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Woolf Les Annees

Date post: 19-Nov-2015
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Les années
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Virginia Woolf LES ANNÉES The Years (1937) Traduction de Germaine Delamain
Transcript
  • Virginia Woolf

    LES ANNES

    The Years

    (1937)

    Traduction de Germaine Delamain

  • Table des matires

    1880 ........................................................................................... 3

    1891 ........................................................................................ 90

    1907 ........................................................................................ 131

    1908 ....................................................................................... 149

    1910 ....................................................................................... 164

    1911 ........................................................................................ 197

    1913 ...................................................................................... 220

    1914 ...................................................................................... 230

    1917 ........................................................................................ 287

    1918 ....................................................................................... 312

    Le temps prsent ................................................................... 316

    propos de cette dition lectronique ................................. 457

  • 1880

    Ctait un printemps incertain. Le temps variait sans cesse et chassait des nuages bleus et pourprs au-dessus du pays. Dans la campagne, les fermiers regardaient leurs champs avec mfiance ; Londres, les gens ouvraient et fermaient leurs pa-rapluies en interrogeant le ciel. Mais on doit sattendre ces changements-l en avril. Des milliers de commis des magasins Whiteley et de lArmy and Navy faisaient cette remarque en tendant des paquets soigneusement plis aux dames falbalas, debout de lautre ct du comptoir. Dinterminables processions dacheteurs dans le quartier de louest, et dhommes daffaires dans celui de lest, dfilaient sur les trottoirs, semblables des caravanes en marche incessante. Du moins la comparaison simposait ceux qui, pour une raison ou lautre, sarrtaient un instant, soit pour mettre une lettre la poste, soit en se plantant la fentre dun club de Piccadilly. Le flot des landaus, des vic-torias et des cabs scoulait sans arrt, car la saison dbutait. Dans les rues plus tranquilles, les musiciens ambulants lan-aient leur mince filet de son, presque toujours mlancolique. Du haut des branches, ici Hyde Park, ou l Saint James, le ppiement des moineaux, les brusques clats de voix intermit-tents de la grive amoureuse leur faisaient cho ou les paro-diaient. Les ramiers des squares sagitaient la cime des arbres ; ils laissaient tomber une ou deux brindilles et roucou-laient leur berceuse toujours interrompue. Laprs-midi, les grilles de Marble Arch et dApsley House taient bloques par des dames en robes multicolores, tournures, et par des mes-sieurs en jaquettes, arms de cannes et lillet la boutonnire. Voici que passait la princesse ; et, sur son passage, les chapeaux se levaient. Au fond des sous-sols des longues avenues, dans les quartiers chics, les femmes de chambre en bonnets et tabliers prparaient le th. Monte par des dtours, la thire dargent

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  • tait place sur la table ; vierges et vieilles filles, de leurs mains qui avaient pans les plaies de Bermondsey et de Hoxton, mesu-raient soigneusement une, deux, trois, quatre cuilleres de th. Au coucher du soleil, des millions de petites flammes de gaz, dont la forme rappelait les ocelles des plumes de paon, jaillis-saient dans leurs cages de verre, sans effacer, cependant, de longues tranes dombre sur le trottoir. La lueur des lampes et le soleil couchant se refltaient galement sur les eaux placides de Rond-Point et de la Serpentine. Des invits qui allaient dner en ville lanaient un regard sur le charmant panorama en tra-versant le pont au trot des cabs. Enfin la lune se levait ; sa pice dargent poli, bien quobscurcie par des tranes de nuages, bril-lait sereine, svre, ou peut-tre tout fait indiffrente. Tour-noyant sans hte, comme les rayons dun projecteur, les jours, les semaines et les annes passaient les uns aprs les autres travers le ciel.

    Le colonel Abel Pargiter discourait, assis dans une des salles de son club, aprs djeuner. Ses compagnons, enfoncs dans leurs fauteuils de cuir, taient du mme type que lui. An-ciens militaires ou fonctionnaires retraits, ils pouvaient, laide de vieilles plaisanteries et danecdotes, faire revivre leur pass aux Indes, en Afrique et en gypte. Par une transition na-turelle, ils en taient venus au prsent. Il sagissait dun rendez-vous, un rendez-vous ventuel.

    Brusquement, le plus jeune et le plus lgant des trois se pencha en avant. Hier, il avait djeun avec Ici le causeur lais-sa tomber sa voix. Les deux autres sinclinrent vers lui. Dun geste bref de la main, le colonel Abel congdia le garon qui en-levait les tasses caf. Les trois ttes chauves et grisonnantes se tinrent un instant rapproches, puis le colonel Abel se renversa dans son fauteuil. La lueur de curiosit qui avait pass dans leurs regards tous quand le major Elkin avait commenc son rcit stait compltement efface de sa propre physionomie. Il tenait les yeux fixs devant lui, des yeux bleus vifs, un peu cris-ps, et plisss aux coins, comme sil leur fallait encore se prot-

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  • ger contre la lumire blouissante de lOrient ou viter la pous-sire. Une pense avait frapp le colonel, elle enlevait tout int-rt ce que disaient ses amis et, mme, le rendait dsagrable. Il se leva, vint la fentre et abaissa son regard sur Piccadilly. Le cigare la main, il voyait den haut dfiler le sommet des omnibus, des cabs, des victorias et des landaus. Il prit un air d-tach ; il avait lch tout a. Et tandis quil considrait cette agi-tation, une ombre se figea sur son beau visage rouge. Une ide lui venait soudain, une question poser ; il se retourna, mais ses amis staient disperss. Elkin se dpchait dj de passer la porte, Brand sloignait pour parler un autre interlocuteur. Le colonel Pargiter ferma les lvres sur les paroles quil aurait pu prononcer et retourna la fentre qui dominait Piccadilly. Dans la rue encombre, chacun, semblait-il, avait un but en vue. Cha-cun se htait vers quelque rendez-vous. Les dames elles-mmes, qui parcouraient Piccadilly au trot de leurs victorias et de leurs coups, allaient vers des occupations prcises. Les gens ren-traient Londres et sinstallaient pour la saison. Mais en ce qui concernait le colonel Pargiter la saison nexistait pas, il ne pou-vait rien faire. Sa femme tait mourante, et elle ne mourait pas. Elle allait mieux aujourdhui, irait plus mal demain ; une nou-velle infirmire venait, et cela continuerait ainsi. Il ramassa un journal, en tourna les pages. La faade ouest de la cathdrale de Cologne soffrit sa vue, il la considra puis il lana le journal au milieu des autres. Un de ces jours euphmisme dont il se servait pour dsigner le temps o sa femme serait morte il re-noncerait Londres ; il songea quil habiterait la campagne. Mais il avait sa maison, ses enfants, et aussi son expression changea, sclaira, tout en devenant un peu furtive, gne.

    Il lui restait quand mme un endroit o aller. Il avait gard cette certitude au fond de sa pense, pendant les commrages de ses amis. Et lorsquil stait retourn pour ne plus trouver personne, il avait pu appliquer ce baume sur sa plaie. Il irait chez Mira ; Mira du moins serait heureuse de le voir. Et cest ainsi quau sortir du club, au lieu de se diriger lest comme les hommes daffaires, ou vers louest du ct de sa maison

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  • dAbercorn Terrace, il prit un sentier durci, travers Green Park, qui conduisait Westminster. Lherbe tait trs verte ; les feuilles commenaient percer ; de petites griffes, comme des griffes doiseaux, se pressaient hors des branches ; tout tait scintillant, anim ; lair avait un parfum propre, vivifiant. Mais le colonel Pargiter ne voyait ni le gazon ni les arbres. Il marchait grands pas dans le parc, son pardessus bien boutonn, le re-gard fix droit devant lui. Arriv Westminster, il fit halte. Ce ct de laffaire ne lui plaisait pas. Il sarrtait chaque fois quil approchait de ltroite rue crase par lnorme masse de labbaye, la rue aux petites maisons minables, dont les fentres sornaient de rideaux jaunes et de cartes colles la vitre, la rue o le marchand de gteaux semblait toujours agiter sa sonnette, o les enfants criaient et sautillaient de chaque ct des raies blanches traces la craie sur le trottoir. Le colonel lana des coups dil droite et gauche, puis il savana dun pas trs vif jusquau numro 30. Il sonna, le regard riv sur la porte, la tte un peu penche. Il ne tenait pas tre vu sur ce seuil. Il naimait pas quon le ft attendre. Il naimait pas que Mrs. Sims vnt lui ouvrir. On sentait toujours une odeur dans la maison, on voyait toujours du linge sale pendu sur une corde dans le jardin du fond. Il monta lescalier dun pas lourd, lair maussade et entra dans le salon.

    Personne ne sy trouvait ; il venait trop tt. Ses yeux er-raient autour de la pice avec dplaisir. Trop de bibelots sentassaient partout. Il ne sy sentait pas sa place, par trop vo-lumineux lorsquil se dressa de toute sa hauteur devant la che-mine drape, en face dun cran sur lequel tait peint un mar-tin-pcheur pos sur des roseaux. Des pas presss saffairaient sur le plancher au-dessus. Nest-elle pas seule ? se demanda-t-il en prtant loreille. Des enfants criaient au-dehors, dans la rue. Ctait sordide, mesquin, sournois. Un de ces jours, se dit-il mais la porte souvrit et laissa passer Mira, sa matresse.

    Oh ! Bogy chri ! scria-t-elle. Ses cheveux taient en dsordre ; elle avait un air poussireux, mais elle tait beaucoup

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  • plus jeune que lui et paraissait sincrement heureuse de le voir. Le petit chien bondissait sur elle.

    Lulu, Lulu, fit-elle en attrapant le chien dune main tan-dis quelle portait lautre ses cheveux. Viens, laisse oncle Bogy texaminer.

    Le colonel sinstalla dans le fauteuil dosier qui grina. Elle lui posa le chien sur les genoux. Derrire une des oreilles de lanimal, il y avait une tache rouge. De leczma peut-tre. Le co-lonel mit son lorgnon et se pencha pour regarder loreille. Mira embrassa son amant dans le cou, lendroit o le col sarrte. Puis le lorgnon tomba. Elle sen saisit et le plaa sur le museau du chien. Le vieux colonel tait mal en train, aujourdhui. Quelque chose nallait pas dans ce monde mystrieux des clubs et de la vie familiale dont il ne lui parlait jamais. Il tait arriv avant quelle ne ft coiffe, ce qui tait fcheux. Mais son devoir tait de le distraire. Alors elle se trmoussa, de-ci de-l. Son embonpoint croissant lui permettait encore de se glisser entre la table et le fauteuil ; elle repoussa lcran, et sans donner au co-lonel le temps dintervenir, elle mit une allumette sous le maigre feu de ce garni. Ensuite elle se pencha sur le bras du fauteuil.

    Oh ! Mira ! dit-elle, avec un coup dil au miroir, en changeant ses pingles de place, quelle horrible dsordonne tu fais ! Elle lcha une longue mche quelle laissa pendre sur ses paules. Ses cheveux aux reflets dors taient beaux encore, bien quelle approcht de la quarantaine et que, dire vrai, elle et une fille de huit ans en pension chez des amis, Bedford. Les cheveux se dnourent deux-mmes, entrans par leur poids, et Bogy, cette vue, se pencha pour les embrasser. Un orgue de Barbarie se mit jouer au bas de la rue, o tous les en-fants se prcipitrent, ce qui produisit un silence immdiat. Le colonel caressa la nuque de Mira ; sa main qui avait perdu deux doigts explora un peu plus bas, lendroit o le cou rejoint les paules. Mira se glissa terre et appuya le dos contre le genou de son amant.

