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2862) Capitalisme et democratie au Bresil, a trente ans de distance

Date post: 13-May-2023
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1 Avant-Propos : Capitalisme et démocratie au Brésil, à trente ans de distance Paulo Roberto de Almeida Dans l’introduction à son étude sur Les caractères originaux de l’histoire rurale française – publiée originalement en 1931, et depuis longtemps devenue un classique –, l’historien Marc Bloch affirmait avec raison que, « dans le développement d’une discipline, il est des moments où une synthèse, fût-elle en apparence prématurée, rend plus de services que beaucoup de travaux d’analyse, où, en d’autres termes, il importe surtout de bien énoncer les questions, plutôt, pour l’instant, que de chercher à les résoudre » (2 ème éd. ; Paris : Armand Colin, 1964, tome I, p. vii). Le présent travail – lequel, dans sa première incarnation, avait été soutenu en 1984, en tant que thèse de doctorat en Sciences Sociales à l’Université Libre de Bruxelles, sous le titre quelque peu ambitieux de « Classes Sociales et Pouvoir Politique au Brésil : une étude sur les fondements méthodologiques et empiriques de la Révolution Bourgeoise » – ne prétend certes pas se poser en « synthèse » de sociologie historique appliquée et, même s’il tend vers ce but, n’est en aucun cas une synthèse achevée. Plus modestement, il cherche, d’une part, à établir le bilan critique d’un modèle explicatif de nature historico-sociologique – sous le concept de Révolution Bourgeoise, à côté des révolutions bourgeoises réelles – et, d’autre part, à faire la mise au point empirico-théorique de la légitimité de ce modèle pour l’interprétation d’un processus donné de développement historique : la modernisation économique de la société brésilienne et ses manifestations au niveau du système de pouvoir. Elle touche donc à deux domaines classiques de la sociologie et de l’histoire, objets d’attention constante au sein de l’académie : le capitalisme et la démocratie. Si, éventuellement, le travail n’a pas pu répondre à tous les problèmes soulevés par ce type de démarche, nous espérons néanmoins qu’il aura su poser toutes les questions pertinentes qu’il est possible d’énoncer dans ce genre d’entreprise. En attendant la « synthèse » sociologique du développement historique de la société brésilienne, dans son long cheminement vers une authentique démocratie politique dans le cadre d’une économie capitaliste avancée, voici donc un « travail d’analyse » théorico-empirique qui a tout fait pour mériter son caractère d’ouvrage académique : premier projet, lectures intensives et recherches extensives, recomposition du plan et
Transcript

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Avant-Propos : Capitalisme et démocratie au Brésil, à trente ans de distance

Paulo Roberto de Almeida

Dans l’introduction à son étude sur Les caractères originaux de l’histoire rurale

française – publiée originalement en 1931, et depuis longtemps devenue un classique –,

l’historien Marc Bloch affirmait avec raison que, « dans le développement d’une

discipline, il est des moments où une synthèse, fût-elle en apparence prématurée, rend

plus de services que beaucoup de travaux d’analyse, où, en d’autres termes, il importe

surtout de bien énoncer les questions, plutôt, pour l’instant, que de chercher à les

résoudre » (2ème éd. ; Paris : Armand Colin, 1964, tome I, p. vii).

Le présent travail – lequel, dans sa première incarnation, avait été soutenu en

1984, en tant que thèse de doctorat en Sciences Sociales à l’Université Libre de

Bruxelles, sous le titre quelque peu ambitieux de « Classes Sociales et Pouvoir Politique

au Brésil : une étude sur les fondements méthodologiques et empiriques de la

Révolution Bourgeoise » – ne prétend certes pas se poser en « synthèse » de sociologie

historique appliquée et, même s’il tend vers ce but, n’est en aucun cas une synthèse

achevée. Plus modestement, il cherche, d’une part, à établir le bilan critique d’un

modèle explicatif de nature historico-sociologique – sous le concept de Révolution

Bourgeoise, à côté des révolutions bourgeoises réelles – et, d’autre part, à faire la mise

au point empirico-théorique de la légitimité de ce modèle pour l’interprétation d’un

processus donné de développement historique : la modernisation économique de la

société brésilienne et ses manifestations au niveau du système de pouvoir. Elle touche

donc à deux domaines classiques de la sociologie et de l’histoire, objets d’attention

constante au sein de l’académie : le capitalisme et la démocratie.

Si, éventuellement, le travail n’a pas pu répondre à tous les problèmes soulevés

par ce type de démarche, nous espérons néanmoins qu’il aura su poser toutes les

questions pertinentes qu’il est possible d’énoncer dans ce genre d’entreprise. En

attendant la « synthèse » sociologique du développement historique de la société

brésilienne, dans son long cheminement vers une authentique démocratie politique dans

le cadre d’une économie capitaliste avancée, voici donc un « travail d’analyse »

théorico-empirique qui a tout fait pour mériter son caractère d’ouvrage académique :

premier projet, lectures intensives et recherches extensives, recomposition du plan et

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nouvelle formulation des hypothèses de travail, développement des arguments, critique

approfondie du manuscrit, mise au point du texte et rédaction finale, bref, le plat de

consistance de tout candidat prétendant à des titres académiques.

Après avoir été l’objet d’un âpre débat avec (et entre) les membres du jury, lors

de sa soutenance publique, au début du mois de juin de 1984, et ayant été décernée une

évaluation finale de « Grande Distinction » par les examinateurs, la thèse a été déposée

à la Bibliothèque de la Faculté des Sciences Sociales, Politiques et Économiques de

l’Université Libre de Bruxelles, où elle a dormi le sommeil des justes au cours des trois

décennies successives. Pour être plus précis, quelques petits morceaux arrachés ça et là

à ses première et deuxième parties ont servi à composer deux ou trois articles, publiés

l’un en tant que chapitre d’un livre collectif, les autres dans deux revues académiques

brésiliennes. Mais, à part cela, l’ensemble est resté inédit et oublié depuis, y compris

car, n’ayant pas entamé une carrière académique, comme prétendu à l’origine, et

préférant plutôt suivre le service diplomatique de l’État, son contenu de sociologie

historique comparée a toujours eu très peu de rapports avec les sujets de relations

économiques internationales dont je me suis occupé depuis. Les révolutions bourgeoises

ne sont pas, décidemment, un sujet diplomatique.

À vrai dire, j’ai poursuivi des activités académiques parallèlement à une grande

succession de postes au Brésil, et à l’étranger, exerçant tout particulièrement la chaire

d’Économie Politique au master et au doctorat en Droit du Centre Universitaire de

Brasilia (Uniceub), ainsi que m’associant à beaucoup d’autres institutions d’études

supérieures au Brésil ou à l’étranger ; néanmoins, l’essentiel de ma production est resté

concentré dans les domaines du commerce international, de l’intégration régionale, la

politique extérieure, de l’histoire diplomatique et des relations internationales du Brésil,

ayant, ainsi, très peu de rapports avec la plupart des sujets et de problèmes traités dans

le présent ouvrage. Je dois la distinction de remettre à nouveau cette thèse en état de

publication à la chargée de lectorat aux Éditions Universitaires Européennes, Julie

Dubois, dont la bienveillance je dois remercier ici en tout premier lieu. Mais il me faut

aussi remercier à distance M. le Professeur Robert Devleeshouwer, qui avait accepté de

patronner ma candidature au titre de full sociologist et qui avait continué de diriger mon

travail de recherche, même si certaines des thèses et arguments défendus, avant et

pendant la présentation publique n’eurent pas recueillit tout son accord.

