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2015 CHIMPANZÉS À LA RETRAITE SOUS LE SOLEIL DE FLORIDE

Date post: 17-Nov-2023
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Au printemps 1959, la NASA (National Aeronautics and Space Administration), récemment créée, sélectionna une centaine de pilotes d’essai dans le cadre de la course à la conquête de l’espace menée par les Etats-Unis contre l’U.R.S.S. La même année, une soixantaine de chimpanzés furent enrôlés par la United States Air Force, et intégrés dans l’Holloman Aerospace Medical Center [1], à Alamogordo (état de New Mexico), afin de tester les vols spatiaux habités : on s’interrogeait alors sur les effets délétères de ces vols sur les humains. Parmi les chimpanzés, Ham, un mâle capturé au Cameroun et élevé en Floride, connaîtra un destin exceptionnel. En effet, si Alan Shepard Jr.[2] et Gus Grisson furent les premiers Américains envoyés dans l’espace en vol su- borbital [3], le 5 mai 1961, ils ne furent pas les pionniers de ce genre d’exploit. Âgé de trois ans seulement, Ham réussit la même performance, quelques mois avant eux. Il faisait en effet partie des six chimpanzés choisis par l’Holloman, pour suivre des sessions d’entraînement. Progressivement habitué à rester de très longues périodes dans un siège spécial lui entravant les jambes et le haut des bras, Ham avait appris une série de manoeuvres par conditionnement opérant [4] : des chocs électriques lui étaient appliqués sur la voûte plantaire en cas de réponse incorrecte, alors qu’il était récompensé par des bonbons à la banane lorsqu’il agissait conformément aux instruc- tions et dans le temps imparti. Chimpanzés à la retraite sous le soleil de Floride Par Chris HERZFELD Philosophe des sciences. Spécialiste de l’histoire de la primatologie et des relations entre humains et grands singes Situé à Fort Pierce, en Floride, le sanctuaire « Save the Chimps » est le plus grand refuge de chimpanzés au monde. Histoire d’une success story et visite guidée d’un lieu entièrement dédié à nos plus proches cousins. Fort Pierce (encadré de rouge) est situé sur la côte Est de Floride entre Cap Canaveral (en jaune) et Miami (en bleu) Vue aérienne du sanctuaire « Save the Chimps » © Save the Chimps Le chimpanzé HAM en tenue de « chimponaute » avant le vol du 31 janvier 1961 © Terres contées
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Au printemps 1959, la NASA (National Aeronautics and Space Administration), récemment créée, sélectionna une centaine de pilotes d’essai dans le cadre de la course à la conquête de l’espace menée par les Etats-Unis contre l’U.R.S.S. La même année, une soixantaine de chimpanzés furent enrôlés par la United States Air Force, et intégrés dans l’Holloman Aerospace Medical Center [1], à Alamogordo (état de New Mexico), afin de tester les vols spatiaux habités : on s’interrogeait alors sur les effets délétères de ces vols sur les humains. Parmi les chimpanzés, Ham, un mâle capturé au Cameroun et élevé en Floride, connaîtra un destin exceptionnel. En effet, si Alan Shepard Jr.[2] et Gus Grisson furent les premiers Américains envoyés dans l’espace en vol su-borbital [3], le 5 mai 1961, ils ne furent pas les pionniers de ce genre d’exploit. Âgé de trois ans seulement, Ham réussit la même performance, quelques mois avant eux. Il faisait en effet partie des six chimpanzés choisis par l’ Holloman, pour suivre des sessions d’entraînement. Progressivement habitué à rester de très longues périodes dans un siège spécial lui entravant les jambes et le haut des bras, Ham avait appris une série de manœuvres par conditionnement opérant [4] : des chocs électriques lui

étaient appliqués sur la voûte plantaire en cas de réponse incorrecte, alors qu’il était récompensé par des bonbons à la banane lorsqu’il agissait conformément aux instruc-tions et dans le temps imparti.

Chimpanzés à la retraite sous le soleil de Floride

Par Chris HERZFELD

Philosophe des sciences. Spécialiste de l’histoire de la primatologie et des relations entre humains et grands singes

Situé à Fort Pierce, en Floride, le sanctuaire « Save the Chimps » est le plus grand refuge de chimpanzés au monde. Histoire d’une success story et visite guidée d’un lieu entièrement dédié à nos plus proches cousins.

