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TORONTO, CANADA LIBRARY GIFT OF - Internet Archive · 2017. 1. 16. · basil’s seminary dec 9...

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    marc m. Dan archive.org d’aprèsJohn M. Kelly Library: Special Collections and Archives -I- & -II-Ill : us.archive.orgdu volumeST. BASIL’S SEMINARY DEC 9 1953 TORONTO, CANADA LIBRARY GIFT OF The Monastery of the Precious Blood, -Toronto Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa II

    Table des matières 574

    https://archive.org/details/@marc_m_danhttps://archive.org/details/vieetoeuvresspir02johnhttps://archive.org/details/vieetoeuvresspir03johnhttps://ia600504.us.archive.org/BookReader/BookReaderImages.php?zip=/23/items/vieetoeuvresspir02john/vieetoeuvresspir02john_jp2.zip&file=vieetoeuvresspir02john_jp2/vieetoeuvresspir02john_0014.jp2&scale=1&rotate=0

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    VIE ET OEUVRES DE L'ADMIRABLE DOCTEUR MYSTIQUE LE BIENHEUREUX PÈRE SAINT JEAN DE LA CROIX PREMIER CARME DÉCHAUSSÉ ET COOPÉRATEUR DE LA SÉRAPHIQUE MÈRE SAINTE THÉRÈSE DE JÉSUS DANS LA FONDATION DE LA RÉFORME DE L'ORDRE DE NOTRE-DAME DU MONT-CARMEL

    TRADUCTION NOUVELLE FAITE SUR L'ÉDITION DE SÉVILLE DE 1702 PUBLIÉE Par les soins des CARMÉLITES DE PARIS

    PRÉFACE Par le T. R. Père CHOCARNE PROVINCIAL DE L’ORDRE DES FRÈRES-PRÊCHEURS ÉDITION ORNÉE DE TROIS [?] GRAVURES SUR ACIER

    TOME II - LA MONTÉE DU CARMEL TROISIÈME ÉDITION

    LIBRAIRIE RELIGIEUSE H. OUDIN PARIS 10, BUE DE MÉZIÈBES POITIERS 4, RUE DE L'ÉPERON 1893

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    Il nous a été donné de faire déposer aux pieds du Souverain Pontife Léon XIII le 1er volume de cette nouvelle publication. Sa Sainteté a daigné nous en-voyer immédiatement cette précieuse Bénédiction. Elle est pour nos cœurs, profondément touchés et reconnaissants, la récompense du travail accompli.

    Samedi 24 mai 1879, fête de N.-D. Auxiliatrice. 


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    PRÉFACE

    Mes Très Révérendes Mères,

    Vous publiez une traduction nouvelle des Œuvres complètes de saint Jean de la Croix, et vous m'avez demandé de la faire précéder d'une Préface. On s'étonnera peut-être de voir ces pages signées par un fils de saint Dominique, au lieu de tant d'autres noms, amis du Carmel, sinon plus chauds, au moins plus compétents, plus versés dans les traditions mystiques de la grande École thérésienne. J'éprouve le besoin de faire retomber sur vous seules, mes Très Révérendes Mères, la responsabilité de mon audace : ce sera mon excuse et ma justification. Vous avez fait appel aux relations religieuses nées du voisinage de nos deux maisons de Paris : voisi-nage béni qui, grâce à vos prières, à votre inépuis-able dévouement, a fait rejaillir sur notre maison de fondation récente les plus riches bénédictions du ciel, et l’a si fortement aidée dans ses premiers développements ; voisinage précieux, faveur in-espérée, une des plus douces entre toutes celles dont Dieu nous a comblés, et qui restera attachée à nos origines comme ces parfums des premières fonda-tions qu'on respire dans les Fioretti des XIIIe et XVIe siècles, si tant est qu'il y ait dans le nôtre quelque chose de comparable à ces temps héroïques.

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    Si cette dette de notre gratitude n'était pas un titre pour réussir, c'en était au moins un pour essayer ; et, sachant les miracles que Dieu sait faire encore aux prières de ses fidèles épouses, je n'avais pas le droit de refuser.

    De plus, je me sens encouragé par le souvenir des liens extraordinaires que Dieu avait établis entre sainte Thérèse et plusieurs Dominicains espagnols. Je me rappelle cet illustre Dominique Banez qui fut pendant huit ans le confesseur de sainte Thérèse, qui lui fit composer le Chemin de la Perfection, et qui pouvait écrire au Vicaire Général des Carmes, en parlant de la Reforme de sainte Thérèse : « Votre Révérence ne peut ignorer que cette Reli-gion qui s'est si fort accrue et multipliée, a pris nais-sance entre mes bras, et que je n'ai rien omis de ce qui dépendait de moi pour l'assister dans ses com-mencements et ses progrès. »

    Je me rappelle cet autre fils de saint Dominique, Pierre Ybanez, à qui le monde religieux doit l'ad-mirable Vie de sainte Thérèse écrite par elle-même. C'est sur son ordre, en effet, qu'elle se décida à raconter les grâces dont Dieu l'avait comblée, et la déférence extraordinaire dont elle fît preuve en cette occasion, s'explique par sa vénération pour ce saint religieux. Lorsqu'il mourut elle vit son âme monter droit au ciel sans passer par le purgatoire. Je me

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    rappelle enfin que sainte Thérèse elle-même s'hono-rait d'être Dominicaine dans l’âme Dominicana in passione, et m'abritant à l'ombre de ces grands noms et de ces pieux souvenirs, je vais essayer de dire, mes Sœurs, comment le dernier des fils de saint Dominique comprend les œuvres du glorieux com-pagnon de sainte Thérèse, un des plus grands théologiens mystiques de tous les siècles.

    Je ne dirai rien de sa vie que vous donnez en entier dans le premier volume de votre traduction. Cette histoire, en effet, est le rayon de lumière le plus in-dispensable pour entendre le livre. S'il y a connex-ion intime entre la vie d'un homme et ses enseigne-ments, cela est vrai surtout des écrits d'un saint où la doctrine emprunte une grande part d’efficacité de cette pensée qui suit partout le lecteur : il faisait ce qu'il dit ; il a vu ce qu'il raconte.

    L'autorité de saint Jean de la Croix comme maître dans les voies surnaturelles n'a jamais été contestée. A peine ses écrits, publiés une vingtaine d’années après sa mort, furent-ils connus, qu'ils se ré-pandirent en Espagne, en France, en Italie, et devin-rent la nourriture recherchée des âmes avides de sainteté, un guide sûr pour les directeurs de ces âmes d’élite. Bossuet le cite souvent et avec éloges dans son Instruction sur les Etats d'Oraison (Livre VII, ch. 9, 20, 24).

    https://archive.org/details/vieetoeuvresspir01john

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    La célèbre Université d'Alcala assure que ses écrits contiennent les maximes les plus utiles pour diriger les personnes spirituelles, et pour les dégager des il-lusions dont elles sont victimes lorsqu'elles font trop d’état des grâces extraordinaires. « La doctrine que renferment ces livres, ajoute-t-elle, nous paraît un souverain remède contre ce mal. Il est impossible que ceux qui les lisent attentive-ment ne reconnaissent pas tout d'abord que l'auteur les a écrits avec une assistance particulière de l’Es-prit divin, et avec une ardente ferveur » (Approbation donnée aux Œuvres de saint Jean de la Croix par l'Université d'Alcala).

    Enfin l'Église catholique met le sceau de son infail-lible autorité à tous ces témoignages en faveur de la doctrine très pure et très orthodoxe du grand mys-tique, déclaré saint après l’examen le plus minutieux et le plus sévère de ses écrits. Elle ajoute, dans l’Of-fice composé en son honneur : « Il est l'auteur des livres de théologie mystique qui, au jugement de tous, sont vraiment admirables. » (Bréviaire romain, Office de saint Jean de la Croix).

    Il nous paraît indispensable, avant d'en venir à l'an-alyse de la doctrine de saint Jean de la Croix, de dire ce que l’on entend par théologie mystique, et de jeter un coup d'œil d'ensemble sur la vie mystique

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    dans l'Eglise depuis les origines jusqu'à saint Jean de la Croix, au XVIe siècle.

    I Connaître Dieu, c'est toute la fin de l'homme, dit saint Thomas d'Aquin (Contemplatio veritalis, divinæ est fi-nis totius humanæ viæ. 2a 2ae quæst. cl. XXX, art. 4.).

    Dieu, dit-il encore, est l’être intelligible par excel-lence. D'où il suit que toute nature intellectuelle, pour être parfaite, doit s'unir à cet objet dernier de toute connaissance (Summa contra Gent., cap. 25. ).

    L'homme a plusieurs modes de vision pour con-naître Dieu, et la connaissance est plus ou moins parfaite selon la perfection du rayon de la lumière. Il a la raison et la foi.

    La raison, participation de la raison même de Dieu, donne à l'homme de connaître son être, les perfec-tions du monde, et, par l’enchaînement logique des effets aux causes, de remonter à la cause première, à Dieu, foyer suprême de toute vérité, de tout Lien, de toute perfection.

    Ce mode de connaissance de Dieu est la théologie naturelle, cette sagesse tant vantée par les anciens philosophes et par leur maître à tous, par Aristote (1). Les scolastiques l'appellent Métaphysique, et les

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    modernes lui donnent le nom de Théodicée. Science déjà belle et élevée, puisqu'elle fait parvenir à notre intelligence un rayon lointain de ce Soleil qui illu-mine tout homme venant en ce monde. (1) Ethic. lib. X, cap. 10.

    La foi, second mode de connaissance divine, ajoute de nouvelles lumières à la raison, et donne nais-sance à la théologie proprement dite. Cette science, appuyée sur des principes d'un ordre supérieur à l’ordre naturel, donne de Dieu une notion plus élevée, plus sublime, plus complète.

    Elle se divise elle-même en spéculative et expéri-mentale. « Il y a deux manières de connaître la vérité, dit saint Thomas : l’une parla grâce, l'autre par la na-ture. Celle de la grâce est double : l’une simplement spéculative, l'autre affective et qui produit l'amour de Dieu. » (Ia pars, quæst. LXIV, art. 1.)

    La théologie spéculative se renferme dans les lim-ites d'une contemplation abstraite elle étudie Dieu comme suprême intelligible.

    La théologie expérimentale ou mystique contemple, elle aussi, la Vérité infinie, mais elle va plus loin, elle s'unit par la volonté à ce Bien incrée. Elle con-temple, car la connaissance précède toujours

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    l'union ; mais elle s'éprend d'amour pour la suprême Beauté, achevant ainsi l’humaine destinée qui est de connaître Dieu pour s'attacher à lui. Dieu est vérité, c'est la devise de la théologie spéculative : Dieu est charité, c'est la devise de la théologie mystique. Connaître, c'est le but de la première ; connaître et goûter, gustate et videte c'est la fin de la seconde. Si nous interrogeons les principales définitions de la théologie mystique, nous y retrouvons cette double idée de la contemplation et de l’amour. Saint Denys la définit : « une contemplation très sublime de Dieu, produite par l ' amour qu i condui t lu i -même à la connaissance. » (Dignissima Dei cognitio per unionem, quæ est suprà mentem, quæ est veræ cognitonis effectiva. De divinis Nom., cap. 7.)

