Le Psaume 90, une appréciation sapientielle de la finitude humaine ?
Sophie RAMOND
Comme le souligne S. Weeks1, bien des années après que H. Gunkel2 ait suggéré
l’existence d’une catégorie de psaumes de sagesse, la plupart des études qui écrivent sur le sujet
continuent d’user de cette classification, mais sans qu’aucun consensus n’ait été vraiment
atteint, ni en ce qui concerne l’élaboration de critères la justifiant, ni en ce qui concerne
l’identification des psaumes susceptibles d’être concernés. Les études sur les paumes, ou plus
globalement sur la littérature de sagesse, semblent avoir affaire à un concept - le concept de
sagesse - qui ne livre ni une définition de forme ou de contenu, ni un corpus délimité. Le terme
« sagesse » est différemment utilisé pour se référer soit à un type de littérature, soit à un
ensemble d’idées, soit encore à un mouvement historique présumé. La qualification de textes
de sagesse est alors éventuellement accordée à certains psaumes pour des raisons qui varient
d’un exégète à un autre. Un psaume peut être défini comme sapientiel soit parce qu’il utilise
des champs lexicaux proches de ceux des livres de l’Ancien Testament pareillement qualifiés,
soit parce qu’il affiche un intérêt pour des thèmes et des idées associés à ces livres, soit enfin
parce qu’il apparaît de nature didactique et peut alors être mis en rapport avec le Sitz im Leben
auquel les auteurs de la littérature de sagesse sont souvent associés.
Le Ps 90 n’échappe pas à ce type de classification et les arguments avancés divergent
quelque peu d’une étude à une autre. Le critère le plus utilisé est thématique toutefois, comme
le signale T. Krüger pour qui ce psaume est souvent lu comme une méditation sapientielle
déplorant le caractère éphémère de la vie humaine, lequel est imputable au courroux de Dieu
face au péché des hommes3. B. Costacurta estime que le psaume « procède à une réflexion
sapientielle sur l’humaine caducité en connexion avec l’expérience du péché et de la colère
divine » ; elle considère par ailleurs comme « typiquement sapientiel » le thème de la brièveté
de la vie et de sa fragilité4. Pour H.-M. Wahl, ce psaume dévoile que la prise de conscience de
la finitude humaine ouvre à la sagesse divine, laquelle conduit ceux qui l’obtiennent de la mort
à la vie5. Dans une ligne semblable M. Rose l’évalue comme un enseignement de « savoir-
vivre » ou de « maîtrise de la vie », de sagesse (v. 12), qui « ne devient une perspective réelle
qu’à la condition que nous prenions notre finitude en considération » : l’ombre de la mort, loin
de diminuer la valeur de la vie, peut contribuer à sa qualité6. Pour J. Schnocks, ce psaume est
un écrit de sagesse opposant le temps éternel de Dieu au temps fini des humains : « C’est
précisément à travers la conscience du caractère limité de leur vie que les croyants doivent
reconnaître la valeur de chaque jour »7. Et pour ne citer encore qu’une dernière étude : dans sa
thèse doctorale, R. Abelava conclut que le Ps 90 est une réponse de sagesse à la question de la
fragilité de l’existence humaine. Le recours à ce motif de la fragilité sert une stratégie dont
1 S. WEEKS, “Wisdom Psalms”, in J. Day (éd.), Temple and Worship in Biblical Israel, London, T&T Clark, 2005,
pp. 292-307. 2 H. GUNKEL, J. Begrich, Einleitung in die Psalmen, Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 1933, pp. 381-397.
3 T. KRÜGER, “Vergänglichkeit des Menschen”, Bib 75 (1994), pp. 191-219. 4 B. COSTACURTA, “L’homme est comme l’herbe. La caducité de l’homme dans le Psaume 90”, dans F. Mies (éd.),
Toute la sagesse du monde. Hommage à Maurice Gilbert pour le 65e anniversaire de l’exégète et du
recteur, Bruxelles, Lessius, 1999, pp. 341-342. 5 H.-M. WAHL, “ Psalm 90,12: Text, Tradition und Interpretation”, ZAW 106 (1994), PP. 116-23
6 M. ROSE, Une herméneutique de l'Ancien Testament. Comprendre, se comprendre, faire comprendre, Genève,
Labor et Fides, LMB 46, 2003, p. 158. 7 J. SCHNOCKS, Vergänglichkeit und Gottesherrschaft: Studien zu Psalm 90 und dem vierten Psalmenbuch, Berlin,
Philo, 2002, BBB 140, pp. 161. 281.
l’objectif est d’aider l’homme à intégrer dans sa quête du bonheur une leçon de sérénité et de
réalisme par rapport aux souffrances qui peuvent l’affecter8.
D’autres critères sont toutefois évoqués. M. Oeming le classe parmi les instructions de
sagesse qui indiquent les voies du bonheur et réfléchissent sur la nature humaine, l’ordre du
monde et le mystérieux travail de Dieu9. S. Weeks, qui malgré les réserves exposées plus haut,
qualifie de sapientiels les psaumes centrés sur les comportements individuels susceptibles de
procurer du bien-être, précise que pourraient être classés comme tels ceux qui traitent de la
rétribution et des avantages d’une vie menée dans la justice. Il divise en deux groupes ce type
de psaumes : il y aurait d’une part ceux qui affirment les bénéfices d’attitudes justes (Ps 1 ;
19b ; 25 ; 32 ; 34 ; 37 ; 52 ; 112 ; 125 ; 128), et d’autre part ceux qui soulèvent les difficultés à
reconnaître les bénéfices de mêmes attitudes (Ps 10 ; 14 ; 49 ; 73 ; 90 ; 94)10. Le Ps 90 ne serait
pas étranger à cette dernière catégorie, dans la mesure où il en appelle à Dieu pour qu’il rende
visible son œuvre et agisse en faveur de ses serviteurs.
S’il est vrai que le Ps 90 semble lui-même favoriser une lecture en clé sapientielle, le
terme חכמה (sagesse) apparaissant au v. 12, quelques études le rangent toutefois dans la
catégorie de lamentations collectives. Elles soulignent alors la dimension de supplication
adressée à Dieu pour qu’il mette un terme à une longue période marquée par sa colère11.