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  • On entendit un craquement sur lescalier ; quelquun frap-pa comme pour les avertir de sa prsence. Aussitt Mira ras-sembla ses cheveux, se leva et referma la porte sur elle.

    Le colonel, qui tait mthodique, examina encore loreille du chien. tait-ce de leczma ? Ou ntait-ce pas de leczma ? Il considra la tache rouge, puis il remit le chien sur ses pattes dans le panier et attendit. Ce chuchotement prolong sur le pa-lier ne lui plaisait pas. Mira revint enfin ; elle paraissait proc-cupe, ce qui lui donnait lair vieux. Elle fureta sous les coussins, les housses. Elle voulait son sac, disait-elle. O avait-elle mis son sac ? Au milieu de tant dobjets pars, il pouvait se trouver nimporte o. Ctait un sac mince, sentant la misre, quelle d-couvrit sous les coussins, dans un coin du canap. Elle le tourna sens dessus dessous. Lorsquelle le secoua, des mouchoirs, des bouts de papier tordus sen chapprent, avec des pices dargent et de bronze. Mais une pice dor aurait d sy trouver, dit-elle. Je suis sre que jen avais une, hier, murmura-t-elle.

    Combien ? demanda le colonel.

    Cela se montait une livre non, une livre, huit shillings et six pence, et elle marmotta quelque chose propos de la blanchisseuse. Le colonel fit glisser de son tui dor deux pices dune livre, pour les lui donner. Elle les emporta et les chucho-tements reprirent sur le palier.

    La blanchisseuse ? se disait le colonel en promenant son regard autour de lui. Ctait un petit trou misrable ; mais il se savait tellement plus g que sa matresse quil ne trouva pas propos de linterroger sur la blanchisseuse. Mira tait l de nou-veau. Elle traversa bien vite le salon et sassit par terre, la tte appuye au genou du colonel. Le feu hsitant, qui avait vacill faiblement, stait teint. Laissez-le, dit-il avec impatience lorsquelle sempara du tisonnier. Laissez-le steindre. Elle lcha le tisonnier. Le chien ronflait, lorgue de Barbarie jouait. La main du colonel reprit sa promenade du haut en bas du cou de Mira ; les doigts entraient et sortaient des cheveux pais.

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  • Dans cette petite pice, si proche des autres maisons, le crpus-cule tombait rapidement, et les rideaux taient demi ferms. Il lattira lui, il lembrassa sur la nuque, puis sa main qui avait perdu deux doigts explora un peu plus bas, l o le cou rejoint les paules.

    Une averse subite frappa le pav et les enfants qui en-traient et sortaient en sautillant de leur cage de craie senfuirent chez eux. Le vieux chanteur qui se dandinait sur le trottoir, une casquette de marin allgrement plaque en arrire sur le crne, et qui chantait pleine voix : Comptez vos bienfaits, comptez vos bienfaits , releva le col de sa veste et se mit labri sous lauvent dun caf, do il termina ses injonctions : Comptez vos bienfaits. Comptez-les tous. Puis le soleil se reprit briller et scha le pav.

    Elle ne bout pas , dit Milly Pargiter en examinant la bouilloire du th. Milly tait assise une table ronde, dans le sa-lon qui donnait sur la faade dAbercorn Terrace. Elle est loin de bouillir , dit-elle encore. Ctait une antique bouilloire de cuivre dont les ciselures, demi effaces, reprsentaient des roses. Une maigre flamme vacillante slevait et sabaissait sous la panse de cuivre. La sur de Milly, Delia, guettait elle aussi la flamme, du fauteuil o elle se prlassait ct de Milly. Est-ce indispensable quelle bouille ? demanda-t-elle au bout dun moment, avec nonchalance, comme si elle nattendait pas de r-ponse, et Milly nen donna aucune. Toutes les deux regardaient en silence cette petite flamme errer sur le toupet de la mche jaune. Dautres personnes semblaient attendues daprs le nombre dassiettes et de tasses prpares, mais ce moment-l les deux surs se trouvaient seules. Le salon tait encombr de meubles. En face delles une vitrine hollandaise portait de la porcelaine bleue sur ses tagres et le soleil de cette fin daprs-midi davril semait sur le verre des taches brillantes. Au-dessus de la chemine une jeune femme aux cheveux roux, vtue de

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  • mousseline blanche, un panier de fleurs sur les genoux, leur souriait dans son cadre.

    Milly prit une pingle cheveux dans son chignon et effilo-cha la mche pour agrandir la flamme.

    Mais a ne sert rien , fit Delia, impatiente, en lobservant. Elle sagitait. Tout semblait prendre un temps in-terminable. Puis Crosby entra, elle proposa de descendre la bouilloire la cuisine. Milly refusa. Comment pourrais-je mettre fin toutes ces niaiseries, ces vtilles ? songeait Delia en tapotant la table avec un couteau, le regard fix sur la maigre flamme que sa sur taquinait avec une pingle cheveux. Un chant de moustique sleva, plaintif, sous la bouilloire ; mais au mme instant la porte souvrit encore une fois, brusquement, li-vrant passage une petite fille en robe rose, bien raide.

    Il me semble que Nurse aurait pu te mettre un tablier propre , dit Milly dun air svre, copiant lattitude dune grande personne. Le tablier avait une tache verte comme si lenfant venait de grimper aux arbres.

    Lautre nest pas revenu de la lessive , rpondit Rose, la fillette, dun ton bourru. Elle regarda la table, il ne fallait pas encore songer au th.

    Milly appliqua de nouveau lpingle la mche. Delia sappuya au dossier de son fauteuil et tourna la tte pour regar-der dehors. De sa place, elle apercevait les marches de la porte dentre.

    Allons, voil Martin , fit-elle, morose. La porte battit ; des livres claqurent sur la table du hall, et Martin, un garon de douze ans, entra son tour. Il avait les cheveux roux de la jeune femme du portrait ; mais ils taient en dsordre.

    Va te peigner, fit Delia svrement. Tu as tout le temps, ajouta-t-elle. Leau ne bout pas encore.

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  • Ils regardrent tous la bouilloire. Elle continuait son chant mlancolique, peine perceptible, tandis que la petite flamme tremblotait sous la panse de cuivre qui se balanait.

    Au diable la bouilloire, dit Martin en se dtournant brus-quement.

    Maman naimerait pas tentendre parler comme a. Milly le grondait en affectant le ton dune personne plus ge. Leur mre tait malade depuis si longtemps que les deux surs tchaient en effet dimiter sa manire dtre avec les enfants. La porte souvrit une fois de plus.

    Le plateau, Miss , dit Crosby ; les mains occupes par le plateau, elle maintenait du pied le battant de la porte.

    Le plateau, qui va le monter ? dit Milly, copiant toujours une grande personne qui veut montrer du tact avec les enfants. Pas toi, Rose. Il est trop lourd. Laisse Martin sen charger ; tu pourras laccompagner. Mais ne reste pas. Dis simplement maman ce que tu as fait, et puis cette bouilloire cette bouil-loire

    Elle enfona une fois de plus lpingle dans la mche. Le bec en serpent mit une mince bouffe de vapeur qui, intermit-tente tout dabord, augmenta dintensit, jusqu devenir un jet puissant, au moment mme o lon entendit des pas dans lescalier.

    Elle bout ! scria Milly. Elle bout !

    Ils mangrent en silence. Daprs les jeux de lumire refl-ts sur le verre de la vitrine hollandaise le soleil devait appa-ratre et disparatre tour tour. Parfois, une coupe brillait dun bleu profond, puis devenait livide. Des lueurs furtives se dpo-saient sur les siges de la pice voisine. Ici, on voyait un dessin ; l, une plaque dnude. La beaut existe quelque part, songeait

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  • Delia, et la libert, et lui aussi existe, sa fleur blanche la bou-tonnire Mais une canne grina dans le hall.

    Voil papa , scria Milly, les mettant en garde.

    Aussitt Martin se tortilla hors du fauteuil paternel ; Delia se redressa, et Milly avana bien vite une grande tasse seme de roses qui ne ressemblait pas aux autres. Le colonel, du seuil de la porte, examina le groupe dun air assez hostile. Ses petits yeux bleus en faisaient le tour, comme pour prendre quelquun en faute. Il ny avait rien redire pour le moment, mais il tait de mauvaise humeur. Ses enfants sen doutaient, avant quil net parl.

    Petite canaille barbouille , fit-il en passant devant Rose. Il lui pina loreille. Elle tendit aussitt la main sur la tache de son tablier.

    a va bien pour maman ? demanda-t-il en se laissant tomber tout dune pice dans le grand fauteuil. Il dtestait le th ; mais il en sirotait toujours un peu dans lnorme vieille tasse qui avait appartenu son pre. Il lleva et en but une gor-ge, par devoir.

    Et comment vous tes-vous comports ? demanda-t-il.

    Il promenait autour de lui ce regard brumeux, mais aigu, qui pouvait tre bienveillant, mais qui, ce soir, tait maussade.

    Delia a pris sa leon de musique, jai t chez White-ley Milly avait lair dune enfant qui rcite sa leon.

    Ah ! Tu viens encore de dpenser de largent ! observa son pre avec vivacit, mais sans rudesse.

    Non, papa. Je te lavais dit. Ils se sont tromps dans lenvoi des draps.

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  • Et toi, Martin ? demanda le colonel en coupant court aux explications de sa fille. En queue de la classe, comme dhabitude.

    En tte ! scria Martin, lanant ces mots comme sil ne les avait retenus jusquici quavec peine.

    Hm ! pas possible , fit son pre, dont lhumeur sombre se dtendit un peu. Il enfona sa main dans la poche de son pantalon et en retira une poigne de pices dargent. Les enfants le regardaient alors quil cherchait extraire six pence de ce tas de florins. Il avait perdu deux doigts de la main droite dans la rvolte des cipayes et les muscles staient rtracts, si bien que cette main ressemblait la griffe dun vieil oiseau. Il farfouillait et sagitait, mais ses enfants nosaient pas lui venir en aide car il avait toujours voulu passer outre son infirmit. Les moignons luisants des doigts mutils fascinaient Rose.

    Voil pour toi, Martin , finit-il par dire en tendant six pence son fils ; puis il prit une autre gorge de th et sessuya la moustache.

    O donc est Eleanor ? demanda-t-il au bout dun mo-ment, comme pour rompre le silence.

    Milly lui rappela que ctait le jour du Grove .

    Ah ! Le jour du Grove , marmotta le colonel ; il fit tour-noyer le sucre au fond de sa tasse ; il semblait vouloir la briser.

    Delia tenta une remarque : Ces chers vieux Levy , dit-elle, mais elle nosait trop saventurer, cause de lhumeur du colonel, bien quelle ft sa prfre.

    Il garda le silence.

    Bertie Levy a six doigts un pied , fit Rose tout coup, de sa voix flte. Les autres se mirent rire, mais le colonel les arrta net.

    13

  • Dpche-toi, et va faire tes devoirs, mon garon, dit-il en regardant Martin qui mangeait toujours.

    Laisse-le finir son th, papa, dit Milly, qui imitait encore les manires dune grande personne.

    Et la nouvelle infirmire ? demanda le colonel, en tam-bourinant sur le bord de la table. Est-elle arrive ?

