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Au fil de l’eau : scintillements, papillotement, miroitement, lustre, vibrations

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Au fil de l’eau : scintillement, papillotement, miroitement, lustre, vibrations Georges Roque
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Au fil de l’eau : scintillement, papillotement, miroitement, lustre, vibrationsGeorges Roque

Normandie impressionniste Eblouissants reflets 72

Fig. 46Double page précédente

Claude MonetVétheuil vu de Lavacourt ou La Seine à Vétheuil, effet de

soleil après la pluie (détail) 1879

Paris, musée d’Orsay(cat. 00)

D’où vient l’intérêt des peintres impressionnistes et néo-impres-sionnistes pour le motif de l’eau, que cette exposition met parti-culièrement bien en évidence ? Etant donné que ce motif est lié à la problématique des reflets, on

pourrait se demander si les artistes n’ont pas été influencés par des sources scientifiques, comme ce fut le cas de certains d’entre eux dans leur utilisation de la couleur.

Théories scientifiques ?L’un des textes les plus explicites concernant l’intérêt des impressionnistes pour l’eau est celui de l’un des premiers critiques à avoir écrit sur ce mouvement, Théodore Duret : « L’impressionniste s’assied sur le bord d’une rivière ; selon l’état du ciel, l’angle de la vision, l’heure du jour, le calme ou l’agitation de l’atmosphère, l’eau prend tous les tons, il peint sans hésitation sur sa toile de l’eau qui a tous les tons. Le ciel est couvert, le temps pluvieux, il peint de l’eau glauque, lourde, opaque ; le ciel est découvert, le soleil brillant, il peint de l’eau brillante, argentée, azurée ; il fait du vent, il peint les reflets que laisse voir le clapotis1. »Duret met ainsi l’accent sur l’une des principales raisons du choix de ce motif : la volonté de rendre l’instabilité des phénomènes météorologiques. Reposons donc la question : les savants auraient-ils encouragé les artistes en ce sens ? La réponse est nettement négative, car la plupart d’entre eux avaient une conception idéaliste de l’art. A leurs yeux, il fallait que l’artiste s’éloigne des impressions changeantes qu’il reçoit du monde extérieur pour représenter les sen-sations en tant qu’elles transcendent ces impressions fugitives. D’où l’idéalisme revendiqué par Helmholtz2 et ses vulga-risateurs en France. Pour eux, le monde des impressions est trop chaotique, de sorte que le but de l’art est d’aller au-delà en nous présentant un type idéal. Pour Auguste Laugel, qui fut sans doute le premier en France à tirer de l’optique physiologique de Helmholtz des leçons pour l’artiste, « Son véritable caractère [de la peinture] est idéal et je dirais volontiers symbolique ; l’art exprime autre chose que la vérité d’un instant ; il n’ouvre pas seulement une échappée

fugitive sur la réalité, il fixe en traits inaltérables l’œuvre complexe de la vie. Ce caractère idéal de l’art ne vient pas seulement de son essence même, de son impuissance à mettre le temps à son service et à créer des œuvres changeantes […]3 ».Nous sommes ici aux antipodes de l’impressionnisme4 ! De plus, le texte de Duret (et d’autres5) met en évidence, au travers de l’attention portée aux changements, une carac-téristique fondamentale du traitement de l’eau par les impressionnistes : celle-ci n’est qu’exceptionnellement une surface lisse fonctionnant comme un miroir – ce que Duret qualifiait de « couleur d’eau6 » – et réfléchissant le ciel7. Il s’agit plus de miroitement que de miroir (fig. 47).Si donc les savants prônaient plutôt l’essentiel et répudiaient l’accidentel que l’impressionnisme met justement en avant, faut-il en conclure que ce dernier n’a rien à voir avec la science de son temps ? Pas nécessairement. On pourrait en effet faire valoir que le peintre est concerné au premier chef par la question des reflets et que c’est là une matière sur laquelle les savants se sont longuement penchés, de sorte qu’en peignant les reflets dans l’eau, les peintres impression-nistes devraient bien avoir suivi les conseils de scientifiques8. Pourtant, on ne trouve guère d’indications concernant les reflets de l’eau dans la littérature scientifique des années 1860-1870 disponible en français et à laquelle les peintres auraient pu avoir accès. La raison principale en est qu’il s’agit là de questions de nature artistique auxquels les scientifiques ne songeaient pas. Ils s’intéressent certes aux phénomènes de réflexion et de réfraction de la lumière, et peuvent à ce titre donner des conseils aux artistes, mais peu ou pas du tout à la question pourtant fondamentale de savoir comment représenter la surface de l’eau. L’ouvrage de Brücke, Principes scientifiques des Beaux-Arts (1878), n’aborde pas le sujet, pas plus que la conférence de Helmholtz déjà citée, « L’Optique et la peinture », la seule en fait dans laquelle le père de l’optique physiologique se soit penché sur des problèmes artistiques. Ce qui se rapproche le plus de nos préoccupations est ce que Helmholtz appelle la « perspective atmosphérique », c’est-à-dire « l’effet optique de la réflexion de la lumière, produit par les masses d’air illuminées qui se trouvent entre le spectateur et les objets éloignés9 ». C’est