Le Ps 90 peut alors servir de cas d’étude pour interroger les critères utilisés par les
exégètes pour qualifier un psaume de « sapientiel ». Sans méconnaître qu’un texte puisse
croiser différents genres littéraires ou deux types d’écritures, le propos de la présente étude est
de prendre position sur la fonction de la référence à la caducité de la vie humaine, sur la tonalité
dominante du psaume et sur son intention propre, comme aussi d’en offrir une interprétation
qui en souligne la cohérence d’ensemble.
1. L’énigmatique référence à la création des vv. 1-2.
Le psaume s’ouvre par une déclaration qui établit que ’ADON a été d’âge en âge demeure.
Alors que מעון, demeure, séjour, désigne ailleurs le lieu où Dieu réside dans le ciel (cf. Dt 26,15)
ou le temple de Jérusalem (cf. Ps 26,8), il qualifie ici ce que Dieu a représenté pour le peuple12.
Ce premier verset renvoie (qatal de היה) à une situation passée et suggère implicitement que
Dieu n’apparaît plus comme demeure pour son peuple.
Selon une interprétation suggérée par de nombreuses traductions, après cette déclaration
initiale de reconnaissance d’une relation privilégiée avec Dieu, le psaume se poursuivrait par
l’affirmation de la préexistence de la divinité à toute création : avant que les montagnes soient
engendrées et que tu enfantes la terre et le monde, depuis toujours et pour toujours tu es Dieu
(v. 2, traduction TOB). Mais la difficile syntaxe du v. 2 rend possible d’autres types de lecture.
En effet, Ps 90,2 et Pr 8,25 sont les deux seuls textes où בטרם (avant que) n’apparaît pas avec
le yiqtol mais avec un qatal. Le v. 2 du psaume consiste par ailleurs en trois propositions liées
8 R. ABELAVA, Le motif de la fragilité dans le Psaume 90. Une analyse sémantique et contextuelle, Berlin, LIT
Verlag, Altes Testament und Moderne 26, 2013. 9 M. OEMING, “Wisdom as a Hermeneutical Key to the Book of Psalms”, in L.G. Perdue (éd.), The Sage in the
Eastern Meditarranean World, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2008, p. 156. 10 S. WEEKS, “Wisdom Psalms”, p. 302. 11 Par exemple: R.J. CLIFFORD, “Psalm 90: Wisdom Meditation or communal Lament?”, in P.W. FLINT, P.D.
MILLER (éds.), The Book of Psalms. Composition and Reception, Leiden – Boston, Brill, 2005, pp. 190-205; “What
does the Psalmist ask for in Psalms 39:5 and 90:12?”, JBL 119/1 (2000), pp. 59-66; J. SCHNOCKS, Vergänglichkeit
und Gottesherrschaft. 12 Certains manuscrits hébreux, la LXX et la Vg, présentent une leçon différente en lisant « refuge » (מעוז) et non
« demeure » (מעון). Le psaume suivant contient le même substantif pour qualifier Dieu, dans un verset où ce dernier
est aussi nommé refuge (מחסה; Ps 91,9). Si, dans le Ps 90, il est certainement possible de comprendre que YHWH
a été un abri ou un refuge, il n’est pas nécessaire de corriger le TM ; d’autant que מעוז peut être une correction à
partir de manuscrits grecs.
entre elles par un waw13, quoique dans un bon nombre de manuscrits celui du troisième membre
soit omis. Il est probable que l’omission du waw dans la troisième proposition soit un
développement secondaire visant à clarifier la syntaxe du verset et que la lectio difficilior,
soutenue par la LXX14, soit à privilégier. La protase étant introduite par בטרם et un bon nombre
de versions (LXX, Vg, Tg, Aq, Sym) lisant un passif dans la deuxième proposition (être
formé/engendré), celle-ci pourrait être comprise comme coordonnée à la première et gouvernée
par la préposition temporelle initiale ; le troisième stique constituerait alors l’apodose. Le texte
pourrait alors être traduit de la manière suivante : avant que les montagnes soient enfantées et
qu’aient été engendrées la terre et le monde, de toujours à toujours toi tu es ’EL. Toutefois בטרם
n’est pas répété en Ps 90,2b comme c’est le cas en Jr 13,16 ou Za 2,2. La deuxième proposition
pourrait alors être considérée comme introduite par un waw de reprise et constituer l’apodose :
avant que les montagnes soient engendrées, tu as enfanté la terre et le monde. Si tel est le cas,
Ps 90,2c pourrait être compris comme une proposition nominale indépendante introduite par un
waw emphatique : vraiment/oui de toujours à toujours tu (es) ’EL. Si le syntagme עד־
est lui aussi étrange15, il insiste en tout cas עד־עלם sans waw de conjonction devant ומעלם עלם
sur la pérennité de la divinité.
Dans le premier hémistiche du v. 2 les deux verbes utilisés, ילד et חול (engendrer et
enfanter), sont souvent compris comme étant au service d’une représentation mythologique du
monde, selon laquelle les montagnes naissent, « enfantées par la terre-mère qui en accouche
comme des premières créatures du monde »16. La forme du verbe חול au polel est certes ambiguë
en hébreu et pourrait être lue comme une troisième personne féminin singulier17, ce qui
impliquerait de faire en effet de la terre et du monde le sujet, et des montagnes l’objet. Si en
raison de la vocalisation du TM il est cependant préférable de lire la deuxième personne
masculin singulier18, Dieu est présenté comme celui qui se tord dans les douleurs de
l’enfantement. Les explications juives traditionnelles conservent Dieu comme sujet et
interprètent l’expression comme se référant à la création. Rashi, dans son commentaire,
explique même le premier stique en utilisant le verbe ברא, présent en Genèse, et la traduction
de son commentaire pourrait être la suivante : « avant que les montagnes soient nées, c’est-à-
dire soient créées, avant que tu donnes naissance dans les douleurs de l’enfantement à la terre
et au monde… »19. Dans la même perspective le Midrash Tehillim, en combinant Ps 90,2 et Pr
8,25 en raison de la même formule initiale הרים בטרם , conserve l’image de l’enfantement de la
terre et des montagnes20.