Les rites d’initiation préparant l’entrée dans la quelque peut restreinte « société

des sociologues historiens » – ainsi qu’en général les exercices d’apprentissage en vue

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de l’admission à toute autre communauté « tribale » – inquiètent toujours le

« jeune »candidat, ce que j’étais au début des années 1980. Je dois à M. Devleeshouwer

le fait d’avoir accompli en tout tranquillité mon parcours initiatique, d’ailleurs réalisé

dans les interstices de mes activités diplomatiques en deux pays européens que non la

Belgique. En outre, il faut encore ajouter, il m’a accordé sa confiance, reconnaissant

peut-être que cet « autodidacte acharné » que je suis ne représentait pas en fait un très

grand danger pour les pratiques consacrées de toute institution académique, dont l’ULB

et sa Faculté de Sciences Sociales sont des plus distinguées.

Une histoire de vie : mon cheminement intellectuel

Mais, si cet ouvrage a une histoire de trente ans de recueillement derrière soi, il a

aussi une autre histoire concernant les conditions de son élaboration, depuis le premier

essai de conception jusqu’à son « parachèvement » à l’ULB, qu’il serait peut-être

intéressant d’évoquer ici, puisqu’il s’agit de la première, et probablement de la dernière,

opportunité dont je dispose pour reconstituer mon parcours intellectuel et les raisons

pour lesquelles cette thèse a été écrite, avec ses objectifs précis, sa place dans mes

réflexions politiques et économiques de la première maturité et, plus important,

comment elle a aussi représenté une sorte de cheminement intellectuel complet, depuis

le marxisme académique du début des études sociologiques jusqu’au réalisme (non plus

théorique, mais pratique) des années d’exercice professionnel. C’est en quelque sorte

une histoire de vie, et d’engagement politique, qu’il faut raconter ici et maintenant, car

la thèse reproduit et reflète non seulement mon parcours individuel, mais aussi la lutte

pour la démocratie au Brésil, dans l’univers intellectuel des débats académiques qui se

déroulaient au moment même de sa rédaction et présentation en jury, à la fin du régime

militaire dictatorial du Brésil (mais cela n’était pas encore assuré du tout quand je la

préparais et rédigeais en solitaire et isolé des mouvements démocratiques de combat).

Quels sont donc les jalons qui marquent sa préparation initiale, les changements

conceptuels intervenus en milieu de chemin et son élaboration concrète, à la fin ? Je

vais résumer ici quelques années de lectures, de combats pratiques et intellectuels, et de

réflexions politiques autour des grands thèmes du capitalisme, de la démocratie, du

pouvoir politique et du développement économique, ainsi que sur le rôle des classes

sociales, et tout particulièrement des intellectuels, dans ces débats qui faisaient rage au

Brésil dominé par une dictature militaire, des années 1960 au milieu des années 1980.

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À la fin des années 1960, ayant constaté que le combat auquel, tout juste sorti de

l’adolescence, je m’avais été superficiellement associé – celui des mouvements de lutte

armée contre la dictature militaire brésilienne – n’avait vraiment aucune chance de

réussir dans le contexte de répression violente contre toute opposition, déclenchée par le

régime en vigueur, j’ai décidé, tout de suite après avoir commencé le cours de Sciences

Sociales à l’Université de São Paulo, qu’il était déjà l’heure de partir du Brésil, pour

échapper, vraisemblablement, au destin de tant d’autres jeunes idéalistes, tombés sous

les coups des arrestations et de la torture. La Faculté de Sciences Sociales de l’USP,

noyau de ce qu’on appelait l’École Pauliste de Sociologie, rassemblait à cette époque

les plus distingués représentants du marxisme établi au Brésil, c’est-à-dire, les tenants

du progressisme académique, dont j’avais déjà lu les livres avant même d’être admis au

cours qui devait m’aider à « mieux faire la révolution sociale ».

En 1970, finalement, devenu majeur, et donc indépendant, j’ai interrompu mon

cours au milieu de la deuxième année, acheté un ticket en troisième classe d’un navire,

et suis parti vers l’Europe pour une période d’auto-exil dont je n’étais pas en mesure de

deviner la durée au moment du départ. Mon exil européen a duré, en tout et pour tout,

sept longues années, au cours desquelles j’ai repris, depuis le début, mon cours de

Sciences Sociales, complété ensuite une maîtrise en Planification Économique et

commencé, à la fin de 1976, un doctorat qui a été à l’origine de l’ouvrage qui est ici

présenté.

La dissertation doctorale n’a été achevée, toutefois, que sept ans plus tard, et

aussi bien sa nature, que son style et, ce qui est plus important, ses arguments

principaux, ont subi une importante transformation par rapport au projet original,

élaboré au milieu de 1976. Les raisons, ainsi que le contenu de ces changements

demandent une explication que je suis capable d’offrir maintenant, dans ce témoignage

à trente ans de distance de la soutenance de la thèse.

Quelles étaient mes intentions, et mes sentiments, au moment où j’ai formulé le

projet de thèse et que je me préparais à commencer la recherche et à en écrire certaines

parties ? Sincèrement, rien de très différent de tous ces arguments et raisonnements

espérés, par trop communs et défendus à l’académie à cette époque, aussi bien dans ma

Faculté d’origine – « l’École Pauliste de Sociologie » -- que dans ses consœurs

européennes, surtout françaises (Sorbonne, EHESS) et belges (ULB et Louvain), que je

parcourrais habituellement et dont la production intellectuelle je suivais avec intérêt.

Dans une analyse rétrospective de mes intentions, avec le bénéfice de trente ans

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d’expérience et de réflexions, je perçois que je me préparais, alors, avouons-le, à

pratiquer un « crime prémédité », c’est-à-dire, à inculper la bourgeoisie brésilienne – et

par extension celle des pays avancés, et avec elles l’impérialisme et tout ce qui s’ensuit

– d’être responsable et compromise avec un régime de force, privilégiant les riches et le

capital étranger, plutôt que de favoriser un régime démocratique, tout en s’exemptant,

par là, de promouvoir la construction d’un capitalisme progressiste et autonome, apte à

défendre la souveraineté nationale et décidé à rompre avec des siècles de pauvreté, de

misère, d’exploitation impériale et d’inégalités sociales. En bref, ce qui nous

souhaitions alors, moi et tous les académiciens progressistes et de gauche, c’était que la

bourgeoisie fût progressiste elle aussi, réformiste, radicalement démocratique, anti-

impérialiste, enfin presque socialiste, en tout cas identifiée à un projet national-étatique

de répartition de richesses, et d’élimination, ou tout au moins de réduction de la

pauvreté.

C’était-il naïf ? Peut-être, mais du moins je ne défendais plus un modèle

« cubain » pour le Brésil, comme c’était le cas au début de ma « carrière » politique

d’adolescent rebelle, mais plutôt un projet réformiste, du type socialiste avancé, incliné

dans un sens fort étatique, car nous tenions pour évident que la seule bourgeoisie ne

pouvait soutenir de ses propres forces le combat contre les oligarchies, les officiers de

droite de l’Armée, ainsi que la pression toujours importante de l’impérialisme. Oui,

telles étaient mes conceptions au moment où j’ai décidé d’interrompre temporairement

la préparation de la thèse et de rentrer au Brésil, après presque sept ans d’absence,

retrouvant le pays encore sous la dictature militaire, quoique partiellement engagé dans

un processus contrôlé d’ouverture politique et de distension prudente.

Au premier trimestre de 1977 j’ai donc accompli le chemin de retour, et me suis

retrouvé, deux diplômes en main, mais sans aucun travail, dans la vielle et modeste

maison familiale à São Paulo. Je me préparais, en tout cas, à m’engager dans une

carrière académique classique – en commençant par donner des cours de sociologie et

d’économie dans des institutions privées, en attendant un concours à l’université

publique – quand mon attention a été attiré par une annonce de l’académie diplomatique

concernant l’ouverture d’examens directs pour sélectionner des candidats au service

extérieur de la nation. J’avoue qu’à ce moment-là j’étais plus intéressé de découvrir

qu’est-ce que le régime militaire – auquel je me fûs opposé farouchement pendant tout

le temps de mon exil européen, encore que sous des noms de plume – savait de mes

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activités « subversives », et s’il y avait quelque chose de compromettant à mon égard,

plutôt que de vouloir proprement servir a un État que je combattait encore.

