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Avant-Propos : Capitalisme et démocratie au Brésil, à trente ans de distance
Paulo Roberto de Almeida
Dans l’introduction à son étude sur Les caractères originaux de l’histoire rurale
française – publiée originalement en 1931, et depuis longtemps devenue un classique –,
l’historien Marc Bloch affirmait avec raison que, « dans le développement d’une
discipline, il est des moments où une synthèse, fût-elle en apparence prématurée, rend
plus de services que beaucoup de travaux d’analyse, où, en d’autres termes, il importe
surtout de bien énoncer les questions, plutôt, pour l’instant, que de chercher à les
résoudre » (2ème éd. ; Paris : Armand Colin, 1964, tome I, p. vii).
Le présent travail – lequel, dans sa première incarnation, avait été soutenu en
1984, en tant que thèse de doctorat en Sciences Sociales à l’Université Libre de
Bruxelles, sous le titre quelque peu ambitieux de « Classes Sociales et Pouvoir Politique
au Brésil : une étude sur les fondements méthodologiques et empiriques de la
Révolution Bourgeoise » – ne prétend certes pas se poser en « synthèse » de sociologie
historique appliquée et, même s’il tend vers ce but, n’est en aucun cas une synthèse
achevée. Plus modestement, il cherche, d’une part, à établir le bilan critique d’un
modèle explicatif de nature historico-sociologique – sous le concept de Révolution
Bourgeoise, à côté des révolutions bourgeoises réelles – et, d’autre part, à faire la mise
au point empirico-théorique de la légitimité de ce modèle pour l’interprétation d’un
processus donné de développement historique : la modernisation économique de la
société brésilienne et ses manifestations au niveau du système de pouvoir. Elle touche
donc à deux domaines classiques de la sociologie et de l’histoire, objets d’attention
constante au sein de l’académie : le capitalisme et la démocratie.
Si, éventuellement, le travail n’a pas pu répondre à tous les problèmes soulevés
par ce type de démarche, nous espérons néanmoins qu’il aura su poser toutes les
questions pertinentes qu’il est possible d’énoncer dans ce genre d’entreprise. En
attendant la « synthèse » sociologique du développement historique de la société
brésilienne, dans son long cheminement vers une authentique démocratie politique dans
le cadre d’une économie capitaliste avancée, voici donc un « travail d’analyse »
théorico-empirique qui a tout fait pour mériter son caractère d’ouvrage académique :
premier projet, lectures intensives et recherches extensives, recomposition du plan et
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nouvelle formulation des hypothèses de travail, développement des arguments, critique
approfondie du manuscrit, mise au point du texte et rédaction finale, bref, le plat de
consistance de tout candidat prétendant à des titres académiques.
Après avoir été l’objet d’un âpre débat avec (et entre) les membres du jury, lors
de sa soutenance publique, au début du mois de juin de 1984, et ayant été décernée une
évaluation finale de « Grande Distinction » par les examinateurs, la thèse a été déposée
à la Bibliothèque de la Faculté des Sciences Sociales, Politiques et Économiques de
l’Université Libre de Bruxelles, où elle a dormi le sommeil des justes au cours des trois
décennies successives. Pour être plus précis, quelques petits morceaux arrachés ça et là
à ses première et deuxième parties ont servi à composer deux ou trois articles, publiés
l’un en tant que chapitre d’un livre collectif, les autres dans deux revues académiques
brésiliennes. Mais, à part cela, l’ensemble est resté inédit et oublié depuis, y compris
car, n’ayant pas entamé une carrière académique, comme prétendu à l’origine, et
préférant plutôt suivre le service diplomatique de l’État, son contenu de sociologie
historique comparée a toujours eu très peu de rapports avec les sujets de relations
économiques internationales dont je me suis occupé depuis. Les révolutions bourgeoises
ne sont pas, décidemment, un sujet diplomatique.
À vrai dire, j’ai poursuivi des activités académiques parallèlement à une grande
succession de postes au Brésil, et à l’étranger, exerçant tout particulièrement la chaire
d’Économie Politique au master et au doctorat en Droit du Centre Universitaire de
Brasilia (Uniceub), ainsi que m’associant à beaucoup d’autres institutions d’études
supérieures au Brésil ou à l’étranger ; néanmoins, l’essentiel de ma production est resté
concentré dans les domaines du commerce international, de l’intégration régionale, la
politique extérieure, de l’histoire diplomatique et des relations internationales du Brésil,
ayant, ainsi, très peu de rapports avec la plupart des sujets et de problèmes traités dans
le présent ouvrage. Je dois la distinction de remettre à nouveau cette thèse en état de
publication à la chargée de lectorat aux Éditions Universitaires Européennes, Julie
Dubois, dont la bienveillance je dois remercier ici en tout premier lieu. Mais il me faut
aussi remercier à distance M. le Professeur Robert Devleeshouwer, qui avait accepté de
patronner ma candidature au titre de full sociologist et qui avait continué de diriger mon
travail de recherche, même si certaines des thèses et arguments défendus, avant et
pendant la présentation publique n’eurent pas recueillit tout son accord.
Les rites d’initiation préparant l’entrée dans la quelque peut restreinte « société
des sociologues historiens » – ainsi qu’en général les exercices d’apprentissage en vue
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de l’admission à toute autre communauté « tribale » – inquiètent toujours le
« jeune »candidat, ce que j’étais au début des années 1980. Je dois à M. Devleeshouwer
le fait d’avoir accompli en tout tranquillité mon parcours initiatique, d’ailleurs réalisé
dans les interstices de mes activités diplomatiques en deux pays européens que non la
Belgique. En outre, il faut encore ajouter, il m’a accordé sa confiance, reconnaissant
peut-être que cet « autodidacte acharné » que je suis ne représentait pas en fait un très
grand danger pour les pratiques consacrées de toute institution académique, dont l’ULB
et sa Faculté de Sciences Sociales sont des plus distinguées.
Une histoire de vie : mon cheminement intellectuel
Mais, si cet ouvrage a une histoire de trente ans de recueillement derrière soi, il a
aussi une autre histoire concernant les conditions de son élaboration, depuis le premier
essai de conception jusqu’à son « parachèvement » à l’ULB, qu’il serait peut-être
intéressant d’évoquer ici, puisqu’il s’agit de la première, et probablement de la dernière,
opportunité dont je dispose pour reconstituer mon parcours intellectuel et les raisons
pour lesquelles cette thèse a été écrite, avec ses objectifs précis, sa place dans mes
réflexions politiques et économiques de la première maturité et, plus important,
comment elle a aussi représenté une sorte de cheminement intellectuel complet, depuis
le marxisme académique du début des études sociologiques jusqu’au réalisme (non plus
théorique, mais pratique) des années d’exercice professionnel. C’est en quelque sorte
une histoire de vie, et d’engagement politique, qu’il faut raconter ici et maintenant, car
la thèse reproduit et reflète non seulement mon parcours individuel, mais aussi la lutte
pour la démocratie au Brésil, dans l’univers intellectuel des débats académiques qui se
déroulaient au moment même de sa rédaction et présentation en jury, à la fin du régime
militaire dictatorial du Brésil (mais cela n’était pas encore assuré du tout quand je la
préparais et rédigeais en solitaire et isolé des mouvements démocratiques de combat).
Quels sont donc les jalons qui marquent sa préparation initiale, les changements
conceptuels intervenus en milieu de chemin et son élaboration concrète, à la fin ? Je
vais résumer ici quelques années de lectures, de combats pratiques et intellectuels, et de
réflexions politiques autour des grands thèmes du capitalisme, de la démocratie, du
pouvoir politique et du développement économique, ainsi que sur le rôle des classes
sociales, et tout particulièrement des intellectuels, dans ces débats qui faisaient rage au
Brésil dominé par une dictature militaire, des années 1960 au milieu des années 1980.