Les deux verbes ילד et חול, pareillement conjugués et avec Dieu pour sujet, se trouvent
en Dt 32,18 où Dieu est explicitement présenté comme celui qui enfante et engendre. Ps 90TM
comporte, de plus, une mention de ’EL à la fin du v. 2, là où la LXX lit une négation (μὴ) qu’elle
rattache au verset suivant (ne fais pas retourner l’homme à l’humiliation. Mais tu dis : revenez
fils d’hommes). Ainsi, dans le TM, ’ADON est-il associé au Dieu ’EL, la divinité suprême et
créatrice, de laquelle tout est engendré. Si à Ougarit, ’EL est nommé comme le créateur éternel,
le titre pourrait subsister dans le psaume sous une forme plus emphatique encore que celle qui
se trouve en Gn 21,33, où la divinité est appelée « ’EL Olam ». En Is 40,28 « ’Elê Olam »
13 Voir par contraste Is 66,7. 14 Avant que les montagnes soient nées et que soient formés la terre et le monde et de toujours à toujours tu es. 15 Cf. Ps 103,17 où la même expression apparaît avec le waw de conjonction. 16
B. COSTACURTA, “L’homme est comme l’herbe”, p. 345. 17 Interprétation retenue par H.-P. MÜLLER, “Der 90. Psalm. Ein Paradigma exegetischer Aufgaben”, ZThK 81
(1984), p. 270. 18 Pour une argumentation détaillée sur le sujet, voir J. SCHNOCKS, Vergänglichkeit und Gottesherrschaft, pp. 49-
54. 19 M.I. GRUBER, Rashi’s Commentary on Psalms Leiden, Brilll, 2004, BRLJ 18, p. 845. 20 Cité par M. GROHMANN, “Metaphors of God, Nature and Birth”, in P. VAN HECKE, A. LABAHN (éds.),
Metaphors in the Psalms, Leuven, Peeters, 2010, p. 26.
renvoie au créateur : Ne sais-tu pas, n’as-tu pas entendu? YHWH est Elê Olam, il crée les
extrémités de la terre. Il ne faiblit pas, il ne se fatigue pas ; nul moyen de sonder son
intelligence. Le psaume affirme que depuis toujours ’ADON est ’EL, Dieu créateur.
Comme l’a montré J. Schnocks21, les vv. 1b-2 sont construits de manière concentrique
de sorte qu’au centre les deux verbes de création (engendrer, enfanter) sont entourés, dans un
premier cercle, par la mention d’éléments du cosmos (les montagnes d’une part, la terre et le
monde d’autre part) et dans un second cercle par une évocation du temps (d’âge en âge et de
toujours à toujours). En son entier cette séquence est elle-même entourée de références à Dieu
(ELOHIM ; ’ADON ; ’EL). En laissant le titre de côté (v. 1a), le texte fait donc passer d’une
référence à ’ADON, qui est demeure d’âge en âge, et aux montagnes à l’évocation de la création
du monde et du créateur, ’EL de toujours à toujours. Un élément curieux cependant est, dans
l’hypothèse de lecture proposée, la spécification d’un enfantement de la terre et du monde qui
a précédé celui des montagnes. La perspective suggérée est certes celle d’un univers que Dieu
crée et embrasse, qu’il a engendré et qu’il maintient stable de toujours à toujours, mais les
montagnes n’apparaissent pas simplement comme le signe de la solidité du créé ou comme les
fondations de la terre, reliant les cieux et les eaux sous la terre (Ps 18,8). Elles ne peuvent
évoquer non plus les « montagnes primitives », les prémices d’une création conçue comme une
victoire sur les eaux du chaos, desquelles elles émergeraient avant toute autre surface terrestre
comme en Ps 104,5-9 et Pr 8,24-2922. La représentation du psaume est-elle alors celle d’un
univers créé par Dieu, antérieur à la génération des montagnes, ces lieux spécifiques où la
divinité choisit de demeurer ? Le pluriel « montagnes » ne pourrait-il pas par ailleurs, comme
en Ps 87,1, renvoyer à la colline de Sion, la montagne sainte sur laquelle Jérusalem est fondée ?
La personnification de la nature et la représentation de Dieu donnant naissance sont
aussi des éléments peu communs. L’étrangeté de la métaphore réside dans le fait que ce ne sont
pas des êtres humains ou des animaux qui naissent mais des éléments de la nature, des entités
concrètes : montagne, terre et monde. En effet, en Dt 32,18 ou en Ps 2,7 Dieu donne naissance
à un ou à des individus. Les deux motifs de la naissance d’humains et d’éléments du cosmos
sont toutefois combinés en Jb 15,7 où la naissance d’Adam est mise en parallèle avec celle des
collines (avec usage des deux mêmes verbes qu’en Ps 90,2)23. Dans le psaume, la communauté
qui s’exprime à la première personne du pluriel rappelle ce temps qui a précédé son existence
et confesse que Dieu est de toujours à toujours mais rien n’est suggéré de la création de
l’humanité.
En partant de la considération que מעון nomme ailleurs le lieu où Dieu réside, il est peut-
être possible de poser ici l’hypothèse que, prolongeant le registre métaphorique de la demeure,
les montagnes désignent les lieux spécifiques où ’ADON réside et se laisse rencontrer. En 1 R
20,23, le Dieu d’Israël est du reste nommé « ’EL des montagnes ». En ce sens, le psaume
s’inscrirait dans la perspective d’un modèle attesté dans le Proche-Orient ancien, qui associe le
temple et la montagne où la divinité réside, le sanctuaire étant éventuellement d’ailleurs
construit par les dieux eux-mêmes au commencement du temps24. Le lien entre la montagne sur
laquelle Dieu demeure, le temple, et la création, est clairement établi en Ps 74,2.12-1725. Si
toutefois le pluriel de « montagnes » est une forme d’intensification qui indique la montagne
21 J. SCHNOCKS, « Ehe die Berge geboren wurden bist du. Die Gegenwart Gottes im 90. Psalm », BK 54 (1999),
pp. 163-169. 22 Contre M. ROSE, Une herméneutique de l'Ancien Testament, p. 132. 23 Cf. M. GROHMANN, “Metaphors of God, Nature and Birth”, pp. 27-28. 24 M. WEINFELD, “Sabbath, Temple and the Enthronement of the Lord – The problem of Sitz im Leben of Genesis
1:1-2:3”, dans A. CAQUOT, M. DELCOR (éds.), Mélanges bibliques et orientaux en l’honneur de M. Cazelles,
Kevelaer/Neukirchen-Vluyn, Butzon et Bercker/Neukirchener, 1981, pp. 501-512. 25 Dans le Ps 24, l’allusion à la création est aussi suivie de l’exposé des conditions d’accès à la montagne de
YHWH et au lieu saint. Dans le Ps 121, le pèlerin lève les yeux vers la montagne où demeure le créateur des cieux
et de la terre, celui dont vient le secours.
sainte où Dieu réside, comme il apparaît dans les Ps 87,1 ; 121,1 ou 133,3, le v. 2 du Ps 90
pourrait établir que ’EL a enfanté la terre et le monde avant que ne soit engendrée la montagne
sainte, l’emplacement du temple.
