thorie de Reynaud, mais
la thorie de Terssac sen distingue progressivement.
Le point de dpart de la recherche de Terssac est le changement du
travail, la question devenue emblmatique de Georges Friedmann : O va le
travail humain ? . Pour y rpondre, Terssac vise les rgles du travail : dabord
lvolution des rgles de direction, ensuite les combinaisons entre celles-ci et les
rgles dexcution, enfin les tendances de rationalisation de cette construction
sociale. La recherche montre que les rgles formelles de direction (les rgles de
contrle, selon Reynaud) sont compltes par des obligations implicites , non
formalises, qui rendent possible le concours de lautonomie dexcution pour
BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE
TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 27
lefficacit du processus. Les rgles dexcution sont concurrentes mais
complmentaires, du fait de lindtermination partielle des prescriptions
formelles, et mme lautonomie dexcution est partielle, du fait quelle ne peut
pas contredire les rgles autant explicites quimplicite de direction.
Dautres aspects importants sont mis en vidence : lautonomie par
rapport aux rgles de direction a une efficacit qui dpasse la pure excution,
elle contribue la rgulation globale du processus de travail. En outre,
lexpression dautonomie est le rsultat dune ngociation entre les sujets au
travail : la construction de la rgle est ainsi en mme temps la construction du
collectif de travail. Enfin, la prise dautonomie est en rapport avec la capacit de
matrise du processus de travail : elle est loccasion de faire valoir la
comptence, mais aussi de dvelopper de la comptence nouvelle.
Bien videmment, la rgulation conjointe de Reynaud et
l autonomie sont au fondement de cette dmarche, qui pourtant dveloppe
un regard particulirement centr sur la structuration du processus de travail,
sur son organisation, entendue comme ordre structurant, o il sagit de
lautonomie des sujets au travail, non pas dun acteur collectif en conflit
avec un autre acteur collectif. Le cadre danalyse slargit en outre des
contributions extrieures au domaine sociologique, venant dune part de la
psychophysiologie et de la psychologie cognitive ergonomiques et, dautre part,
dune collaboration avec des ingnieurs et informaticiens permettant la
rflexion sur les systmes experts daide la dcision et le contrle des espaces
dautonomie qui en drive. On peut dire que le premier programme de
recherche, prsent par louvrage Autonomie dans le travail (Terssac, 1992),
conjugue des innovations importantes avec la tradition et llan
interdisciplinaire de la sociologie du travail friedmannienne (Maggi, 1993).
Certes, on ne peut pas passer sous silence quelques aspects critiques. En
premier lieu ce que Terssac appelle ici autonomie est vritablement la
production de ses propres rgles de la part des sujets agissants comme
ltymon du terme lindique dans un certain nombre de situations de travail
analyses, mais dans dautres cas il sagit de discrtion octroye, despaces
BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE
TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 28
daction prvus par un processus rgl de manire htronome. Cela vient des
interprtations fonctionnalistes des Relations Humaines toujours prsentes
dans les dveloppements de la sociologie du travail, bien que Friedmann les
aient dj dvoiles son poque, et par rapport auxquelles Terssac a bien pris
ses distances au cours de ses ouvrages successifs. En second lieu, le rapport
entre la rgle et laction nest pas clairci, parfois la rgle demeure externe
laction et, surtout, la rgle nest pas dfinie.
Le texte qui prsente le second programme de recherche (Terssac, 2011) a
le grand mrite dexpliciter soit les concepts fondamentaux de la thorie du
travail dorganisation, soit ses prsupposs pistmologiques. Avant tout les
concepts de rgle et daction sont dfinis, lun par rapport lautre : laction et
la rgle ne permettent pas dtre dissocies (ivi : 106), agir cest produire des
rgles , et la rgle est le principe organisateur de laction (ivi : 107) ; ce qui
conduit voir lautonomie dans son vrai sens et caractrisant laction du sujet :
la caractristique majeure du sujet agissant est lautonomie, cest--dire sa
capacit de produire ses rgles (ivi : 106). Cela conduit aussi voir
lorganisation comme action , en opposition lide de lorganisation comme
entit (ivi : 97). Voil pourquoi la thorie sappelle thorie du travail
dorganisation : organiser est un travail, comme le travail est travail
dorganisation car tout moment, le sujet modifie la situation en agissant de
faon intentionnelle , son action est action organisatrice (ivi : 120).
