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La Révolutionmlse en scene
sous la direction de
Francine Maier-Schaeffer, Christiane Page
et Cécile Vaissié
'#rËlresses universitaires de Rsnnes @
Le cinquentenoirede lq Révolution d'0clobne ef lotnilogie du théôtne Sovremennik
En 1967, pour marquer le cinquantième anniversaire de la Révolutiond'Octobre, le célèbre théâtre Sovremennik (Le Contemporain) de Moscou monteune trilogie qui a pour but apparent de retracer l'évolution du mouvement révolu-tionnaire russe, en rappelant trois étapes importantes de celui-ci. Ces trois étapes
sont annoncées par les titres mêmes des pièces. Les Décembristes, une æuvre de
Léonid Zorine, évoque l'émeute déclenchée, en 1825, par de jeunes officiers.Les Mernbres de la Volonté du peuple (Narodouol'ts), d'Alexandre Svobodine,raconte le passage au terrorisme d'un groupe qui, entre 1879 et I 881, pourchasse
l'empereur Alexandre II et finit par le tuer. Les Bolcheuiks, de Mikhail Chatrov,se centre sur la journée du 30 août 1918 oùr Fania Kaplan tire sur Lénine et oùl'entourage de celui-ci décide de déclencher la Terreur rougel. Oleg Éfrémov,metteur en scène et directeur artistique du théâtre, dira avoir repris la périodisa-tion en trois étapes du mouvement révolutionnaire russe, que Lénine a lui-mêmedressée dans son article À la mémoire de Herzen2. Cette périodisation et, plusencore, son interprétation par les auteurs du Sovremennik sont très contestables,
mais la revendication de ce parrainage est révélatrice : il s'agirait de s'inscrire dans
les interprétations léninistes.Cette trilogie est initiée et maîtrisée, autant que possible à l'époque, par la
troupe du Sovremennik. C'est Éf.é-ov qui, à l'issue d'une réunion, décide de
. 1 - ZonrN L., <Dekabristy,, Pohrmskie uorou. P'esy, Moskva, Soveskij pisatel', 1979. Accasible
sur : [http://ocr.krossw.ru/html/zorinlzorin-dekabristyJs-l.htm]. SvosootN A., Narodouol'cy,
Moskva, Izdatelttvo < Iskusswo o, 1969.SernovM., n Bol'Seviki >, Taorèestao. Zi*'. Doharnenty.
Tom l,Moskva,Izdatel'swo n Bond n, 2006, p. 127-195. Dans la suite de I'article, les citations de
ces pièces sont données sans rélërences, afin d'alléger la présentarion.. 2 - Ernrrvrov O., n Revoljucija i nrâvstvennost' n, Sernov M., Tuoriestuo. Zizn'. Dohumenty.
Tom l,Moskvu Izdateltwo < Bond o, 2006, p. 122-125.
Cécile Voissié
commander trois pièces à trois auteurs proches du théâtre3 et il les monte en colla-boration étroite avec tous les intervenants (acteurs, mais aussi auteurs)4. Les piècesprésentent des points communs. Elles nécessitent de nombreux acteurs (vingt-sept rôles dans Les Décembristes, quarante-cinq dans Les Membres dt Ia Volonté dupeuple, vingt-huit dans Les Bolcheuihs), mais les personnages de femmes y sontrares. Elles accordent une très large place à des débats, sur les choix faits ou à faire,et, conformément aux principes du Sovremennik, les mises en scène favorisent les
scènes de groupe. Et, bien sûr, ces pièces se veulent historiques : elles évoquent des
faits, des dates et des personnes, connus de tous en Russie.Il ne s'agit toutefois pas que d'une fresque historique. Éfré-ov dira, en effet,
s'être attelé à ce projet parce que ses contemporains éprouvaient le <i besoin >
de réexaminer I'histoire et les héros du mouvement révolutionnaire russe5. Et,si ce < besoin > a émergé, c'est parce que, dans le contexte des années 1960, les
spectateurs du Sovremennik s'interrogent aussi sur les résultats de ce mouvement.Les buts justifient-ils les moyens ? Les objectifs qui fondaient I'action ont-ils été
concrétisés ? Que sont devenus les idéaux de départ ? Dès lors, au-delà de sujetsa priori rabattus en URSS, cette trilogie est vue par les spectateurs comme uneréfexion sur la terreur, et particulièrement la terreur de 1937, mais aussi sur lasituation sociale et politique de la Russie de 1967. Et si les thèmes perçus vontbien au-delà de ceux affichés, c'est grâce à cette u langue d'Ésope > qui permet, enURSS et, plus généralement, dans les États totalitaires, de faire passer des messages
grâce à une connivence établie entre artistes et spectateurs.
