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Biodiversité(s), quand les frontières entre culture et nature s'effacent

Date post: 29-Mar-2023
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Ii Biodivel:'sité(s), quand les fl'oDtièl'es entl'e culture et nature s'effacent ... SOPHIE CAiltON ET PATRICK OUGEORGI'.S La notion do blodlvoJrslto affirme l'unité de la vie dans toute la diversité de ses manifestations, à tous les niveaux de son organisation!". Elle exprime la valeur inhérente à celte diver- sité qui est il la fois le produit singulier de processus naturelsrelevant du temps long de l'évolution et le fruit de 1'« histoire humaine de la nature», L'imprécision de-la notion contribue il fnire son succès par sa vertu fédérntrice : elle semble pouvoir rassembler dans un même combat la protection de la nature et la défense de la diversité culturelle, Depuis la création du Lenne par Walter G, Rosen en 1986 et sa formalisation juridique dam la convention sur la diversité biologique (CDB) de 1992, la lutte contre l'appauvrissement de la diversité biologique traduit un changement profond dans la stratégie des programmes et des politiques de protection de la nature, L'érosion de la biodiversitë, en effet, ne dési- gne pas simplement l'extinction massive des espèces ou la disparition des espaces vierges de toute activité humaine, Elle révèle avant tout la fragilité des systèmes naturels et semi-naeurels malmenés qui peinent il répondre aux besoins et aux attentes des sociétés, Loin de s'oppo- ser nu développement,lu conservation de la diversité biologique, domes- tique aussi bien que sauvage, se découvre désormais comme la condition nécessaire de sa durabiUté, La biodiversité tend alors à fonctionner comme une nonne qui permet d'évaluer et de corriger, quand cela s' im- pose.I'Impact des hommes sur l'évolution de leur environnement. La remise en cause de la manière dont les sociétés industrielles exploi- tent intensivement les ressources naturelles s'accompagne d'une rééva- luation des formes dites traditionnelles de mise en valeur des milieux et des modes de.vle qui leur sont attachés, Reconnaissant que la dispa- rition des usages locaux et la perte des savoir-faire jouent un rôle déter- minant dans los mécanismes qui favorisent l'érosion de la diversité biologique, l'article 8j de la CDB promeut ainsi les savoirs des « corn- munautës locales et peuples autochtones », La diversité culturelle est - 85 - Saphll Callian 011 doolorant. en g40graphle • l'unlvlrsll4 d'Orl6an., EIII m~nI dos rethorch",UI l'IDI1Iblodiversll4 au Vanualu (Pnlliquo Sadi, Patrick DODOOf'llU ost Pllllo"ou' d. philosophie, docloranl on loclologlo pollllquill'Inllilut d"ludol pallllquOi do Parll, (1J NOO5 lononn À romorc\or 10' OQn6Ik:IDn~ Jooo Quaro- Gnrclo., pour 10 toro, Patrldo. Lobrun' 01 ArlQ611quo Borgor, pou, 10 cooollor, olnl/l quo l'ôqulpo da l'IFS qui, grtlco Il l'OfganlGntlon du concours 2004 • Joun •• cherchou",", nous (1 porml3 do con/ronlor noo nll1oxlono, l, prolot • COOOll1l1'1011l au VlInualu. 0 {ttÔflnonco entre 2001 ot 2Q0.4 pur ICI R61110n COn1ro, 10 CIRAO 01 11RO, "0\,c;'41\1
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Biodivel:'sité(s), quand les fl'oDtièl'esentl'e culture et nature s'effacent ...

SOPHIE CAiltON ET PATRICK OUGEORGI'.S

La notion do blodlvoJrslto affirme l'unitéde la vie dans toute la diversité de ses manifestations, à tous les niveauxde son organisation!". Elle exprime la valeur inhérente à celte diver-sité qui est il la fois le produit singulier de processus naturelsrelevantdu temps long de l'évolution et le fruit de 1'« histoire humaine de lanature», L'imprécision de-la notion contribue il fnire son succès par savertu fédérntrice : elle semble pouvoir rassembler dans un même combatla protection de la nature et la défense de la diversité culturelle, Depuisla création du Lenne par Walter G, Rosen en 1986 et sa formalisationjuridique dam la convention sur la diversité biologique (CDB) de 1992,la lutte contre l'appauvrissement de la diversité biologique traduit unchangement profond dans la stratégie des programmes et des politiquesde protection de la nature, L'érosion de la biodiversitë, en effet, ne dési-gne pas simplement l'extinction massive des espèces ou la disparitiondes espaces vierges de toute activité humaine, Elle révèle avant tout lafragilité des systèmes naturels et semi-naeurels malmenés qui peinentil répondre aux besoins et aux attentes des sociétés, Loin de s'oppo-ser nu développement,lu conservation de la diversité biologique, domes-tique aussi bien que sauvage, se découvre désormais comme la conditionnécessaire de sa durabiUté, La biodiversité tend alors à fonctionnercomme une nonne qui permet d'évaluer et de corriger, quand cela s' im-pose.I'Impact des hommes sur l'évolution de leur environnement.La remise en cause de la manière dont les sociétés industrielles exploi-tent intensivement les ressources naturelles s'accompagne d'une rééva-luation des formes dites traditionnelles de mise en valeur des milieuxet des modes de.vle qui leur sont attachés, Reconnaissant que la dispa-rition des usages locaux et la perte des savoir-faire jouent un rôle déter-minant dans los mécanismes qui favorisent l'érosion de la diversitébiologique, l'article 8j de la CDB promeut ainsi les savoirs des « corn-munautës locales et peuples autochtones », La diversité culturelle est