La perspective ainsi dveloppe soppose, comme le dclare Terssac, soit
la perspective objectiviste de lordre formel et contraignant du travail
(notamment tayloriste), ou de lajustement possible du cadre des prescriptions
face aux dysfonctionnements (de la sociologie fonctionnaliste), soit la
perspective subjectiviste de lindtermination du comportement des acteurs,
qui par leur interaction construisent un systme reconnaissable exclusivement a
posteriori. La conception du travail dorganisation poursuit donc une troisime
voie, selon laquelle les sujets crent constamment des processus daction et de
dcision, o sarticulent les dimensions cognitive et normative de la rgle, o
laction organisatrice est la fois individuelle et collective, o le pouvoir est
BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE
TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 29
intrinsque la production de rgles, et o la ngociation, change rgul,
permet de produire des rgles communes et de les faire partager.
Quelques contradictions subsistent toutefois mme dans la construction
thorique du travail dorganisation. Il apparat parfois, dans lanalyse des
situations de travail, que laction cre des rgles et que la rgle encadre laction :
rgle et action seraient de ce fait dissocies . Surtout, lnonc dans des
conditions limites, laction se situe hors rgle (ivi : 109) est insoutenable,
alors que la thorie conoit la rgle intrinsque laction et donc nadmet pas
un agir dpourvu de son caractre constitutif, sa rgulation. Au total, toutefois,
la thorie de la rgulation de Terssac la diffrence de la thorie de Reynaud
et, faut-il ajouter, de la plupart des thories de la rgulation - donne une
dfinition explicite du concept de rgle et ne confond pas la rgulation avec ce
quen ralit est rglementation ou normalisation .
La thorie de Jens Thoemmes
Le sujet dtude de Jens Thoemmes est le temps de travail. Son premier
ouvrage (Thoemmes, 2000) met en vidence un processus, en cours partir des
dernires dcennies du vingtime sicle, qui transforme profondment le temps
du travail, transformant aussi les temps sociaux. Ce changement ne se traduit
pas par un plus dautonomie pour les individus ; il peut au contraire se
caractriser par une domination plus prononce [de ce nouveau temps] sur les
autres temps sociaux (ivi : 5). Cest donc ltude du changement du temps de
travail qui permet un regard privilgi pour chercher rpondre la question
friedmannienne, toujours capitale, o va le travail humain ? (ivi :4), tout en
prenant implicitement ses distances avec des thses de la mme priode
soutenant la fin du travail , comme le rvle dailleurs le titre de louvrage :
Vers la fin du temps de travail ?
La recherche de Thoemmes est dabord historique : il dcrit
linstitutionnalisation du temps de travail ds le Moyen Age jusquau dis
neuvime sicle, et lmergence du temps structur par des rglements partir
de 1830. Ensuite, il tudie lvolution des dispositifs rglementaires depuis 1980
BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE
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qui donnent lieu une pluralit de configurations temporelles, analysant les
accords dentreprise concernant le temps de travail. La recherche porte sur les
projets de rgles et les rgulations qui se mettent en place : il sagit de
comprendre du point de vue sociologique comment les acteurs sassocient
pour construire un arrangement temporel [] expliciter leurs contraintes et
leurs dcisions (ivi : 127). Ici la rfrence majeure est la thorie de Reynaud
dans sa premire formulation, visant la rgulation conjointe des relations
professionnelles.
Cette analyse est dveloppe notamment en France, mais le premier
ouvrage inclut aussi une comparaison avec lAllemagne, laquelle est
entirement consacr un second ouvrage (Thoemmes, 2010). Par ailleurs, le
programme de recherche a t poursuivi par dautres explorations, en Russie et
aux Etats-Unis, et sur deux mille accords dentreprise dans une rgion du sud
de la France, tandis que le cadre danalyse mobilise de faon plus fine la thorie
de Reynaud ainsi que la thorie de Terssac, notamment en ce qui concerne la
mise en vidence de diffrentes phases du travail dorganisation sur une longue
priode (Terssac, Lalande, 2002).
Un nouveau texte (Thoemmes, 2011) fait la synthse de ce programme et
explicite la construction thorique qui la guid. La dmarche est complexe, car
elle concerne une multiplicit de niveaux de rgulation : niveau national et
niveau des entreprises, textes lgaux et accords collectifs. Lauteur ne se
contente ni de retracer lhistoire de la lgislation sur le temps de travail, ni de se
focaliser sur la comprhension des logiques des groupes et sur le sens quils
donnent au temps, il vise lexplication et la comprhension du processus de
rgulation des temporalits de travail (ivi : 269-271).