Une tnilogie, oppqremmenflsur le mouvemenf Évolutionnoire russe
La pièce Les Décembristes corlre une période allant de 1817 à 1826, et se
décompose en deux parties : avant l'insurrection du 14 décembre 1825 et après.Elle montre comment s'évanouit I'espoir d'une libéralisation décidée d'en haut, sibien que des officiers nobles envisagent I'hypothèse d'un coup de force. La piècesouligne leurs spécificités : les Décembristes viennent des meilleures couches dela société, s'expriment souvent en français et ne sont d'accord ni sur le régimequ ils souhaitent, ni sur les moyens à adopter. Nikita Mouraviov et Pavel Pestel
sont ainsi très proches, mais le premier désire une monarchie constitutionnelle àI'anglaise, alors que le second aspire à une république centralisée de type jacobin.Les Décembristes ont également des positions très diftrentes, voire opposées, sur
. 3 - Kozerov M., Akterskaja Kniga, Moskva, u Vagrius >,2003, p.219-220.
. 4-ErYæuov O., op. cit.
. 5 - Ibidzm.
Le cinquontenoire de lo Révolulion d'0clobre...
la nécessité de tuer, ou non, I'empereur et sa famille, sur les règles de fonctionne-ment de groupements clandestins, voire sur le principe même de la clandestinité.
Les événements du 14 décembre sont racontés le 15, au début de la seconde
partie : une partie des troupes a refusé de prêter serment à Nicolas I", le nouvelempereur, et celui-ci a donné I'ordre de tirer. Des insurgés ont été arrêtés et serontjugés. Thente-six sont condamnés à mort, dont la plupart sont graciés par I'empe-reur, mais cinq seront exécutés. Un par un, tous les condamnés à mort apparais-
sent sur scène et prononcent leurs dernières paroles. Désemparé, leur ami NikitaMouraviov les entend, et c'est lui qui déclare que, pour obtenir la liberté, n il fautinstaurer de véritables règles ou lois n et qu'u un pouvoir mauvais ne peut venirde Dieu ,. Il annonce alors qu il < y aura une révolte. Une grande o. À la tn de la
pièce, cinq cordes sont jetées sur la scène vide, et c'est n la voix de l'auteur , quisignale les exécutions, dans la nuit du 13 juillet 1826. Elle rappelle aussi que la
plupart des conda-mnés graciés mourront au bagne, et que les survivants n'aurontle droit de revenir que trente ans plus tard.
Formellement, la deuxième partie de la trilogie, Les Membres de la Volonté du
?euple, commence et se termine en avril 1881, le jour de I'exécution de révolu-tionnaires qui ont assassiné Alexandre II et concrétisé ainsi le souhait de certains
Décembristes. Grâce à une construction assez élaborée et à des retours permanents
en arrière, la pièce retrace les deux années d'activité de ce groupe, depuis que ses
membres ont décidé d'avoir recours au terrorisme et au meurtre politique pourrépondre - disent-ils - à la violence exercée par l'État contre la société. Pendant ces
deux années, ils multiplient les attentats contre I'empereur, avant que le neuvième
ne réussisse. Ils sont alors jugés et condamnés. Ijhistoire de ces révolutionnaires est
entrecoupée de nombreuses scènes collectives, avec le peuple qui souhaite assister
à I'exécution, voire avec des représentants de l'intelligentsia. Svobodine désigne
ceux-ci par leur positionnement idéologique : I'Occidentaliste et le Slavophile,I'Homme de droite et I'Homme de gauche... La psychologie n'est guère de mise :
c'est une pièce sur des idées. Régulièrement, on entend aussi Mouraviov, le procu-reur, et Jéliabov, le principal révolutionnaire (joué p"t Éfté-orr), préparer leurs
interventions au procès. Ils engagent ainsi une sorte de dialogue, alors qu ils se
trouvent dans des lieux diftrent . À l" fin, la foule - jouée par les meilleurs acteurs
de la troupe - se rassemble pour assister à I'exécution des régicides. Brusquement,elle se tourne vers le public et le regarde, tout en décrivant les cinq pendaisons, une
par une. Les spectateurs ont alors I'impression d'être à la place des condamnés et
ils éprouvent peur, effroi et compassion6. Les cinq exécutés reviennent toutefois
.6-Srr,rarÂNsxrJA., u Vzlet i kruienie "sovremennikd'>, ErneMovO., O teane i o se:be,Moskva,
Izdatel'swo n Moskovskij Hudoieswennyj teatr ", 1997, p. 64.