Fort Pierce (encadré de rouge) est situé sur la côte Est de Floride entre Cap Canaveral (en jaune) et Miami (en bleu)

Vue aérienne du sanctuaire « Save the Chimps » © Save the Chimps

Le chimpanzé HAM en tenue de « chimponaute » avant le vol du 31 janvier 1961

© Terres contées

Le 31 janvier 1961, le jeune primate prit place dans la fusée Mercury Redstone, au Cap Canaveral, en Floride. Âgé d’environ 5 ans, haut de 120 cm et pesant 16 kilos, il remplit parfaitement sa mission. Lorsqu’il fut récupéré dans l’Atlantique après un peu plus de 16 minutes de vol culminant à 250 kilomètres au-dessus de la Terre, il était terrorisé. Le public interpréta pourtant l’expression d’ef-froi affichée sur son petit visage, comme un large sou-rire. Il devint ainsi, non seulement le premier chimpanzé, mais aussi le premier hominidé, le premier primate an-thropoïde (deux groupes dans lesquels figure également l’être humain), à avoir été envoyé dans l’espace et à en revenir vivant : Youri Gagarine effectua son vol plus de deux mois après lui. Désormais célèbre sous le nom de Ham the Chimp ou Ham the Astrochimp, il fut immorta-lisé, le 10 février 1961, par une couverture du Life [5] . Il fut ensuite transféré au Zoo de Washington, où il vécut, isolé, de 1963 à 1980. Il finira ses jours au Charlotte Zoological Park à Asheboro, en Caroline du Nord, le 17 janvier 1983, à 26 ans, c’est-à-dire à un âge largement inférieur à celui généralement atteint en captivité. Après Ham, ce fut au tour d’un autre chimpanzé, appelé Enos, de préparer la mission de John Glenn Jr., premier astro-naute à voler sur orbite terrestre, le 20 février 1962. Trois mois avant Glenn, Enos s’envolait à bord de la fusée Mercury Atlas. Ce jour-là, le 29 novembre 1961, le chimpanzé, mis sur orbite terrestre, se comporta en véri-table héros : malgré les dysfonctionnements du système électronique, il accomplit consciencieusement tous les gestes qu’il avait appris, pendant toute la durée du vol de plus de trois heures. Il recevait pourtant des décharges alors qu’il réalisait des manœuvres correctes. Si les hu-mains avaient fait preuve d’une grande intelligence et de capacités techno-scientifiques extraordinaires pour arri-ver à envoyer des fusées dans l’espace, puis, plus tard, à marcher sur la lune, ils avaient, à l’évidence, largement sous-estimé les capacités cognitives de leurs plus proches cousins, ainsi qu’une indiscutable bonne volonté à collaborer avec les techniciens de la NASA. Se mon-trant plus intelligent que la machine, Enos a, de la sorte, démontré qu’il était soucieux de réussir sa mission et qu’il avait parfaitement compris ce qu’on attendait de lui. Il ne fut cependant aucunement remercié pour son héroïsme et mourut d’une sévère dysenterie, seul dans sa cage, onze mois après le vol. De surcroît, et malgré les connaissances qui commençaient à s’accumuler à leur propos (compétences sociales, capacités cognitives, vie émotionnelle, aptitudes techniques), les grands singes de l’ Holloman Air Force Base furent bientôt considérés comme du « matériel en surplus » pour lequel il s’agis-sait de trouver une nouvelle utilisation. On décida de les « recycler », eux et leurs descendants (nés dans la nurse-rie de la base), dans des laboratoires biomédicaux. Une façon surprenante de témoigner de la reconnaissance à ces aspirants « chimponautes » qui avaient pourtant grandement contribué à la réussite d’un projet majeur : rien de moins que la victoire des Etats-Unis dans la course à la Lune annoncée en mai 1961 par le Président John F. Kennedy, après l’envoi, par l’Union Soviétique du premier satellite artificiel (Spoutnik) et du premier

homme dans l’espace, au grand dam des Américains per-suadés de leur supériorité dans le domaine spatial.