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Saphll Callian 011 doolorant.en g40graphle • l'unlvlrsll4d'Orl6an., EIII m~nI dosrethorch",UIl'IDI1Iblodiversll4 au Vanualu(Pnlliquo Sadi, PatrickDODOOf'llU ost Pllllo"ou' d.philosophie, docloranl onloclologlo pollllquill'Inllilutd"ludol pallllquOi do Parll,

(1 J NOO5 lononn À romorc\or10' OQn6Ik:IDn~ Jooo Quaro-Gnrclo., pour 10 toro,Patrldo. Lobrun' 01ArlQ611quo Borgor, pou, 10cooollor, olnl/l quo l'ôqulpoda l'IFS qui, grtlco Ill'OfganlGntlon du concours2004 • Joun •• cherchou",",nous (1 porml3 docon/ronlor noo nll1oxlono,l, prolot • COOOll1l1'1011lauVlInualu. 0 {ttÔflnoncoentre 2001 ot 2Q0.4 pur ICIR61110n COn1ro, 10 CIRAO 0111RO,

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(2) D'un pol ni do WUIhtlonquo, 10dlva'allôblOlo!llquD Dalou conCOPIdo blodlvcmllÔ, co quol'agrablodlvoreftô GOIR coluld'aorodivorllllcl (DavidWood 01 Jilion M, Lonno,• Why ogroblodlvololly?-,in D, Wood 01 J,-M. Lom!!(dlr.), A(}rob/cdIVl/rtllly:chtmlclarllDllOIl, lillllzal/onDnd monnaamon/. CABIPUbllDhlno, Lond,oo, 1000,p. 1013). L'OoroblodlvortllÔconcorno tee D'POCO'~606lUloo 01 anlmaloodorno9llQudoQ nlnlll quoloure pa, ont. oouvaooo,mole nuo~1 loua 100o'gonlcrnoc Avnnl unImpoct poslili oVou ndonlltour l'oorlculluro.L'ogrodlvorollÔ onoloba Il lniolo un monda outuroldOmooUquo (c'081-1I-<l11Ong,oblodlvomllô) 01 lU'monda humoln car 010COncomo • las InIOI1JCllonu011110los pmllquos doalli/don norlCOlo. la capncllddoo rO$Oourcoo do.OOrlcuuouf3. 108 fl)S(jOUf'C06

b1opllyolquOD, DIlo.0'1'«0$' (HO,OldBrookflold 01 MlchoolStocl!lng, • Aorodivoralty:doflnilion. doccrlpllon andd04lgn., GlobolEnv{ronnJ(JnlDI CIlot/oa, vol,0, 1000. p, 77-00),(3) Pour plU. do prclcltlcn,voir Sophia Cnllon 01Virginie lJInougubro-Brunoau, • Goollon dol'agloblod!vorsllô dona unvlllago do VonUQ lJIila(VDnuatu): 0lrol60108 dIIÔloclion 01 onlouxoocIIlux " .loI/moI do ltJSocIdl6 du, OcIJanloloQ,2005, vol_ 120. n' 1.[~I COD 11>(0' 'Otll on 18/1doo planlllllltlUD do ~InOG.(5) Coo luroa Boni do,mUlnnlllllO/11Iltlquos qu'uneou pluolQurDoorocI6/lt:llquOIroorpholoolqu08dJltdronclonl do lour plantombro.

la blodlvorall6 I$I-alls oneora naturolle?

considérée COmme un quatrième niveau d'organisation de la biodi-versité, en plus des gènes, des espèces et des écosystèmes,

Cependant, ln défense de la diversité culturelle au nom de ln conser-vation de la diversité biologique est problématique, En effet, les mi-sons qui conduisent les communautés humaines 11 valoriser "préférentiellement certains aspects de la dtversité biologique sur leursterritoires ne recoupent pas nécessairement les objectifs et les valeursdes progremmes nationaux. ou internationaux de conservation. La diver-sité qui compte sur le plan culturel n'est pas toujours cene qui comptepour l'agronome ou l'écclogue,

Comment concilier la pluralité des perceptions de la biodiversité,et les valeurs / parfois contradictoires, que les sociétés, comme lesdifférentes disciplines scientifiques lui attribuent? Que mesure-t-on?Quel indicateur choisir, et pour quel objectif? Un lU~thropologue, unbotaniste ou un généticien parlent-ils de 10même biodlversirë ? Quel-les frontières disciplinaires et éthiques sont-ils prêts à franchir pour. /.la préserver au nom du développement? Afin d'éclairer les problé-matiques et les enjeux. que soulèvent ces questions, nous nous appuie-rons sur un cas d'étude issu de nos recherches en agrobiodiversité'",

IPllwralitédo. lI\es1U'o., évaluationset perceptions de la biodiversitéNous avons appréhendé la diversité variëtale ou intra-

spécifique du taro (Colocasia esculenta (L.) Schort) dans l'lie de VannaLava au Vanuatu (Pacifique Sud) avec des outils anthropologiques,botaniques et génétiques. Les taros, plantes annuelles, sont multi-pliés végétative ment par des horticulteurs qui vouent un respect et uneattention hors du commun 11 cette plante au statut social élevé. Chaquenouvelle «forme» de taro, différenciée par son port, ses couleurs ouson goût, e~t caprutée, identifiée et mulupllée pour constituer une popu-lotion de clones. Cette population ne deviendra une variété cultivée ouun cultivar que lorsqu'elle obtiendra une identité définie par des règlesde nomenclature s'appuyant sur les circonstances de dëcouverte'", Lestaros « trouvés» dans des friches'" porteront le nom du découvreurou du lieu de leur apparition. Les taros «changeant» lors de ln replan-tatien d'un cultivar connu'" conserveront le nom de la plante mère,auquel Sera ajouté un déterminant décrivant leur distinction morpho-logique. Les taros « introduits», enfin, seront désignés pur l'éponymede l'ile dont ils sont Issus. Indépendamment des qualités intrinsèquesdu cultivar, sn reconnaissance à l'échelle du vill age , puis de l'no, dépenddonc de la capacité du découvreur à intégrer, 11 travers un réseau social

BlodlvBralté(I), quand las 'ronll~rBs entre culture at nnlure .'slrnccnt ...