Si vous prenez le temps nécessaire pour dessiner ces reflets, en les remuant ça et là comme vous voyez que la brise ou le courant les remue, vous obtiendrez l’effet de l’eau […]. La seule chose que vous devez apprendre,

c’est à observer soigneusement les lignes d’agitation de la surface, comme lorsqu’un oiseau nage d’un côté à l’autre, ou qu’un poisson remonte, ou que le courant joue autour d’une pierre, d’un roseau ou d’un autre obstacle.

John Ruskin, The Elements of Drawing (1856)

Au fil de l’eau73

Fig. 47Claude MonetBras de Seine près de Giverny1897Paris, musée d’Orsay

dans ce cadre qu’il est amené à évoquer certains cas parti-culiers qui viennent troubler la transparence de l’air ou de l’eau, mais il s’agit de la description d’effets spécifiques10, et l’on ne trouve nulle part d’indications concernant la façon dont le peintre devrait s’y prendre pour représenter la surface de l’eau. En fait, il faudra sans doute attendre le début du XXe siècle pour que soit publiée la première étude scientifique sur la question11.

Décomposition et recomposition de la lumièreIl faut donc chercher ailleurs. Examinons alors l’idée très répandue selon laquelle l’impressionnisme reposerait sur une conception scientifique de la lumière. Comme l’a bien mis en évidence Duranty, un autre des défenseurs de première heure des peintres impressionnistes, « D’intuition en intuition, ils en sont arrivés peu à peu à décomposer la lueur solaire en ses rayons, en ses éléments et à recomposer son unité par

l’harmonie générale des irisations qu’ils répandent sur leurs toiles. […] Le plus savant physicien ne pourrait rien reprocher à leurs analyses de la lumière12 ».Ce texte appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, il est frappant de constater que cette conception revient très souvent sous la plume des critiques. Chez Zola, par exemple, pour qui « Cette étude de la lumière, dans ses mille décom-positions et recompositions, est ce qu’on a appelé plus ou moins proprement l’impressionnisme13 ». L’idée est celle suivant laquelle, de même que le prisme dans l’expérience cruciale de Newton permet de décomposer la lumière blanche en ses sept « rayons » puis de la recomposer à partir d’un second prisme pour reconstituer cette même lumière blanche, de même le peintre impressionniste décomposerait les couleurs sur la toile, couleurs qui se recomposeraient dans l’œil du spectateur sous l’effet du mélange optique. Ensuite, ces textes ne signifient pas nécessairement que les

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Fig. 48Joseph Mallord William Turner

Margate ( ?), vue de la merVers 1835-1840

Londres, The National Gallery

artistes auraient fondé leur pratique sur une conception physique de la lumière. Ils peuvent être interprétés diffé-remment : il s’agissait souvent pour les critiques de recourir à la science pour justifier la pratique des impressionnistes en montrant qu’elle est conforme aux données scientifiques, ce qui constituait un excellent argument pour défendre leurs œuvres face à un public réticent. La dernière phrase du texte de Duranty qui vient d’être cité va également dans ce sens14. Enfin, la dernière remarque est que, si cette idée que sou-tiennent les critiques est erronée15, les peintres décomposaient cependant bel et bien leurs couleurs. Il convient de noter à ce propos que la technique de la « division du ton », sur laquelle Signac insistera beaucoup, était déjà présente chez les impressionnistes. Les études techniques de leurs œuvres confirment qu’il en est bien ainsi16. Selon Georges Lecomte, c’est à la suite du voyage à Londres de Monet et Pissarro que ces peintres commenceront cette division du ton17. En ce sens, leur intérêt pour la division des tons n’est pas théorique mais provient de l’expérience vécue en se