    Deux religieux Carmes, le Père Philippe de la Sainte-Trinité et le Père Antoine du Saint-Esprit, au-teurs de théologies mystiques très estimées, la définissent : « une connaissance de Dieu s'élevant de l'âme unie à Dieu par la charité ou produite par une illumination surnaturelle (1). » Le Père Vallgornera, de l'Ordre de saint Dominique, dans sa théologie mystique de saint Thomas, s'ex-prime ainsi ; « La théologie mystique est une contemplation de Dieu très profonde et très élevée, unie à un amour très doux et très fécond (2). »

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    (1) Quædam Dei notitia per unionem voluntatis Deo adhæntis elicita vel lumine cœlitus emisso producta. Directorium mys-ticum, auctore R. P. Fr. Antonio a Spiritu Sancto. Disputatione I, sectio I. (2) Theologia mystica est contemplatio perfectissima et al-tissima Dei et fruitivus ac suavissimus amor ipsius intimè pos-sessi. Mystica theologia D. Th. Aquinatis a R. Patre Fr. Thoma a Vallgornera, Magist. Ord. Præd. Barcinonæ, anno 1662.

    On le voit, les deux facultés maîtresses de l’homme, l'intelligence et la volonté, sont mises en mouve-ment dans la théologie mystique, et mises en mou-vement par Dieu même dans l'acte de contemplation et d'amour. Acte double et très simple, où l'amour produit la lumière où la lumière augmente l'amour. N'oublions pas cependant que si la lumière de la contemplation forme ce que les théologiens appel-lent l'essence de la science mystique, attendu que toute science consiste formellement dans la contem-plation de son objet, cependant la lumière n'est pas le principe et la cause de l'union, mais bien la volon-té surélevée par la charité. En d'autres termes, si la Foi suffit à la science théologique spéculative, elle ne suffit pas à la science mystique, il lui faut encore la charité, principe de lumière et d'amour.

    Et qui ne voit ici combien grande et sublime est cette science mystique qui prend l'homme tout en-tier et le jette entre les bras de Dieu ! Ce n'est plus l’homme qui enseigne l'homme, Dieu se fait son maître ; il l’élève avec lui au sommet de ce Sinaï

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    mystérieux, et lui découvre des mystères qu'il n'est pas permis aux profanes de connaître. Il parle, et son Verbe produit dans l'esprit une lumière si vive, une certitude si absolue, que l'un de ces illumines d'en haut pouvait dire qu'à défaut des saintes Écrit-ures, il lui suffisait pour croire de se rappeler ce qu'il avait appris dans la solitude de Manrèse. Il par-le, et l’âme ravie ne cherche plus, ne désire plus : elle se nourrit, pleinement satisfaite, de cette Vérité toujours ancienne et toujours nouvelle. Il se donne, et le cœur enivré de cet océan d'amour ne veut plus rien voir des beautés créées, mais voudrait posséder mille mondes et mille vies pour les immoler à cet ir-résistible Maître.

    Oui, science sublime entre toutes. Savoir ce qui est sous nos pieds et sur nos têtes, savoir la terre et ses forces cachées, les astres et leurs mystérieuses har-monies ; savoir l'homme et les lois qui le régissent, savoir la guerre, cultiver la sagesse, et s'élever par la recherche des causes à la connaissance des lois qui conduisent l'homme et le monde, ce sont là sans doute de nobles travaux pour l'esprit de l'homme ; mais que sont-ils auprès de savoir Dieu et de l'aimer ! D'un côté, que d'angoisses et de fatigues d'esprit! Quelles hésitations, quels doutes, quels ter-ribles points d'interrogation après d'opiniâtres labeurs, quels minces résultats pour de si grands travaux ! De l'autre côté, quelle paix dans la vérité

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    trouvée, quelle sécurité, quelles joies, quelles délices ! Du côté des ouvriers de la pensée, de la science humaine, l'égoïsme, l'orgueil, l'enflure, les espérances trompées, les ambitions déçues, les in-trigues, les conflits, les vies brisées, partout le malaise, la souffrance, le murmure ou le blasphème. Du côté des disciples de la science mystique, la ray-onnante armée des saints, c'est-à-dire des plus grands hommes de l'humanité, de ceux qui, les yeux toujours fixes sur l'immortel idéal de la perfection créée au Calvaire, n'ont d'autre ambition que de s'oublier, se dévouer, vivre et mourir pour Dieu et les hommes.

    Comment se fait-il donc qu'une science incon-testablement la plus belle, la plus noble, la plus ca-pable d'enflammer les sublimes aspirations de l'homme, la plus profitables ses adeptes et à la so-ciété comment se fait-il qu'une telle science soit si rare, si négligée, rencontre un si petit nombre de vrais disciples ? Ah ! c'est qu'il faut bien l'avouer, c'est aussi la science la plus difficile, et qui exige la plus complète abnégation de soi-même. Elle repose sur un de ces apparents paradoxes dont l'Évangile est rempli : Qui perdiderit animam suam inveniet eam: Qui veut sauver sa vie doit la perdre. La théologie mystique donne Dieu à l'esprit et au cœur ; mais pour arriver à cette lumière surnaturelle, il faut passer par la Nuit obscure c'est-à-dire par le

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    renoncement à tout ce qui vient du sensible et du créé ; pour arriver à ces noces mystérieuses entre le cœur et Dieu, à ce Thabor que tous les saints con-naissent, il faut gravir les pentes sanglantes du Cal-vaire, affronter la Montée du Carmel y laisser par lambeaux sa chair, son cœur et sa vie être enfin de ces vaillants qui, l'épée des combats à la main, en lutte ouverte, incessante avec le monde, le démon, l'orgueil et le sang, avancent quand même, arrivent meurtris, nus et dépouillés, au cœur de la place, et méritent seuls d'être couronnés en vainqueurs.

    O vous, âmes généreuses, qui avez entendu la voix du Maître et de l'Epoux, qui voulez apprendre la science des saints, déjà admises dans ces écoles de vie mystique, appelées les cloîtres, ou retenues dans le monde par la main de Dieu même, armez-vous de courage, et apprenez de saint Jean de la Croix le grand remède contre les défaillances, le grand secret de la science mystique : donner toujours, se dévouer, se perdre, mourir !

    II La vie mystique est de tous les temps dans l'Eglise, car elle est liée à sa sainteté, c'est-à-dire à la présence de l'esprit de Jésus qui l'anime, qui est avec elle tous les jours jusqu'à la fin des temps. Mais la théologie mystique, la sainteté mise en pré-ceptes, peut avoir, sans disparaître jamais entière-

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    ment, ses périodes de prospérité et d'amoindrisse-ment. L'Église a ses jours d'épreuve et de combat où elle se préoccupe plus de faire des martyrs que des docteurs, plus des hommes d'action que de contem-plation. Nous ne serons donc pas surpris de rencon-trer, dans l'évolution de la théologie mystique, des lacunes et des vides, spécialement pendant la phase des persécutions de l’Empire romain et celle des in-vasions barbares. Au premier rang des écrivains mystiques, il faut placer les deux grands apôtres, saint Jean et saint Paul, le chantre de Pathmos, et le converti de Damas, ravi au troisième ciel, qui tous deux ont parlé de l'amour divin, dans un langage auquel aucun autre écrivain même inspiré n'atteignit jamais.

    Saint Paul mérita de laisser un disciple digne de lui, saint Denys l’Aréopagite, le grand Docteur de la science mystique, qui fut lui-même, dans les siècles suivants et pendant tout le moyen âge, le maître au-torisé de toutes les écoles de haute spiritualité. A la période apostolique succède celle des solitaires, de ces grandes âmes qui, touchées de la grâce de l’Évangile, toutes voisines des flammes de la Pen-tecôte et dégoûtées de cette vieille lèpre romaine qui s'étendait partout, allaient par bandes innombrables demander aux Thébaïdes de leur parler de Dieu et de son incorruptible amour. Ames très saintes as-surément, mais se préoccupant plus de se cacher que

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    d'écrire, plus de leur sanctification personnelle que de celle des autres. Nous les voyons cependant se rapprocher volontiers de celles qui ont plus d'ex-périence et d'autorité dans les voies mystiques, se placer sous leur direction et leur demander de les in-struire dans la science de la perfection. L'écho de ces saintes conversations nous a été conservé, surtout Conférences de Cassien, l'Echelle de saint Jean Climaque et la Règle de saint Pacôme. Des Traités de saint Basile à l'usage des solitaires résu-ment aussi la doctrine spirituelle de ces déserts où s'était réfugiée la vie mystique. C'est, à la base, la mortification d'esprit et de corps, la méditation des saintes Ecritures, et surtout la solitude comme grand moyen de contemplation. « C'est dans la solitude, dit saint Basile, que s'opère l’alliance étroite du Saint-Esprit avec nos âmes, et qu'elle reçoit les visites du céleste Epoux O solitude bienheureuse, qui changes entièrement l’homme et en fais une créature nouvelle ! Tu rends humbles les superbes, sobres les intempérants, doux les violents ! Par toi la cruauté devient compassion, la haine se change en amour. Ce qui était de glace, et tu le fais brûlant. » (Saint Basile, Les louanges de la solitude.)

    Après les solitaires viennent les Pères de l'Église : saint Jérôme, saint Ambroise, saint Jean Chrysostôme, saint Augustin, saint Grégoire le Grand, etc. Trop préoccupés de défendre la doctrine

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    contre ceux qui l'attaquent, ils n'ont pas de traités mystiques proprement dits ; mais leurs livres en contiennent les principes disséminés çà et là. D'autres viendront plus tard qui recueilleront ce miel et en formeront le rayon complet et coordonné.

    A la fin du Ve siècle apparaît le grand maître de la vie monastique en Occident, saint Benoît. Ici encore la vie mystique prie, contemple, défriche les terres, copie les manuscrits, mais écrit peu. Cependant le tableau de la vie monastique, trace par M. de Mon-talembert dans son admirable ouvrage des Moines d’Occident, nous montre de quelle sève évangélique et puissante ces âmes fortes étaient vivifiées, et avec quel soin elles se transmettaient de monastère à monastère les livres, les règles, les maximes de la vie ascétique.

    Toujours est-il que jusqu'à saint Bernard les auteurs mystiques sont rares et laissent peu de traces. Nous avons dit l'influence des écrits de saint Denys l'Aréopagite sur les esprits avides de vie surnaturelle et divine. Ces écrits étaient à peine connus en Occi-dent pendant les premiers siècles. Vers 824, l'Em-pereur de Constantinople, Michel le Bègue, ayant fait présent à Louis le Débonnaire des œuvres du grand théologien, disciple de saint Paul, il se pro-duisit bientôt un mouvement dans les doctrines as-

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    cétiques d'où date, à proprement parler, l'ère des grands docteurs mystiques.