Thoemmes se rfre la thorie de Reynaud, mais en la mobilisant il sen
diffrencie par des aspects trs importants : la rationalit porte sur le
processus daction, et non sur lacteur , et le conflit devient composante
constitutive de la rgulation conjointe (ivi : 272), aboutissant la rgulation
sociale par une articulation de niveaux, combinant le niveau global de la socit
et le niveaux local au cas par cas (ivi : 275). Le recours la thorie du travail
BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE
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dorganisation de Terssac le conduit voir la ngociation collective comme un
travail et comme une composante de la structuration des entreprises (ivi : 264-
269). La recherche met ainsi en vidence, dans une tude longitudinale sur
vingt ans daccords, la complmentarit des lois et des ngociations collectives.
Elle permet dobserver et dillustrer le changement de fond avr de
lorientation la sant lorientation au march - de la rationalit du
processus daction collective concernant le temps du travail.
Certes, la thorie de Thoemmes nintgre que partiellement les thories
de Reynaud et de Terssac, mais cela est li aux niveaux danalyse quelle vise.
Se focalisant sur la rgulation des processus daction collective, elle ne se
prononce pas sur laction et la rgle dun seul sujet, mais elle surmonte les
apories majeures de la construction de Reynaud. Et elle met en vidence un
parcours d explication conditionnelle (ivi : 275), savoir un choix
pistmologique sopposant la fois aux conceptions objectivistes et
subjectivistes.
Un dbat ouvert
Afin de poursuivre cette lecture critique des thories de la rgulation de
trois gnrations de chercheurs, il sera intressant de voir dans quelques
annes, comment le milieu disciplinaire de la sociologie du travail rappelant
ou oubliant le chemin indiqu par son pre fondateur Georges Friedmann
aura apprci les thories de Reynaud, Terssac et Thoemmes, et aura mobilis
leurs concepts fondamentaux dans des programmes de recherche. Le dbat sur
les manires dentendre la rgulation sociale reste, bien videmment, ouvert.
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Rationalit du processus et temps des marchs
Angelo Salento, Universit del Salento
Louvrage de Jens Thoemmes (2011) offre une contribution importante
au cur dune thorie de la rgulation de laction conomique fonde sur une
logique de processus. Lobjet du travail de Thoemmes est, en particulier, la
ngociation collective, et notamment la ngociation du temps de travail. Les
instruments danalyse quil dveloppe peuvent toutefois concerner, mutatis
mutandis, tous les domaines de la rgulation. Les directions poursuivies par la
recherche de Thoemmes sont en effet celles qui devraient guider toute analyse
fonde sur la troisime voie pistmologique : dune part le caractre
diachronique de lanalyse, cest--dire la mobilisation de la variable temps pour
la comprhension de la rgulation ; dautre part une approche multi-scalaire,
qui interprte les processus de rgulation comme des dynamiques dinteraction
entre niveaux de rgulation diffrents mais interconnects.
Deux contributions thoriques fondamentales, que Thommes rappelle
explicitement, sont la base de cette approche. En premier lieu, la thorie de la
rgulation sociale de Jean-Daniel Reynaud (1979), qui fonde lide de la
rgulation conjointe , mergeante de diffrents niveaux daction. En second
lieu, la thorie du travail dorganisation de Gilbert de Terssac (2011), qui souligne
la dimension intrinsquement organisationnelle du travail et montre que tout
acte de travail est simultanment organis et organisant .
Le travail de Thoemmes prsente de nombreux aspects qui mriteraient
des approfondissements et des questionnements. Je me bornerai ici en
considrer trois, ceux qui me semblent, en dernire instance, les plus importants
de son ouvrage.