    Oui , commenait dire Milly, mais il y eut un frou-frou dans le hall et Eleanor entra, au soulagement gnral, sur-tout celui de Milly qui leva les yeux en songeant : Dieu merci, voil Eleanor la pacificatrice, la conciliatrice, le tampon entre moi et les passions, les disputes familiales. Elle adorait sa sur. Elle laurait qualifie de desse et revtue dune beaut qui ne lui appartenait pas, de vtements qui ntaient pas les siens, si Eleanor navait pas port une pile de petits livres tachs et une paire de gants noirs. Protge-moi, disait Milly, en lui tendant sa tasse, moi qui ne suis quune souris, un petit bout de fille, inca-pable, opprime, compare Delia qui obtient toujours ce quelle veut, tandis que moi je me fais attraper par papa qui est grognon, je ne sais pourquoi. Le colonel sourit Eleanor, et le chien roux lui-mme, couch sur le tapis du foyer, leva la tte et agita la queue, comme sil reconnaissait en celle qui entrait une de ces femmes qui vous donnent toute satisfaction, car elles vous apportent un os mais se lavent les mains ensuite. Ctait lane des filles ; elle avait environ vingt-deux ans et sans pas-ser pour une beaut, elle tait saine, et, malgr sa lassitude pr-sente, dun naturel heureux.

    Je regrette dtre en regard, dit-elle. Jai t retenue et je ne mattendais pas Elle regarda son pre.

    Je me suis libr plus tt que je ne pensais, fit-il vive-ment. La runion

    Il sarrta net. Il stait encore disput avec Mira.

    Et comment se comporte ton Grove ? ajouta-t-il.

    14

  • Oh ! mon Grove , fit-elle, mais Milly lui apportait le plat couvert. Jai t retenue , ajouta-t-elle, en se servant. Elle se mit manger et latmosphre se dtendit.

    Maintenant, papa, raconte-nous , fit hardiment Delia elle tait la prfre , ce que tu es devenu. Est-ce que tu as eu des aventures ?

    La remarque tait malencontreuse.

    Un vieil encrot comme moi na plus daventures , r-pondit le colonel, dun ton acerbe. Il se remit moudre les grains de sucre contre les parois de sa tasse. Puis il parut se re-pentir de sa rudesse ; il rflchit un instant.

    Jai rencontr ce vieux Burke, au club ; il ma demand de lui amener une de vous, dner ; Robin est de retour, en per-mission, a-t-il dit.

    Le colonel termina son th. Quelques gouttes tombrent sur sa petite barbe pointue. Il tira son vaste mouchoir de soie et sessuya le menton avec impatience. Eleanor, assise sur sa chaise basse, surprit une curieuse expression dhostilit entre ses surs. Mais elles ne se disaient rien. Elles continurent manger et boire jusquau moment o le colonel, levant sa tasse, la trouva vide et la posa dun geste ferme, avec un petit cliquetis. La crmonie du th avait pris fin.

    prsent, mon garon, va-ten terminer ta prparation , dit le colonel son fils.

    Martin retira la main qui se tendait vers une assiette.

    Allons, file , rpta le colonel, dun ton dautorit. Mar-tin se leva et sen alla, laissant traner sa main sur les chaises et les tables, comme pour retarder sa sortie. Il claqua la porte avec force derrire lui. Le colonel, debout, se dressa au milieu de ses enfants, sangl dans sa redingote troitement boutonne.

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  • Il faut que je sorte, moi aussi , dit-il. Mais il sarrta un instant, ne sachant o aller, semblait-il. Il se tenait, bien raide, au milieu deux, comme sil avait un ordre donner, mais il nen trouvait aucun, ce moment prcis. Puis il se souvint.

    Je voudrais que lune de vous pense crire Edward, fit-il sadressant ses filles, indiffremment. Dites-lui dcrire maman.

    Oui , rpondit Eleanor.

    Il sacheminait vers la porte, mais il sarrta.

    Et faites-moi signe quand maman voudra me voir. Il sinterrompit et pina loreille de sa plus jeune fille : Petite ca-naille barbouille , fit-il en montrant la tache du tablier. Rose tendit aussitt sa main pour la cacher. la porte, il sarrta en-core. Ses doigts ttonnaient, agitaient le loquet :

    Noubliez pas, dit-il, dcrire Edward. Enfin, ayant tourn le loquet, il disparut.

    Elles gardrent le silence. Eleanor sentit quelque chose de tendu dans latmosphre. Elle prit un des petits livres quelle avait laiss tomber sur la table et louvrit sur son genou. Mais elle ny posa pas les yeux. Son regard se fixa, un peu distrait, vers la pice ct. Les arbres bourgeonnaient dans le jardin du fond. Il y avait de petites feuilles des feuilles en forme doreilles sur les buissons. Le soleil luisait, intermittent ; il bril-lait, il sloignait, il clairait tantt ceci, tantt

    Eleanor , dit Rose, intervenant. Son attitude rappelait drlement celle de son pre.

    Eleanor, rpta-t-elle voix basse, car sa sur ne lcoutait pas.

    Quy a-t-il ? demanda Eleanor en se retournant.

    16

  • Je voudrais aller chez Lamley , dit, Rose.

    Elle tait limage mme de son pre, debout, les mains der-rire le dos.

    Cest trop tard pour Lamley, rpondit Eleanor.

    Ils ne ferment pas avant sept heures, dit Rose.

    Alors demande Martin de taccompagner.

    La petite fille se dirigea lentement vers la porte et Eleanor reprit son livre de comptes.

    Mais tu niras pas seule, Rose, tu mentends , rpta-t-elle, en levant les yeux au-dessus de ses chiffres, au moment o la fillette atteignait la porte. Rose fit un signe de tte sans mot dire, et disparut.

    Elle monta lescalier. Elle fit halte, un instant, devant la chambre de sa mre et renifla lodeur la fois cre et douce-reuse qui semblait saccrocher aux pots, aux timbales et aux bols couvercle, poss sur la table, en dehors de la pice. Rose con-tinua monter, elle sarrta la porte de la salle dtude. Elle ne voulait pas entrer car elle stait dispute avec Martin. La que-relle avait commenc propos dErridge et du microscope, et avait continu sur le massacre des chats de Miss Pym, ct. Mais Eleanor lui avait recommand de demander Martin de laccompagner. Rose ouvrit la porte.

    Eh l, Martin , fit-elle, tout dabord.

    Il tait assis une table et marmottait, un livre appuy de-vant lui. Du grec, ou peut-tre du latin.

    Eleanor veut , dit-elle en observant la rougeur de son frre, sa faon de refermer la main sur un bout de papier, comme sil se prparait en faire une boulette, elle veut que je

    17

  • te demande , puis Rose se raidit, le dos contre le montant de la porte.

    Eleanor sappuya en arrire, dans son fauteuil. Le soleil cette heure-l donnait sur les arbres, dans le jardin du fond. Les bourgeons commenaient gonfler. La clart printanire faisait ressortir lusure de ltoffe des siges. Le grand fauteuil de son pre avait une tache sombre lendroit o il reposait sa tte. Mais quelle quantit de fauteuils, quelle pice vaste, are, c-t de cette chambre o la vieille Mrs. Levy Milly et Delia res-taient toutes les deux silencieuses. Eleanor se rappela lhistoire du dner. Laquelle irait ? Elles en avaient envie lune et lautre. Si seulement, au lieu de les traiter en bloc, au lieu de dire : Amenez une de vos filles , les gens avaient demand : Amenez Eleanor , ou bien : Amenez Milly . Alors il ny au-rait pas eu discuter.

    Eh bien, dclara brusquement Delia, je vais

    Elle se leva comme si elle se dirigeait vers un endroit pr-cis. Mais elle sarrta. Puis elle se mit la fentre qui donnait sur la rue. Les maisons, de lautre ct, avaient toutes les mmes petits jardins, les mmes marches, les mmes piliers, les mmes fentres en saillie. cette heure-l tandis que le crpuscule tombait, elles prenaient un aspect spectral, perdaient de leur substance dans la pnombre. On allumait les lampes ; une lu-mire brilla dans un salon, en face ; puis, les rideaux tirs, la pice disparut. Delia regardait ce qui se passait au-dehors. Une femme du peuple poussait une voiture denfant ; un vieillard sen allait clopin-clopant, les mains derrire le dos. La rue de-meura vide ; bientt, un cab la descendit au bruit de ses grelots. Lintrt de Delia sveilla. Le cab sarrterait-il leur porte, ou non ? Elle le surveilla attentivement, mais son grand regret, le cocher agita ses rnes, le cheval continua en bronchant et le cab fit halte deux portes plus bas.

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  • Delia se retourna : Une visite pour les Stapleton , scria-t-elle. Milly vint rejoindre sa sur. Ensemble, par la fente des rideaux, elles suivirent des yeux le jeune homme en chapeau haut de forme qui descendait de voiture. Il leva la main pour payer le cocher.

    Ne vous laissez pas surprendre en train dpier , leur re-commanda Eleanor. Le jeune homme montait les marches en courant. Il entra dans la maison. La porte se referma sur lui et le cab sen alla.

    Mais les deux jeunes filles restrent leur place, les yeux sur la rue. Les crocus fleurissaient, jaunes et violets, dans les jardins en faade ; les amandiers et les trones taient pointills de vert. Une rafale soudaine sengouffra dans la rue ; elle chassa un morceau de papier le long du trottoir et un petit tourbillon de poussire sche lui courut aprs. Au-dessus des toits stendait un de ces couchers de soleil de Londres, rouges et changeants, qui allument dans chaque fentre, lune aprs lautre, des flambes dor. Cette soire de printemps avait quelque chose de sauvage ; mme ici Abercorn Terrace la lu-mire variait, passait de lor au noir, du noir lor. Delia laissa tomber le rideau ; elle se retourna et vint au milieu du salon en disant tout coup :

    Oh ! mon Dieu !

    Eleanor, qui stait remise ses livres, leva la tte, trou-ble :

    Huit fois huit, dit-elle tout haut. Que font huit fois huit ?

    Elle mit son doigt sur la page pour marquer lendroit et re-garda sa sur. Debout, la tte rejete en arrire et les cheveux rouges sous la lueur du couchant, elle paraissait hardie, et mme belle cet instant. ct, Milly semblait couleur de sou-ris, indfinissable.

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  • Voyons, Delia, dit Eleanor en fermant son livre ; tu nas qu attendre Elle voulait dire jusqu la mort de maman, mais elle ne put prononcer ces mots.

    Non, non, non, rpondit Delia en tirant les bras, cest sans espoir Elle sinterrompit. Crosby entrait. Elle portait un plateau. Un un, avec un petit tintement exasprant, elle y d-posa les tasses, les assiettes, les couteaux, les pots de confitures, les plats de gteaux et de tartines. Puis elle sortit, tenant avec prcaution le plateau en quilibre devant elle. Il y eut un silence. Elle revint, plia la nappe et remit les tables leur place. Aprs un nouveau temps darrt, elle apporta deux lampes abat-jour de soie. Elle en mit une dans la pice du devant et lautre dans celle du fond. Puis, faisant craquer ses souliers bon march, elle se dirigea vers la fentre et ferma les rideaux. Ils glissrent avec un cliquetis familier le long de la tringle de cuivre et bientt des plis de peluche lie-de-vin, lourds et sculpts, masqurent les croises. Lorsque Crosby eut ferm les rideaux des deux pices, un profond silence parut tomber sur le salon. Le monde ext-rieur semblait entirement retranch derrire une masse. Au loin, du bas de la rue suivante, on entendait monter la voix mo-notone dun marchand ambulant ; les fers pesants des chevaux de camion martelaient sans hte lavenue. Les roues broyrent le sol, puis le bruit svanouit et le silence fut complet.