    C'est d'abord et au premier rang saint Bernard, Hugues de Saint-Victor et Richard de Saint-Victor, qui l'un des premiers réduit en synthèse les doctrines de la vie mystique et les moyens pour l’âme d'arriv-er à l'union divine.

    Plus tard, c'est saint Bonaventure, le docteur séraphique que Gerson proclamait le plus grand maître de la vie intérieure.

    Comment ne pas nommer à côté de saint Bonaven-ture, son contemporain le docteur angélique saint Thomas d'Aquin et son illustre maître le bien-heureux Albert le Grand ? Celui-ci dans son traité admirable De adhærendo Deo, celui-là dans ses conclusions magistrales sur la vie contemplative et dans ses principes ascétiques si sûrs, si profonds, si élevés, dissémines dans ses ouvrages théologiques, doivent certainement compter parmi les plus émi-nents écrivains qui aient traité des arcanes de la vie contemplative.

    « Les hommes les plus remarquables du XIVe siè-cle, dit M. Cousin dans son Histoire de la philoso-phie, furent presque tous des mystiques (1). » Le XIVe siècle est en effet éminemment mystique. On

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    sortait de cette ère merveilleuse où l'esprit humain, sous l'action de la foi, (1) Histoire de la philosophie, IXe leçon. avait reçu l'une des plus puissantes impulsions, où les arts, faisant cortège à la vérité triomphante, lui de décernaient la plus éclatante des apothéoses : on sortait de l'ère des cathédrales gothiques et de saint Thomas d'Aquin. Or, si l'amour du bien et du beau suit logiquement la connaissance du vrai, quoi de plus naturel qu'un culte ardent, passionné pour la Beauté incréée ait suivi de près le siècle qui l'avait élevée si haut dans l'admiration des hommes !

    Et puis, à la suite du vigoureux essor de la pensée philosophique et de l'ardeur théologique sous l'in-fluence des grands maîtres, on avait vu s'introduire l'abus des formules scolastiques, un langage bar-bare, les raisonnements subtils et creux. C'était une maladie. A la langue sobre, claire et profonde de saint Thomas avait succédé un jargon inintelligible, où les mots prétentieux tenaient lieu des idées ab-sentes. Les esprits droits et les cœurs élevés s’éloignaient d'instinct de cette science de mauvais aloi et de mauvais goût, et se réfugiaient dans les régions pures et fortifiantes de la piété.

    Le livre de l’Imitation reflète en plusieurs endroits cette nostalgie des âmes au XIVe siècle. « Vraiment s'écrie-t-il, les

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    « grands mots ne font pas l'homme juste « et droit ; mais seule une vie vertueuse « nous rend chers à Dieu. — Quelle folie « de négliger les choses utiles et nécessaires, « et de nous appliquer aux choses « curieuses et condamnables ! Que nous « importent les genres et les espèces ? « Celui qui entend la parole éternelle est « délivré du fracas de bien des opinions « humaines. — O vérité! je suis dégoûté « de beaucoup lire et de beaucoup entendre « En toi réside tout ce que je puis « vouloir ou désirer. Qu'ils se taisent tous « les docteurs; que toutes les créatures « fassent silence ; Seigneur, soyez seul à « me parler. » (Imitation, liv. 1, ch. 1 et 3.)

    C'est surtout en Allemagne que l’école mystique du XIVe siècle produisit les hommes les plus remar-quables : Jean de Rusbrock, le maître du mouve-ment mystique du Brabant et de la haute Allemagne ; Echard, Dominicain, que Tanière ap-pelle son maître ; ce Tanière lui-même, que ses solides et sublimes leçons firent appeler le théolo-gien illuminé ; enfin le bienheureux Henri Suzo, cette âme douce et forte, l'amant passionné de la Sagesse Éternelle.

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    Le même souffle dévie mystique se maintient pen-dant le XVe siècle, toujours de préférence en Alle-magne. C'est Denys le Chartreux, le docteur exta-tique ; c'est l’auteur de l'Imitation qui appartient cer-tainement à cette époque et à cette école Bra-bançonne ; c'est Gerson, le chancelier de l'Univer-sité de Paris ; c'est enfin le Chanoine Régulier Thomas à Kempis.

    Mais voici la réforme et ses désastreuses con-séquences dans le monde des âmes comme dans l'ordre social et politique. C'en est fait de la vie mys-tique en Allemagne. Fuyant le bruit de l'erreur et des disputes théologiques, elle se réfugie dans la catholique Espagne, et pendant que l'Allemagne et le Nord de l'Europe sont déchirés par les discordes religieuses et politiques, nous assistons en Espagne à ce magnifique et paisible épanouissement de la vie ascétique dont sainte Thérèse est à la fois la gloire et le foyer.

    Plusieurs causes contribuaient à acclimater la mys-tique au chaud soleil de l'Ibérie. Le caractère espag-nol austère et trempé d'acier ; une lutte de plusieurs siècles contre les Maures pour la défense simultanée de la foi et du sol de la patrie, lutte héroïque dont le résultat était un attachement plus invincible, plus ardent à la religion des ancêtres; l’épée de l'inquisi-tion qui veillait à l'intégrité de ce précieux patri-

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    moine de la foi, soit contre les envahissements de l’hérésie au dehors, soit contre les extravagances d'un mysticisme dangereux dont d'autres pays n'ont pas toujours su se préserver ; enfin les fortes études théologiques toujours en faveur en Espagne, et dont les célèbres Universités de Salamanque et d'Alcala étaient alors les principaux foyers, tout s'unissait pour préparer à l'école mystique espagnole au XVIe siècle les meilleurs éléments dans l’ordre de la na-ture et de la grâce. Ajoutons encore les liens poli-tiques qui avaient soumis les Pays-Bas au sceptre de Charles-Quint, et avaient facilité la connaissance en Espagne du mouvement ascétique du Brabant et de l'Allemagne. Nul doute que les auteurs mystiques allemands des XIVe et XVe siècles, qui jouissaient alors d'une si grande renommée, n'eussent été intro-duits en Espagne, et n'y fussent familiers aux fer-vents disciples de la haute spiritualité.

    C'est dans ce sol vigoureux, dans cette chaude at-mosphère qu'apparaît, à côté de la grande réforma-trice du Carmel, le Père de cette Réforme, saint Jean de la Croix. Vrai type espagnol, volonté indompt-able dans un corps épuisé par les macérations, cœur ardent, dur à lui-même et compatissant aux autres, ouvert du seul côté du ciel, esprit cultivé, nourri des plus fortes études théologiques, écrivain distingué, mais à la manière de sainte Thérèse, sans recherche, sans souci d'imitation des modèles, homme de race

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    enfin, il va nous dire quels chemins il a suivis et nous devons suivre pour arriver au sommet du Carmel ou de l'union divine dans la sainteté.

    III La doctrine de saint Jean de la Croix est contenue dans quatre ouvrages, ses principaux écrits : la Montée du Carmel, la Nuit obscure de l’âme, le Cantique spirituel et la Vive Flamme d'amour. Les deux premiers furent composés par saint Jean de la Croix à la prière de ses religieux, alors qu'il était prieur du couvent du MontCalvaire, dans les mon-tagnes qui dominent l'embouchure du Guadalquivir.

    Le Cantique spirituel, composé dans sa prison de Tolède, est une sorte d'invocation lyrique au Bien-Aimé pour qui il souffrait, une réponse de cet Amour Infini qui console son généreux serviteur et transforme son horrible cachot en un paradis déli-cieux. Ce ne fut que cinq ans plus tard, en 1583, qu'il ajouta les commentaires à ce cantique, à la prière de la vénérable Mère Anne Jésus et de ses filles du monastère de Grenade. Vers la même époque aussi, il expliqua un autre de ses Cantiques qui commence par ces mots : O vive flamme d'amour ! Ce dernier travail fut entrepris à la de-mande de sa fille spirituelle Doña Ana de Peñalosa.

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    Outre ces quatre grands et principaux ouvrages, nous avons encore de saint Jean de la Croix un opuscule intitulé : Les Précautions spirituelles pour les Religieux contre les trois ennemis de l’âme, quelques lettres spirituelles, des maximes, enfin des poésies pieuses.

    Les quatre grands ouvrages de saint Jean de la Croix forment un traité complet, gradué et méthodique de spiritualité. Ils répondent aux trois grandes phases de l'union ascétique : la voie purgative ordinaire dont traite la Montée du Carmel ; l'illumination sur-naturelle de l’âme par la contemplation, exposée dans la Nuit obscure enfin la transformation d’amour dans l'union divine, sujet du Cantique spir-ituel et de la Vive Flamme d'amour. Ces deux derniers ouvrages, en effet, se complètent et s'éclairent l’un l’autre. Tous deux racontent les mys-tères de l'union de l’âme avec son Epoux divin, tous deux décrivent le bonheur immense, la paix ineffa-ble, les prérogatives glorieuses d'une âme fiancée à son Seigneur, tous deux chantent les incroyables tendresses d'un Dieu pour sa créature.

    Connaître et aimer Dieu, avons-nous dit avec saint Thomas, c'est la fin de l'homme sur la terre comme dans le ciel. Il s'ensuit que toutes nos pensées, tous nos actes, toute notre vie doivent être orientés vers ce but.

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    Or, entre le but et le point de départ, la distance est grande. D'un côté l'Infini, le fini de l'autre. D'un côté l'Être souverainement parfait, de l'autre une créature viciée par le mal, spoliée des dons surnaturels et blessée dans toutes ses facultés naturelles ; un être qui fait le mal qu'il ne veut pas, et n'a pas le courage du bien qu'il voudrait, un être rempli d'ignorance dans son esprit, de faiblesse dans sa volonté, de cor-ruption dans son cœur, d'attache à lui-même et aux choses créées, et si paresseux pour les biens de l'or-dre invisible ! Qui comblera cet abîme ? Comment l’homme s'acheminera-t-il vers l’Infinie Perfection, par quelles ressources, par quels procédés ? Par un travail d'élimination et de purification, la première et essentielle condition que Dieu attend de lui. Rien de souillé ne saurait avoir de contact avec la sainteté essentielle. Premier travail : s’éloigner de tout ce qui est mal et purifier l'instrument qui doit servir à s’unir à Dieu, c'est-à-dire l’âme. Mais encore ces facultés, même purifiées, sont-elles aptes par elles-mêmes à atteindre une fin si sublime ?