ANGELO SALENTO, RATIONALIT DU PROCESSUS ET TEMPS DES MARCHS
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Avant tout, il faut considrer le positionnement pistmologique de la
recherche. Se fondant sur les piliers thoriques que jai voqus, louvrage de
Thoemmes trouve sans doute son point de force majeur dans la posture
pistmologique : elle lui permet, en effet, dviter toute opposition entre acteur
social et structure sociale, et dinsister linverse sur lide que lon doit mettre
en vidence la transformation continue. Dans cette approche, organisation,
rgulation et structuration sont en substance des synonymes : ils sont des
termes qui expriment la consubstantialit de laction sociale avec la construction
de sa rgulation. La composante organisationnelle ne peut donc pas tre
spare de laction productive, du fait que tout travail (mme celui
apparemment purement excutif) est travail dorganisation. La recherche de
Thoemmes dveloppe le rciproque de cette thse : mme lintervention qui se
prsente comme purement et simplement organisationnelle participe part
entire, en tant que telle, la dimension productive. Le travail des
ngociateurs crit Thoemmes (2011 : 260) produit du changement dans les
entreprises. Il peut modifier lensemble des conditions de travail . Produire est
donc organiser ; et organiser est produire.
La deuxime ide forte est que, au travers de lanalyse historique du
processus de ngociation, on peut retrouver, a posteriori, une rationalit
spcifique ; une rationalit qui ne se prsente pas comme un attribut des acteurs
en tant que tels, mais comme un attribut du processus. Cette rationalit est
reconnaissable ex post, comme une succession dune srie de phases (trois selon
Terssac ; cinq dans la version propose par Thoemmes).
La troisime ide fondamentale est quune transformation de la
rationalit du processus aurait eu lieu au cours de la priode 1982-2002 : la
rationalit oriente vers la sant aurait t substitue par une rationalit du
processus oriente vers ce que Thommes appelle les marchs . En
seulement vingt annes de ngociation collective, la variabilit et la dure du
travail, le souci dtre proche des marchs des produits, et la stabilisation de
lemploi se sont substitus la tendance de la rduction de la dure du travail
ANGELO SALENTO, RATIONALIT DU PROCESSUS ET TEMPS DES MARCHS
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en soi et pour le bien-tre des salaris . Cette transition est dfinie comme
lavnement du temps des marchs (ivi : 262).
Je trouve lanalyse de Jens Thoemmes, au total, solide et convaincante.
Jessaierai donc, par la suite, de mettre en lumire tout simplement quelques
aspects qui sur chacune de ces trois ides fondamentales mriteraient sans
doute, selon ma manire de voir, des approfondissements ultrieurs, au moins
pour les rendre plus accessibles ceux qui nont pas une longue habitude des
prsupposs thoriques de cette recherche.
Concernant le premier point, cest--dire la consubstantialit du travail
productif et du travail organisationnel, il faut dire quil sagit en premier lieu
dune position pistmologique et thorique : si dans le travail de production
on reconnat une valeur organisationnelle et si dans le travail de
rgulation/organisation on reconnat une dimension productive, cela est une
question de positionnement pistmologique. Il est naturellement vrai que la
construction des points de vue est elle-mme lie des circonstances dordre
historique, politique, culturel : il est alors fort improbable que la thorie de la
rgulation conjointe merge hors de conditions politiques dans lesquelles le
dpassement de la sparation entre le travail de conception et le travail
dexcution - cest--dire le dpassement de la prdtermination du travail - est
ouvertement revendiqu. Cela nenlve pas que la coupure entre conception et
excution reste toujours relative bien que la transformation des rapports de
production puisse voir slargir ou se restreindre lcart entre le fait dtre
parfois des excuteurs participants la rgulation et parfois impliqus dans la
rgulation. Si lon adopte une thorie de lorganisation comme processus
dactions et dcisions, tout acte de travail, soit-il dans un rgime dhtro-
direction trs prononce, prsuppose et produit du sens et de la coordination.
Il est clair que dans louvrage de Thoemmes, la question merge dune
position pistmologique : ce que lon appelle travail productif est en soi travail
dorganisation, et le travail dorganisation est en soi travail productif, parce que
la dimension organisationnelle ne peut pas tre dtache de lactivit de travail
et vice-versa. Il semble pourtant, en particulier dans un passage, que cette ide
ANGELO SALENTO, RATIONALIT DU PROCESSUS ET TEMPS DES MARCHS
TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 35
soit exprime, pour ainsi dire, comme lissue de lanalyse dune phase
historique : Thommes crit que la distinction entre travail productif et travail
dorganisation devient obsolte (ivi : 260), laissant peut-tre entendre quil
nen a pas toujours t ainsi.
La question proprement historique et empirique reste en tout cas
ouverte : combien les rapports courants de production permettent-ils de
composer la conception et lexcution, ou en accentuent-ils la sparation ?