COdifié, ce nouveau produit nu patrimoine variétal de ln communautévillageoise. Nous avons pu montrer qu'il existe Une superpositionpresque parfaite entre un nom vernaculaire, un morphotype et un géno-type: à un cultivar désigné localement par un nom unique correspondun ensemble d'individus morphologiquement et gënéüquement sem-blablea. Cependant si le nombre de noms (96) et de caractéristiquesmorphologiques (96 combinaisons uniques) peut sembler impres-sionnant pour un anthropologue ou un botaniste, le généticien déploreune faible diversité génétique, Les cultivars de ce village, qui sont pro-ches de ceux. des autres îles'", ne représentent qu'une faible diversitéà l'échelle du Peclflque'", et la diversité océanienne est bien moinsimportante que celle d'Asie du Sud-Est'".

Si, dans ce cas, l'identification de la biodiversité suscite l'accordentre plusieurs disciplines, son évaluation souligne toutefois des dis-cordnnces, La diversité variétale des taros peut être appréciée de plu-sieurs façons, selon l'angle disciplinaire ohoisi. Sa richesse n'acquièretoute sn signification que lorsque les sciences, en se confrontant, pren-nent conscience des limites de leur approche respective. L'anthropo-logue, le botaniste, le généticien ou l'agronome accordent des valeursdistinctes aux. multiples dimensions de la biodiversttë. Les critèresqu'ils retiennent pour la mesurer les conduisent 11 l'estimer différem-ment en fonction des objeotifs qu'ils proposent: protéger une diver-sité culturelle, une variabilité phénorypique ou un potentiel d'évolution,

Les populations locales entretiennent, de même, des degrés variésde socinllsation avec la diversité du vivnnt qui caractérise les milieuxdont elles dépendent et qu'elles s'approprient de différentes maniëres.L'étude des processus traditionnels d'identification et de nomencla-ture permet de rendre compte de la diversité biologique telle qu'elleest perçue et pensée par les autochtones. Ainsi,les habitants de VanuaLava n'ont-ils qu'un seul nom, qiatrev (le taro qui marche), pour t'en-semble des taros décrits comme woel (sauvage) dans la langue véhi-culaire .le bichlarnar. Ces échappés de culture présentent pourtant unegamme étendue de formes etde couleurs originalea, mais les taros cul-tivés et les taros sauvages n'arborent pas les mêmes statuts sociaux.L'agriculteur ne s'intéresse pas, en tant que telle, 11 la variété des plan-tes ensauvagëes car il ne les côtoie pas quotidiennement, nu contrairedes cultivées. '

Cette analyse suggère que la valorisation de la biodlversité, aussibien du point de vue des représentations locales que des sciences,dépend do l'intimité et des formes de socialisation quo les hommesentretiennent avec celle-ci. C'est pourquoi les appréciations variées detn diversité du vivant ne reflètent pas, dans tous les cas, avec fidélité,

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(BI Sophlo Call1on 01al"• NOluro 01 IQto (Co/OCD$lao$Culonlll (L) SchoU)gonollo dlvO,ally pro.nlontln D PlIClltc Ocoun IlIiund,Vanua tave, Vanualu ••GanaUe. FlOdOUfCOS andCrop Evolution, 2005, souspr008D.[7( Joaô Ouoro-GarclD DI al,o GOImplnsm DltIIUIIClltlonof Inro (ColOClJslaa6Cu/onfll) bOGod on Doro-morphologlCIII dOllO,1ploro.Valldalion by APl.!'mor1<on., Eùplryllca. vol,137, p. 307-395.(0) VInconl Lobol D/Ill,• GanoUe vllrilltlon ln taro(CoIOClltln osculonW) lnSoulh Eo~1 ~IQ undOcoll/llQ -, Cu/tlo COIP,ProcaodJn(J1I 01 lho 7IvolltflSympo"um ol/hD ISTRC.Tuukubn. Jllpon, 2000.

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[9J David Takaka, Tho Ido01 blodlvor/l/Iy. Phl/(JQoph/us01 PDrtJd/os. John HopkJntlUnlv. Prous. Bollfmoro •Londron. 1996, p. 164, 189,194, 19S·ge.(10) Albumon DOCdu fruitdonl aGi oxlrnlt l'hullo decoco.(llJ Sur 10 plan bctanlqce,10cocoUor est un palmlor otno POUl ëtro d6crtt commoun arbro.

'(O~IC'

La blodlverslt6 eat·allo oncare naturelle?

ln diversité morphologique ou génétique existante. Une certaine diver- 'sité peut passer inaperçue, par manque d'intérêt, dans l'établissementd'un inventaire, ou en raison des difficultés pratiques et des coûts finan-ciers et humains que requiert sa mesure. Une autre sera d'autant mieux:reconnue que ceux qui l'étudient sauront Ladéfendre ou la promou-voir. Les scientifiques, 11 ce sujet, queUe que soit leur discipline, nesont pas neutres, car comme le remarque D. Takaks, lorsque les bio-legistes, par exemple, militent pour élever la protection de la biodi-versité au rang d'intérêt général, ils « renégocient la frontière» entrel'expertise scientifique et la légitimlté politique. « Toute prescriptionen matière de conservation est [en effet] porteuse d'un jugement devaleur, meme si l'on se contente d'affirmer simplement que la biodi-versitë est /m bien tOI .» Encore faut-il s'entendre sur la compositionou Je niveau d'organisation de la diversité à protéger. Par la multipli-cité des significations et des valeurs qu'elle englobe, la notion favo-rise notre prétention à reconnaître dans le miroir de la nature nospréférences, nos convictions ou nos aspirations. Cette ambiguïté estune source potentielle de conflit et de malentendu, en particulier quandil s'agit de concilier les dimensions culturelle et biologique de la bio-diversité.