Une lecture possible de Ps 90,1-2 est donc la suivante : la communauté priante proclame
d’abord avoir fait l’expérience de ’ADON comme demeure d’âge en âge ; cette première
proclamation est prolongée par une seconde : il est le créateur de la terre et du monde, de
toujours à toujours ’EL. L’évocation de l’enfantement des montagnes d’une part, de la terre et
du monde d’autre part, crée pourtant une distinction entre ces deux proclamations : avant
d’enfanter la montagne, ce lieu spécifique où il réside et se laisse rencontrer, Dieu a engendré
la terre et le monde. Cet ordonnancement chronologique désigne comme plus originel que
l’engendrement des montagnes celui de la terre et du monde, accordant ainsi à ces derniers une
prééminence et une stabilité plus grande. Il suggère peut-être déjà que s’il est incontestable que
le Dieu d’Israël est ’EL, le créateur unique et puissant, ce qui est paradoxalement expérimenté
par la communauté priante, c’est qu’il n’est plus demeure, celui qui se laisse rencontrer26.
2. L’accusation contre Dieu (vv. 3-12).
A première vue, la suite du psaume semble souligner la fugacité de la vie humaine27 et
prolonger la méditation sur l’acte divin créateur : après l’évocation de la création de l’univers,
le texte en viendrait à la considération que l’homme a été créé mortel. Dans cette perspective,
l’inaccompli du verbe שוב (v. 3a) est interprété comme ayant un sens passé et comme renvoyant
à la décision divine originelle de créer les humains mortels, destinés à retourner à la poussière28.
Le texte toutefois n’utilise pas pour complément de ce verbe l’expression אל אפר de Gn 3,19
mais un substantif formé à partir de la racine דכא (broyer, écraser) et qui est un hapax dans
l’Ancien Testament. Il est certes possible de comprendre que le psaume mentionne le retour à
la poussière de l’homme, mais la formule en son entier אדכ jusqu’au « broiement », est ,עד
connoté d’une dimension forte de violence29. Aussi, peut-être plus qu’une considération sur la
fugacité de la vie humaine, c’est une accusation de Dieu qui se fait jour dans ce verset : tu fais
retourner l’homme à la destruction (jusqu’au broiement), tu as dit : fils d’Adam, retournez30.
Par sa parole, Dieu peut ramener l’humanité au chaos et à la dévastation.
Les trois כי, qui apparaissent par la suite en début de versets et scandent le psaume (vv.
4. 7. 9), déploient alors peut-être une triple explicitation de l’accusation contre Dieu31.
Dans un premier temps (vv. 4-6), le texte pourrait donner à penser qu’il oriente du côté
de la perspective divine : mille ans ne représentent pour Dieu qu’un jour à peine passé, une
veille dans la nuit. Mais si, comme le verset qui précède y invite, la veille de la nuit (אשמורה)
renvoie comme en Lm 2,19 à une garde passée dans les cris et les supplications32, l’idée est que
26
En tant que telle, la capacité créatrice de Dieu n’est pas mise en cause. Contre W.D. TUCKER, “Exitus, Reditus,
and moral Formation in Psalm 90”, in J. BURNETT, W. BELLINGER, W.D. TUCKER (éds.), Reading the Psalms in a
New Century, London, T. & T. Clark, 2007, p. 148. 27 M. KÖCKERT, “Zeit und Ewigzeit in Psalm 90”, in R.G. KRATZ, H. SPIECKERMANN (éds.), Zeit und Ewigkeit als
Raum göttlichen Handelns. Religionsgeschichtliche, theologische und philosophische Perspektiven, Berlin, de
Gruyter, BZAW 390, 2009, p. 158. 28 H.-P. MÜLLER, “Der 90. Psalm”, p. 271; R.J. CLIFFORD, “Psalm 90”, p. 198. 29 Voir par exemple l’usage du verbe en Ps 89,11 ; 94,5 ; 143,3 ; Is 53,5.10 ; Lm 3,34. 30 Du moins dans le TM, la LXX comportant une imploration (ne fais pas retourner l’homme à l’humiliation). N’y
apparaît pas toutefois non plus l’idée d’un retour à la terre comme en Gn 3,19LXX. La perspective demeure celle
d’une situation d’humiliation et d’abaissement. 31 Ils ont un sens emphatique et pourraient être rendus par : oui… ou vraiment. ,peut être utilisé dans des contextes guerriers (Ex 14,24 ; Jg 7,19 ; 1 S 11,11) ou (« veille dans la nuit ») אשמורה 32
avec une connotation neutre, pour parler de prière (Ps 63,7 ; 119,148). Dans le Ps 90,4 le terme pourrait certes
garder une connotation neutre ; mais entre l’affirmation que Dieu fait retourner l’homme au broiement (v. 3) et
l’évocation qu’il emporte les fils d’Adam (v. 5), la prière peut bien acquérir la dimension d’une veille passée dans
les cris et les supplications comme en Lm 2, 19.