Les examens, que l’on annonçait très rigoureux, m’ont paru, au contraire, tout à

fait faciles, probablement dû à mes longs séjours de lecture à la bibliothèque de

l’Institut de Sociologie de l’ULB, que je fréquentais beaucoup plus souvent que je ne

m’aventurais dans les cours présentiels. Je me suis donc retrouvé, très rapidement, dans

une position que je ne pouvais songer quelques mois auparavant : au cœur d’un État, et

théoriquement au service d’un régime, que je voulais abattre le plus rapidement

possible. En tout état de cause, le travail de recherche en vue de rédiger la thèse a

continué, quoiqu’en deuxième plan, pendant trois ans encore, le temps de me marier,

constituer famille, et de revenir en Europe pour mon premier poste diplomatique, moins

de deux ans après avoir commencé la nouvelle carrière.

Cette fois installé en Suisse – pays faisant partie, avec la Belgique et quelques

autres de l’Europe septentrionale, de cette architecture économique que l’on pourrait

appeler « le capitalisme idéal », par contraste avec les pays du real existierenden

Sozialismus, que je connaissais fort bien – je me suis préparé, au début des années 1980,

à reprendre le travail de la thèse, dont les supposés de base ont été quelque peu modifiés

par rapport au projet de 1976. Puisque nous entrons là au cœur des arguments qui ont

soutenu la construction de la thèse, qui est reproduite dans ce volume, il me faut,

maintenant, exposer mon raisonnement, les points de vue que j’y ait défendus , ainsi que

les « découvertes » au cours de nouvelles lectures et de plus profondes réflexions

entreprises entre 1981 et 1984, des efforts entrecoupés par des nombreux voyages faits

en Europe, surtout en direction du « socialisme surréel », subissant alors ses premiers

craquements d’édifice.

Tout d’abord le sujet, à proprement parler : en dépit d’avoir conservé le titre

original du projet – Classes Sociales et Pouvoir Politique au Brésil: une étude sur les

fondements méthodologiques et empiriques de la Révolution Bourgeoise – j’ai conclu,

au cours de cette évaluation approfondie du phénomène qu’il y avait beaucoup de

mythe, et très peu de réalité autour de l’axe principal de ma thèse : la Révolution

Bourgeoise au Brésil, ou tout du moins, un désir (très académique) de l’occurrence

d’une révolution bourgeoise, de n’importe quelle nature. Soit, un rêve, ou une utopie,

dans le sens où le jeune Marx, encore un peu hégélien, parlait d’Aufhebung ou

d’Aufheben. Sans plus tarder, examinons donc la problématique centrale de ma thèse.

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Présentation du sujet de la thèse

Mon objectif principal, dans la préparation de la thèse doctorale, était celui

d’examiner les rapports entre classes sociales et pouvoir politique au cours du

développement historique de la société brésilienne. Cependant, avec un sujet aussi

étendu, ne pouvant être cerné par un seul chercheur, j’ai dû choisit de restreindre

l’analyse de cette problématique à un biais conceptuel déterminé, celui de Révolution

Bourgeoise. Pour quoi ce concept particulier ? Je n’avait pas, a priori, de réponse

objective à cette question, mais l’on pourrait renvoyer ce type de discussion à la

position de Max Weber à ce sujet : on a de l’empathie pour certains sujets, et pas pour

d’autres, des affinités électives que l’on cultive, tout en essayant de rester neutre à

propos d’un sujet marqué par une forte subjectivité conceptuelle. En tout cas, ce concept

à lui seul définit tout un programme en sociologie et en historiographie, en même temps

qu’il reste indiscutablement lié à la tradition marxiste en théorie sociale.

Il existe, en effet, un paradigme marxiste de la « Révolution Bourgeoise » et je

me suis appliqué, dans la première partie de mon travail, à le démonter et à en faire une

critique approfondie pour le récupérer ensuite en tant que modèle analytique. Dans la

deuxième partie du travail, l’application de ce modèle au cas de la modernisation

capitaliste de la société brésilienne a été menée à travers l’œuvre majeure de Florestan

Fernandes, l’un des plus grands sociologues brésiliens et « père » indiscutable de la

notion de Révolution Bourgeoise au Brésil (et, par extension, en Amérique Latine).

Au-delà, toutefois, du rituel académique de préparation et de soutenance d’une

thèse typique (en vue de ma propre intégration à la tribu des sociologues), cela à quoi je

tenais était moins répondre à des préoccupations théoriques à propos d’un thème

classique de la recherche socio-historique (motivation très légitime d’ailleurs) qu’à

discuter des questions essentiellement pratiques et relevant d’un domaine de

transformation historique toujours original, et en particulier la question suivante: quels

sont les rapports entre la bourgeoisie et la démocratie dans le processus de

modernisation capitaliste, en général, et dans la transition périphérique, en particulier?

Les concepts principaux que j’ai employés dans la thèse – à part ceux, formels,

de modèle, théorie, paradigme, etc. – sont tous historiquement qualifiés: ainsi, la

modernisation dont il s’agissait était toujours la modernisation spécifiquement

capitaliste, tout comme la révolution était principalement la Révolution Bourgeoise,

alors que la domination politique – déformation analytique majeure peut-être – était

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surtout la domination politique de classe (bien que sur ce point particulier je fus devenu,

au cours de mes lectures, bien plus Wébérien que marxiste).

Il n’en reste pas moins que la thèse demeurait au sein de l’univers conceptuel et

explicatif Marxien, quitte à faire œuvre d’iconoclaste. Mais, le marxisme (du moins sa

variante théorique) n’a pas besoin de défense: il se porte même très bien tant à

l’intérieur qu’à l’extérieur de l’institution académique. La thèse représentait, d’ailleurs,

un moment de ma propre réflexion théorique (et politique, il faut l’avouer) sur les

capitalismes et les socialismes réellement existants. Que ceux-ci étaient des formidables

échecs, cela je le savais déjà par ma propre expérience, mes maints voyages, beaucoup

de lectures, et une vision nourrie par des contacts humains avec des représentants de

tous les systèmes en vigueur, y compris des exilés (ceux des dictatures du Tiers-Monde,

y compris et principalement du Brésil et des autres régimes militaires de l’Amérique

Latine, tout comme ceux du socialisme réel). Ceci étant dit, il faut préciser que pas plus

que le Christ ou le christianisme ne peuvent être tenus responsables pour aucune des

bêtises qu’on ait pu faire en leur nom, y comprise l’Inquisition, Marx ou le marxisme ne

peuvent d’aucune façon être responsables des abominations staliniennes et du Goulag.

Mais, j’allais encore, au cours des années suivantes, réfléchir beaucoup sur la

responsabilité des intellectuels – ou plutôt des « ingénieurs sociaux » – quant à leurs

choix politiques.

Contribution et originalité de la thèse

Au cours de mes recherches, et d’intenses lectures, j’ai étendu considérablement

l’éventail des approches considérés autour de mon sujet, sans aucune préférence

politique de principe. En effet, ma bibliographie pourrait être accusée de bien des

défauts, mais probablement pas d’insuffisance. Soit, j’ai beaucoup cherché, mais je n’ai

pas trouvé des études systématiques sur la Révolution Bourgeoise (à part évidemment

les études proprement historiques des Soviétiques Drabkin et Porshnev ainsi que les

Est-allemands Kossok, Markov et Dessau).

Je considère donc que la principale contribution de ma thèse doctorale a consisté

non seulement dans la critique approfondie des fondements conceptuels et historiques

de la Révolution Bourgeoise, mais aussi et principalement dans la proposition d’un

modèle analytique (à distinguer bien sûr du paradigme marxiste sur la Révolution

Bourgeoise) pouvant être appliqué à des cas concrets de développement historique et

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social. Peut-être le concept en cause ne méritât-il pas tant d’honneur, mais cela relève

des choix que chaque chercheur est en droit de faire.

