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Alexandrie, la conquête de l'eau

Date post: 31-Jan-2023
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40 DU..NIL..À..ALEXANDRIE Alexandrie La conquête de l’Eau Isabelle HAIRY Commissaire scientifique de l’exposition L ancienneté de l’irrigation en Égypte in- dique une maîtrise et une connaissance du Nil qui ont longtemps été occultées par une conception de l’hydrologie plus religieuse que mécaniste. La mythologie de l’eau était « l’âme » de ce peuple. Dans l’explication sacrée du cycle de l’eau, la crue* prenait naissance, pour le territoire de la Haute-Égypte, dans un gouffre si- tué près d’Assouan, tandis que la Basse-Égypte était couverte par les flots montants provenant d’un autre lieu situé un peu en amont du Caire. Ces « maisons de Hâpi* », génie identifié à la crue, fleu- rissaient un peu partout, là où la crue faisait l’ob- jet d’une fête au temps de son retour ; on célébrait ainsi la « venue de Hâpi », l’âme du fleuve. Pourtant, dès le VIII e siècle av. n. è., les Égyptiens avaient fait le lien entre les débordements du fleuve et les pluies soudanaises. C’est sans doute cette ébauche d’explication du cycle des eaux qui est à l’origine d’une des plus belles réussites de la science alexandrine, le calcul de la circonférence terrestre par Ératosthène de Cyrène (275-195 - 1), qui fut di- recteur de la Bibliothèque d’Alexandrie durant une quarantaine d’années. En effet, les connaissances du cycle de l’eau ne pouvaient être approfondies sans accepter au préalable la sphéricité de la terre. Or, le fonctionnement de l’hydraulique alexandrine montre à quel point la connaissance de l’hydrologie, cette science du cycle de l’eau, a été indispensable à la survie de la cité. L ’eau est au cœur de la vie ; elle a été une des premières conquêtes de la civilisation égyptienne. Dans la vallée du Nil, plus qu’ailleurs, « Faire fleurir le désert » a été l’aspiration de tout un peuple. « On ne connaît la valeur de l’eau que lorsque le puits est à sec. »
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AlexandrieLa conquête de l’Eau

Isabel le HAIRYCommissaire scientifique de l’exposition

L’

ancienneté de l’irrigation en Égypte in-dique une maîtrise et une connaissance du Nil qui ont longtemps été occultées par une conception de l’hydrologie plus

religieuse que mécaniste. La mythologie de l’eau était « l’âme » de ce peuple. Dans l’explication sacrée du cycle de l’eau, la crue* prenait naissance, pour le territoire de la Haute-Égypte, dans un gouffre si-tué près d’Assouan, tandis que la Basse-Égypte était couverte par les flots montants provenant d’un autre lieu situé un peu en amont du Caire. Ces « maisons de Hâpi* », génie identifié à la crue, fleu-rissaient un peu partout, là où la crue faisait l’ob-jet d’une fête au temps de son retour ; on célébrait ainsi la « venue de Hâpi », l’âme du fleuve.

Pourtant, dès le VIIIe siècle av. n. è., les Égyptiens avaient fait le lien entre les débordements du fleuve et les pluies soudanaises. C’est sans doute cette ébauche d’explication du cycle des eaux qui est à l’origine d’une des plus belles réussites de la science alexandrine, le calcul de la circonférence terrestre par Ératosthène de Cyrène (275-195 - 1), qui fut di-recteur de la Bibliothèque d’Alexandrie durant une quarantaine d’années. En effet, les connaissances du cycle de l’eau ne pouvaient être approfondies sans accepter au préalable la sphéricité de la terre. Or, le fonctionnement de l’hydraulique alexandrine montre à quel point la connaissance de l’hydrologie, cette science du cycle de l’eau, a été indispensable à la survie de la cité.

L’eau est au cœur de la vie ; elle a été une des premières conquêtes de la civilisation égyptienne. Dans la vallée du Nil, plus qu’ailleurs, « Faire fleurir le désert » a été l’aspiration de tout un peuple.

« On ne connaît la valeur de l’eau que lorsque le puits est à sec. »

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Depuis sa fondation, de nombreux efforts ont été accomplis pour transformer les condi-tions hydrologiques, tout d’abord naturelles, au cours de l’Antiquité, puis, déjà influen-cées par les efforts ou les négligences des époques précédentes, au cours de la période médiévale.

Quelle qu’ait été la forme de l’exploitation, Alexandrie a toujours vécu grâce à ses eaux souterraines alimentées en premier lieu par l’apport naturel de l’infiltration. Quand celui-ci n’a plus été suffisant, les Alexandrins ont eu recours à l’alimentation artificielle par l’intermédiaire du canal creusé quelques décennies après la fondation de la ville. Son objectif : mobiliser les eaux du Nil afin de les utiliser au bénéfice de l’irrigation, de l’ali-mentation en eau potable des habitants et des diverses activités artisanales de la ville. C’est la régulation de cette interdépendance entre les eaux de surface et les eaux souter-raines, toutes deux fractions d’un seul volume total d’eau disponible, qui a sans doute été le facteur prépondérant de la bonne santé de cette ville ; tout prélèvement sur les unes s’effectuant au détriment des autres.