    Très suffisantes pour donner à l’homme la connais-sance d'une vérité ou l'amour d'un bien de l'ordre naturel, elles sont Impuissantes à l'élever à l'ordre surnaturel. Comment les sens, en effet, pourraient-ils avoir prise sur l’Esprit pur, sur l’Être absolument réfractaire à toute condition sensible ? Comment

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    l’intelligence pourrait-elle nous révéler ce qu’Il est, elle qui ne perçoit les idées que par les images sen-sibles, selon cet axiome de l'École : Nihil est in in-tellectu quin priùs fuerit in sensu : l'intelligence ne voit qu'à travers le corps ? Elle arrive à dire au plus ce qu'il n'est pas ; mais ce qu'il est en lui-même, dans sa vie propre elle n'en sait rien et n'en peut rien savoir, parce que cette lumière incréée, inaccessible échappe forcément à toute nature créée ou créable. Par la même raison, comment notre volonté, avec sa puissance limitée, arrive. l'ait-elle à saisir, à em-brasser, à posséder la Beauté infinie ? Puis donc que toutes nos facultés, isolées ou réunies, ne peuvent nous donner Celui que nous cherchons, il faut que Dieu intervienne par un acte direct et personnel. Mais Dieu n'intervient qu'à une condition, c'est que nous abdiquions, c'est que nous fassions le vide en nous pour le laisser seul purifier, illuminer, parler, agir. C'est cette abdication de nous-mêmes que saint Jean de la Croix décrit et prescrit par les trois Nuits à traverser pour arriver à l'union divine.

    La première Nuit, qui fait tout le sujet du premier livre de la Montée du Carmel consiste dans l'abdica-tion de la vie sensible. Tout ce qui peut tomber sous les sens, soit intérieurs, soit extérieurs, doit dis-paraître et ne plus avoir droit de cité dans l'âme. Les passions qui sont les actes de la vie sensible et sont mises en mouvement par les objets extérieurs, par

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    l'imagination, par tout ce qui séduit et attire, doivent être constamment mortifiées. Il est important de commencer par là, « car l'âme en renonçant à ses inclinations « dans les plaisirs qui flattent le « sens de l’ouïe, établit ce sens dans l'obs « curité et le dénûment. En privant la « vue de tout ce qui pouvait la contenter, « elle la place dans les ténèbres et dans le « vide ; et ainsi des autres sens. Par con « séquent l'âme qui aurait repoussé et « éloigné d'elle toutes les satisfactions « créées en crucifiant à leur égard tous « ses appétits, serait pour ainsi dire plongée « dans une nuit obscure, c'est-à-dire « dans un vide universel par rapport à « tout ce qui est créé . » Montée du Carmel, liv. I, ch. 3.

    C'est prendre l'âme par la famine. S'il est vrai, en ef-fet, que l'âme se nourrit par le corps, et que rien n'arrive à l'être intellectuel si ce n'est par l’être sen-sible, en supprimant la vie des passions, on aura supprimé l'un des principaux obstacles à la vie di-vine, « Les affections qui tendent à la créature, « continue saint Jean de la Croix, sont « devant Dieu comme de pures ténèbres, « et tant que l'âme y est plongée, elle se

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    « rend incapable d'être illuminée et re « vêtue des pures et simples clartés de la « Divinité. La lumière est incompatible « avec les ténèbres, comme saint Jean « nous l'affirme en disant que les ténèbres « ne purent recevoir la lumière, La raison « en est que deux contraires, selon « l'enseignement de la philosophie, ne peu « vent subsister à la fois dans un même « sujet. Or, les ténèbres, qui sont « l’attachement aux créatures, et la « lumière, qui est Dieu, sont contraires « et dissemblables. Ainsi l'âme n'est pas « apte à recevoir la lumière de l'union « divine, si elle ne commence « par rejeter loin d'elle toutes ses « affections (l). »

    Il importe de faire ici une observation qui s'ap-plique, dans la théorie de saint Jean de la Croix, non seulement à la nuit des sens, mais à celle de l'intelli-gence et de la volonté : à savoir qu'il ne s'agit pas de supprimer ni la vie des sens, ni celle de l'esprit ou du cœur, mais simplement de les modifier. Saint Jean de la Croix dit : « l’âme ne saurait s'empêcher d'entendre, « de voir, de sentir, de goûter et de « toucher ; néanmoins, si elle refuse de faire « usage de ces secours, elle ne fait pas

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    « plus d'estime de ses sens et n'en est pas « plus entravée que si elle ne les possédait « pas; comme celui qui veut fermer « les yeux se plonge dans l'obscurité et « ressemble à un aveugle (2). » (1) Montée du Carmel, liv. I, ch. 4. (2) Idem, liv. I, ch. 3.

    De même en traitant du renoncement à la vie de l'esprit et de la volonté, saint Jean de la Croix n'en-tend jamais une suppression réelle, d'ailleurs impos-sible, mais simplement une modification. Se rappel-er cette remarque lorsque le saint recommande l'anéantissement de nos facultés ou qu'il se sert d'expressions analogues.

    La première étape dans l'ascension du Carmel sera donc la mortification des sens, ou la nuit des sens, qui affranchit l'âme de l'envahissement du monde sensible et extérieur.

    La seconde étape sera la purification de l'intelli-gence, le dépouillement de toute attache aux choses de l'esprit. C’est la Foi qui fait la nuit dans l'intelli-gence, comme l'Espérance la fait dans la mémoire et la Charité dans la volonté. « Celui qui a aspire à s'unir à Dieu ne doit pas tenir « compte de ses connaissances, de ses « sentiments ou de son imagination ; mais il « doit adhérer simplement par la foi à

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    « l'Essence divine, les conceptions les plus « sublimes de l’intelligence humaine restant « à une distance incommensurable « des perfections de Dieu, et de ce que « sa pure possession nous révélera un « jour. » (Montée du Carmel, liv. II, ch. 4.)

    Cette nuit de l'intelligence fait le sujet du second livre de la Montée du Carmel.

    Notre esprit n'est peuplé que de lumières venues par les sens, et qui, pour être spiritualisées, n'en par-ticipent pas moins de l'imperfection de leur origine. Ces notions naturelles, toujours accompagnées et revêtues de certaines images, sont incapables de nous donner une connaissance même très lointaine de Dieu en lui-même. Le moyen est trop dispropor-tionné avec l'objet. Comment, en effet, une faculté qui ne s'alimente que dans le monde sensible, visi-ble et palpable, pourra-t-elle étreindre un objet in-sensible, invisible, impalpable ? Qui ne voit combi-en l'instrument est trop imparfait pour porter jusqu'à Dieu ? La théologie nous enseigne que par nos con-naissances naturelles nous arrivons à savoir de Dieu plutôt ce qu'il n'est pas que ce qu'il est. C'est une no-tion purement négative et plus qu'incomplète. Pour atteindre Dieu, il faut à l'homme une lumière venue du ciel ; et cette lumière, pour descendre, exige le renoncement à celle qui nous vient par les sens.

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    « Si l’âme « prétend, dit encore saint Jean de la « Croix, s'unir parfaitement ici-bas, par « la grâce, à Celui à qui elle doit être « unie par la gloire, dans cette autre vie « dont le grand Apôtre nous dit que l'œil « de l'homme n'a rien vu, son oreille rien « entendu, ni son coeur rien compris ; « si, dis-je, l'âme veut arriver à cette « union par la grâce et par l'amour par « fait, il est clair qu'elle doit se tenir dans « l'obscurité relativement aux objets que « les yeux perçoivent, que l'oreille en « tend, que l'imagination invente et « dont le cœur s'éprend. » (Montée du Carmel, liv. II, chap. 4.)

    La foi n'est point une vue qui nous vienne de l'ex-térieur, elle est un don intérieur de Dieu. Elle n'est pas non plus une connaissance évidente, mais voilée, qui met l'âme dans une sorte de nuit. Si donc nous voulons nous unir à Dieu et lui parler os ad os, il faut que la foi vienne surnaturaliser en nous l'in-telligence en la dépouillant de tout ce qu'il y a en elle d'imparfait et de sensible, et en lui communi-quant une force supérieure et divine. Nous entrons alors dans la nuée comme Moïse : nuée lumineuse et obscure à la fois : lumineuse du côté de Dieu, ob-scure du côté de notre esprit.

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    Ainsi, renoncement à la vie des passions d'abord, renoncement à l'exercice purement naturel de l'en-tendement, soit parce que l’esprit est incapable de nous parler de Dieu dans ses rapports surnaturels avec nos âmes, soit parce qu'il est une source d'en-flure et d'attache personnelle, tel est le second pro-grès dans la voie de l'union.

    Une grande partie du second livre de la Montée du Carmel est consacrée à prémunir l'âme contre le désir ou la recherche des grâces sensibles, visions, paroles intérieures, représentations imaginaires. Si le Saint s'est appliqué à déprendre l’âme de tout ce qui est naturel et humain, comme impuissant à saisir Dieu, à le posséder, il n'est pas moins jaloux de la prémunir contre l'attache excessive à tout ce qui vient d'en haut sous forme de grâces sensibles, de visions ou d'apparitions. Outre qu'il n'est pas tou-jours aisé de discerner entre ces impressions sensi-bles les bonnes des mauvaises, les vraies des fauss-es, celles qui viennent de l'Esprit-Saint, et celles qui viennent de l’esprit des ténèbres, il insiste sur ce principe fondamental que l'union divine étant un rapport intime, étroit, essentiel entre l’âme et Dieu, pur esprit, rien de ce qui est impression sensible, même dans les modifications de l'âme sous l’influ-ence de la grâce, ne saurait être condition principale de l’union poursuivie. Il reconnaît l'utilité de ces faveurs pour réveiller l'âme et la stimuler ; mais,

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    docteur expérimenté dans la conduite des âmes, il signale surtout les abus, les écarts, les périls aux-quels elles sont exposées par la recherche de ces dons extraordinaires trop souvent confondus avec la sainteté. Rare esprit de sagesse et de mesure dans un Saint dont la vie est remplie d'extases, de ravisse-ments, des plus merveilleuses tendresses divines. Les âmes religieuses ainsi que les directeurs ne sauraient trop lire et méditer des enseignements comme ceux-ci : « Quant aux visions ou autres con « naissances surnaturelles qui se présen « tent aux sens, en dehors du concours « actif de l'homme, j'affirme qu'en tout « temps, dans l’état de perfection, comme « dans un état moins parfait, alors même « que ces connaissances et ces visions sont « de Dieu, l'âme ne doit pas y aspirer, ni « s'y arrêter longtemps, pour deux motifs. « Premier motif : ces grâces produisent « leur effet passivement en l'âme, sans « que celle-ci puisse y mettre obstacle, « bien qu'elle soit libre d'en repousser le « mode. Par conséquent l'effet accessoire « est compensé éminemment, quoique « d'une toute autre manière, par une com « munication plus abondante de l'effet « essentiel qui s'opère dans l'âme. Il n'y « a aucune trace d'imperfection ni

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    « d'égoïsme à renoncer à ces faveurs avec « respect et humilité ; c'est plutôt la preuve « d'un véritable désintéressement et d'une « abnégation parfaite : deux excellentes « dispositions pour arriver à l’union di « vine. Second motif: en agissant ainsi, « on se délivre du travail nécessaire pour « discerner les visions vraies des fausses, « pour s'assurer si l'Ange de lumière ou « celui des ténèbres en est l'agent : travail « qui ne va jamais sans péril, examen « superflu où il n'y a d'autre profit pour « l'âme que perte de temps et inquiétude. « Cet examen expose encore l’âme à de « nombreuses imperfections, entrave sa « marche progressive, en se l’affranchis « sant pas des minuties de ces connaissan « ces et de ces intelligences particulières. « Si Notre-Seigneur n'était pas obligé de « se mettre au niveau de l'âme, jamais il « ne lui communiquerait l'abondance de « son Esprit par ces canaux si étroits des « formes, des figures et des connaissances « distinctes, à l’aide desquelles il sustente « l’âme comme avec de petites miettes. » Montée du Carmel, liv. II, ch 17.