Concernant la seconde ide fondamentale, selon laquelle la rationalit du
processus de ngociation se dveloppe dans le processus mme, et nest pas
celle des acteurs, il me semble que Jens Thoemmes sloigne trs clairement la
fois de tout subjectivisme et de tout dterminisme structuraliste : Ni le
changement de rationalit du processus, ni le rsultat pour les entreprises nont
t prvisibles ou vitables. Ils sont la consquence dun travail de ngociation
qui peut tre considr comme un travail dorganisation (ivi : 262).
Rien nest pacifique ou pacifi dans le processus de
ngociation/apprentissage. Thoemmes cite Reynaud : lapprentissage nest
pas un long fleuve tranquille, il ne se caractrise ni par la continuit de la
progression des ides, ni par lharmonie des collaborations et lquilibre des
pouvoirs (ivi : 262). Dici lide que lon peut observer des cycles
dapprentissage constitus de plusieurs phases. Terssac et Lalande (2002) en
indiquent trois : exprimentation, gnralisation, adaptation. Thoemmes
soutient que sa recherche permet den indiquer cinq (ivi : 264-269) : la gense
(1982-1993), lexprimentation (1993-1996), le recentrage (1996-1998), la
gnralisation (1998-2002), la diffrentiation (1998-2008).
Le trait caractrisant de la recherche est lide que chaque cycle prsente
une rationalit spcifique. Cette ide est trs stimulante, et se prsente comme
un instrument analytique puissant. Cest bien pour cela que je crois quelle
mrite quelques clarifications ultrieures. Dabord, est-il possible dnoncer en
termes analytiquement dfinis lacception choisie du terme rationalit ?
Ensuite, acceptant que lon puisse proprement parler de rationalit, la question
se pose sur comment elle merge. Sagit-il de lissue de rapports de force ? Sagit-
ANGELO SALENTO, RATIONALIT DU PROCESSUS ET TEMPS DES MARCHS
TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 36
il de la prvalence dun principe de rgulation, ou bien dun autre, promu par
les parties prenantes?
En bref, il me semble quil reste claircir les origines de la rationalit
spcifique de chaque cycle de ngociation. Peut-on penser quelle a une gense
totalement interne au processus de ngociation ? Sil en tait ainsi, comment
expliquerait-on les ressemblances ventuelles mergeant dans les ngociations
du temps de travail dans des contextes et des pays diffrents ? Cette question
me semble lie ce que je vais dire au point suivant.
La troisime ide fondamentale concerne ce que Thoemmes dfinit
comme lavnement du temps des marchs . Selon lui, on serait pass durant
les vingt annes 1982-2002 dune rationalit oriente vers la sant une
rationalit du processus oriente vers les marchs .
Encore une fois, il sagit dune conclusion synthtique et de ce fait trs
suggestive. Cest bien pour cela quil faudrait approfondir quelques aspects.
Dabord il me semble utile de prciser le statut de ce qui est dsign comme
les marchs . Dans le texte une explication apparat : Cette mise en
perspective crit Thoemmes nous suggre danalyser la ngociation
collective comme le champ dun change entre les groupes qui ont prendre en
compte les conditions changeantes de lenvironnement. Cette manire de voir la
ngociation comme une conjonction des effets de march et de la production
interne des arrangements nous semble fondamentale (ivi : 276, italique
ajout).
Pose en ces termes, la question parat voquer un ajustement de la
rgulation des conditions externes, l environnement , qui se prsentent de
manire objective. Il semble alors que lon nglige que les perceptions et
reprsentations des contraintes et des conditionnements externes dcoulent
eux-mmes des dispositions des ngociateurs, de leurs rapports de force ,
cest--dire des asymtries, mais aussi de la collocation politiques des syndicats,
etc.
La question semble devenir encore plus complique lorsquon lit : Les
ngociateurs ont bien senti que le march constitue un terrain privilgi de
ANGELO SALENTO, RATIONALIT DU PROCESSUS ET TEMPS DES MARCHS
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compromis et de conflit et non seulement une pression extrieure pour la
production. Le march nest pas une ralit extrieure, mais bien une scne sur
laquelle agissent les groupes sociaux (ivi : 277). Ce que lon entend comme
march est peu clair dans cet nonc. Dans quel sens sagirait-il dune
scne ? Quelle est la diffrence entre lide d environnement ,
prcdemment voque, et celle de scne ?
Au total, lintrieur dun parcours de recherche qui garde dans