- 203
20t Cécile Voissié
sur scène et prennent la parole une dernière fois. Quatre d'entre eux répètent lamême phrase : < Ma conscience est pure. )
La pièce pose donc la question de la légitimité de la violence comme moyenpolitique, tout en signalant la rupture entre les révolutionnaires et le peuple quiadore I'empereur. Plékhanov juge indispensable d'attendre que le peuple soit prêtà prendre lui-même le pouvoir, mais Jéliabov clame que le paysan est inerte etqu il faut agir sans lui. Les membres de La Volonté du peuple estiment, en effèt,qu'en Russie, le progrès ne peut venir que d'en haut, mais Plékhanov les met engarde : ce n'est pas parce qu ils prendront le pouvoir qu'ils sauront installer unrégime raisonnable. Et iest cette question du régime qu aborde la troisième partiede la trilogie.
Les Bolcheuibs est la cinquième pièce que Mikhai'l Chatrov consacre à Lénine,et il y en aura quatre autres au moins sur le même sujetT. Ce n'est sans doute pas
la meilleure de la trilogie du Sovremennik, mais, parce qu elle situe son action auKremlin, le 30 août 1918, elle change la conception générale de I'ensemble. Ellerappelle, en effet, que la révolution est, non seulement un aboutissement, maisaussi un commencement : les révolutionnaires de la veille, héritiers d'un longprocessus, sont désormais au pouvoir, et ils sont les ancêtres revendiqués des diri-geants soviétiques de 1967. La question s'impose donc : que font-ils du pouvoirconquis ? Ou, comme le dit explicitement l'un des personnages, ( uo€ fois lavictoire remportée, resterons-nous les mêmes ? ,. Au début de la pièce, le présidentde la Tchéka de Pétrograd (la police politique de Saint-Pétersbourg) vient d'êtretué, et les bolchevifts débattent déjà - mais de façon encore un peu abstraite - des
moyens à adopter pour sauver la révolution. Lounatcharski, Commissariat duPeuple à I'Instruction publique, souligne la u contradiction tragique > qui seraitcelle de la révolution russe et d'autres :
< Qui a préparé cette révolution à l'époque du tsarisme ? Qui a soulevé
des millions de personnes ? lJne couche relativement mince de travailleurspolitiquement éduqués, ainsi que I'intelligentsia révolutionnaire. Qui, les
premiers, défendent cette révolution, maintenant que celle-ci a remportéla victoire ? Les mêmes. u
Brusquement, on annonce que quelqu un a tiré sur Lénine et que celui-ci est
grièvement blessé. Sa famille et les bolcheviks sont effondrés. Arrêtée, Fania Kaplanreconnaît les faits et déclare considérer Lénine comme un traître au socialisme.Mais comment le spectateur pourrait-il ne pas faire certains rapprochements ? En1906, lorsqu elle était lycéenne, Fania Kaplan a participé à un attentat contre le
. 7 - Voir VerssrÉ C., < Théâtre et politique dans I'URSS post-stalinienne : la "Léniniana" de
Mikhaïl Chatrov ", Chroniqws slaues, n" 5, 2009, p. 101-1 13.
Le cinquontenoife de lo Révoluîion d'0clobre...
gouverneur de Kiev. Elle n est donc pas très différente des héros de LaVolonté dupeuple, auxquels les bolcheviks eux-mêmes ressemblent, par leurs choix et leurs
parcours. Le peuple organise des meetings spontanés et exige que les contre-révo-lutionnaires soient durement châtiés : un homme demande ainsi que la n terreurrouge ) soit déchaînée. Les bolchevila débattent longuement de la nécessité et des
risques de celle-ci. Leurs avis sont partagés, mais, finalement, tous votent pour laterreur. Et cette fois, contrairement aux deux pièces précédentes, Fania Kaplan,condamnée à mort, ne réapparaît pas sur scène...