Dieu ne fait aucun cas de la durée de l’épreuve endurée et du temps passé à supplier. Il emporte
ou submerge (זרם) les fils d’Adam33, comme si lui, qui est éternel et puissant, se jouait de ce
qu’il a pourtant créé. Le verbe זרם n’est employé qu’ici au qal et l’apparat critique de la Bible
hébraïque suggère de le remplacer par זרע (v. 5), semer ou disperser, ce qui pourrait
s’harmoniser avec les métaphores végétales, mais ne rendrait pas plus compréhensible l’image
du sommeil34. Celui-ci est peut-être le temps du répit mais il est éphémère. Avec un verbe qui
dit donc encore la violence de l’agir divin, les métaphores du sommeil ou de l’herbe soulignent
l’impuissance des hommes et la brièveté de leur vie que Dieu brise et submerge. Si l’image de
la veille dans la nuit est similaire à celle de la deuxième Lamentation, les métaphores végétales
présentent la fragilité humaine dans des termes semblables à ceux utilisés par le Deutéro-Isaïe35
(voir par exemple Is 40,6-8) pour décrire la situation de l’exil36. L’absurdité de la situation
vécue, probablement à la période néo-babylonienne, est ainsi soulignée par l’enchaînement des
images : Dieu emporte les fils d’Adam ; ils sont pareils au sommeil, au matin comme l’herbe
qui passe. Au matin (celle-ci) fleurit et passe, au soir elle flétrit et s’assèche37. Le temps est
tout entier marqué non seulement par sa fugacité, mais aussi par l’absurdité de sa fuite en avant.
Dans l’alternance des nuits et des jours il est compressé en quelque sorte, le soir ne faisant que
marquer le terme d’un processus engagé dès l’aube.
Dans un second temps (vv. 7-8), l’accusation contre Dieu se fait plus directe : la
communauté s’exprime à la première personne du pluriel et s’adresse à Dieu pour lui dire son
expérience d’être consumée par sa colère. Comme Dieu avait achevé (כלה) au septième jour
l’œuvre de sa création (Gn 2,2), il achève (כלה) ici Israël38. Celui-ci expérimente colère et fureur
divines, lesquelles le détruisent et l’épouvantent ; il est comme celui que menace un danger
mortel. Dieu ne veut pas détourner son regard des iniquités connues et inconnues (plus
littéralement ce qui nous est caché) d’Israël39. Ces fautes, qui ne peuvent être connues de
l’homme mais qui n’échappent pas à Dieu, sont placées au luminaire (מאור) de (sa) face40.
Autrement dit, les fautes d’Israël sont en permanence sous le regard divin, ce qui rend
impossible toute relation bienfaisante. ’ADON n’est plus pour Israël demeure. Dieu met un terme
à l’existence humaine et c’est là œuvre de décréation.
Dans un troisième temps (vv. 9-10), le psaume ressaisit en quelque sorte et lie les
affirmations des vv. 4-6 et 7-8 : oui tous nos jours tournent dans ton courroux, nous consumons
nos années comme un gémissement. Les jours de nos années soixante-dix ans, quatre-vingt si
c’est avec prouesses, et leur orgueil est peine et misère car il passe vite et nous nous envolons.
La fugacité de la vie des priants est mise en relation avec l’emportement de Dieu : l’une est
produite par l’autre, les jours des hommes étant emportés par le courroux divin. Le texte41 parle
33 Le suffixe troisième personne masculin pluriel du verbe זרם a en effet pour antécédent le plus proche fils d’Adam. 34 La LXX ne mentionne pas d’action divine. Ps 90,5a : ce qu’on tient pour méprisable seront leurs années. 35 Le Ps 37,2. 20 et Jb 8,12 utilisent des métaphores semblables mais elles sont appliquées aux méchants et non à
tous les hommes. De plus, les correspondances lexicales entre le Ps 90 et Is 40 sont plus grandes que celles entre
le Ps 90 et le Ps 37 ou Jb 8. 36 E. CORTESE, “Sulle redazioni finali del Salterio”, RB 106 (1999), p. 74. 37 La LXX a des optatifs dans les vv. 5b-6 : qu’au matin comme l’herbe elles passent. Que le matin elles fleurissent
et poussent, que le soir elles tombent, se durcissent et sèchent. 38 Pour un usage du verbe avec toujours Dieu pour sujet et des expressions semblables, voir Jb 4,9 ; 9,22. 39 La LXX a pour version notre temps (et non ce qui nous est caché), avec possiblement une lecture de l’hébreu
qui suit une vocalisation différente de celle du texte massorétique. ; a le plus souvent le sens de luminaire du firmament ou de la tente de la rencontre (Gn 1,14.15.16 ; Ex 25,6 מאור 40
27,20 ; 35,8.14.28 ; 39,37). Mais en Pr 15,30 et en Ps 90,8 c’est la face de Dieu qui est un luminaire, une
conceptualisation que l’on trouve aussi dans la littérature ougaritique. 41 Du moins le TM, car la LXX lit comme une araignée et souligne par-là la fragilité de l’existence, l’idée étant
peut-être précisément celle d’une méditation sur la brièveté de la vie. Sur l’hypothèse que le mot « araignée » ait
été un ajout dans la LXX, peut-être en raison d’un renvoi au Ps 38,12LXX, voir A.A. MACINTOSH, “The Spider in
de gémissement (הגה), un substantif qui n’apparaît ailleurs qu’en Éz 2,10 ; Jb 37,2 et qui pourrait
assumer ici la dimension d’une plainte, d’un cri de lamentation. C’est ainsi l’aspect douloureux
de l’existence humaine qui est soulignée, ce que prolonge le v. 10. Le TM nomme l’orgueil
des années des hommes peine et misère, indiquant ainsi l’aspect pénible de l’existence 42(רהב)
et sa vanité, car elle est emplie de soucis et d’efforts insensés que sa fugacité rend vains. Le
verbe גוז, passer (v. 10), est au singulier et son sujet indéfini. On peut certes lui attribuer pour
sujet « les jours » ou « les années », voire supposer un impersonnel (« c’est vite passé »), mais
le substantif le plus proche auquel la particule כי pourrait le relier est orgueil. On peut donc
supposer que l’orgueil laborieux et vain passe vite, comme s’enfuient les jours de la vie des
hommes. La LXX tire une leçon plus optimiste : la douceur vient sur nous et nous sommes
corrigés.