L’autre contribution a été celle de mener la discussion du modèle en cause à

propos du développement historique de la formation brésilienne, la modernisation

capitaliste qui y est intervenue et ses reflets au niveau de la structure sociale et du

système de domination politique. L’entreprise avait été déjà entamée par Florestan

Fernandes, mais le concept de Révolution Bourgeoise chez lui n’était pas qualifié de

façon stricte, ni possédait un statut théorique précis: le sociologue de São Paulo passait

d’une qualification socio-économique à une autre, essentiellement politique, sans que

l’on puisse mesurer très bien la part de la « longue durée » et celle de la « conjoncture

historique de transformation » (pour employer les termes Braudelien et Labroussien

bien connus). Il faut remarquer que Fernandes était, si l’on peut dire, mon « maître-à-

penser », quand je partageais entièrement, au début de mon cheminement académique,

tous les présupposés théoriques et politiques de l’École Pauliste de Sociologie. Par la

suite, cela doit être clair, je m’en suis beaucoup éloigné.

L’originalité de la thèse se situe donc dans l’affirmation critique du concept et

de la théorie de la Révolution Bourgeoise, après une analyse serrée de ses fondements

historiques, méthodologiques et épistémologiques. Bien sûr, la vraie « biographie

intellectuelle » de la Révolution Bourgeoise reste encore à faire, mais j’estime avoir

apporté ma modeste contribution à la réflexion sociologique sur un sujet jusque là

marqué par une sorte de « dictature historiographique » (celle du marxisme académique,

bien évidemment). Il n’en découle pas un nouveau « paradigme sociologique »

(entreprise plus que douteuse), mais il s’agit tout de même d’un certain progrès dans le

débat théorique et pratique (c’est-à-dire politique) sur le développement du capitalisme

à la périphérie et ses avatars politiques.

Hypothèses développées à partir du problème

Quelles étaient, alors, les questions que, en tant que lecteur de Marc Bloch, je

posais à mon objet propre ? L’hypothèse de départ affirme, preuves à l’appui, que le

marxisme théorique est encore une « conception bourgeoise de l’histoire », dans le sens

où il prolonge la réflexion sociale et politique inaugurée pendant les Lumières, tout

comme il prolonge l’« âge de la Révolution française ». Mais nous aussi nous vivons

encore à l’âge de la Révolution française: vocabulaire, mouvements, idéologies,

concepts théoriques et pratiques, tout ce dont nous discutons et comment nous agissons

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aujourd’hui dérive de la Révolution française et en reproduit les débats. On n’est pas

près de l’enterrer…

J’ai développé, ensuite, des hypothèses partielles et opérationnelles, à partir du

paradigme Marxien, ou plutôt marxiste, de la Révolution Bourgeoise, celle surtout qui

fait de cette notion – appelée à intervenir dans l’histoire concrète – un projet pratique de

transformation économique et de démocratisation sociale et politique pour un pays

arriéré du point de vue capitaliste. L’hypothèse s’applique aussi bien à l’Allemagne

wilhelminienne, qu’à la Russie tsariste (où était née, à la fin du XIXème siècle, une

« théorie » partielle de la Révolution Bourgeoise), ou même à certaines formations de la

périphérie capitaliste, en l’occurrence le Brésil. Ce projet a conditionné le travail

théorique et pratique d’intellectuels engagés, tout comme il serait canonisé, plus tard,

dans le « marxisme établi ». Florestan Fernandes au Brésil et bien d’autres représentants

typiques de l’académie en sont des exemples appartenant à la même tribu.

À quoi sert donc cette « théorie de la Révolution Bourgeoise »? D’une part, à la

« reconstruction du passé », de l’autre à la « construction du présent ». Étant donné que

« Révolution Bourgeoise » est un concept historiquement qualifié, peut-il s’appliquer à

l’analyse d’un processus dérivé de transformation capitaliste? Mais, tout d’abord, les

rapports entre capitalisme et démocratie sont-ils universels et invariables? En quoi le

développement tardif du capitalisme peut-il affecter ce rapport? D’autre part, quel est le

rôle historique de la bourgeoisie dans la révolution démocratique? Autant de questions

théoriques qui ne peuvent que recevoir des réponses essentiellement pratiques.

Mais, puisque ma thèse s’attachait à examiner la validité de ce modèle

explicatif, la discussion des hypothèses de travail a été surtout menée au niveau

conceptuel – bien que tenant toujours compte du rapport d’adéquation des modèles

proposés au mouvement réel de la société. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la

thèse est devenue bien plus « historique » que proprement sociologique (la part des

lectures de Braudel, de Gerschenkron, de Hill et d’autres historiens du capitalisme, pour

ne parler à nouveau que de Marx et de Weber, est donc très importante).

D’autres hypothèses explorées dans la thèse concernent le rôle historique de la

« modernisation capitaliste » en tant que facteur « structurel » de la Révolution

Bourgeoise, le processus toujours original de formation de classes dans une structure

sociale donnée, les dimensions spatiales de la domination politique, ainsi que le rapport

entre développement tardif du capitalisme et le régime politique. Ces hypothèses

subissent la critique sans ménagements de la part de celui qui est désigné, de manière

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faussement naïve, comme l’« apprenti sociologue » (ce qui j’étais, disons, au moment

des lectures et de la rédaction préliminaire de la première partir de cet ouvrage).

Méthodologies et approches

La méthodologie, ou plutôt l’approche adoptée dans la rédaction de ce long essai

d’interprétation analytique autour de la Révolution Bourgeoise (et des révolutions

bourgeoises, celles historiques), n’est peut-être pas toujours conforme au style habituel

dans le genre, qui commande une séparation stricte entre l’auteur du (des) discours et le

critique du (des) discours des adversaires, un terrain toujours marécageux quand il s’agit

d’un sujet pour lequel on a une très forte empathie (à nouveau, les affinités électives

dont parlait Weber). Cela a pu provoquer certains problèmes à la lecture et j’y prends

l’entière responsabilité. Les dissertations doctorales sont en général trop « sérieuses »,

dans la forme et dans la présentation: j’y ai voulu échapper, et peut-être fut-ce très

maladroit de ma part. Tant pis! En tout cas, il faut à nouveau replacer la thèse dans le

contexte politique de sa préparation et soutenance, quand on vivait en « dictature

bourgeoise » au Brésil, et l’apprenti sociologue voulait « enseigner » à la bourgeoisie

comment elle avait tout avantage à, finalement, « devenir » démocratique.

Quant à la méthodologie de mon propre discours, je me suis attaché à une

approche hybride, du type historico-conceptuel et qui a souvent surpassé (et parfois

étouffé) la méthode proprement historico-sociologique, cette dernière touchant aux

aspects concrets de la modernisation capitaliste et de la domination politique. Pour un

exemple de cette méthode historico-conceptuelle, voir le livre du philosophe allemand

Reinhart Koselleck: Kritik und Krise – ein Beitrag zur Pathogenese der bürgerlichen

Welt, que j’ai consulté dans la version italienne: Critica Illuminista e Crisi della Società

Borghese.

C’est donc à partir de cette méthode que j’ai développé ma propre critique de (et

à) la Révolution Bourgeoise, c’est-à-dire de sa légitimité historique et conceptuelle et de

sa valeur heuristique. Ayant constaté son utilité analytique, j’ai appliqué le concept à

une réalité dérivée de modernisation capitaliste: c’est alors à la sociologie historique de

jouer. Je prends donc le concept de développement historique (ou « développement

social ») pour étudier la modernisation capitaliste de la société brésilienne, le processus

de formation de classes, les modalités de domination politique et le rôle spécifique de la

classe bourgeoise.