Le sujet centrolf à peine dissimulé :
lq ferreur de 1937Dans chacune des trois pièces et, plus encore, dans la trilogie qu elles forment,
il s'agit donc de poser la question des buts et des moyens de la révolution. Peut-on
utiliser n importe quel moyen pour atteindre un but noble, ou bien des moyens
criminels - le régicide, la violence, la terreur - dénaturent-ils ce but au point de le
faire oublier? Dans Les Dêcembristes,les personnages débattent déjà longuement de
la nécessité de tuer ou non I'empereur Pavel Pestel souhaite que le monarque et sa
famille soient éliminés physiquement, même si c'est n horrible o. En revanche, son
ami Nikita Mouraviov considère que des gens, baignant dans le sang, ne pourrontpas ensuite être au pouvoir, et il n adhère pas non plus à la proposition de Pestel
que les tueurs - les n élus o - soient hors de leur Société secrète. Lorsque Pestel luiglisse quelque chose à I'oreille, Mouraviov refirse : n Jamais. Tu entends ? Cela donne
le Comité de salut public. > Son ami rétorque que, ( sous sa direction, la France a
été comblée >>, et c'est en français qu il ajoute, sans convaincre Mouraviov : u Les
demi-mesures ne valent rien, ici nous voulons avoir la maison nette. )Dans Les Membres dz laVolonté du pea?le,le choix de recourir à la violence est
à l'origine même de la création du groupe terroriste, mais Plékhanov metJéliaboven garde:
n Imaginons que, provisoirement, nous ayons tous recours à la terreur. Mais
dites-moi où est la limite au-delà de laquelle un socialiste n a pas le droitd'aller pour ne pas cesser d'être socialiste ? Qui surveillera ? Qui me donnera
la garantie que nous n allons pas tous nous prendre au jeu ? u
Et lorsque Jéliabov, préfigurant les choix de Lénine, lance que les révolution-naires formeront une n dictature provisoire n, Plékhanov signale les déviances
possibles : < Vous, Jéliabov, vous devrez écraser non seulement les réactionnaires,
mais aussi les gens qui, tout simplement, ne seront pas d'accord avec vôs moyens
d'action. u Amer, Plékhanov quitte le groupe. Or, en Russie, tout le monde sait
-206- Cécile Voissié
qu il a eu un rôle important dans la formation de Lénine, puis que les deuxhommes se sont brouillés. Et, en 1967, personne n'ignore que la violence ne s'est
pas arrêtée, une fois le pouvoir conquis.Lorsque la troisième pièce commence, les révolutionnaires ont tué Nicolas II
et sa famille, deux mois plus tôt. Il n'est pourtant pas question de ce meurtredans Zes Bolchniks, alors que Sverdlov, I'un des principaux personnages, est sans
doute celui qui a donné I'ordre d'exécution. Ce qui symbolise le régicide, c'estl'attentat commis contre Lénine, et c'est cet attentat qui lance le débat sur laterreur. Désormais, il ne s'agit donc plus d'éliminer les Romanov, ni quelquesrévolutionnaires, mais de tuer des pans importants de la population, ainsi quePlékhanov I'annonçait.
C'est donc grâce à cette troisième pièce que le vrai sujet de la trilogie appa-raît: il n'est pas tant question des sources de la révolution russe quc des causes
et origines de la terreur, de celle enclenchée en 1918 et de celle culminant en1937. Les proches de Lénine évoquent ainsi les Jacobins qui seraient pour eux
une source d'enseignement. Pokrovski considère que u le premier pas, absolumentjuste n qu ont fait ces derniers a été ,< d'adapter la justice aux besoins de la luttedes classes >, mais Stoutchka proclame ne pas vouloir que les bolcheviks répètentla n triste expérience , de ces Jacobins chez qui les arrestations préventives ontdébouché sur la guillotine. Sverdlov en conclut que n Robespierre restera I'exempled'un grand guide révolutionnaire >, mais qu'il faut se demander ( comment les
excès et exagérations sont appârus chez eux et à quoi cela a mené ,. AlexandraKollontaï souligne alors que la contre-révolution ne se limite pas à n une bande
de gardes blancs, de comploteurs, d'espions et de terroristes >, mais qu'elle a unebase sociale beaucoup plus large. La terreur doit donc < priver la contre-révolutionde sa base ,, un but qui peut être atteint, sans faire couler le sang, simplement ensuscitant la peur : ce serait cela, la terreur. Lounatcharski constate toutefois queles Jacobins ont remplacé une politique, consistant à faire peur, par une n poli-tique d'extermination o. Pétrovski considère d'ailleurs que n I'une n'existe pas sans
I'autre o : la politique d'extermination vise les contre-révolutionnaires déclarés,
tandis qu'il faut effrayer la masse des petits-bourgeois. Mais Lounatcharski noteque les Jacobins ont confondu ces deux approches.