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À la fin des années 1960, ayant constaté que le combat auquel, tout juste sorti de
l’adolescence, je m’avais été superficiellement associé – celui des mouvements de lutte
armée contre la dictature militaire brésilienne – n’avait vraiment aucune chance de
réussir dans le contexte de répression violente contre toute opposition, déclenchée par le
régime en vigueur, j’ai décidé, tout de suite après avoir commencé le cours de Sciences
Sociales à l’Université de São Paulo, qu’il était déjà l’heure de partir du Brésil, pour
échapper, vraisemblablement, au destin de tant d’autres jeunes idéalistes, tombés sous
les coups des arrestations et de la torture. La Faculté de Sciences Sociales de l’USP,
noyau de ce qu’on appelait l’École Pauliste de Sociologie, rassemblait à cette époque
les plus distingués représentants du marxisme établi au Brésil, c’est-à-dire, les tenants
du progressisme académique, dont j’avais déjà lu les livres avant même d’être admis au
cours qui devait m’aider à « mieux faire la révolution sociale ».
En 1970, finalement, devenu majeur, et donc indépendant, j’ai interrompu mon
cours au milieu de la deuxième année, acheté un ticket en troisième classe d’un navire,
et suis parti vers l’Europe pour une période d’auto-exil dont je n’étais pas en mesure de
deviner la durée au moment du départ. Mon exil européen a duré, en tout et pour tout,
sept longues années, au cours desquelles j’ai repris, depuis le début, mon cours de
Sciences Sociales, complété ensuite une maîtrise en Planification Économique et
commencé, à la fin de 1976, un doctorat qui a été à l’origine de l’ouvrage qui est ici
présenté.
La dissertation doctorale n’a été achevée, toutefois, que sept ans plus tard, et
aussi bien sa nature, que son style et, ce qui est plus important, ses arguments
principaux, ont subi une importante transformation par rapport au projet original,
élaboré au milieu de 1976. Les raisons, ainsi que le contenu de ces changements
demandent une explication que je suis capable d’offrir maintenant, dans ce témoignage
à trente ans de distance de la soutenance de la thèse.
Quelles étaient mes intentions, et mes sentiments, au moment où j’ai formulé le
projet de thèse et que je me préparais à commencer la recherche et à en écrire certaines
parties ? Sincèrement, rien de très différent de tous ces arguments et raisonnements
espérés, par trop communs et défendus à l’académie à cette époque, aussi bien dans ma
Faculté d’origine – « l’École Pauliste de Sociologie » -- que dans ses consœurs
européennes, surtout françaises (Sorbonne, EHESS) et belges (ULB et Louvain), que je
parcourrais habituellement et dont la production intellectuelle je suivais avec intérêt.
Dans une analyse rétrospective de mes intentions, avec le bénéfice de trente ans
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d’expérience et de réflexions, je perçois que je me préparais, alors, avouons-le, à
pratiquer un « crime prémédité », c’est-à-dire, à inculper la bourgeoisie brésilienne – et
par extension celle des pays avancés, et avec elles l’impérialisme et tout ce qui s’ensuit
– d’être responsable et compromise avec un régime de force, privilégiant les riches et le
capital étranger, plutôt que de favoriser un régime démocratique, tout en s’exemptant,
par là, de promouvoir la construction d’un capitalisme progressiste et autonome, apte à
défendre la souveraineté nationale et décidé à rompre avec des siècles de pauvreté, de
misère, d’exploitation impériale et d’inégalités sociales. En bref, ce qui nous
souhaitions alors, moi et tous les académiciens progressistes et de gauche, c’était que la
bourgeoisie fût progressiste elle aussi, réformiste, radicalement démocratique, anti-
impérialiste, enfin presque socialiste, en tout cas identifiée à un projet national-étatique
de répartition de richesses, et d’élimination, ou tout au moins de réduction de la
pauvreté.
C’était-il naïf ? Peut-être, mais du moins je ne défendais plus un modèle
« cubain » pour le Brésil, comme c’était le cas au début de ma « carrière » politique
d’adolescent rebelle, mais plutôt un projet réformiste, du type socialiste avancé, incliné
dans un sens fort étatique, car nous tenions pour évident que la seule bourgeoisie ne
pouvait soutenir de ses propres forces le combat contre les oligarchies, les officiers de
droite de l’Armée, ainsi que la pression toujours importante de l’impérialisme. Oui,
telles étaient mes conceptions au moment où j’ai décidé d’interrompre temporairement
la préparation de la thèse et de rentrer au Brésil, après presque sept ans d’absence,
retrouvant le pays encore sous la dictature militaire, quoique partiellement engagé dans
un processus contrôlé d’ouverture politique et de distension prudente.
Au premier trimestre de 1977 j’ai donc accompli le chemin de retour, et me suis
retrouvé, deux diplômes en main, mais sans aucun travail, dans la vielle et modeste
maison familiale à São Paulo. Je me préparais, en tout cas, à m’engager dans une
carrière académique classique – en commençant par donner des cours de sociologie et
d’économie dans des institutions privées, en attendant un concours à l’université
publique – quand mon attention a été attiré par une annonce de l’académie diplomatique
concernant l’ouverture d’examens directs pour sélectionner des candidats au service
extérieur de la nation. J’avoue qu’à ce moment-là j’étais plus intéressé de découvrir
qu’est-ce que le régime militaire – auquel je me fûs opposé farouchement pendant tout
le temps de mon exil européen, encore que sous des noms de plume – savait de mes
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activités « subversives », et s’il y avait quelque chose de compromettant à mon égard,
plutôt que de vouloir proprement servir a un État que je combattait encore.
Les examens, que l’on annonçait très rigoureux, m’ont paru, au contraire, tout à
fait faciles, probablement dû à mes longs séjours de lecture à la bibliothèque de
l’Institut de Sociologie de l’ULB, que je fréquentais beaucoup plus souvent que je ne
m’aventurais dans les cours présentiels. Je me suis donc retrouvé, très rapidement, dans
une position que je ne pouvais songer quelques mois auparavant : au cœur d’un État, et
théoriquement au service d’un régime, que je voulais abattre le plus rapidement
possible. En tout état de cause, le travail de recherche en vue de rédiger la thèse a
continué, quoiqu’en deuxième plan, pendant trois ans encore, le temps de me marier,
constituer famille, et de revenir en Europe pour mon premier poste diplomatique, moins
de deux ans après avoir commencé la nouvelle carrière.
Cette fois installé en Suisse – pays faisant partie, avec la Belgique et quelques
autres de l’Europe septentrionale, de cette architecture économique que l’on pourrait
appeler « le capitalisme idéal », par contraste avec les pays du real existierenden
Sozialismus, que je connaissais fort bien – je me suis préparé, au début des années 1980,
à reprendre le travail de la thèse, dont les supposés de base ont été quelque peu modifiés
par rapport au projet de 1976. Puisque nous entrons là au cœur des arguments qui ont
soutenu la construction de la thèse, qui est reproduite dans ce volume, il me faut,
maintenant, exposer mon raisonnement, les points de vue que j’y ait défendus , ainsi que
les « découvertes » au cours de nouvelles lectures et de plus profondes réflexions
entreprises entre 1981 et 1984, des efforts entrecoupés par des nombreux voyages faits
en Europe, surtout en direction du « socialisme surréel », subissant alors ses premiers
craquements d’édifice.