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Encore en ce qui touche à la méthode, je n’ai pas été explicitement comparatif,

et je m’explique quelque part dans ce sous-chapitre: « ...la comparaison dont il s’agit ici

est purement conceptuelle et concerne l’interprétation de processus toujours uniques de

développement historique et social au moyen d’un concept rendu théoriquement

général ». La référence ici est au sous-chapitre « Du bon usage du comparatisme », qui

tente une discussion théorique à ce sujet, sur la base d’historiens et sociologues réputés.

Par ce type de procédé comparatif-conceptuel (mais aussi comparatif-historique,

puisqu’il y a des références concrètes) et en cherchant la légitimation empirique dans

l’analyse des cas classiques, je suis bien parvenu à établir la validité conceptuelle et la

légitimité méthodologique de la Révolution Bourgeoise, mais je n’ai pas réussi (mais je

considère que ce n’est pas de ma faute) à découvrir une révolution bourgeoise concrète

au Brésil, quoiqu’en eût dit Fernandes dans son magnum opus. Les psycho-analystes

freudiens aiment se référer à la situation (peut-être réelle) de « révolte contre le père » ;

pourrait-on dire, alors, que je me suis révolté contre mon « maître-à-penser » ? Je n’en

suis pas sûr, car je pense avoir entamé une recherche sérieuse, réfléchi de manière tout à

faite indépendante vis-à-vis mes anciens « patrons de la tribu » et établit un certain

nombre de « découvertes » sociologiques sur la base de la discussion très approfondie

que j’ai menée autour de mon concept-fétiche. Quelles sont ces « découvertes » ?

Principales « découvertes » de la thèse

Elles sont assurément nombreuses, même si en sciences sociales on ne découvre

jamais des « nouveaux continents » ou des « nouvelles planètes » dans un système par

ailleurs en mutation continuelle (je récuse, à propos, les notions de « système » ou de

grand theory dans l’explication sociologique). Il faut faire la distinction entre, d’une

part, les « contributions théoriques » à l’étude de la Révolution Bourgeoise en tant que

concept historique et en tant que modèle explicatif (pour la sociologie historique, pour

la sociologie des révolutions, pour l’étude du développement historique des sociétés

capitalistes occidentales) et, d’autre part, les « contributions pratiques » pour ainsi dire à

la discussion des chemins de la modernisation sociale et de la démocratie politique (ou

plutôt de la non-démocratie) au Brésil et, en général, en Amérique Latine.

Mais, allons directement aux constatations que j’ai faites. J’ai « découvert » que:

1. La Révolution Bourgeoise en tant que concept historique est un fait français

par excellence, plus spécifiquement de la première historiographie révolutionnaire

(doctrinaires), déterminisme linguistique oblige.

13

2. La Révolution Bourgeoise en tant que concept social et politique est un fait

allemand par excellence, plus spécifiquement Marxien.

3. La Révolution Bourgeoise en tant que programme pratique de transformation

sociale et en tant que théorie (partielle) du développement historique est un fait russe

par excellence, plus spécifiquement de la pensée marxiste classique (des proto-

marxistes à Lénine).

4. La Révolution Bourgeoise en tant que modèle théorique et en tant que concept

analytique sacralisé est un fait soviétique par excellence, plus spécifiquement du

« marxisme établi » ou de l’imagination dialectique convertie en doctrine d’État.

5. La Révolution Bourgeoise, finalement, en tant que concept opérationnel pour

la sociologie de la modernisation est un fait anglo-saxon par excellence, plus

spécifiquement de la pensée libéralo-marxiste, du type Moore, Stone, Hill, Hobsbawm,

etc. Les Français, quant à eux, semblent continuer à se bagarrer sur des mots.

J’ai encore « découvert » que:

6. La modernisation capitaliste en tant que telle n’est pas une condition

structurelle de la Révolution Bourgeoise. Je me réfère dans l’essai aux notions

« mariées » de rupture ou continuité dans le processus historique, à la longue durée

(Braudelienne) et à la conjoncture de transformation (Labroussienne), ainsi qu’à

l’emprise nécessaire du capitalisme, telles que la conçoivent les marxistes, vis-à-vis de

la persistance de l’Ancien Régime, comme prétendent certains historiens révisionnistes.

7. La sociologie historique ou politique de Weber n’est pas le corpus théorique

le plus adéquat pour l’analyse d’un phénomène de changement historico-social du type

de la Révolution Bourgeoise, le marxisme étant beaucoup mieux « armé » pour le faire.

J’ai « découvert » que Marx « explique » la Révolution Bourgeoise, Weber seulement

sa « suite », c’est-à-dire la politique « bourgeoise ». Je ne revendique pas une

quelconque originalité à ce propos, car j’ai puisé l’idée chez maints interprètes de Max

Weber que j’ai luW attentivement (le chapitre sur la politique wébérienne est instructif à

cet effet).

8. Le « mythe » de la Révolution Bourgeoise est encore et toujours ancré dans

l’historiographie marxiste des révolution bourgeoises, du moins celle orthodoxe, les

interprétations plus riches se trouvant dans la pensée marxiste-libérale d’extraction

anglo-saxonne (bien que Hobsbawm soit aujourd’hui quelque peu sous-valorisé à la

bourse des historiens « non-idéologiques », je le trouve toujours intéressant).

14

9. Il ne faut pas toujours identifier le capitalisme à la société bourgeoise, tout

comme il ne faut pas identifier la domination politique à un pouvoir de classe.

En dépit de toutes ces « critiques » et découvertes déroutantes, j’ai « découvert »

que le concept de Révolution Bourgeoise était quand même opérationnel pour mes

objectifs et pouvait donc être mobilisé à des fins analytiques au-delà des frontières

strictement historiographiques. J’ai donc essayé de donner une définition propre à ce

concept quelque peu élusif et j’ai tâché de proposer un « type-idéal » de Révolution

Bourgeoise. L’exercice ne trouve-t-il, peut-être, vraiment pas d’application pratique ;

cependant il semble que l’on ne demande pas à une dissertation doctorale d’être

opérationnelle, seulement de prouver que son auteur est capable de mener une recherche

dotée d’un minimum de consistance logique et de supports empiriques (dans les cas de

thèses historiques, en tout cas).

Du point de vue de la sociologie historique, il ne faut pas laisser sans mention

les constatations suivantes:

10. Il n’y a pas un modèle unique de transition capitaliste (ce à quoi Fernandes

souscrit entièrement, d’ailleurs), mais diverses transitions, différentes modalités de

changement historique qui, tout en étant capitalistes, ne sont pas forcément bourgeoises.

Le Brésil est précisément un cas en l’espèce, et ici je me place contre l’opinion de

Fernandes, qui s’efforçait de prouver (à tort, à mon avis), que la modernisation

capitaliste au Brésil est un cas, malgré tout, de Révolution Bourgeoise. J’ai simplement

« démontré » qu’il n’y a même pas eu, au Brésil, de révolution bourgeoise tout court.

11. La Révolution Bourgeoise, du point de vue du développement historico-

social, est à la fois un processus de transformation structurelle et une conjoncture de

luttes politiques autour du système de domination, bien que le concept doive s’appliquer

stricto sensu. La domination politique est un phénomène spécifiquement Wébérien,

mais dans la fantasmagorie marxiste il devient toujours « domination de classe ».

12. Les « voies de développement » ouvertes aux formations en cours de

modernisation capitaliste ne sont pas déterminées structurellement, mais restent toujours

des « possibles historiques », dans le sens où il y a toujours un « domaine autonome de

changement social » – c’est-à-dire, une « marge de liberté dans l’histoire » – se

présentant sous la forme d’options laissées aux « élites » de chaque formation sociale.

Je me place donc – après y avoir adhéré dans ma jeunesse – résolument contre l’idée

Marxienne (et marxiste) de la nécessité historique, c’est-à-dire, la « surdétermination »

15

de l’action des hommes (la « superstructure ») par les forces matérielles

(« infrastructure »).