    Deux cercles de lumire jaune tombrent des lampes. Eleanor tira son fauteuil sous lun deux, baissa la tte et pour-suivit la partie de son travail quelle gardait toujours pour la fin parce quil lui dplaisait par trop elle additionnait des chiffres. Ses lvres remuaient et son crayon marquait des points sur le papier mesure quelle ajoutait huit six, cinq quatre.

    L ! scria-t-elle enfin. Cest fini. Je vais maintenant au-prs de maman.

    Elle se baissa pour ramasser ses gants.

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  • Non, dit Milly, lanant de ct une revue quelle venait douvrir, jirai.

    Delia surgit tout coup de la pice du fond dans laquelle elle rdait.

    Je nai absolument rien faire, dit-elle dun ton bref. Cest moi qui irai.

    Elle monta lescalier, marche par marche, trs lentement. Elle sarrta la porte de la chambre coucher, en face de la table charge de pots de verre. Lcre et doucereuse odeur de maladie lui causait un peu de malaise. Elle navait pas le cou-rage dentrer. Par la lucarne, au fond du couloir, elle apercevait de lgres bouclettes de nuages couleur de flamant rose, en sus-pens contre un ciel bleu ple. Aprs la pnombre du salon, ses yeux taient blouis. Il semblait que la lumire limmobilisait cette place. Puis des voix denfants lui parvinrent du palier au-dessus. Martin et Rose se disputaient.

    Alors, ne viens pas ! criait Rose. Une porte battit. Delia attendit un instant, aspira profondment, regarda une fois de plus le ciel de feu et frappa la porte de la chambre.

    Linfirmire se leva doucement, un doigt sur les lvres, et sortit. Mrs. Pargiter dormait. Elle reposait dans un creux de loreiller, une main sous sa joue. Elle gmissait un peu, comme si elle errait dans un monde o, mme pendant le sommeil, de lgers obstacles lui barraient le chemin. Elle avait un visage lourd, boursoufl, la peau seme de taches brunes et ses che-veux, jadis roux, taient devenus blancs, sauf par plaques o quelques mches paraissaient trempes dans du jaune duf. Elle ne portait pas de bagues, en dehors de son alliance, et ses doigts rvlaient eux seuls son entre dans le monde ferm de la maladie. Cependant elle ne semblait pas prte mourir. Elle donnait limpression de pouvoir subsister ternellement dans ce domaine intermdiaire entre la vie et la mort. Delia ne constata aucun changement. Lorsquelle sassit, elle sentit la vie couler en

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  • elle-mme pleins bords. Une longue glace troite, au chevet du lit, refltait une portion du ciel, sa surface aveuglante de lueur rouge. La coiffeuse tait illumine. Les rayons frappaient les fla-cons dargent et de cristal, tous rangs avec cet ordre parfait des choses qui ne servent pas. cette heure tardive de laprs-midi, la chambre de malade prenait un aspect de propret, de calme et dordre irrels. L, prs du lit, se trouvait une petite table avec les lunettes, le livre de prires et un vase de muguet. Les fleurs ne semblaient pas vraies elles non plus. Il ny avait rien faire, sinon regarder autour de soi.

    Delia fixa des yeux le dessin ocre qui reprsentait son grand-pre avec sa tache blafarde sur le nez, puis la photogra-phie de son oncle Horace en uniforme et, droite, la maigre sil-houette tordue du crucifix.

    Mais tu ny crois pas, se dit-elle farouche, contemplant sa mre plonge dans le sommeil tu ne veux pas mourir.

    Elle dsirait ardemment cette mort. La malade restait l, molle, diminue mais ternelle, reposant dans le creux des oreillers, entrave, empchement, obstacle toute vie. Delia chercha raviver quelque sentiment daffection, de piti. Lt, par exemple, o nous tions Sidmouth, se dit-elle, quand elle ma appele du haut des marches du jardin mais la scne svanouissait mesure que Delia essayait de lvoquer. Il y avait aussi, bien entendu, cette autre scne, celle de lhomme en habit, la boutonnire fleurie, mais elle stait promis de ne pas y songer avant lheure du coucher. quoi fallait-il penser alors, grand-pre avec son blanc sur le nez ? Au livre de prires ? Au muguet ? Ou bien la glace ? Le soleil stait retir, le miroir terni ne refltait plus quun carr de ciel sombre. Delia cessa de rsister.

    Il porte une fleur blanche la boutonnire, songea-t-elle tout dabord. Cela demandait quelques minutes de prparation. Il fallait un hall, des banquettes de palmiers, un parquet en con-trebas, avec une multitude de ttes. Le charme commenait

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  • dagir. De dlicieux sursauts dmotion flatteuse et excitante la pntrrent. Elle se trouvait sur une estrade, devant des specta-teurs. Tout le monde criait, agitait des mouchoirs, sexclamait et applaudissait. Elle se levait alors, en blanc, au milieu de lestrade. Mr. Parnell tait prs delle. Elle dbutait ainsi :

    Je parle au nom de la Libert , elle lanait ses mains en avant, au nom de la Justice Ils taient cte cte. Lui, trs ple, ses yeux sombres et brillants tourns vers elle, murmu-rait

    Il y eut une subite interruption. Mrs. Pargiter se soulevait sur ses oreillers.

    O suis-je ? scria-t-elle, effraye et ahurie comme souvent au rveil. Elle leva la main ; elle semblait implorer du secours. Elle rpta : O suis-je ? Un instant Delia, elle aus-si, fut dsoriente. O tait-elle ?

    Ici, dans ta chambre, maman ! Ici ! scria-t-elle lair ga-r. Ici, dans ta chambre !

    Delia posa sur le couvre-pieds une main que sa mre serra convulsivement. Mrs. Pargiter parcourait la pice du regard, comme si elle cherchait quelquun ; elle ne semblait pas recon-natre sa fille.

    Que se passe-t-il ? demandait-elle, o suis-je ? Puis elle vit Delia et la mmoire lui revint.

    Oh ! Delia ! je rvais , murmura-t-elle presque dun ton dexcuse. Elle reposa un moment, les yeux fixs sur la fentre. On allumait les rverbres et un soudain jet de lumire, trs doux, parvint de la rue.

    Une belle journe , Mrs. Pargiter hsita, pour Elle ne semblait pas se rappeler pour quoi.

    Une belle journe, oui, maman, rpta Delia, avec un en-train machinal.

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  • Pour , tenta encore de dire Mrs. Pargiter.

    De quoi sagissait-il ? Delia narrivait pas sen souvenir.

    pour lanniversaire de ton oncle Digby, put enfin arti-culer Mrs. Pargiter. Dis-lui de la part dis-lui combien jen suis heureuse.

    Je le dirai. Delia avait oubli la date, cependant sa mre tait trs pointilleuse pour ces choses-l.

    Tante Eugenie , reprit Delia. Mais Mrs. Pargiter fixait les yeux sur la coiffeuse ; le napperon, clair par un reflet de rverbre, au-dehors, prenait une blancheur toute spciale.

    Une autre nappe propre ! murmura la malade dun ton chagrin. La dpense, Delia, la dpense, cest ce qui me tour-mente.

    a ne fait rien, maman , rpondit Delia dune voix terne. Elle examinait le portrait de son grand-pre ; pourquoi, se demandait-elle, lartiste lui a-t-il plaqu de la craie blanche sur le bout du nez ?

    Tante Eugenie ta envoy des fleurs , ajouta-t-elle.

    Pour une raison quelconque, Mrs. Pargiter parut satisfaite, ses yeux se posaient, contemplatifs, sur le napperon propre qui, un instant auparavant, lui rappelait la note de la blanchisseuse.

    Tante Eugenie, fit-elle. Comme je me souviens , sa voix prit un timbre plus plein, plus rond, du jour o on an-nona ses fianailles. Nous tions tous runis au jardin ; on ap-porta une lettre. Elle fit une pause puis rpta : On apporta une lettre Ensuite la malade se tut. Elle paraissait plonge dans quelque souvenir.

    Le cher petit garon mourut, mais part cela Elle sarrta de nouveau. Elle semble plus faible ce soir, se disait De-lia, et un sursaut de joie la fit frmir. Les phrases taient plus

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  • entrecoupes qu lhabitude. Quel petit garon tait mort ? De-lia se mit compter les cordonnets du couvre-pieds, en atten-dant que sa mre recomment parler.

    Tu sais que tous les cousins se runissaient lt, reprit brusquement Mrs. Pargiter. Il y avait ton oncle Horace

    Celui qui avait lil de verre.

    Oui, il stait bless sur son cheval bascule. Les tantes faisaient grand cas dHorace. Elles disaient Il y eut une longue pause. Mrs. Pargiter semblait ttonner pour trouver les mots justes.

    Quand Horace viendra songez le questionner pro-pos dune porte de la salle manger.

    Mrs. Pargiter fut prise dune joie trange. Elle riait positi-vement. Elle doit songer quelque plaisanterie de famille, qui na plus cours depuis longtemps, pensa Delia en regardant le sourire trembler et disparatre. Il y eut un silence complet. Sa mre reposait, les yeux ferms ; la main avec lalliance pour toute bague, la main blanche, use, tale sur le couvre-pieds. Dans ce silence, on entendit craquer un morceau de charbon dans la grille, et rsonner la voix monotone du vendeur ambu-lant, le long de son chemin. Mrs. Pargiter ne parlait plus. Elle restait tout fait immobile. Puis elle soupira, profondment.

    La porte souvrit et linfirmire entra. Delia se leva et sortit. O suis-je ? se demanda-t-elle, les yeux fixs sur un pot blanc que le soleil couchant teignait en rose. Il lui sembla, un instant, se trouver dans quelque terrain intermdiaire entre la vie et la mort. O suis-je ? rpta-t-elle regardant le pot rose, car tout cela semblait trange. Puis elle entendit leau couler et un bruit de pas sur le plancher, ltage suprieur.

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  • La nurse leva les yeux au-dessus de la roue de sa machine coudre : Vous voil, Rosie , dit-elle en voyant entrer la petite fille.

    La nursery tait brillamment claire ; il y avait une lampe sans abat-jour sur la table. Mrs. C, qui venait chaque semaine apporter le linge, tait assise dans un fauteuil et tenait une tasse la main. Allez chercher votre ouvrage, vous serez bien, gen-tille , dit Nurse, pendant que Rosie serrait la main de Mrs. C, sans quoi vous ne laurez jamais fini pour la fte de votre pa-pa , ajouta-t-elle en dblayant un coin de la table.

    Rose ouvrit le tiroir et en sortit la poche souliers quelle brodait dun dessin de fleurs bleues et rouges pour lanniversaire de son pre. Il lui restait encore terminer plu-sieurs bouquets de petites roses dessins au crayon. Elle tendit louvrage sur la table et lexamina tandis que Nurse continuait sa conversation avec Mrs. C propos de la fille de Mrs. Kirby. Mais Rose ncoutait pas.

    Jirai donc toute seule, se dit-elle, en talant le sac sou-liers, bien droit. Si Martin ne veut pas maccompagner, jirai seule.

    Jai laiss ma bote ouvrage dans le salon, dit-elle haute voix.