Tout d’abord le sujet, à proprement parler : en dépit d’avoir conservé le titre
original du projet – Classes Sociales et Pouvoir Politique au Brésil: une étude sur les
fondements méthodologiques et empiriques de la Révolution Bourgeoise – j’ai conclu,
au cours de cette évaluation approfondie du phénomène qu’il y avait beaucoup de
mythe, et très peu de réalité autour de l’axe principal de ma thèse : la Révolution
Bourgeoise au Brésil, ou tout du moins, un désir (très académique) de l’occurrence
d’une révolution bourgeoise, de n’importe quelle nature. Soit, un rêve, ou une utopie,
dans le sens où le jeune Marx, encore un peu hégélien, parlait d’Aufhebung ou
d’Aufheben. Sans plus tarder, examinons donc la problématique centrale de ma thèse.
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Présentation du sujet de la thèse
Mon objectif principal, dans la préparation de la thèse doctorale, était celui
d’examiner les rapports entre classes sociales et pouvoir politique au cours du
développement historique de la société brésilienne. Cependant, avec un sujet aussi
étendu, ne pouvant être cerné par un seul chercheur, j’ai dû choisit de restreindre
l’analyse de cette problématique à un biais conceptuel déterminé, celui de Révolution
Bourgeoise. Pour quoi ce concept particulier ? Je n’avait pas, a priori, de réponse
objective à cette question, mais l’on pourrait renvoyer ce type de discussion à la
position de Max Weber à ce sujet : on a de l’empathie pour certains sujets, et pas pour
d’autres, des affinités électives que l’on cultive, tout en essayant de rester neutre à
propos d’un sujet marqué par une forte subjectivité conceptuelle. En tout cas, ce concept
à lui seul définit tout un programme en sociologie et en historiographie, en même temps
qu’il reste indiscutablement lié à la tradition marxiste en théorie sociale.
Il existe, en effet, un paradigme marxiste de la « Révolution Bourgeoise » et je
me suis appliqué, dans la première partie de mon travail, à le démonter et à en faire une
critique approfondie pour le récupérer ensuite en tant que modèle analytique. Dans la
deuxième partie du travail, l’application de ce modèle au cas de la modernisation
capitaliste de la société brésilienne a été menée à travers l’œuvre majeure de Florestan
Fernandes, l’un des plus grands sociologues brésiliens et « père » indiscutable de la
notion de Révolution Bourgeoise au Brésil (et, par extension, en Amérique Latine).
Au-delà, toutefois, du rituel académique de préparation et de soutenance d’une
thèse typique (en vue de ma propre intégration à la tribu des sociologues), cela à quoi je
tenais était moins répondre à des préoccupations théoriques à propos d’un thème
classique de la recherche socio-historique (motivation très légitime d’ailleurs) qu’à
discuter des questions essentiellement pratiques et relevant d’un domaine de
transformation historique toujours original, et en particulier la question suivante: quels
sont les rapports entre la bourgeoisie et la démocratie dans le processus de
modernisation capitaliste, en général, et dans la transition périphérique, en particulier?
Les concepts principaux que j’ai employés dans la thèse – à part ceux, formels,
de modèle, théorie, paradigme, etc. – sont tous historiquement qualifiés: ainsi, la
modernisation dont il s’agissait était toujours la modernisation spécifiquement
capitaliste, tout comme la révolution était principalement la Révolution Bourgeoise,
alors que la domination politique – déformation analytique majeure peut-être – était
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surtout la domination politique de classe (bien que sur ce point particulier je fus devenu,
au cours de mes lectures, bien plus Wébérien que marxiste).
Il n’en reste pas moins que la thèse demeurait au sein de l’univers conceptuel et
explicatif Marxien, quitte à faire œuvre d’iconoclaste. Mais, le marxisme (du moins sa
variante théorique) n’a pas besoin de défense: il se porte même très bien tant à
l’intérieur qu’à l’extérieur de l’institution académique. La thèse représentait, d’ailleurs,
un moment de ma propre réflexion théorique (et politique, il faut l’avouer) sur les
capitalismes et les socialismes réellement existants. Que ceux-ci étaient des formidables
échecs, cela je le savais déjà par ma propre expérience, mes maints voyages, beaucoup
de lectures, et une vision nourrie par des contacts humains avec des représentants de
tous les systèmes en vigueur, y compris des exilés (ceux des dictatures du Tiers-Monde,
y compris et principalement du Brésil et des autres régimes militaires de l’Amérique
Latine, tout comme ceux du socialisme réel). Ceci étant dit, il faut préciser que pas plus
que le Christ ou le christianisme ne peuvent être tenus responsables pour aucune des
bêtises qu’on ait pu faire en leur nom, y comprise l’Inquisition, Marx ou le marxisme ne
peuvent d’aucune façon être responsables des abominations staliniennes et du Goulag.
Mais, j’allais encore, au cours des années suivantes, réfléchir beaucoup sur la
responsabilité des intellectuels – ou plutôt des « ingénieurs sociaux » – quant à leurs
choix politiques.
Contribution et originalité de la thèse
Au cours de mes recherches, et d’intenses lectures, j’ai étendu considérablement
l’éventail des approches considérés autour de mon sujet, sans aucune préférence
politique de principe. En effet, ma bibliographie pourrait être accusée de bien des
défauts, mais probablement pas d’insuffisance. Soit, j’ai beaucoup cherché, mais je n’ai
pas trouvé des études systématiques sur la Révolution Bourgeoise (à part évidemment
les études proprement historiques des Soviétiques Drabkin et Porshnev ainsi que les
Est-allemands Kossok, Markov et Dessau).
Je considère donc que la principale contribution de ma thèse doctorale a consisté
non seulement dans la critique approfondie des fondements conceptuels et historiques
de la Révolution Bourgeoise, mais aussi et principalement dans la proposition d’un
modèle analytique (à distinguer bien sûr du paradigme marxiste sur la Révolution
Bourgeoise) pouvant être appliqué à des cas concrets de développement historique et
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social. Peut-être le concept en cause ne méritât-il pas tant d’honneur, mais cela relève
des choix que chaque chercheur est en droit de faire.
L’autre contribution a été celle de mener la discussion du modèle en cause à
propos du développement historique de la formation brésilienne, la modernisation
capitaliste qui y est intervenue et ses reflets au niveau de la structure sociale et du
système de domination politique. L’entreprise avait été déjà entamée par Florestan
Fernandes, mais le concept de Révolution Bourgeoise chez lui n’était pas qualifié de
façon stricte, ni possédait un statut théorique précis: le sociologue de São Paulo passait
d’une qualification socio-économique à une autre, essentiellement politique, sans que
l’on puisse mesurer très bien la part de la « longue durée » et celle de la « conjoncture
historique de transformation » (pour employer les termes Braudelien et Labroussien
bien connus). Il faut remarquer que Fernandes était, si l’on peut dire, mon « maître-à-
penser », quand je partageais entièrement, au début de mon cheminement académique,
tous les présupposés théoriques et politiques de l’École Pauliste de Sociologie. Par la
suite, cela doit être clair, je m’en suis beaucoup éloigné.
L’originalité de la thèse se situe donc dans l’affirmation critique du concept et
de la théorie de la Révolution Bourgeoise, après une analyse serrée de ses fondements
historiques, méthodologiques et épistémologiques. Bien sûr, la vraie « biographie
intellectuelle » de la Révolution Bourgeoise reste encore à faire, mais j’estime avoir
apporté ma modeste contribution à la réflexion sociologique sur un sujet jusque là
marqué par une sorte de « dictature historiographique » (celle du marxisme académique,
bien évidemment). Il n’en découle pas un nouveau « paradigme sociologique »
(entreprise plus que douteuse), mais il s’agit tout de même d’un certain progrès dans le
débat théorique et pratique (c’est-à-dire politique) sur le développement du capitalisme
à la périphérie et ses avatars politiques.