Le lecteur ou le spectateur de 1967 comprend bien qu il n est pas tant ques-tion de la politique des Jacobins que de la terreur stalinienne. Et c'est plus clairencore lorsque Tiouroupa rappelle que u I'atmosphère de peur et de terreur queles Jacobins ont fait naître les a avalés eux-mêmes >. Si Robespierre et ses compa-gnons avaient été tués par les Royalistes, cela aurait été une chose, mais - notele bolchevik - ils l'ont été n de la main de leurs camarades, de ceux aveé lesquels
ils avaient parcouru le chemin, long et difficile, de la révolution >. La terreur ( a
Le cinquontenoire de lo Révolution d'0ctobne...
fait boule de neige ), et Lounatcharski explique cela par le fait qu à un certainmoment, les organes dirigeants et répressifs se sont confondus, tandis que les
révolutionnaires devenaient impuissants face à o la bureaucrade de la terreur n.
Lévocation implicite des années Staline va plus loin. Zagorski souligne, en effet,
que, lorsque la terreur commence sans raisons objectives (n pas de révolution, pas
de guerre civile, quand ily alapaix et la prospérité,'), ,, çe riest pas la terreur,mais un carnage >, et celui-ci ( sert, non pas les intérêts de classe, mais les intérêtspersonnels ,. Stéklov confirme que, chez les n Jacobins o, la terreur est devenue,
pour les chefs, le moyen de garder le pouvoir. De son côté, Tchitchérine signale
qu'une n dictature militaire ,' peut apparaître quand le rapport entre centralisme
et démocratie est déséquilibré. Lui évoque Napoléon, mais - I'acteur Kozakov lecontrmera - c'est à Staline que pensent les spectateurs de 19678.
Et c'est encore à Staline que renvoient, implicitement, des propos de
Lounatcharski : celui-ci relève que, pour les Jacobins, la guillotine est devenue( un moyen universel de régler les problèmes économiques >, et il dit craindre que( certains camarades ne réduisent toutes les contradictions de la révolution à des
intrigues de la contre-révolution o. Lounatcharski le souligne : si, à la moindrecrise, on parle de trahison et d'agents, cela revient à fabriquer de fausses accusa-
tions, alors que - relève Zagorski - Lénine voulait fusiller cetrx qui osaient des
dénonciations mensongères. Comme dans un écho des propos tenus jadis parPlékhanov, Énoukidzé demande alors où passe la frontière entre ce qui est légi-time et ce qui est absurde, et qui l'indiquera. Sverdlov répond que, pour que laterreur ne tnisse pas par n dévorer les siens u, elle doit être publique et être celle
n d'une classe contre une autre >. La pièce justifie donc la Têrreur rouge et exonère
Lénine de toute responsabilité : celui-ci est à moitié inconscient pendant le débat.
En revanche, en prétendant que les bolcheviks voulaient empêcher la terreur de
déborder du cadre fixé, Chatrov dont le père a été fusillé en 1937 et la mère arrêtée
peu après dénonce les purges staliniennes qui ont dévoré les révolutionnaires et
de larges segments de population. En cela, cette æuvre, et la trilogie à laquelleelle donne tout son sens, refètent les croyances et les positions des n hommes des
années 60 n, les chestidrsiatnihi.Les cltestidesiatniki sont les enfants du Dégel et de ce )O(' Congrès du Parti,
au cours duquel Nikita Khrouchtchev a condamné certains crimes de Staline.
À ..tt. époque, ils croient encore, comme les intellectuels tchécoslovaques, en lapossibilité d'un n socialisme à visage humain ) et veulent débarrasser les idéauxrévolutionnaires des n déformations > staliniennes. Leur mot d'ordre est d'ailleurs :
o Non au stalinisme, oui au léninisme. > Or, ces chestidzsiatnikl ont un théâtre :
-207-
. 8 - Kozexov M., op. cit., p.221.
- 204 Cécile Voissié
le Sovremennik qui a été créé en 1956 et incarne cet esprit des années 1960e.La troupe s'attache à souligner les choix éthiques qui se posent à I'individul0,et Éfrémov considère d'ailleurs que sa trilogie a précisément n la révolutionet l'éthique ) pour u leitmotivs o11. Mais, en1967, Khrouchtchev a été êcartédepuis trois ans et une réhabilitation de Staline s'opère. C'est contre elle queproteste une partie des cercles intellectuels moscovites et que s'élève leur théâtre,le Sovremennik. La trilogie est donc, aussi, une prise de position sur I'actualité de
cette fin des années 1960, et Galina Voltchek, qui assiste Éf.é-ov pour la mise enscène des Bolcheaiks, s'attache à développer cette dimension12.