confrontant aux toiles de Turner (fig. 48), comme l’avaient noté plusieurs critiques de l’époque. D’après Lecomte (qui s’appuyait sur des indications données par Pissarro), c’est au retour de Londres et après avoir examiné de près la façon dont Turner procédait que s’est accélérée l’évolution de l’impressionnisme : « La reconstitution optique des couleurs complémentaires divisées sur la toile leur donnait enfin ces clartés blondes si patiemment recherchées ! L’impressionnisme, issu de théories précises, se manifesta bientôt dans l’éclat de sa lumineuse et vibrante harmonie18. »Deux idées se recoupent et se renforcent ici. La première est la volonté des artistes de donner à leurs œuvres une grande luminosité, une caractéristique qui leur a été una-nimement reconnue. La seconde est la notion d’harmonie « vibrante ». Il est à noter que ce sont là des traits généraux, qui ne nous aident pas encore à comprendre le choix du motif de l’eau. Une piste pour nous en rapprocher est cette référence à la vibration, que l’on retrouve souvent sous la plume des critiques de l’époque pour faire l’éloge des œuvres impressionnistes. Geffroy, par exemple, écrivait que « c’est

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cette poésie du soleil qui se réverbère, ce sont les vibrations universelles qui viennent expirer, avec un afflux plus fort, sur l’espace restreint d’une toile19 », avant d’évoquer la révélation de l’œuvre de Turner pour Monet et Pissarro découvrant à Londres que, « dans la brume qui pèse si lourdement sur la houle de la Tamise, Turner avait vu des irisations, des flambaisons soudaines de soleil20 ».

VibrationsD’où vient cette insistance sur la nature « vibratoire » des effets produits ? S’agit-il simplement d’une métaphore ? Une source importante est ici Charles Blanc, dont le rôle a été capital pour cette génération d’artistes21. C’est lui qui a théorisé le concept de mélange optique (c’est-à-dire l’idée selon laquelle des touches de couleur séparées sur la toile se fondent à distance dans l’œil du spectateur en engendrant une couleur différente), mais aussi celui de vibration, dans le chapitre sur la couleur de son livre Grammaire des arts du dessin (1867). Prenant appui sur les travaux du mathématicien Euler (qui avait établi un parallèle entre les vibrations sonores et lumineuses), Blanc considérait que « non seulement la vibration est une qualité inhérente aux couleurs, mais [qu’]il est extrêmement probable, comme le pense Euler, que les couleurs elles-mêmes ne sont autre chose que les différentes vibrations de la lumière22 ». Une fois énoncé le principe suivant lequel la couleur est vibration, Blanc donne l’exemple de Delacroix : « Non seulement il faisait tressaillir sa surface par le ton-sur-ton, mais sa manière d’opérer ajoutait encore à ce tressaillement. Au lieu de coucher sa couleur horizon-talement, il la tamponnait avec la brosse sur une préparation de même teinte, mais plus soutenue, laquelle devait trans-paraître un peu partout, assez également pour produire à distance l’impression de l’unité, tout en donnant une pro-fondeur singulière au ton ainsi modulé sur lui-même, ainsi vibrant, c’est bien le mot23. »Blanc souligne ainsi une qualité particulière du travail de la couleur, qui est précisément ce que de nombreux critiques mettront en avant à propos de l’impressionnisme. Celui qui ira le plus loin en ce sens est sans doute Jules Laforgue. S’inspirant de Blanc, il écrira : « Le vibrant des impressionnistes par mille paillettes dansantes – merveilleuse trouvaille pressentie par cet affolé de mouvement Delacroix qui dans les furies à froid des romantismes non content de mouvements violents et de couleur furieuse modela par hachures vibrantes24. »Laforgue en avait fait le leitmotiv de son article sur l’impres-sionnisme : « L’impressionnisme voit et rend la nature telle qu’elle est, c’est-à-dire uniquement en vibrations colorées. […] la formule est sensible surtout dans le Monet… et le