Hypothèses développées à partir du problème
Quelles étaient, alors, les questions que, en tant que lecteur de Marc Bloch, je
posais à mon objet propre ? L’hypothèse de départ affirme, preuves à l’appui, que le
marxisme théorique est encore une « conception bourgeoise de l’histoire », dans le sens
où il prolonge la réflexion sociale et politique inaugurée pendant les Lumières, tout
comme il prolonge l’« âge de la Révolution française ». Mais nous aussi nous vivons
encore à l’âge de la Révolution française: vocabulaire, mouvements, idéologies,
concepts théoriques et pratiques, tout ce dont nous discutons et comment nous agissons
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aujourd’hui dérive de la Révolution française et en reproduit les débats. On n’est pas
près de l’enterrer…
J’ai développé, ensuite, des hypothèses partielles et opérationnelles, à partir du
paradigme Marxien, ou plutôt marxiste, de la Révolution Bourgeoise, celle surtout qui
fait de cette notion – appelée à intervenir dans l’histoire concrète – un projet pratique de
transformation économique et de démocratisation sociale et politique pour un pays
arriéré du point de vue capitaliste. L’hypothèse s’applique aussi bien à l’Allemagne
wilhelminienne, qu’à la Russie tsariste (où était née, à la fin du XIXème siècle, une
« théorie » partielle de la Révolution Bourgeoise), ou même à certaines formations de la
périphérie capitaliste, en l’occurrence le Brésil. Ce projet a conditionné le travail
théorique et pratique d’intellectuels engagés, tout comme il serait canonisé, plus tard,
dans le « marxisme établi ». Florestan Fernandes au Brésil et bien d’autres représentants
typiques de l’académie en sont des exemples appartenant à la même tribu.
À quoi sert donc cette « théorie de la Révolution Bourgeoise »? D’une part, à la
« reconstruction du passé », de l’autre à la « construction du présent ». Étant donné que
« Révolution Bourgeoise » est un concept historiquement qualifié, peut-il s’appliquer à
l’analyse d’un processus dérivé de transformation capitaliste? Mais, tout d’abord, les
rapports entre capitalisme et démocratie sont-ils universels et invariables? En quoi le
développement tardif du capitalisme peut-il affecter ce rapport? D’autre part, quel est le
rôle historique de la bourgeoisie dans la révolution démocratique? Autant de questions
théoriques qui ne peuvent que recevoir des réponses essentiellement pratiques.
Mais, puisque ma thèse s’attachait à examiner la validité de ce modèle
explicatif, la discussion des hypothèses de travail a été surtout menée au niveau
conceptuel – bien que tenant toujours compte du rapport d’adéquation des modèles
proposés au mouvement réel de la société. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la
thèse est devenue bien plus « historique » que proprement sociologique (la part des
lectures de Braudel, de Gerschenkron, de Hill et d’autres historiens du capitalisme, pour
ne parler à nouveau que de Marx et de Weber, est donc très importante).
D’autres hypothèses explorées dans la thèse concernent le rôle historique de la
« modernisation capitaliste » en tant que facteur « structurel » de la Révolution
Bourgeoise, le processus toujours original de formation de classes dans une structure
sociale donnée, les dimensions spatiales de la domination politique, ainsi que le rapport
entre développement tardif du capitalisme et le régime politique. Ces hypothèses
subissent la critique sans ménagements de la part de celui qui est désigné, de manière
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faussement naïve, comme l’« apprenti sociologue » (ce qui j’étais, disons, au moment
des lectures et de la rédaction préliminaire de la première partir de cet ouvrage).
Méthodologies et approches
La méthodologie, ou plutôt l’approche adoptée dans la rédaction de ce long essai
d’interprétation analytique autour de la Révolution Bourgeoise (et des révolutions
bourgeoises, celles historiques), n’est peut-être pas toujours conforme au style habituel
dans le genre, qui commande une séparation stricte entre l’auteur du (des) discours et le
critique du (des) discours des adversaires, un terrain toujours marécageux quand il s’agit
d’un sujet pour lequel on a une très forte empathie (à nouveau, les affinités électives
dont parlait Weber). Cela a pu provoquer certains problèmes à la lecture et j’y prends
l’entière responsabilité. Les dissertations doctorales sont en général trop « sérieuses »,
dans la forme et dans la présentation: j’y ai voulu échapper, et peut-être fut-ce très
maladroit de ma part. Tant pis! En tout cas, il faut à nouveau replacer la thèse dans le
contexte politique de sa préparation et soutenance, quand on vivait en « dictature
bourgeoise » au Brésil, et l’apprenti sociologue voulait « enseigner » à la bourgeoisie
comment elle avait tout avantage à, finalement, « devenir » démocratique.
Quant à la méthodologie de mon propre discours, je me suis attaché à une
approche hybride, du type historico-conceptuel et qui a souvent surpassé (et parfois
étouffé) la méthode proprement historico-sociologique, cette dernière touchant aux
aspects concrets de la modernisation capitaliste et de la domination politique. Pour un
exemple de cette méthode historico-conceptuelle, voir le livre du philosophe allemand
Reinhart Koselleck: Kritik und Krise – ein Beitrag zur Pathogenese der bürgerlichen
Welt, que j’ai consulté dans la version italienne: Critica Illuminista e Crisi della Società
Borghese.
C’est donc à partir de cette méthode que j’ai développé ma propre critique de (et
à) la Révolution Bourgeoise, c’est-à-dire de sa légitimité historique et conceptuelle et de
sa valeur heuristique. Ayant constaté son utilité analytique, j’ai appliqué le concept à
une réalité dérivée de modernisation capitaliste: c’est alors à la sociologie historique de
jouer. Je prends donc le concept de développement historique (ou « développement
social ») pour étudier la modernisation capitaliste de la société brésilienne, le processus
de formation de classes, les modalités de domination politique et le rôle spécifique de la
classe bourgeoise.
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Encore en ce qui touche à la méthode, je n’ai pas été explicitement comparatif,
et je m’explique quelque part dans ce sous-chapitre: « ...la comparaison dont il s’agit ici
est purement conceptuelle et concerne l’interprétation de processus toujours uniques de
développement historique et social au moyen d’un concept rendu théoriquement
général ». La référence ici est au sous-chapitre « Du bon usage du comparatisme », qui
tente une discussion théorique à ce sujet, sur la base d’historiens et sociologues réputés.
Par ce type de procédé comparatif-conceptuel (mais aussi comparatif-historique,
puisqu’il y a des références concrètes) et en cherchant la légitimation empirique dans
l’analyse des cas classiques, je suis bien parvenu à établir la validité conceptuelle et la
légitimité méthodologique de la Révolution Bourgeoise, mais je n’ai pas réussi (mais je
considère que ce n’est pas de ma faute) à découvrir une révolution bourgeoise concrète
au Brésil, quoiqu’en eût dit Fernandes dans son magnum opus. Les psycho-analystes
freudiens aiment se référer à la situation (peut-être réelle) de « révolte contre le père » ;
pourrait-on dire, alors, que je me suis révolté contre mon « maître-à-penser » ? Je n’en
suis pas sûr, car je pense avoir entamé une recherche sérieuse, réfléchi de manière tout à
faite indépendante vis-à-vis mes anciens « patrons de la tribu » et établit un certain
nombre de « découvertes » sociologiques sur la base de la discussion très approfondie
que j’ai menée autour de mon concept-fétiche. Quelles sont ces « découvertes » ?