    Eh bien, allez la chercher , rpondit Nurse, lesprit ail-leurs ; elle voulait continuer parler Mrs. C de la fille de lpicier.

    prsent, laventure commence, songea Rose, et elle se faufila sur la pointe des pieds dans sa chambre. prsent il sagit de prendre des munitions et des provisions ; il faut semparer de la clef de Nurse. Mais o se trouve-t-elle ? Chaque soir elle la cache dans un endroit diffrent, par crainte des vo-leurs. Elle doit tre soit sous le coffret des mouchoirs, soit dans

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  • la bote o Nurse garde la chane dor de sa mre. La voici. Rose prit sa bourse dans son tiroir particulier ; voil mon pistolet et sa charge, se dit-elle, puis elle mit son chapeau et son manteau sur son bras ; et voil des provisions pour quinze jours, songea-t-elle encore.

    pas de loup, elle longea la nursery, au bas de lescalier, et tendit anxieusement loreille la porte de la salle dtude. Il lui fallait viter de marcher sur une branche sche ou de faire cra-quer une brindille, pensait-elle en avanant sur la pointe des pieds. Elle sarrta de nouveau pour couter la chambre de sa mre. Tout y tait silencieux. Elle se pencha un instant sur le pa-lier, examina le hall. Le chien dormait sur le paillasson ; la voie tait libre, le hall vide. Des murmures venaient du salon.

    Elle tourna trs doucement la clef dans la serrure de la porte dentre et la ferma derrire elle, presque sans bruit. Jusquau coin, elle se glissa le long du mur, si prs que personne naurait pu la voir. langle, sous le cytise, elle se redressa.

    Je suis Pargiter, du rgiment de cavalerie Pargiter, se dit-elle avec un geste triomphal, et je mlance la rescousse.

    Elle partait cheval, la nuit, charge dune mission h-roque ; elle allait dans une garnison assige remettre un mes-sage secret ses doigts se crisprent sur sa bourse au gnral en personne. Des vies en dpendaient. Le drapeau britannique flottait encore sur la tour centrale la boutique de Lamley. Le gnral debout sur le toit regardait travers son tlescope. Des vies dpendaient de sa chevauche travers le pays ennemi. Elle galopait prsent dans le dsert ; elle prit le pas de course. La nuit tombait. On allumait les rverbres. Lallumeur enfon-ait son bton dans la petite porte ressort ; les arbres des jar-dins en faade balanaient leur rseau dombres mouvantes sur le trottoir qui stendait devant Rose, large et sombre. Puis ve-nait le croisement ; la boutique de Lamley se trouvait dans llot de magasins, en face. Il ne lui restait plus qu traverser le d-sert, passer le fleuve au gu, et elle se trouverait en scurit. Elle

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  • brandit le bras arm du pistolet, peronna son cheval, et partit au galop le long de Melrose Avenue. Elle courait devant la bote aux lettres, lorsquun homme surgit tout coup sous le bec de gaz.

    Lennemi, scria Rose en elle-mme. Lennemi ! Bang ! Elle pressa la gchette de son pistolet et, en passant, regarda lhomme en pleine figure. Ctait un visage horrible : ple, pel, marqu de variole ; lhomme la lorgna dun air mauvais et tendit le bras comme pour larrter. Il faillit lattraper. Elle slana, le dpassa en courant. Le jeu tait fini.

    Elle redevenait elle-mme, la fillette qui avait dsobi sa sur et qui fuyait en pantoufles se rfugier dans la boutique de Lamley.

    Mrs. Lamley, frache daspect, pliait des journaux derrire le comptoir. Elle rflchissait sans doute quelque chose dagrable, car elle souriait au milieu de ses montres cinq sous, ses cartons doutils, ses bateaux pour enfants et ses botes de papier lettres bon march. Rose fit irruption dans la bou-tique et Mrs. Lamley leva la tte dun air interrogateur.

    Tiens, cest Rosie ! scria-t-elle. Que voulez-vous, chre enfant ?

    Elle gardait la main pose sur une pile de journaux. Rose restait devant elle, essouffle, ne sachant plus ce quelle tait venue chercher.

    Je voudrais la bote de canards qui est dans la devan-ture , finit-elle par dire, la mmoire lui revenant.

    Mrs. Lamley sen approcha en se dandinant.

    Nest-ce pas un peu tard pour quune petite fille de votre ge soit seule dehors ? lui demanda-t-elle en la regardant

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  • comme si elle devinait que Rose tait venue en pantoufles et d-sobissait sa sur.

    Bonsoir, ma mignonne, courez bien vite jusque chez vous , fit-elle en donnant le paquet Rose. Lenfant parut hsi-ter sur le seuil ; elle sattarda devant les jouets, sous la lampe huile. Puis elle sloigna regret.

    Jai remis mon message au gnral en personne, se disait Rose lorsquelle se retrouva sur le pav. Et voici le trophe, son-geait-elle, en serrant la bote sous son bras. Je reviens en triomphe, avec la tte du chef rebelle, et Rose regarda stendre lavenue devant elle. Il faut que jperonne mon cheval et me mette au galop. Mais lhistoire nagissait plus. Melrose Avenue restait. La fillette y plongea ses regards. Le long espace vide soffrait sa vue. Les arbres faisaient onduler leurs ombres sur le trottoir. Les rverbres, placs de longues distances les uns des autres, laissaient entre eux des flaques obscures. Rose prit le pas de course. Brusquement, devant un bec de gaz, elle revit lhomme. Il sappuyait au montant du rverbre et la lueur du gaz tremblotait sur son visage. Lorsque Rose savana il fit en-tendre une sorte de miaulement, et, avec un mouvement de suc-cion, il sortit et rentra les lvres. Mais il ntendit pas les mains pour la saisir ; il dboutonnait ses vtements.

    Rose passa devant lui en fuyant. Elle crut quil la suivait. Elle entendit le bruit des pas feutrs sur le pav. Dans sa course, elle vit tout trembler autour delle, et lorsquelle se prcipita en haut des marches, des points roses et noirs dansrent devant ses yeux. Elle enfona la clef dans la serrure et ouvrit la porte du hall. Elle ne se souciait plus du bruit quelle pouvait faire. Elle esprait que quelquun viendrait lui parler. Mais personne ne lentendit. Le hall tait vide. Le chien dormait sur le paillasson. Des murmures venaient du salon.

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  • Et quand il prendra, disait Eleanor, il fera beaucoup trop chaud.

    Crosby avait empil les charbons en un gros monticule noir. Un panache de fume jaune lenroulait, morose ; le feu commenait brler et quand il aurait pris il ferait beaucoup trop chaud.

    Elle prtend quelle voit linfirmire qui vole le sucre ; elle suit son ombre sur le mur , disait Milly. Il sagissait de leur mre. Et puis Edward qui oublie dcrire, ajouta-t-elle.

    Cela my fait penser , rpondit Eleanor. Elle ne devait pas oublier sa lettre Edward. Mais il serait temps aprs dner. Elle navait aucune envie dcrire, ni de parler. Chacun de ses retours du Grove lui donnait limpression que plusieurs choses se passaient la fois. Des paroles lui revenaient sans cesse lesprit paroles et choses vues. Elle songeait la vieille Mrs. Levy, assise dans son lit, appuye contre les oreillers avec ses cheveux blancs qui retombaient en touffe paisse, comme une perruque, et son visage aussi craquel quun vieux pot verni.

    Ceux qui ont t bons pour moi, ceux-l, je men sou-viens ceux qui roulaient dans leurs quipages quand jtais une pauvre veuve qui fourbissait et repassait Arrive l, elle tendait son bras tordu et blanchi comme une racine darbre. Ceux qui ont t bons pour moi, ceux-l je men souviens , se rptait Eleanor en regardant le feu. Puis la fille, qui travail-lait pour un tailleur, tait entre. Elle portait des perles grosses comme des ufs de poule ; elle se fardait, elle tait extraordi-nairement belle. Mais Milly fit un petit geste.

    Je songeais, dit Eleanor sous linspiration du moment, que les pauvres samusent plus que nous.

    Les Levy ? demanda Milly dun air distrait. Puis elle sanima.

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  • Parle-moi des Levy , dit-elle. Les relations dEleanor avec les pauvres Levy, Paravicini, Zwingler et Cobb lamusaient toujours. Mais Eleanor naimait pas quon les traitt en personnages de livres. Elle admirait normment Mrs. Levy qui se mourait dun cancer.

    Oh ! ils nont gure chang , dit-elle dun ton tranchant. Milly la regarda. Eleanor est soucieuse, pensa-t-elle. Ctait leur plaisanterie familiale : Eleanor est soucieuse, cest son jour du Grove. Eleanor en rougissait, mais sans raison prcise, elle se sentait toujours irritable au retour du Grove tant de choses diffrentes sagitaient dans son esprit en mme temps : Canning Place ; Abercorn Terrace ; le salon ici, la chambre l-bas. La vieille Juive assise dans son lit au milieu de la petite pice chaude ; puis on rentrait, et maman tait malade, papa de mau-vaise humeur ; Delia et Milly se querellaient propos dune soi-re Mais Eleanor se retint. Il fallait essayer de trouver quelque chose dire pour distraire sa sur.

    Par miracle Mrs. Levy avait largent de son loyer, dit-elle, Lily lui vient en aide. Elle travaille chez un tailleur, Shore-ditch. Elle est entre couverte de perles et de fanfreluches. Cest vrai quils adorent les ornements les Juifs.

    Les Juifs ? dit Milly. Elle parut considrer les gots des Juifs puis ny plus songer en ajoutant :

    Oui, ce qui brille.

    Elle est extraordinairement belle , dit Eleanor en son-geant aux joues rouges et aux perles blanches.

    Milly sourit : Eleanor prenait toujours le parti des pauvres. Personne, aux yeux de Milly, ntait meilleur, plus sage ni plus remarquable que sa sur.

    Je crois que tu aimes mieux aller l-bas que partout ail-leurs, dit-elle. Tu y vivrais, je pense, si tu tais libre , ajouta-t-elle avec un lger soupir.

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  • Eleanor se dplaa sur sa chaise. Elle avait ses rves, bien entendu, ses projets, mais elle se refusait en discuter.

    Peut-tre y arriveras-tu, quand tu seras marie , dit Mil-ly dun accent la fois irrit et plaintif. Voil le grand dner, ce-lui des Burke, qui reparat, songea Eleanor. Elle aurait bien vou-lu que la conversation de Milly ne retombt pas constamment sur le mariage. Et que savent mes surs du mariage, se dit-elle, toujours la maison, sans jamais voir que des personnes de leur classe ? Elles restent claquemures ici, jour aprs jour cest ce qui lui avait faire dire : Les pauvres samusent plus que nous. Cette pense lavait frappe en retrouvant ce salon, plein de meubles, ces fleurs, et les infirmires de lhpital De nou-veau, elle se retint. Il fallait attendre quelle ft seule lheure o elle se brosserait les dents le soir. Au milieu des autres, on devait sabstenir de penser deux choses la fois. Elle prit le ti-sonnier et frappa le charbon.

    Regarde ! Quelle merveille ! scria-t-elle. Une flamme dansait sur le sommet du charbon, une flamme lgre, futile. Ctait une flamme de ce genre quils allumaient, enfants, avec une poigne de sel. Eleanor tisonna de nouveau le feu et une gerbe dtincelles dor prit son vol dans la chemine. Te sou-viens-tu, quand nous jouions aux chauffeurs, et que Morris et moi avons mis le feu la chemine ?

    Et que Pippy est all chercher papa , dit Milly. Elle sinterrompit. Il y avait du bruit dans le hall : un grincement de canne ; on suspendait un pardessus. Le regard dEleanor sclaira. Ctait Morris oui ; elle reconnaissait le bruit. Il en-trait, prsent. Lorsque la porte souvrit elle se retourna avec un sourire. Milly se leva dun bond.

    Morris chercha larrter.

    Ne ten va pas

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  • Si ! je men vais. Je vais prendre un bain , ajouta-t-elle sous linspiration du moment. Et elle les laissa.