Pissarro où tout est obtenu par mille touches menues dansantes en tout sens comme des pailles de couleur. […] Tel est le principe de l’école du plein-air impressionniste. Et l’œil du maître sera celui qui discernera et rendra les dégradations, les décompositions les plus sensibles25. »De plus, il est intéressant de remarquer que la conception ondulatoire de la vibration avait été mise en évidence depuis longtemps par l’observation des ondes concentriques qui se produisent lorsqu’on jette une pierre dans l’eau. Nous touchons ici un point capital : les vibrations colorées sont le résultat de ces menues touches fragmentées, atomisées, décomposées, comme l’avaient noté les critiques au sujet de l’impressionnisme. Camille Mauclair, par exemple, évoquera à propos de Monet « l’ardente vibration des poussières lumineuses26 ». Or celles-ci trouvent évidemment un terrain d’élection dans le motif de l’eau, non seulement parce que sa surface frémissante impose un émiettement de la touche, mais aussi parce qu’il permettait à Monet de rendre à merveille la conception d’un monde fluide qu’il mettait en avant, dans lequel le reflet des objets dans l’eau tremble et tressaille constamment. C’est ainsi que Paul Adam notera : « leurs campagnes vivent dans une atmosphère plus vibrante et plus lucide. […] La nuance dominante de l’air semée par touches minuscules sur les masses et sur les terrains, unifie le tableau dans une sensation générale. Nul n’a su comme ces peintres faire clapoter l’eau d’un fleuve, y inscrire la réflexion balancée et fragmentée du ciel27 ».

RuskinPour confirmer ce qui vient d’être dit, tournons-nous vers une autre source, artistique et non plus scientifique, en l’occurrence John Ruskin, l’auteur qui s’est le plus intéressé à la question qui nous occupe. Le premier volume de Modern Painters consacrait déjà une section entière (trois chapitres) à la « vérité de l’eau28 ». Cependant, nous nous limiterons ici à son livre The Elements of Drawing, lequel contient plusieurs pages qui traitent des façons pour un peintre de représenter l’eau29, et qui est celui qui a été le plus lu en France. Dans la mesure où Ruskin s’est fait le champion de Turner, et où Monet et Pissarro avaient été fascinés par le peintre anglais, dans l’œuvre duquel l’eau joue d’ailleurs un grand rôle, The Elements of Drawing constitue une source vraisemblable. Ajoutons que, vers 1900, Monet aurait confié à un journaliste anglais que « quatre-vingt-dix pour cent de la théorie de la peinture impressionniste se trouve dans The Elements of Drawing de Ruskin30 ». L’affirmation peut sembler exagérée, car cet ouvrage n’était pas traduit en français, mais elle peut s’expliquer par les raisons qui viennent d’être

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Fig. 49Paul Signac

Arrière du tub. Opus 1751888

Collection particulière

invoquées, et auxquelles on pourrait ajouter la profonde adhésion de Monet à la fameuse idée de Ruskin de l’« inno-cence de l’œil, c’est-à-dire […] une sorte de perception enfantine de ces taches plates de couleur, en tant que telles, sans conscience de ce qu’elles signifient31 ». Des pages choisies avaient cependant été traduites et présentées par Robert de La Sizeranne, qui prenait clairement le parti du réalisme contre l’idéalisme. Dans son article, La Sizeranne cite et commente une déclaration de Turner rapportée par Ruskin : « mon affaire est de dessiner ce que je vois, non ce que je sais32 », déclaration qui était en accord avec les remarques de même teneur de Monet. Parmi les nombreuses citations qu’il fait du texte de Ruskin, l’une concerne directement notre propos : « Dans une vague ou un nuage, ces lignes maîtresses montrent le flux du courant et du vent et l’espèce de changement que l’eau ou la vapeur endurent à tout instant dans leur forme, lorsqu’elles rencontrent un rivage ou une vague adverses ou un rayon de soleil qui les fond33. »Cependant, la date tardive de cet article (1897) exclut qu’il ait pu servir de source aux peintres impressionnistes. Quant à une connaissance antérieure, cela reste à démontrer, Pissarro

ayant confié en 1882 qu’il n’avait rien lu de Ruskin34. Aussi ce texte n’a-t-il sans doute joué qu’un rôle de confirmation auprès des artistes impressionnistes.