Principales « découvertes » de la thèse
Elles sont assurément nombreuses, même si en sciences sociales on ne découvre
jamais des « nouveaux continents » ou des « nouvelles planètes » dans un système par
ailleurs en mutation continuelle (je récuse, à propos, les notions de « système » ou de
grand theory dans l’explication sociologique). Il faut faire la distinction entre, d’une
part, les « contributions théoriques » à l’étude de la Révolution Bourgeoise en tant que
concept historique et en tant que modèle explicatif (pour la sociologie historique, pour
la sociologie des révolutions, pour l’étude du développement historique des sociétés
capitalistes occidentales) et, d’autre part, les « contributions pratiques » pour ainsi dire à
la discussion des chemins de la modernisation sociale et de la démocratie politique (ou
plutôt de la non-démocratie) au Brésil et, en général, en Amérique Latine.
Mais, allons directement aux constatations que j’ai faites. J’ai « découvert » que:
1. La Révolution Bourgeoise en tant que concept historique est un fait français
par excellence, plus spécifiquement de la première historiographie révolutionnaire
(doctrinaires), déterminisme linguistique oblige.
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2. La Révolution Bourgeoise en tant que concept social et politique est un fait
allemand par excellence, plus spécifiquement Marxien.
3. La Révolution Bourgeoise en tant que programme pratique de transformation
sociale et en tant que théorie (partielle) du développement historique est un fait russe
par excellence, plus spécifiquement de la pensée marxiste classique (des proto-
marxistes à Lénine).
4. La Révolution Bourgeoise en tant que modèle théorique et en tant que concept
analytique sacralisé est un fait soviétique par excellence, plus spécifiquement du
« marxisme établi » ou de l’imagination dialectique convertie en doctrine d’État.
5. La Révolution Bourgeoise, finalement, en tant que concept opérationnel pour
la sociologie de la modernisation est un fait anglo-saxon par excellence, plus
spécifiquement de la pensée libéralo-marxiste, du type Moore, Stone, Hill, Hobsbawm,
etc. Les Français, quant à eux, semblent continuer à se bagarrer sur des mots.
J’ai encore « découvert » que:
6. La modernisation capitaliste en tant que telle n’est pas une condition
structurelle de la Révolution Bourgeoise. Je me réfère dans l’essai aux notions
« mariées » de rupture ou continuité dans le processus historique, à la longue durée
(Braudelienne) et à la conjoncture de transformation (Labroussienne), ainsi qu’à
l’emprise nécessaire du capitalisme, telles que la conçoivent les marxistes, vis-à-vis de
la persistance de l’Ancien Régime, comme prétendent certains historiens révisionnistes.
7. La sociologie historique ou politique de Weber n’est pas le corpus théorique
le plus adéquat pour l’analyse d’un phénomène de changement historico-social du type
de la Révolution Bourgeoise, le marxisme étant beaucoup mieux « armé » pour le faire.
J’ai « découvert » que Marx « explique » la Révolution Bourgeoise, Weber seulement
sa « suite », c’est-à-dire la politique « bourgeoise ». Je ne revendique pas une
quelconque originalité à ce propos, car j’ai puisé l’idée chez maints interprètes de Max
Weber que j’ai luW attentivement (le chapitre sur la politique wébérienne est instructif à
cet effet).
8. Le « mythe » de la Révolution Bourgeoise est encore et toujours ancré dans
l’historiographie marxiste des révolution bourgeoises, du moins celle orthodoxe, les
interprétations plus riches se trouvant dans la pensée marxiste-libérale d’extraction
anglo-saxonne (bien que Hobsbawm soit aujourd’hui quelque peu sous-valorisé à la
bourse des historiens « non-idéologiques », je le trouve toujours intéressant).
14
9. Il ne faut pas toujours identifier le capitalisme à la société bourgeoise, tout
comme il ne faut pas identifier la domination politique à un pouvoir de classe.
En dépit de toutes ces « critiques » et découvertes déroutantes, j’ai « découvert »
que le concept de Révolution Bourgeoise était quand même opérationnel pour mes
objectifs et pouvait donc être mobilisé à des fins analytiques au-delà des frontières
strictement historiographiques. J’ai donc essayé de donner une définition propre à ce
concept quelque peu élusif et j’ai tâché de proposer un « type-idéal » de Révolution
Bourgeoise. L’exercice ne trouve-t-il, peut-être, vraiment pas d’application pratique ;
cependant il semble que l’on ne demande pas à une dissertation doctorale d’être
opérationnelle, seulement de prouver que son auteur est capable de mener une recherche
dotée d’un minimum de consistance logique et de supports empiriques (dans les cas de
thèses historiques, en tout cas).
Du point de vue de la sociologie historique, il ne faut pas laisser sans mention
les constatations suivantes:
10. Il n’y a pas un modèle unique de transition capitaliste (ce à quoi Fernandes
souscrit entièrement, d’ailleurs), mais diverses transitions, différentes modalités de
changement historique qui, tout en étant capitalistes, ne sont pas forcément bourgeoises.
Le Brésil est précisément un cas en l’espèce, et ici je me place contre l’opinion de
Fernandes, qui s’efforçait de prouver (à tort, à mon avis), que la modernisation
capitaliste au Brésil est un cas, malgré tout, de Révolution Bourgeoise. J’ai simplement
« démontré » qu’il n’y a même pas eu, au Brésil, de révolution bourgeoise tout court.
11. La Révolution Bourgeoise, du point de vue du développement historico-
social, est à la fois un processus de transformation structurelle et une conjoncture de
luttes politiques autour du système de domination, bien que le concept doive s’appliquer
stricto sensu. La domination politique est un phénomène spécifiquement Wébérien,
mais dans la fantasmagorie marxiste il devient toujours « domination de classe ».
12. Les « voies de développement » ouvertes aux formations en cours de
modernisation capitaliste ne sont pas déterminées structurellement, mais restent toujours
des « possibles historiques », dans le sens où il y a toujours un « domaine autonome de
changement social » – c’est-à-dire, une « marge de liberté dans l’histoire » – se
présentant sous la forme d’options laissées aux « élites » de chaque formation sociale.
Je me place donc – après y avoir adhéré dans ma jeunesse – résolument contre l’idée
Marxienne (et marxiste) de la nécessité historique, c’est-à-dire, la « surdétermination »
15
de l’action des hommes (la « superstructure ») par les forces matérielles
(« infrastructure »).
13. Dans ce sens, il faut distinguer la formation « économique » (au sens
Marxien) de la formation « sociale » (stricto sensu, c’est-à-dire des classes sociales) et
écarter toute détermination absolue du pouvoir politique par le pouvoir économique.
Une lecture très variée de l’histoire économique m’avait déjà confirmé dans cette
« découverte », ainsi que l’observation critique des politiques économiques effectives
appliquées tant dans le capitalisme réel, que dans les pays du socialisme « surréel »
(c’est-à-dire, maintenus en « fonctionnement » plus par la force de la répression que par
les rouages « naturels » de l’activité productive, toujours défaillante, ce qui j’ai constaté
de mes propres yeux).