Le projet d’une vie

Carole Jean Coney est âgée de 12 ans lors des premiers exploits des astronautes américains. Quelque trente ans plus tard, elle apprend que le département où sont confinés les primates de la U.S. Air Force va fer-

mer ses portes. Après avoir été l’objet d’expériences di-verses et avoir survécu à des conditions de vie et à des entraînements très éprouvants, les chimpanzés risquent d’être intégrés dans l’enfer des laboratoires de recherche biomédicale. Devenue Carole Noon (Noon étant le nom de son ex-mari, Michael Noon), Carole ne peut se rési-gner à les abandonner à ce destin tragique. A partir de 1997, elle met tout en œuvre pour réaliser un vieux rêve, la création d’un sanctuaire [6] destiné aux grands singes. Son projet commence à se concrétiser en 2001 lors-qu’elle acquiert un terrain de plus de 60 hectares, an-cienne plantation d’orangers dotée d’un lac de 135.000 m2, dans la banlieue de Fort Pierce, en Floride. Com-mence alors une lutte de tous les jours, pour préparer et assurer un futur à ses protégés : il faut trouver des fonds, former une équipe et organiser le chantier afin de faire sortir de terre, au plus vite, la « cité de chimpanzés » à laquelle elle a tant rêvé. Tout doit être pris en compte : sécurité, nourrissage, soins, nettoyage, personnel spécia-lisé, administration, communication, enrichissement du milieu pour les grands singes, sans oublier une donnée, très importante aux yeux de Carole : la beauté des lieux. Il faudra, de surcroît, bien des batailles juridiques pour parvenir à sauver les chimpanzés retraités de l’US Air Force de leur destin funeste, ainsi qu’à la fermeture du laboratoire où la plupart de ces primates auraient dû ter-miner leur triste existence, la Coulston Foundation (TCF), à Alamogordo.

Carole Noon, une personnalité hors du commun L’histoire du plus grand refuge pour chimpanzés au monde, Save the Chimps, se confond de la sorte avec l’histoire d’une femme exceptionnelle, au caractère bien trempé. L’épopée de Carole Noon commence en 1981, lorsqu’au cours de ses études de sciences à la Florida Atlantic University, elle assiste à une conférence de Jane Goodall. Elle en sort en sachant à quelle cause elle veut désormais consacrer le reste de sa vie. Elle s’engage

Ci-contre : le Dr. Carole Noon

(alors Carole Jean Coney) avant son départ

pour l’Afrique © Save the Chimps

d’abord dans un programme de recherche sur les chim-panzés captifs, pour le Jane Goodall Institute. Elle part, ensuite, sur le terrain, dans un orphelinat dédié aux chimpanzés, Chimfunshi Wildlife Orphanage, en Zam-bie. Elle y complète ses connaissances à propos des pri-mates et obtient son doctorat en 1996 à la University of Florida. Elle rentre d’Afrique en 1997 et décide alors de lutter sans relâche pour offrir de meilleures conditions de vie aux anthropoïdes exploités dans le domaine de la recherche ou dans l’industrie du divertissement, aux Etats-Unis. C’est alors qu’elle apprend que les cent qua-rante-et-un « U.S. Air Force Chimpanzees » vont termi-ner leurs jours dans des laboratoires. Elle vainc tous les obstacles, trouve des fonds et arrache l’accord de l’ Holloman Aerospace Medical Center, pour un premier départ de chimpanzés vers la Floride, en avril 2001. Les vingt-et-un singes arrivent à Fort Pierce, dans son sanc-tuaire, encore en construction. Les employés et les vo-lontaires de Save the Chimps, très motivés, s’organisent au mieux pour les accueillir dans de bonnes conditions. Cependant, il reste plus de cent primates à sauver. Le soutien moral et financier de Jon Stryker, biologiste et fondateur de l’Arcus Foundation, sera alors déterminant. Grâce à lui, Carole Noon est en mesure de racheter le laboratoire Coulston, embourbé, à cette période, dans d’importants problèmes budgétaires. Les 266 singes du laboratoire font partie de la transaction. Ils représentent vingt pour cent de l’ensemble des chimpanzés vivant sur le territoire américain. Carole transforme les lieux et en bannit, évidemment, toute forme d’expérimentation. En un an, la vie des primates change radicalement. Une des premières dispositions fut de les sortir de leur isolement et de leur permettre de former des groupes sociaux. Un des anciens labos devient une cuisine où l’on prépare, avec soin, des repas de fruits et de légumes frais. Les cages sont agrandies, chauffées, réaménagées et équi-pées de hamacs. Des enclos sont installés à l’extérieur, de même que des structures où les grands singes peuvent grimper et s’exercer. Ils reçoivent des couvertures, des jouets, des magazines et divers accessoires, en fonction de leurs préférences. L’équipe, les lieux, l’esprit qui y règne et, bien entendu, les chimpanzés, sont transformés. Désormais les primates du Coulston ont des droits et ils sont respectés. Engagés en une autre forme d’existence, ils explorent les nouvelles possibilités qui leur sont offertes et changent de comportement : ils se montrent progressivement moins craintifs, moins agressifs et plus confiants.