Alors que la LXX poursuit par une demande d’être instruit et d’obtenir la sagesse43, le
TM conserve dans le verset suivant une dimension pessimiste : qui connaît la force de ta
colère ? (v. 11a). Comme les traductions le manifestent, ce stique a généralement été compris
comme une question rhétorique portant sur la capacité humaine à connaître la colère divine (qui
peut connaître ?). Dans cette perspective, on interprète que si personne ne peut connaître (ידע)
jusqu’où peut aller la colère de Dieu, ce dernier peut au moins apprendre (ידע au hifil) aux
humains à compter leurs jours et à acquérir ainsi la sagesse (v. 12)44. Si tel est le cas, le ton est
ironique : quelle sagesse en effet y-a-t-il à savoir que la vie est éphémère parce que frappée par
le courroux divin (cf. v. 9) ?
Il est toutefois possible de comprendre que si la question qui connaît la force de ton
courroux est rhétorique, c’est parce que le « nous » du psaume en connaît la réponse étant donné
précisément qu’il l’expérimente45. L’interrogation serait alors proche de l’accusation, ce
qu’appuie peut-être l’obscure suite du verset : comme ta crainte, ton courroux. L’idée pourrait
être que le corollaire de la crainte de Dieu c’est paradoxalement son courroux, ce que semble
comprendre la TOB en traduisant : « plus on te craint, mieux on connaît ton courroux ! ». Le v.
12 n’en reste pas moins une crux interpretatum mais à titre d’hypothèse, dans son contexte
immédiat, il pourrait assumer une forte dimension ironique : le « nous » qui connaît la colère
de Dieu demande à ce dernier de lui enseigner (même verbe ידע au hifil) à prendre la mesure
des jours qu’emporte son courroux, puisque cela semble être la seule sagesse permise.
Éventuellement, comme le suggère R.J. Clifford, le v. 12 demanderait la capacité à compter les
jours d’affliction, la durée de la colère divine, pour qu’il soit possible d’agir de manière
appropriée. Il demeure toutefois difficile de comprendre pourquoi la communauté qui dénonce
the Septuagint Version of Psalm XC. 9”, JTS 23 (1972), pp. 113-117. La Vg donne : nos années comme une
araignée seront méditées. 42 Le terme רהב, orgueil, est un hapax que la LXX ne traduit pas puisqu’elle donne pour version le plus grand
nombre d’entre elles. 43
Et à partir de ta crainte qui connaît ta fureur ? Fais-moi connaître ta droite et ceux dont le cœur a été corrigé
dans la sagesse (vv. 11-12). 44 Voir par exemple : H.-M. WAHL, “ Psalm 90,12: Text, Tradition und Interpretation”, pp. 116-123, en particulier
pp. 122-123.
La finale du v. 12 peut être comprise de différentes manières : le verbe בוא est au hifil dans le TM et peut être pris
au sens intransitif (« arriver », « venir ») ou au sens causatif normal (« faire venir », « recueillir » et par extension
« obtenir », « acquérir »). On pourrait aussi supposer avec des versions anciennes (Aquila, Sym, Syr) un qal (et
nous entrerons dans le cœur de la sagesse ou substituer au hifil un hofal (nous serons conduits), la forme passive
se reflétant au demeurant dans la LXX. L’objet à acquérir est un cœur sage ou le cœur de la sagesse, c’est-à-dire
ultimement la sagesse. 45
Contre l’hypothèse selon laquelle la question rhétorique appelle la réponse : « personne ne connaît » et aurait
pour fonction de persuader la divinité d’agir. Cf. J.L. CRENSHAW, “The Expression מי יודע in the Hebrew Bible”,
VT 36 (1986), pp. 274-288, en particulier pp. 277-278.
l’agir divin pourrait ensuite consentir à se soumettre au châtiment divin si elle en connaissait le
terme46.
3. Le cri de la supplication (vv. 13-17).
S’élève alors une supplication à YHWH pour qu’il revienne ; entendue sur l’arrière-fond
de l’affirmation du retour des fils d’Adam à la destruction (v. 3), elle prolonge l’ironie du verset
précédent47. Elle se poursuit par un jusques à quand dont l’objet n’est même plus précisé et qui
demeure sans réponse. Elle traduit l’angoisse face à l’épreuve endurée et le caractère
insoutenable et injustifiable de la souffrance. La supplication se fait plus pressante encore en se
concentrant sur les serviteurs de YHWH envers qui ce dernier est appelé à se repentir (נחם)48. Ce
dont YHWH doit se raviser n’est pas précisé49 mais le contexte précédent ne permet aucun
doute : Dieu doit revenir de ce courroux dont la communauté interroge la durée. La double
mention des serviteurs, qui encadre la supplication (vv. 13-16), suggère que la communauté
éprouvée est demeurée fidèle à YHWH. Comme l’observe en effet M. Tate, l’expression
serviteurs est la nomination d’adorateurs loyaux durant les périodes exilique et postexilique50.
C’est pourquoi le Ps 90 en appelle à la חסד, à la bonté divine. Le psaume précédent nomme les
serviteurs outragés (Ps 89,51) et appelle aussi Dieu à revenir à ses faveurs passées : YHWH ! Où
sont tes bontés d’autrefois ? Tu avais juré à David sur ta fidélité (v. 50).
La dimension temporelle est bien présente dans ces versets, avec d’abord la supplique
d’être rassasié de la bonté de Dieu dès le matin, puis avec l’évocation de ce qui résulterait si la
demande était entendue : tous les jours la communauté priante crierait de joie (רנן) et se
réjouirait (שמח; v. 14). Avec insistance il est ensuite à nouveau demandé à Dieu de renverser la
situation, de sorte que les jours où il a humilié ses serviteurs et les années où il les a affligés de
malheur, leur soient rendus en joie (v. 15 ; même verbe שמח qu’au v. 14 mais au piel). Ainsi le
« nous » qui s’exprime dans ce psaume inscrit dans la durée les cris de joie qui s’élèveront, si
YHWH intervient pour sauver et dans le même temps tient le décompte des jours d’affliction et
des années de malheur. Le v. 16 prolonge le précédent par la reprise du même verbe ראה (au
nifal cependant) : la communauté qui a vu (ראה) le malheur demande à Dieu qu’apparaisse
son action à ses serviteurs et sa splendeur pour leurs fils (v. 16)51 ; il maintient la (ראה)
perspective d’un futur de proximité heureuse entre YHWH et ses serviteurs.