Signac, Ruskin et RoodQu’en est-il à présent des néo-impressionnistes, pour nous déplacer légèrement dans le temps ? Signac a incontestable-ment été le peintre néo-impressionniste de l’eau (fig. 49), comme Monet l’a été vis-à-vis de l’impressionnisme. Dès la première monographie qui lui a été consacrée, l’auteur notait : « partout où de l’eau se meut, il [Signac] se promène et s’intéresse, le poing armé de sa minuscule palette, il attend qu’il se passe quelque chose pour foncer et prendre35 ». Et à propos de ses aquarelles, Lucie Cousturier ajoutait : « L’art de Signac est né de l’eau et s’identifie à son génie. Les moyens de Signac, la matière de ses œuvres sont créés pour servir sa poésie36. »Avec Signac, les choses deviennent plus claires, plus expli-citement énoncées, puisqu’on peut s’appuyer sur son ouvrage et son journal. L’importance dévolue à Ruskin est désormais assumée : Signac ne cache pas son enthousiasme pour The

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Fig. 50Paul SignacConcarneau. Pêche à la sardine. Opus 2211891New York, The Museum of Modern Art

Elements of Drawing, un ouvrage « que tout artiste devrait connaître37 ». Il devait d’ailleurs terminer la traduction (restée inédite) que son ami Cross avait commencée et ne put achever38. Signac en citera de nombreux extraits au chapitre « Témoignages » de son livre, dont une page fondamentale des Elements of Drawing, extraite du paragraphe « Rompre une couleur en menus points par juxtaposition ou super-position » : « Celui-ci est le plus important des tous les procédés de la bonne peinture moderne à l’huile ou à l’aquarelle39. » Et Ruskin ajoutait pour défendre ce procédé, dont il vantait les mérites, qu’« on peut obtenir beaucoup par […] un émiettement de menues taches de couleur dans certains effets », parmi lesquels il cite l’eau ridée (« rippled water »)40. Cela confirme combien la surface miroitante de l’eau se prête à une multiplication de petites touches qui rendent son chatoiement (fig. 50) et favorisent ainsi cette vibration de la surface que recommandait Blanc et qu’ont signalée de nombreux critiques.

Entre-temps avait paru la traduction française de l’ouvrage du physicien américain Ogden Rood, Théorie scientifique des couleurs et leurs applications à l’art et à l’industrie. Ce livre est l’une des sources principales de la théorie du néo-impres-sionnisme41. Il a également contribué à renforcer l’intérêt des peintres pour Ruskin, mentionné à deux reprises à propos de la décomposition des couleurs. Rood cite d’abord le texte que reprendra aussi Signac, concernant le fait de diviser la couleur en petits points42. Et plus loin, après avoir cité un autre passage de Ruskin43, Rood explique que, quand on regarde « à la distance voulue » les œuvres des grands coloristes, celles-ci « paraissent réellement trembloter, tant leurs teintes sont changeantes et semblent littéralement se modifier sous les yeux du spectateur44 ». Puis il évoque un autre genre de « dégradation », qui a lieu lorsque le mélange optique ne se produit qu’imparfaitement : « on passe par un point où les couleurs se mêlent d’une manière un peu imparfaite, de sorte que la surface semblent vaciller45 ». Il est

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Fig. 52Henri-Edmond Cross

Les Iles d’Or1891-1892

Paris, musée d’Orsay

Fig. 51Georges Seurat

L’Entrée du port de Honfleur1886

Philadelphie, The Barnes Foundation

intéressant de remarquer que, pour expliquer ce phénomène particulier de vibration (même s’il n’utilise pas ce terme), Rood se réfère à la théorie de Dove sur le lustre des surfaces. De plus, comme exemple de ce phénomène dans la nature, Rood donne « la mer vue d’un peu loin sous un ciel bleu éclatant : les vagues sont vertes pour la plupart, séparées par des intervalles bleus ; ces deux couleurs se fondent alors en

un bleu verdâtre éclatant qu’il est impossible d’imiter par un simple mélange des couleurs46 ».Que conclure de cette analyse ? Tout d’abord, les artistes impressionnistes ou néo-impressionnistes qui ont exploré avec tant de maîtrise le motif de l’eau ne l’ont pas puisé chez les scientifiques ; ils ont pu trouver chez ces derniers des raisons de confirmer leur pratique, mais nullement un