Émigration de chimpanzés vers la Floride Carole se lève tous les jours à l’aube. Ses journées sont longues, mais elle est portée par son projet : transférer tous les primates de l’ancienne Fondation Coulston en Floride. La lente migration des chimpanzés commencée en avril se poursuit : les sept premiers transferts sont opérés par camion et par avion. Ensuite, Carole décide d’aménager un bus afin d’assurer davantage de confort aux primates. Accompagnés de leurs soigneurs, les primates, au nombre de dix par voyage, entament leur

périple d’environ 2.900 kilomètres vers Fort Pierce. En principe le trajet dure 28 heures, mais il prend une qua-rantaine d’heures en raison des arrêts indispensables au bien-être des grands singes et de leurs accompagnants, ainsi qu’au ravitaillement en essence et nourriture. Vingt-sept transferts furent menés entre 2003 et 2011. La dis-tance parcourue se monte à plus de 160.000 kilomètres. Ce fut le plus important sauvetage de chimpanzés captifs de l’histoire occidentale… Premiers arrivés à Save the Chimps, les chimpanzés héros de l’espace sont installés sur l’île qui fait face à la maison du Docteur Noon. L’équipe déjà en place est très émue de les voir faire leurs premiers pas dans l’herbe. Tous montrent une extrême prudence. Leur curiosité na-turelle prend cependant rapidement le dessus. Bientôt ils se lancent dans l’exploration de leur nouveau territoire. La personnalité de chacun se révèle progressivement. Après des années d’enfermement, les chimpanzés décou-vrent une forme d’autonomie. Ils ont enfin la possibilité de vivre à l’air libre, en compagnie de leurs congénères, d’opérer des choix et de manifester des préférences. Carole Noon ne s’arrête cependant pas à cette victoire. Des singes transformés en « matériel » de laboratoire Carole décide en effet d’étendre la croisade menée pour les primates de la US Air Force et du laboratoire Coulston, à tous les chimpanzés victimes de la recherche biomédicale. Elle n’a jamais cessé de se battre pour les arracher à leur existence misérable et leur offrir une fin de vie paisible. Objets d’expérimentation ou machines à reproduire, la plupart des primates qui ont trouvé refuge à Save the Chimps grâce à elle, ont vécu le pire dans dif-férents laboratoires des Etats-Unis, non seulement à la Fondation Couslton (qui compta, sans doute, jusqu’à 650 chimpanzés), mais aussi en d’autres lieux, notamment le Laboratory for Experimental Medicine and Surgery in Primates (LEMSIP), à New York, ces deux laboratoires étant les plus importants des onze présents aux States dans les années 1990. Les labos biomédicaux comptent,

Bus spécialement aménagé pour le transfert des chimpanzés du laboratoire Coulston, situé à Alamagordo