Divenit' biologique et diversitécultuwelle : ane liaisondaDgereuse?

À Vanua Lava, dans le village où se trouvent les nomb-reux cultivars de taro, des cocotiers, cultivés en grand nombre, pro-curent l'unique source de revenu monétaire sous forme de coprahi'",Le cocotier relève d'un statut hybride: «1' arbre »flllest un héritage dupassé, mais son exploitation économique date de l'époque coloniale.Planté dans ce village en petit nombre dans les temps pré-coloniaux(près de dix arbres par foyer), le cocotier était notamment valorisé poursa rareté; on ne le consommait pas tous les jours, réservant les raresfruits aux occasions festives ou d'échange. Le cocotier participe encoreà. chaque étape de la vie des villageois, de la naissance au décès, àtravers de nombreux usages quotidiens ou cérémonieux, sous la formede noix à boire, de lait incorporé dans des plats traditionnels, de fruitsgermés à planter, d'excipients pour des concoctions magiques, de maté-riel de construction ou même comme l'acteur principal d'histoiresmythiques. Toutefois, malgré les traditions auxquelles il est lié, le coco-tier est désormais considéré comme une plante de «blancs», sym-bole de l'impérialisme économique occidental. Les anciens aussi bien

BlodlversIt6(s), qaand les frontières entre culturo ot nature s'effacent. •.

que les jeunes vont parfois jusqu'à adopter une attitude de rejet faceà cette plante «déchue», considérant que les hommes se comportentcomme des «cochons »1121en consommant quotidiennement du lait decoco.

Trente-huit types de cocotiers, correspondant à des classes morpho-logiques. ont été inventoriés dans le village et plus de dix sont. plan-tés par famille'?', Us sont nommés à l'aide du terme de base «cocotier»auquel est ajouté un déterminant qualifiant le ou les traits morpholo-giques le démarquant des autres cocotiers (comme môtô vin gaqlJ«coco-tier, bourre, ëpaisse»). Les catégories de cocotiers nommées, même sielles sont énoncées dans des langues vernaculaires distinctes?", sonthomogènes il l'échelle du pays. Cependant. malgré cette relative uni-formité en terme de diversité «bioculturelle», une importante variétéde formes et de gènes peut être mesurée, et ceci malgré la dévalorisa-tion sociale de la plante. En effet, les cocotiers présents à Vanua Lavan'étant pas assez nombreux pour mettre en place une économie ducoprah, les exportateurs étrangers ont incité les agriculteurs locaux àtransformer leurs rares arbres de jardin en cocoteraies sur de vastesespaces. Aujourd'hui, les petits planteurs de Vanua Lava ont un patri-moine de près de 290 arbres par famille'!". Dans ce contexte de transfor-mation du système économique et social, une importante diversificationbiologique a eu Heu par l'implantation de nouveaux. arbres, et donc denouveaux gènes, depuis d'autres îles. En gagnant en nombre (29 foisplus), le cocotier a gagné en diversité; les flux: de gènes entre lesindividus grâce à la fécondation croisée prolongent ce processus d'en-richissement génétique initié par les introductions.

Les exemples opposés du taro (objet socialement valorisé marquépar une importante diversité culturelle et une base génétique étroite)et du cocotier (objet socialement dévalorisé mais génëtiquement richemalgré peu de noms de type) cultivés par les mêmes agriculteurs,tant horticulteurs de taros que planteurs de cocotiers, soulignent la plu-ralité des pratiques et des savoirs locaux de cette population tradi-tionnelle et isolée des grandes voies de communication et de commerce.Si certaines études sur l'agrobiodiversité révèlent une corrélation posi-tive entre les diversités biologique et culturellet'", notre travail mani-feste L'ambiguïté d'une telle liaison. Du point de vue de la conservationde la biodiversité.Ia société vivant sur l'tle de Vanua Lava présente aumoins deux visages. EUe peut être considérée, en raison de sa gestiondes taros, dans le cadre d'une économie de subsistance traditionnelle,comme une société qui possède de véritables «savoirs naturalisteslocaux»!". Dans sa gestion des cocotiers, en revanche, elle apparaîtcomme une société ayant préféré s'investir dans une économie de

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[121 Suivant lOG lormODd'Ala Molvanvan. un anclondu vlllago do VOluboso, carlos porcs du vIIIogo IIOnlnoums avec la choir dosnoix do ooco.[13J Pour 100donnoos duvillago voir Sophia Cailion01 EU FIDld Molau,Coconuts and loro lrom IhoWast CO/lSI 01 Vnnuo LnvD(Vanuatu).' on 9111110'Df}ronomle Invon/ory, IRD,Orlllllns,2002.(141 1131onguollllOntparléo, ou Vanualu (DurrolT. Tryon, • NI·Vanualurosoorch Ilnd rOGOorchoro-,Ocoan/D, vol. 70, n' 1.1999. p. 9·15).[15J Moyonno offoClutlo sur21 parcollos, GOns prendreon compte los plonlllUonshOrUéos dos génôrollonoprôc:édontoD (2003).(18J Pour la plus rëcoruo,voir Hugo R. Pornloo 01 DI.M Molzo dlvornl\'( andolhnollngulollc dlvorolty lnChlapaD. Moxlco -. PNAS,vol. 102, n" 3, 2005,p.9I\9-954.(17J Connus sous 10 nomdo Tmdltionll/ Eco/oglClJIKnowlodf}o (TEK) dans laIIn6roluro onglo·Sl1Xonno.