Le psaume s’achève alors sur l’expression du souhait que la faveur divine soit sur la
communauté et en appelle à Dieu pour qu’il consolide ou affermisse l’œuvre humaine et la
rende durable (v. 17). Une césure est introduite dans ce verset du fait qu’il est le seul où la
demande à Dieu est d’abord formulée à la troisième personne du singulier et non pas à la
deuxième. Avec les vv. 1b-2 il forme l’encadrement du psaume, ce que renforce peut-être un
jeu de mots, par voie d’assonance et d’allitération entre ןמעו (demeure) et נעם (faveur). Du début
à la fin du psaume se déploie ainsi un arc qui s’étend de l’univers créé par Dieu au travail de
mains humaines que la divinité est appelée à consolider et à intégrer en quelque sorte dans sa
propre création ou plus simplement, si le polel de כון est entendu en un sens factitif, à approuver,
à prendre en considération (voir Jb 8,8).
Il est certain que si les douze premiers versets sont lus comme une méditation
sapientielle sur la mortalité humaine s’achevant sur une demande d’apprendre à compter les
46 R.J. CLIFFORD, “What does the Psalmist ask for in Psalms 39:5 and 90:12?”, p. 66. 47 La supplication des derniers versets rend difficile l’interprétation du v. 12 en termes d’espoir comme le propose
W.D. Tucker (W.D. TUCKER, “Exitus, Reditus, and moral Formation in Psalm 90”, p. 154). 48 Le TM, plus que la LXX qui donne pour version au v. 13 laisse-toi invoquer par tes serviteurs, demande à Dieu
de se raviser. 49 Alors qu’avec le même verbe Ex 32,12 demande à Dieu de se raviser de son projet de faire du mal à son peuple. 50 M.E. TATE, Psalms 51-100, WBC 20, Dallas, 1990, p. 438. Cf. Is 54,17 ; 56,6 ; 63,17 ; 68,8.9.13.14.15 ; 66,14 ;
Dn 1,12.13 ; Ne 1,6.7.10.11 ; Jb 42,7.8. 51 La LXX traduit : vois tes serviteurs et tes œuvres et guide leurs fils.
jours et à obtenir ainsi la sagesse du cœur, ils apparaissent en rupture avec les vv. 13-17 dans
lesquels la communauté priante, qui se considère constituée de serviteurs, supplie Dieu de se
raviser. Dès lors la finale du psaume, qui concerne Israël, peut être considérée comme un ajout
ainsi que le proposent H. Gunkel ou E. Zenger52 : alors que les vv. 1-12 réfléchiraient à
l’universelle condition mortelle de l’humanité, les vv. 13-17 constitueraient une actualisation
du psaume primitif par un groupe soumis à une grande détresse et dont la vie est menacée. Mais
si, comme le propose R.J. Clifford, qui remarque la proximité de ce psaume avec le Ps 3953, les
douze premiers versets de ce psaume sont des arguments visant à persuader Dieu de se détourner
de sa fureur, le psaume tout entier apparaît comme la supplication angoissée d’une communauté
qui aspire à expérimenter à nouveau la protection divine54. Dans une perspective assez
semblable, J. Schnocks, qui le range pourtant dans les écrits de sagesse, conclut que le Ps 90
n’est pas une lamentation sur la brièveté de la vie humaine mais bien plutôt une lamentation sur
la durée d’une situation de détresse qui, dans le contexte du quatrième livre du Psautier, pourrait
être identifiée à l’expérience de l’exil55. Est-ce suffisant cependant de dire que cette dernière
est d’autant plus douloureusement vécue que la condition humaine est fragile et fugace ? Peut-
on par ailleurs estimer que le courroux divin est motivé par la faute du peuple, alors même que
ni son existence ni l’ampleur du châtiment qui s’ensuit ne sont justifiés de la sorte ?
L’hypothèse de lecture jusqu’ici avancée a interprété les vv. 1-12 comme la mise en
cause d’un Dieu qui n’est plus fidèle à ce qu’il a été dans le passé et qui s’acharne sur son
peuple. Sans exclure que le psaume en sa forme finale soit le produit de réécritures, elle propose
de lire les vv. 13-17 dans le prolongement des précédents : dans sa dynamique d’ensemble, le
psaume supplie YHWH non seulement de se révéler comme ’EL, Dieu créateur, mais aussi
comme celui qui se laisse rencontrer sur la montagne sainte. Le « nous » qui s’exprime dans ce
psaume fait l’expérience que ’EL est celui qui le fait retourner au broiement ou à la destruction,
que ’ADON place au luminaire de sa face ses iniquités et ses fautes cachées, s’acharnant ainsi
sur lui. C’est lui qui expérimente que le courroux divin rend vain l’orgueil de ses jours. Comme
il craint Dieu, il connaît sa colère ! C’est pourquoi il le supplie de se raviser, condition pour
qu’il en revienne à une attitude de jubilation et de louange, caractéristique de serviteurs qui
éprouvent l’agir bienfaisant de Dieu et voient sa puissance à l’œuvre.
En faveur d’une lecture unifiée du psaume, il est à remarquer que la colère de Dieu, que
nomment les trois termes אף (colère, vv. 7.11), חמה (fureur, vv. 7), עברה (courroux, vv. 9.11) y
occupent une place centrale. Mais plus encore, la dimension temporelle y est omniprésente,
comme le nombre d’occurrences de יום (vv. 9.12.14 et à l’état construit vv. 10.15) et de שנה (vv.
4.5.9.10[3x].15), de בבקר (vv. 5.6.14) le laissent rapidement observer. De toujours à toujours
Dieu est ’EL, et pourtant il se laisse appréhender dans le temps, d’âge en âge ou de génération
en génération (pour tes serviteurs… pour leurs fils ; v. 16). Le psaume dénonce que des
hommes, de par nature finis et fragiles, vivent une situation destructrice de longue durée. Mais
cette perception d’un désastre national durable contredit et la foi en ce que Dieu est ’EL de
toujours à toujours et l’expérience qu’il a été, dans la durée aussi, demeure. Si toutefois l’espace
où il se laisse rencontrer n’est plus accessible à la communauté, il peut et doit se révéler comme
le créateur qui a engendré la terre et le monde et peut en assurer la permanence et la stabilité.