La maîtrise sociale de l’eau dépendait certai-nement des gestionnaires de l’eau qui avaient le plus grand besoin des connaissances hy-drologiques pour résoudre les problèmes qui leur étaient posés. Dans cette perspective, la tâche de l’« hydrologue » était de fournir des données sur la répartition dans le temps et dans l’espace des eaux qu’il était possible de mobiliser, à charge des « hydrauliciens » de concevoir les ouvrages tels que canaux, puits, canalisations, et machines élévatrices, pour redistribuer, dans le temps et dans l’espace et suivant les besoins, cette eau attendue.

Le transport, qui a permis de modifier la répartition spatiale de l’eau, puis le stockage, qui a offert la possibilité d’en changer la répartition temporelle, ont été les seuls moyens utilisés dans les différentes stratégies de transformation des conditions hydrologiques d’Alexandrie et de sa région. Trop souvent, malheureusement, ces stratégies ont été

q 1. Eratosthène enseignant à AlexandrieLe calcul de la circonférence de la terre - Peinture de Bernardo Strozzi, vers 1635, Musée des Beaux-arts de Montréal.

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élaborées en négligeant leurs effets indirects. Les aménagements hydrauliques, les transformations de l’espace qui ont été nécessaires à l’installation et au déploiement de la ville, — défrichement, drainage, urbanisation —, ainsi que certaines pratiques hu-maines, — les coutumes funéraires et rituelles liées à l’eau durant l’Antiquité, le déve-loppement des thermes à l’époque romaine, etc —, ont également eu des répercussions hydrologiques souvent imprévues, quelquefois lointaines, parfois douloureuses. Autant de facteurs qui ont pu être la source de conflits régionaux. De même, il semble que les problèmes d’entretien du canal aient débuté avec la séparation d’Alexandrie et de sa chôra*. Les besoins des riverains sont entrés en conflit au fur et à mesure que régres-sait le débit de la branche canopique ; l’irrigation des champs s’opposant alors à l’ali-mentation de la ville.

Dans cette logique, et alors que la gestion du canal dépendait du pouvoir central dont la seule préoccupation était la bonne alimentation en eau de la ville d’Alexandrie, apparaît à l’époque ottomane une nouvelle source de conflits hydriques liée à l’occupation des rives du canal par les Bédouins, minorité ethnique dont la survie ne dépendait d’aucune instance politique. Les Ottomans ont utilisé la force armée (2) pour empêcher les prises d’eau « sauvages » au temps de la crue, la gestion pour de multiples utilisateurs n’ayant pas été prise en compte.

La qualité de l’eau a également été source de problèmes. Tout porte à croire que le déve-loppement extensif de l’agriculture dès le début de l’époque ptolémaïque a été source de pollution, ayant pour résultat une salinité accrue des ressources en eau.

Les questions de quantité d’eau sont devenues préoccupantes lorsque les fortes varia-tions dans l’offre ont fait suite à une utilisation plus importante en amont ou, à plus long terme, à un changement global — en l’occurrence, la disparition de la branche canopique.Dans un premier temps, la réduction du débit du canal a entraîné une dégradation des eaux de surface et de celles des nappes phréatiques. Il y a eu entrave à la navigation, salinité accrue, et enfin changement de morphologie, avec modification du cours de la branche canopique, jusqu’à sa disparition totale. Durant toute cette période, l’eau n’a été que le moyen, la cible ou la victime de conflits armés. Le canal s’est asséché au rythme des guerres et s’est rempli à nouveau avec les périodes de paix.

À Alexandrie, la transformation radicale du réseau hydraulique semble prendre place autour du IXe siècle. S’appuyant sur les ouvrages antiques, — canaux drainants (hy-ponomes*) et machines élévatrices — les Toulounides ont su aménager le système

....1. Les Banû Mûsâ faisaient partie de la Bayt al-Hikma (Maison de la Sagesse), à Bagdad, au IXe siècle.

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existant et le conjuguer avec les progrès des arts mécaniques pour faire naître un nouveau dispositif en adéquation avec les besoins de la ville et son nou-veau contexte hydrologique ; le couple « sakieh-ci-terne » était né (voir dans ce volume I. Hairy, « L’eau alexandrine : des hyponomes aux citernes »).

Cette modification des structures hydrauliques sera suivie, durant les siècles suivants, par une augmentation constante du nombre de citernes. Or, c’est entre le IXe et le XIIe siècle, des travaux des frères Banû Mûsâ (.1) au compendium d’Al-Ja-zarî (.2, 3), que se formalise, selon M. el Faiz, la recherche des hydrauliciens arabes à l’issue « d’un long processus d’évolution et de maturation des connaissances hydrauliques ». On peut imaginer qu’ils aient mis en pratique à Alexandrie une partie de cette science écrite, révélant l’ampleur des appli-cations techniques dont ils étaient capables.