•••. ./1.•

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[1aJ POlrlco Lovang met onaxerguo 10 lait quo toutsavoir tradltlonnol n'ost pooun savoir ôcolOlllQuelradltlonnol (-10 tonureGocurhynrnJocurity thodotormlnlng tacrcr lnsusioinablllty 01' loenlsyslomo 01 lor081manogomont? -, lnG. Mlchon (dlr.), AI/omollvoslmlag/os 10 totost rol/Ourcodov%pmonr,FORRESASIA. RapportIInn! (1. la Commloolonourop6onno, 2001).(19] Madhov Gadgll ot at;• Pooplo, roluglo androollloneo., ln F. Bcrkos 01C. Folko (dlr.), Unklngsocial and ocologlcn/sys/oms, Combl1dgo Unlv.Pross, 2002, p. 30·47.

l'o.\o9'~ll.

Ln blodlverslté est·elle encore naturelle?

marché prônant l'intensification. Ces deux appréciations méritent tou-tefois d'être nuancées. D'une pan, si la valorisation économique d~cocotier s'est accompagnée d'une augmentation de sa diversité morpho- .logique et génétique qui garantit son potentiel d'adaptation, il est'certain qu'une exploitation accrue de cette ressource,~duisant lesagriculteurs à implanter des variétés hybrides, plus performantes, entraî-nerait l'uniformisation du patrimoine Ni-vanuatu. D'autre part, dans'une évaluation strictement agronomique, les savoir-faire locaux nepourront par eux-mêmes compenser la relative pauvreté génétique dela population de taros concernés, ce qui, étant donnée l'accélérationde la globalisation des échanges, constitue une menace pour la conser-vation de cette diversité.

L'appréciation de la valeur écologique des prariques mises en œuvrepar une communauté humaine dépend donc taht du point de vue del'observateur et de ses objectifs, que de l'objet concerné'!". Une étudedes techniques et des savoirs liés à la gestion d'une ressource végétalequi ne s'applique qu'à mettre en évidence leur impact environne-mental ou leur action sur la diversité biologique ne permet pas d'ap-préhender la complexité des contextes dans lesquels ils s'inscrivent.Les relations entretenues avec la ressource sont attachées à une his-toire et à une organisation de la vie sociale, dont les dimensions iden-titaires doivent aussi être prises en compte, Depuis la formalisation dulien entre diversités biologique et culturelle au sein du concept de bio-diversité en 1992, de nombreux projets de recherche et de dévelop-pement n'abordent malheureusement les pratiques dites traditionnellesque dans l'espoir de découvrir des techniques naturalistes répondant :~

"Ill'à une «sagesse écologique», transposables à d: eutres.sociëjës. Les1:1'isavoirs, réduits au rang de recettes, sont abstraits de Leurcn~ cognl- --~!';li'lI,iI ••,

tif et socioculturel et de la cosmogonie locale. il est vrai, par exemple, "que les significations, notamment religieuses, que revêtent ces pra-tiques pour ceux:qui les mettent en œuvre, ne thématisent pas en tantque telle l'efficacité «séculière» que les sciences de la conservationleur découvrent désormais pour une gestion durable des ressources.Peut-on toutefois en conclure que les croyances et les conventions quiassurent la reproduction de ces savoir-faire traduisent seulement lesidées inadéquates et confuses qu'une société «pré-scientifique» estcapable d'acquérir des processus évolutifs qui lui ont permis de s'a-dapter avec «prudence» à son milieut'"? Cette interprétation utilita-riste qui prend implicitement appui sur une idéalisation discutable despopulations autochtones, «proches de la nature», est une constructionidéologique. La valeur que les développements récents de l'écologienous amènent à accorder aux:processus dont dépend le potentiel d' é-

Blodlverslté(s), quand les fronllères antre culture et nature s'effacent...

volution des écosystèmes est le produit singulier de l'histoire et de lacosmologie occidentales. En occultant cette évidence, cette approchepositiviste de la conservation reconduit le dualisme typique de la moder-nité. Elle oppose la Nature « transculturelle », à laquelle l'objectivitéscientifique donnerait accès, à la diversité culturelle qu'elle ne recon-naît qtiQ..ppur••~~n de compte, la vider de toute substance en dis-qualifiant le sens que les hommes attachent à leurs pratiques et à leursreprésentations'ë". Elle se rend ainsi aveugle aux:conséquences poli-tiques des rhétoriques et des stratégies qu'elle justifie.

Quelles que soient les bonnes intentions affichées par ceux qui enfont la promotion, cette simplification des enjeux de la conservationconstitue en effet une menace pour l'avenir de communautés qui setrouvent alors jugées selon des critères qui leur demeurent étrangerset qui tendent à réduire le respect dOà leur mode de vie à l'estimationde ses bénéfices envlronnementaux. En adoptant le discours «écolo-gtco-indlgénistë » de certaines ONG, institutions sociales ou reli-gieuses, ou même de sclentiflques?", des populations locales vontjusqu'à «reformater»?" leurs revendications politiques et leurs pra-tiques pour bénéficier des faveurs des bailleurs de fonds. Après avoirrejeté leur identité indlgéniste à la fin des années 1980, les peuplesde la forêt du Brésil plaident désormais pour un statut de populationstreditionnellesw' leur permettant d'acquérir une reconnaissance inter-nationale. L'identification peut aller jusqu'à un mimétisme des pra-tiques et des savoirs des «vrais» indiens de la forêt. Cette naturalisationdes cultures et des traditions les fige en leur enjoignant de ressemblerà leur propre image. Elle ne favorise pas la capacité de ces peuples àdéployer les puissances d'invention qui leur sont propres. Elle contri-bue plutôt à leur homogénéisation culturelle.