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guide pour l’orienter. Ensuite, du fait du désintérêt des savants pour la question des reflets dans l’eau, les sources que nous avons mentionnées (Blanc, Ruskin) constituent des théories artistiques et non des théories scientifiques47. En ce sens, ce sont plutôt les artistes qui ont montré la voie en observant et transcrivant sur leurs toiles des phénomènes qui ont ensuite attiré l’attention des savants, lesquels ont alors tenté d’en rendre compte. Tel est clairement le cas de Rood, qui a cherché à expliquer, dans le cas qui nous intéresse ici48, certains effets représentés par les peintres (peintre amateur lui-même, il était soucieux de ces questions). C’est ainsi qu’après avoir noté que les œuvres des grands coloristes semblent trembloter (dans un passage cité plus haut), il ajoute : « Parmi les paysages modernes, ceux de Turner sont fameux par leurs gradations infinies, et il n’est pas jusqu’aux aquarelles de ce peintre qui n’aient la même qualité49. » Quant à Helmholtz, il écrivait de manière avisée : « Une contemplation attentive des œuvres des grands maîtres sera aussi utile à l’optique physiologique que la recherche des lois de la sensation et de la perception est profitable à la théorie de l’art50. »

D’où vient alors la prédominance du motif de l’eau – et singulièrement celle de la Seine51 – chez les artistes impres-sionnistes et néo-impressionnistes : Monet et Signac, au premier chef, mais aussi Caillebotte, Renoir, Seurat (fig. 51), et d’autres encore ? La principale raison est que l’effet de vibration lumineuse et chromatique recherché survient plus particulièrement avec le motif de l’eau : lorsque la surface est agitée par une légère brise, le scintillement des vaguelettes se prête remarquablement bien à un émiettement des couleurs, lequel produit cet effet de poudroiement, de vibration que les critiques ont été nombreux à relever (fig. 52). Ainsi que nous l’avons vu, lorsque Ruskin recom-mande l’atomisation de la couleur en petites touches, il songe en particulier à l’eau ridée. De plus, comme nous l’avons signalé, ce motif permettait à merveille de traduire un monde fluide dans lequel se diluent les formes.Les autres raisons sont d’ordre compositionnel. Dans son journal, Signac note : « Fait des dessins d’après les Rivières de France de Turner – pour la recherche des lois d’après lesquelles il a disposé ses lignes et ses tons », et, parmi ces lois, il évoque ensuite « celle que Ruskin [encore lui !] appelle loi de répétition. Il n’y aura jamais une tour, un chien, un bateau, mais deux tours, deux chiens, deux bateaux, et, de fait, quand on connaît cette règle, un objet isolé choque et on se demande ce qu’il fait là52 ».Or le reflet dans l’eau est évidemment un artifice idéal pour dédoubler les objets53. De plus, dans la mesure où la couleur de l’eau reflète celle du ciel, les peintres utiliseront pour la rendre des couleurs proches de celles avec lesquelles ils peindront le ciel, si bien que l’harmonie générale du tableau s’en trouvera grandement facilitée. S’instaure alors une correspondance entre le ciel et la surface de l’eau, qui se répondent l’un l’autre, se reflètent, se réverbèrent et baignent toute la toile dans une même luminosité.

Notes

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Au fil de l’eau : scintillement, papillotement, miroitement, lustre, vibrations