14. La modernisation capitaliste dans les sociétés périphériques non-
traditionnelles (c’est-à-dire nouvelles) n’est pas bourgeoise, la « société civile » ne se
constituant qu’après la formation de l’État (qui d’ailleurs participe à la structuration
sociale); cela s’applique, bien évidemment, au cas du Brésil, et je me suis confronté ici
directement aux arguments de Fernandes. Le Brésil de la colonisation portugaise fut un
pays où l’État a constitué la société, ou du moins l’a façonnée ; il semble que, même
depuis l’Indépendance, et cela jusqu’à nos jours, ce processus s’est maintenu.
15. La « dépendance » et l’« absence de reforme agraire » ne sont pas des causes
du « retard », tout comme leurs contraires ne sont pas des conditions du développement
économique et social. Là, je me suis confronté aussi à tous les théoriciens de la
« dépendance », dont Fernando Henrique Cardoso (qui, dix ans plus tard, devait devenir
président de la république, en reniant quelque peu ses théories, mais cela je ne pouvais
aucunement deviner au moment où j’entamais la rédaction de la thèse). Le fait
remarquable, ici, mais cela est aussi une « découverte » a posteriori, c’est que
l’agriculture brésilienne s’est modernisée sans jamais avoir eu à subir une quelconque
réforme agraire d’en haut, von oben, car cette modernisation a été conduite, dans une
bonne proportion, par les forces du marché, quand l’économie était en crise, et l’État
incapable de faire une véritable « politique agricole ». Cela n’est pas non plus très
original : ce n’est que quand les sociétés sont en crise, qu’elles sont obligés de se
réformer, donc de se moderniser.
Les observations critiques que j’ai présentées dans les chapitres XIII et XIV,
concernant les rapports – toujours contradictoires – entre le capitalisme, la bourgeoisie
et la démocratie (y compris avec l’intervention de la Révolution Bourgeoise), ne
16
peuvent pas toutes se ranger dans la catégorie « découvertes » – ce que, dans les
doctoral dissertations des anglo-saxons, l’on appelle des major findings –, mais elles
expriment toutefois une réflexion approfondie sur la nature du développement social des
sociétés occidentales, tout en étant une critique voilée des tentatives plus ou moins
maladroites d’établir des rapports unilatéraux de causalité. Il y a, bien sûr, entre chacune
de ces catégories (non plus conceptuelles, mais historiques) des rapports réciproques
d’adéquation, ou des « affinités électives » (pour reprendre l’expression du grand poète
allemand, repassé au grand sociologue ), mais non pas des déterminants universels.
De même, les rapports entre modernisation tardive et autoritarisme – qui sont à
la base du modèle interprétatif proposé par Fernandes – ne peuvent être appréciés de par
la seule référence à la nature de la domination bourgeoise. Je peux, à ce propos, attirer
l’attention sur la discussion de l’« autocratie bourgeoise » dans la dernière partie de
mon travail, ainsi que sur l’ensemble du dernier chapitre en ce qui concerne la question
de la « démocratie bourgeoise ». En tout état de cause, au cours de mon cheminement
autour de la thèse, j’ai appris à ne plus jamais mettre des adjectifs à la démocratie,
comme on avait l’habitude de le faire pendant les années de la grande confrontation
entre systèmes opposés. Les qualifications de ce type sont toujours réductrices et
trompeuses, servant le plus souvent à soutenir des régimes illégitimes. Il vaut mieux
réserver ce genre d’exercice aux menus culinaires : Poulet à la Kiev, Filet à la Parme,
Saumon en papillote, etc. La démocratie se suffit à elle seule, sans aucun complément.
Discussion des résultats et implications de l’étude
J’arrive maintenant au terme de mon cheminement théorique et pratique. À part
la contribution originale mentionnée plus haut – à propos du modèle analytique de
Révolution Bourgeoise et de son application à un exemple concret de modernisation
capitaliste –, ma dissertation représente en fait un exercice de contestation théorique à
tout « modèle global de développement historique ». Les « théories générales » ne sont
pas forcement inutiles, mais elles sont parfois dangereuses pour le travail sociologique
(bien qu’aujourd’hui, vu l’état de désarroi des sciences sociales, peu de « dictatures
théoriques » subsistent trop longtemps).
L’étude de Fernandes ne se présente pas en tant que « théorie générale de la
Révolution Bourgeoise dans la périphérie », ou du moins pas explicitement; elle
apparaît toutefois, de manière voulue ou indirecte, une « théorie régionale de la
modernisation capitaliste », avec les conséquences politiques que l’on sait. Or, tout
17
comme la « théorie de la dépendance » semble avoir épuisé ses possibilités explicatives,
la « théorie régionale de la modernisation capitaliste », impliquant la non-
démocratisation politique, possède des bases tout aussi fragiles, que ce soit du point de
vue historique que de celui théorique. J’ai, quant à moi, toujours préféré de parler de
façon qualifiée, c’est-à-dire, avec un certain support empirique, dans la diachronie
historique, et en soumettant chaque affirmation à l’épreuve des faits.
Cela dit, il ne faut pas écarter, a priori, tout effort de systématisation qu’il est
possible de faire à partir des « modèles de développement ». Selon Fossaert, « la
recherche sociologique tend à concevoir des types caractéristiques de développement
social », ce à quoi je n’ai pas été en mesure de souscrire entièrement, en faisant question
d’ajouter tout de suite après: « Il n’est pas permis de penser que la réalité du
développement social est faite de types caractéristiques ». Pour dire vrai, je suis devenu,
plus tard, bien moins tolérant envers ces soi-disant « modèles de développement », peut-
être à cause de tant d’échecs qu’ont subi ces prétendus modèles (y compris dans leur
application au cas du Brésil).
Ce que j’ai surtout essayé de faire – on m’avait accusé, à une certaine étape de la
soutenance de la thèse, de ne pas avoir « annoncé mes couleurs » et de rester
insaisissable quant à mes options idéologiques et politiques – c’est l’unification dans un
même champ théorique de deux paradigmes – au sens large – divergents et
contradictoires: d’une part le paradigme de la « politique sociale » ou de la
« modernisation », pouvant grossièrement être décrit comme « bourgeois »; d’autre part,
celui du “conflit” ou de la “révolution”, d’inspiration marxiste.
En tout état de cause, ma thèse est restée dans l’univers conceptuel du marxisme
académique, mais je crois avoir procédé, à chaque fois, à une critique impitoyable de
ses bases théoriques et historiques. D’une certaine façon, la thèse a représenté mon
dépassement de ce marxisme académique par trop figé dans ses concepts « classiques »,
au profit d’une vision moins « religieuse » de l’outillage théorique mis à la disposition
des analystes se penchant sur des cas concrets de modernisation capitaliste (avec ou
sans domination bourgeoise). Comme l’avait remarqué quelque part Fernand Braudel, le
capitalisme est devenu, dans l’univers conceptuel marxiste, un superlatif, imposant sa
dictature terminologique même là où il n’y a point de capitalisme dans la pratique. Le
Brésil est, encore ici, un cas en l’espèce.
18
Implicite à la démarche unificatrice mentionnée ci-dessus, il y a une volonté
d’arriver à une entente conceptuelle entre les deux paradigmes, étape précédant
nécessairement une entente sur les principes. Mais, celle-ci est-elle vraiment possible?
Le premier paradigme concerne l’amélioration de l’ordre social, la correction
des défaillances les plus évidentes du système en place, bref, la réforme. Le deuxième
paradigme vise, lui, la destruction et le remplacement de système: il est prescriptif, dans
le sens où il propose, en plus du diagnostic, une thérapie. Comme il est assez connu, le
marxisme appliqué a toujours et partout consisté en des gigantesques opérations
d’ingénierie sociale, avec son cortège de catastrophes sociales et une perte « inutile » en
vies humaines (inutile dans le sens où ces pertes ne sont pas nécessaires au
fonctionnement du système, mais elles le sont, probablement, pour sa « survie »).