La récupération, par les populations indigènes, des objectifs de laconservation de la biodiversité au nom de leurs revendications terri-toriales et culturelles, montre que les savoirs naturalistes locaux né'sauraient être compris comme de simples bons procédés pour l'ex-ploitation et l'utilisation durables des milieux. La reconnaissance dela valeur des différentes pratiques traditionnelles mobilise des problé-matiques identitaires et politiques qui débordent largement les ques-tions liées à la conservation des ressources et à la protection des milieux.

Enjeux éthiques et politiques dela conservation de la biodive •.sité

À Vanua Lava, nous avons constaté que la diversité destaros répond à des attentes culinaires quotidiennesë" mais aussi à la

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[20J Philippa De5COia 0Gioli Pdlason, Naturo n.Society, Anlhropolog/cnfJ(JfDPOCI/VOS, RoudodglLondros, 1996. p. 97:Bruno Lolour, Politlquo,la nmuto, Ln OocouvonParla, 1999, p. 64·70.l21) Oonls Chartier, .0Inlomallonaloscnvlronnomontales otpolitiquas IeroaUbrostroplcaloo. L'oxomplo dlGroonpeoco onAmtl2onlo " AnthrofJ(JI,01 socldt6, mol·juln, 20((22) Gonovlôvo Mlchon•• Du dlscoum globol aupmllquos localoe, oucomma nt 100 convontlosur l'onvlronnomontol/oclont la oootion do 110rOl tropICOlo., /n J.-Y. Martin (dlr.),DdvolopfJ(Jman/ dumbliDoeulnes, prallquos,/lve/ua/lans, ÉdlUons IFParls, 2002, p. 183-20<[23J Aoronco Plnlon,• Gootlon onvlronnomoon Amtl2onlo broslIIonnLa locol rodallnl por latmdltlon., ln Bled/vorolsdotv» OIOOUVOfrnlf!C'Unosco, Paris. 2005.[24J Un villagool!lconsomme 1,1 kilogroJdo moUôra IraTcho par 1do terce cuita selon qUImOlhodoll 01 pl'6parôs 1

t'aida do 29 rcceuea,

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--'92 -

(251 Mlchnol R, Oovo, • Thoagronomy of momory andIho momory of agronomy,RHuol conservation orsrchOlè culilgons lncontomporary larmlngGystoms., ln V,O, Nnzoron(dlr,l, IEthnoBcolooy.Siluotodknowlod(JelLOC()I/1d ~vtJs,The Unlv, of Arizona PrO$O.Tucnon, 1999, p. 44-70,(261 Co monda InvlslblonUlouro GOUS 10 meneevlslblo oû vlvont !os Otreshumn1n9 el 90 dllforonclodu monde surnaturel, dos• osprltu Gui n'ont Jamais010 des hommes •., VoIrBernard Vlonno, Gons d,Mollo v, IdtJoJoOlo otprallquo GociDl0 onMÔlondl110, Soclôla dosocéanlslos, Mustlo dol'Homme, Paris, 1984,p. 67-79, qui n olfoctuél'o9sonUol do sasrochorchos sur une riovolslno, Moln tave,appnr10nunl au mëmeDroupo socla/ GUo notre 110d'oludG,(271 Lo • lIou -. onM61unllslo, oot un conceptdépossant ln slmplodlmonslon 06ol1DPhlquo.Chaquo IIgnago OGt attoc!1éIl un lIou, on g6noroJl'ondrolt ou ost apparu lapremier ancOlro commun,La soclétô du rôsoau, sicarnctérlatlquo ou Vanuatu,ost londéo sur ln mômolrodo l'orlglno 01 uur Ion roulOBd'olliollCOB quio'ollranchilluont por /0culturo/ vIa /09 morlagoa ot108 ochnn{)OB do biens, dola barriOrO 9ooll/'llphlquequo conslltuo la mor (JoDlBonnomolson, Gons doplfOlJuO 01 (Jons do /0 tano,Êdltlono do l'ORSTOM,,Paris, 1996).[2BI Maurlco Bloch, • Thoposi and tho prMont ln thopraDonl ., Man, vol. 12,19n, p, 278·292,(291 Solon la lormulaappllqu60 par Rodae QI (II.,on 1940, DU rapport dao

I.lntOX,r .•

,Iii:ljLa blod(versllé est-elle encore naturelle? .;~;,~'o',!"

curiosité, à la recherche de l'altérité, comme au besoin de détenir un \:i"moyen d'échange et à la volonté de maintenir Unsupport de mémoire

'l.l1, '.

Dans cette société de tradition orale, la transmission, de générationsen générations, d'un nom associé à Uneb.i.sroireest assurée par un orga-.nisme vivant ayant la capacité de se reproduire à l'identique d'an-:nées en années, grâce à la main de l 'homme qui assure la pérennité desclones par multiplication végétative, Le cultivar de taro est ainsi J' illus-tration vivante d'un livre racontant l'épopée de héros mythiques e~ ,relatant les res gestae des familles ou plus exactement des lignages.Objet de culture et culture d'une société, le taro, entre cieler terre, fait :'Wle lien avec le monde chtonien où habitent les esprits des dëfun ts lUI '1