    Le troisième livre de la Montée du Carmel est con-sacré à la purification de la mémoire et de la volonté qui sont, dans la psychologie de saint Jean de la

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    Croix, avec l'intelligence, les trois facultés maîtress-es de l’âme. Par la mémoire, il entend surtout celte faculté qui conserve l'image ayant servi primitive-ment à former l'idée, et que l’esprit se représente et fait revivre à son gré pour faire du passé le présent, et mettre dans ses jours éphémères et rapides l'unité et la stabilité. Faculté précieuse, au sujet de laquelle il faut rappeler ce que nous avons dit de l'intelli-gence. Il s'agit non d'anéantissement, mais de purifi-cation. Lorsque saint Jean de la Croix parle de la nécessité de faire la nuit dans la mémoire et de renoncer à ses opérations, il n'a garde de compren-dre dans cette mort le souvenir des bienfaits de Dieu, de son Être et de ses œuvres, et en particulier la mémoire de la bienheureuse humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

    « Cette étude, qui consiste à oublier et « à rejeter toutes les connaissances et les « images, dit-il, ne doit jamais s'appliquer « à la sainte humanité du Christ. Sans « doute, il peut arriver dans une profonde « contemplation, et un très pur regard de « la Divinité que l'âme n'ait pas un souvenir « actuel de cette adorable Humanité; « car Dieu lui-même tient alors dans sa « main l’esprit captivé par cette connais « sance confuse et toute surnaturelle. Mais « sous aucun rapport il ne convient de

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    « s'étudier spécialement à l'oublier, la vue et « la considération pleine d'amour de cette « sainte Humanité portant l'âme au bien, « et lui servant de moyen pour s'élever « d'un vol rapide jusqu'aux plus hauts « sommets de l'union. Il y a des choses « visibles et corporelles qui font obstacle « à Dieu, il faut les mettre en oubli ; mais « comment pourrait-on leur assimiler le « Verbe fait chair pour notre Rédemption, « lui qui est la voie, la vérité, la vie et le « guide dans tous les sentiers du bien ? » Montée du Carmel, liv. III, ch. 1.

    Saint Jean ne demande pas non plus de rejeter le souvenir des devoirs de la vie. Il veut seulement que ce souvenir ne nous séduise pas au point de nous y attacher d'une manière immodérée. Et s'il arrive par-fois que l’âme absorbée en Dieu perde la mémoire des obligations pratiques de la vie, il se chargera lui-même de l'avertir et de l'éveiller au moment oppor-tun. Pour tout le reste, le Saint, après avoir rappelé qu'il s'adresse ici non aux commençants, mais aux âmes contemplatives et déjà avancées, demande un oubli complet de toutes les impressions qui nous vi-ennent des sens, de l'imagination et de l'esprit. Dieu ne tombe sous aucune forme et ne se laisse em-brasser par aucune connaissance naturelle ; d’où ré-sulte la nécessité de rejeter toutes ces réminiscences de la mémoire et de l'imagination pour s'élever à

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    l'union. Cette doctrine est très sublime, il faut en convenir, et l'on serait tenté de lui faire les objec-tions que saint Jean de la Croix se fait à lui-même : que c'est vouloir détruire la nature, arrêter le cours ordinaire des puissances, faire de l'homme un être privé de mémoire, sans réflexion et impropre aux exigences et aux devoirs de la vie ; que Dieu ne détruit pas la nature, mais la perfectionne. Rien de tout cela n'étonne le Saint, ni ne l'arrête. Sur de sa doctrine et de la parole de saint Paul qui affirme que l'âme unie à Dieu ne forme avec lui qu'un esprit: qui adhæret Deo, unus spiritus est (I ad Cor., VI, 17.), il répond Que s'il veut aire le vide dans l'homme, c'est pour y mettre Dieu, non le néant; qu'il remplace le sensible par le surnaturel, la faculté de voir et de se souvenir par les opérations de la foi et de l'es-pérance, où Dieu pense, agit et se souvient dans l'homme. « Dans « l’habitude de l'union qui est un état « surnaturel, ajoute-t-il, la mémoire et « les autres puissances cessent leurs opé « rations propres, et passent de leur fin « naturelle à la fin de Dieu, qui est sur « naturelle. La mémoire ainsi transformée « en Dieu ne garde plus l'empreinte des « formes et des connaissances naturelles ; « ses opérations et celles des autres facul « tés sont alors comme divinisées. Par

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    « suite de leur transformation en lui, « Dieu exerce sur elles un empire souve « rain, c'est lui-même qui les meut et « les gouverne, au gré de son esprit et de « son adorable volonté. » Montée du Carmel, liv. III, ch. 1.

    L'homme spirituel, ambitieux de parvenir à cette in-effable union avec Dieu, devra donc, s'armant de courage contre lui-même, dégager sa mémoire des souvenirs qui l'occupent et la retiennent dans le créé, la dégager même d'anciennes réminiscences de grâces surnaturelles, telles que visions, paroles in-térieures, car aucune de ces images n'est Dieu, et se laisser perdre par la sainte espérance dans le bien-heureux oubli de tout ce qui n'est pas Dieu.

    Après avoir traité du dépouillement de l'esprit et de la mémoire, le grand mystique arrive à la volonté qu'il creuse, purifie et transforme pour la rendre apte à l'acte d'amour ou d'union. Comme la foi surélève l'intelligence, et l’espérance la mémoire, la charité enveloppe la volonté, la pénètre et se l'unit très in-timement. Cette grande thèse remplit la seconde partie du troisième livre à partir du chapitre XVe. Malheureusement l'auteur s'est arrêté en chemin, et la démonstration n'est pas terminée. Après avoir in-diqué les principales affections de la volonté, qui sont la joie, l'espérance, la douleur et la crainte, saint Jean de la Croix étudie la manière de purifier

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    le sentiment de la joie, et ne va pas au delà. On ig-nore le motif qui n'a pas permis au profond psycho-logue d'achever son travail. Mais, tout en regrettant cette lacune, les principes et la méthode exposés par l’auteur pour le dégagement de la volonté à l'endroit du sentiment de la joie, donnent aisément la clef des procédés à suivre pour le redressement des autres sentiments d'espérance, de douleur et de crainte. Au reste, en mortifiant l'une de ces affections, on morti-fie par le fait toutes les autres. « Ces quatre « passions sont sœurs, nous dit le Saint, et « unies entre elles par des liens étroits. « Là où l'une se porte actuellement, les « autres tendent virtuellement; réprimer « l’une, c'est affaiblir les autres. » Montée du Carmel, liv. III, ch. 15.

    Lorsqu'on voit avec quelle implacable fermeté saint Jean de la Croix secoue l'intelligence et la mémoire pour en faire tomber les fleurs, les feuilles et les fruits, végétation d'automne et d'hiver destinée à périr, et y greffer une bouture divine et immortelle, on se demande ce qu'il va faire de la volonté ou du cœur. Dans les principes d'une telle mystique, on s'attend bien que le cœur ne sera pas plus épargné. Si c'est lui qui est appelé à jouir de l’union divine, comment lui serait-il permis de s'attarder à aucune affection terrestre, de s'embarrasser dans au-

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    cune des émotions de crainte ou d'espérance, de joie ou de douleur, qui naissent de ces attaches hu-maines ?

    La loi de charité, exprimée dans ces grandes paroles : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces (Deut., ch. 6, v. 5. ) », sert de base à la doctrine du Saint. Dieu est le tout de l'homme : le tout de son cœur, comme de son intelligence et de sa mémoire.

    Que sont les biens finis auprès de ce Bien suprême et infini ? des ombres ou des obstacles ; trop sou-vent des obstacles. Plus près des yeux et du cœur, leur parlant un langage qui enchantait l'homme à son premier jour, qui l’enchante encore à toute heure, ils l'emprisonnent dans ce merveilleux palais de l'univers et lui font oublier la patrie.

    Pour des esprits mieux avisés, ils sont au moins des ombres derrière lesquelles se Cache Dieu. Oui, les cieux racontent la gloire de Celui qui a fait les mon-des, et le plus petit brin d'herbe sur sa tige chante à sa manière la sagesse inénarrable de Celui qui se joue dans l'infiniment grand comme dans l'infini-ment petit. Mais tandis que l'homme terrestre s'ar-rête à l'ombre visible et palpable, l'homme spirituel soulève le voile et regarde derrière ; tandis que le premier laisse son cœur s'éprendre de ce qu'il voit,

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    de ce qu'il touche, de ce qu'il entend, et s’émouvoir pour ces biens divers de désir, d'espérance, de crainte et d'amour ; le second, d'un coup d'aile monte au Soleil invisible, et, le regard de l'esprit fixe sur cette Beauté immuable qui a faim et soif de nos âmes, son cœur se repose dans l'immobile, dans le parfait, dans l'incommensurable amour. L'un voit le contingent des êtres et y rétrécit son cœur avec tout ce qui est contingent. L'autre en voit l'absolu et dilate son âme à la mesure de l'absolu. Qu'est-ce que la terre vue des hauteurs où s'élève notre sublime contemplatif ? Comme il prend en pitié l'homme qui s’imagine voir et posséder les choses, parce qu'il les touche un instant par le dehors, oubliant qu'à l'heure où il voudra les saisir, les étreindre et en jouir, elles auront fui, et qu'il n'aura plus entre les mains qu'un peu de poussière, et dans le coeur des larmes, des regrets, des remords peut-être! Comme il est fort et puissant lorsque de cette cime sublime où il s'est élevé, il montre que, pour connaître les biens qui nous entourent, il faut les voir non dans leurs acci-dents mais dans leur substance, non dans le partic-ulier mais dans le général, les abstraire des circon-stances de temps, de lieux, de propriété personnelle qui les rapetissent en nous rétrécissant le cœur ; mais que le cœur vraiment large, libre et riche est celui qui voit Dieu dans tous les êtres, qui aime comme Dieu, non dans un coin déterre, mais d'un pôle à l'autre, et ne distingue dans son étreinte ni

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    étrangers, ni ennemis, ni parias, mais des frères, qui, n'ayant rien, possède réellement le monde dans ce qu'il a de meilleur et de divin, puisqu'il est pour lui ce qu'il est pour Dieu même.

    Il faut citer une page de cette magistrale démonstra-tion, page d'une simplicité profonde et sublime, qui nous prend dans nos obscurités, et nous emporte, sur l'aile d'un séraphin, dans les régions lumineuses et paisibles où notre Saint réside.