    Morris sassit dans le fauteuil quelle venait de quitter. Il tait heureux de trouver Eleanor seule. Lun et lautre gardrent le silence. Ils considraient le panache de fume jaune, et la flamme qui dansait, lgre, futile, ici et l, sur le monticule noir du charbon. Puis Morris posa la question habituelle :

    Comment va maman ?

    Elle lui rpondit quil ny avait aucun changement ; sinon quelle dort davantage , dit-elle. Il plissa le front. Il perd son air de gamin, songea Eleanor. Cest le mauvais ct du barreau. Chacun le dit ; il faut patienter. Morris travaillait sous les ordres de Sanders Curry ; un travail ingrat, qui le retenait tout le jour au tribunal, attendre.

    Comment se porte le pre Curry ? demanda-t-elle. Le pre Curry avait mauvais caractre.

    Sa bile le tracasse, rpondit Morris, dun air sombre.

    Et quas-tu fait toute la journe ?

    Rien de particulier.

    Toujours Evans contre Carter.

    Oui, dit-il brivement.

    Et qui aura gain de cause ?

    Carter, bien entendu.

    Pourquoi cela ? avait-elle envie de dire. Mais lautre jour elle avait fait une remarque absurde qui prouvait combien elle tait distraite. Elle embrouillait les choses. Quelle tait la diff-rence, par exemple, entre le droit coutumier et lautre ? Elle se

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  • tut. Ils gardrent le silence ; ils contemplaient la flamme qui se jouait sur les charbons ; ctait une flamme verte, lgre, incon-squente.

    Est-ce que tu trouves que je me suis conduit en parfait imbcile ? fit-il brusquement. Avec cette maladie, la charge dEdward et de Martin. Papa doit trouver que cela tire. Il plis-sa le front, levant les sourcils, avec cette expression qui faisait dire Eleanor quil perdait son air de gamin.

    Bien sr que non , rpondit-elle avec force. Il et t ab-surde dentrer dans le commerce quand on a la passion du droit.

    Un de ces jours tu seras Lord Chancelier, ajouta-t-elle, jen suis certaine.

    Il sourit et secoua la tte.

    Trs certaine , rpta-t-elle en le regardant comme au-trefois lorsque, au retour de lcole, Edward avait tous les prix, et que lui restait assis sans mot dire. Elle le revoyait encore ava-ler sa nourriture sans que personne ft cas de lui. Mais tout en voquant ce souvenir elle fut prise dun doute. Elle avait parl de Lord Chancellor , naurait-il pas fallu dire Lord Chief Justice ? Elle ne savait jamais duquel il sagissait, et cest pourquoi Morris vitait de discuter avec elle la question dEvans contre Carter.

    Elle ne lui parlait pas non plus des Levy, sauf en manire de plaisanterie. Cest lennui de grandir, songeait-elle. On ne partage plus les choses comme jadis. prsent, lorsquils se rencontraient, le temps leur manquait pour agiter comme autre-fois des questions gnrales ; ils ne parlaient que des faits de petits faits. Elle tisonna le feu. Soudain, un bruit strident rson-na dans la pice. Crosby svertuait frapper le gong du hall. On et dit une sauvage applique satisfaire sa vengeance sur quelque victime. Des sons rudes se rpercutaient en vagues dans le salon. Mon Dieu, lheure daller shabiller ! dit Mor-

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  • ris. Il se leva et stira, tenant un instant les bras dresss au-dessus de sa tte. Voil la mine quil aura quand il sera pre de famille, songea Eleanor. Morris laissa retomber ses bras et sortit du salon. Elle sattarda, plonge dans ses rflexions. Puis elle se secoua. Que devais-je donc me rappeler ? se demanda-t-elle. crire Edward. Elle rvassait en se dirigeant vers la table crire de sa mre. Ce sera la mienne, dornavant, se dit-elle ; son regard errait sur le flambeau dargent, la miniature de son grand-pre, les registres des fournisseurs lun deux portait en estampille une vache dore et le phoque tachet dont le dos servait dessuie-plume, que Martin avait donn la malade au dernier anniversaire.

    Crosby tenait la porte de la salle manger ouverte ; elle at-tendait quon descendt. Elle songeait que largenterie valait la peine dtre frotte. Couteaux et fourchettes rayonnaient autour de la table. La salle manger, avec ses chaises sculptes, ses ta-bleaux lhuile, les deux poignards sur la chemine, la superbe desserte, et les solides objets que Crosby poussetait et polissait chaque jour tout cela ressortait le soir. La pice, charge de relents de viande, obscurcie par les rideaux de serge le jour, prenait lclairage du soir une demi-transparence. Et quelle belle famille, se disait Crosby en voyant dfiler les jeunes filles dans leurs robes de mousseline fleurs, bleue et blanche, les hommes si lgants en smoking. Elle tira la chaise du colonel. Il se montrait toujours son avantage le soir ; il savourait son d-ner et, pour une raison quelconque, sa mauvaise humeur stait dissipe. Il devenait jovial, et ses enfants reprirent courage, quand ils le remarqurent.

    Tu as une jolie robe, dit-il Delia en sasseyant.

    Cette vieille robe, tu trouves ? fit-elle en tapotant la mousseline bleue.

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  • Quand il tait bien dispos, il donnait une impression deffusion ; il avait une aisance, un charme qui plaisaient tout particulirement Delia. On disait quelle lui ressemblait ; cela lui tait agrable parfois. En ce moment, par exemple. Il pa-raissait si rose et net, si panoui dans son vtement du soir. Lorsquil tait de cette humeur-l, tous redevenaient enfants, tents de reprendre les plaisanteries familiales qui les faisaient rire sans raison.

    Eleanor est soucieuse, dit le pre en clignant de lil, cest son jour du Grove.

    Il y eut un rire gnral. Eleanor avait cru quil parlait de Rover, le chien, alors quil sagissait dune dame, Mrs. Egerton. Crosby, elle aussi, avait envie de rire et son visage se couvrit de rides tandis quelle servait le potage. Quelquefois le colonel lamusait au point quelle devait se dtourner et paratre saffairer devant le dressoir.

    Oh ! Mrs. Egerton, fit Eleanor en commenant sa soupe.

    Oui, Mrs. Egerton , rpondit son pre, et il poursuivit son histoire propos de Mrs. Egerton, dont les cheveux dor, prtendaient les mauvaises langues, ntaient pas tous elle.

    Delia aimait couter les anecdotes de son pre. Lors-quelles se passaient aux Indes. Elles taient croustillantes et en mme temps romanesques. Elles voquaient latmosphre dun dner dofficiers, en tenue de mess, runis par une nuit torride, autour dune table sur laquelle trnait un volumineux trophe dargent.

    Quand nous tions petits, papa avait toujours cet air-l, pensait Delia, tout en le revoyant aux jours de sa fte, quand il franchissait dun bond les feux de joie. Elle observait ladresse avec laquelle il se servait de sa main gauche pour faire passer les

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  • ctelettes dans les assiettes. Elle admirait sa dcision, son bon sens. Tout en distribuant les ctelettes il continuait son rcit

    Parler de Mrs. Egerton me fait songer Vous ai-je ja-mais racont lhistoire du vieux Badger Parkes et de

    Miss , dit tout bas Crosby en ouvrant la porte derrire Eleanor. Puis elle lui murmura quelques mots loreille.

    Jy vais, rpondit Eleanor en se levant.

    Quy a-t-il ? Que se passe-t-il ? demanda le colonel, in-terrompu au milieu dune phrase. Eleanor avait quitt la pice.

    Un message de linfirmire , dit Milly.

    Le colonel, qui venait de se servir, avait son couteau et sa fourchette la main. Ses enfants tenaient tous leur couteau en suspens. Personne ne voulait continuer manger.

    Allons, il faut dner , dit le colonel brusquement en at-taquant sa ctelette. Il avait perdu son air panoui.

    Crosby reparut la porte. Ses yeux, bleu ple, semblaient trs prominents.

    Quy a-t-il, Crosby ? quoi donc ? demanda le colonel.

    Madame est plus mal, je crois, Monsieur , rpondit-elle avec un drle daccent pleurnichard. Tout le monde se leva.

    Restez. Je vais voir ce quil en est , dit Morris. Les autres le suivirent dans le hall. Le colonel avait toujours sa serviette la main. Morris monta lescalier en courant. Il fut de retour linstant daprs :

    Maman sest vanouie, dit-il son pre ; je vais chercher Prentice. Il saisit son chapeau et son pardessus et descendit en hte les marches du dehors. Ils lentendirent siffler pour appeler un cab tandis quils hsitaient dans le hall.

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  • Finissez de dner, mes filles , dit fermement le colonel. Mais lui faisait les cent pas dans le salon, sa serviette toujours la main.

    Cest arriv, songeait Delia. Cest arriv ! Une impression extraordinaire de soulagement ml dexcitation sempara delle. Son pre arpentait les deux salons. Elle le suivit tout en lvitant. Ils se ressemblaient trop. Chacun savait ce quprouvait lautre. Elle vint la fentre et examina la rue. Il tait tomb une averse. La rue restait mouille ; les toits lui-saient. Des nuages sombres passaient dans le ciel ; la lueur des rverbres, les branches sagitaient, se soulevaient et retom-baient. Quelque chose se soulevait et retombait en elle-mme, aussi. Quelque chose dinconnu qui semblait approcher. Un bruit trangl, derrire elle, la fit se retourner. Ctait Milly. Des larmes coulaient lentement le long de ses joues, tandis quelle se tenait devant la chemine, sous le portrait de la jeune femme en blanc avec son panier de fleurs. Delia fit quelques pas, elle au-rait d aller vers sa sur et lui passer un bras autour des paules. Ctait impossible. De vraies larmes glissaient sur les joues de Milly, mais les yeux de Delia restaient secs. Elle revint la fentre. La rue tait vide, seules les branches sagitaient, se soulevaient et retombaient la lueur des rverbres. Le colonel arpentait le salon ; il se heurta une table et jura. On entendait des bruits de pas venant de la chambre au-dessus, et des mur-mures de voix. Delia se tourna vers la fentre.

    Un cab descendait la rue, au trot de son cheval. Morris sau-ta de la voiture ds quelle sarrta. Le Dr Prentice le suivit ; il monta directement et Morris vint rejoindre sa famille dans le salon.

    Pourquoi ne pas finir votre dner ? dit le colonel dun ton rude. Et il se tint immobile et trs droit devant eux.

    Oh ! aprs son dpart , rpondit Morris agac.

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  • Le colonel reprit ses alles et venues.

    Puis il fit halte, les mains derrire lui, dos au feu. Il avait lair de se raidir et de se prparer un vnement.

    Nous jouons tous les deux la comdie, se dit Delia en glis-sant un coup dil de son ct, mais il la joue mieux que moi.

    Elle regarda de nouveau par la fentre. La pluie tombait ; lorsquelle traversait la lumire des rverbres, elle brillait en longs fils dargent.

    Il pleut , dit-elle voix basse, mais personne ne lui r-pondit.

    Enfin des pas retentirent sur lescalier et le Dr Prentice en-tra. Il ferma doucement la porte et se tut.

    Eh bien ? Le colonel se campa devant lui.

    Un long silence suivit.

    Comment la trouvez-vous ? dit le colonel.

    Le mdecin eut un lger mouvement dpaules.

    Elle a repris connaissance, dit-il ; du moins pour le mo-ment.

    Delia eut limpression que ces mots lui donnaient un coup sur la tte. Elle seffondra sur un bras de fauteuil.

    Alors tu ne vas pas mourir, songea-t-elle, levant les yeux vers la jeune femme, en quilibre sur un tronc darbre, et qui semblait abaisser sur sa fille un regard plein de souriante ma-lice. Tu ne mourras jamais, jamais ! scriait-elle en elle-mme ; et debout sous le portrait de sa mre, elle joignit ses mains cris-pes.