Les expériences tentées au cours de l’histoire, ou encore existantes (très rares, il
faut le reconnaître), ne tournent pas à son avantage, c’est le moins qu’on puisse dire (et
je le reconnaissais déjà trente ans auparavant). L’approche libérale ou bourgeoise est
beaucoup plus modeste quant à ses ambitions. Le même type de raisonnement vaut
aussi pour les formations sociales insuffisamment développées, c’est-à-dire, encore peu
capitalistes, ce qui s’applique encore une fois au Brésil. Mais, pourraient argumenter les
true believers dans le « sens de l’histoire », la modération serait-elle une bonne qualité
quand on meurt de faim? C’est là la justificative des politiques distributives – voire
populistes – quand la richesse est encore à ses débuts pour satisfaire à tous les besoins
déclarés. La question est toujours ouverte, et le débat autour des thèses de l’économiste
français Thomas Piketty a encore renouvelé le débat.
La question sociale continue d’être le problème par excellence des pays en voie
de modernisation (est-elle toujours capitaliste, dans le sens classique du terme?). Mais il
serait illusoire de penser que l’on puisse délaisser la question démocratique pour
s’occuper seulement de la première. Les réponses que l’on pourrait apporter à ce
« problème » – s’il en est un – ne sont d’ailleurs jamais de nature théorique, mais bien
pratique. Il n’y a pas, et il ne peut pas y avoir, de théorie du « développement » à
l’échelle mondiale: le changement historique n’est pas contrôlable par la société (ce que
Marx avait affirmé dès l’Idéologie Allemande), même quand celle-ci a opéré un « saut
qualitatif » en direction de la « démocratie réelle ».
Retour vers le futur : capitalisme et démocratie trente ans après
19
La thèse présentée en 1984 n’a probablement pas répondu à tous les problèmes
soulevés au départ, et à tous les questionnements qu’il est encore possible de faire
aujourd’hui autour des relations toujours difficiles entre capitalisme, démocratie et
transformations dans le régime de pouvoir en fonction de la dynamique sociale (ou de
classes, comme le prétendent toujours les marxistes). Mais je crois, sincèrement, que ma
thèse s’est efforcé au moins de rectifier quelques-unes des questions posées dans le
domaine du marxisme académique et d’éliminer certaines réponses qu’il cherchait à
produire (contre un certain « sens de l’histoire », rectification à laquelle j’ai accédé par
maintes lectures, mais surtout par des voyages d’observation).
Quoiqu’il en soit, et pour terminer avec l’omniprésent savant allemand – encore
objet de trop de révérence dans des académies de pays périphériques –, la onzième thèse
sur Feuerbach n’est de toute façon pas réalisable: cela supposerait la « connaissance
réelle » de ce monde et la mise en action d’une sorte de « volonté collective » à laquelle
peu de savants de l’académie seraient capables de se rallier aujourd’hui. Suite à la
succession de désastres historiques – donc bien réels – provoqués par l’imagination
dialectique transmuée en pouvoir politique, très peu d’intellectuels s’attachent de nos
jours à vouloir pratiquer ces exercices démodés d’ingénierie sociale. Le danger est
pourtant toujours là, comme le prouvent bien d’expériences encore aujourd’hui
conduites en Amérique Latine. En tout état de cause, le populisme qui se revendique
d’un faux héritage de Simon Bolivar ne semble être autre chose qu’une contrefaçon de
mauvaise qualité (mais, elles le sont toujours) du vieux fascisme de l’entre-deux-
guerres.
Quant à l’apprenti sociologue, devenu enfin un académicien professionnel, sa
tâche – constante, permanente – est celle de continuer à faire la critique du monde réel,
ce qu’il a fait dans cette thèse et à chaque opportunité pratique et théorique depuis lors.
Il ne s’agit pas seulement de répéter le vieil adage qui prétend que la théorie, dans la
pratique, ne fonctionne pas, car cela on le sait déjà. Mais, même pour dire cela, il faut
une certaine théorie, c’est-à-dire, il faut partir de certains supposés.
Mes supposés, à l’origine de la conception, de la première formulation et de la
rédaction de cet exercice académique, étaient très clairs : je m’inquiétais du capitalisme
et de la démocratie au Brésil, et cela dans un contexte bien déterminé : le Brésil d’alors
était un pays insuffisamment développé du point de vue capitaliste et n’était clairement
pas un pays démocratique. Ayant un système économique dominé, à près d’un tiers par
20
le poids de l’État, les agents économiques privés n’étaient pas en mesure de créer, eux-
mêmes, des nouvelles sources de richesse sur la base de leurs initiatives individuelles,
en toute liberté économique, car tout dépendait de la permission de l’État, un peu
comme aux temps de la colonisation. D’autre part, tombé, en 1964, sous les coups de
ses crises politiques et de son instabilité institutionnelle chronique, dans un type de
gouvernement et de régime politique à dominance autocratique-militaire, le Brésil
n’était pas encore arrivé, au moment de la rédaction de cette thèse, entre 1983 et 1984, à
un système que l’on pourrait appeler comme formellement démocratique, comme il
serait devenu près d’un an plus tard (et encore avec beaucoup de limitations pratiques).
Plus qu’un simple exercice académique, la thèse était donc une sorte de cri d’angoisse
personnel, exprimé dans une forme très académique, en face de la double absence d’un
capitalisme réel et d’une démocratie fonctionnelle au Brésil d’alors.
Plus de trente ans plus tard, que pourrait-on dire à cet égard ? Quelles seraient
les constatations que nous sommes maintenant en droit de faire, si l’ont suit la lente
évolution du pays dans les contextes économique et politique de la période écoulée ?
Quel a été l’itinéraire, dans le cas du Brésil, de ces deux éléments majeurs de toute
économie libérale de marché, que sont le capitalisme et la démocratie ? J’offre ici ma
petite synthèse rétrospective.
Pour ce qui est du capitalisme, nous avons certes avancé un peu en termes de
stabilité macroéconomique, mais nous ne sommes pas certains d’avoir vaincu vraiment
les fléaux de l’inflation, de la dette publique élevée, des déséquilibres budgétaires, ou
bien les défis d’un régime de change encore erratique et inconstant, car l’on retrouve à
chaque fois les mêmes défis qui étaient les nôtres des décennies auparavant. En termes
de compétitivité microéconomique, nous nous ressentons toujours du poids démesuré de
l’État sur la vie économique, de l’absence de véritable compétition de marché, d’un
excès de cartels et des monopoles (et pas seulement ceux relevant directement de
l’État), d’une protection officielle à certains grands acteurs dans le domaine productif –
ceux-là mêmes qui financent, bien sûr, la corruption politique et la collusion (dont
parlait déjà Braudel, du début du capitalisme) entre entrepreneurs privés et agents
publics, bref, de tous ces maux qui affectent la productivité du système économique et
la compétitivité interne et externe des entreprises privées. Il reste un long chemin,
encore, pour que le Brésil devienne un pays capitaliste « normal ».