(état du New Mexico) vers la Floride © Gaia Light

aujourd’hui, à peu près sept cent cinquante chimpanzés [7]. Cependant, le U.S. Fish & Wildlife Service a décidé, en juin dernier, d’étendre aux chimpanzés captifs la loi de protection des espèces en danger (Endangered Species Act - ESA) jusqu’ici uniquement appliquée aux chimpanzés dits « sauvages ». Prenant effet en sep-tembre 2015, cette loi constitue une avancée majeure concernant le bien-être des singes anthropoïdes, aux Etats-Unis. Elle impose désormais l’obtention de permis de détention, limite fortement les recherches scienti-fiques et protège les grands singes de tout mauvais traite-ment [8]. En Europe, la recherche biomédicale utilisant les grands singes a été interdite par la Communauté Eu-ropéenne en 2010 [9]. Avant cela, les chimpanzés avaient néanmoins longtemps payé le prix fort en souffrance et en détresse. En raison de leur proximité avec les hu-mains, ils furent instrumentalisés dès la fin du XIXe siècle, notamment dans les singeries de l’Institut Pasteur à Paris, puis, au début du XXe siècle, dans le centre Pastoria de Kindia (fondé par le même Institut), en ex-Guinée française. C’est là que fut, par exemple, mis au point le vaccin contre la tuberculose (BCG), cette réus-site encourageant, probablement, certains laboratoires à exploiter les anthropoïdes dans le domaine de la recherche médicale.

Les chimpanzés d’Hollywood mis à la retraite…

Le docteur Noon ne s’arrêta pas à ces premiers combats : elle fut également sensible au sort des chimpanzés ex-ploités dans l’industrie du divertissement ou comme ani-maux de compagnie. Plusieurs d’entre eux ont également trouvé un foyer à Save the Chimps. Rappelons que de nombreuses figures de singes occupent une place privi-légiée au sein de la culture américaine : King Kong, Cheetah, Georges le petit curieux (Curious George), Digit et les gorilles de Dian Fossey, Fifi et les chimpan-zés de Jane Goodall… pour ne citer que les plus cé-lèbres. Les sociétés commerciales, les producteurs de films et les directeurs de grands parcs d’attraction con-naissent le capital de sympathie lié à la présence de ces proches cousins dans les publicités, films, lieux de diver-

tissement ou illustrations diverses (littérature enfantine, cartes postales, couvertures de livre ou de magazine, etc.). En coulisse, du côté des dresseurs qui les préparent à ce type de « carrière », tout se passe bien tant que les anthropoïdes sont jeunes : ils sont souvent intégrés dans la maison de leur éleveur, comme un membre de sa fa-mille, et s’adaptent parfaitement à la situation. En re-vanche, dès qu’ils s’acheminent vers l’adolescence, ils deviennent souvent dangereux en raison de leur force et de leur caractère imprévisible. Après avoir rapporté des contrats lucratifs à leur « propriétaire », ils sont alors inexploitables, car impossibles à contrôler. Âgés de sept ou huit ans, il leur reste pourtant une cinquantaine d’an-nées à vivre et leur entretien est extrêmement coûteux. Le seul moyen d’en tirer encore quelques bénéfices con-siste à les vendre à des zoos itinérants, à des centres de reproduction ou à des laboratoires. Dans ce genre de la-bo, ils basculent d’un foyer douillet à des cages froides et vides, dénuées de tout confort, où, mis à l’isolement, ils sont voués à la souffrance et à la mort. Dans les zoos locaux non conventionnés, ils doivent, en général, sup-porter des conditions de captivité déplorables et non-respectueuses de leurs besoins physiques, sociaux et co-gnitifs. Derrière l’apparence très touchante de jeunes chimpan-zés ou orangs-outans habillés de ravissantes petites robes ou de tenues de base-ball, et mis en scène dans des dé-cors de pacotille, se profilent donc des tragédies. Il en est de même pour les chimpanzés vendus comme animaux de compagnie, ou comme enfants de substitution à des

Le chimpanzé Howard enfermé dans une cage de la Fonda8on Coulston © Save the Chimps

Tarzan et sa famille : Cheetah, Boy et Jane

Film « Tarzan’s New York Adventures » MGM, 1942

[Edgar Rice Burroughs, Tarzan of the Apes, 1912]