Une néflexion, qussi,sur l'qcfuqlifé russe de lo fin des onnées 1960
Les trois pièces traitent, en effet, du rapport entre les autorités et la contes-tation, une question brûlante en 1967. Dès lors, des thèmes très contemporainsémergent de cette trilogie, et, s'ils sont immédiatement percepdbles à l'époque,c'est, là encore, grâce à la connivence qui existe entre ce public de chestidzsiatnibi etSON théâtre. Le contexte historique des derx premières pièces ressemble d'ailleursà celui de 1967 : il y a eu une libéralisation (celle d'Alexandre I", des premièresannées d'Alexandre II ou de Khrouchtchev), et cette libéralisation est suivie d'unretour à I'ordre qui, seulement annoncé ou plus ancré, suscite des protestations(le début du règne de Nicolas I", la seconde partie de celui d'Alexandre II, les
années qui suivent la mise à l'écart de Khrouchtchev). Toutefois, un combat peutencore être mené : parce que l'empereur change ou parce que la u stagnation D n'est
pas encore instaurée. Depuis que Khrouchtchev a perdu le pouvoir, un bras defer oppose ainsi les o libéraux o - des intellectuels qui veulent accentuer la désta-
linisation et souhaitent des libertés accrues - à l'État qui entend mettre tn auxréformes, et c'est de ce bras de fer que commence à émerger la dissidencel3. Or, leterme même de < libéraux u est employé pour désigner les Décembristes qui fontdéjàface ar.rx conservateurs. En outre, il s'avère que, dès le xrxe siècle, l'oppositionau pouvoir comporte, en son sein, des courants très difftrents, une diversité quisera revendiquée par la dissidence de Russie. Et certaines constations de Jéliabov
. 9 - Anren:r-Mernrru M.-C., Le théâte souiétique durant b Dégel (1953-1964), Paris, CNRSéditions, 1993,361 p.. l0 - Kozexov M, op. eit., p. 103.. I I - Ernruov O., n Rwoljucija i nravsrvennost' >, op. cit.. 1 2 - ReJrrue M . , Galina Volèeh : Kak prauiln une prauil, Moskva, Novoe literaturnoe obozre nie,
2004, p.159-160. /. 13 - VerssrÉ C. , Pour uone liberté et pour ld nôtre. Le combat drs dissidtnts dz Rusie, Paris, RobertLatronl 1999,444 p.
Le cinquonienoire de lo Révolution d'0ctobre...
demeurent très actuelles : le gouvernement ( ne peut même pas s'imaginer que
puissent exister des opinions publiques que ses censeurs tiont pas approuvées etqu il puisse y avoir des hommes politiques, pensant au bien du peuple, sans être
dans le pouvoir hiérarchique ,...Dans I'URSS des années 1960, ce bras de fer entre les n libératx , et l'État se
concrétise par des procès qui marquent : celui de Brodski en 1964, de Siniavski et
Daniel en 1966, de Boukovski en 1967 . Or, c'est bien de procès qu il est constam-ment question dans les deux premières pièces de la trilogie, où des répliques fontécho aux revendications de 1967: il faut des procès publics où les droits des
condamnés seraient assurés. Pavel Pestel déplore ainsi que n la violation des procé-
dures (soit) la norme dans les procès politiques de I'empire russe >. Il déclare
illégal son procès, ordonné par le Êls même du tué, exige des jurés et dénonce
ceux qui les torturent par des interrogatoires sans fin : o N'oubliez pas que les gens
sont toujours perdus, au début, quand ils se retrouvent parmi des bêtes ftroces. u
Comment ne pas penser, ici, aux interrogatoires stdiniens qui avaient pour butd'arracher des avetx de culpabilité ? En cette fin des années 1960, les procéduresjudiciaires cherchent toujours à briser les accusés et à leur faire admettre leurculpabilité, mais, désormais, elles n atteignent pas ce but : forts de I'expérience de
ceux qui les ont précédés, les accusés tiennent bon. Ils savent ce que vaut la iusticesoviétique : à la ûn de la pièce de Chatrov, les bolchevifts décident de fusiller Fania
Kaplan, mais < après la Ên de I'enquête u. La conclusion de l'éventuel procès est
ainsi fixée.