    « Se détacher des créatures, c'est trou « ver en elles plus de jouissances et de « satisfactions que si on y attachait son « cœur, avec un sentiment de propriété. « Une pareille sollicitude est une lourde « chaîne qui tient l’esprit captif, et ne « permet pas à l'âme de prendre libre « ment son essor. Au double point « de vue naturel et surnaturel, l’homme « se forme, par le renoncement, une con « naissance plus précise de la vérité des « choses et de leur valeur intrinsèque. « Voilà pourquoi il en jouit bien davantage « que l'homme engage dans la satisfaction « d'ici-bas ; celui-ci les apprécie selon leur « apparence trompeuse, celui-là selon « la vérité ; l'un les envisage de leur « meilleur côté et en considère le fond et

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    « la substance, l'autre les juge d'après ce « qu'elles ont de moindre et d'inférieur, « selon leur côté accessoire et accidentel. « On le sait, les sens ne peuvent pénétrer « au delà de l'apparence; mais l'esprit, « purifié du nuage des formes acciden « telles, perce jusqu'à la vérité, car c'est « là son objet. Aussi la passion de la joie « répand-elle comme des ombres sur le « jugement, parce qu'il ne peut exister « de jouissance volontaire dans les créa « tures, sans un acte de propriété volon « taire aussi. Au contraire, la privation « des vaines jouissances dégage l'âme, et « rend au jugement toute sa lucidité, « ainsi que l’air redevenu pur et trans « parent, quand les vapeurs qui l’obscur « cissaient se sont dissipées. Donc l'ab « négation jouit de tout ; comme si elle « possédait tout ; mais la propriété, par « là même qu'elle se porte sur un objet « particulier, se prive de la satisfaction « générale de tous les autres. Dans le « premier cas, le cœur ayant brisé tous « les liens des créatures, les possède toutes « dans une merveilleuse liberté, au dire « de saint Paul. Dans le second cas, la « volonté attachée à un objet créé n'en « possède réellement aucun ; de plus, elle

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    « est possédée par eux et endure les « souffrances d'un rude esclavage. » Montée du Carmel liv. III, ch. 19.

    On voit par cet extrait quelle vigueur de pensée il y avait dans celte âme contemplative. Lorsqu'on la croit perdue dans des hauteurs inaccessibles, où notre esprit a peine à la suivre, tout d'un coup elle nous ramène à nous-mêmes, et d'un regard profond nous fait pénétrer dans les mystères de notre nature, les met en pleine lumière et les dégage des obscu-rités plus ou moins volontaires qui les enveloppent. Saint Jean de la Croix, comme presque tous les théologiens mystiques, est bien moins métaphysi-cien que psychologue. Il recherche plutôt les vérités de l'ordre moral et pratique que celles de l'ordre spéculatif, et c'est surtout dans son ouvrage de la Montée du Carmel que se montrent ces qualités de son esprit. On y rencontre presque à chaque page des observations fines, des analyses très fermes et très lucides de nos sentiments les plus voilés, les plus intimes.

    Cet ouvrage contient également les principes essen-tiels de la théologie mystique du Saint. Les autres écrits n'en sont guère que le développement. De plus, cet ouvrage est aussi celui qui s'adresse au plus grand nombre. Toute âme avide de perfection y trouve une nourriture solide et à sa portée. Les autres traités supposent de tels progrès dans l'union

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    divine qu'ils ne s'adressent qu'à un nombre bien plus restreint de lecteurs. Pour ces raisons, nous nous sommes arrêté plus longuement à l'étude de la Mon-tée du Carmel, et nous ne ferons guère que donner une idée rapide et sommaire des autres traités.

    Tous ces ouvrages, avons-nous dit, répondent aux trois phases de là vie mystique : la vie purgative, il-luminative et unitive. Comme la Montée du Carmel contient tous les procédés du dépouillement de l'âme dans ses facultés principales, toutes les condi-tions de la vie purgative, la Nuit obscure renferme les moyens d'illumination surnaturelle de l’âme en progrès vers le Soleil de vérité et d'amour. On s'étonne moins d'un pareil titre pour un pareil sujet, lorsqu'on sait, avec saint Jean de la Croix, que cette illumination surnaturelle de l'esprit est précédée de tel les ténèbres, de telles souffrances, qu'il y a autant de nuit que de lumière, que la nuit précède la lu-mière, en est la condition indispensable, et surpasse en désolations intérieures les plus douloureux cruci-fiements des sens. Aussi saint Jean de la Croix la compare-t-il avec raison à la nuée lumineuse et ob-scure qui conduisait Israël à travers les sentiers du désert à la terre promise, figure de la grande patrie. Lorsqu'une âme s'est montrée fidèle au dépouille-ment intérieur de ses facultés d'intelligence, de mé-moire et de volonté par une énergie active, généreuse et constante. Dieu l’élève à un degré

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    supérieur dans l'union. Ce degré, qui est celui de la contemplation, n'est pas encore immédiatement la lumière. Il y a une nouvelle purification. C'est Dieu qui s'en charge, si l’âme le laisse libre.

    L'homme avait agi jusque-là sous l'influence divine ; Dieu agira désormais avec l'assentiment de l'homme. Dans cet état passif, l’âme est purifiée par un envahissement de ténèbres, de sécheresses, de souffrances et d'angoisses qui va porter le fer et le feu de l'amour très saint jusque dans les derniers replis de cette pauvre victime. Là où l’homme ne voyait plus rien d'incompatible et se croyait prêt à recevoir la visite tant désirée, l’œil de Dieu a dé-couvert de vieilles racines très cachées, très pro-fondes, et pendant des mois et des années, profitant de la liberté que l'âme lui laisse dans son domaine, il la soumet à une épuration crucifiante et terrible. Saint Jean de la Croix compare ces souffrances à celles du feu le plus vif, à celles même du purga-toire. Aussi ajoute-t-il, lorsqu'une âme, usant de ce don merveilleux de sa liberté, est assez généreuse pour rendre Dieu absolument le maître chez elle, l'Esprit-Saint lui donne une telle pureté et lucidité qu'elle jouit d'une lumière plus parfaite que certains anges même.

    Mais au prix de quels crucifiements intérieurs, de quelles angoisses, de quelles tortures, la fiancée de

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    Dieu arrive-t-elle à cet éclat ? ceux-là seuls le savent qui ont subi le martyre de cette épreuve. Saint Jean de la Croix, qui en avait l'expérience, s'émeut au seul souvenir de ces souffrances, et, aussi compatissant que ferme, il trouve une note presque attendrie pour fortifier les âmes soumises à ces flammes de la justice précédant l’amour : « Qu'elles se consolent, leur dit-il, « qu'elles persévèrent avec patience dans « l'oraison sans efforts tourmentés, et se « confient en Dieu. Jamais il n'abandonne « ceux qui le cherchent avec un cœur « simple et droit, il ne leur refusera pas « le viatique nécessaire, qui doit les con « duire par cette voie jusqu'à la claire « et pure lumière de l’amour, où elles « entreront après avoir traversé les obscuri « tés de la seconde nuit, c'est-à-dire celles « de l'esprit, si toutefois elles ont mérité « d'y être introduites (1).» Nuit obscure, liv. I, ch. 10.

    Nuit terrible en effet, qui consiste dans le contraste entre l'impuissance humaine et la force divine. L'homme spirituel a tout abandonné ; il a mortifié ses sens, ses passions, ses facultés, il ressemble à un navire désemparé ; il n'attend plus le secours que de Dieu, le secours promis, la visite attendue, l’union désirée. Rien. Dieu est sourd, il se cache, il ne répond pas. La foi ni l’intelligence n'arrivent qu'aux

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    ténèbres ; l'espérance ni la mémoire ne trouvent que le vide; la charité ni le cœur n'habitent qu'une soli-tude aride et désolée : rien du côté de la terre dont l'âme ne veut plus ; rien du côté du ciel qui semble ferme. Et puis, lorsque le soleil de la contemplation se lève enfin sur ce sol desséché, enveloppe de ténèbres, lorsqu'il y produit la lumière et un com-mencement de chaleur, cette lumière en tombant dans les impuissances, les infirmités, les misères de l'âme ainsi préparée, lui révèle une telle dispropor-tion entre son néant et l'Infini de Dieu, qu'elle en reçoit je ne sais quelle immense douleur qui achève de la purifier et de la préparer à ces étonnantes fi-ançailles.

    Courage, ô âme prédestinée ; vous touchez au terme. Ne vous étonnez ni de la longueur du voy-age, la distance à franchir était celle du fini à l'infini, de la terre au ciel ; ni des cruelles blessures reçues dans le combat, Dieu était d'un côté, et vous de l'autre, le Dieu très saint, jaloux et fort, vous, péché, poussière et néant. Mais voici l’astre divin qui monte à l'horizon, voici sa lumière inondant votre âme dans ses derniers replis, voici sa chaleur la pénétrant jusque dans ses fibres les plus intimes : voici le repos après la lutte, voici le silence divin, comme parle saint Denys, voici la joie et la félicité après les larmes et les tortures, voici la vie après la mort.

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    Dans cet état, l’âme est en pleine sécurité et à peu près invincible ; l'ennemi ne peut plus rien contre elle, et saint Jean de la Croix estime qu'on n'y arrive pas sans une grâce extraordinaire et spéciale.

    Telle est en résumé la doctrine de la Nuit obscure qui confine de très près, on le voit, à celle des deux derniers ouvrages du Saint: Le Cantique spirituel et la Vive Flamme d'amour. Ces écrits traitent d'une manière sublime de la transformation d'amour et de l'union de l'âme avec Dieu.

    Entièrement purifiée, l'épouse des Cantiques n'a plus qu'un acte, une recherche, une ambition : voir son Bien-Aimé, l'aimer, le posséder. Rien de ce qui est créé ne pouvant lui en parler, elle désire être délivrée par la mort de cette prison des sens qui la retient captive. Elle languit d'amour et se meurt de ne pas mourir. C'est l’heure où Jésus, touche de ces ardents désirs et séduit lui-même par la beauté de cette âme, s'unit à elle dans de mystérieuses fi-ançailles. Il faut lire dans le Cantique spirituel les admirables commentaires de cette union mer-veilleuse. Le Saint en résume les effets dans ces quelques lignes : « L'âme voit et possède dans cette divine « union une abondance de richesses « inestimables : elle y trouve le repos et le

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    « plaisir qu'elle désirait ; elle y reçoit sur « la Divinité des lumières merveilleuses « qui lui révèlent d'admirables secrets, et « c'est l'un des mets qu'elle savoure le « plus délicieusement. Elle sent en Dieu « une puissance et une force terribles, en « présence desquelles disparaissent toute « autre force et toute autre puissance. Elle « goûte en lui une ineffable douceur et « des délices spirituelles incomparables, « elle y trouve la lumière divine et une « parfaite quiétude. Elle jouit d'une ma- « nière très relevée de la sagesse de Dieu, « qui resplendit dans l'harmonie des créa « tures et dans les œuvres du Créateur ; « elle se sent remplie de Liens, et à l’abri « de tout mal. Mais par-dessus tout elle « comprend qu'elle jouit d'un amour inap « préciable, qui fait toute sa nourriture, « et dans lequel elle est confirmée. » Cantique, Str. XIV.