L’utilisation des machines élévatrices tradition-nelles, la sakieh* et le chadouf*, en contexte urbain, à Alexandrie, montre l’importance de l’influence du « savoir paysan » qui se répercute jusque dans la gestion de l’eau ; c’est ce que nous explique Evliya Çelebi au XVIIe siècle. Dans la distribution des rôles mis en place par le pouvoir central, les paysans, après avoir irrigué leurs terres, contrôlent l’alimen-tation en eau de la ville au moment de la crue, à l’aide de leur matériel dont ils maîtrisent la construction, l’entretien et la manipulation. Ils assurent le trans-fert de l’eau du réseau souterrain vers la surface, puis en remplissent les citernes publiques. En regard d’éventuelles innovations techniques qui restent à découvrir, cette gestion des eaux souterraines constitue la principale nouveauté d’une hydraulique arabe à Alexandrie.

....2. Le Compendium de la théorie et de la pratique au service des arts mécaniques a été achevé en 1206.

q 2. Mamelouks à chevalMs. Add. 18866, fol.140, Londres, British Library.Muhammad ibn ‘Isâ al-Aqsarâ’î, Nihâyat al-su’l wa-l-umniyya fî ‘ilm al-furûsiyya (année 1371 - L’ultime réponse pour assouvir la soif de connaissance des différents exercices de l’art équestre). Quatre cavaliers montés sur des coursiers de type turcoman brandissent des sabres et des boucliers ronds en galopant autour d’un bassin circulaire bordé de fleurs de nénuphar.

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Au IXe siècle, le gouverneur de la province musulmane du Khurâsân, Ibn Tâhir (828-844) confie à ses experts la rédaction d’un Traité des galeries drainantes et souterrains, le Kitâb al Qinâ. S’en suit une véritable politique de l’eau qui est mise en place dans tout l’empire musulman ; on encourage la mise en valeur agricole avec une nouvelle gestion de l’eau, à commencer par l’Égypte. Au début du IXe siècle, Al-Farghânî, dit Alfraganus (mort en 861), un des plus célèbres astronomes de son temps, reconstruit le nilomètre* d’Égypte, fondé en 715 sous le calife omeyyade Souleimân. Issu de cette École Arabe de l’eau, un groupe de spécialistes se voit confier la mise en œuvre de la politique de l’eau ini-tiée par l’État. Ces ingénieurs hydrauliciens sont intégrés à la hiérarchie administrative.

Si on n’a pas encore retrouvé dans les sources littéraires la preuve de leur intervention à Alexandrie, les œuvres anonymes que constituent les nombreuses citernes à étages, construites au cours de l’âge d’or de l’hydraulique arabo-musulmane (IXe-XIIe siècle), semblent être la marque d’une œuvre globale et réfléchie qui pourrait s’insérer dans la pensée de l’École Arabe de l’eau. Reste à définir précisément en quoi elles sont un mail-lon du paradigme qui semble structurer la communauté scientifique des hydrauliciens arabes du Yémen à l’Espagne ? Question qui pourrait être abordée au travers d’une étude comparative des structures hydrauliques dans tout l’empire musulman.

On peut dire que l’hydraulique alexandrine témoigne d’une incontestable maîtrise des techniques et d’une excellente connaissance du contexte hydrogéologique. Le développe-ment du couple « sakieh-citerne » durant la période médiévale atteste d’un haut savoir-faire empirique qui a pu inspirer les théoriciens de l’École Arabe de l’eau.

A-t-il également fourni la matière première à la rédaction des premiers ouvrages tech-niques ?

À l’heure où l’on pense avoir enfin découvert la vraie source du Nil, l’hydraulique reste, dans les pays arabes et plus spécialement en Égypte, un objet d’intérêt tout particulier pour l’État qui continue de développer, dans la plus pure des traditions pharaoniques, des projets monumentaux. Lancé début 1997, par le Premier Ministre Kamal Al-Ganzouri, Tochka, aussi connu sous le nom de « Vallée du sud » ou « Nouvelle vallée », est le plus vaste projet de détournement des eaux du Nil depuis la construction, entre 1960 et 1971, du Haut-Barrage d’Assouan. Celui-ci avait donné naissance à l’un des plus vastes lacs artificiels du monde, baptisé Nasser, du nom du président qui initia le projet. Le projet Tochka vise à planifier la mise en culture de 540.000 feddans (environ 3,75 mil-lions d’hectares) de terres agricoles en plein désert occidental, à 280 km au sud-ouest

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u 3. Al-JazarîMachine élévatrice de l’eauAl-Jazarî, livre de la connaissance des procédés mécaniques, Oxford, Bodleian Library, Ms Greaves 27, fol. 101 recto.

d’Assouan. Mise en route en 2000 pour irriguer ces terres, la station de pompage Moubarak, du nom de l’ancien président égyptien, est la plus grande du Moyen-Orient. En 2006, six ans après la mise en eau des premiers canaux, on était loin de l’objectif de départ qui devait être atteint, selon les experts égyptiens, en seulement une dizaine d’années. Le sable du désert n’avait vu verdir qu’un peu plus de 10% de la surface agricole envisagée, mais c’est déjà « faire fleurir le désert ».

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