Enfin, que désirent ceux qui, dès 1965, manifestent dans le cæur de Moscouou signent des pétitions pour demander des procès publics ? Ils exigent le respect
de la Constitution - très libérale! - de 193614. Or, les contestataires de 1825 et
de 1881 demandent une constitution et débattent du respect à avoir pour les
lois. Et, comme souvent dans I'histoire russe, cette interrogation sur les lois et
les libertés s'accompagne d'une comparaison avec la situation en Europe occi-dentale. Dans Zes Décembristes, le prince Tioubetskoï s'irrite car, pour obtenirdes procès publics, il leur faut agir dans le secret : < Je suis le prince Thoubetskoï,mais le dernier Anglais ou Français est plus libre que moi. o Dans Les Membres de
la Volonté du peuple,l'Occidentaliste relève que trois célèbres représentants de lajustice russe ont refirsé d'être procureur au procès, et il suppose que n I'opinionpublique européenne n a pas joué un rôle négligeable dans ces refus u. Or, c'est
. 14 - Constatons qu actuellement, les n manifestants du 31 u demandent toujours, en plein cceur
de Moscou, que les autorités russes respectent la Constitution russe.. . Et, omme I'ont démontré,
entre autres, les procès de Mihail Hodorkovskij et de Pavel Lebedev, les droits des,inculpés à une
justice sereine, qui ne serait pas sous l'infuence du politique, ne sont toujours pas assurés dans la
Russie poutinienne.
ztB Cécile Voissié
vers cette opinion publique européenne que les dissidents russes des années 1960ne vont plus tarder à se tourner.
En 1967,les n libéraux >> n'ont toutefois pas encore abandonné l'espoir deconvaincre le pouvoir et d'æuvrer avec lui, pour une URSS qui respecterait ses
propres lois. C'est d'ailleurs pourquoi ils lui adressent - et c'est un fait nouveau -des lettres ouvertes et des pétitions. Cette volonté de collaboration semble trouverun écho dans une scène étrange, fantasmée, des Membres d.e la Volonté du peuple.
Dans un palais, des révolutionnaires rencontrent les dirigeants du pays, et les unset les autres tombent d'accord en présence de la foule. Les mots que l'on entend,comme ceux affichés sur les dossiers, tournent tous autour de la loi, de la justice,du droit et des libertés. Le procureur donne raison à Jéliabov : il faut riavoir quedes procès avec jurés. Alexandre II accepte que des élections soient organisées,sous la responsabilité d'un représentant de La Volonté du peuple. Et il remercieI'un des révolutionnaires : < Si seulement j'avais su plus tôt qu il y a, en Russie,
de tels esprits et de telles âmes, je n'aurais pas hésité une minute et les auraisinvités à partager le fardeau du pouvoir et à mener la Russie plus loin, vers lebonheur suprême... > Mais, quand se produit le retour à la réalité, I'empereur se
demande pourquoi les terroristes le pourchassent ( comme une bête sauvage )...Le message est clair : lorsque les offres de collaboration ne sont pas retenues, lasituation ne peut que dégénérer. Et c'est de cette coopération, non seulementpossible, mais souhaitée par les chestidesiatnihi que témoigne LTnternationale :. à
la fin des Bolclteuihs, elle est chantée par les acteurs et reprise par la salle qui se lève
en pleurs 15. Les idéaux originaux ne sont pas - encore - remis en cause.
Les autorités soviétiques apportent toutefois leur réponse à cette proposi-tion d'aller, ensemble, vers davantage de liberté et de justice. En juin, puis enseptembre 1967, avant même d'être jouée, la pièce Les Bolcheuiks est interdite parle Glavlit, I'organe officiellement chargé de la censure en URSS. Or, c'est bien laquestion de la terreur qui bloque, ainsi que les n nombreuses analogies politiquesdouteuses 16
". Le 3 novembre, le Glavlit renouvelle son interdiction, et c'est alorsque se produit un coup de force, exceptionnel dans I'histoire de la culture sovié-tique. Oleg Éfté-on, Gdina Voltchek et le dramaturge Mikhail Chatrov se préci-pitent chez Ék"tétitr" Fourtséva, la ministre soviétique de la Culture. Informée duproblème, celle-ci téléphone, devant eux, âu responsable du Glavlit et lui déclare
autoriser le spectacle 17. Le 7 novembre 1967 , anniversaire de la Grande RévolutionSocialiste d'Octobre, le spectacle Les Bolcheaiks qui commémore cette révolution
. l5 - Kozerov M., op. cit., p.221.