    Dieu prend plaisir à orner sa fiancée des dons les plus éclatants à ses yeux. Parce qu'elle lui a donné toute liberté de creuser, tailler, retrancher, polir en elle, il la récompense par des présents dignes de lui. Il semblerait qu'arrivée à ce sommet l'âme ne pût monter davantage. Il y a cependant, selon notre Saint, un degré plus sublime encore. Aux fiançailles succède le mariage spirituel. Ce sont alors deux na-

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    tures réunies et comme fondues dans un seul esprit, dans un même amour. L’âme est divinisée ; elle est Dieu par participation. Ce ne sont plus alors entre l’Époux et l'épouse qu'échange continuel de té-moignages d'amour, étreintes inexprimables d'où jaillissent pour l’âme les plus éclatantes lumières, les plus ravissantes délices. Elle est inondée du ray-on de la Sagesse divine, et commence à goûter dès ici-bas quelque chose de la béatitude céleste. Elle n'a plus qu'un pas à faire pour voir Dieu face à face, et aller consommer dans le ciel le mariage ineffable commencé sur la terre.

    Telle est, très en résumé, l'idée mère de la doctrine de saint Jean de la Croix sur la théologie mystique, Doctrine sublime, d’une puissance incomparable, qui saisit l’âme attentive et affamée de Dieu, l'ar-rache à la fascination de tout bien créé et la ravit par sa beauté austère, élevée et toute divine.

    Toute âme n'est pas propre à l'entendre et à la goûter. Il y faut un cœur fort, grand, généreux, qui ne s'attarde pas aux fleurs du chemin, ambitieux d'arriver au sommet du Carmel, c'est-à-dire de la perfection. Une âme habituée à cette nourriture légère, fade et débilitante, délayée dans les mille pe-tits opuscules qui inondent les bibliothèques pieuses de nos jours, sera vite rebutée parce qu'il y a d'aride, d'austère et de sec dans ce pain du plus pur froment.

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    Rien ne donne une idée plus nette et plus frappante de la différence des deux époques de saint Jean de la Croix et de la notre au point de vue de la piété, que la comparaison entre les ouvrages mystiques du XVIe siècle, et en particulier les enseignements que sainte Thérèse et saint Jean de la Croix adressaient aux âmes dévotes de leur temps, et les bleuettes spirituelles les plus en vogue aujourd'hui. Mais, grâce à Dieu, grâce aussi aux couvents du Carmel et à la sève religieuse, réapparaissant de toutes parts, il y a, au milieu de cette multitude superficielle dans sa dévotion, des âmes en assez grand nombre, qui n'ont aucun goût pour cette piété à facettes, à émo-tions sensibles, à coups de miracles et de révéla-tions, et qui demandent, non à être amusées, mais éclairées, non émues dans l'imagination, mais nour-ries du plus pur enseignement de l'Evangile, des Saints et des Docteurs mystiques.

    Ces âmes-là goûteront saint Jean de la Croix. Elles le liront avec profit, avec bonheur, non pas peut-être la première fois ; mais elles y reviendront à plusieurs reprises, comme on le fait avec tout auteur favori. Cette lecture est de celles en effet qui de-mandent à être faites avec attention, et renouvelées plus d'une fois, afin d'y trouver des lumières nou-velles, d'y mieux voir la pensée d'ensemble, d'y mieux sentir le souffle qui anime les parties de ce grand et divin concert. L'intérêt grandit avec la lu-

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    mière, ce n'est pas assez : l’âme, se dégageant d'elle-même sous l'influence de cette forte doctrine, prend des ailes, s'élève avec le Saint à des hauteurs qu'elle ne connaissait pas, et, arrivée là, s'éprend d'une véri-table passion pour cette crucifiante et sublime mys-tique.

    Il se produit alors une transformation lumineuse, analogue à ce qui arrive pour la connaissance du Saint lui-même. Pour ceux qui le connaissent peu ou mal, c'est une vie d'un aspect plutôt effrayant et presque terrible ; c'est un Saint qui ne se plaît qu'au milieu des croix et des têtes de mort, et qui parle un langage de nature à repousser plutôt qu'à attirer. Si on demandait ce qu'elles pensent de cette légende sur saint Jean de la Croix à celles de ses filles qui Tout étudie de plus près, et qui vivent de ses exem-ples et de sa doctrine, elles répondraient en souriant que ce Saint d'aspect si austère et si impitoyable était au fond une âme très tendre, très compatis-sante, et que toute l'histoire de la vie de leur Père rend témoignage à ses vertus de douceur et d'invin-cible bonté. Ainsi en est-il de ses écrits. D'une lec-ture tout d'abord difficile et ingrate, peu à peu le jour se fait, la chaleur vient, la vie pénètre partout, on ne peut plus se passer de saint Jean de la Croix, et on en parle à tout venant, comme La Fontaine parlait du prophète Baruch. C'est une vraie jouis-sance en effet de découvrir la personnalité dans le

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    plus impersonnel de tous les écrivains mystiques. Voyez sainte Thérèse, comme sa physionomie se re-flète dans tout ce qu’elle écrit ! Sans la chercher on la trouve, on la voit, on l'entend, c'est cette âme si belle, si pure, si humble, si dévorée d'amour, qui vit et palpite sous toute parole tombée de la plume de la Séraphique Mère. Chez saint Jean de la Croix, il faut chercher longtemps avant de trouver. En ap-parence, pas un mot, pas un trait qui trahisse l’âme qui a pensé, exprimé, gravé cette doctrine si sub-lime, tant elle a pris soin de mettre en pratique elle-même cette mort absolue qu'elle recommande aux autres. Cependant cherchez bien : l'âme y est. A tra-vers cet enseignement si profond, si implacable, s'il faut poursuivre le moi jusque dans ses derniers re-tranchements, si suave, si plein d’attraits, s'il raconte l'ineffable commerce de Dieu avec l'âme arrivée au sommet de la contemplation, à travers cette voix qui semble venir du ciel plutôt que de la terre, on re-connaît bientôt, pour ne plus l’oublier, l'âme forte et tendre, qui, après avoir compris la Croix à la suite de saint Paul et de tant d'autres, ivre de souffrance et d'amour, a poussé ce cri héroïque qui résume sa vie et ses œuvres : « Seigneur, être méprisé pour vous ! »

    Et maintenant, mes très Révérendes Mères, au non des âmes qui, grâce à vous vont lire, comprendre et goûter saint Jean de la Croix, laissez-moi vous re-

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    mercier de cette traduction nouvelle de ses Œuvres complètes. C'est un service éminent rendu aux es-prits pieusement avides des perles tombées du coeur et de la plume des Saints. Si étrange que cela paraisse, nous ne connaissons en France que la moitié des ouvrages de saint Jean de la Croix, et ce qui en était traduit ne pouvait donner qu'une idée très imparfaite du texte original.

    La première édition complète des oeuvres du Saint parut à Séville en 1702. Jusque-là, c'est-à-dire depuis un siècle, il n'avait été publié que des frag-ments détachés et incomplets. Les traductions françaises, celle du P. Cyprien de la Nativité, Re-ligieux Carme (1641), et celle du P. Maillard, Jé-suite (1695), avaient été faites sur ces fragments et ne pouvaient donner qu'une connaissance plus qu'insuffisante de cette grande œuvre mystique. Plus près de nous, il est vrai, en 1865, M. l’abbé Gilly a publié une traduction des deux premiers ouvrages de saint Jean de la Croix : la Montée du Carmel et la Nuit obscure. C'était un progrès, sans doute ; mais, outre que ce n'était que la moitié des Œuvres du Saint, cette traduction offre des divergences si nota-bles avec l'édition de Séville, qu'il est permis de se demander si l'auteur avait sous les yeux un exem-plaire fidèle du texte original. Justement jalouses de combler ces lacunes et de faire revivre votre Bien-heureux Père dans sa forme authentique et primi-

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    tive, vous avez voulu puiser à la seule source pure et intègre pour reproduire, la première fois en France, les manuscrits complets de saint Jean de la Croix, conservés jusqu'à nos jours en Espagne et gardés comme de précieuses reliques par les Carmélites de Jaen.

    Commencé il y a plus de dix ans, pour déférer au vœu du vénéré Supérieur des Carmélites de Paris, votre travail a été béni de Dieu. Revu à plusieurs reprises et approuvé avec honneur par des théolo-giens que leur science approfondie des deux langues rendait juges compétents et autorisés, il a reçu enfin la très haute approbation que vous avez placée en tète du premier volume de votre publication. Je ne puis mieux clore moi-même ces pages qu'en rap-pelant les paroles élogieuses par lesquelles Mon-seigneur Richard, archevêque de Larisse (1), recommande aux fidèles votre pieux ouvrage : (1) Actuellement Cardinal Archevêque de Paris, « La traduction nouvelle, fidèle au texte et au génie de la langue espagnole, conserve la pensée et l'ex-pression même du Saint auteur, par la scrupuleuse conformité avec l'original. Elle sera non seulement sans danger pour les âmes pieuses auxquelles elle s'adresse, mais encore leur sera, par son style élé-gant et correct, d'une lecture agréable, fortifiante et très propre à les embraser du feu de l'amour divin.»

    Fr. Bernard Chocarne, des Fr. -Prêcheurs.

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    Paris, 15 octobre 1879, Fête de sainte Thérèse. 


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    LA MONTÉE DU CARMEL

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    EXPOSITION DU SUJET

    Les strophes suivantes renferment toute la doctrine que je veux approfondir dans la Montée du Carmel, comme aussi le secret de gravir jusqu'au plus haut sommet de cette montagne, qui n'est autre chose que l'état de perfection ; état sublime que nous définis-sons dans ce traité par l'union de l'âme avec Dieu. Et comme tout ce que j'ai à dire repose sur ces stro-phes, j'ai voulu les réunir ici pour présenter au lecteur dans une vue d'ensemble la substance de ce que je dois écrire ; ce qui ne m'empêchera pas de répéter d'abord chacune d'elles séparément, et en-suite chacun des vers qui les composent, selon que le demanderont le sujet et les exigences de l'exposi-tion. 


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    STROPHES DANS LESQUELLES L’AME CHANTE L’HEUREUSE FORTUNE QU'ELLE A EUE DE TRAVERSER LA NUIT OBSCURE DE LA FOI POUR ARRIVER, PAR UN DÉPOUILLEMENT COMPLET ET UNE TOTALE PURIFICATION, A L'UNION AVEC SON BIEN-AIMÉ.

    I. Pendant une nuit obscure Embrasée d'un amour plein d’anxiété, Oh ! l'heureuse fortune ! Je sortis sans être aperçue Alors que ma demeure était pacifiée.

    II. Pleine d'assurance dans les ténèbres, Je sortis déguisée, par un escalier secret, Oh ! l'heureuse fortune ! Dans l'obscurité et en cachette, Alors que ma demeure était pacifiée.