13. Dans ce sens, il faut distinguer la formation « économique » (au sens

Marxien) de la formation « sociale » (stricto sensu, c’est-à-dire des classes sociales) et

écarter toute détermination absolue du pouvoir politique par le pouvoir économique.

Une lecture très variée de l’histoire économique m’avait déjà confirmé dans cette

« découverte », ainsi que l’observation critique des politiques économiques effectives

appliquées tant dans le capitalisme réel, que dans les pays du socialisme « surréel »

(c’est-à-dire, maintenus en « fonctionnement » plus par la force de la répression que par

les rouages « naturels » de l’activité productive, toujours défaillante, ce qui j’ai constaté

de mes propres yeux).

14. La modernisation capitaliste dans les sociétés périphériques non-

traditionnelles (c’est-à-dire nouvelles) n’est pas bourgeoise, la « société civile » ne se

constituant qu’après la formation de l’État (qui d’ailleurs participe à la structuration

sociale); cela s’applique, bien évidemment, au cas du Brésil, et je me suis confronté ici

directement aux arguments de Fernandes. Le Brésil de la colonisation portugaise fut un

pays où l’État a constitué la société, ou du moins l’a façonnée ; il semble que, même

depuis l’Indépendance, et cela jusqu’à nos jours, ce processus s’est maintenu.

15. La « dépendance » et l’« absence de reforme agraire » ne sont pas des causes

du « retard », tout comme leurs contraires ne sont pas des conditions du développement

économique et social. Là, je me suis confronté aussi à tous les théoriciens de la

« dépendance », dont Fernando Henrique Cardoso (qui, dix ans plus tard, devait devenir

président de la république, en reniant quelque peu ses théories, mais cela je ne pouvais

aucunement deviner au moment où j’entamais la rédaction de la thèse). Le fait

remarquable, ici, mais cela est aussi une « découverte » a posteriori, c’est que

l’agriculture brésilienne s’est modernisée sans jamais avoir eu à subir une quelconque

réforme agraire d’en haut, von oben, car cette modernisation a été conduite, dans une

bonne proportion, par les forces du marché, quand l’économie était en crise, et l’État

incapable de faire une véritable « politique agricole ». Cela n’est pas non plus très

original : ce n’est que quand les sociétés sont en crise, qu’elles sont obligés de se

réformer, donc de se moderniser.

Les observations critiques que j’ai présentées dans les chapitres XIII et XIV,

concernant les rapports – toujours contradictoires – entre le capitalisme, la bourgeoisie

et la démocratie (y compris avec l’intervention de la Révolution Bourgeoise), ne

16

peuvent pas toutes se ranger dans la catégorie « découvertes » – ce que, dans les

doctoral dissertations des anglo-saxons, l’on appelle des major findings –, mais elles

expriment toutefois une réflexion approfondie sur la nature du développement social des

sociétés occidentales, tout en étant une critique voilée des tentatives plus ou moins

maladroites d’établir des rapports unilatéraux de causalité. Il y a, bien sûr, entre chacune

de ces catégories (non plus conceptuelles, mais historiques) des rapports réciproques

d’adéquation, ou des « affinités électives » (pour reprendre l’expression du grand poète

allemand, repassé au grand sociologue ), mais non pas des déterminants universels.

De même, les rapports entre modernisation tardive et autoritarisme – qui sont à

la base du modèle interprétatif proposé par Fernandes – ne peuvent être appréciés de par

la seule référence à la nature de la domination bourgeoise. Je peux, à ce propos, attirer

l’attention sur la discussion de l’« autocratie bourgeoise » dans la dernière partie de

mon travail, ainsi que sur l’ensemble du dernier chapitre en ce qui concerne la question

de la « démocratie bourgeoise ». En tout état de cause, au cours de mon cheminement

autour de la thèse, j’ai appris à ne plus jamais mettre des adjectifs à la démocratie,

comme on avait l’habitude de le faire pendant les années de la grande confrontation

entre systèmes opposés. Les qualifications de ce type sont toujours réductrices et

trompeuses, servant le plus souvent à soutenir des régimes illégitimes. Il vaut mieux

réserver ce genre d’exercice aux menus culinaires : Poulet à la Kiev, Filet à la Parme,

Saumon en papillote, etc. La démocratie se suffit à elle seule, sans aucun complément.

Discussion des résultats et implications de l’étude

J’arrive maintenant au terme de mon cheminement théorique et pratique. À part

la contribution originale mentionnée plus haut – à propos du modèle analytique de

Révolution Bourgeoise et de son application à un exemple concret de modernisation

capitaliste –, ma dissertation représente en fait un exercice de contestation théorique à

tout « modèle global de développement historique ». Les « théories générales » ne sont

pas forcement inutiles, mais elles sont parfois dangereuses pour le travail sociologique

(bien qu’aujourd’hui, vu l’état de désarroi des sciences sociales, peu de « dictatures

théoriques » subsistent trop longtemps).

L’étude de Fernandes ne se présente pas en tant que « théorie générale de la

Révolution Bourgeoise dans la périphérie », ou du moins pas explicitement; elle

apparaît toutefois, de manière voulue ou indirecte, une « théorie régionale de la

modernisation capitaliste », avec les conséquences politiques que l’on sait. Or, tout

17

comme la « théorie de la dépendance » semble avoir épuisé ses possibilités explicatives,

la « théorie régionale de la modernisation capitaliste », impliquant la non-

démocratisation politique, possède des bases tout aussi fragiles, que ce soit du point de

vue historique que de celui théorique. J’ai, quant à moi, toujours préféré de parler de

façon qualifiée, c’est-à-dire, avec un certain support empirique, dans la diachronie

historique, et en soumettant chaque affirmation à l’épreuve des faits.

Cela dit, il ne faut pas écarter, a priori, tout effort de systématisation qu’il est

possible de faire à partir des « modèles de développement ». Selon Fossaert, « la

recherche sociologique tend à concevoir des types caractéristiques de développement

social », ce à quoi je n’ai pas été en mesure de souscrire entièrement, en faisant question

d’ajouter tout de suite après: « Il n’est pas permis de penser que la réalité du

développement social est faite de types caractéristiques ». Pour dire vrai, je suis devenu,

plus tard, bien moins tolérant envers ces soi-disant « modèles de développement », peut-

être à cause de tant d’échecs qu’ont subi ces prétendus modèles (y compris dans leur

application au cas du Brésil).

Ce que j’ai surtout essayé de faire – on m’avait accusé, à une certaine étape de la

soutenance de la thèse, de ne pas avoir « annoncé mes couleurs » et de rester

insaisissable quant à mes options idéologiques et politiques – c’est l’unification dans un

même champ théorique de deux paradigmes – au sens large – divergents et

contradictoires: d’une part le paradigme de la « politique sociale » ou de la

« modernisation », pouvant grossièrement être décrit comme « bourgeois »; d’autre part,

celui du “conflit” ou de la “révolution”, d’inspiration marxiste.

En tout état de cause, ma thèse est restée dans l’univers conceptuel du marxisme

académique, mais je crois avoir procédé, à chaque fois, à une critique impitoyable de

ses bases théoriques et historiques. D’une certaine façon, la thèse a représenté mon

dépassement de ce marxisme académique par trop figé dans ses concepts « classiques »,

au profit d’une vision moins « religieuse » de l’outillage théorique mis à la disposition

des analystes se penchant sur des cas concrets de modernisation capitaliste (avec ou

sans domination bourgeoise). Comme l’avait remarqué quelque part Fernand Braudel, le

capitalisme est devenu, dans l’univers conceptuel marxiste, un superlatif, imposant sa

dictature terminologique même là où il n’y a point de capitalisme dans la pratique. Le

Brésil est, encore ici, un cas en l’espèce.