. 16 - RGANI 51591601, p.238-24l.Sernov M., Taorèesno. Zizn'. Dokumenry. Tsm 1, Moslm,Izdatel'swo n Bond ,, 2006, p.218-221.. l7 - R.ltxrr.re M., op- cit., p. 161-165.
Le cinquonlenoire de lo Révolution d'0clobre...
e$ donc joué, avec l'accord de la Ministre, mais sans celui de la censure18... Et ce
paradoxe témoigne de ceux qui gonflent alors la culture soviétique et parviennentencore, tant bien que mal, à s'exprimer.
ConclusionÀ la fois autorisée et controversée, la trilogie - et tout particulièrement sa
troisième partie - est un immense succès. TLès vite, il s'avère toutefois que la pièce
de Chatrov vieillit mal, y compris pour ses acteurs. IJun d'eux, Mikhail Kozakov,
acteur vedette du Sovremennik, expliquera cela par le fait qu'en août 1968, les
tanks du Pacte de Varsovie sont intervenus en Tchécoslovaquie, ont écrasé le
Printemps de Prague et ainsi mis fin à I'illusion d'un n socialisme à visage humain >.
Le cæur n y est plus, et, le 7 novembre 1968, I'acteur, sur scène, envoie un papieraux autres comédiens : o Les gars, cela fait un an pile que nous votons pour laterreurle ! , IJne partie de la société pousse plus loin ses interrogations. Encore unpeu, et Soljénitsyne mettra directement Lénine en cause, ce que Vassili Grossman
a déjà fait dans deux livres qui ne paraîtront, en URSS, qu en 1988. IJn processus
est enclenché, qui va bien au-delà des positions de la trilogie, mais que celle-ci a
nourri. Oleg Éfrémov ne disait-il pas vouloir, par cette mise en scène, < donnerau lecteur la possibilité de réféchir de nouveau, sans préjugés, aux arguments de
1820, de 1880 et de 191820 , ? Il y a réussi. À l'été t970, il quitte le Sovremennik,
alors à I'apogée de sa gloire2l, et la trilogie cesse d'être jouée22. Elle n a plus lieud'être. Et pas seulement parce que la n stagnation > a, momentanément, triomphé.
Une révélation donne toutefois une saveur particulière à I'histoire de ces spec-
tacles. Dans les années 1990, l'acteur Mikhaïl Kozakov reconnaîtra, avec unegrande honnêteté, avoir été, en 1956, recruté par le KGB comme âgent - unagent assez peu doué. Il racontera comment, à la fin des années 1960, toutes les
personnalités du Sovremennik- dont lui-même et Éfrémov - ont été invitées dans
un hôtel particulier du KGB, rueTchékhov. Après avoir joué devant cent ou centcinquante collaborateurs du KGB, elles ont participé à un banquet :
n Pendant que nous mangions et buvions de lavodka (et aussi du cognac), le
haut personnage à la place d'honneur (il était en civil) a commencé à parler
avec nous du théâtre, de la culture et de la littérature. Étant sous I'infuence
. I 8 - RGANI 5 | 59 I 60 l, p. 238-241. Sernov M., op. cit., p. 218-221.
. 19 - Kozexov M., op. cit., p.227-223.
. 20 - Erpæruov O., n R*oljucija i nrâvstvennost' >, op. cit., p. 122-125.
.21 Erneitrov O., O teatre i o sebe, Moskva, Izdatelttvo n Moskovskij Hudoàestyennf teatr o,
1997, p.179.. 22 Kozerov M., op. cit., p.224.
-2t2- Cécile Voissié
des vapeurs d'alcool, encouragés par le ton amical de la conversation, nouslui avons sincèrement tout dit sur nous. >
Puis, les acteurs, u très satisfaits de ces rencontres ), sont allés répéter la trilo-gie... u Notre conscience était absolument pure D, ironisera I'acteur en reprenentles propos des révolutionnaires de 188123! Ijheure nétait pas encore à certainesprises de conscience. Mais dans la Russie actuelle, dirigée depuis 2000 par un offi-ciër de ce même KGB, reprendre la trilogie et la compléter par un quatrième voletaurait sans doute du sens. En effet, les questions posées - les droits, les libertés,le rapport à un pouvoir liberticide et les moyens d'une émancipation sociale -restent, ou sont redevenues, d'une grande actualité.
.23 -KozetavM., Tietij nonok, Moslca, nZnbru.e o,2006; p. 379-380.