© Be%mann /CORBIS

Curious George, héros de

livres pour enfants écrits

et illustrés par Margret

et Hans Augusto REY

entre 1940 et 1970

personnes en mal d’affection, ou bien encore à des amoureux sincères des grands singes, qui ne savent pas dans quel engrenage ils s’engagent lorsqu’ils font entrer un bébé primate dans leur foyer. Ces anthropoïdes éprouvent beaucoup de difficultés à s’habituer à de nou-velles contraintes et à vivre parmi leurs congénères, lors-qu’ils doivent quitter leur première famille. N’ayant ja-mais eu pour partenaires que des humains, ils ne possè-dent ni les codes, ni les usages, ni les savoirs nécessaires à la vie en société au sein de leur propre espèce. Ils ne savent tout simplement pas « comment être des singes ». Élevés comme des enfants par les hommes, ils intègrent même certaines formes de « devenir-humain » [10], s’ap-propriant divers savoir-vivre, techniques, habitudes et « manières-d’être-au-monde », spécifiques aux humains. Le changement de vie qu’on leur impose les perturbe énormément et les fait souvent sombrer dans de véri-tables dépressions. Les chimpanzés venus du divertisse-ment, eux, n’osent rien toucher de ce qui les entoure. Pour des questions d’assurance et de protection des ac-teurs, ils sont en effet dressés en ce sens pour répondre aux attentes du marché hollywoodien. Ils éprouvent, eux aussi, beaucoup de difficultés à se conformer à des modes de vie différents de tout ce qu’ils ont connu.

Un sanctuaire pour les grands singes africains sur la côte Est de la Floride

Dans la petite cité spécialement aménagée pour eux, les 255 chimpanzés de Save the Chimps (qu’ils viennent de laboratoires, de familles de substitution ou d’Holly-wood), coulent désormais des jours paisibles sur douze îles, chacune d’une surface d’environ 12.000 mètres car-rés. Ces îlots sont tous pourvus d’un bâtiment d’habita-tion pour les chimpanzés, de jeux et de structures : por-tiques, ponts, plateformes, tunnels, hamacs. Les singes sont libres d’aller et venir. Les larges plans d’eau qui les entourent jouent le rôle de barrière naturelle : en prin-cipe, les primates ont peur de l’eau et ne savent pas nager. Ce sont, par ailleurs, toujours les mêmes soi-gneurs qui sont affectés aux mêmes groupes, afin de per-

mettre le renforcement des liens de confiance entre eux et la vingtaine d’individus qui vivent sur chaque île. Le sanctuaire est animé par une équipe de soixante per-sonnes et par environ cent quarante volontaires (dont une dizaine sont présents presque chaque jour), qui veillent à assurer les meilleures conditions de vie aux pension-naires de Save the Chimps. Ils leur préparent quotidien-nement des repas de légumes et de fruits frais (plus de 1300 bananes par jour), diverses gourmandises (sous forme de fruits secs, de glaçons au jus de fruits ou de tartines de confiture), des activités et des jeux qui enri-chissent les opportunités offertes par leur environne-ment. Les techniciens animaliers leur distribuent des jouets, des animaux en peluche, des accessoires divers (lunettes, chapeaux, chaussures, etc.), des piscines en plastique et des récipients pour jouer dans l’eau, des ma-gazines et des couvertures, afin qu’ils puissent construire des nids le soir. De plus, une bonne partie des singes

peint. L’équipe de Save the Chimps tente, en effet, de mettre en place différentes formes d’ « enrichissement du milieu » [11], afin de stimuler leur intelligence, leur créativité, leur esprit ludique.

Sauver les chimpanzés… Carole Noon s’éteignit le 2 mai 2009, à 59 ans, atteinte d’un cancer du pancréas. Installée dans une maison qui

« Île de Kiley » Chaque île porte le nom d’un chimpanzé.

Ici : l’île occupée par la troupe du chimpanzé Kiley. © Save the Chimps

Ci-contre : le chimpanzé Dylan après une séance de peinture...