18

Implicite à la démarche unificatrice mentionnée ci-dessus, il y a une volonté

d’arriver à une entente conceptuelle entre les deux paradigmes, étape précédant

nécessairement une entente sur les principes. Mais, celle-ci est-elle vraiment possible?

Le premier paradigme concerne l’amélioration de l’ordre social, la correction

des défaillances les plus évidentes du système en place, bref, la réforme. Le deuxième

paradigme vise, lui, la destruction et le remplacement de système: il est prescriptif, dans

le sens où il propose, en plus du diagnostic, une thérapie. Comme il est assez connu, le

marxisme appliqué a toujours et partout consisté en des gigantesques opérations

d’ingénierie sociale, avec son cortège de catastrophes sociales et une perte « inutile » en

vies humaines (inutile dans le sens où ces pertes ne sont pas nécessaires au

fonctionnement du système, mais elles le sont, probablement, pour sa « survie »).

Les expériences tentées au cours de l’histoire, ou encore existantes (très rares, il

faut le reconnaître), ne tournent pas à son avantage, c’est le moins qu’on puisse dire (et

je le reconnaissais déjà trente ans auparavant). L’approche libérale ou bourgeoise est

beaucoup plus modeste quant à ses ambitions. Le même type de raisonnement vaut

aussi pour les formations sociales insuffisamment développées, c’est-à-dire, encore peu

capitalistes, ce qui s’applique encore une fois au Brésil. Mais, pourraient argumenter les

true believers dans le « sens de l’histoire », la modération serait-elle une bonne qualité

quand on meurt de faim? C’est là la justificative des politiques distributives – voire

populistes – quand la richesse est encore à ses débuts pour satisfaire à tous les besoins

déclarés. La question est toujours ouverte, et le débat autour des thèses de l’économiste

français Thomas Piketty a encore renouvelé le débat.

La question sociale continue d’être le problème par excellence des pays en voie

de modernisation (est-elle toujours capitaliste, dans le sens classique du terme?). Mais il

serait illusoire de penser que l’on puisse délaisser la question démocratique pour

s’occuper seulement de la première. Les réponses que l’on pourrait apporter à ce

« problème » – s’il en est un – ne sont d’ailleurs jamais de nature théorique, mais bien

pratique. Il n’y a pas, et il ne peut pas y avoir, de théorie du « développement » à

l’échelle mondiale: le changement historique n’est pas contrôlable par la société (ce que

Marx avait affirmé dès l’Idéologie Allemande), même quand celle-ci a opéré un « saut

qualitatif » en direction de la « démocratie réelle ».

Retour vers le futur : capitalisme et démocratie trente ans après

19

La thèse présentée en 1984 n’a probablement pas répondu à tous les problèmes

soulevés au départ, et à tous les questionnements qu’il est encore possible de faire

aujourd’hui autour des relations toujours difficiles entre capitalisme, démocratie et

transformations dans le régime de pouvoir en fonction de la dynamique sociale (ou de

classes, comme le prétendent toujours les marxistes). Mais je crois, sincèrement, que ma

thèse s’est efforcé au moins de rectifier quelques-unes des questions posées dans le

domaine du marxisme académique et d’éliminer certaines réponses qu’il cherchait à

produire (contre un certain « sens de l’histoire », rectification à laquelle j’ai accédé par

maintes lectures, mais surtout par des voyages d’observation).

Quoiqu’il en soit, et pour terminer avec l’omniprésent savant allemand – encore

objet de trop de révérence dans des académies de pays périphériques –, la onzième thèse

sur Feuerbach n’est de toute façon pas réalisable: cela supposerait la « connaissance

réelle » de ce monde et la mise en action d’une sorte de « volonté collective » à laquelle

peu de savants de l’académie seraient capables de se rallier aujourd’hui. Suite à la

succession de désastres historiques – donc bien réels – provoqués par l’imagination

dialectique transmuée en pouvoir politique, très peu d’intellectuels s’attachent de nos

jours à vouloir pratiquer ces exercices démodés d’ingénierie sociale. Le danger est

pourtant toujours là, comme le prouvent bien d’expériences encore aujourd’hui

conduites en Amérique Latine. En tout état de cause, le populisme qui se revendique

d’un faux héritage de Simon Bolivar ne semble être autre chose qu’une contrefaçon de

mauvaise qualité (mais, elles le sont toujours) du vieux fascisme de l’entre-deux-

guerres.

Quant à l’apprenti sociologue, devenu enfin un académicien professionnel, sa

tâche – constante, permanente – est celle de continuer à faire la critique du monde réel,

ce qu’il a fait dans cette thèse et à chaque opportunité pratique et théorique depuis lors.

Il ne s’agit pas seulement de répéter le vieil adage qui prétend que la théorie, dans la

pratique, ne fonctionne pas, car cela on le sait déjà. Mais, même pour dire cela, il faut

une certaine théorie, c’est-à-dire, il faut partir de certains supposés.

Mes supposés, à l’origine de la conception, de la première formulation et de la

rédaction de cet exercice académique, étaient très clairs : je m’inquiétais du capitalisme

et de la démocratie au Brésil, et cela dans un contexte bien déterminé : le Brésil d’alors

était un pays insuffisamment développé du point de vue capitaliste et n’était clairement

pas un pays démocratique. Ayant un système économique dominé, à près d’un tiers par

20

le poids de l’État, les agents économiques privés n’étaient pas en mesure de créer, eux-

mêmes, des nouvelles sources de richesse sur la base de leurs initiatives individuelles,

en toute liberté économique, car tout dépendait de la permission de l’État, un peu

comme aux temps de la colonisation. D’autre part, tombé, en 1964, sous les coups de

ses crises politiques et de son instabilité institutionnelle chronique, dans un type de

gouvernement et de régime politique à dominance autocratique-militaire, le Brésil

n’était pas encore arrivé, au moment de la rédaction de cette thèse, entre 1983 et 1984, à

un système que l’on pourrait appeler comme formellement démocratique, comme il

serait devenu près d’un an plus tard (et encore avec beaucoup de limitations pratiques).

Plus qu’un simple exercice académique, la thèse était donc une sorte de cri d’angoisse

personnel, exprimé dans une forme très académique, en face de la double absence d’un

capitalisme réel et d’une démocratie fonctionnelle au Brésil d’alors.

Plus de trente ans plus tard, que pourrait-on dire à cet égard ? Quelles seraient

les constatations que nous sommes maintenant en droit de faire, si l’ont suit la lente

évolution du pays dans les contextes économique et politique de la période écoulée ?

Quel a été l’itinéraire, dans le cas du Brésil, de ces deux éléments majeurs de toute

économie libérale de marché, que sont le capitalisme et la démocratie ? J’offre ici ma

petite synthèse rétrospective.

Pour ce qui est du capitalisme, nous avons certes avancé un peu en termes de

stabilité macroéconomique, mais nous ne sommes pas certains d’avoir vaincu vraiment

les fléaux de l’inflation, de la dette publique élevée, des déséquilibres budgétaires, ou

bien les défis d’un régime de change encore erratique et inconstant, car l’on retrouve à

chaque fois les mêmes défis qui étaient les nôtres des décennies auparavant. En termes

de compétitivité microéconomique, nous nous ressentons toujours du poids démesuré de

l’État sur la vie économique, de l’absence de véritable compétition de marché, d’un

excès de cartels et des monopoles (et pas seulement ceux relevant directement de

l’État), d’une protection officielle à certains grands acteurs dans le domaine productif –

ceux-là mêmes qui financent, bien sûr, la corruption politique et la collusion (dont

parlait déjà Braudel, du début du capitalisme) entre entrepreneurs privés et agents

publics, bref, de tous ces maux qui affectent la productivité du système économique et

la compétitivité interne et externe des entreprises privées. Il reste un long chemin,

encore, pour que le Brésil devienne un pays capitaliste « normal ».