    Si nous allions finir notre dner, prsent , fit le colonel ramassant sa serviette, tombe sur la table du salon.

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  • Quel dommage ! le dner est perdu, se disait Crosby en remontant les ctelettes de la cuisine. La viande avait sch, une crote brune recouvrait les pommes de terre. Et lorsquelle d-posa le plat en face du colonel, Crosby saperut quune des bougies avait roussi labat-jour. Puis elle referma la porte sur eux tous, et ils se mirent dner.

    Tout tait tranquille dans la maison. Le chien dormait sur le paillasson. Tout tait tranquille devant la chambre de la ma-lade. Un lger ronflement partait de celle o dormait Martin. Dans la nursery, Mrs. C et Nurse staient remises leur sou-per, interrompu par les bruits du hall. Rose, couche dans la chambre denfants, dormait. Elle dormait profondment, roule en boule, tte cache sous les couvertures troitement entortil-les. Puis elle sagita, tendit les bras au-dehors. Quelque chose surnageait de lobscurit. Une forme blanche, ovale, se balanait comme un fil devant elle. Rose ouvrit demi les yeux et la re-garda. La forme bouillonnait, avec des taches grises qui en-traient et sortaient. Rose sveilla tout fait. Un visage se balan-ait tout prs delle, comme pendu un fil. Rose ferma les yeux ; le visage demeura, bouillonnant, gris, violac, et marqu de va-riole. Rose tendit la main pour toucher le grand lit ct du sien. Mais il tait vide. Elle couta. Le cliquetis des couteaux et un bruit de voix lui parvenaient de la nursery, de lautre ct du couloir. Mais il lui tait impossible de dormir.

    Elle sobligea penser un troupeau de moutons enferms dans un enclos en pleins champs. Elle fit sauter la clture lun deux, puis un second. Elle les comptait mesure. Un, deux, trois, quatre sautrent, mais le cinquime sy refusa. Il se re-tourna et la dvisagea. Sa longue face tait grise, les lvres re-muaient, ctait la figure de lhomme de la bote aux lettres, et Rose tait toute seule, prs de cette figure. Elle la voyait lors-quelle fermait les yeux et encore quand elle les ouvrait.

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  • Rose sassit dans son lit et cria : Nurse ! Nurse !

    Un silence de mort rgnait partout. Le cliquetis des cou-teaux et des fourchettes, dans la pice ct, avait cess. Rose tait seule avec quelque chose dhorrible. Alors elle entendit un bruit dans le couloir. Des pas lents qui se rapprochaient de plus en plus. Ctait lhomme en personne.

    Sa main sappuyait sur le loquet, la porte souvrit. Un triangle de lumire tomba sur la toilette, claira le pot eau et la cuvette. Lhomme se trouvait rellement dans la chambre avec elle mais ctait Eleanor.

    Pourquoi ne dors-tu pas ? dit Eleanor. Elle posa son bougeoir et tira sur les couvertures froisses. Elle regarda Rose. Lenfant avait les yeux brillants et les joues rouges. Que stait-il pass ? Lavait-on rveille en remuant au-dessous, dans la chambre de sa mre ?

    Quest-ce qui ta empche de dormir ? demanda Elea-nor. Rose billa de nouveau. Ctait un soupir plutt quun bil-lement. Elle ne pouvait pas raconter sa vision Eleanor. Elle avait le profond sentiment de sa faute ; il lui fallait mentir propos de ce visage quelle venait de voir.

    Jai eu un mauvais rve, dit-elle ; jai eu peur. Alors quelle sasseyait dans son lit, un trange frisson nerveux la par-courut. Que stait-il pass ? Eleanor se le demanda de nouveau. Rose stait-elle battue avec Martin ? Avait-elle poursuivi de nouveau des chats dans le jardin de Miss Pym ?

    As-tu recommenc chasser les chats ? demanda Elea-nor. Pauvres btes, ajouta-t-elle, ils sont tout aussi malheureux que tu le serais leur place. Mais Eleanor se rendait bien compte que la frayeur de Rose navait rien voir avec les chats. Lenfant treignait fortement les doigts de sa sur ; elle fixait les yeux devant elle avec une curieuse expression.

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  • quoi as-tu donc rv ? demanda Eleanor en sasseyant au bord du lit. Rose la regarda, immobile. Elle ne pouvait rien lui dire, mais voulait tout prix lobliger rester prs delle.

    Jai cru entendre un homme dans la chambre, finit-elle par articuler un voleur.

    Un voleur ? Ici ? rpondit Eleanor. Mais Rose, comment veux-tu quun voleur entre ici ? Il y a papa, il y a Morris ; jamais ils ne laisseraient un voleur venir dans ta chambre.

    Non, dit Rose. Papa le tuerait. Il y avait quelque chose de bizarre dans la faon dont elle tressaillait. Mais que faites-vous tous ? fit-elle avec agitation. Navez-vous pas encore t vous coucher ? Nest-il pas trs tard ?

    Ce que nous faisons tous ? rpondit Eleanor. Nous sommes assis au salon. Il nest pas trs tard. Tandis quelle parlait, un faible bourdonnement retentit dans la chambre. Lorsque le vent tait dans la bonne direction on pouvait en-tendre lhorloge de Saint Paul. Les ondes moelleuses se rpandi-rent dans lair : un, deux, trois, quatre Eleanor compta : huit, neuf, dix. Elle fut tonne quand les coups sarrtent.

    Tu vois, il nest que dix heures , fit-elle. Il lui semblait que la soire tait beaucoup plus avance. Mais le dernier coup se dissolvait dans latmosphre. Alors, maintenant tu vas dormir. Rose saccrochait sa main.

    Ne ten va pas, Eleanor, pas encore, disait-elle en la sup-pliant.

    Raconte-moi donc ce qui ta fait peur , dit Eleanor. On lui cachait quelque chose, elle en tait certaine.

    Jai vu , commena dire Rose. Elle faisait un grand effort pour dire la vrit, parler de lhomme prs de la bote aux

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  • lettres. Elle rpta : Jai vu mais ce moment-l, Nurse entra.

    Je me demande ce qua Rosie ce soir , dit-elle affaire. Elle se sentait un peu en faute aprs stre attarde en bas, ba-varder avec les autres domestiques propos de leur matresse.

    Elle dort si bien en gnral, fit-elle en sapprochant du lit.

    Voil Nurse, dit Eleanor. Elle vient se coucher et tu nauras plus peur, nest-ce pas ? Elle lissa les couvertures et embrassa sa sur. Puis elle se leva et prit sa bougie.

    Bonsoir, Nurse, dit-elle, au moment de sortir de la chambre.

    Bonsoir, Miss Eleanor , fit la nurse, mettant un peu de sympathie dans sa voix, car on disait en bas que Madame ne du-rerait pas longtemps.

    Tournez-vous de lautre ct, et dormez, chrie , et Nurse embrassa Rose sur le front. Elle plaignait lenfant, si prs dtre orpheline. Puis elle retira les boutons dargent de ses manchettes et, debout, en jupon, commena enlever ses pingles cheveux devant la commode jaune.

    Jai vu, se redisait Eleanor en fermant la porte de la chambre denfants jai vu Quavait-elle vu ? Quelque chose dhorrible, quelque chose de cach. Mais quoi donc ? Ctait l, dissimul sous son regard tendu. Eleanor portait le bougeoir l-grement pench ; elle sen aperut seulement lorsque trois gouttes de suif tombrent sur le bord du lambris cir. Elle re-dressa la bougie et sengagea dans lescalier. Elle tendait loreille en avanant. Tout tait silencieux. Martin dormait. Sa mre dormait. Eleanor eut limpression quun poids sabattait sur elle mesure quelle passait devant les portes et descendait les marches. Elle sarrta et examina le hall. Une sensation de vide

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  • sempara delle. O suis-je ? se demanda-t-elle, les yeux poss sur un cadre massif. Quest-ce que cela ? Il lui semblait tre seule au milieu du nant. Il fallait cependant continuer des-cendre, porter son fardeau. Elle leva un peu les bras, comme si elle soutenait une cruche, une cruche en terre, sur sa tte. Elle sarrta de nouveau. Le bord dune coupe se dessina sur ses prunelles. Cette coupe contenait de leau et une matire jaune. Eleanor reconnut lcuelle du chien et le soufre quon y mettait ; le chien tait roul en boule au pied de lescalier. Elle passa dou-cement par-dessus lanimal endormi et entra dans le salon.

    Ils levrent tous la tte lorsquils la virent. Morris avait un livre entre les mains, mais il ne lisait pas ; Milly tenait dans les siennes un morceau dtoffe, mais elle ne cousait pas ; Delia, en-fonce dans son fauteuil, ne faisait absolument rien. Eleanor hsita un instant, puis elle se dirigea vers la table. Je vais crire Edward , murmura-t-elle. Elle prit la plume, puis at-tendit. Elle trouvait difficile dcrire Edward, car, une fois la plume en main, quand elle lissa son papier lettres sur la table, son frre lui apparut. Il avait les yeux trop rapprochs ; son geste, quand il relevait sa touffe de cheveux devant le miroir du vestibule, lirritait. Elle le surnommait Nigs. Mon cher Ed-ward , crivit-elle cependant ; Edward en la circonstance tait prfrable Nigs .

    Morris leva les yeux au-dessus du livre quil sefforait de lire. Le grincement de la plume dEleanor lagaait. Elle sinterrompait, elle crivait, puis elle portait la main sa tte. Bien entendu chacun dchargeait sur elle ses soucis. Nempche quelle lagaait. Elle posait sans cesse des questions sans jamais couter les rponses. Il regarda de nouveau son livre. quoi bon essayer de lire ? Cette atmosphre dmotion refoule lui tait dsagrable. Il ny avait rien faire pour personne ; mais elles se tenaient toutes l, avec des attitudes dmotion refoule. Il tait agac de voir Milly coudre, et Delia tendue dans son

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  • fauteuil, oisive comme dhabitude. Il se trouvait enferm avec ces femmes dans une atmosphre dmotion irrelle. Et Eleanor crivait toujours. Cependant il ny avait rien dire. Enfin, elle lcha lenveloppe et appliqua le timbre.

    Veux-tu que je la mette la bote ? dit-il, laissant tom-ber son livre.

    Il parut content davoir quelque chose faire. Eleanor laccompagna jusqu la porte dentre quelle tint ouverte pen-dant quil allait la bote aux lettres. Une pluie fine tombait ; tout en aspirant lair doux et humide, Eleanor observa les ombres qui tremblaient sur le trottoir, sous les arbres. Morris disparut dans lobscurit, au coin de la rue. Elle se rappela le temps o elle restait la porte quand, petit garon, il partait pour lcole, son cartable la main. Elle lui faisait signe et lors-quil arrivait au coin, il se retournait pour lui rpondre du mme geste. Drle de crmonial auquel ils avaient renonc en gran-dissant. Les ombres tremblaient pendant quelle lattendait. Linstant daprs, il surgit de lobscurit. Il longea la rue et mon-ta les marches.

    Il la recevra demain, dit-il ; en tout cas la seconde dis-tribution.

    Il ferma la porte et se pencha pour mettre la chane. Au bruit mtallique des anneaux, Eleanor crut sentir quils avaient tous deux la conviction que rien de plus ne pourrait arriver ce soir-l. Ils vitaient mutuellement de se regarder, se refusant plus dmotion pour linstant, et ils entrrent au salon.