© Save the Chimps

Le Docteur Carole Noon photographiée en avril 2006 devant l’île située en face de sa maison. Il s’agit de l’île où sont installés les premiers chimpanzés arrivés dans

le sanctuaire et venus de la US Air Force . © People Magazine & Save the Chimps

Renvois :

[1] Un département spécial y fut créé pour les chimpanzés, l’Alamogordo Primate Facility (A.P.F.). [2] Alan Shepard fut également commandant de la mission Apollo 14 et cinquième homme à marcher sur la lune. [3] À une vitesse inférieure à celle nécessaire pour être placé en orbite terrestre. [4] Disposi8f d’appren8ssage développé par l’école béhavioriste au milieu du XX

e siècle, basé sur le renforcement du

comportement recherché, par le biais d’un système de puni8ons-récompenses.

[5] hOp://8me.com/3456378/life-with-the-astrochimps-early-stars-of-the-space-race/

[6] Le mot « sanctuaire » est u8lisé en français au sens figuré de « refuge » ou d’« asile », pour désigner les lieux où on

accueille des animaux, auxquels on assure une vie paisible et à l’abri de toute aOeinte à leur intégrité.

[7] Si on ajoute à ces chimpanzés les individus exploités dans l’industrie du diver8ssement ou dans le marché des « animaux de

compagnie », ainsi que ceux qui vivent dans les zoos, environ 1790 chimpanzés résident en Amérique du Nord. Source :

hOp://www.chimpcare.org/.

[8] Voir le site de la U.S. Fish & Wildlife Service : hOp://www.fws.gov/endangered/what-we-do/chimpanzee.html.

[9] Il faut spécifier que d’autres espèces de primates, non-anthropoïdes, con8nuent à être u8lisées dans les labos de

recherche.

[10] Voir le 4ème

chapitre du livre Pe3te histoire des grands singes (C. Herzfeld, Paris: Seuil, 2012).

[11] Voir le site : Great Apes Enrichment Project - hOp://www.gaep.eu/.

Ce que vous pouvez faire

Soutenir l’équipe de Save the Chimps par l’envoi de cartes postales. Comme le dit Molly Polidoroff, directrice du sanc-tuaire, il est important pour l’équipe de savoir qu’on sou-tient leur cause et leur travail, partout dans le monde.

Par ailleurs, le sanctuaire fonctionne à 100 % grâce aux donations (en argent ou en nature : couvertures, boissons, nourriture, jouets, produits d’entretien, etc.), à divers parte-nariats avec des entreprises locales ou nationales, et aux associations, comme l’Arcus Foundation. Les frais se mon-tent à environ 16 000 $ par an et par chimpanzé. Plus de 4 millions doivent donc être trouvés chaque année pour les 255 chimpanzés du sanctuaire.

Par ailleurs, un des projets en cours consiste à pourvoir chaque île de trois grandes termitières artificielles. Le coût de l’opération est de 12 000 dollars pour chaque ensemble de trois termitières, à multiplier par le nombre d’îles. Soit au total, environ 100 000 dollars. Des donations peuvent se faire via le site : https://www.savethechimps.org/about-us/ways-to-give/.

Adresse postale : Save the Chimps, 16891 Carole Noon Lane,

Fort Pierce, FL 34945, USA

Informations complémentaires : http://www.savethechimps.org/

Sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=2szH_0LrhKw

Pour en savoir plus : Gary Ferguson, Opening Doors. Carole Noon and her Dream to Save the Chimps, Fort Pierce, FL. : Edited by Save the Chimps, 2014.

Autre sanctuaire en Floride : The Center for Great Apes, dirigé par Patti Ragan - http://ww.centerforgreatapes.org/

Ron, un des chimpanzés de Save the Chimps © Save the Chimps

fait face à l’île où vivent encore aujourd’hui les chim-panzés héros de la conquête spatiale américaine, premiers arrivés au sanctuaire, elle put entendre les vo-calisations de ses protégés jusqu’à son dernier souffle. Les grands singes de Save the Chimps lui avaient offert une leçon de vie impressionnante par leur extraordinaire

aptitude à la résilience, leur génie créatif, leur esprit indomptable et leur joie de vivre. Dans un souci de réci-procité et d’équité, le Dr. Carole Noon, elle, s’est effor-cée, de leur montrer que certains humains pouvaient leur manifester de l’empathie et du respect, ainsi qu’une pro-fonde reconnaissance.


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