    III. A la faveur de cette heureuse nuit, Personne ne me voyait, Et moi je ne regardais rien ; Je n'avais ni guide ni lumière, Excepté celle qui brillait dans mon cœur.

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    IV. Cette lumière me guidait, Plus sûrement que celle du midi, Au terme où m'attendait Celui qui me connaît parfaitement ; Personne ne paraissait en ce lieu.

    V O nuit qui m'as conduite ! O nuit plus aimable que l'aurore ! O nuit qui as si étroitement uni Le Bien-Aimé avec sa bien-aimée, Qui as livré à son amant l’amante transformée

    [en lui.

    VI. Sur mon sein couvert de fleurs, Dont nul autre n'a le droit d'approcher, Il demeurait endormi ; Et moi, je lui faisais fête. Et le rafraîchissais avec un éventail de cèdre

    VII. Le souffle de l'aurore Faisait voltiger ses cheveux ; De sa douce main posée sur mon cou Je me sentis blessée, Et tous mes sens furent suspendus ! 


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    VIII. Le visage incliné sur le Bien-Aimé, Je restai là et m'oubliai ; Tout disparut pour moi, et je m'abandonnai. Laissant toutes mes sollicitudes Perdues au milieu des lis.

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    PROLOGUEAfin d'expliquer et de bien faire comprendre la

    nuit obscure que doit traverser l'âme, avant d'arriver à la divine lumière de la parfaite union d'amour, dans la mesure où cela est possible en ce monde, il faudrait une plus grande expérience et une science plus éclairée que la mienne. Les âmes bien-heureuses, appelées à parvenir à cet état de perfec-tion, doivent ordinairement affronter des ténèbres si profondes, subir de si douloureuses souffrances physiques et morales, que l'intelligence humaine est impuissante à les comprendre et la parole à les ex-primera. Celui-là seul qui a expérimenté ces voies en aura le sentiment, sans pouvoir toutefois le définir. En essayant de révéler quelque chose de cette nuit obscure, je ne m'en rapporterai ni à la sci-ence ni à l'expérience, qui l'une et l'autre peuvent er-rer et faillir. Mais, sans négliger d'emprunter les lu-mières qu'elles pourront me fournir, je m'appuierai tout particulièrement sur les divines Ecritures, dont l'Esprit-Saint, maître infaillible, est l'inspirateur. Si je venais à me tromper sur certains points, n'ayant pas une parfaite intelligence de ces matières, je dé-clare que mon intention n'est nullement de m'écarter de la sainte doctrine, et des enseignements de notre sainte Mère l'Eglise catholique. Je me soumets sans réserve, s'il en arrivait ainsi, non seulement à sa lu-mière et à son jugement, mais encore à l'apprécia-

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    tion de tous ceux qui auraient à donner sur ce point des raisons meilleures que les miennes.

    Si je me suis décidé à ce travail, ce n'est pas que je me crois capable de traiter par moi-même des ques-tions si sublimes et si ardues ; mais j'ai confiance que le Seigneur m'aidera à en dire quelque chose, dans l'intérêt d'une foule d'âmes qui en ont le plus grand besoin. Combien y en a-t-il, en effet, qui commencent à marcher dans le chemin de la vertu, et qui, au moment où Notre-Seigneur veut les faire entrer dans la nuit obscure pour les élever jusqu'à l'union divine, s'arrêtent court, soit qu'elles red-outent de se laisser introduire dans cette voie, soit qu'elles manquent d'un guide assez éclairé et assez habile pour les faire arriver au sommet de la perfec-tion ! Quels regrets de voir un si grand nombre d'âmes, douées par le Seigneur des talents et des grâces nécessaires pour avancer dans sa lumière, et qui, si elles voulaient ranimer leur courage, parviendraient à cet état sublime, de les voir, dis-je, se traîner, dans leurs rapports avec Dieu, par des sentiers vulgaires ! La volonté ou la science leur manque, ou elles n'ont personne pour les diriger et leur apprendre à sortir de ces premiers pas de l'en-fance. Si néanmoins Dieu leur accorde l'insigne faveur de les faire progresser sans aucun de ces moyens, il n'en est pas moins vrai que ces âmes dépensent infiniment plus de temps et de travail pour arriver, et qu'elles acquièrent moins de mérites,

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    parce qu'elles n'ont pas répondu au plan de Dieu, en se laissant introduire par lui dans la voie pure et in-faillible de l'union divine. Dieu, il est vrai, qui s'est constitué leur guide, n'a besoin d'aucun secours étranger ; cependant, si ces âmes ne lui laissent pas sa liberté d'action, elles font moins de chemin, par suite de leur résistance. Elles ont aussi moins de mérite, parce qu'elles ne soumettent pas leur volon-té : ce qui est pour elles une source de cruelles souf-frances. Il y a des âmes qui, au lieu de se livrer à Dieu et de seconder son opération, l'entravent sans cesse par leur action indiscrète ou par leur résis-tance. Elles ressemblent aux petits enfants qui, s'ob-stinant à marcher eux-mêmes, trépignent et pleurent lorsque leur mère veut les porter entre ses bras; d'où il résulte qu'ils ne peuvent marcher, ou s'ils marchent, ils ne font jamais que des pas d'enfant. Nous enseignerons cette science, qui consiste à se laisser conduire par l'Esprit de Dieu, lorsque sa di-vine Majesté veut faire parvenir une âme à une haute perfection. Puis, avec le secours de sa grâce, nous donnerons à ceux qui commencent et à ceux qui sont en voie de progrès des règles de conduite pour discerner l'action divine, ou du moins se laisser guider par elle. Il se rencontre des confesseurs et des pères spirituels qui, par défaut de lumière et d'ex-périence dans ces voies, loin devenir en aide à ces âmes, leur causent le plus grand préjudice. Ils sont semblables aux ouvriers de la tour de Babel, qui, au

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    lieu d'apporter les matériaux qu'on leur demandait, en présentaient d'autres, la confusion des langues les empêchant de se comprendre. Aussi l'édifice ne s'él-evait-il pas : Venez, se disait à lui-même le Seigneur, descendons et confondons leur langage, afin que l'un n'entende pas celui de l’autre... Et ainsi le Seigneur les dispersa (1). N'est-ce pas une épreuve pénible et douloureuse pour une âme de ne pas se comprendre elle-même, et de ne trouver personne qui la comprenne ? Il peut arriver que Dieu la con-duise par la voie très élevée d'une contemplation pleine d'obscurité et de sécheresse, dans laquelle il lui semblera courir à sa perte. Ainsi condamnée à l'obscurité, à la souffrance, à des tentations et à des angoisses de tout genre, peut-être rencontrera-t-elle quelqu'un qui lui tiendra le langage des prétendus consolateurs du saint homme Job (2). On lui dira : votre état est l'effet de la mélancolie, de la désola-tion ou du tempérament, à moins que ce ne soit une faute secrète en punition de laquelle Dieu vous a abandonnée. Dès lors ces hommes se croient le droit de juger que cette âme est ou a été gravement coupable, puisqu'elle éprouve des peines si cruelles. Enfin, elle en pourra trouver qui lui diront : vous reculez dans le chemin de la vertu, si vous ne con-naissez plus comme autrefois les goûts spirituels et les consolations sensibles. (1) Venite igitur, descendamus, et confundamus ibi linguam corum ut non audiat unusque vocem proximi sui. Atque ita divisit eos Dominus. Gen. II,7.

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    (2) Recordare, obsecro te, quis umquam innocens periit ? aut quan-do recti deleti sunt ? Job. IV, 7. 10

    Ils doublent de cette sorte le martyre de la pauvre âme, dont la souffrance la plus cuisante est précisé-ment la connaissance de sa propre misère : connais-sance qui semble lui découvrir la multitude de ses péchés et de ses défauts dans une lumière plus évi-dente que celle du grand jour. Dieu le lui révèle ain-si dans cette nuit de contemplation, comme nous le dirons plus tard. Si elle traite alors avec des hommes dont le jugement est conforme à ses impressions, et qui lui affirment que son état est le châtiment de ses fautes, la détresse et les angoisses de l'âme aug-menteront sans mesure, et seront comparables à une agonie pire que la mort. Ce n'est point encore assez pour de tels confesseurs ; comme, à leur point de vue, ces peines intérieures sont la punition des péchés commis, ils obligent les âmes à revenir sur leur vie passée, et ne cessent de les crucifier de nouveau, en leur faisant réitérer d'interminables confessions générales. Ils ne comprennent pas que ce n'est plus le temps de suivre une pareille ligne de conduite, mais que leur rôle doit être, tout en les laissant dans l'état de purification où Dieu les a mis-es, de les consoler et de les encourager à supporter l'épreuve aussi longtemps qu'il plaira au Seigneur. Jusque-là d'ailleurs, tout ce qu'ils pourront dire ou faire pour les en retirer ne servira de rien, et n'y ap-portera aucun remède.

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    Avec la grâce de Dieu nous traiterons cette ques-tion plus loin, en indiquant comment l'âme doit se comporter, quelle conduite le confesseur doit tenir à son égards et à quels indices on peut reconnaître si cette âme est vraiment dans la voie purgative des sens ou de l'esprit. Telle est la nuit obscure dont nous voulons parler. Nous expliquerons encore comment discerner si cet état procède de la mélan-colie, ou d'une autre imperfection dans les sens ou dans l'esprit. En effet, il peut très bien se faire que certaines âmes, ou leurs confesseurs, s'imaginent que Dieu les conduit par cette voie de la nuit ob-scure de la purification spirituelle, tandis que cela provient simplement de quelque imperfection de leur part. De même un grand nombre de personnes pieuses croient être dépourvues de l'esprit d'oraison, quand au contraire elles le possèdent réellement; et d'autres se figurent en être admirablement douées, qui ne le connaissent nullement. N'est-ce pas une chose digne de compassion de voir des âmes tra-vailler et se fatiguer en vain pour retourner sur leurs pas, parce qu'elles font consister leur avancement en ce qui, loin de leur être un profit, ne leur est qu'une entrave ? D'autres plus prudentes font de rapides progrès en restant calmes et tranquilles. On en voit encore beaucoup qui s'embarrassent et s'inquiètent, à l'occasion même des faveurs et des grâces dont Dieu les favorise pour leur avancement. Ceux qui suivent la voie de la perfection éprouvent des im-

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    pressions différentes de joie, de peine, d'espérance et de douleur, provenant tantôt du bon esprit, tantôt de l'esprit imparfait. Nous essaierons, avec la grâce de Dieu, de traiter de ces diverses phases, afin que le lecteur puisse se rendre compte du chemin où il se trouve, et de la conduite qu'il doit tenir, s'il a la prétention de gravir jusqu'au sommet de la mon-tagne de la perfection.

    Cette doctrine étant celle de la nuit obscure par laquelle l'âme doit aller à Dieu, il ne faut pas être surpris tout d'abord de son obscurité. C'est seule-ment au début de cette lecture qu'il en sera ainsi, j'aime à le croire ; en avançant


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