    Eleanor promena les yeux autour delle : Je crois que je vais me coucher, linfirmire sonnera si elle a besoin de quelque chose.

    Nous en ferons tous autant , dit Morris. Milly roula sa broderie et Morris gratta le feu.

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  • Quel feu absurde ! scria-t-il impatient. Les morceaux de charbon staient agglutins les uns aux autres. Ils flam-baient avec rage.

    Brusquement la sonnette retentit.

    Linfirmire ! scria Eleanor. Elle regarda Morris et sortit en hte de la pice. Morris la suivit.

    Mais quoi bon ? songeait Delia. Cest encore une fausse alerte. Elle se leva. Il ne sagit que de linfirmire , dit elle Milly qui, debout, prenait une expression alarme. Va-t-elle en-core pleurer ? songea Delia en se dirigeant vers la pice du de-vant. Des bougies brlaient sur la chemine ; elles clairaient le portrait de sa mre. La jeune femme vtue de blanc semblait prsider la crmonie, toujours retarde, de son lit de mort, avec une indiffrence souriante, qui outrait sa fille.

    Tu ne vas pas mourir tu ne mourras pas , rptait De-lia avec amertume, les yeux levs vers le tableau. Le colonel, ef-fray par la sonnerie, venait dentrer. Il portait une calotte rouge, do pendait un pompon absurde.

    Tout cela pour rien, se disait Delia, en observant son pre. Elle sentait quil fallait rprimer leur excitation naissante : Rien narrivera absolument rien , dit-elle en le regardant. Mais au mme instant, Eleanor entra, trs ple. O est pa-pa ? demanda-t-elle en le cherchant des yeux. Elle laperut : Viens, papa, viens, fit-elle, la main tendue. Maman se meurt Amne les enfants , dit-elle Milly, en sortant.

    Delia remarqua deux taches blanches au-dessus des oreilles de son pre. Il avait le regard fixe. Il se raidissait. Il pas-sa devant ses enfants, et monta lescalier. Tous le suivirent, for-mant une petite procession. Delia vit le chien qui essayait de monter avec eux ; mais Morris le repoussa. Le colonel entra le premier dans la chambre, Eleanor vint ensuite, puis Morris. Martin descendait, il enfilait sa robe de chambre et Milly ame-

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  • nait Rose, enveloppe dans un chle. Mais Delia resta en ar-rire. Ils taient si nombreux dans la chambre quelle ne put d-passer le seuil. Elle voyait les deux infirmires, appuyes au mur den face. Lune delles pleurait celle, observa Delia, qui tait arrive le jour mme. Do elle se tenait, le lit tait dissimul, mais Delia aperut Morris qui sagenouillait. Devrais-je limiter ? se demanda-t-elle. Puis elle pensa que dans le couloir mieux valait sabstenir. Elle dtourna les yeux et vit la lucarne, au bout du corridor. Il pleuvait ; une lueur quelconque faisait briller les gouttes deau. Elles glissaient le long de la vitre en se suivant ; elles glissaient et sarrtaient ; une goutte se joignait lautre, puis elles se remettaient glisser. Dans la chambre, le silence tait complet.

    Est-ce la mort cette fois-ci ? se demanda Delia. Un instant cela parut contenir quelque chose. Une muraille deau sembla souvrir, bante. Les deux pans restrent carts. Delia tendit loreille. Le silence tait complet. Puis il y eut du mouvement, des pas agits dans la chambre, et son pre en sortit ; il trbu-chait.

    Rose ! cria-t-il. Rose ! Rose ! Il tendit les mains en avant, serra les poings.

    Tu as trs bien russi cela, songea Delia, lorsquil passa de-vant elle : une vritable scne de thtre. Et, trs calme, elle saperut que les gouttes de pluie continuaient tomber. Une goutte se joignait lautre, elles nen formaient plus quune qui roulait jusquau bas de la vitre.

    Il pleuvait. Une pluie fine, une lgre averse, saupoudrait les pavs et les rendait gras. Cela valait-il la peine douvrir son parapluie, de faire signe un cab ? se demandaient les gens au sortir du thtre, en levant les yeux vers le ciel calme, laiteux, et ses toiles ternes. Partout o la pluie tombait sur le sol, les champs et les jardins, elle faisait ressortir le parfum de la terre.

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  • Ici une goutte restait en quilibre sur un brin dherbe, l une autre remplissait le calice dune fleur sauvage, et puis la brise se levait, qui les dispersait. Cela valait-il la peine de sabriter sous laubpine, sous la haie ? semblaient se demander les brebis ; et les vaches, dj au pacage dans les champs gris, sous les buis-sons incolores, continuaient ruminer, mchonner, dun air endormi, avec des gouttes de pluie sur leurs flancs. Elle tombait sur les toits ici Westminster, l dans Lavbroke Grove. Sur la mer immense, des pointes par millions piquaient le monstre bleu, qui semblait asperg de douches innombrables. Sur les vastes dmes et les clochers qui planent au-dessus des somno-lentes villes universitaires, sur les lamelles de plomb des biblio-thques et sur les muses ensevelis cette heure dans leurs suaires de toile grise, la douce pluie glissait, finissant par at-teindre la bouche de ces rieurs fantastiques, les gargouilles aux multiples griffes, do elle jaillissait en dentelures tranges. Un ivrogne, glissant dans un troit passage, devant un pub, la mau-dissait. Des femmes en travail entendaient le mdecin dire la sage-femme : Il pleut , et les cloches dOxford, ballottes, renverses de ct et dautre, telles de lentes tortues dans une mer dhuile, entonnaient, contemplatives, leurs mlodieuses in-cantations. La pluie fine, la douce pluie, se rpandait galement sur les ttes mitres et sur les ttes nues, avec une impartialit qui faisait penser que le dieu de la pluie, sil existe, se disait : Quelle ne soit pas limite aux trs sages, aux trs grands, mais que toute lhumanit qui respire, celle qui mche et celle qui rumine, les ignorants, les malheureux, ceux qui peinent dans la fournaise fabriquer dinnombrables copies du mme pot, ceux dont lesprit chauff blanc senfonce dans lenchevtrement des lettres, et Mrs. Jones dans la ruelle, que tous partagent ma bont.

    Il pleuvait Oxford. La pluie tombait doucement, avec per-sistance ; on entendait son lger bouillonnement, son glouglou dans les gouttires. Edward, pench la fentre, voyait encore

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  • dans le jardin du collge les arbres plis par londe. part le bruissement des arbres et celui de la pluie, tout tait parfaite-ment calme. Un parfum de terre humide montait du sol mouill. Des lampes sallumaient ici et l, dans la masse noire des bti-ments ; et un arbre en fleur, clair par lune delles, formait un monticule jaune ple. Lherbe devenait invisible, fluide, grise, comme de leau.

    Edward poussa un long soupir satisfait. De tous les mo-ments de la journe, celui o il regardait le jardin lui plaisait le plus. Il aspira encore une fois lair frais et humide, puis il se re-dressa et rintgra la pice. Il travaillait trs dur. Selon lavis de son rptiteur il avait divis sa journe en heures et demi-heures. Il lui restait encore cinq minutes avant de commencer. Il remonta sa lampe de bureau. La lumire verte le plissait un peu et lamaigrissait, mais il tait trs beau. Avec ses traits bien dessins, sa touffe de cheveux blonds quil relevait en brosse dun geste de ses doigts, il ressemblait un jeune Grec sur une frise. Il regardait la pluie en souriant, car il se rappelait une en-trevue entre son pre et son rptiteur. Lorsque le vieil Har-bottle lui avait dit : Votre fils a des chances de russir , son pre avait voulu tout prix revoir les pices quoccupait son pre lui du temps o il faisait ses tudes. Ils taient entrs brusquement, pour trouver un jeune garon appel Thompson qui, genoux, attisait le feu avec un soufflet.

    Mon pre habitait ces pices , avait dit le colonel en ma-nire dexcuse. Le jeune homme tait devenu trs rouge en r-pondant : a na aucune importance. Edward sourit et rp-ta : a na aucune importance. Il tait lheure de se mettre au travail. Edward remonta un peu la lampe. Sa tche lui appa-rut, alors, contenue dans un cercle de brillante clart qui la s-parait de la pnombre environnante. Il examina ses textes et les dictionnaires poss devant lui. Au moment de commencer des doutes semparaient de lui. Sil ne russissait pas, son pre se-rait trs contrari, car il prenait cette russite fort cur. Il ve-nait mme denvoyer une douzaine de bouteilles de beau vieux

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  • porto pour le coup de ltrier , avait-il dit. Mais aprs tout, Marsham russirait, et aussi ce petit Juif si intelligent, de Bir-mingham. Il tait temps de se mettre au travail. Lune aprs lautre, les cloches dOxford faisaient pntrer dans lair leur lent carillon. Elles sonnaient pesamment, ingalement, il sem-blait quelles devaient carter les couches dair de leur chemin, et que cet air tait lourd. Edward aimait le son des cloches. Il couta jusquau dernier battement. Puis il approcha sa chaise de la table ; ctait lheure ; il fallait travailler prsent.

    Un pli saccentua entre ses sourcils. Il les fronait en lisant. Il lisait, il prenait une note, puis il se remettait lire. Tous les bruits seffaaient. Il ne voyait plus devant lui que le texte grec. mesure quil lisait, son intelligence se rchauffait. Il sentait son front se raffermir, comme vivifi. Il assimilait les phrases successives, dune faon claire et ferme. Plus exactement, se dit-il en inscrivant une note dans la marge, que la veille au soir. Des mots en apparence ngligeables rvlaient prsent des nuances qui modifiaient le sens. Il prit une autre note ; ctait l le sens vritable. Sa propre habilet saisir la phrase bras-le-corps le fit frmir dexcitation. La voici, nette et entire. Mais il lui faut tre prcis ; mme ses petites notes griffonnes doivent paratre aussi claires que de limprim. Il examina ce livre, puis cet autre ; et enfin, se rejetant en arrire, il revit le texte, les yeux ferms. Il ne devait rien laisser tomber dans le vague. Les horloges se mirent sonner. Il couta. Elles continurent son-ner. Les plis qui staient gravs sur son visage se relchrent ; il sappuya au dossier ; ses muscles se dtendirent ; il leva les yeux au-dessus de ses livres et les plongea dans la pnombre. Il avait limpression de se laisser tomber sur le gazon aprs une course. Mais pendant un instant, il crut que cette course se poursuivait ; son esprit continuait avancer sans livre. Il voyageait seul, loin des obstacles, travers un monde de pur entendement. Mais bientt cet entendement se perdit. Les volumes ressortirent contre le mur ; il aperut les panneaux crme, un bouquet de coquelicots dans un vase bleu. Le dernier son de cloche stait tu. Il poussa un soupir et se leva.

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  • Il se remit la fentre. Il pleuvait, mais on ne voyait plus le voile blanc de la pluie. part une feuille mouille qui luisait et l, le jardin tait entirement plong dans lobscurit. Le monticule jaune de larbre en fleur stait effac. Les btiments de luniversit, tapis en une masse basse, se tachetaient ici et l de rouge ou de jaune, aux endroits o des lumires brlaient derrire les rideaux, et la chapelle reposait tout auprs, pelo-tonne contre un ciel que la pluie semblait faire trembloter. Mais le silence tait troubl. Edward prta loreille. Pench au-dehors il nentendait aucun bruit spcial, pourtant les btiments bourdonnaient de vie. Un brusque clat de rire retentit, puis le tintement dun piano, et un vacarme indfinissable en partie voix et bruit de vaisselle puis de nouveau celui de la pluie qui tombe, et le lger bouillonnement, le glouglou des


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