dont les savoirs, le matériel végétal et les tarodières sont hérités. En ./1

consommant du taro, les vivants se maintiennent ,Fnrapport avec leursmorts et avec les valeurs sociales qu'incarne le «fieu»ml, Lorsque leurnom et leur relation lignagère sont perdus, les ancêtres, passant dansun monde souterrain plus profond, mourraient en effet une «deuxièmefois», En règle générale, les ancêtres lointains rejoignent le groupeindifférencié de la «communauté des morts». Toutefois, en associantson nom à un nouveau cultivar de taro, chacun, à travers le don qu'ilfait à ses successeurs, peut continuer à vivre dans l'intelligence et dansle cœur des générations futures et ainsi lutter contre ce glissement dansl'oubli qui est l'effet du temps. Par cet acte de tradition, la collecti-vité reconnaît sa dette en.vers Je découvreur qui accroit son patrimoine,en lui garantissant une existence après la mort, De plus, la continuitémaintenue avec le passé éclaire le présent''". Au détour d'une prome-nade.Ia rencontre avec un cultivar dont l'histoire d'origine lui est fami-lière sera l'occasion pour un père de transmettre à ses enfants, desvaleurs et une morale qu'il saura rendre vivantes à travers son inter-prétation, La diversité biologique constitue donc le véhicule et la res-SOUrced'une richesse culturelle dont les significations ne sauraientse réduire à la simple transmission d'une «adaptation» réussie aumilieu, cades Ni-vanuatu ne cultivent pas le taro pour vivre, ils viventpour cultiver le taro 1191.

Fiers de ce patrimoine, ils sont conscients de sa signification poli-tique et de sa fragilné, La génération des 40-60 ans, âgés de 15 à 35ans lors des heurts de l'indépendance, a compris son importance pourque le pays puisse se reconstruire une identité nationale autour de lanotion de kastom, la coutume ou la tradition. Ils ont da la recueillirauprès des anciens qui ont su la conserver à travers les années de colo-nisation, mais aussi la chercher dans les Livresde missionnaires et d'an-thropologuesw' du début du siècle dernier. Or en échange de leursconnaissances sur les taros, les gardiens du savoir nous demandent dés-

•• I>~

Blodlver.lllé(sl, quand les frontières entre cullura el nalure s'o.lfacent. ••

armais d'inscrire leurs traditions dans des manuels pour l'usage desvillageois mais surtout dans des ouV?\g<:sconservés en toute sécuritédans le centre culture) de la capitale. Leurs savoirs seront ainsi pré-servés «à toutjamais». Dans ce contexte, l'anthropologue est confrontéh une situation à laquelle il ne peut répondre en s'appuyant sur lesseules valeurs épistémiques qui guident ses recherches. En effet, d'a-près certains discours Iocaux?'', si les noms. et les histoires sont pro-tégés dans un musée, les taros qui les portent pourraient alors êtrerendus à la nature sauvage, car « ils réapparaîtront bien un jour», ilsne peuvent pas «mourir» parce qu'ils «appartiennent au lieu». Enconséquence d'un acte de conservation de la diversité culturelle?", uneplante se trouve donc indirectement dépossédée, au profit d'un sup-port de papier, d'une de ses foncrions sociales, et peut ainsi être amenéeil s'éteindre, mettant il mal la diversité biologique,

Pour l'agronome, la «civilisation du taro »'3)1 de Vanua Lava et desautres sociétés il taro du Vanuatu est menacée par un champignon.IePhytophtora colocasiae. Son arrivée au Vanuatu, facilitée par les nom-breux échanges aériens et maritimes, effacerait du paysage ces taros,génétiquement très proches de ceux de Samoa qui, dans des conditionssimilaires, furent éradiqués en 1993, Le risque de crise alimentaireserait aisément contourné par Je développement d'autres espèces cul-tivées comme le manioc (Manil/ot esculenta Crantz) , la patate douce(Ipomoea batatas (L.) Lam.) ou le taro américain (Xanthosoma sagit-tifolium (L_) Schott), Cependant, la diversité culturelle serait mise enpéril par la disparition non seulement des savoirs et des pratiques liésà la culture du taro, mais aussi par la dissolution de I'identité du villageque porte norammenrles noms des ancêtres et des héros, attachés auxtaros, L'imminence d'une telle tragédie place l'agronome devant desconsidérations qui débordent le simple respect des normes régissantson activité.

Or, les programmes d'amélioration classique peuvent difficilementgérer scientifiquement et financièrement la variabilité des terroirs etdes attentes sociales car Lestaros changent de couleurs, de formes etde goûts selon l'environnement. Les horticulteurs du Vanuatu, en revan-che, qui connaissent parfaitement les propriétés intrinsèques des cul-tivars, sont les plus aptes à juger, par un jeu d'expérimentationsempiriques, de l'association adéquate entre un cultivar et un terroir liéà des pratiques spécifiques. Ils sont les spécialistes du local mais lesscientifiques ont les connaissances du global. Ils ont les moyens demieux connaître le champignon envahisseur et surtout le matériel végé-tal résistant provenant d'autres pays soumis depuis de nombreusesannées à sa présence, comme l'Indonésie ou la Papouasie Nouvelle-

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Indiens Quloho à la oulturdu moTs, cllô ear JanisB. AlCorn 01 VictorM, Tolodo, • RosltlonlrOS80U/CO monogomont IrMo~lco's loro51ocosyalOms", ln F, Borko01 C, Folko (dlr,), op. clt.(30J En PQr1lcullor~ pour hnord du Vanuatu, leR6vorond Robort.HenryCodrlngthon (ThoMO/onllS/DOS,' 6lual/)s lnIholr anlhropo/ogy Gndfolk/oro, Clarondon PreDsOxford, 1891), W. H,R, Rlvorn (Tho hl3l0ry ofMa/DI'Jool(lJ1 soc/ory,Cambrldgo Univ. Prose,Cambrldgo, 1914) ot Feil>Speloor (lElhnolooy 01Vanualu, An oorly IIVonliGcon/ury !Jludy, CrowlordHouso Press, Bathurst,1990 (102311,(311 R6110.lon conntrulto jportlr dos romsrquou duchel counmler do Wujum(110do PantecOto) alorsqu'uno lIole do 165 cultlv!do taroe vonalt d'étreachevée./32J Pour plu, d'Inlormatl(sur laecnscrvntlon OX slii