1. Duret [1878] 1998, p. 53.2. Hermann von Helmholtz, « L’Optique et la peinture », publ. dans Brücke 1878, p. 169-223, cité ici d’après Helmholtz 1994, p. 67-68. 3. Laugel 1869, p. 74. 4. J’ai analysé ailleurs cette conception, qui, en revanche, cadre bien avec le néo-impressionnisme ; voir Roque 2009b, p. 53 sq.5. Voir notamment Joris Karl Huysmans, L’Art moderne (1883), extrait repr. dans Riout 1989, p. 254.6. Duret [1878] 1998, p. 55.7. Concernant les différents types de reflets de l’eau en peinture, voir Lanthony 2009, p. 30-49.8. La question des rapports entre la science et l’impres-sionnisme est assez complexe. La synthèse la plus intéressante est celle de Schapiro 1997, p. 206-229.9. Helmholtz 1994, p. 29.10. Ibid., en particulier p. 30-32.11. Montagu Pollock 1903.12. Edmond Duranty, La Nouvelle Peinture (1876), repr. dans Riout 1989, p. 121-122.13. Emile Zola, « Le naturalisme au Salon » (1880), repr. Ibid., p. 173. Voir aussi Emile Verhaeren, « Exposition d’œuvres impressionnistes » (1885), repr. Ibid., p. 362.14. Il est à noter que la science a parfois été invoquée pour critiquer les impressionnistes, comme c’est le cas de Huysmans, qui leur reproche leur « indigomanie » ; voir sur ce point Roque 2009a, p. 305 ; ce chapitre contient éga-lement une discussion des rapports des impressionnistes avec la science, p. 284-294.15. Elle avait déjà été critiquée de façon perspicace par Carson Webster 1944.16. Voir notamment Bomford et al. 1990, p. 86-89 ; Callen 2000, en particulier p. 157.17. Georges Lecomte, Camille Pissarro, plaquette parue dans Les Hommes d’aujourd’hui, vol. 8, no 366, n. d. [1890], n. p. 18. bid. Sur l’importance de Turner pour l’impressionnisme, voir House 2004. Dans le même ouvrage, voir aussi, concernant la Tamise, Patin 2004a, et concernant Venise, Patin 2004b.19. Geffroy [1924] 1980, p. 128.20. Ibid., p. 129.21. S’il a surtout été lu par les postimpressionnistes (Van Gogh, Gauguin, Seurat, Signac, Odilon Redon, etc. ; voir sur ce point Roque 2009a, p. 316 sq.), il est possible qu’il l’ait été aussi par certains impressionnistes.22. Blanc [1867] 1880, p. 570.23. Ibid. ; c’est lui qui souligne.24. Laforgue [v. 1883-1885] 1988, p. 150 ; c’est lui qui souligne ; l’éditeur note que Laforgue avait pris connaissance des travaux de Blanc, p. 146, note 3.25. Laforgue [1883] 1988.26. Mauclair 1904, p. 74.27. aul Adam, « Peintres impressionnistes » (1886), repr. dans Riout 1989, p. 384.28. Ruskin 1843 ; les trois chapitres en question sont : « L’eau vue par les Anciens » ; « L’eau vue par les Modernes » ; « L’eau

vue par Turner ». 29. Ruskin [1857] 1971, § 141-146, p. 123-128. Un court extrait figure en exergue du présent texte.30. Cité par Dewhurst 1911, p. 296.31. Ruskin [1857] 1971, § 5, p. 27. 32. La Sizeranne 1897, p. 179 ; souligné par lui.33. Ibid., p. 189.34. Camille Pissarro, lettre à Esther, 20 mars 1882, dans Correspondance de Pissarro 1980, lettre no 103, p. 160.35. Cousturier 1922, p. 13-14.36. Ibid., p. 19.37. Signac [1899] 1964, p. 117.38. Ibid., p. 116 note 3 ; sur l’importance de Ruskin pour les néo-impressionnistes, voir Distel 2001, p. 40. Notons cependant, comme l’a fait remarquer Meyer Schapiro (1997, p. 49), que Ruskin était plutôt réticent face à la peinture impressionniste.39. Signac [1899] 1964, p. 120. Il s’agit du paragraphe 172 de Ruskin [1857] 1971, p. 151.40. Ibid.41. Concernant l’importance de Rood pour Signac, je me permets de renvoyer à Roque 2013.42. Rood 1881, p. 118 ; il s’agit du paragraphe 172 de Ruskin [1857] 1971, p. 151-52.43. Rood 1881, p. 240 ; il s’agit du paragraphe 169 de Ruskin [1857] 1971, p. 149. 44. Rood 1881, p. 240. 45. Ibid., p. 241.46. Ibid., p. 242.47. Sur cette distinction, voir Roque 2009a, p. 12-17, et Roque 2013.48. Il a cependant pu servir de guide en un autre sens, en incitant les artistes néo-impressionnistes à utiliser le mélange optique.49. Rood 1881, p. 240-241.50. Helmholtz 1994, p. 21.51. Voir sur ce point Brettell 1996. Dans une perspective différente, voir également les analyses de Robert L. Herbert concernant Argenteuil (Herbert 1988, p. 229-246).52. Signac [27 mars 1899], dans Id. 1953, p. 51.53. Dans une note concernant la « loi » de la répétition, Ruskin lie d’ailleurs la réverbération et l’écho à la répétition, Ruskin [1857] 1971, § 197 p. 168.


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