21

Pour ce qui est de la gouvernance politique, nous avons surmonté, bien sûr,

l’enfer de l’autocratie de l’ancienne dictature militaire, mais il n’est pas certain, non

plus, que notre démocratie soit de bonne qualité. Près de huit cents ans après la

proclamation de la Magna Carta, nous ne sommes pas encore arrivés à une situation où

personne, même pas le roi, ne soit au-dessus de la loi : la puissance des « maîtres du

pouvoir » – dont parlait le sociologue Wébérien Raymundo Faoro – est toujours là,

pour défier ce principe central de l’accord imposé par les barons, en 1215, à

Runnymede, à un roi arbitraire. La justice, de son côté, fonctionne mal, est trop lente, et

ce suffisamment pour représenter, en fin de compte, un déni de justice. Les système

électoral et le régime des partis sont encore déformés, des legs de la période autoritaire

qui n’ont pas encore été réformés de manière acceptable, pour introduire au Brésil ces

principes politiques et d’organisation institutionnelle que, dans le système anglo-saxon,

l’on appelle accountability.

Que dire, alors, de la qualité du capital humain, qui est la base du progrès

matériel, de l’innovation technologique, bref, de la prospérité économique et du bien-

être social ? Il n’est pas difficile de reconnaître que le Brésil est arrivé trop tard au

réquisit fondamental de l’éducation universelle, et qu’aujourd’hui encore la qualité

de l’enseignement délivré dans les établissements publics des premiers cycles est

particulièrement mauvaise, ce qui se reflète dans les très bas niveaux de productivité du

système économique. Finalement, pour ce qui est de l’ouverture économique et de la

libéralisation commerciale, force est de constater que le Brésil continue d’être un pays

fermé au commerce international – avec un coefficient d’ouverture, c’est-à-dire, la part

du commerce extérieur dans la formation du PIB, qui est la moitié de la moyenne

mondiale – et encore très frileux par rapport aux investissements étrangers : il y a

toujours des domaines réservés à des nationaux, des secteurs monopolisés ou pas, ce qui

diminue, bien sûr, le potentiel de transformations novatrices qu’il serait possible

d’introduire dans le système économique.

Bref, le Brésil reste un pays insuffisamment développé d’un point de vue

économique et avec une démocratie défaillante et lacunaire du point de vue politique.

Trente ans après avoir exprimé ces angoisses à l’encontre de notre situation nationale

dans un exercice académique, l’on revient aux mêmes exigences en ce qui concerne la

possibilité de constitution d’un capitalisme démocratique dans le pays. Sur le plan

économique, on ne peut manquer d’enregistrer l’interventionnisme toujours actif de

22

bureaucrates prétendant guider les marchés et même les capitalistes privés, ainsi que la

persistance d’un capitalisme d’État par trop invasif, et soumis encore à l’intromission de

la classe politique, ce qui est une porte ouverte à toutes sortes de combines corrompues.

Sur le plan politique, on ne peut non plus ne pas remarquer une gouvernance organisée

autour de l’État, fonctionnant par l’État et pour l’État, plutôt qu’en faveur des simples

citoyens.

En observant ces traits, il n’est pas surprenant de retrouver dans le Brésil

d’aujourd’hui certaines des caractéristiques qui étaient en vigueur au cours des années

de dirigisme économique excessif et d’autocratie politique du temps des militaires, ou

peut-être même plus loin, lors des fascismes d’entre-deux-guerres. C’est une sorte de

corporatisme hérité des années de dictature, mais qui plonge des racines un peu plus en

arrière dans notre histoire, et pour cause : les militaires qui ont commandé le pays des

années soixante au milieu des quatre-vingt avaient fait leurs académies militaires quand

les conceptions dirigistes d’économie, et les notions autoritaires d’ordre politique,

avaient une large acceptation dans leurs cours et ne disputaient l’espace qu’avec une

faible présence d’une pensée plus libérale, dans les cœurs et dans les mentalités des

dirigeants. Nous devrons peut-être supporter la survivance de ces idées vétustes pour un

certain nombre d’années encore. Jusqu’à quand, exactement ? Comment faire pour s’en

débarrasser ? Serions-nous en présence de la célèbre répétition hégélienne-marxiste de

l’histoire ?

Il n’y a pas de réponses faciles à ces questions. Même quand on prétend

abandonner les illusions de l’académie pour se réfugier dans le monde de la pratique,

l’on est toujours prisonnier d’une certaine conception quant à l’organisation du monde

et à son fonctionnement réel. Donc, à s’efforcer de pratiquer la critique de la raison

pratique, et de devenir un peu Machiavélien dans les faits, sinon dans les intentions (et

cela, dans le bon sens du concept lié au Florentin, bien entendu), l’on retombe toujours

sur Raymond Aron et sa philosophie de l’histoire. En tout cas, on ne pourrait pas désirer

être en meilleure compagnie qu’avec celle du « spectateur engagé ».

Cette thèse doctorale en fournit une bonne preuve : elle avait commencé, dans le

projet tout au moins, comme un exercice de sociologie et d’histoire résolument

marxistes dans son outillage et dans son vocabulaire : elle s’est conclue dans un univers

conceptuel beaucoup plus Wébérien, dans sa méthode, et délibérément Aronien, dans

son esprit.

23

C’est un exercice académique que j’ai eu beaucoup de peine à terminer, entre les

labours dévoués à un nourrisson et un transfert à un poste beaucoup plus difficile que

celui du capitalisme avancé où je l’avais commencé ; mais il m’a aussi prodigué

beaucoup de satisfaction intellectuelle quand je l’ai finalement terminé. Que son résultat

soit resté déposé trente ans dans le silence d’une bibliothèque universitaire me faisait un

peu de peine, je l’avoue. Qu’il soit aujourd’hui ressuscité par les soins des Éditions

Universitaires Européennes, en vue d’un accès plus large, représente une sorte de

compensation – quoique tardive – pour tout les efforts de recherche et de lecture, ainsi

que pour l’investissement intellectuel qui y a été fait dans ma jeunesse.

Il ne serait pas non plus exagéré de dire que sa publication représente une espèce

de renaissance spirituelle, pour la thèse et pour son auteur. J’en suis là tout à fait

conscient et reconnaissant.

Paulo Roberto de Almeida Hartford, CT, USA, le 30 Août 2015.

Paulo Roberto de Almeida Hartford, CT, USA, le 30 Août 2015.

https://www.academia.edu/s/5427e6aeca?source=link [Avant-propos à Classes Sociales et Pouvoir Politique au Brésil,

en publication par les Éditions Universitaires Européennes; commencé le 28/08/2015, en prenant appui sur le travail n. 49 ; Bruxelles, 05/06/1984]

Résumé : Les rapports du capitalisme avec le système politique, ou l’impact du processus de modernisation économique sur le régime de pouvoir, ainsi que la présence et le remplacement de certaines classes ou d’acteurs principaux aux instances gouvernementales de l’État, passant ou non par des bouleversements révolutionnaires, constituent quelques uns des thèmes majeurs de la sociologie historique comparée. Ce long essai sur les révolutions bourgeoises classiques et leur rôle dans l’itinéraire plus ou moins réussi de certaines sociétés vers des formes plus avancées du régime démocratique prend appui sur les traditions marxiste et Wébérienne de la théorie sociale pour essayer d’en déceler des expériences similaires, ou comparables, dans le cas brésilien. Le Brésil, en dépit de son processus de modernisation capitaliste et du dépassement de ses épisodes autoritaires, hélas trop fréquents au cours du XXème siècle, reste un pays insuffisamment capitaliste et doté d’un régime démocratique de baisse qualité. Quand aurons-nous un vrai capitalisme de marché, libéré du dirigisme étatique, et un système politique avancé, méritant réellement le qualificatif de démocratique ? Cette thèse fait le parcours de ces questions, appuyée sur une bibliographie représentative de l’état de l’art en sociologie historique. Mots-clés : Révolutions bourgeoises ; capitalisme ; démocratie ; Brésil.

24


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