• 1 do la m6molro culturello GIlolnon avec la dlvorslt6blologlquo, voir Vlrglnla0, NO%Ilroa, CU/Ira/ mom(and blodlvoroliy, Tho Unlv01 Arlzono Pross, Tucson,1998.(331 En r6ldronco ilia• c!vlloollon do l'ionomn·on Nouvollo-Onlôdonlorolevôo par Andf6.G~f{)OHaudricourt (. Naluro ~t ','cuüure dDlls,la' c!vlllsnirondo l'ignamo': l'orlgl?o,dosctoncs OI:,dOG,ClOrlD~' :~~hL'Hommo"vo~ ,4;' nt.1t,1984, p,,93-10j1)bi :,

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[34] Cloudo lovl·StrnufI8,ontrollon DU Mondo,2:1 fovrlor 2005,

La blodlverslté erl-elle encore naturelle 7

Guinée, Le Fonds français pour l'environnement mondial finance jus- '.cement un projet de sélection participative au Vanuatu dans lequel ,,/des hybrides résultant de croisements de cultivars nationaux et exo-tiques, dont certains sont résistants au champignon, seront dlstribués:'~isans test préalable à l'échelle nationale. Les agriculteurs choisiront lesplus appropriés à leur terroir, La sécurité alimentaire mais aussi les 'fgènes locaux seront ainsi protégés au sein de ces cultivars «métis», ' •.,_Les scientifiques leur apprendront, de plus, l'étape de la pollinisation .",'

, ,croisée, afin qu'ils sélectionnent les meilleures plantules pour les mul-tiplier et créer un nouveau cultivar, Mais quel nom portera Cecultivar "Ifissu des mains d'un horticulteur ayant reçu l'enseignement d'un scien- .'",tifique? Les agriculteurs appliqueront-ils le processus de nomencla- ',1\turc utilisé pour les taros « trouvés», ou celui p~opre aux taros IW'« changeants» ? Pour nous, ces cultivars provenant dë graines commepour les taros trouvés, la logique serait de leur donner le nom de leur«créateur», Cependant, d'après leurs connaissances actuelles de lareproduction des taros, les habitants du Vêtuboso n'appliqueront-ilspas plutôt la nomenclature des taros changeants en juxtaposant lesnoms des deux cultivars parents qu'ils ont décidés de croiser? La per-sistance des noms des ancêtres et des héros, la mémoire de leur his-toire et l'identité du village, dépendra de ce choix, Si l'objectif est deconserver in situ l.agrobfodiversité, il est donc difficile de juger desconséquences culturelles qu'entraîne l'adoption des adaptations pro- "posées par les scientifiques et les gestionnaires,

Ainsi, que l'on aborde la conservation de-la biodiversité du pointde vue de l'anthropologie ou de l'agronomie, on ne saurait se conten-ter d'apprécier la valeur de son travail en se réglant exclusivement surles critères d'excellence propres à sa discipline, L'anthropologue et ,',l'agronome doivent, dans une perspective à la fois interdisciplinaireet réflexive sur leurs propres pratiques, tenir compte <lesconséquen-ces collatérales des interactions qu'ils génèrent en collaborant avec les '(populations locales, La prise en considération des dimensions éthiqueset politiques des objectifs de conservation passe par la circulation del'information et la participation des agriculteurs,

Dans une époque de mondialisation des échanges. les populationsautrefois isolées, sont désormais conscientes de leur «position com-mune» avec un cortège d'autres populations traditionnelles et de leurposition différentielle par rapport aux sociétés modernes, Ce régimede «compénétration mutuelle» De permet plus d'envisager une évo-lution parallèle en raison de la multiplication des flux de connaissan-ces, de techniques, de matériels vivants ou inertes, volontaires aussibien qu'involontaires?", Ce contexte de changements globaux tant

BlodIVOl$lté(s), quand les INlntlères entre culture et nature s'ellacant... - 95 -

environnementaux que sociaux fait dépendre l'avenir de ces commu-nautés de leur aptitude à se construire un patrimoine inséparablementbiologique et culturel.

ConclusionLa pluralité des mesures, des évaluations et des percep-

tions de la biodiversité que nous avons observées dans l'analyse de lagestion du taro et du cocotier au Vanuatu montre que son apprécia-tion dépend des méthodes et des objectifs que privilégient les disci-plines qui la prennent pour objet. Ces différences de points de vuemanifestent la difficulté de concilier les dimensions culturelle et bio-logique de la biodiversité, Or, pour faire face aux enjeux politiques etaux exigences éthiques qu'implique toute stratégie de conservation,nous devons parvenir à appréhender la signification et les conséquen-ces de nos pratiques «par-delà la nature et la culture »1"1, Dans ce but,une approche interdisciplinaire s'impose non seulement afin d' optimi-ser l' efficacité des programmes de conservation et de développementauprès des populations, mais aussi pour des raisons déontologiques [)Il,

La compréhension de la complexité des différents niveaux d'organi-sation de la biodiversité que l'interdisciplinarité rend possible est, eneffet, la condition pour établir, avec les communautés locales, les basesd'une coopération qui les laisse libres de décider par elles-mêmes dusens et des modalités de leur inscription dans les processus de globa-lisation auxquelles elles sont désormais confrontées,

.,

(35J Mlclo do PhilippeOOlJCOladans LD DOba/,vol. 114,2001, p. 06-101.[36J Par ca lormo, nouan'ontendoM PMslmplemonll'Ôlhlquespédliquo Iltlaohtlo àl'oxerclco d'uno prolosolon,mois plutOf l'oKigoncomorolo de recourir ill'lnlOrdlsclpllnorllÔ dona lamisa on œuvro dospolitlquon do conoorvollondo la biodlvol'llltO.


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