21
Pour ce qui est de la gouvernance politique, nous avons surmonté, bien sûr,
l’enfer de l’autocratie de l’ancienne dictature militaire, mais il n’est pas certain, non
plus, que notre démocratie soit de bonne qualité. Près de huit cents ans après la
proclamation de la Magna Carta, nous ne sommes pas encore arrivés à une situation où
personne, même pas le roi, ne soit au-dessus de la loi : la puissance des « maîtres du
pouvoir » – dont parlait le sociologue Wébérien Raymundo Faoro – est toujours là,
pour défier ce principe central de l’accord imposé par les barons, en 1215, à
Runnymede, à un roi arbitraire. La justice, de son côté, fonctionne mal, est trop lente, et
ce suffisamment pour représenter, en fin de compte, un déni de justice. Les système
électoral et le régime des partis sont encore déformés, des legs de la période autoritaire
qui n’ont pas encore été réformés de manière acceptable, pour introduire au Brésil ces
principes politiques et d’organisation institutionnelle que, dans le système anglo-saxon,
l’on appelle accountability.
Que dire, alors, de la qualité du capital humain, qui est la base du progrès
matériel, de l’innovation technologique, bref, de la prospérité économique et du bien-
être social ? Il n’est pas difficile de reconnaître que le Brésil est arrivé trop tard au
réquisit fondamental de l’éducation universelle, et qu’aujourd’hui encore la qualité
de l’enseignement délivré dans les établissements publics des premiers cycles est
particulièrement mauvaise, ce qui se reflète dans les très bas niveaux de productivité du
système économique. Finalement, pour ce qui est de l’ouverture économique et de la
libéralisation commerciale, force est de constater que le Brésil continue d’être un pays
fermé au commerce international – avec un coefficient d’ouverture, c’est-à-dire, la part
du commerce extérieur dans la formation du PIB, qui est la moitié de la moyenne
mondiale – et encore très frileux par rapport aux investissements étrangers : il y a
toujours des domaines réservés à des nationaux, des secteurs monopolisés ou pas, ce qui
diminue, bien sûr, le potentiel de transformations novatrices qu’il serait possible
d’introduire dans le système économique.
Bref, le Brésil reste un pays insuffisamment développé d’un point de vue
économique et avec une démocratie défaillante et lacunaire du point de vue politique.
Trente ans après avoir exprimé ces angoisses à l’encontre de notre situation nationale
dans un exercice académique, l’on revient aux mêmes exigences en ce qui concerne la
possibilité de constitution d’un capitalisme démocratique dans le pays. Sur le plan
économique, on ne peut manquer d’enregistrer l’interventionnisme toujours actif de
22
bureaucrates prétendant guider les marchés et même les capitalistes privés, ainsi que la
persistance d’un capitalisme d’État par trop invasif, et soumis encore à l’intromission de
la classe politique, ce qui est une porte ouverte à toutes sortes de combines corrompues.
Sur le plan politique, on ne peut non plus ne pas remarquer une gouvernance organisée
autour de l’État, fonctionnant par l’État et pour l’État, plutôt qu’en faveur des simples
citoyens.
En observant ces traits, il n’est pas surprenant de retrouver dans le Brésil
d’aujourd’hui certaines des caractéristiques qui étaient en vigueur au cours des années
de dirigisme économique excessif et d’autocratie politique du temps des militaires, ou
peut-être même plus loin, lors des fascismes d’entre-deux-guerres. C’est une sorte de
corporatisme hérité des années de dictature, mais qui plonge des racines un peu plus en
arrière dans notre histoire, et pour cause : les militaires qui ont commandé le pays des
années soixante au milieu des quatre-vingt avaient fait leurs académies militaires quand
les conceptions dirigistes d’économie, et les notions autoritaires d’ordre politique,
avaient une large acceptation dans leurs cours et ne disputaient l’espace qu’avec une
faible présence d’une pensée plus libérale, dans les cœurs et dans les mentalités des
dirigeants. Nous devrons peut-être supporter la survivance de ces idées vétustes pour un
certain nombre d’années encore. Jusqu’à quand, exactement ? Comment faire pour s’en
débarrasser ? Serions-nous en présence de la célèbre répétition hégélienne-marxiste de
l’histoire ?
Il n’y a pas de réponses faciles à ces questions. Même quand on prétend
abandonner les illusions de l’académie pour se réfugier dans le monde de la pratique,
l’on est toujours prisonnier d’une certaine conception quant à l’organisation du monde
et à son fonctionnement réel. Donc, à s’efforcer de pratiquer la critique de la raison
pratique, et de devenir un peu Machiavélien dans les faits, sinon dans les intentions (et
cela, dans le bon sens du concept lié au Florentin, bien entendu), l’on retombe toujours
sur Raymond Aron et sa philosophie de l’histoire. En tout cas, on ne pourrait pas désirer
être en meilleure compagnie qu’avec celle du « spectateur engagé ».
Cette thèse doctorale en fournit une bonne preuve : elle avait commencé, dans le
projet tout au moins, comme un exercice de sociologie et d’histoire résolument
marxistes dans son outillage et dans son vocabulaire : elle s’est conclue dans un univers
conceptuel beaucoup plus Wébérien, dans sa méthode, et délibérément Aronien, dans
son esprit.
23
C’est un exercice académique que j’ai eu beaucoup de peine à terminer, entre les
labours dévoués à un nourrisson et un transfert à un poste beaucoup plus difficile que
celui du capitalisme avancé où je l’avais commencé ; mais il m’a aussi prodigué
beaucoup de satisfaction intellectuelle quand je l’ai finalement terminé. Que son résultat
soit resté déposé trente ans dans le silence d’une bibliothèque universitaire me faisait un
peu de peine, je l’avoue. Qu’il soit aujourd’hui ressuscité par les soins des Éditions
Universitaires Européennes, en vue d’un accès plus large, représente une sorte de
compensation – quoique tardive – pour tout les efforts de recherche et de lecture, ainsi
que pour l’investissement intellectuel qui y a été fait dans ma jeunesse.
Il ne serait pas non plus exagéré de dire que sa publication représente une espèce
de renaissance spirituelle, pour la thèse et pour son auteur. J’en suis là tout à fait
conscient et reconnaissant.
Paulo Roberto de Almeida Hartford, CT, USA, le 30 Août 2015.
Paulo Roberto de Almeida Hartford, CT, USA, le 30 Août 2015.
https://www.academia.edu/s/5427e6aeca?source=link [Avant-propos à Classes Sociales et Pouvoir Politique au Brésil,
en publication par les Éditions Universitaires Européennes; commencé le 28/08/2015, en prenant appui sur le travail n. 49 ; Bruxelles, 05/06/1984]
Résumé : Les rapports du capitalisme avec le système politique, ou l’impact du processus de modernisation économique sur le régime de pouvoir, ainsi que la présence et le remplacement de certaines classes ou d’acteurs principaux aux instances gouvernementales de l’État, passant ou non par des bouleversements révolutionnaires, constituent quelques uns des thèmes majeurs de la sociologie historique comparée. Ce long essai sur les révolutions bourgeoises classiques et leur rôle dans l’itinéraire plus ou moins réussi de certaines sociétés vers des formes plus avancées du régime démocratique prend appui sur les traditions marxiste et Wébérienne de la théorie sociale pour essayer d’en déceler des expériences similaires, ou comparables, dans le cas brésilien. Le Brésil, en dépit de son processus de modernisation capitaliste et du dépassement de ses épisodes autoritaires, hélas trop fréquents au cours du XXème siècle, reste un pays insuffisamment capitaliste et doté d’un régime démocratique de baisse qualité. Quand aurons-nous un vrai capitalisme de marché, libéré du dirigisme étatique, et un système politique avancé, méritant réellement le qualificatif de démocratique ? Cette thèse fait le parcours de ces questions, appuyée sur une bibliographie représentative de l’état de l’art en sociologie historique. Mots-clés : Révolutions bourgeoises ; capitalisme ; démocratie ; Brésil.