Conclusion.
52 H. GUNKEL, Die Psalmen - übersetzt und erklärt, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1929, p. 399; F.-L.
HOSSFELD, E. ZENGER, Psalmen 51-100, Übersetzt und ausgelegt, Freiburg-Basel-Wien, Herder, HThKAT, 2000,
pp. 607-608. 53 Comparer en particulier Ps 39,5 et Ps 90,12. 54
R.J. CLIFFORD, “Psalm 90: Wisdom Meditation or communal Lament? “, pp. 59-66. 55 J. SCHNOCKS, Vergänglichkeit und Gottesherrschaft, p. 145.
Le Ps 90 établit d’emblée que l’enfantement de la terre et du monde est plus originel
que l’engendrement de la montagne sainte ; il signale que ’ADON n’est plus demeure et qu’il a
placé au luminaire de sa face les fautes d’Israël ; il donne une grande importance à la dimension
temporelle. Le décret divin de faire retourner les humains à la destruction, la référence à la
veille de la nuit et les métaphores végétales suggèrent une évocation de l’exil en arrière-fond
du psaume, dont les derniers versets appellent le terme. Le texte en son entier ne se présente
donc pas comme une méditation sapientielle sur la fugacité de la vie humaine en général, mais
comme une supplication qui n’hésite pas à désigner Dieu comme le responsable de la situation
de destruction vécue et qui l’appelle à se raviser. Car si Dieu n’est plus demeure de son peuple
et ne peut plus être rencontré sur la montagne sainte, il peut manifester sa puissance de créateur
et préserver la vie de ses serviteurs.
Dans le titre du psaume la prière est attribuée à Moïse, l’homme de ELOHIM ; dans le Ps
106, ce dernier est présenté comme celui qui se tient sur la brèche devant Dieu et qui détourne
sa fureur destructrice (Ps 106,23), la proximité de cette présentation avec le texte d’Éz 22,30
suggérant une évocation de l’exil à Babylone56. Cet élément d’interconnexion entre le premier
et le dernier psaume du quatrième livre corrobore que le Ps 90 est une lamentation collective
qui n’hésite pas à accuser Dieu de la catastrophe qui s’est abattue sur le peuple, tout en
continuant à faire appel à lui et à espérer malgré tout un changement radical de situation. Après
les psaumes de protestation (Ps 74 ; 80 ; 89) du troisième livre57 et composé comme eux sans
doute entre le VIème et le début du Vème siècle, il assure une transition avec la collection suivante,
qui apporte une réponse à la destruction de Jérusalem et à la disparition de la dynastie davidique.
Dans l’ensemble des Ps 90-92, il construit une séquence supplication - oracle de salut - action
de grâce, qui trouve un prolongement dans des psaumes mettant l’accent sur la royauté de
YHWH. Autrement dit, le positionnement de ce texte dans le Psautier appuie l’hypothèse selon
laquelle il a pour arrière-fond l’expérience de l’exil.
En définitive, s’il n’est pas exclu que le Ps 90 soit le produit de réécritures, la tradition
textuelle que reflète le texte massorétique ne permet pas de qualifier ce psaume de sapientiel
sur la base du critère thématique de la brièveté de l’existence humaine. En effet, dans ce psaume,
les références à la fugacité de la vie n’orientent pas vers une juste appréciation de la finitude
humaine et n’indiquent pas la voie d’une vie heureuse mais imprègnent une lamentation
collective occasionnée par la douloureuse expérience de la période néo-babylonienne. Elles
servent non seulement à dénoncer que Dieu ne fait aucun cas de la durée de l’épreuve endurée
et de la plainte qui s’élève vers lui, mais plus encore qu’il est celui qui broie son peuple, qui
dans sa fureur le brise et le submerge. Ce dernier expérimente la violence et le caractère
arbitraire du courroux divin, sa propre impuissance et l’inanité de son existence. Dans ce
contexte, la demande d’obtenir la sagesse acquiert une tonalité ironique, puisqu’il s’agit
d’apprendre la mesure des jours emportés par la fureur divine.
Il est vrai toutefois que ce psaume affronte le problème d’un agir divin qui ne rétribue
pas ses serviteurs selon leur fidélité. En ce sens, le critère avancé par S. Weeks pour qualifier
ce psaume de « sapientiel » se révèle le plus pertinent. Mais la question de la rétribution,
largement présente dans les livres dits sapientiaux de l’Ancien Testament, n’est ici qu’effleurée
au sein de l’accusation portée contre Dieu, et est au service de l’appel à ce dernier pour qu’il se
ravise.
Au final, il semble donc plus juste de dire que ce psaume de lamentation intègre des
considérations sur la fugacité humaine pour appuyer sa supplication. S’il est toutefois possible
de rapporter à une forme de sagesse les considérations sur le caractère éphémère de l’existence
56 S. RAMOND, Les leçons et les énigmes du passé. Une exégèse intra-biblique des psaumes historiques, Berlin, de
Gruyter, BZAW 459, 2014, p. 184. 57 Cf. S. RAMOND, « La voix discordante du troisième livre du Psautier (Psaumes 74, 80, 89) », Bib 96.1 (2015),
pp. 39-66.
humaine et les tentatives de lui donner du sens, alors il est sans doute permis de conclure qu’un
registre sapientiel imprègne le psaume.
Reste que la version de la LXX présente pour ce psaume des variantes assez marquées58,
qui donnent au texte une tonalité plus optimiste et, s’il faut continuer à utiliser la qualification,
plus typiquement sapientielle. L’accusation adressée à Dieu y est en particulier transformée en
une imploration. Il y aurait lieu alors de tenter d’évaluer si la Vorlage hébraïque de la LXX
diffère du TM ou – plus probablement - si les variantes entre le TM et la LXX révèlent cette
dernière comme la « correction », en quelque sorte, d’un texte reflété par le premier, lequel
pouvait apparaitre trop provoquant en raison de sa protestation contre le comportement divin.
58 On peut se reporter à H. GZELLA, Lebenszeit und Ewigkeit. Studien zur Eschatologie und Anthropologie des
Septuaginta-Psalters, Berlin, Philo, BBB 134, 2002.